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Images documentaires n o 77 – Juillet 2013

Images documentaires n 77 – Juillet 2013 · 2013. 6. 27. · Jacques Mandelbaum concluait ainsi sa critique dans Le Monde: «La grande force de ce film résolument tourné du côté

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Images documentaires

Revue trimestrielle publiée par l’associationImages documentaires,avec le concoursdu Centre national du livre.Photo de couverture : DR

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Wang Bing s’est fait reconnaître comme un très grandcinéaste dès son premier film, A l’ouest des rails, uneœuvre monumentale découverte en France il y a près dedix ans. Depuis, il n’a cessé de filmer avec patience etobstination les exclus de la croissance économique chi-noise des années 1990, tout en faisant preuve d’une puis-sance esthétique sans équivalent. On est frappé par l’intégrité de son observation, le respect avec lequel ilapproche et accompagne les personnes qu’il filme et rendcompte sans misérabilisme d’une condition humaine mar-quée par le plus grand dénuement. Ce numéro rassemblequelques contributions pour éclairer sa manière uniquede filmer, en attendant la sortie l’année prochaine deThree Sisters (Les Trois Sœurs du Yunnan), déjà primé àVenise et à Nantes.

La rubrique Films rend compte notamment de troisœuvres remarquables dont deux sont déjà sorties sur lesécrans : La Maison de la radio de Nicolas Philibert etUne jeunesse amoureuse de François Caillat ; la troisième,Visages d’une absente de Frédéric Goldbronn a boule-versé ses premiers spectateurs.

Dans Parti pris, la revue revient sur 5 Caméras bri-sées, film unanimement encensé, ce qui ne laisse pasd’interroger sur la critique cinématographique.

Enfin, nous avons voulu partager un court texte inéditde Chris Marker, à qui ces dernières années il était inutilede demander un texte, mais qui ne refusait jamais d’écrire

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EDITORIAL

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quelques mots en hommage à un ami disparu. Cette fois,c’était pour son ami JJ, le cinéaste, explorateur et… avia-teur, Jean-Jacques Languepin, un homme «plein d’humouret de bonté », disparu en 1994.Catherine Blangonnet-Auer

Editorial

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Sommaire

WANG BING

Introduction, par Catherine Blangonnet-Auer page 9

« Il est avec vous le type à la caméra ? »,(à propos de Three Sisters),par Antony Fiant page 13

A l’ouest des rails : suite du voyagepar Jean-Louis Comolli page 23

Un film sans fin,par Annick Peigné-Giuly page 35

Suivre dans les ténèbres,à propos de Fengming,chronique d’une femme chinoise et Le Fossé,par Arnaud Hée page 41

Entretien avec Wang Bing,par Guillaume Morel page 49

Filmographie page 55

FILMS page 61

Sélection DVD et sorties salles page 89

PARTI PRIS

Mal-adresse, à propos de 5 Caméras brisées,par Julien Marsa page 95

INÉDIT

Pour JJ, en mémoire du cinéaste explorateurJean-Jacques Languepin,par Chris Marker (1994) page 101

Notes sur les auteurs page 103

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Wang Bing

« Filmer l’empreinte de l’existence de ceux qui viventà mes côtés mérite que j’y consacre toute mon énergie. »

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Wang Bing, Venise (2012)

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Introduction

Wang Bing est né en 1967 à Shaanxi, en Chine. Il a étu-dié la photographie à l’Académie du Film de Pékin et ad’abord travaillé comme photographe sur des tournagesde films institutionnels avant de s’engager en 1999 dansle projet qui a abouti à ce film majeur : A l’ouest des rails.C’était à l’origine un projet photographique : lorsqu’il étaitencore étudiant, habitant la ville de Shenyang, dans leNord de la Chine, Wang Bing avait longuement photo-graphié le gigantesque complexe industriel de la ville envoie de démantèlement depuis le début des années 1990.C’est l’aboutissement de ce processus que Wang Bingfilme de 1999 à 2001 après avoir échangé son appareilde photo contre une mini caméra DV.

Il est frappant de voir à quel point Wang Bing avaitréfléchi au montage et à la structure de son film avant letournage. Il l’avait préparé mentalement, tout seul : « Jecrois que divulguer mon projet dans une trop grandemesure m’aurait mené à l’échec», confie-t-il, dans un entre-tien réalisé en 2004 avec l’équipe du Cinématographe deNantes. Il avait dès le départ une idée très claire du lan-gage cinématographique qu’il voulait employer, fondésur de longs plans-séquences, et on remarque l’extraor-dinaire aisance avec laquelle il choisit l’axe de sa caméraet maîtrise le mouvement dans chaque plan, en anticipantsur ce qui va se passer. « A aucun moment du tournage,dit-il aussi, vous ne devez perdre de vue la structure géné-rale et le ton du film ». A l’origine le film devait durer trois

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heures. Wang Bing raconte comment il en est arrivé à ladurée finale de 9 heures 11, après une première version decinq heures pour le festival de Berlin. « Une telle duréen’était pas préméditée, elle m’est apparue comme uneévidence et une nécessité pour une compréhension totalepour le spectateur. » A l’ouest des rails fit ensuite le tourdes plus grands festivals pendant un an avant de trouverun distributeur en France, Ad Vitam, qui osa le sortir ensalles malgré sa durée hors normes.

Jacques Mandelbaum concluait ainsi sa critique dansLe Monde : « La grande force de ce film résolumenttourné du côté des hommes, de leur souffrance commede leur résistance, est qu’il emporte avec lui toute l’his-toire du XXe siècle, qui aura été, comme jamais dans l’his-toire humaine, celle de l’asservissement et de l’anéan-tissement industriel de l’homme par les systèmes. Etlorsqu’à cette dimension tout à la fois artistique et poli-tique s’ajoute une aura mythologique – la lutte immé-moriale des hommes contre l’indifférenciation de lamatière –, force est d’admettre qu’on a bien affaire àun chef-d’œuvre. » 1/

Le numéro s’ouvre sur un article d’Antony Fiant à pro-pos de Three Sisters (Les Trois Sœurs du Yunnan), le filmle plus récent de Wang Bing, primé à Venise et à Nantesl’année dernière et qui sortira en salles en France en2014. Antony Fiant souligne notamment « l’extrême humi-lité» du cinéaste dans sa manière d’approcher et d’accom-pagner les personnes qu’il filme, « sans voyeurisme misé-rabiliste », mais en trouvant intuitivement la juste distanceavec elles.

Dix ans après, Jean-Louis Comolli s’interroge sur cequi reste de précis dans son souvenir d’A l’ouest des rails,dont la longueur représente un défi pour la critique. En

2005, il avait rédigé desnotes 2/ qu’il reprend etdéveloppe aujourd’hui enmontrant comment, chez

Wang Bing

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1/ Le Monde, 9 juin 2004.2/ « Mutations documentaires » inCorps et cadre, Cinéma, éthique etpolitique. Verdier, 2012, pp. 131 à 137.

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Wang Bing, « la technique détermine le style et donneforme aux enjeux du film, y compris politiques ».

Annick Peigné-Giuly, s’interrogeant sur la durée du filmet sur la liberté qu’a eue Wang Bing de choisir cettedurée, rappelle qu’une telle liberté artistique se paie cherpour les cinéastes chinois : « par la précarité de leur situa-tion, par une grande solitude de travail également ».

Arnaud Hée analyse deux films qui forment un dip-tyque : Fengming, chronique d’une femme chinoise, réa-lisé en 2007, et Le Fossé, en 2010, récits, sous formedocumentaire pour le premier, et sous forme de « fictiondocumentée » pour le second, des expériences vécuespar les survivants des camps de travail de la fin desannées 1950. En l’absence d’images de ces camps, Feng-ming, par la parole, et Le Fossé, par la mise en scène,viennent de manière complémentaire « combler un anglemort de la représentation. »

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A l’ouest des rails, 2003

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Sur L‘Homme sans nom (2009), qui est un chefd’œuvre au même titre qu’A l’ouest des rails, nous avonschoisi de renvoyer à la lecture du magnifique texte deGeorges Didi-Huberman, « Epilogue de L’Homme sansnom », dans son ouvrage Peuples exposés, peuples figu-rants. 3/On est ému à la lecture de ce texte comme ona pu l’être à la vision du film. Il clarifie les sentiments parlesquels on est passé au cours de cette projection d’unfilm d’une heure trente sans dialogues ni commentaire.Georges Didi-Huberman analyse de façon magistrale laportée politique, philosophique, esthétique et éthique dece film.

L’ensemble de l’œuvre de Wang Bing possède cette« force esthétique » et cette intégrité morale. Dans l’entre-tien réalisé en mai 2013 par Guillaume Morel qui clôtce numéro, il dit n’être investi d’aucune mission : « J’écoutece vers quoi mon cœur me porte. […] Ce n’est que monexigence qui me guide ».Catherine Blangonnet-Auer

Wang Bing

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3/ Georges Didi-Huberman, Peuplesexposés, peuples figurants (L’Œil del’Histoire, 4). Les Editions de Minuit,2012.

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Fengming, chronique d’une femme chinoise, 2007

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Suivre dans les ténèbresà propos de Fengming,chronique d’une femme chinoise et Le Fossé

par Arnaud Hée

Entrelacs, au fémininFengming, chronique d’une femme chinoise (2007) et LeFossé (2010) constituent un diptyque faisant état de ladégradation de l’humain par le système concentration-naire chinois, précisément à la suite de la « campagnedes cent fleurs » à la fin des années 1950, où la bureau-cratie fut sommée de ne point freiner l’élan révolution-naire. Des déportations massives s’ensuivirent. Ces deuxfilms s’alimentent l’un l’autre, nourrissent aussi le parcourscréatif de Wang Bing (Le Fossé aurait été très différents’il n’avait été précédé par Fengming, film « non prémé-dité ») et notre expérience de spectateur face à sa filmo-graphie. Cette déclinaison de l’expérience du laogai 1/ enun documentaire (Fengming) suivi d’une fiction (Le Fossé)donne lieu à des œuvres à la facture très dissemblablemais unies par une franchise élémentaire, quelque chosede primitif allant dans le sens d’une forme de pureté déga-gée des « manières », bonnes ou mauvaises. PourquoiWang Bing choisit-il ce dispositif pour Fengming ? Toutsimplement parce qu’il n’y en avait pas d’autre possible.Le film devait créer la possibilité d’un espace où cettefemme puisse se raconter, le cinéaste ne pouvant avoirque la position de témoin de cette parole, un témoin et

une caméra qui écoutent.Un récit parallèle se tissedans le lien entre celle quiémet la parole et celui qui

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1/ Abréviation de laodong gaizoaqui signifie « rééducation par le tra-vail », on considère le laogai commeune déclinaison chinoise de l’admi-nistration soviétique du Goulag.

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la reçoit – on observe à cet égard une forme de proximitéentre la condition de Wang Bing et celle de spectateur.Cette position débouche, pour l’un comme l’autre, sur unfort sentiment d’intimité que la durée de trois heures per-met de nouer.

L’entrelacs représenté par les deux films se situe évi-demment dans la succession chronologique. S’il est abso-lument hors de propos de considérer Le Fossé commeune fiction « documentaire », il s’agit bien d’une fiction« documentée » où se manifeste la fidélité de Wang Bingvis-à-vis du réel. Lors du plan d’ouverture et dans les cré-

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Le Fossé, 2010

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dits, on constate que le scénario est basé sur l’ouvrageAdieu, Jiabiangou de Yang Xianhui et sur les témoignagesde Ti Zongzheng et des autres survivants. Ainsi toute lamatière qui compose le film procède de récits directs desurvivants, scrupuleusement suivis et respectés par lecinéaste. Aussi, dans cette attitude de fidélité, il s’agissaitd’éprouver le lieu ; Le Fossé a été tourné non sur le site deJiabiangou, mais bien dans la même province du Gansu– un tournage sans autorisation des autorités chinoises.Wang Bing note la quasi-absence de représentationsvisuelles du laogai, ses recherches n’ont abouti en effet

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qu’à deux photographies, où les détenus de Mingshui(également situé dans le Gansu) apparaissent flous dansces images qui documentent l’expérience concentration-naire d’une façon extrêmement lacunaire. On peut ainsiconsidérer que Le Fossé vise à la formulation d’imagesmanquantes, une façon de combler un angle mort de lareprésentation.

Au-delà de ces données, certes cruciales et éclairantespour la démarche de Wang Bing, on peut émettre l’hypo-thèse que la fiction « documentée » est dotée d’une scé-nariste nommée Fengming. La vision rapprochée des deuxfilms ne laisse aucun doute sur la présence – peut êtrepartagée avec d’autres témoignages – du « personnagedocumentaire » par l’intermédiaire de cette femme quiarrive comme une pure altérité à Jiabiangou; une humaineparmi des êtres privés de cette condition, et qui agit entant que représentante de cette espèce : crier, pleurer, ceque ne peuvent et ne savent plus faire les forçats. Feng-ming se termine par un plan où la femme est à son bureau,telle une scénariste à sa table de travail. Le téléphonesonne, un rescapé appelle de Kunming, à plusieurs mil-liers de kilomètres de Shanghai ; un nouveau chapitresemble s’ouvrir. Ce moment poignant inclut Fengming ausein d’une communauté des survivants, mais cela la relieaussi aux autres, la rend présente au monde, parmi lesvivants. Revient une phrase entendue plus tôt dans le film,qu’elle tient de son mari citant Guerre et Paix : « Tant quedure la vie, la joie peut exister. »

Du fait du naturel avec lequel il le fait, on oublieraitpresque un élément crucial de ce diptyque ; il réside dansl’adoption de points de vue féminins. Ce positionnementémane de données à la fois générales et très intimes pourWang Bing. Sa mère faisait partie de ces « femmesfortes » 2/ sur lesquelles pesait toute la charge du quoti-dien, notamment du fait de la maladie précoce de son

père, qui décède en 1981.I l s ’agi t ensui te d’une

Wang Bing

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2/ Entretien avec Wang Bing parZhang Yaxuan, in Capricci 2012, p. 71.

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condition féminine très répandue dans ces vies assujet-ties aux tourments historiques : « En général, durant lespériodes où la propagande représente une entrave impor-tante, les sentiments entre les gens se resserrent d’autantplus. Alors pense à un pays où la répression due à lapropagande est très étouffante et dure depuis longtemps :qu’est-ce qui permet aux gens de résister pour continuerà avancer et pour préserver l’état d’esprit élémentaireafin de survivre ? Ce sont tout simplement les sentimentsentre les gens, des sentiments très subtils, qui maintien-nent ensemble toute une société et permettent à chacun decontinuer à vivre. […] Elle [Fengming] s’est oubliée pourprendre soin de quelqu’un d’autre. Elle s’est reposée surcelui qu’elle aimait pour vivre. » 3/

Descendre, avec l’humainFengming et Le Fossé s’organisent comme des descentes,par lesquelles on accède à de véritables ténèbres – avec,en contrepoint, des êtres animés par l’amour. Au toutdébut de son récit, Fengming évoque son engagementrévolutionnaire enthousiaste, l’exprimant ainsi : « Le soleilbrillait à nouveau. » Avant que la première heure du filmne devienne cet impressionnant et vertigineux fondu aunoir, la lumière du jour baisse au fur et à mesure que cesoleil disparaît de son existence. Tandis que la présencede Fengming s’abîme dans le passé qu’elle narre, sareprésentation se fond dans le noir, s’enfonce dans lanuit. Ce n’est que vers le tiers du film que Wang Bing,profitant d’un petit temps de pause dans le flux de cetteparole habitée, demande : « ça te dérange d’allumer ? »Avant cela, par fidélité envers le récit et le réel (passécomme présent), il n’est pas question que la valeur esthé-tique de l’image – ou la question de sa laideur – concur-rence celle de la parole.

Le Fossé obéit à cette même logique de la descente,omniprésente dès A l’ouest des rails avec le motif de la

marche et du cheminement

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Suivre dans les ténèbres

3/ Ibid.

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vers le ventre et la matière de ce complexe industriel envoie de démantèlement. On découvre ici dans un pland’ensemble des silhouettes avalées par l’immensité déser-tique, celles-ci sont ensuite englouties par des cavités quileur servent autant de couches que de mouroir. On entrevivant dans ces trous, on en sort mort, comme si les corpsétaient absorbés, digérés puis régurgités et recrachés parla terre. Les idées de ténèbres et de damnation innerventprofondément la filmographie du cinéaste, Brutality Fac-tory 4/ étant une première plongée fictionnelle nous met-tant en présence de fantômes hantant une usine chaquenuit. Ce court-métrage représentait un pas supplémentaireen direction du cinéma de genre fantastique, auquelWang Bing se rattache à bien des égards. L’analogie estévidemment frappante ; les détenus de Jiabiangou s’appa-rentent largement à des présences fantomatiques, desencore vivants déjà morts. Sans détour, avec une rudessesans concession, Wang Bing nous emmène au sens propreet figuré dans ces ténèbres souterrains, endroit infernalet mortifère où se déroule une part importante du film ;ce choix permet de faire accéder l’immensité « ouverte »– qui, en fait, « enferme » aussi – des paysages extérieursà une très grande tension dramaturgique lorsqu’ils sontconvoqués.

Il est tentant de reprendre ici le raisonnement deGeorges Didi-Huberman à propos de L’Homme sans nom,où, au passage, le motif du trou tient une place elle aussiprépondérante. Il écrit : « Wang Bing, délicatement, obs-tinément, le [l’homme sans nom] suit. » 5/ Considérant queles cinéastes tendent à précéder pour mettre en scènedans un espace et une durée qu’ils déterminent, Didi-Huberman poursuit : « Ici, c’est le contraire exactement :la caméra suit l’être filmé, quitte à perdre pour longtemps

la possibilité de cadrer sonvisage, son en-face. Ellerefuse à anticiper ou àcommander quoi que ce

Wang Bing

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4/ Segment de L’Etat du monde, filmcollectif datant de 2007.5/ Peuples exposés, peuples figurants.L’œil de l’histoire, 4, Les Editions deMinuit, pp. 233-257.

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soit. Elle ne « prend » ni ne « capte » : simplement elle suit.Ce qui, grâce à la richesse de ce verbe en français, nousindique peut-être qu’on ne comprendra jamais autrui (« jete suis », au sens de : « je comprends la direction de tapensée ») sans accompagner, sans respecter physique-ment, fût-ce en restant derrière, en retrait, chaque mou-vement et chaque temporalité spécifiques de soncorps. » 6/ On constate combien cette donnée se pro-longe dans le travail fictionnel de Wang Bing, comme sise logeait dans Le Fossé une croyance en un réel qui rési-derait dans la présence de ces corps qui nous mènent,et que la caméra accompagne dans leurs déplacements,et leur descente. Quand un homme s’écroule – cette foispleine face – d’épuisement dans la tranchée que les pri-sonniers creusent, la caméra subie cette chute dans unmême mouvement.

Un écho évident se produit dans le premier plan deFengming. Une silhouette saisie de dos conduit le mou-vement ; une marche lente et malaisée, dans le froid, surle sol gelé, le micro saisit le frottement des vêtements épaisde la vieille femme. Superbe moment où une pure pré-sence physique nous mène jusqu’au seuil d’un film deparoles ; Wang Bing s’apprête, et nous apprête, à lasuivre, à l’accompagner et à la comprendre, en face etsans fard. Alors que des films récents (citons Into TheAbyss de Werner Herzog, The Act of Killing d’une ano-nyme, de Christine Cynn et Joshua Oppenheimer) s’offrentde façon vaniteuse aux chalands comme des descentesdans les tréfonds de l’âme humaine – noire très noire – enne faisant que produire de très discutables logiques spec-taculaires, Wang Bing fait office d’aiguillon éthique etde pilier esthétique. Il agit avec pour seul dessein unenécessité viscérale : « J’ai fait ce qu’il fallait faire et le filmest là, il existe. » 7/ Ces propos, prononcés pour Le Fossé,

valent pour tous ses filmset disent toute la simple etrad ica le ex igence du

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Suivre dans les ténèbres

6/ Ibid, p. 237.7/ Entretien avec Wang Bing, op. cit.,p. 73.

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cinéaste vis-à-vis de son art. Dans ce diptyque commedans ses autres films, Wang Bing est indéniablement attirépar les situations et expériences limites. Mais jamais il netransige, jamais il (et on) ne se pose la question de quel« côté » il se situe pour filmer, le faisant invariablementavec un humanisme profond – non béat, au contraire,d’une considérable âpreté. Sans ambiguïté aucune, avecune passion vibrante, un corps-caméra, transmetteur pré-cieux et émouvant, poursuit sa quête : capter et éprouverla dignité humaine, et son maintien.Arnaud Hée

Wang Bing

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