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Communication Infanticide et libéricide dans l’opéra européen du XIX e siècle Child homicide in the XIXth century’s european opera N. Puig-Vergès, M.G. Schweitzer * Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex, France Résumé L’opéra, qui a subi de nombreuses modifications au cours de l’histoire, a ainsi abordé tous les sujets de la vie quotidienne, notamment les meurtres et assassinats d’enfants. L’infanticide est analysé en référence à quatre perspectives : folie, haine, quête du pouvoir et le maintien de la respectabilité. © 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Abstract The Opera underwent many modifications during the history. It tackled all the subjects of the every day life, in particular the murders and child homicide. The infanticide is analysed while refering to four perpectives: the madness, hatred, the search of power and keeping of respectability. © 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Mots clés : Folie ; Homicide d’enfant ; Infanticide ; Opéra ; XIX e siècle Keywords: Child homicide; Madness; Opera; XIXth century L’opéra, au sens étymologique, constitue l’oeuvre musi- cale suprême et veut être la représentation la plus élevée de la musique dramatique dont la forme est codifiée. Au cours des siècles passés, l’intérêt accordé à l’opéra a été marqué par de nombreuses modifications dans sa conception, modifications qui longtemps furent imposées par les commanditaires, prin- ces et mécènes. Ce n’est qu’au cours du XIX e siècle que compositeurs et librettistes purent exprimer leurs goûts, au risque de la sanction du public, lui-même tiraillé entre divers courants idéologiques et socio-économiques. L’opéra traitera de tous les sujets de la vie quotidienne comme des grandes épopées du temps, cette dernière tendance s’accentuant au cours de la première moitié du XX e siècle. Parmi les thèmes traités, le plus souvent indirectement, figurent les meurtres et assassinats d’enfants. Notre exploration ancienne du monde de l’Opéra, notre intérêt pour le sort réservé aux enfants et la symbolique qui y était associée nous ont orientés vers le thème des infanticides et libéricides, recherche que nous avons limitée à la période du XIX e siècle et à l’Europe. Nous avons voulu rechercher ce qui correspondait aux choix et options d’une époque et si cela suivait les évolutions législa- tives ou plutôt la loi morale et religieuse de cette période. Ainsi l’infanticide (meurtre ou assassinat d’un nouveau- né) était en France puni de mort par le code pénal de 1810 ; il sera correctionnalisé par la loi du 2 septembre 1941 et rede- vient un crime avec la loi du 13 avril 1954. Le libéricide (meurtre ou assassinat d’un enfant), en revanche, restera assimilé à l’homicide, peut-être parce qu’il implique moins fréquemment la mère et qu’il s’agit d’enfants plus âgés. Nous avons sélectionné un certain nombre d’oeuvres à partir de plus de 300 livrets, après avoir écarté les oeuvres qui évoquent la disparition d’enfants (retrouvés par la suite, comme dans Simon Bocanegra de Verdi), celles qui s’orga- nisent autour de la notion de sacrifice telle qu’elle était * Auteur correspondant. Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 209–212 DOI: 10.1016/S0003448703000465

Infanticide et libéricide dans l’opéra européen du XIXe siècle

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Communication

Infanticide et libéricide dans l’opéra européen du XIXe siècle

Child homicide in the XIXth century’s european opera

N. Puig-Vergès, M.G. Schweitzer *

Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex, France

Résumé

L’opéra, qui a subi de nombreuses modifications au cours de l’histoire, a ainsi abordé tous les sujets de la vie quotidienne, notamment lesmeurtres et assassinats d’enfants. L’infanticide est analysé en référence à quatre perspectives : folie, haine, quête du pouvoir et le maintien dela respectabilité.

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

Abstract

The Opera underwent many modifications during the history. It tackled all the subjects of the every day life, in particular the murders andchild homicide. The infanticide is analysed while refering to four perpectives: the madness, hatred, the search of power and keeping ofrespectability.

© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

Mots clés :Folie ; Homicide d’enfant ; Infanticide ; Opéra ; XIXe siècle

Keywords:Child homicide; Madness; Opera; XIXth century

L’opéra, au sens étymologique, constitue l’œuvre musi-cale suprême et veut être la représentation la plus élevée de lamusique dramatique dont la forme est codifiée. Au cours dessiècles passés, l’intérêt accordé à l’opéra a été marqué par denombreuses modifications dans sa conception, modificationsqui longtemps furent imposées par les commanditaires, prin-ces et mécènes. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle quecompositeurs et librettistes purent exprimer leurs goûts, aurisque de la sanction du public, lui-même tiraillé entre diverscourants idéologiques et socio-économiques. L’opéra traiterade tous les sujets de la vie quotidienne comme des grandesépopées du temps, cette dernière tendance s’accentuant aucours de la première moitié du XXe siècle. Parmi les thèmestraités, le plus souvent indirectement, figurent les meurtres etassassinats d’enfants. Notre exploration ancienne du monde

de l’Opéra, notre intérêt pour le sort réservé aux enfants et lasymbolique qui y était associée nous ont orientés vers lethème des infanticides et libéricides, recherche que nousavons limitée à la période du XIXe siècle et à l’Europe. Nousavons voulu rechercher ce qui correspondait aux choix etoptions d’une époque et si cela suivait les évolutions législa-tives ou plutôt la loi morale et religieuse de cette période.

Ainsi l’infanticide (meurtre ou assassinat d’un nouveau-né)était en France puni de mort par le code pénal de 1810 ; ilsera correctionnalisé par la loi du 2 septembre 1941 et rede-vient un crime avec la loi du 13 avril 1954. Lelibéricide(meurtre ou assassinat d’un enfant), en revanche, resteraassimilé à l’homicide, peut-être parce qu’il implique moinsfréquemment la mère et qu’il s’agit d’enfants plus âgés.

Nous avons sélectionné un certain nombre d’œuvres àpartir de plus de 300 livrets, après avoir écarté les œuvres quiévoquent la disparition d’enfants (retrouvés par la suite,comme dansSimon Bocanegrade Verdi), celles qui s’orga-nisent autour de lanotion de sacrificetelle qu’elle était* Auteur correspondant.

Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 209–212

DOI: 10.1016/S0003448703000465

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retenue par les compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles,ainsi que celles où l’assassinat (meurtre avec préméditation)n’était pas accompli (désir de la mère de se venger du père deses enfants en raison de son infidélité) comme dans la Normade Bellini. Nous analyserons successivement le rapport del’ infanticide ou du libéricide en référence àquatre perspecti-ves : la folie, la haine, la quête de pouvoir et le maintien de larespectabilité.

1. L’enfant du péché, la folie et la rédemption

Le thème de l’ infanticide lié à la folie meurtrière de lamère se trouve dans des légendes des XVIe et XVIIIe siècles.Le poème de Goethe sera pourtant l’œuvre qui inspirera leplus les musiciens, même si quelques-uns reviennent aussiaux sources.

L’aspect souvent porté àla scène, donc le plus marquant,c’est le crime de Faust et de Marguerite : Faust est le séduc-teur et celui qui abandonne, Marguerite est l’auteur de cetacte dont on ne sait s’ il précède ou induit sa folie. Dans lestextes, l’enfant n’est qu’évoqué, même s’ il est celui quiprécipite sa mère dans la folie, la mort, puis la rédemption.

Librettistes et compositeurs traiteront de cette situationsur un mode qui répond aussi aux références culturelles dutemps. Nous avons choisi trois œuvres en raison des lienssubtils que les compositeurs entretenaient entre eux, qui ontune répercussion sur la composition musicale de l’œuvre.

Le Faust de Charles Gounod (1818–1893), créé àParis le19 mars 1859, est l’un des plus grands succès de l’opéra,traduit en 25 langues, choisi pour l’ inauguration du Métro-politan Opéra, le 22 octobre 1883. Drames et morts se jouentautour du pacte conclu entre Faust et Méphistophélès.

De l’ infanticide, il ne sera question qu’au Ve acte, à la finde la scène I, lorsque Faust a une vision de Marguerite aucours de la nuit de Walpurgis : « ruban rouge comme untranchant de hache autour du cou » ; il exige de Méphisto-phélès qu’ il le conduise auprès d’elle. La voix de ténorénonce la vision et avec sobriété, le motif du châtiment quis’annonce «parce que le désespoir a égarésa raison, elle a tuéson enfant nouveau-né ».

Dans sa prison, il la voit.C’est elle, la voici, la douce créature,Jetée au fond d’une prison comme une vile criminelle.Le désespoir égara sa raison,Son pauvre enfant tué, tué par elle.

Marguerite reconnaît Faust, sa raison s’égare encore ;d’abord les souvenirs heureux affluent, puis « sous l’œil defeu du démon », elle demande le pardon de Dieu et rejetteFaust dont elle a la vision « les mains rougies de sang »attribuant à son amant son propre crime.

Arrigo Boïto (1842–1918) présentera et dirigera lui-même son Mefistofele, le 1er mars 1868, à la Scala. L’accueil

fut glacial. Par la suite il continuera à composer, mais écrirasurtout de remarquables livrets, ceux de la Gioconda pourPonchielli, d’Otello ainsi que de Falstatt pour Verdi.

En contraste avec l’œuvre tant admirée de Gounod, il achoisi pour Faust une voix de basse, pour Mefistofele, unténor. Ici c’est Margharita qui énonce elle-même le crimequ’elle a commis : elle a noyé son enfant : L’altra notte infondo al mare il moi bimbo hanno gittato.

Elle dit son égarement et refuse d’être sauvée au sens oùl’entend Faust (la fuite). Lui-même poursuivra son parcoursinfernal et se jettera dans l’orgie de la nuit de Walpurgis.

Ferrucio Busoni (1866–1924) laisse l’œuvre inachevéebien qu’ il ait travaillé25 ans, reprenant la légende du DoktorFaustus de 1589. Son élève Jarnach la terminera.

L’épisode où l’enfant est évoqué ne concerne égalementqu’une brève partie de l’opéra et diffère sensiblement de cesprédécesseurs. Faust répond aux interrogations des étudiantsqui l’ interrogent sur les femmes qui l’ont aimé. Il évoqueavec nostalgie la duchesse de Parme qui se donna à lui le jourde ses noces, un an auparavant. La violence et la cruditéde cequi suit correspondent au vérisme qui caractérise la charnièreentre les XIXe et Xe siècles.

Un messager surgit (Méphisto) :J’apporte des nouvelles : la duchesse de Parme vient

d’être enterrée. Elle vous envoie ceci comme derniersouvenir.Il jette aux pieds de Faust un nouveau-nédont il dit qu’ il a

péri en route, s’exprimant en termes outranciers :Sur son lit de mort, elle laissa héritier du lardon, peu

s’en fallut qu’ il n’arriva vivant, mais il a crevé en route.Je tenais dans mes bras une charogne.Le rire de Méphisto, devant l’horreur exprimée par les

assistants, transforme le nouveau-né en faisceau de paillequ’ il allume, tandis que la ronde des visions poursuit Faust.

Ici l’ infanticide est commis par un tiers. La tentative de lamère de confier l’enfant au père a échoué, c’est le père quis’enferme dans le délire et se trouve en proie aux hallucina-tions. L’exacerbation de la violence, la crudité, le summumdu sacrilège et le fantastique marquent encore plus cettedernière œuvre, peut-être parce qu’elle est l’amorce desvisions du XXe siècle.

2. L’enfant, instrument de la haine

L’évocation ou la réalisation du meurtre de l’enfant pourse venger de l’autre se retrouve dans de nombreux opéras,notamment ceux consacrés à la magicienne Médée ; il s’agitgénéralement de libéricide, cela peut concerner plusieursenfants, le thème musical est rarement lancinant, or c’est ceque nous avons recherché : Le Trouvère en est l’un desexemples.

Il Trovatore, opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi (1813–1901), dont le livret de Cammasamo est inspiréd’un texte deGutierrez, fut créé àRome le 19 janvier 1853. L’action sedéroule en Espagne au début du XVe siècle, lors

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de la révolte du comte d’Urgel contre le roi d’Aragon. Lechef de l’armée royale est le comte de Luna ; le chef del’armée rebelle se nomme Manrico, Il Trovatore. Tous lesdeux aiment Léonora, dame d’honneur de la reine d’Aragon,qui a choisi le Trouvère. Une lutte sans merci oppose dès lorsles deux hommes.

Dès la première scène du Ier acte, un thème musicalémerge, chanté par un vieux serviteur ; dans la mesure où ildétermine la vie des héros, il nous apparaît comme la théma-tique centrale. Le jeune frère du comte de Luna fut jadisenlevépar une gitane qui le jeta dans le bûcher qui consumaitsa mère elle-même brûlée pour suspicion de sorcellerie parordre du père du comte. Le comte avait juré àson père depoursuivre les recherches pour retrouver la bohémienne.

Le motif musical revient, chantépar Azucena (mezzo) quisoigne son fils Manrico, blessé par le comte de Luna. Prisedans ses propres visions, Azucena lui raconte comment, pourvenger sa propre mère que le bûcher consumait, elle résolutde jeter le fils du comte dans les flammes, mais jeta sonpropre enfant. À Manrico, affolé, qui s’exclame « ne suis-jepas ton fils, qui suis-je alors ? », Azucena répond fermement« tu es mon fils ».

Bien qu’ il ait réussi àenlever et à épouser Léonora, Man-rico sera à son tour capturé par le comte de Luna alors qu’ iltente de délivrer sa mère. Azucena, partie àsa recherche a étéreconnue par Ferrando et conduite en prison. Le thème dubûcher revient et le récit est à nouveau effectué à l’acte IIIscène 3.

Dans la scène finale, scène 2 du IVe acte, le thème musicalrésonne encore : Azucena revit la scène du bûcher tandis queManrico essaye de la calmer. Bien que Léonora ait tenté desauver Manrico aux dépens de sa propre vie, le comte deLuna survient et ordonne que soit décapité Manrico, tandisqu’Azucena tente de l’arrêter. Il est trop tard. Elle lui apprendqu’ il vient de tuer son frère.

Manrico, lui, ne saura jamais qu’ il n’est pas le fils de labohémienne, il n’était pas l’objet de la haine, seulement soninstrument.

3. L’enfant, instrument du pouvoir

Le souhait de supprimer l’enfant destiné à régner pourasseoir son pouvoir et assurer la création d’une lignée estfréquemment exprimé ; il échoue souvent comme dans leMacbeth de Verdi. Il en sera tout autrement dans BorisGodounov.

Modeste Moussorgsky (1839–1881) avait 29 ans lorsqu’ ilcomposa l’œuvre. Il souhaitait un opéra dont le peuple soit lepersonnage central et voyait dans le moujik comme dans« le fol en christ » (l’ idiot) un homme, point de vue qui étaitloin d’être partagé par tous.

L’opéra s’appuie certes sur le texte de Pouchkine, maisaussi sur des recherches historiques menées par Karamzine.

En effet, la réalitéhistorique est sensiblement différente de lalégende. Ivan le terrible était mort en 1584, laissant deuxenfants maladifs, Fédor et Dimitri. Boris, soutenu par lesboyards, exerçait le pouvoir. À la mort de Fédor (Dimitri étaitdéjà mort par accident), Boris monta sur le trône. Les mal-heurs de son règne (épidémies et famines) et l’ambition desnobles polonais favorisèrent la diffusion des rumeurs. À samort en 1605, le pays fut gouverné par le prince Chouisky,puis successivement par trois faux Dimitri.

L’opéra se déroule sur un fond qui est le peuple russe toutentier. Il reprend la rumeur selon laquelle Boris avait faitassassiner le petit Dimitri et serait mort de remords ; lestrois imposteurs qui se succédèrent étaient présentés, dans leschroniques du temps, comme des manifestations de la ven-geance de Dieu.

Chez Moussorgsky, la caractérisation individuelle de Bo-ris s’affronte aux représentations collectives des forces quis’opposent : les boyards, les nobles étrangers, les paysans. Lethème musical de Dimitri (l’un des éléments les plus impor-tants de l’opéra) est associé àla personne du Tsar, mais aussià presque toutes les scènes de l’opéra. Lors de la scène ducouronnement (qui se situe en 1598) la voix de basse de Borisévoque le remords, non l’assassinat du jeune Dimitri, car iln’en est pas l’auteur ; il exprime le souhait de régner dansl’équité. Un faux Dimitri (le moine Grégory), soutenu par lesambitions de la Pologne, s’apprête àréclamer le trône. Avertipar un conseiller, le prince Chouisky, dont il se méfie, Borisest écrasépar le récit violent et ambigu du prince. Ce dernierlui dit avoir vu au milieu de 12 corps en décomposition lecorps intact de l’enfant Dimitri, souriant, laissant ainsiplaner le doute sur sa mort. Dès lors les hallucinationshantent Boris, accompagnées du bruit de l’horloge (en faitles marionnettes du Carillon mis en valeur par Moussorgky) :Je vois l’enfant ensanglanté. [...] Arrête, arrête, ce n’estpas moi, Je ne suis pas ton meurtrier, Arrête, arrête, enfant,ce n’est pas moi{

Les craintes pour ses propres enfants l’envahissent. Sonétat mental commence à être connu de tous, le princeChouisky s’y employant. L’effondrement qui s’ensuit estannoncé par la scène où le fol en christ (l’ idiot) interpelle leTsar Boris qui sort de la cathédrale ; il lui dit « de tuer » lesgarnements qui le taquinent « comme il a tué le tsarevitszDimitri ». Ainsi, le peuple russe connaît le commanditaire ducrime. Pendant la lecture d’un édit condamnant le prétendant,Boris surgit en proie à une crise de désespoir et de délire, ilproclame son fils Tsar et s’écroule mort.

4. L’enfant du déshonneur

Léos Janacek composa son opéra Jenufa (musique etlivret) en adaptant une pièce de théâtre de Gabriella Preissova(1862–1946), Sa belle-fille, dont la première avait eu lieu ennovembre 1890 à Prague. Vivement décrié en raison duthème extrait d’un fait divers local, ce drame villageoisgênait la société tchèque.

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Lorsque Janacek termine et présente son opéra, il est dansun grand désarroi familial du fait de la perte de son fils et dela grave maladie de sa fille qui disparaît à20 ans. Musique etthématiques s’en ressentent.

L’argument de l’opéra décrit les vies et coutumes devillageois de la Moravie slovaque. Autour du moulin et deceux qui y travaillent, s’organise la vie du village. Les liensfamiliaux sont complexes du fait des mariages et remariagesaprès décès du maître, la lutte pour le maintien du pouvoir,des biens et de la respectabilité toujours présente. Le libéri-cide s’effectue dans ce contexte.

Laca dépossédé du moulin par son demi-frère Steva aimeJenufa. Celle-ci, fille de Burjas, a été élevée par sa belle-mère, la sacristine, qui avait épousé après leur veuvage res-pectif cet homme, oncle de Steva. La sacristine, hantée parl’échec de sa vie de couple et sachant à quel point Stevaressemble à son mari, souhaite que Jenufa renonce à sonattirance pour Steva. Quand Laca comprend que Jenufa re-fuse de l’épouser àcause de Steva, il la blesse au visage avecun couteau, sachant qu’ainsi défigurée, elle n’ intéressera plusSteva. Cette agression n’est pas réprimée par les villageois,elle restera impunie. Il se dit dans le village que la sacristinea envoyéJenufa àVienne pour l’hiver. Il n’en est rien, elle l’acachée dans leur maison, pour qu’elle puisse dissimuler sagrossesse et cacher l’enfant qu’elle attend de Steva. Jenufa,mère attentive, vit dans l’attente du retour de Steva afin qu’ ill’épouse et répare son déshonneur. Steva revient à la de-mande de la sacristine, un soir où Jenufa est souffrante etignore sa présence. Dans un discours pitoyable et lancinant,la sacristine lui parle de son enfant (âgéde quelques mois) etdu mariage réparateur, mais Steva refuse : rien ne doit sesavoir, il vient de se fiancer avec la fille du juge. Aussilorsqu’un peu plus tard Laca se présente, comme il le faitsouvent, pour demander si Jenufa est revenue de Vienne, lasacristine lui avoue tout. Craignant que Laca ne renonce àépouser Jenufa à cause de l’enfant, elle lui dit qu’ il vient demourir. Elle s’empare alors de l’enfant et part le jeter dansles eaux glacées. À Jenufa, elle dira qu’ il vient de mourir.

Le mariage peut s’accomplir, mais le jour des noces, ontrouve un enfant mort ramené par les eaux. Jenufa reconnaîtson enfant. Craignant de voir Jenufa lapidée, la sacristine,dont la raison commence à s’égarer, reconnaît être la seulecoupable. Steva s’effondre, rejeté par tous. Jenufa, compre-nant que le geste de la sacristine lui assure bonheur, insertionet reconnaissance sociale, lui pardonne et épouse Laca.

Souvent présenté, à tort de notre point de vue, comme undrame de la jalousie, l’opéra est tout autant le drame desactes à accomplir pour préserver la respectabilité etl’adaptation aux règles de vie du groupe de référence. Ladisparition d’un enfant, quel que soit le moyen adopté, est dunombre de ces actes.

5. Conclusions

L’opéra du XIXe siècle nous livre la position ambiguëquerecèle la figure de l’enfant à cette époque. C’est un être quin’a pas de vie propre. Sa faute est celle de sa mère. Sa valeurne dépend que de celle de la lignée qu’ il représente. Sasuppression n’est une offense que pour ce Dieu qui habiteencore cette société, elle n’affecte que la mère, qu’ il s’agissede Marguerite ou d’Azucena. Il reste instrumentalisé, mais cerisque ne subsiste-t-il pas de nos jours ?

Lorsque nous reprenons les thématiques précédemmentévoquées et examinons si un lien peut être effectué parrapport à la clinique contemporaine, notamment en situationd’expertise, nous retrouvons quelques constantes, mais aussides divergences.

Les meurtres et assassinats d’enfants dans un contexte detroubles psychiques délirant subsistent, mais ils sont rare-ment mis — dans les sociétés occidentalisées — en relationavec le franchissement d’un interdit religieux. En revanche,ils peuvent être engendrés par des idées délirantes paranoïa-ques ou paranoïdes. L’enfant, assimilé à l’ instrument dupouvoir et de la vengeance, n’est plus l’objet du sacrifice. Enrevanche, une criminalité organisée qui ne concerne pas lesfamilles s’organise autour de rapts avec des fins tout autres.

Quant à l’enfant du déshonneur, celui qu’ il faut cacher oufaire disparaître pour préserver l’ image que l’on donne auxautres, c’est certainement de nos jours la situation la plusfréquente qui motive l’ infanticide, avec une relation pluscomplexe qu’auparavant qui s’établit autour de l’ image ducorps propre.

Discussion

M. de Panafieu – Notre culte actuel de la personnalité ne nouspermet pas toujours de comprendre dans leur perspective propre lesdrames d’avant la révolution. Les notions de famille et d’enfant ontbeaucoup évolué.

On pensait en termes de familles et non de personnalités isolées.Malgré un déviant une famille pouvait être « bien ». La notiond’enfant est très récente ; sous l’ancien régime, dès l’âge de 7 ansc’était un « petit homme ». La majorité à21 ans puis aujourd’hui à18 ans introduit un temps mort avant l’ introduction dans la vieactive. C’est ce temps mort, très moderne, que nous nommonsenfance.

Dr Veyrat –Votre communication, très importante, m’a remis enmémoire un infanticide très bien traité au cinéma, dans Agnès ofGod.

Dans ce film, la jeune nonne enceinte (on apprendra par la suiteque c’est d’un jardinier du couvent) commet un infanticide dans unétat second, et la psychiatre venue l’expertiser — Jane Fonda — esttrès troublée par ce cas et par son transfert sur la mère supérieure,remettant en question sa propre relation avec sa mère.

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