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À propos de... Imaginaire, imagination, construction de soi Adolfo Fernandez-Zoïla * Médecin des hôpitaux psychiatriques, 32, avenue Pasteur, 94250 Gentilly, France À propos de… La construction des imaginaires de Philippe Malrieu 1 Philippe Malrieu a entrepris et poursuivi d’importantes recherches dans le domaine psychologique des émotions chez l’enfant. Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, il a consacré sa thèse d’État aux rapports entre « Les émotions et la personnalité de l’enfant » en 1952 (2 e édition revue et considérablement augmentée, Vrin, 1967) et sa thèse complémentaire aux « Origines de la conscience du Temps. Les attitudes temporelles de l’enfant » (PUF,1953). Il a enseigné la psychologie de l’enfant et la psychologie générale à l’Université de Toulouse. Élève d’Henri Wallon et dans la mouvance d’Ignace Meyerson, il a dirigé de nombreux travaux universitaires, dont ma propre thèse de doctorat en médecine sur « La cataplexie, contribution à l’étude psycho-physiologique de l’Emotion » (1952). Malrieu a encore publié une étude sur « La vie affective de l’enfant » (1964) et, dans le « Traité de psychologie de l’enfant » (PUF, 1973) il a produit le chapitre « La socialisation de l’enfant ». Il nous offre ici un très bel ouvrage qui vise à explorer les plis des imaginaires entre le rêve, l’imaginaire mythique, et l’imaginaire se doublant d’imagination créatrice. « Le centre de notre étude est constitué par l’examen de la composition d’images et de synthèses d’images nouvelles. En quoi consistent ces inventions ? De quoi est fait ce pouvoir de nous soustraire aux influences du milieu qui agit présentement sur nous, de mettre un moment entre parenthèses ce que nous appelons la « réalité », pour nous laisser prendre à des « tableaux irréels » » (p. 5). Notre démarche suivra le fil des propos de Malrieu entre l’analyse du rêve et la construction de l’imaginaire, pour aborder dans un deuxième temps, les fonctions de l’imagination et les relations entre imagination et connaissance. Nous réserverons un troisième point ouvert aux questions autour de l’être des imaginaires, de l’être de l’homme et, si nous pouvons y parvenir, vers une * Auteur correspondant. Tél. : +33-1-49-86-51-72 ; fax : +33-1-49-86-51-72. 1 P. Malrieu. La construction des imaginaires. Paris: L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et Civilisations », série « Trouvailles et Retrouvailles » dirigée par Jacques Chazaud ; 2000. 246 p. E ´ vol Psychiatr 2002 ; 67 : 388-95 © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0 0 1 3 7 - 8

Imaginaire, imagination, construction de soi

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À propos de...

Imaginaire, imagination, construction de soiAdolfo Fernandez-Zoïla *

Médecin des hôpitaux psychiatriques, 32, avenue Pasteur, 94250 Gentilly, France

À propos de… La construction des imaginaires de Philippe Malrieu1

Philippe Malrieu a entrepris et poursuivi d’importantes recherches dans ledomaine psychologique des émotions chez l’enfant. Ancien élève de l’Écolenormale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, il a consacré sa thèsed’État aux rapports entre « Les émotions et la personnalité de l’enfant » en 1952(2e édition revue et considérablement augmentée, Vrin, 1967) et sa thèsecomplémentaire aux « Origines de la conscience du Temps. Les attitudestemporelles de l’enfant » (PUF,1953). Il a enseigné la psychologie de l’enfant etla psychologie générale à l’Université de Toulouse. Élève d’Henri Wallon et dansla mouvance d’Ignace Meyerson, il a dirigé de nombreux travaux universitaires,dont ma propre thèse de doctorat en médecine sur « La cataplexie, contributionà l’étude psycho-physiologique de l’Emotion » (1952). Malrieu a encore publiéune étude sur « La vie affective de l’enfant » (1964) et, dans le « Traité depsychologie de l’enfant » (PUF, 1973) il a produit le chapitre « La socialisationde l’enfant ».

Il nous offre ici un très bel ouvrage qui vise à explorer les plis des imaginairesentre le rêve, l’imaginaire mythique, et l’imaginaire se doublant d’imaginationcréatrice. « Le centre de notre étude est constitué par l’examen de la compositiond’images et de synthèses d’images nouvelles. En quoi consistent ces inventions ?De quoi est fait ce pouvoir de nous soustraire aux influences du milieu qui agitprésentement sur nous, de mettre un moment entre parenthèses ce que nousappelons la « réalité », pour nous laisser prendre à des « tableaux irréels » »(p. 5).

Notre démarche suivra le fil des propos de Malrieu entre l’analyse du rêve etla construction de l’imaginaire, pour aborder dans un deuxième temps, lesfonctions de l’imagination et les relations entre imagination et connaissance.Nous réserverons un troisième point ouvert aux questions autour de l’être desimaginaires, de l’être de l’homme et, si nous pouvons y parvenir, vers une

* Auteur correspondant. Tél. : +33-1-49-86-51-72 ; fax : +33-1-49-86-51-72.1 P. Malrieu. La construction des imaginaires. Paris: L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et Civilisations », série« Trouvailles et Retrouvailles » dirigée par Jacques Chazaud ; 2000. 246 p.

Evol Psychiatr 2002 ; 67 : 388-95© 2002 Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0 0 1 3 7 - 8

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plongée dans l’exploration de quelques aspects du fléchissement des images, deleur stagnation excessive ou de leurs soubresauts éventuels dans le psychopa-thologique, au seuil des interactions entre images et souffrances psychiques.

Du rêve à la construction de l’imaginaire

L’ imaginaire « N’est-il pas transformation analogique du sensible et du vécuactuels en thèmes irréels ? N’est-il pas libération à l’égard des activitéscontrôlées, et création d’une histoire absolument nouvelle, inédite, avec seslieux, ses objets, ses personnages inconnus ; ou, s’ ils sont reconnus, c’est endépit de leurs traits extraordinaires, qui devraient les rendre méconnaissables ? »(p. 13). Malrieu admet un sens, des sens, une création de symboles, à rechercheraprès, au réveil. Le rêve, une forme primitive de la fonction d’ imaginer ? « Lerêve est surgissement de combinaisons imaginaires — on les appellera fantasmes— qui provoquent une forme inférieure de conscience en déterminant un éveilsuperficiel par leur changement incessant, mais le rêveur, en tant que sujetconscient, n’est capable ni de diriger cette création, ni d’en saisir le sens au coursdu sommeil » (p. 14).

Le rêve (p. 13–48) sollicite l’auteur pour nous exposer les fantasmes et lastructure du rêve : c’est-à-dire une description de l’activité onirique nocturne,pendant le sommeil, en évoquant la possible origine des images et leurs jeuxd’association. Les théories du changement dans le rêve permettent d’accorderune place à Freud mais Malrieu est plus intéressé par les effets de dédoublementdes images ou par l’adhésion à la croyance que par les liens implicites entre lesélans sexuels et les figures dynamiques de l’affectivité. Au-delà des images enéchos, l’auteur nous rappelle que « la croyance ne se rattache à la vision que parune faible analogie, … (alors que) la croyance est faite de langage, d’un discourspar lequel le rêveur répond à la question que lui pose la vision » (p. 34–35). Eten note, il rappelle un argument majeur d’Alain pour qui « Il faut… considérerle langage comme réglant par son cours automatique tout ce qui, dans notrepensée, est autre chose que perception… » (p. 35, n°1). En triant les théorisationspossibles, il est dit que « avec la psychanalyse, on doit admettre le rôleprimordial des affects dans la production des images — de leurs conflits dans lesdéplacements et condensations d’ images : mais ces conflits ne peuvent êtrecompris à partir de l’hypothèse de la lutte de la libido et de la censure, ou dusurmoi » (p. 37). Pour l’auteur, qui cite Chastaing et Meyerson, « le rêve obéit àune recherche, il est un questionnement dirigé par une certaine idée du moi… »,ce qu’ il précise à travers « l’origine des images », « les synthèses oniriques »,« l’ identification à un personnage ». Malrieu fait ici appel aux observationsnotées par Jean Olivier-Casse (alors son élève) dans un diplôme d’étudessupérieures : « Les images dans le rêve ». À travers plusieurs exemples de misesen récit de rêves, Malrieu conclut que « Les sens conférés à l’ image sont labiles.

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L’ image elle-même est unique, création d’un moment — caractère profond detout imaginaire » (p. 47).

L’ imaginaire mythique appelle à d’autres recours : « Nous nous proposonsseulement de saisir sur quelques exemples comment se construisent, dans unesociété donnée, sous l’ influence d’un système de croyances collectif préexistant,les comportements individuels d’ imagination, par lesquels le sujet met enrelation les choses et les êtres, dans un réseau de significations qui, à la différencede celles du rêve, se révèlent comme fortement structurées, et dotées destabilité » (p. 50). Malrieu rappelle les travaux de Leenhardt sur les Néo-Calédoniens (correspondances entre l’homme social et la nature) et les recher-ches de l’école de Griaule sur les Soudanais, à propos des sources affectives dusymbole mythique selon l’exemple du système Dogon. Malrieu distingue deuxpaliers dans la construction de l’ imaginaire mythique. Un premier paliers’ implique dans un substrat affectif, « tentative pour apprivoiser les choses et lesêtres, un peu comme chez l’enfant dans ses jeux de fiction » (p. 77). Audeuxième palier intervient la tradition mythique qui régule et enrichit l’ imagi-naire. « Les va-et-vient entre ces deux niveaux assurent la correction progressivedes assimilations spontanées. L’ imaginaire mythique apparaît comme le dialogueentre l’ individu et son groupe, où celui-ci pose les questions, propose lesréponses, tandis que celui-là éprouve dans ses entreprises la validité des unes etdes autres, et parfois les remodèle selon ses découvertes personnelles » (p. 77).

L’ imaginaire intentionnel est abordé par Malrieu dans le domaine de lapeinture moderne et contemporaine. « Les œuvres d’art ont pour fonction deréaliser, au sens fort du mot, ce qui dans le rêve n’était qu’apparences, et dansle mythe signification. L’ imagination ici dévoile sous le réel donné, « naturel »,un réel caché, méconnu. Elle donne à voir, entendre et penser qu’ il existe,profondément, d’autres réalités, auxquelles nous ne sommes pas habitués » (p.79). Malrieu rend présents les propos de Poussin, Cézanne, Van Gogh, Pignon,Delacroix, et tient le plus grand compte des réflexions de Pierre Francastel, pournous montrer les voies de l’ imagination créatrice en peinture. Il nous invite àaller très fort en avant dans les œuvres. « On n’atteint l’ intimitédes choses qu’enl’ intimité de soi. En se donnant à elles. En se reconstruisant en elles » (p. 99). Ilnote un écart : « ce qui différencie profondément l’ imagination artistique du rêveet du mythe, c’est qu’elle comporte un effort personnel constant » (p. 102).

Ce parcours à travers le rêve, l’ imaginaire mythique et l’ imagination créatriceaboutit à une interrogation sur la construction de l’ imaginaire. Malrieu accordeaux affects en consonance un rôle majeur : « les affects sont, dans le rêve, peucontrôlés, dans le mythe, dirigés par la tradition, dans l’art orientés par lesconceptions de l’artiste » (p. 105). Sont passés en revue, (1) La structure desimages et des thèmes imaginaires (l’élaboration de l’ image, l’organisation desthèmes complexes, les différences entre image, signal, symbole, signe). (2) Ladifférenciation des imaginaires par leurs temporalités. Malrieu a eu la bonne idée

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de proposer un tableau récapitulatif p. 136, où il ajoute les écarts avec la rêverieet le fantastique.

Fonctions de l’imagination

Les fonctions de l’ imagination (chap. V p. 142–76) sont envisagées en tant que« sources de la personnalisation ». D’abord, situer les images et « l’ambiguïté del’ imaginaire ». Il nous est apparu, à divers égards, comme l’expression de désirsconstitués, de structures anciennes, mais aussi comme le révélateur de réalitésignorées. L’ image peut se présenter comme un donné, jailli « spontanément »,inintentionnellement… L’ image est la projection sur un stimulus perceptif d’uncontenu représentatif lié ànos désirs, à nos craintes… L’ imaginaire se présentecomme une tentative pour identifier les expériences les unes aux autres… endégageant des rapports symboliques… Par l’ imaginaire nous sommes placés aucentre de nos préoccupations cachées, de nos possibilités, de notre passé. Et noussommes entraînés, hors de la conscience de soi, vers des représentationsinconnues. » (p. 139–40). Puis, Malrieu passe en revue certaines théories etméthodes : celles de Ribot, Sartre, Freud et Bachelard. C’est de ce dernier qu’ ilse trouve le plus proche. Enfin, il avance des hypothèses générales qui l’amènentà présenter une analyse psycho-sociale des fonctions du rêve, du mythe, de l’art.Les aboutissements : « On peut dire que l’ imagination, considérée dans sasignification pour la personnalité, marque le premier moment de sa réunifica-tion… Devenus capables, dans notre vie interpersonnelle, de participer àplusieurs types de conduites, à plusieurs modèles, nous menons les uns et nousincarnons les autres dans un morcellement qui peut aller jusqu’au déchirement.L’ imagination tente d’y remédier. Elle est la réinvention du moi par la découvertede ses apparentements avec le monde. Là se trouve sa condition d’existence » (p.175–76).

La genèse des activités de l’ imagination amène l’auteur sur son terrain deprédilection, la psychologie de l’enfant. On lira ce chapitre VI (p. 177–226)comme étant la base et la finalitéde l’ouvrage en quelque sorte. L’ imaginaire desfictions enfantines implique une analyse fine des simulacres, du faire semblant,de manière comparative, autour de Piaget, de Wallon, de Château, de Malrieului-même. Des remarques observées, scrupuleusement notées, concernent lesdiverses phases des articulations des fictions dans la fiction-sympathie, dans lesjeux de construction, dans les fictions à plusieurs, propres aux jeux de rôles.Malrieu parvient à dégager des paliers d’ imitation-fiction et d’ identification-fiction, dont le ressort s’enracine dans les projections et dans la création desymboles ludiques. Dans une perspective ascendante, très bien architecturée, cesfictions sont reprises au sein d’une genèse de la personnalité où pointent lesdimensions de l’ imaginaire ludique, ce qui aboutit à une meilleure précisionconcernant la place de l’ imaginaire dans la personnalité inconsciente de l’enfant.

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La conclusion, très développée (p. 227–43), met en lumière les rapportsimaginaire-imagination-connaissance, et marque une ouverture vers les liensentre le monde des images et l’action. Une ultime citation nous fournit la positionde l’auteur : « L’ imagination est l’acte d’un être social… Elle suit des schémasde réorganisation qui sont communs à un groupe, l’élaboration de l’ idéal de soiconsiste le plus souvent dans des retouches apportées aux modèles qui sontproposés par l’entourage du sujet, elle n’en est pas la refonte profonde, carcelle-ci exige une analyse des sources des déchirements, une critique desidéologies, la mise à jour des contradictions qui existent entre les modèles, toutesdémarches qui ne peuvent être accomplies que par une réflexion rationnelle.L’ imagination est, en dépit des apparences, un comportement plus soumis auxinfluences des idéologies de la société que l’analyse scientifique. À vrai dire, ily a sans cesse dans l’ imagination un jeu dialectique entre l’appel de la société etles projets de l’ individu » (p. 243). Et encore : « si la personnalisation consisteen un effort pour surmonter les divisions qu’ imposent au sujet des engagementsdivergents, on peut dire que l’ imagination est un mode primitif indispensable :celui où il dessine, sans pouvoir encore les définir de façon claire, les moyens desortir de lui-même, de donner un sens à sa vie en condensant dans l’action dontil rêve une multiplicité d’existences séparées » (p. 244).

L’être des imaginaires et l’être de l’homme

Malrieu nous offre ici un très beau livre, plein de pertinentes remarquesconcernant la place que prend l’ imaginaire (ou l’ imagination, la différenceest-elle suffisamment accusée ?), dans la personnalisation de l’enfant et del’adulte. Par là, il aborde certains passages entre le rationnel et l’ irrationnel ;certaines articulations fertiles aussi concernant la création. La richesse d’un livreréside dans sa potentialité secrète à provoquer des questionnements, même siparfois ces questions apparaissent déjà s’éloigner des thèmes abordés. Autrementdit, les interrogations ne s’adressent pas à l’auteur mais à soi-même lecteur, àpartir de ce qui est suscité selon les niveaux abordés dans une lecture vivante.Ces questions concerneront les incidences éventuelles dans la mise en forme dupsychopathologique. Les souffrances des activités psychiques germent dans lesproductions des imaginaires. Freud a clairement montré ces liens à propos durêve et des activités mythiques. Nous n’y reviendrons pas. Orientons-nous plutôtvers les êtres des imaginaires et vers le jeu constamment modifié des inter-relations entre les imaginaires et l’être de l’homme. Comment l’être-hommeparvient-il à organiser sa propre charpente psychique, par rapport à lui-même, enrelation avec les mondes physiques et sociaux où il est impliqué ? Questionsposées en tant que questions, et non traitées dans leur devenir : il faudrait un

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deuxième livre. Et d’abord, deux questionnements touchant la vie humaineordinaire, ouvrant vers la problématique exploratrice du psychopathologique duquotidien.

L’ imaginaire, en tant qu’agencement diversifié des images qui se forment, sedéforment, s’effacent, disparaissent, fait éclore des images inédites, appelle àpasser d’une conscience imageante (Sartre) à une imagination organisée passiveou active, apte à s’ insérer et à trouver sa place dans l’architecture du tout del’homme. Ces imaginaires peuvent conserver aussi une autonomie, garder leurssecrets, fonctionner pour eux-mêmes, tout en permettant un autre fonctionne-ment (parfois qualifié un peu vite de rationnel) avec et dans le monde. Cependantces imaginaires fantasmatiques éveillés, peuvent aussi favoriser des figuresanimées, bien reliées entre elles autour d’histoires qui germent chez les individusà titre divers. Amiel a évoqué «la rêverie comme un dimanche de la pensée ».Et chacun sait que tout individu peut, grâce au jeu des images soutenues souventpar des discours tacites, se bâtir des mondes parallèles et les habiter imaginati-vement, tout en maintenant des liens plus ou moins étroits avec le monde duquotidien. Aspect cathartique des imaginaires, ludique à la limite, favorisant unthéâtre à usage intime, qui éloigne passagèrement des rigueurs et des affres de lavie. D’ailleurs ces imaginaires sont couramment alimentés soit par les sourcesmythiques soit, dans nos temps modernes, par les productions littéraires etfilmiques les plus diversifiées. Le terrain d’exploitation est immense. Indiquonsdeux incidences plus précises.

L’une concerne les liaisons endo-encéphaliques supposées au sein du courant-processus de la conscience, en fonction de la vitesse des images, de l’allurevertigineuse des réseaux fantasmatiques, susceptibles de faire apparaître lesfigures les plus inattendues, parfois effrayantes, créant des tableaux panphobi-ques qui s’ imposent (parfois ces « peurs » sont recherchées pour leurs effetsd’étrangeté contraignante et angoissante, et maîtrisées comme telles, renvoyéesà la « fin du spectacle » dans leurs quartiers) et entraînent des anxiétés et desangoisses avec constriction du soi apparent pouvant laisser des traces. La vitessedes images (les exemples des fantasmatisations érotiques provoquées de manièreeffrénée seraient à évoquer) produit un effet d’entraînement dans les substruc-tures dynamiques des connexions neuronales, ce qui appelle, à la limite, à uneintervention thérapeutique appropriée. À l’opposé, la stagnation de certainesimages et la pesanteur du courant imageant de la conscience suscitent l’appari-tion de points d’attriction qui freinent la souplesse imageante souhaitée, etparfois l’ensemble de la mobilité des activités psychiques. L’art du léger, dupassager, dans une volatilisation pondérée favorable du type « dimanche de lapensée » à retombées heureuses, exige de savants dosages personnels entre unimaginaire passif involontaire et un imaginaire actif, provoqué, peu souventatteints. Ce « miroir aux alouettes » proposépar le jeu des imaginaires, en amèneplus d’un, vers le vertige : les appels aux drogues les plus diverses, et/ou l’usagedes excitants habituels de manière excessive sont devenus banals.

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L’autre aspect concerne l’ imaginaire éveillé fonctionnant dans le quotidien.Chacun connaît les pouvoirs des hypnoses collectives, des séductions, destentations les plus variées à travers les appels à une meilleure justice, à unemeilleure vie pour tous, à une « terre promise », à un paradis présupposé quientraînent des engagements sérieux, des participations à des entreprises appa-remment les plus sérieuses, présentées par des gens estimés eux-mêmes sérieux,dans lesquelles s’engouffrent des individus déjà formés, intellectuellementdoués… D’où naïveté constatée dans l’après-coup, désillusions, de « qu’est ceque j’allais faire dans cette galère ? » à «il jura, mais un peu tard, qu’on ne l’yprendrait plus ». Et chacun sait que ces auto-critiques seront insuffisantes pourmodifier le fonctionnement des activités psychiques et en permettre unedistribution appropriée à plusieurs étages, compatibles avec l’être des imaginai-res et avec l’être de soi. À l’ inverse, l’absence des composantes des imaginaireset surtout la non-utilisation des images premières, spontanées, dans uneimagination mieux agencée, peut faire pâtir les individus figés dans leurpasséisme, dans leurs routines, dans une répétition tout au long d’une vie desmêmes gestes et des mêmes procédures psycho-sociales, côtoyant l’ennui et lamorosité. Aspects qui touchent de près aux souffrances psychiques qui s’objec-tivent dans le psychopathologique et exigent une approche du tout de l’homme,où il soit possible de prendre en mains, conjointement, l’être de ses imaginaireset l’être de soi, au-delà des approches concernant le seul homme de la nature(homo natura). Explicitons.

L’être de l’ imaginaire réside dans la phantasia mobilisée au sein du jeu desimages. Ces images renvoient aux particules endopsychiques les plus primitives,plantées dans le revers de l’activité intime de la conscience-processus, éphémè-res et fugaces, candidates à une vaporisation urgente ; images qui sans cesse serenouvellent, se modifient mais qui, depuis l’apparition, plus récente, d’autresformes des activités psychiques, se relient, forment des trames autour d’histoiresplus ou moins vives pouvant être objectivées dans la discursivitédes récits. Leursagencements armés et orientés, en quelque sorte, favorisent la mise en formed’une imagination, apte aux tranformations fortes qui s’ intriquent avec les autresactivités humaines dans ce domaine du psychique : perceptions, mots, concepts,formes intelligibles, formes affectives concrètes, formes du sentir énergétique.Selon des mélanges plus ou moins heureux, riches, durables, susceptibles de seconstituer dans une historicité et dans une historialité, propres à un humaindonné, ou de faire œuvre dans le hors-soi.

L’être de l’ imaginaire a été opposé à l’activité noétique, dite rationnelle, etlongtemps tenu en laisse, sinon à l’écart, marqué de suspicion (évoquonsMalebranche et la « folle du logis »). Ces temps ne sont pas si lointains. Puis, lerationnel a perdu de sa superbe. Les images, les affectivités, les diverses formesdu sentir ont pris ou commencent à prendre droit de cité. Pourtant l’ imaginationest, depuis Kant, admise dans sa valeur transcendantale, à distance de l’expé-rience dite sensible, et dans ce double voyage, de la raison pure et du

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sensible-connaissance, l’ imagination est venue marquer le point critique detoutes les inventivités humaines. Qui s’en est aperçu ? Heidegger a pris la peined’ illustrer ce travail intime et profond d’Emmanuel Kant. Nous voyons que nousn’avons pas fini d’évoquer les structures multiples des êtres des imaginaires et del’être de l’ imagination, si ce n’est pour les planter au cœur même de l’être-de-l’homme dans son propre devenir, pour affirmer l’être-homme. Dans l’au-delàdel’homo natura, dans une hétérogénéité enveloppante, englobante, intégrant letout de l’homme dans son immanence créatrice. N’est-ce pas le message mêmede Philippe Malrieu ?

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