17
153 CHAPITRE IV. IMAGINAIRES DU VIN : DES PAYS Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour l’appropriation de la valeur ajoutée en Bourgogne dans l’entre-deux-guerres Gilles Laferté * INRA & CESAER (Dijon) & Laboratoire de sciences sociales (ÉNS & ÉHÉSS, Paris) Deux imaginaires constituent l’image que se donne le vin de Bourgogne dans l’Entre-deux- guerres : le modèle aristocratique et le modèle vigneron. L’étude des documents publicitaires et des discours déployés dans les manifestations promotionnelles renvoie aux structures socio- professionnelles du domaine viti-vinicole, et aux enjeux du marché et des modes de conquête et de contrôle de celui-ci. Sont mises en évidence des compositions et recompositions de conte- nus folkloriques et régionalistes, vers une synthèse finale, dont la culture actuelle est large- ment héritière. À analyser les publicités, les étiquettes, les festivités, les pavillons aux Expositions Universelles, développés pour assurer la promotion du vin de Bourgogne dans l’entre-deux-guerres, on reste frappé par l’existence de deux modèles 1 . On pourrait qualifier le premier d’aristocratique, le second de vigneron. Le premier met en scène les blasons, les châteaux, les familles nobles, une architecture classique internationale et un voca- bulaire ampoulé, le second s’attache à valoriser le populaire, les outils de la vigne, les caves, le folklore, le Moyen-âge, l’architecture régionale et le patois. Alors comment comprendre l’existence de deux répertoires sépa- rés de la promotion des vins ? Ont-ils la même antériorité ? Comment se sont-ils constitués ? Qui en sont les producteurs ? Sont-ils concurrents ? * [email protected] 1 Ce papier est issu d’un travail de thèse, Laferté Gilles, Folklore savant et folklore commercial : reconstruire la qualité des vins de Bourgogne. Une sociologie économique de l’image régionale dans l’entre-deux-guerres, thèse de sociologie, École des hautes études en sciences sociales, 2002, 689 p., à paraître dans une version rema- niée La Bourgogne par ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, coll. « Socio- histoire ».

Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

153

CHAPITRE IV. IMAGINAIRES DU VIN : DES PAYS

Image aristocratique et image vigneronne desvins. Lutte pour l’appropriation de la valeur

ajoutée en Bourgogne dans l’entre-deux-guerres

Gilles Laferté *

INRA & CESAER (Dijon) & Laboratoire de sciences sociales (ÉNS & ÉHÉSS, Paris)

Deux imaginaires constituent l’image que se donne le vin de Bourgogne dans l’Entre-deux-guerres : le modèle aristocratique et le modèle vigneron. L’étude des documents publicitaireset des discours déployés dans les manifestations promotionnelles renvoie aux structures socio-professionnelles du domaine viti-vinicole, et aux enjeux du marché et des modes de conquêteet de contrôle de celui-ci. Sont mises en évidence des compositions et recompositions de conte-nus folkloriques et régionalistes, vers une synthèse finale, dont la culture actuelle est large-ment héritière.

À analyser les publicités, les étiquettes, les festivités, les pavillons auxExpositions Universelles, développés pour assurer la promotion du vinde Bourgogne dans l’entre-deux-guerres, on reste frappé par l’existencede deux modèles 1. On pourrait qualifier le premier d’aristocratique, lesecond de vigneron. Le premier met en scène les blasons, les châteaux,les familles nobles, une architecture classique internationale et un voca-bulaire ampoulé, le second s’attache à valoriser le populaire, les outils dela vigne, les caves, le folklore, le Moyen-âge, l’architecture régionale et lepatois. Alors comment comprendre l’existence de deux répertoires sépa-rés de la promotion des vins ? Ont-ils la même antériorité ? Comment sesont-ils constitués ? Qui en sont les producteurs ? Sont-ils concurrents ?

* [email protected] Ce papier est issu d’un travail de thèse, Laferté Gilles, Folklore savant et folklore

commercial : reconstruire la qualité des vins de Bourgogne. Une sociologie économique del’image régionale dans l’entre-deux-guerres, thèse de sociologie, École des hautesétudes en sciences sociales, 2002, 689 p., à paraître dans une version rema-niée La Bourgogne par ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, coll. « Socio-histoire ».

Page 2: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

154

Quelle lutte commerciale et politique incarne ces répertoires d’imagesdiversifiées ?

Ces oppositions de style se sont aujourd’hui largement sédimentées, serejouant régulièrement dans l’espace viticole. Il suffit de comparer lesstratégies marketing des marques du Champagne fondées sur des attributsaristocratiques et bourgeois et des vins de Bourgogne, insistant plutôt surles traditions vigneronnes locales. En partant de l’exemple bourguignon,nous donnerons quelques éléments pour comprendre la construction decette opposition des images commerciales du vin. Il convient alors derendre compte de plusieurs interactions entre mondes viticoles etmondes politiques et culturels d’une part, entre négociants et proprié-taires d’autre part. Ces derniers luttent pour le contrôle des critères de laqualité, la marque du négociant ou l’origine de la vigne. Dépassantl’imaginaire aristocratique des vins forgé par les négociants au XIXe siècle,les propriétaires, en puisant dans le régionalisme triomphant de l’entre-deux-guerres, tentent de rénover l’image des vins de Bourgogne pours’approprier la rente de la qualité des vins.

L’image aristocratique des vinsTout au long du X I Xe siècle, les maisons de négoce systématise unrépertoire aristocratique et familial pour valoriser leur production 1.

La plupart des maisons de négoce revendiquent une forte longévité.C’est le cas de la Maison Champy fondée en 1720, de la Maison Bou-chard en 1731, de la Maison Finot en 1750, de la Maison Lamarosse en1768, de la Maison Patriarche en 1780, de la Maison Latour en 1797, dela Maison Jaffelin en 1816… Le simple fait d’afficher sur le fronton deleur commerce l’ancienneté de la création est un signe de l’importanceaccordée à la durée comme un signe de bonne réputation, d’excellencecontinuée.

Par ailleurs, le nom commercial reprend systématiquement un patronymefamilial. Une grande partie de ces entreprises rajoutent « et fils » à leur

1 Nous appuyons ces remarques sur un ensemble de travaux d’étudiants : Mi-

chaël Anne, La maison Champy père et fils au 19e siècle (1789-1900), DÉA, Uni-versité de Bourgogne, 1998 ; Lomberg Johann, La maison Champy : 1915-1938, mémoire de maîtrise, Université de Bourgogne, 1998 ; PlantegenetMarc, La maison Louis Latour et l’environnement du négoce : 1920-1938, mémoirede maîtrise, 1997 ; Plantegenet Marc, La maison Bouchard père et fils et ses do-maines, DÉA, Université de Bougogne, 1998 ; Paulin Thomas, Les négociants envins en Côte de Beaune pendant l’entre-deux-guerres : études des maisons Jaffelin (Beaune)et Lefèvre-Rémondet (Savigny-les-Beaune), mémoire de maîtrise, Université deBourgogne, 1996 ; Pflieger-Chakma Rémi, Le négoce bouguignon. La maisonJ. Calvet et Cie : 1878-1930, mémoire de maîtrise, Université de Bourgogne,2000.

Page 3: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

155

marque pour mieux montrer cette descendance et le contrôle familial surla maison de négoce. Au regard du catalogue de la Foire vinicole deBeaune de 1929 1, sur les 38 maisons présentes de Côte d’Or, 15 com-portaient la mention « et fils », ou « aîné » ou encore « frères » dans leurnom de marque. L’exemple le plus probant est celui de la famille Latour,le plus important négociant propriétaire de la Côte, dont tous les filsaînés s’appellent Louis depuis la création de la Maison de négoce LouisLatour en 1797 et ce jusqu’à aujourd’hui. L’arborescence familiale figuréesur l’étiquette Maire et fils en est une autre illustration (cf. Fig. 1). Lepoids de la démonstration familiale dans l’image commerciale de cesmaisons de négoce conforte un modèle de dynasties d’affaires. Réalitésociale du contrôle de l’économie viticole, la famille est surtout uneimage de marque. En effet certaines marques sont rachetées et un seulnégociant dispose parfois de différents patronymes commerciaux. Demême, derrière certains patronymes commerciaux aristocratiques, secachent des descendances familiales non nobles : la Maison Henri deBahèzre est par exemple le nom de la maison de négoce de la familleRodier sans lien avec la noblesse.

Figure 1. Publicités rattachant le vin à l’excellence aristocratique. L’arborescence familiale dela Maison Maire et Fils (source : Grands crus et vins de France, août septembre 1933)

1 Dossier « Foire vinicole », Archives de la Chambre de commerce de Beaune.

Page 4: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

156

La stratégie de ces familles-marques de la Côte est de s’approprier deséléments canoniques d’une mise en scène aristocratique, stratégied’emblée visible sur la Côte avec la construction au XIXe siècle de châ-teaux et manoirs (cf. Fig. 2, publicité Albert Morot). Plus distinctif estd’investir une ancienne demeure noble voire royale. Par exemple, la fa-mille Bouchard achète l’ancienne forteresse royale de Beaune en 1820 etla réaménage tout au long du XIXe siècle pour en faire le siège de ses acti-vités de négoce. On retrouve ensuite mention du château sur les éti-quettes frappées de la marque « Bouchard Père et Fils, au Château, Beaune »(cf. Fig. 3, publicité Bouchard). De même, la maison Bouchard commed’autres, se constitue un blason. Les armoiries de la Maison sont cellesd’une famille noble héritées par alliance au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, laMaison Bouchard s’invente de toutes pièces de nouveaux blasons 1. Parailleurs, on ne parle pas de surface de vignes, mais de « domaines » alorsmême que les terres possédées représentent souvent des étendues peuimportantes 2. Le vocable de domaine semble quelque peu ennoblir lapropriété et son propriétaire donnant à croire à son inscription familialeet locale historique.

1 Plantegenet M., La maison Bouchard…, op. cit., p. 113.2 Si l’on reprend les chiffres des déclarations de récoltes, pour l’année 1924, la

moyenne des propriétés de la Gironde est de 1,9 ha contre 0,6 ha pour laCôte d’Or (2,96 ha pour l’Hérault, 0,56 ha pour la Marne) et seules quelquespropriétés dépassent les 10 ha.

Page 5: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

157

Figures 2 et 3. Publicités rattachant le vin à l’excellence aristocratique :Maison Albert Morot ; Maison Bouchard Père & Fils

(source : Grands crus et vins de France, août septembre 1933)

Par ses multiples investissements aristocratiques, la bourgeoisie viticoles’offre les moyens de produire une confusion des rangs. Il y a là bien sûrune expression locale d’un mode de vie national de la bourgeoisie del’époque cherchant à se parer des attributs de l’aristocratie pour marquerson élévation sociale 1. Mais les avantages sociaux de la distinction aristo-cratique se doublent pour la filière viticole d’un intérêt commercial.L’image aristocratique sied bien au vin de qualité. L’aristocratie incarne lastabilité, la notabilité, la double inscription territoriale, locale rurale (lemonde de la production viticole) et urbaine nationale (le monde de laclientèle), l’intégrité morale, le rapport cultivé au monde que l’onretrouve dans la consommation des vins de luxe qui lui a emprunté cesvaleurs. Cette stratégie commerciale va de pair avec la composition so-ciale de la clientèle des vins de luxe au XIXe siècle, clientèle aristocratiqueet grande bourgeoise pour l’essentiel. Bercée par le doux souhaitd’accéder à l’aristocratie, la bourgeoisie affectionne d’acheter un vinqu’elle s’imagine d’aristocrates. Reprenant le mot de Jules Lafon, grand

1 Daumard Adeline, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris,

Flammarion, 1991, pp. 174-179.

Page 6: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

158

propriétaire à Meursault, parlant des vins de Bourgogne en 1911,« Quoique l’on dise, ce sont des vins “aristocrates” » 1.

On retrouve cette stratégie commerciale aristocratique pour la constitu-tion du Pavillon de la Bourgogne à l’Exposition universelle de 1900 érigépar les chambres de commerce de la Bourgogne viticole. Pour celles-ci, ils’agit d’aller à l’Exposition pour séduire la clientèle internationale,comme ont pu le faire au cours des Expositions précédentes les vins deBordeaux et de Champagne 2. Le projet de pavillon adopte alors unearchitecture néo-classique, faite de colonnes, de statuettes, de déco-rations évoquant un style de la mi-XIXe, un style international, de standingn’évoquant nullement les traits de la région (cf. Fig. 4). L’art vient icirenforcer l’image internationale et aristocratique que l’économie bour-guignonne souhaite donner à sa production viticole. Le pavillon estpensé comme une vitrine s’adressant à la clientèle bourgeoise, et semoule alors dans un style international, aristocratique, bourgeois pourson architecture extérieure. Bien plus, ce projet sera refusé par la direc-tion générale de l’Exposition universelle justement pour son manque decaractère régional, direction qui alors impose à toutes les régions un bâ-timent patchwork des monuments régionaux reconstitués fidèlement. Sousla IIIe République où domine une conception de la nation en gigogneprônant l’amour de la petite patrie pour garantir l’amour de la Grande 3,c’est bien l’État qui rappelle l’économie locale au régionalisme quandcelle-ci souhaite s’attribuer une image de classe internationale.

1 Lafon Jules, « L’Andorre à dos de mulet », Bulletin de la section Côte d’Or et

Morvan du Club Alpin Français, nº 22, 1911, p. 21.2 L’Exposition de 1889 est l’occasion d’une offensive commerciale internatio-

nale des producteurs de Champagne Kolleen M. Guy, When ChampagneBecame French : Wine and the Making of a National Identity. Baltimore (MD) &Londres : The Johns Hopkins University Press, 2003. xi + 245 pp.

3 Thiesse Anne-Marie, Ils apprenaient la France : l’exaltation des régions dans lediscours patriotique, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, coll.« Ethnologie de la France », Paris, 1997.

Page 7: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

159

Figures 4 et 5. Le Pavillon de la Bourgogne à l’Exposition universelle de 1900.Projet et plan final (source : Archives de la CCI de Dijon)

La remise en cause du contrôle négociant du marchéCette image aristocratique des vins de Bourgogne semble aller de pairavec le contrôle négociant du marché. En effet, au début du siècle, lacommercialisation et la plupart des opérations de transformations de la

Page 8: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

160

vigne sont dans les mains des négociants. Les propriétaires se contententde produire le raisin qu’ils vendent entièrement au négoce. Ce dernier secharge de la vinification et du vieillissement des vins.

Dans ce cadre, les négociants sont les maîtres de la dénomination desvins, c’est-à-dire, de l’attribution aux vins d’un nom à forte valeur ajou-tée. En effet, avant la loi de 1919, toutes les communes n’accèdent pasau titre de nom d’un vin, seulement 12 villages “porte-drapeaux” sur les29 villages producteurs de la Côte viticole. Dans une mauvaise année, lesvins produits dans les meilleures vignes sont déclassés dans une appella-tion inférieure ou plus large. Seules les bonnes années comptentl’intégralité de la gamme. Les noms de village ou de cru pour caractériserles vins ne sont donc pas strictement des noms d’origine de la vigne maisdes labels ou des standards de qualité d’un vin. Pour garantir une relativehomogénéité au standard, les mauvaises années, les négociants “soutien-nent” le vin acheté par des vins issus d’autres régions de France pourréaffirmer un caractère déficient au vin récolté. De même, le vin portantle nom d’un village n’est pas non plus nécessairement récolté dans cevillage. Les vins de la Côte présentant les caractéristiques du Pommardsont généralement vendus sous le nom de Pommard. Ce système est ditdes équivalences. Ce nom standard est attribué au vin par le négociantqui joue sa réputation s’il surclasse un vin. Maître de la dénomination desvins, les négociants s’attribuent la plus forte part de la valeur ajoutée.

En 1919 est votée la Loi sur les appellations d’origine. Il s’agit pour lelégislateur de répondre aux crises languedocienne et champenoise, deuxrégions majeures en terme de valeur de la production comparée à la trèsmodeste Bourgogne qui ne représente qu’1,5 % des volumes produits enFrance dans la période. Cette loi des appellations d’origine n’a donc pasété pensée au regard de la structure du vignoble bourguignon et fait del’origine géographique de la vigne, l’appellation, le critère de la qualité enne tenant pas compte des pratiques d’équivalences et de soutien desnégociants.

Dans l’application de cette loi à la Bourgogne des vins fins, une lutteoppose alors les négociants aux propriétaires. Les premiers tentent decontourner les nouvelles contraintes des appellations d’origine en prô-nant une pratique des équivalences très larges permettant à tous les villa-ges respectivement de Côte de Nuits et de Côte de Beaune d’échangerles noms les plus valorisés de la Côte. Bien plus, toute une partie dunégoce abandonne la pratique de dénomination du vin par les appella-tions de villages en tentant d’instaurer un nouveau système de marquesprivées à la manière du Champagne. Cependant, progressivement, lesgrands propriétaires, détenteurs de vignes dans les 12 villages “porte-drapeaux” prêtant leur nom aux autres pour désigner les vins, cherchenteux à restreindre les appellations si possible aux frontières communalesarguant du développement des fraudes et des abus des équivalences et dusoutien. Selon les estimations, il se vendrait deux, trois ou quatre foisplus de bourgognes qu’il n’en serait produit. Face à un parlement répu-blicain largement acquis à la cause des propriétaires souhaitant promou-

Page 9: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

161

voir l’artisanat viticole comme modèle social dans les campagnes, lesnégociants perdent la bataille sur le terrain judiciaire et juridique 1. Leterritoire du propriétaire, le contrôle corporatif par village, par appella-tion, s’imposent comme marqueurs de la qualité (la loi de 1935 créant lesAppellations d’origine contrôlée). L’offre de vin dotée des noms presti-gieux s’est largement raréfiée et échappe désormais au contrôle desnégociants non propriétaires. Sans soutien ni équivalence, l’offre devientinélastique, dépendant simplement des conditions climatiques d’uneannée.

Image vigneronne des vins pour un contrôle de la propriétédu marchéTout l’avantage que retirent les inventeurs de traditions viticoles provientjustement de leur capacité à reconnaître et à mettre en action un nouvelunivers de sens associé à la viticulture de luxe, conforme à la redéfinitionjuridique du vin. Pour contrer le contrôle négociant du marché, quelquespropriétaires novateurs initient un marketing vigneron. S’inspirant durépertoire régionaliste alors en vogue, la première initiative part duComte Lafon et de Jacques Prieur, tous deux grands propriétaires àMeursault (13 et 11 hectares de vignes). Le Comte Lafon est le présidentde la Section Côte d’Or et Morvan du Club alpin français et JacquesPrieur est membre de la Société d’histoire et d’archéologie de Beaune.Dans ce cadre, ils se sont familiarisés avec le discours régionaliste etfolkloriste diffusé dans les mondes savants et touristiques. À partir d’unepratique ethnographique amateur et du développement de la gastrono-mie régionale, ces propriétaires produisent un folklore et utilisent lestechniques de propagande pour diffuser un nouvel univers de sens àl’échange marchand des vins de luxe.

Conformément à la logique folkloriste revivaliste, les initiateurs de laPaulée se présentent comme des rénovateurs de traditions. La premièrePaulée rénovée est organisée en 1923 et réunit déjà 300 personnes en1928 (cf. Fig. 6). Elle consiste en un grand repas de fin de vendangesreprenant le principe des anciennes Paulées qui voyaient le propriétaireinviter ses vendangeurs pour un repas au domaine. Si ici, aucun ouvrierne siège à la table alors garnie de journalistes, de personnalités de la vigne

1 Voir les travaux de la Commission parlementaire de 1930 acquis à la cause

des propriétaires, Enquête sur la situation de la viticulture de France et d’Algérie,(Indre-et-Loire, Dordogne, Gard, Côte d’Or), Tome 4, Rapport fait au nom de laCommission des Boissons par M. Édouard Barthe, nº 3 156, Chambre desDéputés, Paris, Imprimerie de la Chambre des Députés, 1931 ; JacquetOlivier, « Les A.O.C. à l’épreuve des fraudes en Bourgogne. Le négoce dansla tourmente. », Cahiers de l’Institut d’histoire contemporaine, Dijon, nº 6, EUD,2001, pp. 25-39.

Page 10: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

162

(très peu de négociants ou des négociants propriétaires) et de proprié-taires pour garantir une publicité nationale et internationale la plus largepossible, l’imaginaire vigneron, populaire et villageois est par contreomniprésent : usage du patois, nom de plats régionaux, chansons régio-nales, spectacles de groupes folkloriques…

Figure 6. Le folklore viticole : menu de la Paulée de 1925(sources : Archives municipales de Meursault)

La Paulée de Meursault vise plusieurs objectifs. Le premier est de renfor-cer la publicité autour de l’appellation Meursault contrant alors les initia-tives négociantes souhaitant remplacer les appellations de villages par desnoms de marques des négociants.

« Il est désirable que l’œuvre précitée (La Paulée et son prix littéraire), aide àla résurrection de la “Côte de Meursault”, comme productrice des grands vinsblancs de Bourgogne, en même temps qu’elle fasse connaître la situation du

Page 11: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

163

village, les mœurs de ses habitants, les coutumes de ses vignerons, en un mottout ce qui est capable de fixer l’attention sur Meursault. » 1

Le folklore fait événement, donne une culture villageoise à un lieu, per-met d’attirer l’attention sur le village pour occuper l’espace médiatique àun moment fixe sur l’agenda des festivités viticoles bourguignonnes.

En même temps, à travers le folklore, il s’agit également de mettre enforme une nouvelle image du vin. À la Paulée, il n’y a « point de ce vin offi-ciel à la même étiquette : souvent la médiocrité dans l’uniformité. Ici, chacun est lemaître de son produit. Il cultive la vigne, il cuve les raisins, il soigne le vin, surveillantà chaque pas sa marche à la perfection » 2. Il n’y a plus de place pour la marquecommerciale, le négociant dans cette filière de l’authenticité entièrementcontrôlée de la récolte au vieillissement du vin par le vigneron. L’étapesuivante après les appellations d’origine et la folklorisation du vignoblepour contourner le négoce, c’est la vente directe du propriétaire auconsommateur. Le Comte Lafon et Jacques Prieur en sont effectivementles précurseurs notamment pour leurs grands crus du Montrachet dontils sont deux des douze propriétaires. Jacques Prieur suggère même lacréation d’un signe collectif de reconnaissance des propriétaires deMontrachet placé sur les bouchons et les étiquettes, pour assurer auconsommateur plus strictement la provenance du vin. Il justifie cetteentreprise collective en notant la « tendance chez le consommateur pour des vinsde crus authentiques » contre les assemblages.

Ainsi, « pour garantir cette authenticité, la mise en bouteilles à la propriétéparaît le meilleur procédé. Notre intérêt serait que le vin ne sorte plus de noscaves qu’en bouteilles avec un cachet d’origine absolu. Assurant à sespropriétaires le monopole de la vente en première main, la mise en bouteilles àla propriété du Montrachet ferait de nous les maîtres du marché de ce vin. Lescours ne pourront donc que se maintenir élevés » 3.

Même si la vente directe reste marginale en Bourgogne, pratiquéeuniquement pour les très grands vins – nous estimons à 10 % la vente enbouteilles du domaine Lafon à la veille de la guerre, soit 90 % de la pro-duction encore vendue au négoce –, c’est une évolution en marche pourdétrôner les négociants. Dans l’imaginaire que ces entrepreneurs pro-meuvent, le vigneron ferait un vin personnel dont il serait le seul respon-sable à la différence du vin des négociants, uniforme, officiel, mal contrôlé,médiocre. La figure du vigneron est promue garante de la qualité ancestraledes vins de Bourgogne et elle est le moyen pour les propriétaires de

1 Guide de l’Association bourguignonne pour le maintien et la renaissance des traditions et

des fêtes populaires, 1932, Bibliothèque municipale de Dijon.2 Prieur Jacques, « La Paulée de Meursault », Grands Crus et Vins de France,

août-septembre 1933, p. 210.3 Lettre de Jacques Prieur adressée à Jules Lafon le 20 avril 1931, Série L1,

Archives du domaine des Comtes Lafon.

Page 12: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

164

monopoliser la rente de la qualité des vins de Bourgogne jusqu’à main-tenant détenue par les négociants. Il s’agit de détacher le vin du négo-ciant, de l’homme de la ville, du commerçant bourgeois, d’éloigner touteréférence à l’économie industrialisée en développant une image arti-sanale, précapitaliste, vigneronne au territoire productif, la Bourgogne.

Pour se convaincre de l’opposition des univers de sens incarnés par l’op-position négoce propriétaire, citons Paul Ramain, un des défenseursacharnés des appellations d’origine, absent à la Paulée de 1932, déçu quetout ce qu’elle incarne ne soit pas de mise dans cette année là :

« je trouve singulièrement déplacé qu’une fête des vignerons et des propriétairesamoureux de leurs grands crus bourguignons soit officiellement panachée defraudeurs de tout acabit et de marchands de pinards anonymes de la Côted’Or. Ces messieurs souriaient entre eux, mais, par derrière, que de fermenta-tions haineuses dans le cœur des malheureux grugés ! Il est triste de voir tel outel “sophistiqueur” connu s’asseoir à la table des autorités et faire des ma-mours à tel excellent président de défense viticole… écœuré mais gentilhomme.Pour ces messieurs argentés, une cruche d’eau et une cellule “carbonisée”seraient préférables, au lieu d’une entrade et d’une adorable “gougère” bien àpoint ! Il faut épurer la Paulée… Mon absence fut donc une protestation,exactement, comme celle de biens d’honnêtes gens et d’honnêtes propriétaires.Paradoxe étonnant “le Père de la Paulée”, cet homme exquis et intègre qu’estle Comte Lafon était lui-même absent de cette fête qu’il avait rêvée avecamour. Il avait ses raisons. » 1

Le propriétaire, le vigneron, la gastronomie, le folklore, la simplicité, levillage sont bien des garants de la qualité, de l’honnêteté, à opposer auxmarchands de pinards anonymes, les négociants, ces messieurs argentés, cessophistiqueurs fabriquant de vins en caves.

La région Bourgogne dispose sur le Bordelais de certains avantages pourune redéfinition régionaliste et folkloriste de la qualité des vins. Les uni-tés de production en Bourgogne sont plus petites, plus artisanales. Parailleurs, le contrôle de la filière viticole en Bourgogne est essentiellementfait à la campagne, dans de petites villes (Beaune, Nuits-Saint-Georges)et dans des villages (Meursault, Gevrey…). Le nom du vin ne prend pascelui d’une ville, d’un lieu de la modernité productive, Bordeaux. LaBourgogne peut plus facilement jouer une image artisanale, campa-gnarde, précapitaliste 2. Ainsi, le développement de la gastronomie régio-

1 Lettre de Paul Ramain publiée dans la Revue du vin de France, décembre 32,

6e année, nº 65.2 Il faudrait creuser plus sérieusement cette hypothèse, mais l’essor après 1945

du folklore vineux dans le Bordelais touche prioritairement Saint-Émilionavec « la Jurade de Saint-Emilion » soulignant la plus facile adaptation de lathématique régionaliste du vin dans les villages qu’à la ville. Les confrériesviticoles représentent alors un réseau d’espaces se définissant dans leurrapport artisanal de la qualité.

Page 13: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

165

nale n’est absolument pas ignoré à Bordeaux et les producteurs de Bor-deaux jouent aussi des modèles de promotion territoriale pour s’armerface à la concurrence. Cependant, la gastronomie prend prioritairementune forme citadine, celle du club bourgeois. À l’image du Club des Centde Paris, se fonde exactement au même moment que la Paulée le Clubdes Trente de Bordeaux en septembre 1924 1. Celui-ci se donne pourobjectif de réunir « les trente plus grandes notabilités de Bordeaux ». Son prési-dent est Daniel Guestier, négociant en vin, ancien président de la Cham-bre de Commerce de Bordeaux. Le lieu du dîner fondateur du Club desTrente est révélateur de l’écart qui sépare la conception bordelaise etbourguignonne de la gastronomie régionale de l’époque. Il s’agit du ca-sino de Bellevue à Biarritz, la ville même que Jules Lafon critiquait, lorsde conférences touristiques, pour son artificialité 2. Le Bordelais préfèregarder une image bourgeoise et urbaine, prenant le restaurant pour cadrede la gastronomie régionale, quand la Bourgogne choisit une image villa-geoise et vigneronne pour la promotion de ses vins, favorisant la cave, lerepas champêtre et le banquet villageois comme cadre imaginaire de laconsommation de ses vins.

Ce modèle de la folklorisation du vignoble initié à Meursault est repris etsystématisé en Bourgogne dans les années trente. La propagande par lefolklore est comprise comme une des réponses à la crise. En 1934, estcréée la première confrérie vineuse, la Confrérie des Chevaliers du Taste-vin qui reprend tous les ingrédients en gestation à la Paulée en lui don-nant une efficacité publicitaire plus large (cf. Fig. 7).

1 Chapitre douzième (1923-1924), Archives du Club des Cent.2 « Maintenant, chaque morceau de sable est jalousement occupé par Snobino et Snobinette,

en toilette renouvelée suivant les principes rigides d’un protocole mondain ; il faut sesurveiller, se saluer, marcher, se moucher, descendre dans la mer, en des mouvements consa-crés par l’usage adopté ; et, malheur à celui qui se trompe ! Il n’a qu’à disparaître dansson trou de province, il n’est plus digne de Biarritz » ; Lafon Jules, « Mes Pyrénées »,Bulletin de la section Côte d’Or et Morvan du Club alpin français, nº 24, 1913, p. 36.

Page 14: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

166

Figures 7 et 8. Le Conseil de l’Ordre de la confrérie des chevaliers du Tastevin en robe auCaveau nuiton. Les Cadets de Bourgogne lors des chapitres de la Confrérie des Chevaliers du

Tastevin (source : Confrérie des chevaliers du Tastevin)

Dans un caveau de Nuits-Saint-Georges, les grands négociants-propriétaires de la Côte de Nuits inventent une cérémonie humoristiqueen s’inspirant du Malade imaginaire de Molière, se déguisent sous les traitsde vignerons du Moyen-Âge en se constituant une robe rappelant lesattributs du vin de Bourgogne. Le public est majoritairement composéde journalistes nationaux et internationaux sélectionnés qui s’empressent

Page 15: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

167

de nommer la pratique de traditionnelle et vigneronne. Le folklore com-mercial coûte moins cher que la publicité rédactionnelle – l’achat dejournalistes et d’articles dans la presse, méthode préconisée par les publi-cistes de l’époque pour la promotion des produits de luxe 1 – pour unrésultat bien supérieur en nombre de lignes dans la presse. Dans la fou-lée, en 1938, est organisée la première Saint-Vincent tournante réunissantdans une même procession l’ensemble des villages de la Côte (cf. Fig. 9).

Figure 9. Sortie de la statuette de Saint-Vincent lors de la Saint-Vincent Tournante par laConfrérie des chevaliers du Tastevin (source : Confrérie des Chevaliers du Tastevin)

En 1937, la réalisation du Pavillon de la Bourgogne au centre rural del’Exposition internationale confié aux Chambres de commerce de la ré-gion reprend cette image commerciale gastronomique et vigneronne. Leclou du Pavillon est alors une cave stylisée (cf. Fig. 10) où l’on sert laproduction viticole bourguignonne entouré d’outils vignerons, sur destables en forme de tonneau, dans un pavillon à l’architecture régionalemodernisée (cf. Fig. 11).

1 Chessel Marie-Emmanuelle, La publicité, naissance d’une profession. 1900-1940,

Paris, CNRS éditions, 1998, 252 p.

Page 16: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005

168

Figures 10 et 11. Le caveau bourguignon au sous-sol du Pavillon,à l’image du caveau nuiton. — Le Pavillon de la Bourgogne

à l’Exposition de 1937 (source : Archives de la CCI de Dijon)

Ainsi, pour l’économie viticole bourguignonne, le folklore vigneron, lesappellations d’origine et la vente directe ne sont que les facettes multiples

Page 17: Image aristocratique et image vigneronne des vins. Lutte pour … · 2018. 10. 27. · Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté 155 marque pour mieux montrer cette

Image aristocratique et image vigneronne… G. Laferté

169

d’une même tendance : la mise à l’écart du négociant et l’affirmation despropriétaires dans le partage de la valeur ajoutée des grands vins. Lefolklore et le régionalisme, en modifiant le sens de l’excellence des vins,permettent d’accompagner culturellement le basculement du contrôle dumarché. À la fin des années 1920, un bon producteur de bourgogne estun “vigneron”.