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Healthcare Management FORUM Gestion des soins de santé – Fall/Automne 2007 27 ARTICLE ORIGINAL Implantation d’un modèle de pratique professionnelle en soins infirmiers par Esther Leclerc et Mélanie Lavoie-Tremblay ctuellement les modes de distribution des soins dans chacune des unités de médecine chirurgie sont plutôt hétérogènes et improvisés. Compte tenu de la pénurie de ressources, les équipes fonctionnent avec le personnel disponible. Bien que certains auteurs 1,2 suggèrent d’ajuster le niveau des services à la disponibilité des ressources, le contexte populationnel et la vocation tertiaire d’un centre hospita- lier universitaire ne permettent pas d’aller dans ce sens. D’autres auteurs 3,4,5,6 suggèrent l’utilisation de main-d’oeuvre non professionnelle, multipliant ainsi les titres d’emplois dans une même unité de soins. Ces mêmes auteurs soulignent que l’ambiguïté des rôles et la gestion des conflits dans ces mêmes unités deviennent des enjeux de taille. Effectivement, il ressort un manque de compétence des infirmières à délé- guer, superviser et contrôler les soins, donc d’assumer un leadership cli- nique au quotidien. 3,4,6,7 La pleine utilisation des compétences de chaque membre de l’équipe de soins tout comme la disponibilité de ressources expertes en tout temps constituent des facteurs déterminants sur la satis- faction du personnel, mais surtout sur la qualité et la sécurité des soins aux patients. 8,9,10,11 Dans ce contexte, l’équipe de direction de notre centre a développé et implanté un modèle de pratique professionnelle. Cette intervention organi- sationnelle vise le développement et l’utilisation des compétences de cha- cun, le développement de l’autonomie et l’imputabilité des infirmières et a comme finalité l’amélioration de la qualité et la sécurité des soins et de la satisfaction des patients et du personnel. L’ampleur d’une telle transforma- tion nécessite un processus d’implantation orchestré et rigoureux. Cet article vise à décrire le contexte d’implantation et le processus d’implanta- tion. Méthodologie (mise en œuvre du changement) Le centre hospitalier universitaire dans lequel se déroule l’étude résulte d’une fusion de trois hôpitaux de soins tertiaires. Il regroupe 1 000 lits de courte durée pour une clientèle adulte et emploie plus de 10 000 employés et 1 000 médecins. Trois unités de soins participent au projet pilote, soit une unité de chirurgie orthopédique, une de médecine interne et une autre de cardiologie et chirurgie cardiaque. Le cadre de référence utilisé pour réa- liser cette étude a été développé par le Centre d’expertise en organisation des soins et du travail (CEOST). 12 Ce cadre permet de regrouper des modèles théoriques à considérer lors d’une démarche de changement. Notons que c’est sous l’angle optimisation des ressources humaines qu’a débuté le projet d’implantation qui se base sur les caractéristiques des Magnets Hospitals. 8,13 L’encadrement du projet L’encadrement d’un tel projet constitue une pierre angulaire qu’il faut structurer dès le début. Cet encadrement est inspiré des travaux de Jacob, Rondeau et Luc 14 et identifie trois niveaux, soit stratégique, fonctionnel et Esther Leclerc, BScInf, MÉd., MSc., boursière de la FORCES, est directrice des soins infirmiers au Centre Hospitalier de l’Université de Montréal. Mélanie Lavoie-Tremblay, inf., PhD, boursière du FRSQ aux études supérieures, est professeure adjointe à l’école de Nursing, McGill University. A

Implantation d'un modèle de pratique professionnelle en soins infirmiers

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Healthcare Management FORUM Gestion des soins de santé – Fall/Automne 2007 27

ARTICLE ORIGINAL

Implantation d’un modèle de pratique professionnelle ensoins infirmiers

par Esther Leclerc et Mélanie Lavoie-Tremblay

ctuellement les modes de distribution des soins dans chacune desunités de médecine chirurgie sont plutôt hétérogènes et improvisés.Compte tenu de la pénurie de ressources, les équipes fonctionnentavec le personnel disponible. Bien que certains auteurs1,2 suggèrentd’ajuster le niveau des services à la disponibilité des ressources, lecontexte populationnel et la vocation tertiaire d’un centre hospita-

lier universitaire ne permettent pas d’aller dans ce sens. D’autresauteurs 3,4,5,6 suggèrent l’utilisation de main-d’oeuvre non professionnelle,multipliant ainsi les titres d’emplois dans une même unité de soins. Cesmêmes auteurs soulignent que l’ambiguïté des rôles et la gestion desconflits dans ces mêmes unités deviennent des enjeux de taille.Effectivement, il ressort un manque de compétence des infirmières à délé-guer, superviser et contrôler les soins, donc d’assumer un leadership cli-nique au quotidien.3,4,6,7 La pleine utilisation des compétences de chaquemembre de l’équipe de soins tout comme la disponibilité de ressourcesexpertes en tout temps constituent des facteurs déterminants sur la satis-faction du personnel, mais surtout sur la qualité et la sécurité des soins auxpatients.8,9,10,11

Dans ce contexte, l’équipe de direction de notre centre a développé etimplanté un modèle de pratique professionnelle. Cette intervention organi-sationnelle vise le développement et l’utilisation des compétences de cha-cun, le développement de l’autonomie et l’imputabilité des infirmières et acomme finalité l’amélioration de la qualité et la sécurité des soins et de lasatisfaction des patients et du personnel. L’ampleur d’une telle transforma-tion nécessite un processus d’implantation orchestré et rigoureux. Cetarticle vise à décrire le contexte d’implantation et le processus d’implanta-tion.

Méthodologie (mise en œuvre du changement)Le centre hospitalier universitaire dans lequel se déroule l’étude résulte

d’une fusion de trois hôpitaux de soins tertiaires. Il regroupe 1 000 lits decourte durée pour une clientèle adulte et emploie plus de 10 000 employéset 1 000 médecins. Trois unités de soins participent au projet pilote, soitune unité de chirurgie orthopédique, une de médecine interne et une autrede cardiologie et chirurgie cardiaque. Le cadre de référence utilisé pour réa-liser cette étude a été développé par le Centre d’expertise en organisationdes soins et du travail (CEOST).12 Ce cadre permet de regrouper desmodèles théoriques à considérer lors d’une démarche de changement.Notons que c’est sous l’angle optimisation des ressources humaines qu’adébuté le projet d’implantation qui se base sur les caractéristiques desMagnets Hospitals.8,13

L’encadrement du projetL’encadrement d’un tel projet constitue une pierre angulaire qu’il faut

structurer dès le début. Cet encadrement est inspiré des travaux de Jacob,Rondeau et Luc14 et identifie trois niveaux, soit stratégique, fonctionnel et

Esther Leclerc, BScInf, MÉd., MSc.,boursière de la FORCES, est directricedes soins infirmiers au CentreHospitalier de l’Université deMontréal.

Mélanie Lavoie-Tremblay, inf., PhD,boursière du FRSQ aux étudessupérieures, est professeure adjointe àl’école de Nursing, McGill University.

A

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Leclerc et Lavoie-Tremblay

opérationnel. Au niveau stratégique, la mise en place d’uncomité aviseur permet une réponse rapide pour dénouer cer-taines impasses. Au niveau fonctionnel, la mise sur piedd’un comité de pilotage permet de préciser et d’intégrerentre autres la définition du modèle de pratique profession-nelle, de déterminer les étapes d’implantation du projet,recommander des modalités d’arrimage avec les autresdirections, approuver les indicateurs de résultats et en assu-rer le suivi et finalement suivre et faire des recommanda-tions sur les aspects légaux, syndicaux et financiers du pro-jet.

Au niveau opérationnel, un comité d’implantation à l’uni-té de soins est constitué. Il a comme mandat de participer àchacune des étapes de l’implantation, de veiller aux affairestouchant la gestion courante de l’implantation du projet,d’intervenir sur les problématiques ponctuelles, de recom-mander des améliorations, de participer aux décisionsconcernant la pratique infirmière et d’identifier les moyensfacilitant la mise en œuvre.

La démarche optimale et ses phases La démarche d’implantation poursuivie se compose de 5phases.12 Tout d’abord dans les phases un et deux respecti-vement soit le partage de la vision ainsi que la constructiond’alliances et la validation du projet, plusieurs interventionsont été réalisées dont la tenue d’un « Lac-à-l’Épaule » afinde favoriser une approche participative. Dans la phase trois,soit la conception et la planification du projet, différents tra-vaux ont été menés tels que l’identification des stades decompétences, l’élaboration d’un questionnaire d’évaluationdes compétences, la préparation de formations s’adressantau développement de compétences. Le choix des unitéspilotes, basé sur le niveau de souffrance de l’équipe et le lea-dership de l’infirmière chef d’unité, a été complété. La phasequatre du projet consiste en sa réalisation. La réalisationimplique les études de temps et mouvements, la stabilisa-tion des équipes, la complétion des questionnaires, la parti-cipation à la formation et l’intégration des nouvelles façonsde faire. Enfin, la phase cinq qui cible l’évaluation a été pla-nifiée, soit un volet qualitatif par la réalisation d’entrevuesde groupes et individuelles auprès des intervenants impli-qués et un volet quantitatif par l’utilisation de question-naires et indicateurs de gestion.

RésultatsTout d’abord, la structure d’encadrement a subi quelques

modifications. L’introduction de représentants de d’autresdirections dans certains comités a permis de maintenir l’ad-hésion au projet et renforce le fait que l’implantation dumodèle est une priorité de l’organisation. Comme le projetse déroule dans trois unités différentes de trois hôpitaux, lebesoin d’un comité de coordination à l’implantation et à lacompréhension des constituantes du projet s’est vite impo-sé. Ce comité permet d’assurer la cohérence de ce projetmalgré la différence de culture de chacun des milieux.

Tel que prévu, les phases un et deux ont permis de rallier

un grand nombre de personnes autour du projet. Pas moinsd’une vingtaine de rencontres de groupes différents incluantles médecins ont permis de valider le projet et bien en saisirla priorité organisationnelle. Ces rencontres ont aussi per-mis de construire des alliances et même, dans une certainemesure, placer les premiers jalons du déploiement et de ladurabilité du changement. La tenue d’un Lac-à-l’Épaule anon seulement permis d’avoir une compréhension commu-ne du projet mais a aussi permis le rapprochement de l’équi-pe, élément essentiel pour optimiser le soutien dans laphase d’implantation. Ces journées de travail ont de pluspermis d’initier la phase trois de la démarche optimale soitla conception et la planification du projet. Lors de cettephase, il a été proposé de travailler avec trois stades soitdébutante, compétente et experte15 et la Mosaïque des com-pétences16 et développer un questionnaire d’évaluation.Toutes les unités ont demandé d’avoir des preuves tangiblesde la bonne foi de l’organisation. C’est ainsi qu’une sommea été libérée pour permettre l’acquisition de matériel priori-sé par l’équipe. Certaines étapes ont été réalisées en paral-lèle comme la complétion des questionnaires et les étudesde temps et mouvements. Certaines interventions spéci-fiques à chaque unité ont été réalisées principalement pourdiminuer la résistance au changement.

Un plan de formation sur trois jours a été élaboré. Lesinfirmières chefs d’unité agissent à titre de tuteur de forma-tion. Les groupes sont composés de 11 à 13 infirmières pro-venant des trois unités de soins.

Durant la phase de conception, des activités parallèlespréparant la mise en œuvre ont été complétées. Parexemple, des études de temps et mouvements ont résulté enl’ajout d’infirmières auxiliaires et de préposés aux bénéfi-ciaires. Les autres activités sont la stabilisation des équipeset l’introduction de l’infirmière experte pour l’accompagne-ment du développement professionnel de leurs collègues.Dans le cadre des entrevues de groupes, il ressort que lechangement, même bien supporté, rencontre un taux trèsélevé de résistance auprès des intervenants. Questionnés àsavoir leur degré d’adhésion au projet, l’ensemble des inter-venants ont accordé une cote globale de 5 sur 10 signifiantque bien qu’ils ne reviendraient pas en arrière, ils considè-rent qu’il reste énormément de travail à faire.

Conclusion Un des grands enjeux de ce projet était d’en faire saisir la

priorité par le comité de direction à travers les nombreuxautres grands projets de l’organisation dont la constructiond’un nouvel hôpital, l’implantation d’une nouvelle gouverneet la rareté des ressources financières. Il fallait faire ressortirla convergence de ces différents projets et surtout lesimpacts positifs d’un tel projet sur la sécurité et la qualitédes soins tout comme sur l’attraction et la rétention du per-sonnel. Un des facteurs déterminants dans le soutien de l’or-ganisation réside dans l’appui sans équivoque et renouveléde la direction générale et plus spécifiquement du directeurgénéral et du directeur général adjoint. Cependant, pour

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IMPLANTATION D’UN MODÈLE DE PRATIQUE PROFESSIONNELLE EN SOINS INFIRMIERS

maintenir et même augmenter l’intérêt et l’engagement detous, l’intégration de représentants de d’autres directionsdans les différents comités du projet a été sans contreditgarante de succès. De plus, un plan de communication a étéélaboré en tenant compte de différents publics cibles. Unautre défi de taille de ce projet était de mobiliser les res-sources humaines et les convaincre de la bonne foi de l’or-ganisation par des gestes concrets comme l’attribution d’uncertain montant pour l’achat d’équipements. Bien que perçupositivement par les équipes, il faut mentionner que le liende confiance est très fragile et que cet aspect mérite une trèsgrande vigilance de tous les intervenants impliqués.L’implication du personnel des unités constitue un élémentmajeur de la réussite d’un tel changement. Il faut donc conti-nuellement ajuster les processus de communication. Deplus, comme il est souvent plus rapide de prendre les déci-sions de façon centralisée, les intervenants hiérarchiquesdoivent être très vigilants et réceptifs à partager ce pouvoir.Plus les décisions seront prises au sein de l’équipe, plusl’adhésion au projet sera grande.

RemerciementsCe projet a pu se réaliser grâce au soutien financier du MSSSainsi qu’à l’implication et l’engagement de tous les interve-nants.

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