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Apollo 8 En 1968, à priori, la Nasa n’envisage pas encore d’envoyer des hommes autour de la Lune. Mais le retard accumulé sur le module lunaire, qui devait être testé en orbite circumterrestre, et la pression exercée par les Russes, qui envoient deux vaisseaux automatiques contourner la Lune, changent la donne. Un ingénieur parvient à convaincre les directeurs de l’agence qu’il faut envoyer un équipage accomplir le voyage de Jules Verne avant la fin de l’année. Ce sera Apollo 8. Ŋ 'DWH ODQFHPHQW G«FHPEUH Commandant )UDQN %RUPDQ (Né en 1928) Pilote du module lunaire :LOOLDP $QGHUV (Né en 1933) Pilote du module de commande -DPHV /RYHOO (Né en 1928)

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  • Apollo 8En 1968, à priori, la Nasa n’envisage pas encore d’envoyer des hommes autour de la Lune. Mais le retard accumulé sur le module lunaire, qui devait être testé en orbite circumterrestre, et la pression exercée par les Russes, qui envoient deux vaisseaux automatiques contourner la Lune, changent la donne. Un ingénieur parvient à convaincre les directeurs de l’agence qu’il faut envoyer un équipage accomplir le voyage de Jules Verne avant la fin de l’année. Ce sera Apollo 8.

    Commandant

    (Né en 1928)

    Pilote du module lunaire

    (Né en 1933)

    Pilote du module de commande

    (Né en 1928)

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    Autour de la Lune

    L’ obscurité la plus complète. Un noir d’encre total, sans la moindre lueur. Une absolue absence de lumière. Plus qu’une vision, c’est une sensation qui enveloppe soudain les premiers hommes qui survolent la Lune. Ils sont trois. Trois astronautes américains, Frank Borman, James Lovell et William Anders. En ce 24 décembre 1968, ils suivent le chemin imaginé par Jules Verne 104 ans plus tôt dans son roman de science-!ction De la Terre à la Lune. Après un voyage qui a duré trois jours, leur vaisseau Apollo 8 a franchi les 370 000 km qui séparent la Terre de son satellite naturel. Et leur premier contact avec ce nouveau monde à explorer, consiste, étrangement, en l’ab-sence de toute vision.

    Avant eux, des engins automatiques ont déjà ouvert la voie. Dès 1959, la sonde soviétique Luna 3 avait envoyé des photos de la face cachée de la Lune. Et tout au long des années soixante, une armada de vaisseaux se sont satellisés ou posés sur l’astre des nuits. Mais jamais aucun être humain ne s’est encore rendu sur place. Aucun n’a eu la chance d’observer de près ce corps céleste que chacun, sur Terre, depuis la nuit des temps, a pu contempler à l’œil nu. Comme les héros du roman de Jules Verne, ils vont pouvoir se presser au hublot de leur vaisseau et admirer, à seulement 100 km de distance, les cratères, les plaines et les reliefs que tant d’astronomes se sont évertués à étudier au télescope pendant des décennies. Les trois astro-nautes, pourtant, font d’abord cette expérience étonnante : celle de

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    l’ombre parfaite. Leur vaisseau, attiré par la Lune, a amorcé naturel-lement un virage et se trouve maintenant au-dessus de la face cachée, hors de vue de la Terre. Les communications radio avec le centre de contrôle de la mission, à Houston, au Texas, sont coupées. Et d’ici à quelques minutes, l’astronef devra freiner grâce à son unique moteur, a!n de se satelliser. Pour cette raison, il avance à reculons. La Lune est toute proche, mais la portion que les astronautes survolent n’est pas éclairée par le Soleil. Quand ils regardent par les hublots, ils peuvent seulement sentir sa présence. « Nous n’avons rien vu », relate James Lovell. « Le clair de Terre et la lumière du Soleil étaient bloqués par la Lune. Des milliers d’étoiles devenaient soudain visibles. Nous étions seulement à 60 miles nautiques au-dessus de la portion sombre de la Lune. » William Anders tente lui aussi de voir quelque chose. Cette masse, dépourvue de la plus in!me lueur, lui fait l’e"et d’un « grand trou noir dans l’espace ». Ainsi, l’astre le plus banal, connu de tous par la lumière argentée qu’il di"use régulièrement, est-il alors l’objet le plus mystérieux de l’Univers, un corps menaçant qui ne se signale que par l’absence du moindre rayonnement. Une véritable soustraction à l’obscurité déjà profonde de l’espace.

    Puis, après de quelques instants, William Anders perçoit quelque chose de bizarre : « Au début, on aurait dit de l’huile descendant le long du pare-brise du vaisseau… Imaginez que vous êtes dans votre voiture, de nuit, et que quelqu’un commence à déverser un bidon d’huile tout en haut de votre pare-brise… Voilà à quoi ça ressem-blait. En fait, c’était un dépôt qui provenait du joint de la fenêtre, du truc que nous appelions RTV¹. Il avait fondu et formé une couche sur la surface, un !lm. Heureusement, ma fenêtre était la moins touchée. Depuis les autres fenêtres, vous ne pouviez presque pas voir au dehors. Alors que je regardais vers le bas, j’ai vu que ce que je prenais pour de l’huile versée, ou un !lm, était en réalité le lever du Soleil sur la Lune. J’ai dû faire un e"ort de concentration avant de réaliser que c’étaient en fait des ombres sur la Lune, pas de l’huile coulant sur la fenêtre. »

    Quand Anders a cette première vision de la surface cratérisée de la Lune, pendant que le vaisseau freine, il s’exclame : « Oh ! Mon Dieu ! »

    1. Room Temperature Vulcanization Silicone.

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    Concentré sur le bon déroulement de la mission, le commandant Frank Borman ne saisit pas ; il pense que quelque chose ne fonc-tionne pas, s’inquiète : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Anders poursuit avec enthousiasme : « Regardez ça ! » Borman, imperturbable, tente de garder l’attention sur les instruments de vol. Mais Lovell et Anders sont fascinés. Ils écarquillent les yeux sur les innombrables cratères d’impact de la face cachée, soulignés par leurs ombres démesurément longues, qui dé!lent. Et ils commentent ce qu’ils découvrent.

    Leur commandant les rappelle à l’ordre : « D’accord, d’accord, allez. Vous allez pouvoir regarder ça pendant un bon moment ». En e"et : Apollo 8 doit rester vingt heures en orbite autour de la Lune. Et l’un des objectifs de la mission consiste à observer la surface pour les géologues et à la photographier.

    Borman a quelque raison de s’inquiéter.Pour que le vaisseau se satellise, son unique moteur propulsif, le

    SPS (pour Service Propulsion System), doit s’allumer à l’heure prévue, à la seconde près. Et il doit fonctionner pendant quatre minutes. S’il ne se déclenche pas, Apollo 8 contournera la Lune mais ira trop vite pour rester dans son champ gravitationnel. Et il repartira dans l’espace. Les spécialistes de la navigation spatiale avaient cependant prévu ce cas de !gure. En envoyant le vaisseau sur une trajectoire précise lors du départ de l’orbite terrestre, si le SPS ne s’allumait pas, il se retrouverait automatiquement sur une trajectoire de « retour libre » vers la Terre après avoir été dévié par l’attraction de la Lune. Sur le papier, cela o"rait aux astronautes une chance de ne pas !nir perdus dans l’espace en cas d’échec du SPS. En réalité, ce scénario nécessiterait des corrections de trajectoire très di$ciles à faire avec les petits moteurs d’attitude².

    Par ailleurs, les concepteurs du module de service (le comparti-ment cylindrique qui donne la propulsion, l’énergie, l’air et l’eau à la capsule occupée par les astronautes) avaient aussi imaginé le SPS de la manière la plus simple qui soit, a!n d’éliminer au maximum les sources de défaillances techniques. Ce moteur, contrairement aux autres, ne disposait pas de pompes – toujours susceptibles de tomber en panne – pour amener les carburants à la chambre de combustion.

    2. Ces moteurs servent à orienter le vaisseau dans l’espace, mais pas à le propulser.

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    Ceux-ci étaient acheminés pas la simple pression d’un réservoir d’hélium. En outre, pas besoin d’une « étincelle » pour démarrer la combustion : les deux carburants utilisés s’en&ammeraient natu-rellement par contact l’un avec l’autre. En!n, chaque système était doublé, de sorte qu’il y avait en réalité deux moteurs en un.

    Toutefois, le SPS n’avait été testé qu’une seule fois en vol, au cours de la mission Apollo 7, en orbite terrestre, au mois d’octobre 1968. Et Apollo 8 ne disposait pas de l’autre système de secours imaginé : le module lunaire. Dans la tête des ingénieurs, ce vaisseau unique-ment destiné à se poser sur la Lune était doté d’un moteur assez puissant pour remplacer le SPS si celui-ci ne s’allumait pas. Mais en décembre 1968, le module lunaire (LM, pour Lunar Module) n’était pas encore prêt. Son développement avait pris du retard et il ne serait testé pour la première fois dans l’espace qu’au cours de la mission suivante, Apollo 9, prévue pour le printemps 1969.

    Pour toutes ces raisons, l’insertion sur orbite lunaire constitue un sujet d’inquiétude pour Borman. Et quelques minutes avant la mise à feu cruciale du SPS, l’excitation de ses deux équipiers à la vue des premiers paysages cratérisés n’a pour e"et que de l’agacer. Mais à l’instant prévu, les astronautes ressentent les vibrations du moteur qui s’allume. Et la décélération les plaque sur leurs sièges, signe que tout fonctionne bien.

    À l’issue des quatre minutes de propulsion, nouveau moment de vérité. Si le moteur s’arrête trop tôt, Apollo 8 manquera sa satellisa-tion. S’il s’arrête trop tard, les choses seront pires encore : le vaisseau se placera sur une trajectoire de collision avec la Lune… Au cours de cette phase, Borman, puis Lovell, laissent échapper combien ces quatre minutes leur paraissent longues³…

    Puis, à la seconde près, le puissant SPS cesse de cracher ses gaz chauds dans le froid du vide sidéral. L’insertion sur orbite lunaire a réussi. Pendant les trois minutes qui suivent, les astronautes véri-!ent que tout est en ordre à bord en vue des manœuvres suivantes. En e"et, la satellisation a eu lieu mais l’orbite suivie, très ellip-tique, conduit le vaisseau de 112 km au-dessus de la face cachée à 313 km au-dessus de l’hémisphère tourné vers la Terre. Il faudra

    3. Leurs dialogues, alors hors de portée de Houston, étaient enregistrés.

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    donc la rendre presque circulaire pour conserver la même altitude par rapport à la surface lunaire.

    Pour l’heure, les astronautes ont en!n le loisir de regarder la Lune. Le chaos de ce paysage est tel qu’ils n’arrivent pas à reconnaître les formations qu’ils ont étudiées au cours de la préparation de la mission. Il faut dire que des cartes de la face cachée existent mais qu’elles demeurent imprécises. La position de certains cratères n’est connue qu’à 300 km près ! De plus, Lovell et Anders sont un peu trop fascinés par le spectacle, ainsi que le reconnaît James Lovell : « Le seul cratère que nous allions reconnaître était Tsiolkovski, avec son cône central blanc et son bassin sombre. Nous étions en orbite lunaire et, comme des écoliers, nous avons oublié le plan de vol et seulement admiré la face cachée de la Lune. » Anders, qui commence son travail de photographie, trouve qu’elle ressemble à une plage de sable qui a été abondamment piétinée. Lovell note que tout est gris.

    Une minute après avoir aperçu le cratère Tsiolkovski, les trois hommes terminent leur premier passage au-dessus de la face cachée. Exactement 32 minutes et 37 secondes après la perte des communica-tions avec la Terre, la liaison avec Apollo 8 est rétablie. Cette précision prouve que la mise sur orbite s’est parfaitement déroulée. D’abord, les contrôleurs de la mission reçoivent la télémétrie (les données chif-frées envoyées automatiquement par le vaisseau). Mais il faut encore près de deux longues minutes avant que les voix des astronautes ne parviennent à tous ceux qui suivent l’aventure à la radio ou à la télévision.

    Il faut en e"et un peu de temps avant que l’antenne principale d’Apollo 8 pointe dans la bonne direction. Gerald Carr, l’astronaute qui, à Houston, assure la communication avec l’équipage, l’appelle six fois en trente secondes. Quand, Lovell répond en!n en préci-sant sur quelle orbite le vaisseau se trouve, la communication reste hachée. Lorsque la liaison est en!n pleinement rétablie, Houston demande aux trois hommes de régler quelques problèmes mineurs décelés dans les données en provenance du vaisseau. Sitôt fait, Gerald Carr pose la question que tout le monde se pose : « À quoi ressemble la Lune depuis 100 km ? »

    Lovell saisit l’occasion pour se lancer dans une première descrip-tion : « La Lune est essentiellement grise ; pas de couleur ; elle

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    ressemble à du plâtre de Paris ou à une sorte de sable grisâtre. » Nul doute que cette première impression, largement di"usée par les médias, va contribuer à répandre l’idée, dans le grand public, que la Lune n’est pas intéressante… Pour sa part, Anders, qui s’est le plus consacré à l’observation, ne cache pas sa déception : « Je n’ai pas mis longtemps à réaliser que la Lune était plutôt ennuyeuse ! C’était juste des trous dans des trous d’impacts météoritiques. Nous avions un petit télescope et quand vous regardiez dedans, tout ce que vous voyiez c’était encore plus de trous ! Cela ressemblait à un champ de bataille, comme à Verdun. Le !lm 2001  : l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick, avait montré une Lune très accidentée et anguleuse, mais ce n’était pas ça du tout. »

    Vue depuis la Terre, ce 24 décembre 1968, la Lune se présente comme un croissant. Cela signi!e que seule une petite partie de la face visible est éclairée par le Soleil. Les astronautes peuvent donc voir la mer des Crises, la mer de la Sérénité et la moitié de la mer de la Tranquillité. Le choix de la date ne doit rien au hasard. Elle leur permet de voir la majeure partie de la face cachée et un paysage éclairé par un soleil rasant sur la région est de la face visible, où ils doivent scruter des sites d’atterrissage possibles. La faible hauteur du soleil sur la mer de la Tranquillité met en évidence les reliefs sur l’un de ces sites, provisoirement nommé ALS-1 (pour Apollo Landing Site 1). Selon Lovell, « Tranquillité était un excellent spot d’atterrissage ». Finalement, ce site ne sera pas retenu pour le premier alunissage, en juillet 1969. Un autre, un peu plus à l’ouest, encore dans la nuit au moment où Apollo 8 boucle sa première orbite, lui sera préféré.

    La nuit, Borman, Lovell et Anders replongent vite dedans après être passés au-dessus de la mer de la Tranquillité. Leur vaisseau, désormais à l’ombre, continue à survoler la face visible, seulement révélée par la lumière du Soleil ré&échie sur notre planète. « Le clair de Terre était six fois plus brillant que le clair de Lune4, se rappelle William Anders. Et il éclairait convenablement la surface lunaire. »

    Pendant que ses coéquipiers décrivent ce qu’ils ont vu, Frank Borman ne se laisse guère aller aux commentaires. Il demeure

    4. Vu depuis la Terre.

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    préoccupé par les données concernant la mise à feu du SPS, qui ont été transmises automatiquement à Houston et qui sont en train d’être analysées par les ingénieurs. Il demande à Houston : « Pendant que les autres gars regardent la Lune, je veux être sûr que nous avons un bon SPS. Et si vous me donniez le rapport dès que vous pouvez ? » Sa crainte : un problème caché qui risquerait de s’ampli-!er et de les empêcher de revenir vers la Terre. Il réclame en outre que les contrôleurs de vol lui donnent le feu vert pour chaque orbite supplémentaire, faute de quoi, il préparera le retour vers la Terre. Car la mission est maintenant entrée dans sa phase la plus dange-reuse. Même si elle est silencieuse, sans manœuvre périlleuse, et contemplative, sur fond de décor lunaire glissant doucement devant les hublots, c’est celle au cours de laquelle, en cas de problème, les astronautes auront le moins de solutions de secours. À l’issue de toutes les orbites prévues, il faudra rallumer le SPS pour revenir vers la Terre. Quand on demande à James Lovell ce qu’il redoutait le plus dans cette mission, il répond : « Que le SPS ait une défaillance après l’entrée sur orbite lunaire et qu’il nous empêche de revenir vers la Terre. » Mais après ce premier passage au ras de la face cachée, seul Borman reste inquiet à ce sujet.

    Les manœuvres qui suivent pour circulariser l’orbite vont le rassurer. Le SPS fonctionne à nouveau 11 secondes, à la demande, sans le moindre signe de faiblesse.

    Huit heures après l’insertion sur orbite, au terme du quatrième survol de la face cachée, le vaisseau est dans la position voulue pour observer la Lune : l’avant pointé vers la surface. De cette manière, tous les hublots o"rent une vue sur ce nouveau monde. William Anders se démène avec le matériel photographique. Pendant qu’un appareil, !xé en face du hublot central, cartographie automatique-ment les cratères survolés, l’astronaute manipule le boîtier photo Hasselblad 500 EL, auquel il ajoute un objectif de 250 mm de focale. C’est alors qu’il s’exclame : « Oh mon Dieu ! Regardez cette image, là ! Il y a la Terre qui arrive. Wouah ! Qu’est-ce que c’est beau ! » À travers sa fenêtre, il est le premier à assister à un lever de Terre sur un horizon lunaire. Lors des trois premières orbites, Apollo 8 avançait à reculons, le SPS tourné dans le sens de la marche

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    et les hublots vers l’arrière, ce qui empêchait les astronautes de voir cette scène.

    Pour toute réponse, Frank Borman blague : « Hé ! Ne prends pas ça en photo, ce n’est pas dans le programme. » Son ton ironique traduit les di"érences de point de vue entre les deux hommes. « Frank n’était pas particulièrement favorable au fait de prendre des photos », relate William Anders. Même avant le lancement, Borman ne voulait guère en entendre parler. « Frank était unique-ment préoccupé par la réussite de la mission », ajoute Anders. « Il pensait qu’elle serait un succès même sans photos. Il était réticent au fait de prendre plus d’un appareil et au début, il s’est même opposé à la caméra de télévision. Quand je lui ai parlé d’emporter un objectif de 250 mm pour le Hasselblad, nous avons presque eu une dispute. Bien sûr, c’était le patron, mais aussi quelqu’un de bien. Et !nale-ment, il a cédé et m’a laissé emporter cet objectif à longue focale. » Depuis qu’ils sont en orbite lunaire, les deux hommes ont continué à argumenter, à plusieurs reprises, par petites touches, sur la prise d’images. Anders, n’a rien lâché : « J’avais poussé fort pour respecter le programme photo », explique-t-il. D’où la blague, en retour…

    William Anders ne rétorque rien. Rapidement, il calcule comment prendre une photo de ce tableau inouï : « Nous n’avions eu aucun entraînement pour prendre des photos de la Terre. Il n’y avait rien à ce sujet dans le programme. Rétrospectivement, je trouve étonnant que les gens de la Nasa n’aient pas pensé à ça. » Son boîtier ne possède pas de cellule destinée à calculer le temps d’exposition. Tout simplement parce que, pour photographier la surface lunaire, ce temps, qui dépend de l’incidence du soleil sur le paysage, peut être déduit facilement en fonction de la latitude à laquelle le vaisseau se trouve. Mais avec la Terre dans le champ, bien plus brillante que la Lune, cela ne vaut plus. William Anders choisit un temps d’expo-sition et il déclenche une première fois son appareil chargé avec une pellicule noir et blanc. En même temps, il demande à Lovell de lui trouver une pellicule couleur. Ce dernier est encore sous le charme du tableau qu’il contemple par un autre hublot : « Que c’est beau ! », lâche-t-il. Le décor dé!le, Anders s’impatiente, lui demande de se dépêcher : « Je continuais à crier sur Lovell pour qu’il me donne un !lm couleur », se souvient-il. Lovell fouille dans le compartiment

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    situé sous les couchettes, dans lequel sont stockés divers équipe-ments. Tout se passe très vite. « Le !lm couleur a été trouvé à temps ; comment ? Je ne m’en souviens pas », commente Lovell.

    Puis, comme le vaisseau tourne lentement sur lui-même, la Terre devient inobservable depuis le grand hublot de droite. Lovell l’aper-çoit alors dans l’une des fenêtres de rendez-vous, plus petites, mais qui ne sont pas maculées par les joints fondus. Anders se précipite avec son appareil dans lequel il a inséré le !lm couleur. Il prend une première photo. Lovell, excité par le spectacle, le presse d’en prendre plusieurs. Il voit la Terre par le hublot central et réclame même qu’il lui passe l’appareil. Anders lui répond : « Laisse-moi juste mettre le bon réglage maintenant, et calme-toi. » Lovell continue à s’extasier : « Quel cliché magni!que ! » Puis, il aide Anders en lui disant quel temps d’exposition il peut utiliser. Il lui conseille ensuite de varier légèrement ce temps, ce qu’Anders ne manque pas de faire. Et quand il lui demande s’il est sûr qu’il a réussi, ce dernier lui renvoie, en guise de plaisanterie, qu’ils auront d’autres occasions (sous-entendu : à chaque nouvelle orbite).

    Pendant toute la séquence, Frank Borman est resté en retrait, totalement e"acé. Ses deux équipiers ont au contraire été totalement absorbés par le spectacle. Et en quelques minutes, ils ont concentré tous leurs e"orts dans la réussite de ces photos « hors programme ». Ils sont les premiers à apercevoir la Terre apparaître, brillante et colorée, au-dessus de la surface grise et désolée de la Lune. C’est un choc. Que subiront aussi quelques jours plus tard des millions de Terriens à la vue des clichés de William Anders à la une des maga-zines. Avec le recul, James Lovell juge que « le « lever de Terre » est l’un des meilleurs résultats d’Apollo 8. C’était plus important que de voir la face cachée de la Lune. En une image, cela montrait combien nous sommes insigni!ants dans l’Univers. Mais aussi à quel point nous sommes chanceux d’être là. En réalité, nous allons au paradis quand nous naissons, pas quand nous mourons. » William Anders ne dit pas autre chose : « Nous avons fait tout ce chemin pour étudier la Lune, et ce que nous avons fait, c’est découvrir la Terre ! »

    * * *

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  • g la fusée Saturn V en train de sortir

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    APOLLO 8

    Les astronautes d’Apollo 8 resteront vingt heures en orbite autour de la Lune.

    Ils observent en détail une partie de la mer de la Tranquillité et con!rment que c’est un bon endroit pour tenter de se poser. Ils lèvent également les doutes qui restaient sur la capacité d’un équi-page à interpréter les reliefs lunaires avec le soleil dans le dos, sans ombre visible.

    Après la mise sur orbite quasi-circulaire, Frank Borman, fatigué, prend deux heures de repos pendant que William Anders et James Lovell s’acharnent à prendre un maximum de photos de la surface lunaire. À son réveil, Borman constate que ses équipiers sont exténués par un plan de vol largement trop chargé. Les voyant commettre des erreurs, il prendra l’initiative d’appeler Houston pour indiquer qu’il annule tout ce qui était prévu : manœuvres et observation de la Lune. Puis, il ordonne à Anders et Lovell d’aller au lit. Anders essaie d’argumenter. Mais Borman, in&exible et autoritaire, ne cède pas. Hors de question d’avoir un équipage diminué lorsqu’il faudra e"ec-tuer des manœuvres et peut-être faire face à des problèmes lors du départ vers la Terre ! Pour Lovell, c’était injusti!é : « Nous n’étions pas plus fatigués que Borman. En fait, en apesanteur, vous pouvez juste fermer les yeux et pro!ter de quelques minutes de sommeil. Frank était plus que prudent. » Quant à Anders, il avoue avoir mal pris cet ordre sur le moment : « J’aurais pu passer plus de temps à observer la Lune. En fait, je n’ai pas dormi et j’ai continué à jeter des coups d’œil par la fenêtre quand Frank ne regardait pas. » Mais avec le recul, il considère que Borman avait tout de même raison d’ordonner ce repos de deux heures.

    Le dernier acte de cette première exploration en vol intervient lors de l’avant-dernière orbite, peu avant que l’équipage se prépare pour la mise à feu du SPS en vue de quitter le champ gravitationnel de la Lune et de revenir vers la Terre. À la !n d’une transmission télévisée en direct, après avoir pointé la caméra vers les paysages lunaires et les avoir décrits aux téléspectateurs, William Anders, s’adressant à tous les peuples sur la Terre, lit quelques lignes de la Genèse, relayé tour à tour par ses deux équipiers. Borman clôt cette allocution « non prévue dans le plan de vol » par cette phrase : « De la part de l’équipage d’Apollo 8, nous terminons par bonne nuit,

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    bonne chance, joyeux Noël et que Dieu vous bénisse tous, sur notre bonne Terre. »

    L’initiative toute personnelle de cette lecture religieuse posera quelques problèmes à la Nasa. La militante athée Madalyn Murray O’Hair (1919-1995), qui avait obtenu, en 1963, auprès de la Cour Suprême, l’interdiction des lectures publiques de la Bible dans les écoles au motif qu’elles étaient contraires à la Constitution des États-Unis, poursuivra l'agence en justice. Elle voudra en faire de même avec les prières dans l’espace, car les astronautes étaient des employés de l’État. Cette fois, la Cour Suprême rejettera son action en se déclarant incompétente. Mais la Nasa invitera ses astronautes à pros-crire ce genre de manifestation lors des vols suivants. Ainsi, lors de la mission Apollo 11, en juillet 1969, peu après avoir atterri sur la Lune, Buzz Aldrin, célébrera une sorte de messe dans le module lunaire. Mais Deke Slayton, le patron des astronautes, lui interdira de le faire ouvertement. Aldrin s’adressera simplement à ses audi-teurs en leur demandant d’observer un moment de silence. Alors, il déploiera un cruci!x, sortira vin de messe et hostie et procédera à une communion silencieuse, sous le regard indi"érent d’Arms-trong. Ce n’est qu’après son retour sur Terre qu’il « confessera » son acte de foi.

    Au cours de la dernière des dix orbites prévues, au-dessus de la face cachée, le moteur SPS d’Apollo 8 se met en marche comme prévu. Il fonctionne parfaitement, renvoyant les trois hommes vers la Terre. Deux jours plus tard, la capsule conique pénétrera dans l’atmosphère à près de 40 000 km/h, protégée de l’échau"ement par son bouclier thermique. Ses parachutes s’ouvriront et, dans la nuit, le vaisseau terminera tranquillement son périple dans l’océan Paci!que.

    * * *

    Apollo 8 marque un tournant dans la course à l’espace engagée dès 1957 entre les États-Unis et l’Union Soviétique.

    Jusque-là, les Russes avaient toujours gardé une longueur d’avance dans ce volet de la guerre froide : premiers à mettre en orbite un satellite arti!ciel, premiers à photographier la face cachée de la Lune,

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    APOLLO 8

    premiers à envoyer un homme dans l’espace, premiers à réussir un rendez-vous entre deux vaisseaux, premiers à faire sortir un homme en scaphandre dans le vide cosmique, premiers à faire atterrir un engin sur la Lune… Aux yeux du monde, ils restaient en tête. Avec Apollo 8, pour la première fois, les Américains inversent la tendance de manière visible et passent devant les Russes. L’audace a payé.

    Car initialement, cette mission devait consister, plus modeste-ment, en un vol à très haute altitude a!n de tester le module lunaire. Or avec le retard pris dans son développement, il était devenu évident que ce dernier ne serait pas du tout prêt à voler, même pour la !n de l’année 1968. Mais au printemps, un brillant ingénieur de la Nasa, George Low, a l’idée de modi!er la mission d’Apollo 8. Il commence à imaginer que la Nasa pourrait l’envoyer contourner la Lune et revenir par le simple jeu de la mécanique céleste. Puis, en août, il a$ne son idée et pense que la mission pourrait se satelliser autour de la Lune. Ainsi, pendant qu’au sol, le travail sur le module lunaire se poursuivrait en vue d’un premier vol début 1969, astro-nautes et contrôleurs de vol débroussailleraient le chemin de la Lune. Ils apprendraient toutes les subtilités des trajectoires et des commu-nications à longues distances.

    En même temps, cela permettrait peut-être de contrer les Sovié-tiques qui, dès le mois de mars 1968, ont envoyé un vaisseau Zond inhabité contourner la Lune. Le vol est réussi, mais l’engin, un Soyouz modi!é et allégé, manque sa rentrée dans l’atmosphère, obligeant les Russes à le détruire. Par ailleurs, les renseignements américains observent début mai une gigantesque fusée russe de type inconnu sur son aire de lancement. Tout indique que les Soviétiques sont tout près d’envoyer un équipage contourner la Lune. Expédier Apollo 8 vers la Lune laisserait donc un espoir de les devancer.

    Encore faut-il convaincre James Webb, l’administrateur de la Nasa, d’accepter une mission aussi risquée. À l’été 1968, la fusée lunaire américaine, la puissante Saturn V, n’a été lancée que deux fois. Et son deuxième vol, en avril, a été émaillé de plusieurs incidents inquiétants. En particulier, deux des cinq moteurs du deuxième étage n’ont pas fonctionné et le moteur du troisième étage, essentiel pour quitter l’orbite terrestre, a refusé de se rallumer. Parallèlement, aucune capsule Apollo n’a encore été pilotée par un

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    équipage. Et cela n’interviendra pas avant octobre, au cours de la mission Apollo 7. Le moteur SPS chargé de la satellisation circu-mlunaire et du retour vers la Terre n’a donc pas été testé de manière approfondie. Et en l’absence de module lunaire, point de recours en cas de défaillance…

    James Webb reçoit l’idée de Low avec fraîcheur. Tout d’abord, il pense qu’elle est insensée. Mais rapidement, il entrevoit combien la réussite d’une telle mission autour de la Lune peut faire avancer les États-Unis vers le but que le président Kennedy avait !xé en 1961 : déposer un homme sur la Lune et le faire revenir sain et sauf avant la !n de la décennie. Le coup peut même être double si Apollo 8 devance les Russes autour de la Lune. Et la décision, audacieuse, est alors prise.

    Côté russe, malgré un nouveau contournement de la Lune réussi par le vaisseau Zond 5 avec des animaux à bord mi-septembre 1968, la décision d’envoyer Alexeï Leonov (le premier homme à avoir e"ectué une sortie dans l’espace en scaphandre) et Oleg Makarov survoler la face cachée est sans cesse repoussée. Il faut dire que les essais sans équipage, s’ils apparaissent comme des succès, révèlent toujours des failles de sécurité importantes. Au point que personne ne veut risquer la mort de deux cosmonautes. Alexeï Leonov est alors le commandant du groupe de cosmonautes qui s’entraîne pour aller autour de la Lune, puis sur la Lune. Et il ronge son frein.

    Sergueï Korolev, le concepteur des premiers vaisseaux spatiaux russes et l’artisan de tous les succès de l’Union Soviétique en orbite, est mort en janvier 1966. Vassili Michine, l’ingénieur qui le secon-dait, l’a remplacé. Leonov se montre très critique à son égard, le jugeant trop précautionneux, hésitant et !nalement incapable de prendre des risques, quand lui-même fait pression pour se lancer dans une telle mission, malgré le danger. Au lieu de cela, Michine ordonne un nouvel essai sans équipage. Il a lieu en novembre : la capsule Zond, après avoir contourné la Lune, se dépressurise lors de sa rentrée atmosphérique ; son parachute s’ouvre prématurément, l’engin s’écrase…

    Leonov est dépité. Il sait que la course à la Lune est perdue. Bien qu’il se soit entraîné à marcher sur l’astre des nuits, il ne sera pas le premier à l’explorer. Ira-t-il seulement ?

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    La démonstration d’Apollo 8 est si éclatante que le doute a changé de camp. La Nasa a acquis de précieuses données sur les pièges de l’orbite lunaire (des di!érences de masses dans le sol perturbent en e!et les trajectoires des vaisseaux). Elle sait que son vaisseau peut faire le voyage. Il ne lui reste plus qu’à mettre au point le module lunaire pour se poser. Ce sera la tâche des missions Apollo 9, en orbite autour de la Terre et Apollo 10, à nouveau autour de la Lune. Ces deux vols se dérouleront sans accroc. Dès lors le premier alunissage pourrait être tenté lors d’Apollo 11, en juillet 1969. En cas d’échec, une nouvelle tentative pourrait être faite à l’automne, avec Apollo 12. De quoi aborder sereinement les dernières étapes conduisant au pari fou de Kennedy huit ans plus tôt… Et peut-être, d’envisager l’exploration au sol de la Lune.

    o Carte des sites d’atterrissage des missions Apollo 11 à 17.

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  • o Saturn V

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