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Revue germanique internationale (1997) Le paysage en France et en Allemagne autour de 1800 ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Ingrid Oesterle Récit d’un voyage à Paris : métropole et paysage chez Cari Gustav Carus (1835) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Ingrid Oesterle, « Récit d’un voyage à Paris : métropole et paysage chez Cari Gustav Carus (1835) », Revue germanique internationale [En ligne], 7 | 1997, mis en ligne le 22 septembre 2011, consulté le 13 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/617 ; DOI : 10.4000/rgi.617 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/617 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

Ingrid Oesterle, Isabelle Kalinowski Recit d Un Voyage a Paris Metropole Et Paysage Chez Carl Gustav Carus 1835

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Revue germaniqueinternationale7  (1997)Le paysage en France et en Allemagne autour de 1800

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Ingrid Oesterle

Récit d’un voyage à Paris : métropoleet paysage chez Cari Gustav Carus(1835)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueIngrid Oesterle, « Récit d’un voyage à Paris : métropole et paysage chez Cari Gustav Carus (1835) », Revuegermanique internationale [En ligne], 7 | 1997, mis en ligne le 22 septembre 2011, consulté le 13 octobre 2012.URL : http://rgi.revues.org/617 ; DOI : 10.4000/rgi.617

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/617Ce document est le fac-similé de l'édition papier.Tous droits réservés

Récit d'un voyage à Paris:

métropole et paysage

chez Cari Gustav Carus (1835)

INGRID OESTERLE

I

Jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris était pour les aristocrates et les bourgeois allemands une école de sociabilité et de connaissance des hommes, un haut lieu des sciences et des arts. Cette métropole constituait à leurs yeux un extraordinaire rassemblement de savoirs, de savants et d'artistes célèbres, une concentration de places, d'églises et de bâtiments mémorables. Avec la Révolution française, ou même avant, elle devint pour les Allemands le lieu où il était possible de saisir le mouvement de l'histoire. La perception de la grande ville se modifia : autrefois dominée par l 'espace, elle était à présent dominée par le temps. Des correspondants allemands décrivaient et observaient la façon dont le temps structurait la vie urbaine dans tous les contextes sociaux : dans la vie quotidienne, dans la mode , dans la dynamisation du savoir, dans l'histoire et ses mouvements révolutionnaires. Dans ce qu'ils lisent et écrivent au sujet de la métropole parisienne, les Allemands per­çoivent l 'accélération de l'histoire de l 'humanité et de la vie urbaine.

Selon les catégories de la pensée topologique, la métropole était aupa­ravant conçue comme un espace où tout obéissait à un ordre. Tout avait sa place. Désormais, le principe d 'ordre spatial fait place à des modèles de dynamisation et de mouvement , pa r exemple à celui de la circulation sanguine ou à celui des échanges d'énergie 1 . La grande ville devient espace de perception sensorielle de mouvements, de changements et de transformations continuels. A l'impression de concentration succède celle de la distraction, à la contemplation la dispersion des sens. La grande

1. Voir Richard Sennett, Fleisch und Stein. Der Körper und die Stadt in der westlichen Welt, Ber­lin, 1995, p . 319 sq.

Revue germanique internationale, 7/1997, 127 à 140

ville rend impossible la contemplation qui seule permet - selon certaines conceptions - la saisie esthétique de l'art et du paysage. Bien que Napo­léon ait fait de Paris un lieu où se concentrent les sciences, les institutions scientifiques et le patr imoine artistique, Paris acquiert ainsi, auprès des romantiques, peut-être même dès avant, la réputat ion d'être un lieu hos­tile à l 'art et à la nature. Parmi tous les Allemands séjournant alors à Paris, Wilhelm von Humbold t est le seul à poser un regard « classique » sur la capitale, à la regarder comme un paysage 1 . Pour Humbold t , la beauté de Paris «s t imule (...) l ' imagina t ion» . Réunissant les hommes les plus divers et des « talents multiples », la ville suscite « notre intérêt le plus vif». Dans le droit-fil de l 'esthétique schillérienne, Humboldt esquisse un tableau de la ville fort contrasté et suscitant un va-et-vient permanent entre l ' imagination et l 'entendement. Paris est « le reflet d 'un monde en mouvement ». Avec ses « foules humaines », son « éternelle suc­cession de scènes», avec le souvenir de l'histoire «qu i , spontanément , surgit à la vue de ces lieux et de ces noms» , Paris devient une «ville incommensurable ». Elle concentre en elle tout ce qui est répugnant et haïssable, « tout le tumulte », mais offre, d 'un autre côté, la vision d 'un paysage fluvial en milieu urbain : si l'œil suit le cours du fleuve, il rejoint la « nature libre » et un « horizon libre ». Suivant l 'antithèse classique, Humbold t dépasse l 'opposition entre la ville et la nature sous l'effet du regard : « Pour l'œil, la ville se transforme peu à peu en nature. »

I I

Lorsque Carus se rend à Paris en 1835, la métropole française, à la suite de la révolution de Juillet, est devenue pour la littérature al lemande contemporaine un lieu historique de première importance. Carus traduit cette propension aux bouleversements et aux changements historiques en employant une image naturelle, au demeurant parfaitement courante : celle du volcan. Il se sert de cette métaphore au moment où il s 'approche de la ville, et il y a également recours au moment où il relate son dépar t 2 . Elle souligne l 'incertitude qui pèse sur l 'avenir historique et les dangers latents d 'une vie urbaine toujours dominée par le mouvement . Mais Carus donne à cette image naturelle des accents qui lui sont propres. Pour cet amateur de géologie, l 'image du volcan, appliquée à la ville et à l'histoire, est particulièrement appropriée. A la perception de l'histoire

1. Wilhelm von Humboldt à Friedrich Schiller, Paris, le 7 décembre 1797, in Briefwechsel zwischen Friedrich Schiller und Wilhelm von Humboldt, éd. par S. Seidel, vol. 2, Berlin, 1962, p . 130 sq.

2. Car l Gustav Carus, Paris und die Rheingegenden. Tagebuch einer Reise im Jahre 1835, 2 vol., Leipzig, 1836, p . 101-121. Les pages indiquées entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition.

succède celle de la nature. Le passage d'une sphère à l'autre est caracté­ristique de la pensée et de l'écriture de Carus. Ainsi, à l'inverse de ce qu'on trouve dans les écrits sur Paris publiés à la même époque en Alle­magne, il passe des données historiques aux données naturelles (géogra­phiques) qui déterminent la vie de la métropole. Dans son journal pari­sien, la métropole de l'histoire universelle est replacée à un endroit bien spécifique de la vie de la terre.

Après la révolution de Juillet, la littérature allemande avait de plus en plus décrit Paris comme le lieu de transformations historiques. A la suite des Lettres de Paris de Ludwig Borne et des Französische Zustände de Heine, des auteurs appartenant au mouvement de la Jeune Allemagne avaient perçu un important changement de paradigme. On ne se rendait plus en Italie pour y admirer les œuvres d'art et les paysages, mais à Paris pour appréhender l'histoire et sa dynamique1. Lorsque Robert Prutz for­mula cette thèse, Carus avait déjà effectué deux voyages en Italie, avec la cour de Saxe. A présent, il vient à Paris de sa propre initiative, à des fins scientifiques. Il se rend dans une ville dont les institutions scientifiques sont non seulement célèbres, mais aussi fort nombreuses. Cette concentra­tion pouvait laisser espérer un renouveau des échanges scientifiques en général, et plus particulièrement entre la France et l'Allemagne. Son­geant à ces nouvelles formes d'échange du savoir, Goethe avait exprimé l'espoir qu'une littérature universelle voie le jour 2. Une grande partie du journal publié par Carus est consacrée au récit de ses rencontres avec des savants français, auprès desquels il fut introduit par Alexander von Hum­boldt, et de la visite d'institutions scientifiques. Lorsqu'il doit quitter Paris, il a beaucoup de mal à se séparer de trois lieux : le «Jardin du Roy, ses animaux, ses plantes, sa bibliothèque, ses collections anatomi-ques et zoologiques, l'Académie des sciences et le progrès régulier de sa contribution à une vie scientifique de haute tenue, et les trésors artisti­ques du Louvre» (II, 24). Il admire la grande ville parce qu'elle est un lieu d'activité incessante et d'enrichissement continuel de l'esprit. Paris « donne de la grandeur à la vie », rompt avec la « paresse et la mesquine­rie», et suscite «la naissance aisée de grandes œuvres» (ibid.). Voilà donc comment, dans un premier temps, on pourrait situer le discours de Carus, homme de science, peintre et disciple de Goethe, sur Paris: comme les romantiques, il apprécie les institutions scientifiques et les bibliothèques parisiennes ; comme les représentants de l'Aufklärung et de la Jeune Allemagne, il est en même temps fasciné par la circulation du savoir et par l'accélération de sa production dans la capitale française. Il est manifestement conscient du lien entre l'accumulation et la circulation

1. Cf. Robert Prutz, Über Reisen und Reiseliteratur der Deutschen, in Robert Prutz, Schriften zur Literatur und Politik, éd. par B. Hüppauf, Tübingen, 1973, p. 43 .

2. Voir Hans Joachim Schrimpf, Goethes Begriff der Weltliteratur, Stuttgart, 1968.

du savoir scientifique et la production de grandes œuvres. De ce point de vue, on pourrai t voir en lui un contemporain du Vormärz. Il est dès lors légitime de s'interroger sur la singularité de sa description dans le dis­cours al lemand sur Paris.

Quelques années avant que Heine ne parle d 'une mutat ion élémentaire de « notre vision » de l'espace et du temps, d 'une suppression de l'espace qui n 'aurai t plus laissé subsister que le temps 1 , Carus réintroduit l'espace et la conscience de l'espace dans la perception de la grande ville dominée à ce moment- là pa r la dimension temporelle. Ce retour de l'espace s'effectue grâce à la science 2. En ce sens, les récits des transferts scientifiques que l'on peut lire dans le journal de Carus s 'accordent parfaitement, dans leur sécheresse et dans leur abstraction si peu paysagère, avec son image de Paris. A part i r d 'un paysage urbain qui a pour horizon une perspective temporelle et non spatiale, Carus développe une vision du paysage culturel parisien qui est prédéterminée par la géographie. Carus rattache les pay­sages littéraires qui, souvent, ne sont eux-mêmes que des reprises de modèles picturaux, à une science géographique romant ique qu'il appelle « science de la vie de la terre (Erdlebenwissenschaft) ». Cette science est fon­dée sur l'idée que la terre est elle aussi soumise à un «deven i r» , à une histoire, à une vie traversée de métamorphoses. Elle a recours à une percep­tion esthétiquement cultivée, à une sorte de « tendre empirie » qui saisit la situation et l 'atmosphère des espaces géoculturels dans leur singularité, en tant que lieux où, dans le temps historique long, se cristallisent certains traits humains bien spécifiques. Cette Erdlebenwissenschaft inclut également des études sur la nature du sol, sur l 'eau, sur la formation des nuages, sur les couleurs et sur la qualité de l'air, qui semblent a priori étrangères à l'idée qu 'on se fait d 'un paysage pictural ou littéraire. Dans les peintures de pay­sage de Carus, ces études scientifiques permettent pour tant l 'avènement d 'œuvres esthétiques 3 . La science devient le fondement de l 'art. Cette ins­cription du scientifique dans l 'esthétique et de l 'esthétique dans le scienti­fique est caractéristique de Carus, ainsi que de sa vision de Paris. A travers l 'observation, la perception, la contemplation, fixées dans un tableau ou dans un texte, chaque espace naturel se transforme en un espace culturel bien précis.

Comme il le rapporte dans son journal , Carus arrive à Paris le jour de l 'anniversaire de Goethe. Il retarde le récit de son arrivée dans la métro-

1. Heinrich Heine, Industrie und Kunst, in Allgemeine Zeitung, 14 mai 1843, supplément. Voir aussi Heinrich Heine, Pariser Berichte, 1849-1848, in Säkularausgabe, vol. 10, Berlin, 1979, p . 195-200.

2. Sur la place de la pensée de Carus dans l'histoire des sciences, voir Jutta Müller-Tamm, Kunst als Gipfel der Wissenschaft. Asthetische und wissenschaftliche Weltaneignung bei Cari Gustav Carus, Berlin, 1995.

3. Cf. Werner Busch, Der Berg als Gegenstand von Naturwissenschaft und Kunst in Goethes geologischem Begriff, in Goethe und die Kunst, éd. par Sabine Schulze, Francfort, 1994, p. 494 sq.

pole en intercalant des réflexions por tan t pour titre « Paris », qui paraî ­t ront plus tard sous forme d 'un article séparé. La description de Paris, métropole historique du mouvement , est précédée de considérations savantes sur sa situation géographique. Carus freine la curiosité qu ' ins­pire le lieu de la nouveauté en insistant sur le long terme. Soustraites au flux temporel de son journa l , ses observations rompen t avec le p r imat de la dimension temporelle dans la grande ville. Les notes consacrées au séjour parisien sont ainsi précédées d 'une introduction, sorte de réflexion générale sur ce « lieu ent ièrement nouveau, si singulier et si é tonnant ». Du point de vue du lecteur, mais aussi de la nar ra t ion du voyage, l 'étude de Carus se présente comme un temps d 'arrêt ou comme une pause pro­visoire du flux temporel . Ce texte s'intercale entre le récit de l 'arrivée et celui de la découverte de Paris, cette métropole de l 'histoire, de ses muta ­tions profondes et imprévisibles et de la frénésie constante de la vie urbaine . Carus donne ainsi un « premier survol de ce volcan politique », qui peut se lire comme une tentative de modére r les inquiétudes suscitées pa r le mouvement , pa r l 'éruptivité de l 'histoire, en les ra t tachant à l'his­toire à long terme de cet endroi t de la surface terrestre. L' impulsion de cette réinjection de l 'espace dans le temps est présentée de façon ambiva­lente : Paris est le « foyer de la vie de l 'humani té qui, invisiblement, p ro­gresse visiblement » ; mais Paris est aussi le « volcan de l 'Europe » (82-83) qui a « bouleversé » la « vie de tous les peuples ». Pour t raduire le senti­ment qu ' a le visiteur d'être exposé à des énergies explosives, à des chan­gements brusques, Carus n ' a pas seulement recours à l ' image, empruntée à la na ture , du volcan, mais également à une mé taphore technique. Il se voit « soudainement placé entre les roues grinçantes et la chaudière boui l lonnante d 'une mach ine à vapeur (...), tout g ronde et s'agite au tour de [lui], la flamme brille, la chaudière est en ébullition, et il suffit d 'un simple engorgement des tuyaux p o u r qu 'une explosion réduise tout en miettes et projette solitaires et sociables dans les a i r s» (I, 284 sq.). C a r u s ressent pa r contre le « désir d 'apaiser pa r la contemplat ion et de contem­pler en se reposant (...) à la manière a l lemande et avec des mots alle­mands (...) l 'activité incessante qui règne dans les vaisseaux vibrants de ce grand cœur de la F r a n c e » (I, 284). Les deux articles extraits du jou r ­nal qui ont été publiés séparément , intitulés « Paris » et « Le d io rama de Daguer re à Par i s» , soulignent une opposition culturelle entre le calme contemplatif des Allemands d 'une par t et l 'affairement et la mobilité françaises de l 'autre . L'article intitulé « Paris » fut repris pa r Rudolf Bor-chardt dans son anthologie L'Allemand dans le paysage où elle est placée entre la «Vis ion militaire de l 'Espagne» du Generalfeldmarschall von Roon , ministre de la Guer re prussien, et une description de Vienne par Adalber t Stifter 1. Carus occupe ici la place de l 'Allemand. Ne s'agit-il pas

1. Rudolf Borchardt, Der Deutsche in der Landschaft, Munich, 1927.

plutôt d 'une réflexion sur le Gaulois dans le paysage, d 'une reconstruc­tion mentale de ses tendances révolutionnaires, dérivées de l'histoire à long terme de la vie terrestre ? L 'Allemand se caractérise pa r sa per­ception littéraire du monde , p a r l 'observation contemplat ive. Tandis que la versatilité menta le des Français , leur propension au changement , pos­sède un fondement géographique, l 'observation correspond, pa r contraste, à la prédisposition mentale des Allemands au recueillement paisible, à la contemplat ion - une définition que Carus reprend explicite­ment à son compte . Le croisement de l 'observation empirique de la na ture , de son cadre réel d 'une par t , et de la contemplat ion esthétique de la totalité de la na ture d 'aut re par t , donne naissance au paysage au sens empha t ique .

Alors que, à cause de l 'accélération du temps, l ' importance de l'es­pace est en général minimisée dans les descriptions contemporaines des grandes villes, Carus met dél ibérément l 'accent sur cette dimension spa­tiale. La capitale de l 'histoire universelle est resituée dans l 'espace : Carus insiste sur sa situation géographique, au confluent de la Seine et de la M a r n e , à proximité de la mer . La ville est soumise aux révolutions géolo­giques du Bassin parisien. L'aspect temporel ou historique, à savoir l'ins­tabilité et le caractère changeant de Paris, sa propension latente aux révolutions, est le reflet de sa situation géologique et géographique au centre du Bassin parisien. A Paris, ce « point central », ce « foyer de la vie de l 'humani té », Carus , qui observe pour la première fois ce « volcan poli­tique» (I, 101) dans une «disposi t ion d'esprit pure et l ibre» , découvre « d 'un seul coup un nouveau critère de l'histoire culturelle et du mouve­men t politique des grandes masses h u m a i n e s » (I, 102). Il se d e m a n d e en quoi « les éléments naturels, l 'eau, l 'air et le sol » ont pu « contr ibuer à (...) p rovoquer précisément en ce lieu des effets politiques aussi forts, cette concentra t ion part iculière dans la vie de l ' h u m a n i t é » (I, 103). Il p a r t de la spécificité de « l'air et des nuages, des couleurs de l 'a tmosphère et de l ' impact de la lumière, ainsi que de la na ture du sol et de l 'eau » (ibid.). Dans la « physionomie du sol », on r emarque que la « terre se rapproche de la mer» (ibid.). L 'air de la mer se ressent dans « l ' a tmosphère (...) de cette ville violente » (I, 104).

Au-dessus de Paris, le ciel n'est manifestement pas le même qu'au-dessus de l'Allemagne ! - le premier regard sur les formations de nuages les jours de fin d'été, après mon arrivée - la douceur extraordinaire et l'air méridional de ces formes de nuages et de ces couleurs - à peu près semblables à ce que j'avais vu auparavant à Naples et ailleurs encore - voilà ce qui m'a donné cette percep­tion. Mais alors qu'un soir je me trouvais sur le pont Royal au moment du coucher de soleil, alors que le soleil se cachait à moitié derrière les nuages qui ombrageaient le bras occidental de la Seine dans une atmosphère très chaude, et dardait les rayons les plus éclatants à travers cette douce atmosphère, rou­geoyant comme dans le Sud, alors que le croissant de lune, déjà élargi, luisait d'un tendre blanc au-dessus du fin cirrho-cumulus des nuages méridionaux, cette remarque s'imposa à moi avec plus de certitude encore! Lorsqu'on se trouve

enfin, dans la lumière d'une après-midi d'été, sur la colline du Jardin des plantes, au-dessus du magnifique cèdre centenaire et sous la gloriette de bronze mentionnée par tous les voyageurs, et qu'on regarde par-dessus les cyprès, les pins, les pins parasols et le vaste toit d'ombre formé par ce cèdre, la ville immense qui s'étend alentour, vers Montmartre et les hauteurs du Père-Lachaise, vers les plaines de Vincennes, on découvre bientôt une lumière atmosphérique très différente - que je pourrais comparer, d'une certaine façon, à celle qui se déverse sur les régions du nord de l'Italie, si l'atmosphère laiteuse des plaines de la Champagne, que j 'ai déjà évoquée, et que je ne peux expli­quer que par les exhalaisons de la mer qui baigne les côtes voisines, ne la ren­dait sensiblement différente et ne rappelait pas quelque peu l'aspect de la côte napolitaine quand souffle le sirocco (I, 104 sq.)

La forme des nuages, des couleurs et de la « lumière a tmosphér ique » fait appara î t re la ville c o m m e un espace paysager qui , dans la compa­raison avec les paysages de Naples et de l 'Italie du Nord , acquiert des traits mér id ionaux. Les éléments qui le consti tuent sont essentiellement ceux des paysages littéraires ou pic turaux. A quoi s'ajoute la « douceur de l'air» (I, 106) de Paris, don t les effets physiologiques sur la peau et la respirat ion en t ra înent une « accélération de la circulation sanguine », « facilitent et augmen ten t l 'activité musculaire » et donnen t ainsi à l'es­pri t « plus de gaieté ». Tels sont les « éléments qu'il faut p rendre en compte lorsqu 'on veut saisir la singularité de la vie du peuple français, et en part iculier du peuple pa r i s i en» (I, 108). Les «s t ra tes de Par i s» por ten t la m a r q u e immémor ia le des «processus les plus violents» (I, 109). O n trouve dans le Bassin parisien des terrains calcaires témoi­gnant de nombreuses révolutions de la terre , qui peuvent expliquer « pour une par t , le caractère mouvant , irrité et boui l lonnant de ces lignées gauloises et du lieu où elles se sont le plus souvent concentrées» (I, 110). _

« La vie de la na tu re » est au moins en part ie responsable de la « faci­lité de mouvement », de « 1' irritabilité », du côté perpétuel lement « boui l lonnant », de « la gaieté et de l 'obsession du plaisir » qui se déve­loppent chez le Parisien. Sa personnal i té , p r o m p t e à l 'excitation, « s'agite davantage à la surface qu'elle n 'aspire au repos et à la p ro fondeu r» (I , 113). Carus constate , il est vrai, un changemen t de mental i té du peuple parisien vers le milieu des années 1830: il devient plus sérieux et plus mélancol ique. O n peut alors se d e m a n d e r « commen t une telle muta t ion a été possible, alors que les conditions de vie extérieures sont pour l'essen­tiel restées les m ê m e s » (I, 115). Ca rus t rouve l 'explication de cette « saute d ' h u m e u r » dans les catastrophes de l'histoire récente, dans la Révolut ion française, les guerres napoléoniennes , le tournan t de la révo­lution de Jui l le t .

III

Dans le développement d 'une science romant ique de la terre, Carus avait eu trois prédécesseurs romant iques : Werner , Rit ter et Steffens. Mais p o u r ce qui est de Paris et de la France , il avait sur tout été précédé pa r Friedrich Schlegel. Confrontés à la dynamisat ion du temps et à la volatilisation de l 'espace, tous ces auteurs romant iques avaient réagi en insistant sur la conscience spatiale. Leur réponse avait été à la fois scienti­fique, esthétique et idéologique.

A par t i r de 1802, Friedrich Schlegel rédige depuis Paris la revue Europa. Le m o m e n t fort de l 'article intitulé Voyage en France qui ouvre cette revue se situe à Paris, le lieu qui, comme chez Carus , suscite les « observations les plus générales sur notre cont inent et sur notre temps »1 ; il est centré sur l 'idée d 'une « géographie phi losophique » 2 . « Conformé­men t à l 'ordre organique des forces telluriques », Paris est destiné à être « le siège m ê m e de la lutte » : « c'est précisément là que le bien terrestre comba t le mal avec la plus g rande violence (...) c'est là que le destin de l 'humani té doit être enfin fixé » 3 . Seule la réunion de l 'Or ient et du Nord , de deux espaces culturels régis, selon Schlegel, pa r le « b o n p r inc ipe» (tout le reste «n'étant qu'espace vide, mat ière informe et b ru t e» ) , p e u t pe rmet t re de construire la « véri table Europe » qui est « encore à venir » 4 .

Chez Schlegel comme chez Carus , l ' importance nouvelle donnée à l 'espace est liée à une conscience réflexive de l 'espace, marquée pa r le pr i­ma t de l 'histoire et du temps. Dans l 'œuvre de Carus , cette conscience est orientée vers la na ture objective. Elle fait l 'objet d 'un t ra i tement scienti­fique dans ce qu'i l appelle la « science de la vie de la terre ». D ' a u t r e par t , elle se r appor te à la subjectivité et fait l 'objet d 'un double t ra i tement esthétique : ami de Caspa r David Friedrich, Carus peint lui aussi de nombreux paysages, et se fait également théoricien de la pe in ture de pay­sage 5 . Son œuvre , vaste et multiforme, peut être considérée c o m m e visant à corriger le processus moderne de division des sens ; ceux-ci sont écarte-lés entre l 'observation, l 'analyse scientifique et méthod ique de la na ture c o m m e objet, d 'une par t , et, d 'aut re par t , la percept ion subjective de la na ture , qui s'objective pa r le biais de l ' approche esthétique. L'enjeu est de corriger ce processus sur les deux plans à la fois : dans le domaine scientifique c o m m e dans le domaine esthétique qu'i l s'agit, in fine, de réu­nir. Cet effort de synthèse ne s 'opère pas seulement dans le domaine théo-

1. Friedrich Schlegel, Reise nach Frankreich, in Europa, éd. par F. Schlegel, vol. 1, Franc­fort, 1803, p . 30.

2. Ibid., p . 37. 3. Ibid., p . 38. 4. Ibid., p . 39. 5. Car l Gustav Carus , Briefe und Aufsàtze über Landschaftsmalerei, éd. par G. Heider,

1 3 4 Leipzig, 1982.

r ique, dans son activité de penseur et d ' h o m m e de science, mais aussi dans le domaine pra t ique, dans sa peinture ou dans son œuvre littéraire, avec la publicat ion de son journa l , Paris et les régions rhénanes. Dans tous ces domaines, il vise à une approche réflexive de l 'espace, à une cons­cience de l 'espace. La percept ion esthétique du paysage comme objet reçoit un fondement scientifique : études sur l 'histoire de la terre, sur la géographie, sur la géologie, théorisation et approche réflexive de la per­ception, pour laquelle le subjectif et le local se confondent dans le pay­sage pictural que Carus appelle « tableau de la vie de la terre (Erdleben-bild) ». Dans le même temps, la science empir ique de la terre fait l 'objet d 'un t ra i tement esthétique.

La percept ion joue un rôle clé dans cette recherche d 'un paysage réflexif susceptible de rendre l ' immédiateté médiatisée d 'un espace culturel sur un plan à la fois esthétique et scientifique. Avant de conclure, nous nous contenterons d 'évoquer br ièvement les remarques sur le paysage et sur la peinture de paysage qui figurent dans Paris et les régions rhénanes, sans aborder explicitement sa théorie du paysage, les Dix lettres sur la peinture de paysage, leur théorie de la « correspondance entre les états d ' âme et les conditions naturel les», leur «exposé de l 'idée de la beauté dans les paysages na ture l s» , leur «phys ionomie des montagnes » et leurs conseils « sur la façon dont il faut regarder les t ab l eaux» . Nous n 'évoquerons pas non plus les Douze lettres sur la vie de la terre de 1841. Nous nous intéresserons seulement à l 'élaboration de paysages à par t i r de Paris et les régions rhénanes, et à la signification de leur transposition littéraire pour le rappor t entre les espaces culturels français et a l lemand, pour la formation des identités et pour la cons­truction de la percept ion paysagère.

I V

Lorsque Carus quit ta Dresde pour se rendre à Paris, sur les traces de ses prédécesseurs Heinr ich von Kleist et Friedrich Schlegel, l 'Allemagne avait déjà été érigée, no tamment dans les écrits de ces derniers, en espace favorable à l 'expérience paysagère. Le paysage al lemand possédait d 'em­blée, chez Kleist, une fonction latente d 'opposit ion à la métropole fran­çaise qui était le terme de son propre voyage. Dans les lettres que Kleist envoie de Paris à Dresde, et où il t ransmet son meilleur souvenir à Frie­drich Schlegel, on voit se dessiner les contours d 'un paysage poét ique rhé­nan qui sert d 'anti thèse à l 'antipaysage urbain de Paris, où l 'on ne peut voir le ciel, où l'hostilité à l 'art et à la na ture s'affirment dans tous les domaines de la vie, dans la mode , dans les divertissements, et jusque dans le H a m e a u de Chautil ly, un paysage artificiel créé p o u r divertir le cita­din, une mise en scène du paysage comme espace de loisir urbain que Kleist rejette catégoriquement . Il s 'oppose à la g rande ville et à la vie

qu 'on y mène . Il quitte Paris pour se tourner vers un projet de vie litté­raire et vers u n paysage littéraire à teneur idyllique, se rend en Suisse pour y mene r la vie simple des paysans. Les lettres de Kleist poétisent les régions rhénanes qu'elles chargent également de connotat ions ant inapo­léoniennes :

Ah, cette région est comme un rêve de poète, et l'imagination la plus débor­dante ne peut rien inventer de plus beau que cette vallée qui tour à tour s'ouvre et s'étrangle, tour à tour s'épanouit et se fait sinistre, tour à tour sourit et effraie1.

Le fleuve devient un h o m m e enflammé qui suit, dans son parcours , les indications de son épouse, va inqueur héroïque de toute résistance. La vallée du R h i n se transforme en un espace « où parle à l ' homme un esprit de paix et d ' amour , où tout ce qui sommeille de beauté et de bonté dans notre âme se réveille (...) où chaque brise et chaque vague, de son bavar­dage amical, apaise nos passions, où la nature entière semble inviter l ' homme à se mont re r meilleur » 2 — mais, déplore Kleist, cette vallée a été dévastée pa r la guerre et pa r les destructions ennemies.

Les itinéraires de Friedrich Schlegel et de Carus se recoupent en de nombreux points. Dans le premier article de la revue Europa, Schlegel esquisse u n tableau du paysage culturel de l 'Allemagne construit au tour de lieux, de paysages et de réminiscences historiques. Par-delà l 'ap­proche poét ique du paysage rhénan élaborée pa r Kleist, et complétée, pour la région de la Thur inge , pa r les descriptions poétiques dues au r o m a n Henri d'Ofterdingen de Novalis, Schlegel inscrit dans ce paysage u n p r o g r a m m e culturel et un projet identitaire destiné aux Allemands. O n voit se dessiner dans la succession de l 'écriture et des trajets, ainsi que dans la succession des lieux, un espace culturel a l lemand aux strates profondes (qui consti tuent aussi des strates historiques). Bien avant l 'arrivée à Paris, le R h i n appara î t comme l ' incarnat ion de ce que furent jadis les Allemands, et de ce qu'ils pourra ien t être à l 'avenir, « image fidèle de notre patr ie , de notre histoire et de notre caractère » 3 . L'affirmation de l ' identité nationale et le projet culturel sont ancrés dans ce paysage. Il acquier t chez Schlegel les traits d 'une ant imétro­pole, un caractère quasi urbain.

Tel serait le lieu où pourrait se rassembler un monde et d'où l'on pourrait l'embrasser du regard et le diriger, si une étroite barrière n'entourait pas ce qu'on appelle la capitale et si, au lieu de cette frontière naturelle antinaturelle

1. Heinrich von Kleist à Adolfme von Werdeck, Paris, les 28 et 29 juillet 1801, in Sämtliche Werke und Briefe, éd. par H . Sembdner, vol. 2, Munich, 1983, p . 674. Trad . H. von Kleist, Cor­respondance complète, 1793-1811, trad. par Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1976, p . 219.

2. Ibid., p . 675 ; trad. franc., op. cit., p. 220. 3. Friedrich Schlegel, op. cit., p . 15.

et au lieu de l'unité pitoyablement brisée des pays et des nations, une chaîne de forteresses, de villes et de villages formaient un tout, le long du fleuve magni­fique, et constituaient pour ainsi dire une grande ville, le digne centre d'un continent heureux1.

A l 'approche poét ique et idéologique vient s'ajouter, chez Carus , l ' approche scientifique. Il étudie les régions rhénanes , leurs villes d 'eaux situées dans les montagnes , leurs formations géologiques. Les paysages du voyage r h é n a n sont fortement influencés pa r ceux de son voyage en Ita­lie. Carus reprend certains éléments paysagers et certaines impressions ressenties face au paysage italien p o u r les compare r au paysage rhénan . L 'é tape la plus impor tan te du voyage à travers la Rhénan i e est celle que Carus effectue à Bacharach sur le Rhin , où se dressent les ruines de la Werner ik i rche :

Devant moi s'étendaient, sur un promontoire humide de hauteur moyenne, au pied d'un rocher beaucoup plus élevé, couronné par les ruines d'un château fort, les murs désolés de la Wernerikirche, et le vent soufflait à travers leurs fenêtres vides, qui n'avaient conservé que les rosaces de pierre les plus gracieuses, tandis que les nuages se penchaient librement sur le sol couvert d'herbe de ce qui fut autrefois une église. Je grimpai rapidement les marches jusqu'à l'intérieur, par­courus les salles de cette église qui n'était pas très grande, mais trahissait le plus beau style du XIVe siècle, construite en grès rouge de Wasgau, et cherchai un lieu pour dessiner, afin d'emporter un souvenir durable de cet extraordinaire ensemble. Tandis que je me tenais là-haut, que les grands arcs gothiques, dont les courbes suivaient les proportions les plus pures, s'élevaient dans le ciel du soir, avec les riches ornements de leurs fenêtres, que les contreforts lisses et les gracieux piliers reflétaient la lumière du jour déclinant dans les tons de la pierre, d'un sin­gulier brun rouge foncé, si vifs encore qu'ils semblaient tout juste sortis de la main du tailleur de pierre, tandis que se dressaient derrière eux, avec leurs fenê­tres en plein cintre, les murs jaunes de la haute tour de l'église, au faîte couvert d'ardoises, et que, par-dessus la ville située en contrebas, avec ses vieilles tours de guet, je regardais par les fenêtres à arceaux le Rhin entouré de hautes falaises, et que résonnait, plus proche, le tintement sonore des cloches du soir, annonçant la journée du dimanche, je fus saisi par le sentiment d'une émotion profonde et durable ; je pensai à Dante :

Era già l'ora che volge'l disio A naviganti, e'ntenerisce'l cuore Lo di e'an detto a' dolci amici : a Dio ; E che le nuovo peregrin, d'amore Punge, se ede squilla di lontano, Che paia'l giorno pianger, che si muore.

J'avoue n'avoir jamais éprouvé un sentiment aussi singulier, si nouveau et pourtant si familier ! Il me semblait avoir pour la première fois trouvé une patrie, ma patrie! C'est le même saisissement qui, en Italie, s'empare de nous avec une telle force : une nature magnifique, une terre marquée par l'histoire universelle, et des monuments remarquables, dont la construction et la destruction portent les

1. Ibid.

inscriptions profondes de grandes époques passées ! Mais pour moi, c'est plus que l'Italie, car c'est mon pays, c'est l'Allemagne, et les édifices romains parleront toujours à notre esprit de la même façon que le style pur et mystérieux qui n'ap­partient qu'à notre peuple, qui est né en lui, et qui respire encore dans ces arcs, et se reflète dans la plus petite rosace !

Quelques années plus tard, Victor H u g o visite et décrit ce lieu qui fonde et conforte l ' identité a l lemande. Il est p o u r lui l ' emblème d 'une époque endormie . Bacharach est une « vieille ville sévère, qui a été romaine , qui a été r omane , qui a été gothique et qui ne veut pas devenir m o d e r n e » 1 . L'his­toire moderne est; passée à côté d'elle sans l'effleurer, elle est « une façon de cour des Miracles oubliée au bo rd du Rh in pa r le bon goût voltairien, par la Révolut ion française, p a r les batailles de Louis X I V , p a r les canonnades de 1797 et de 1805, et pa r les architectes élégants et sages qui font des mai­sons en forme de commodes et de secrétaires » 2 .

V

A Paris, Ca rus est ra t t rapé pa r la modern i té et p a r ses techniques qui t ransforment la percept ion : c'est dans la capitale française qu' i l découvre un d io rama de Daguer re . C o m m e au début de son journa l , où il avait intercalé un article intitulé « Paris », il surmonte cette fois encore son t rouble et son irr i tat ion dans un « repos contemplat i f» et une « contem­plat ion reposante ». Au c œ u r de la g rande ville, l 'écriture est un moyen de s'assurer de son identité et de revenir à la « m a n i è r e a l l emande» (I , 284). Elle fixe sa réception du d io rama de Sa in t -Et ienne-du-Mont réalisé pa r Daguer re . Cet te découverte impose à Carus de corriger, voire de renier par t ie l lement une thèse qu'i l avait développée dans ses Lettres sur la peinture de paysage. « La reproduct ion intégrale et absolument fidèle de la réalité » (I, 286), dans laquel le « l 'artiste et son œuvre disparaissent » et renoncent à leur « ind iv idua l i t é» (I, 287), peut-elle p r é t end re à ê tre considérée « c o m m e esthétique au sens plein du te rme » (I, 286) ? Ce qui « reprend la réalité, avec légèreté », peut-il p rodui re un « véritable effet es thé t ique» (I, 2 9 5 ) ? Après sa visite du d io rama de l'église Saint-E t ienne-du-Mont , Carus r épond à cette question pa r l 'affirmative. Il reconnaî t sans réserves la valeur de cette reproduct ion « en ce qui concerne certains phénomènes que les effets de lumière et les formations de couleurs nous font percevoir sur d 'autres œuvres d 'ar t déjà présentes dans la réa l i té» (I, 287). La vue fondatr ice de la Werner ik i rche de Bacharach et celle du d io rama de l'église Sa in t -Et ienne-du-Mont présen-

1. Victor H u g o , Le Rhin . Lettres à un ami (1842), in V. H u g o , Voyages, Paris, Rober t Laf-font, coll. « Bouquins », 1987, p . 127 ( « Lettre dix-huitième : Bacharach » ).

2. Ibid., p . 126.

tent de surprenantes similitudes. Dans les deux cas, l 'éclairage, la percep­tion de la luminosité p ropre à tel ou tel m o m e n t de la j ou rnée et de ses variations jouen t un rôle impor tant . Les « plus belles animat ions lumi­neuses», une maîtrise parfaite des éclairages, accordée au cours de la jou rnée , permet ten t la « plus forte part icipat ion », la présence la plus intense dans un lieu : « O n y est ! R ien ne vient t roubler cette illusion ! » (I, 291). Cet te illusion, qui s 'opère dans le domaine de la percept ion optique, s 'étend aussi au domaine temporel , à notre percept ion de la suc­cession des heures, et gagne d 'autres sens. Les perceptions acoustiques et olfactives augmentent l ' impression qu 'on se trouve réellement sur les lieux. Carus se souvient de « b i e n des a tmosphères qu ' [il avait] connues auparavan t dans des lieux similaires » (I, 291). La reproduc t ion , la « réa­lité fictive » produi te pa r la technique, est elle aussi en mesure de « susci­ter une impression simple, forte, invitant au recueillement in té r ieur» (I, 290) .

Au cœur de l 'agitation parisienne, Carus est reconnaissant à Daguer re d 'avoir créé une œuvre qui lui « fasse ressentir à nouveau les bienfaits de l 'a tmosphère de son pays natal , calme et introvertie, qui avait toujours p rovoqué en [lui] les momen t s les plus forts qu'[ i l ait] connus dans sa vie » (I, 285). Carus se refuse à imaginer que cette tech­nique de reproduct ion puisse transformer à son tour sa percept ion de la na ture et des paysages.

Alexander von H u m b o l d t avait p rôné l ' installation de p a n o r a m a s dans les grandes villes. Selon lui, ceux-ci auraient pu « représenter une suite de paysages situés à des latitudes et à des longitudes différentes. L'idée d 'une totalité de la na ture , le sentiment de l 'unité et de l 'accord ha rmonieux du cosmos» se seraient répandus « de façon d ' au tan t plus vive pa rmi les h o m m e s » 1 . Carus , pa r contre, doute qu 'une reproduct ion « d e la vie libre et au thent ique de la na ture organique » soit possible. Il t race des frontières. Seules les œuvres humaines , les produits de l 'art, peuvent être reproduits : la na ture ne saurait l 'être. Étayée par la connaissance scientifique, la peinture de paysage reste donc incontestée et libre de toute concurrence.

Mais Carus critique précisément la peinture de paysage française, à laquelle m a n q u e « la saisie intime et profonde de la vie de la na ture ». Elle n ' a pas encore appris que « l ' â m e humaine se reflétait dans les grands mouvements de la vie du ciel et de la terre » ; cette découverte pe rmet seule au « paysage de dépasser la beauté ordinaire de l 'art pour devenir cosmos au sens le plus élevé du terme, p o u r devenir art cosmique » (I, 152). Aux yeux de Carus , m ê m e Poussin n ' a pas réussi à accomplir la mission suprême de la représentat ion esthétique du paysage, à savoir « la

1. Alexander von Humboldt , Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung, vol. 2, Stutt­gart, 1847, p . 93 sq.

saisie de la vie de la terre jusque dans ses états d ' âme et dans ses configu­rations mystérieuses, la saisie du point où l 'on sent que se reflètent dans cette vie parfai tement indépendante , en tant que vie macrocosmique, nos états les plus personnels» (I, 280). Il n ' a pas été «capab le de saisir la na ture pour elle-même dans toute sa beauté et dans toute sa signification artist ique ». Everdingen et Ruysdael s'en approchen t davantage . D 'Ever-dingen, Carus décrit pa r exemple le tableau suivant :

Sur l'un d'entre eux, le vent pousse les vagues brunes d'un étang contre les pilotis envahis de joncs d'une dune hollandaise aux maigres arbustes; le passage des nuages gris, le jaillissement de l'écume, le feuillage d'un brun jaunâtre des buis­sons nous plongent avec une exceptionnelle vérité dans l'atmosphère de la vie de la terre, qui est ici visée (I, 194).

(Traduit de l'allemand par Isabelle Kalinowski.)

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