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www.campusfrance.org L’émergence d’un archipel est sans doute un phénomène attendu : Emerger, sortir de l’eau, l’image paraît appropriée pour un archipel, qui est en outre archétypique car il est le plus grand du monde. La géologie annonce l’entrée de l’Indonésie dans la cour des grands : l’ensemble insulaire est installé sur une ligne de faille sismique, il est charpenté par une chaîne de volcans qui anime littéralement la poussée de ses îles disposées le long de l’équateur. Entre Sumatra et Java, au milieu du détroit de la Sonde, on voit surgir, sur les décombres mêmes de l’ancien volcan dont la terrible éruption en 1883 provoqua un tsunami sensible jusqu’en Europe, le « fils du Krakatoa ». Malgré son caractère spectaculaire, l’archipel indonésien est généralement absent des horizons médiatiques où il n’apparaît qu’à l’occasion de catastrophes naturelles ou d’attentats extraordinaires (cf. Bali 2002). Il reste largement ignoré de l’opinion, et dans les fameux BRICS (1) , le « I » central n’est pas celui de l’Indonésie, mais celui de l’Inde. La littérature consacrée à l’émergence passe sous silence les performances et les perspectives de l’archipel (2) . Pourtant le phénomène est incontournable : avec près de 250 millions d’habitants (stabilisés à 350 millions d’ici vingt ans), le quatrième pays du monde par la population constitue d’ores et déjà la seizième économie mondiale, et selon les prévisions la dixième dans moins de dix ans. Certes, l’Indonésie revient de loin — en 1998, elle était au bord du gouffre, aspirée par la crise financière asiatique qui entraînait un recul de son PIB de 13 %. On la comparaît alors à un « trou noir », menacé de « balkanisation ». Aujourd’hui, elle enregistre une croissance de plus de 6 % par an — cela même pendant la crise mondiale de 2008, ou celle de 2012. Elle maintiendrait ce taux en 2013, selon les prévisions les plus conservatrices. Ces performances lui ont valu d’être intégrée en 2009 au G20, ce groupement qui réunit pays développés et émergents. Une autre image devrait alerter le public avisé, celle du double sommet de Bali, en novembre 2011 : à cette remarquable occasion, le président Susilo Bambang Yudhoyono reçoit en grande pompe les chefs d’État de l’ASEAN et de l’Asie Orientale (East Asia Summit ou EAS). Parmi les divers « événements » de ce ballet diplomatique, on relève une cérémonie de signatures tenue en présence du président Obama : sous ses yeux attentifs, le PDG d’Air Lion, une compagnie low cost indonésienne âgée d’à peine dix ans, achète deux cent cinquante Boeings 737. Ce contrat est sans précédent dans l’histoire de l’aéronautique mondiale. Il suffit de parcourir l’archipel pour constater le climat euphorique qui marque la sphère publique. Le voyageur étranger est immédiatement frappé par l’optimisme ambiant qui contraste avec le climat européen, par l’esprit d’entreprise, la curiosité, et l’ouverture sur l’extérieur. Il constate la mobilité de la population dans tous les types de transport, de l’avion à l’autobus de campagne, comme à bord des navires interinsulaires surchargés, sans parler des métropoles en proie à l’embouteillage permanent. Les causes et les modalités de cette « grande transformation » sont multiples, mais on peut les regrouper, si on laisse de côté les facteurs strictement économiques, en quatre groupes : géopolitiques, culturels, historiques et politiques. Ces facteurs sont certes décisifs, mais ils sont souvent ambivalents, et ne doivent pas masquer la persistance de vulnérabilités, examinées plus précisément à la suite de ces quatre sections. 1. L’atout géopolitique Inchangé sur la longue durée, le cadre physique détermine et surdétermine plus que jamais les conditions de l’émergence indonésienne. L’émiettement du territoire en 17 000 îles, grandes et petites, rend difficile son contrôle. Mais il a pour effet positif d’étendre encore la souveraineté du pays sur des mers intérieures, revendiquées comme nationales, au nom du principe archipélagique. C’est ainsi que s’ajoutent aux deux millions de km 2 émergés quelque six millions de km 2 d’eaux territoriales, zones économiques exclusives, plateformes continentales et mers intérieures. Un espace gigantesque, riche en ressources halieutiques et en hydrocarbures, alors même que depuis quelques années l’Indonésie n’est plus exportatrice de pétrole — sa croissance économique l’oblige à compléter la production nationale par des importations. Elle reste un des principaux producteurs et exportateurs de gaz naturel. L’emplacement de l’archipel est stratégique. Campée entre l’océan indien et l’océan pacifique, l’Indonésie contrôle par ses INDONÉSIE, UN ARCHIPEL ÉMERGENT François Raillon Texte d'une communication à l'Académie des sciences morales et politiques de l'Institut de France, en date du 25 juin 2012, à paraître dans le Bulletin de l'Académie des sciences morales et politiques, n°3, fin 2012. (1) Les plus émergents des pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud. (2) Notamment un ouvrage à visée exhaustive intitulé L’enjeu mondial, Les pays émergents, Presses de Sciences Po, 2008, sous la direction de Christophe Jaffrelot.

Indonésie, un archipel émergent · mondial par les détroits de Malacca, de la Sonde et de Lombok, dont 10 millions de barils de brut par jour. Ce pétrole se dirige essentiellement

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L’émergence d’un archipel est sans doute un phénomèneattendu : Emerger, sortir de l’eau, l’image paraît appropriée pourun archipel, qui est en outre archétypique car il est le plus granddu monde. La géologie annonce l’entrée de l’Indonésie dansla cour des grands : l’ensemble insulaire est installé sur uneligne de faille sismique, il est charpenté par une chaîne de volcansqui anime littéralement la poussée de ses îles disposées le longde l’équateur. Entre Sumatra et Java, au milieu du détroit de laSonde, on voit surgir, sur les décombres mêmes de l’ancienvolcan dont la terrible éruption en 1883 provoqua un tsunamisensible jusqu’en Europe, le « fils du Krakatoa ».

Malgré son caractère spectaculaire, l’archipel indonésien estgénéralement absent des horizons médiatiques où il n’apparaîtqu’à l’occasion de catastrophes naturelles ou d’attentatsextraordinaires (cf. Bali 2002). Il reste largement ignoré del’opinion, et dans les fameux BRICS (1), le « I » central n’estpas celui de l’Indonésie, mais celui de l’Inde. La littératureconsacrée à l’émergence passe sous silence les performanceset les perspectives de l’archipel(2).

Pourtant le phénomène est incontournable : avec près de 250 millions d’habitants (stabilisés à 350 millions d’ici vingt ans),le quatrième pays du monde par la population constitue d’oreset déjà la seizième économie mondiale, et selon les prévisionsla dixième dans moins de dix ans. Certes, l’Indonésie revientde loin — en 1998, elle était au bord du gouffre, aspirée par lacrise financière asiatique qui entraînait un recul de son PIB de13 %. On la comparaît alors à un « trou noir », menacé de« balkanisation ». Aujourd’hui, elle enregistre une croissance deplus de 6 % par an — cela même pendant la crise mondiale de2008, ou celle de 2012. Elle maintiendrait ce taux en 2013,selon les prévisions les plus conservatrices. Ces performanceslui ont valu d’être intégrée en 2009 au G20, ce groupement quiréunit pays développés et émergents.

Une autre image devrait alerter le public avisé, celle du doublesommet de Bali, en novembre 2011 : à cette remarquableoccasion, le président Susilo Bambang Yudhoyono reçoit engrande pompe les chefs d’État de l’ASEAN et de l’Asie Orientale(East Asia Summit ou EAS). Parmi les divers « événements »de ce ballet diplomatique, on relève une cérémonie de signaturestenue en présence du président Obama : sous ses yeux attentifs,

le PDG d’Air Lion, une compagnie low cost indonésienne âgéed’à peine dix ans, achète deux cent cinquante Boeings 737.Ce contrat est sans précédent dans l’histoire de l’aéronautiquemondiale.

Il suffit de parcourir l’archipel pour constater le climat euphoriquequi marque la sphère publique. Le voyageur étranger estimmédiatement frappé par l’optimisme ambiant qui contrasteavec le climat européen, par l’esprit d’entreprise, la curiosité,et l’ouverture sur l’extérieur. Il constate la mobilité de la populationdans tous les types de transport, de l’avion à l’autobus decampagne, comme à bord des navires interinsulaires surchargés,sans parler des métropoles en proie à l’embouteillage permanent.

Les causes et les modalités de cette « grande transformation »sont multiples, mais on peut les regrouper, si on laisse de côtéles facteurs strictement économiques, en quatre groupes :géopolitiques, culturels, historiques et politiques. Ces facteurssont certes décisifs, mais ils sont souvent ambivalents, et nedoivent pas masquer la persistance de vulnérabilités, examinéesplus précisément à la suite de ces quatre sections.

1. L’atout géopolitique

Inchangé sur la longue durée, le cadre physique détermine etsurdétermine plus que jamais les conditions de l’émergenceindonésienne. L’émiettement du territoire en 17 000 îles, grandeset petites, rend difficile son contrôle. Mais il a pour effet positifd’étendre encore la souveraineté du pays sur des mersintérieures, revendiquées comme nationales, au nom du principearchipélagique. C’est ainsi que s’ajoutent aux deux millions de km2

émergés quelque six millions de km2 d’eaux territoriales, zoneséconomiques exclusives, plateformes continentales et mersintérieures. Un espace gigantesque, riche en ressourceshalieutiques et en hydrocarbures, alors même que depuisquelques années l’Indonésie n’est plus exportatrice de pétrole— sa croissance économique l’oblige à compléter la productionnationale par des importations. Elle reste un des principauxproducteurs et exportateurs de gaz naturel.

L’emplacement de l’archipel est stratégique. Campée entrel’océan indien et l’océan pacifique, l’Indonésie contrôle par ses

INDONÉSIE, UN ARCHIPEL ÉMERGENTFrançois RaillonTexte d'une communication à l'Académie des sciences morales et politiques de l'Institutde France, en date du 25 juin 2012, à paraître dans le Bulletin de l'Académie dessciences morales et politiques, n°3, fin 2012.

(1) Les plus émergents des pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud. (2) Notamment un ouvrage à visée exhaustive intitulé L’enjeu mondial, Les pays émergents, Presses de Sciences Po, 2008, sous la direction de Christophe Jaffrelot.

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détroits la communication entre le Moyen Orient, la mer deChine et les Amériques. « située entre deux océans et deuxcontinents », comme le répètent pieusement les enfants desécoles, elle voit passer plus de la moitié du commerce maritimemondial par les détroits de Malacca, de la Sonde et de Lombok,dont 10 millions de barils de brut par jour. Ce pétrole se dirigeessentiellement vers le Japon et la Chine. En tant que paysriverain, l’archipel peut exercer, selon les cas, sa capacité denuisance (piraterie ou prédations diverses) ou d’assistance sibesoin est. Il est, naturellement, le gardien des voies decommunication maritime qui commandent les flux et les échangesentre les grandes puissances asiatiques.

L’Indonésie borde aussi la mer de Chine, sur son flanc méridional.Cet espace qui baigne les rives des pays de l’ASEAN et de laChine au nord constitue une formidable ressource, puisqueselon une étude chinoise, il recèlerait des réserves de pétrolecomparables à celles de l’Arabie Saoudite(1), soit l’équivalentdes besoins de la Chine pendant cinquante ans. Cet enjeu, au-delà du trafic considérable qui transite par cette zone en faitun lieu de conflit récurrent entre l’Asie du Sud-est et la Chine.

Le premier archipel du monde se trouve ainsi dans une positiongéostratégique exceptionnelle, mais paradoxalement, il peineà assumer ses responsabilités et à exploiter ses atouts : en effet,sa marine reste inadaptée aux besoins de défense et de sécurité.Avec seulement cent cinquante bâtiments, la flotte indonésiennea du mal à surveiller ses côtes et ses immenses étenduesmaritimes, contre les éventuels pirates, les braconniers (thaïlandais,coréens ou taïwanais), voire les intrusions de son voisin malaisqui lui conteste certaines îles. Cette situation s’explique par lacontrainte économique qui a longtemps pesé sur l’archipel, maisaussi par la domination de l’armée de terre sur la marine pendantles trente-deux années de gouvernement Soeharto. A l’époque,la marine était considérée comme favorable au premier présidentde l’Indonésie, Soekarno, que le général Soeharto avait remplacéaprès le coup d’État du 30 septembre 1965.

Toutefois, grâce aux nouveaux moyens dégagés par la croissanceéconomique, la flotte militaire est en voie de modernisationrapide : elle multiplie les acquisitions à l’étranger et accélère laconstruction navale locale. En attendant, la septième flotteaméricaine secondée par la marine japonaise assure la sécuritédans le détroit de Malacca, avec l’accord des riverains (Indonésie,mais aussi Malaisie et Singapour).

Dernier élément structurel conditionnant le destin de l’Indonésie,l’instabilité de son territoire, et son cortège de catastrophesnaturelles. Si le sous-sol recèle de nombreuses matièrespremières, si la terre est d’une fertilité incomparable à Java, le cadre naturel de l’Indonésie est fortement tellurique, témoinle terrible tsunami du 26 décembre 2004 qui a fait plus de 150 000 victimes en Aceh, la province la plus septentrionale de Sumatra. Frappés au cours des âges par des désastresrépétés, les Indonésiens ont développé deux traits de caractèrecontradictoires : la patience teintée de fatalisme face aux capricesde la nature, mais aussi le courage de se relever et de survivreaprès la catastrophe.

2. Le capital culturel et l’identité nationale

Dans un tel environnement, les Indonésiens ont construit unenation et un État dont les prémisses remontent à des tempsreculés. Sur la longue durée, on constate la permanence et larésilience du « fait nusantarien ». Le mot nusantara(2) désignel’espace indonésien, vaste étendue grande comme l’Europe deBrest à l’Oural, dans laquelle différentes structures politiquesont vu le jour au cours des âges. Deux « empires » revendiquantla suzeraineté sur les terres de l’actuelle Indonésie et au-delàsont une référence obligatoire pour les Indonésiens d’aujourd’huiet animent leur fierté nationale : Srivijaya aux 7-8e siècles (centréà Sumatra), et Mojopahit (Java) aux 13-14e siècles. A Java sesont concentrés les royaumes hindouisés, puis bouddhisés etislamisés qui ont fait la splendeur de cette île centrale. Lagrandeur, imaginée ou réelle, de ce passé nourrit les ambitionsde la république archipélagique.

Sur la base de ce riche passé réinventé, les nationalistes dudébut du vingtième siècle et ceux d’aujourd’hui définissentl’identité indonésienne. Le nationalisme reste extrêmement vif,il constitue l’idéologie explicite d’un des principaux partispolitiques, le PDIP, dirigé par l’ancienne présidente MegawatiSoekarnoputri. Tous les partis ou presque, du reste, se disent« Indonésiens », dans leur intitulé et leur programme.

Le modèle national s’est développé face aux puissancesextérieures, notamment les Pays-Bas. Il est articulé par lesJavanais, qui constituent le groupe ethnique dominant (40 % dela population). Non contents d’être les plus nombreux, lesJavanais sont aussi et surtout les détenteurs de la culture jugéela plus sophistiquée de l’archipel, porteurs d’une tradition politiquelongue et complexe, et voués à exercer le pouvoir. L’île de Java(150 millions d’habitants, tous ne sont pas javanais, maissoundanais ou madourais) est ainsi le cœur de l’archipel et leleader de ses vastes périphéries. Le centre déploie sa dynamique,face aux îles extérieures considérées comme des zones frontièresou d’expansion, des réservoirs d’espace et de ressources, desespaces d’exploration, d’exploitation et d’entreprise. Malgréla domination des Javanais, les Indonésiens ont l’habitude dela diversité ethnique et religieuse. Cette diversité généralementpaisible, avec des exceptions, a fourni les bases de la coexistenceet du pacte démocratiques.

Pourtant, l’expérience coloniale ne prédisposaient pas lesIndonésiens à l’exercice de la démocratie. Les Néerlandaisont exploité l’archipel d’une main de fer, puis, pris de remord,ont pratiqué une politique éthique de promotion des « indigènes »à partir du vingtième siècle. Ils ont ainsi légué une tradition à lafois autoritaire et paternaliste, encore sensible aujourd’hui.Toutefois, ils n’ont pas créé l’espace indonésien, ils se sontcoulés dans une géopolitique préexistante, dans laquelle ils ontintroduit des éléments de modernité occidentale.

Les nationalistes contemporains, promoteurs de l’actuelleémergence, ont à leur disposition le bagage légué par les pèresde l’indépendance. Et d’abord le premier d’entre eux, Soekarno,proclamateur de l’indépendance et inventeur des pancasila, cescinq principes qui régissent encore aujourd’hui l’État indonésien

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(1) Cf. « Great game in the South China Sea », The Hanoist, Asia Times online, 17 avril 2012.(2) L’Indonésie était appelée autrefois « archipel malais », mais pour désigner sa durée dans le passé on préfère parler de nusantara, terme Indonésien d’origine

sanscrite, dont l’étymologie indo-européenne donne le sens moderne : nusa : île (cf. nesos en grec), et antara : entre, inter. Nusantara signifie donc archipel.

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et instituent une république monothéiste semi séculière (premierprincipe). Nationalisme, humanisme, démocratie consensuelleet justice sociale constituent les quatre autres fondements del’État. Malgré l’exploitation des pancasila dans un sens autoritairepar Soeharto et une certaine désaffection à son départ en 1998,ces principes restent le fondement de l’État indonésien : ils luiconfèrent sa spécificité et représentent le compromis historiquepermettant de rassembler les peuples de l’archipel, quelles quesoient leur religion ou leur ethnicité.

L’histoire de la jeune république fournit un répertoire politiqueaux actuels leaders du pays. Tout d’abord le modèle de 1945,à savoir celui d’une diplomatie de combat recherchant lareconnaissance de l’indépendance, associée à une résistancemusclée sur le terrain. Ensuite le non alignement, animé parl’esprit de Bandung (conférence de 1955), qui préconisel’autonomie entre les deux mondes, capitaliste et communiste.Adoptant une posture extrême, Soekarno en 1965 a fini parprendre le parti de la révolution anti-impérialiste; il entendalors organiser, avec la Chine communiste, une Conference ofNew Emerging Forces (Conefo), rivale des Nations Unies, quiimagine déjà une forme d’émergence (révolutionnaire), mais semarginalise face au reste du monde. De cette époque militanteet révolue, il reste l’actuelle diplomatie « libre et active » del’Indonésie, qui n’est membre d’aucun pacte militaire, ni engagéedans aucun camp, même si elle est, dans la dernière période,l’amie des États-Unis contre la Chine et dans la lutte contre leterrorisme islamique.

Le nationalisme reste un élément clé de la société indonésiennequi permet de maintenir le vaste ensemble, envers et contretout, malgré des tensions internes récurrentes. A cet égard, onnote en 1998 la force de la nation même quand l’État estdéliquescent, ce qui explique contre toute attente la survie del’archipel comme république unitaire. Il faut signaler aussi quele nationalisme peut alimenter, chez quelques-uns, la tentationdu repli sur soi face à une globalisation libérale jugée parfoisdéstabilisante, malgré le parti qu’a su en tirer l’archipel poursa croissance économique.

Sur la base de ces expériences contrastées, les Indonésiensse considèrent tout naturellement exceptionnels. Au nom del’exception indonésienne, ils insistent sur leur différence culturelle,leur identité irréductible, même quand ils s’associent au concertmondial ou à la globalisation. La confiance en une identiténationale forte consolide le sentiment d’assurance et de sécuritéface aux aléas de la conjoncture.

3. L’héritage du développement autoritaire

Parmi les expériences du passé qui comptent largement dansl’actuelle envolée indonésienne, celle du régime Soeharto a fortementimprimé sa marque. Elle a non seulement offert un modèle particulierde gouvernement, mais elle a aussi contribué à jeter les bases dela croissance après le départ du général en 1998. Elle a surtoutgénéré et formé les élites qui gouvernent aujourd’hui le pays.Tant les actuels dirigeants que l’importante classe moyennecontemporaine sont issus de l’Ordre Nouveau (1966-1998).

A son arrivée au pouvoir en 1966 après la destruction du particommuniste indonésien (le plus nombreux du monde après leparti chinois), Soeharto assume la posture d’un dictateurvertueux, chargé de remettre de l’ordre dans les affaires de lacité. Il dénonce la politisation excessive de son prédécesseurSoekarno, et affirme la priorité de l’économie. Avec l’appuiaméricain et japonais, il lance le Développement avec un grandD, qui est la première tentative sérieuse de faire « émerger »l’Indonésie (on parle alors plutôt de « décollage ») : révolutionverte, gestion avisée de la rente pétrolière dirigée notammentvers l’éducation, la santé et les infrastructures; stimulation dusecteur non pétrolier, industrialisation, recours auxinvestissements étrangers fortement encouragés. Deux décenniesde haute croissance fondée sur une gestion économique prudente(équilibrée, sagement comptable, menée par des technocratesformés en Californie sous l’égide de Wijoyo Nitisastro) amènentl’Indonésie au seuil du statut de « nouveau pays industriel », àl’instar d’autres pays d’Asie du Sud-Est.

Mais le libéralisme washingtonien impose une dérégulationbancaire qui sera fatale à l’économie de l’archipel. Mal menéepar les conglomérats, propriétaires incestueux de banquesqui les financent, elle engendre des malversations nombreuses,et accentue la concentration et la corruption du pouvoir politique.La crise monétaire et financière qui frappe l’Indonésie en 1997à la suite de la Thaïlande et de la Malaisie aboutit à la démissiondu général Soeharto après trente-deux ans de pouvoir sanspartage.

Somme toute, cette crise financière gravissime, qui a failliemporter l’économie indonésienne, a eu un effet bénéfique pourla suite : la cure d’austérité bancaire (restructuration,recapitalisation, défaisance des « actifs pourris ») a permisd’assainir le secteur financier indonésien et constitue l’un desfacteurs qui a permis à l’économie indonésienne de traverserla crise mondiale de 2008 sans être autrement affectée.

D’autres facteurs rendent compte de cette nouvelle résiliencede l’archipel, au premier rang desquels sa transformationpolitique.

4. La démocratie bourgeoise : la meilleure et la pire deschoses

Les réformes politiques introduites par le président Habibie en1998-1998 ont jeté les bases d’un nouveau contrat social.Parallèlement à la mise en place des libertés fondamentales,sont approuvées et mises en œuvre de nouvelles règles du jeupolitique.

Les élites issues du soehartoïsme se mettent d’accord pourrésoudre la lutte pour le pouvoir qui les oppose par des moyenspacifiques, c’est-à-dire électoraux. Fait sans précédent, leprésident Habibie accepte de quitter le pouvoir (1999) aprèsavoir été défait devant l’assemblée du peuple, nouvellementdétentrice de la souveraineté nationale.

Par ailleurs, la profonde décentralisation mise en œuvre à partirde l’an 2000 permet de maintenir l’unité de l’archipel en validant

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et en légitimant sa diversité. Par les moyens qu’elle accorde(transferts de compétence et moyens budgétaires), elleredynamise les régions. Les tentations séparatistes sont ainsiréduites, tandis que des autonomies « spéciales » sont accordéesaux provinces les plus contestataires (Aceh à l’Ouest et Papouasieà l’Est).

Les réformes démocratiques (la reformasi) réveillent un certainidéalisme dans l’opinion sur la nécessité de la vertu en politique.La société civile, les citoyens de base, l’Indonésie profonde,attendent une moralisation de la vie politique qu’ils confondentavec le message religieux. C’est ainsi que dans un premiertemps (1999-2004), le primat est accordé dans les électionslibres aux partis confessionnels (islamiques), qui se présententcomme porteurs de projets de moralité et de moralisationpubliques. La « vraie religion » (l’islam) est perçue comme lagarantie de l’harmonie et de la justice dans la vie de la cité. Tousconfondus, les partis musulmans tant modérés qu’islamistes àleur apogée (élections législatives de 2004) atteignent 35 % desvoix. Sur ce pourcentage, les partisans de l’État islamique etde la sharia représentent 20 %, c’est-à-dire un cinquièmeseulement du corps électoral.

En 2004 également, l’élection du général Susilo BambangYudhoyono (SBY, ancien proche du général Soeharto) à laprésidence de la république annonce la décrue de la confiancedans la politique confessionnelle. Porté par le parti démocrateà l’idéologie plus séculière, le nouveau chef de l’État symbolisel’éclosion de la classe moyenne, certes musulmane, maiséminemment modérée. Il incarne jusqu’à la caricature lecompromis politique entre les partis séculiers et les partisconfessionnels ; il a du reste constitué un gouvernement detrès large coalition, renouvelé lors de sa réélection en 2009.

La reformasi indonésienne a également permis de régler unequestion séculaire et déterminante pour la croissance, à savoirla place des sino-Indonésiens dans l’archipel. En l’an 2000, leprésident Wahid a remis en selle ce groupe traditionnellementtrès actif dans l’économie, mais soumis aux persécutions desnationalistes ou du régime Soeharto qui les maintenait dansune dépendance étroite en leur interdisant toute expressionculturelle chinoise et en les limitant au business privé. Réintégréscomme citoyens à part entière, ils peuvent désormais se livrerà leurs activités économiques sans que leur légitimité soitcontestée. Ils jouent un rôle clé dans l’expansion actuelle avecle talent et les moyens qui sont les leurs, comme ils ont contribuéà celle de la Chine lorsque Deng Xiao Ping a lancé les quatremodernisations en 1978 : les grands tycoons indonésiensemmenés par Liem Sioe Liong (homme le plus riche d’Asie dansles années 1990, disparu en juin 2012) ont investi massivementdans les provinces du sud, le Fujian notamment, exportant ainsile modèle sud-est asiatique de l’État-atelier, plateformecompétitive produisant pour le marché mondial. Dans les années1980, ils étaient les plus importants investisseurs étrangers enRépublique Populaire de Chine. En retour, cette expérience enChine a inspiré les Indonésiens pour leur propre gouverne audébut du 21e siècle.

La démocratisation de l’archipel depuis une douzaine d’annéesa donc favorisé la montée d’une bourgeoisie tant sino-indonésienne qu’indigène, fleurons de la nouvelle classemoyenne. En retour, ces groupes sociaux sont les garants dela nouvelle démocratie et le moteur de la croissance économique.Une élite oligarchique s’est dégagée de ce mouvement ascendantqu’elle conduit. Dirigeants de conglomérats nés à l’époqueSoeharto, ils ont construit leur fortune sur l’exploitation desmatières premières (bois de Kalimantan, huile de palme, extractionminière, hydrocarbures), mais aussi sur l’industrie, qui s’appuiesur une main-d’œuvre nombreuse, habile et bon marché.

Il faut également signaler l’importance des entrepreneurs santriou musulmans pieux, dont l’esprit d’initiative et l’éthique detravail sont avérés et qui participent à l’essor actuel. Il nes’agit pas seulement des Javanais, mais aussi de groupesextrêmement entreprenants tels les Minangkabau de SumatraOuest ou les Bugis de Célèbes Sud.

En fait, le brassage et la concurrence généralisés qui en d’autrestemps ont été sources de tensions, voire de graves conflits,produisent désormais un climat de saine émulation. La multiplicitéet la diversité, qui pouvaient être facteurs de segmentation,fragmentation, dissolution, deviennent sources d’enrichissement,stimulation, mobilité, compétition, lucidité, maintien en alerte,éveil, vivacité. Le retour de la confiance se produit quelque partau début du 21e siècle, quand la nouvelle démocratie se stabilise(avec l’élection de SBY au suffrage direct en 2004). La sphèrepublique très active, nourrie par les médias libérés et les effetsd’une conversation internétique très active (l’Indonésie étantle pays les plus impliqué dans les réseaux sociaux après lesÉtats-Unis et l’Inde), reflète et stimule l’optimisme général.

Au bout du compte, ce sont l’expansion quantitative et laconfiance accrue de la classe moyenne indonésienne quiexpliquent et nourrissent l’émergence indonésienne. Un chiffredonne indirectement une évaluation de ce groupe central dansla société indonésienne : 60 millions de personnes, soit un quartde la population, prennent régulièrement l’avion chaque année.Le transport aérien, et sa croissance exponentielle, symbolisentl’accélération du rythme indonésien, jadis on aurait dit le« décollage » de l’archipel.

Toutefois, l’euphorie générale ne doit pas masquer l’existenceet la prégnance d’un certain nombre de difficultés et fragilitésqui doivent relativiser le diagnostic.

5. Les défis et vulnérabilités

En effet, le tableau n’est pas sans nuances, et certainesdéficiences viennent ternir l’impression positive. En premier lieu,la répartition sociale des fruits de la croissance. Malgré un revenumoyen en hausse (3 500 dollars américains par tête, plus de 4 000 en parité de pouvoir d’achat), la pauvreté reste importante,même si elle a été réduite à 13 % de la population active. Le chômage reste officiellement limité à 8 %, mais une importantepartie de la population continue de vivre non loin du seuil depauvreté (fixé à deux dollars par jour). Inévitablement,l’accélération économique augmente les inégalités sociales.

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Le sentiment d’injustice sociale associé à la déstabilisationprovoquée par le changement rapide nourrit les conduitesextrêmes et notamment la tentation fondamentaliste chez lesmusulmans. La pauvreté et la sécularisation liée à lamodernisation et aux effets de la globalisation sont exploitéespar des groupes radicaux, qui mobilisent les chômeurs contrela dégradation des mœurs, l’immoralité de la vie publique et lacorruption. Parmi les milices islamiques les plus virulentes, ilfaut citer le Front des Défenseurs de l’Islam (FPI) dont les actionsviolentes vont de la fermeture de boîtes de nuit à la persécutiondes Ahmadis, en passant par l’interdiction d’un concert de LadyGaga à Jakarta (juin 2012). Proches de certains milieux policiers,ils bénéficient d’une certaine impunité. La majorité modéréedes musulmans Indonésiens reste relativement silencieuse faceaux exactions commises par ces islamistes violents, même sil’interdiction du FPI fait l’objet d’un débat public.

Plus généralement, les islamistes en perte de vitesse aux électionstentent de compenser leurs échecs politiques par une islamisationde la société par le bas. N’ayant pu obtenir au parlement nationalla légalisation de la sharia en 2002 qui aurait fait de la républiqueindonésienne un État islamique, ils utilisent la dévolution depouvoirs produite par la décentralisation pour introduire desrèglements imposant des éléments de loi coranique dans lesrégions (obligation faite aux femmes de porter le voile, candidatsau mariage devant faire la preuve de leur connaissance du coran,etc.). Les politiciens locaux croient ainsi se rendre populairesauprès d’un électorat jugé demandeur d’une islamisation accruede la société. En fait, ces initiatives sont diversement appréciéeslocalement, tandis que le gouvernement central abroge lentementet prudemment ces dispositions jugées illégales.

Toutefois, lorsqu’ils dénoncent la corruption, les islamistesrencontrent un certain écho. Bien qu’ils n’en soient eux-mêmespas exempts, ils soulignent un mal qui ronge l’Indonésie et quela démocratie n’a pas réussi à éliminer. En fait, l’enrichissementdu pays et la décentralisation ont provoqué une extension dela corruption, estimée encore plus importante qu’à l’époque durégime Soeharto. Désignée sous son sigle KKN qui réunit troismots européens (korupsi, kolusi, népotisme), comme pour signifierune origine étrangère, la corruption qui était jusque-là concentréepour l’essentiel à Jakarta et dans les métropoles régionaless’est répandue dans les régions. Le népotisme notamment s’estaccru dans les collectivités locales au motif (illégal) selon lequella préférence régionale doit s’appliquer aux candidatsfonctionnaires. L’électoralisme généralisé (toutes les positionsexécutives de la république sont désormais soumises au suffragepopulaire, du chef de l’État aux gouverneurs et préfets, desmaires des grandes villes aux chefs de village) diffuse la corruptionet la collusion dans tout le corps social. Les campagnesélectorales très coûteuses incitent les politiciens à se remboursersur les fonds ou les contrats publics une fois élus par leursconcitoyens.

Les nouvelles libertés et l’autonomie accordées aux provinceset aux départements au titre de la décentralisation n’ont pasréussi à régler la question papoue dans la région la plus orientalede l’archipel. Les élections libres en Papouasie ne permettent

pas aux Papous (chrétiens) de prendre en main leur destin,car la colonisation de leur territoire par les Javanais, mais aussiet surtout par les Bugis, les a transformés en quasi minorité surleur propre territoire. Le conflit entre les Papous et Jakarta secristallise autour de la gigantesque mine de cuivre (la plus grandedu monde) exploitée par la compagnie américaine Freeport àMimika. Les profits considérables ne bénéficient pas aux Papous,tandis que la compagnie américaine s’appuie sur la protectiondes militaires Indonésiens pour assurer sa sécurité.

Ces différents thèmes — impunité de milices islamiques,contestation de l’autorité publique, corruption généralisée malgréles efforts de la Commission anti corruption (KPK), incapacitéà traiter convenablement la question papoue — soulignent unproblème structurel qui pourrait finir par entraver l’émergenceindonésienne : la faiblesse de l’État.

Paralysé par la transition démocratique et son souci de respecterles droits humains et les libertés fondamentales, affaibli par unedécentralisation nécessaire mais dont les modalités altèrent lesrelations structurelles entre le centre et les régions, violemmentcontesté par les islamistes qui dénoncent son sécularisme, l’Étatindonésien cherche à se reconstituer ; il entend rechercherl’efficacité, réduire la propension bureaucratique de sonadministration, améliorer la gestion du domaine public,notamment les infrastructures physiques largement insuffisantes(transport, énergie). Le gouvernement central, dans la périodede reformasi, se sent obligé de maintenir un consensus moudans un archipel complexe… Le chef de l’État maintient dansson gouvernement une coalition qui va des islamistes auxnationalistes (à l’exception du PDIP de Megawati, seul partid’opposition) qui lui permet de tenir en laisse les opposants,mais qui le rend otage de ceux qu’il prétend contrôler. Pourtant,Susilo Bambang Yudhoyono auquel il reste deux ans dansson second et dernier mandat quinquennal aurait la liberté etla légitimité de prendre des mesures fermes et adaptées avantla prochaine élection présidentielle en 2014. Mais partempérament consensuel ou par refus de l’autoritarisme, ilpréfère intervenir le moins possible, en observant un style deprésidence lointaine, préoccupée des grands sujets mondiauxet diplomatiques…

En fait, l’un des débats qui agitent la sphère publique en juin2012 est celui du rapport au monde, dont la crise — largementoccidentale — inquiète l’opinion. Faut-il céder aux sirènes duprotectionnisme pour faire face à la crise mondiale ? Leséconomistes nationalistes préconisent de récupérer ainsi dela valeur ajoutée en limitant les exportations de matières premièresnon transformées, mais les plus libéraux redoutent une attitudetrop frileuse face aux marchés mondiaux. La question est desavoir si le vaste marché national indonésien qui a permis aupays de traverser en toute immunité les crises récentes pourraitle mettre à l’abri d’une crise qui finit par toucher l’Asie orientale.

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Conclusion

L’élan indonésien repose sur un modèle paradoxal dedéveloppement fondé sur un environnement à la fois propice(vaste et riche en matières premières) et dangereux (une naturevolcanique et équatoriale, virulente et stimulante tout à lafois) ; l’association d’une démocratie jeune et dynamique à unpassé autoritaire et austère qui a permis la naissance etl’ascension d’une bourgeoisie toujours plus nombreuse. La cléde l’émergence dans le cas indonésien est la diversité desmodèles politiques expérimentés par le pays, la diversitétranscendée par un nationalisme durable, dont se sont emparéla bourgeoisie et les nouveaux bataillons de la classe moyenne.Cette convergence nationale se maintient malgré la multiplicitéet l’hétérogénéité des conditions naturelles, sociales et culturellesde l’archipel. Les Indonésiens partagent un narratif collectif, quimet en scène leur identité fondée sur une histoire et des valeurscommunes. Au-delà de ces variables qui peuvent aussi bienjouer dans un sens négatif, il faut souligner l’apparition (fortuite ?)d’une heureuse conjoncture, où (presque) tous les facteurs semettent à jouer dans un sens positif.

Malgré son exotisme et son éloignement, l’Indonésie interpelle la France, en tant qu’expérience sociale et nationale singulière. De loin le premier pays de l’ASEAN, l’archipel s’insère dans lasociété mondiale comme nouvelle puissance moyenne, dontl’influence dépasse les moyens réels. Bien que les relationssoient cordiales dans la dernière période, la présence françaisereste en pointillé dans l’archipel. La France a souvent été absenteet présente à contre temps : fort active dans les années Soeharto(l’Indonésie autoritaire était le pays le plus aidé par la France,en dehors du pré carré africain), elle est absente au momentde la démocratisation de l’archipel, sans doute dissuadée parla crise financière de 1998 et par les tensions séparatistes etreligieuses qui ont suivi. Cette attitude frileuse contraste aveccelle des Américains, qui ont au contraire réinvesti politiquementdans l’archipel en 1998, tablant sur sa démocratisation ; ils ontainsi obtenu sa coopération stratégique dans la lutte contre leterrorisme après la destruction des tours jumelles de New York.On notera la visite à Jakarta du premier ministre français FrançoisFillon en juillet 2011, qui a permis de signer un « partenariatstratégique » avec l’Indonésie. De tels partenariats sont significatifs,mais leur multiplication même les dévalue quelque peu.

L’Europe est plus active, sur le plan commercial tout au moins.Mais elle ne dispose d’aucun moyen militaire, et son expressiondiplomatique reste limitée.

Dans le cadre d’un rééquilibrage du rapport au monde et de lapolitique extérieure, jouer la carte de l’Indonésie démocratiqueserait avisé. Les aptitudes de sa population, ses ressources,sa mobilisation pourraient compter, face à une Chine vouéeau ralentissement et au vieillissement et peut-être aux aléasde l’autoritarisme. L’Indonésie poursuit sa conversion à ladémocratie, qu’elle met en œuvre de façon relativement paisible,à la différence de l’Inde. Elle draine derrière elle le reste de l’Asiedu Sud-Est, région riche de sa diversité et de son dynamisme.Ces qualités ne peuvent être ignorées par les Européens enquête d’une énergie nouvelle.

Biographie de François Raillon

François Raillon est directeur de recherche au CNRS ; spécialiste de l'Indonésie et du Monde malais, il étudie l'évolution politique des sociétés de l'Asie insulaire. Auteur de plusieurs ouvrages, il a publié de nombreux articles, dont récemment dans la revue Questions Internationales de la Documentation Française :

« Indonésie : l’énigme d’une démocratie émergente» (novembre 2010) ; et « Les voies étroites de l’Asie du Sud-est » (mars 2011). A signaler également, en juin 2012, dans L'encyclopédie de l'État du monde 2012, une entrée intitulée : « Indonésie : l'archipel mondialisé ».

Il a créé et dirigé le Centre Asie du Sud-est (CASE), à l'Ecole des HautesEtudes en Sciences Sociales (2006-2009).

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