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leCourrier Mai 1999 BELGIQUE: 160 FB. CANADA: 5,75 $. ESPAÑA: 550 PTAS. FRANCE: 22 FF NEDERLAND: 8 F L .P O RT U G A L : 700 ESC. SUISSE: 5,50 FS. UNITED KINGDOM: £2.30 A n t a rc t i q u e : l’horizon s’obscurcit Le travail des enfants : un moindre mal? Mark Thomas , trublion de la télévision britannique À qui pro fite l a s c i e n c e ?

Innover ou disparaître

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Page 1: Innover ou disparaître

leC o u r rie rMai 1999

BE L G I Q U E: 160 FB. C A N A DA : 5,75 $. E S PA Ñ A : 550 PTA S. F R A N C E : 22 FF NEDERLAND: 8 F L .P O RT U G A L : 700 ESC. S U I S S E : 5,50 FS. UNITED KINGDOM: £ 2 . 3 0

A n t a rc t i q u e:l’horizon s’obscurcit

Le travail des e n f a n t s:un moindre mal?

Mark T h o m a s,trublion de la télévision

b r i t a n n i q u e

À qui pro fite l as c i e n c e?

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D’ICI ET D’AILLEURS3 Nostalgie d’Istanbul Photos de Selim Günes,

Un texte de Nedim Gürsel

ÉDITORIAL9 La science:p o u rquoi et pour qui? Federico Mayor

NOTRE PLANÈTE10 A n t a rc t i q u e : l’horizon s’obscurc i t Entretien avec David Walton

APPRENDRE14 Des écoles pour citoyens écologiques Cynthia Guttman

DOSSIER

17 À qui pro fite la s c i e n c e?par Roland Wa a s tet Sophie Boukhari

20 1 . De la science à l’innovation20 La double vie d’une chercheuse entrepreneuse Manfred Ronzheimer20 Le mariage de la science et de la technologie Lewis M. Branscomb23 Pure ou appliquée:une frontière floue Harvey Brooks24 Innover ou disparaître Pascal Byé25 Culte du brevet,culture du secret David Dickson27 La triade fait son aggiornamento Entretien avec Yoshiko Okubo28 2 . La domination de la triade28 Les grandes tendances de la science mondiale T. B r a u n ,W.G l ä n z e l ,A .S c h u b e r t30 Tous ensemble contre El Niño Peter Coles31 Ex-URSS:empêcher la fuite des cerveaux Jasmina Sopova32 Chine:un petit bond en avant Ted Plafker33 La recherche latino-américaine en quête de sens Hebe Vessuri34 Brésil:la tropicalisation des produits Lucía Iglesias Kuntz35 Pour une science citoyenne V. V. Krishna

ÉTHIQUES3 7 Le travail des enfants:un moindre mal? Sophie Boukhari39 Les difficiles conquêtes des «Nats» du Pérou Luis-Jaime Cisneros

SIGNES DES TEMPS40 D é m o c ratie directe au Mali Dietlind Lerner42 Arbres à palabres et systèmes occidentaux Jasmina Sopova

CONNEXIONS43 Un monde de t e l e n o v e l a s Araceli Ortiz de Urbina et Asbel López

DIRES46 L’humoriste Mark T h o m a s, trublion de la télévision britannique

52e annéeMensuel publié en 27 langues et en braille par l’Organisationdes Nations unies pour l’éducation,la science et la culture.31,rue François Bonvin,75732 PARIS Cedex 15, FranceTélécopie:01.45.68.57.45/01.45.68.57.47Courrier électronique:[email protected]:http://www.unesco.org/courier

Directeur:René LefortRédacteur en chef:John KohutAnglais:Roy MalkinEspagnol:Araceli Ortiz de Urbina Français:Martine JacotSecrétariat de direction/éditions en braille:Annie Brachet (01.45.68.47.15)

R é d a c t i o nEthirajan AnbarasanSophie BoukhariCynthia GuttmanLucía Iglesias KuntzAsbel LópezAmy Otchet

Tra d u c t i o nMiguel Labarca

Unité artistique/fabrication:Georges ServatPhotogravure:Eric FrogéIllustration:Ariane Bailey (01.45.68.46.90)Documentation:José Banaag (01.45.68.46.85)Relations Editions hors Siège et presse:Solange Belin (01.45.68.46.87)Assistante administrative:Thérèsa Pinck (01.45.68.45.86)

Comité éditorialRené Lefort (animateur), Jérome Bindé, Milagros del Corral, A l c i n oDa Costa, Babacar Fa l l , Sue W i l l i a m s

Editions hors siègeRusse:Irina Outkina (Moscou)Allemand:Urs Aregger (Berne)Arabe: Fawzi Abdel Zaher (Le Caire)Italien:Gianluca Formichi,Sira Miori (Florence)Hindi:Shri Samay Singh (Delhi)Tamoul:M.Mohammed Mustapha (Madras)Persan: Jalil Shahi (Téhéran)Portugais:Alzira Alves de Abreu (Rio de Janeiro)Ourdou:Mirza Muhammad Mushir (Islamabad)Catalan:Joan Carreras i MartÍ (Barcelone)Malais:Sidin Ahmad Ishak (Kuala Lumpur)Kiswahili:Leonard J. Shuma (Dar es-Salaam)Slovène:Aleksandra Kornhauser (Ljubljana)Chinois: Feng Mingxia (Beijing)Bulgare:Luba Randjeva (Sofia)Grec:Sophie Costopoulos (Athènes)Cinghalais:Neville Piyadigama (Colombo)Basque:Juxto Egaña (Donostia)Thaï:Duangtip Surintatip (Bangkok)Vietnamien : Ho Tien Nghi (Hanoi)Bengali:Kafil uddin Ahmad (Dhaka)Ukrainien: Volodymyr Vasiliuk (Kiev)Galicien:Xavier Senín Fernández (Saint-Jacques-de-Compostelle)Serbe:Boris Iljenko (Belgrade)

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IMPRIMÉ EN FRANCE (Printed in France)DÉPOT LÉGAL : C1 - MAI 1999COMMISSION PARITAIRE N° 71842 - Diffusé par les N.M.P.P.The UNESCO Courier (USPS 016686) is published monthly inParis by UNESCO. Printed in France. Periodicals postage paid atChamplain NY and additional mailing offices .Photocomposition et photogravure:Le Courrier de l’UNESCO.Impression:Maulde & RenouISSN 0304-3118 N°5-1999-OPI 99-582 F

S o m m a i reMai 1999

Couverture et illustration du dossier central © Claude Henri Saunier, E u r e - e t - L o i r, Fr a n c e.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 3

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Nostalgie d’I s t a n b u lPhotos de Selim Günes*

Vacarme du marché aux poissons, o d e u rs fortes,f raîcheur d’un café près d’une mosquée, venelles dégringolantv e rs la mer où tartanes et gabares se balancent: l e si m p ressions d’Istanbul ont marqué au fer rouge la mémoire d’un grand écrivain.

Un texte de Nedim Gürsel**

nI s t a n bul habite la plupart de mesœuvres. Mon dernier roman paru enFrance commence ainsi: «L o n g t e m p s,

je me suis levé de bonne heure. C’était là-bas,sur la ri ve asiatique du Bosphore, dans maville bien-aimée qui m’a suivi partout et dontle souve n i r, tel un fer rouge , est à jamais plantédans ma mémoire.» Que puis-je écrire den o u veau sur Istanbu l , moi l’écri vain turc quihabite Pa ri s , sinon cette lancinante nos-talgie que j’endure loin d’elle et pour elle?Le front penché sur des feuilles blanches, j el’imagine,l’invente par l’écriture.

Peu à peu, elle se découpe dans lalumière de la lampe. Sa fameuse silhouette

émerge discrètement avec ses longs mina-r e t s , ses coupoles de plomb, ses donjons, s e sm u r a i l l e s , ses tours , ses gr at t e - c i e l . Je vois lesm u rs lépreux, les pigeons; je ressens la fraî-cheur d’un café près de la cour d’une mos-quée. Je m’imagine dans un taxi.L’eau duBosphore, profonde, bleu foncé, s’écouletout près de moi. Les arbres se multiplientà mesure que la route rétrécit.Des paque-bots grands comme des villes passent àtoute allure,p o u rsuivis par des mouettes. I l slaissent dans leur sillage des tourbillonsd ’ é c u m e . Fendant la mousse étincelantede blancheur, caïques et cormorans sebalancent sur l’eau. Les maisons de bois et

* Né en Turquie en 1961,le photographe Selim Günes,passionné de voyages, est notamment l’auteur del’exposition «Istanbul-Istanbul», organisée ennovembre 1998,à la galerie d’art Taksim (Istanbul).Ilparticipe actuellement à l’exposition collective«Istanbul-regards croisés»,réunissant 80photographes du monde entier, qui se tient du 15 avrilau 1er août 1999,au parc de Bagatelle, galerie côtéSeine, à Paris.

** Nedim Gürsel,écrivain turc né en 1951,est l’auteurd’une vingtaine de romans, nouvelles, récits de voyageet essais, traduits dans une dizaine de langues, parmilesquels Un Long été à Istanbul (Editions Gallimard,1980), La Mort de la mouette (Editions Fata Morgana,1997) et une anthologie de la littérature féminineturque, Paroles dévoilées, (Editions Arcantère-UNESCO,1993). Son roman La Première femme (Seuil,1986) luia valu le prix Ipekçi,attribué par une fondation gréco-turque pour sa contribution au rapprochement entreces peuples. Un film,dont il a écrit le scénario, est encours de tournage et devrait s’intituler Istanbul monamour.

Dans le quartier de Galata, un han,immeuble à usage de bureaux.

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4 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

1. Demeure ottomane située sur le rivage.

les bâtisses en béton semblent encastrées lesunes dans les autres. De temps en temps, l e sfenêtres enténébrées d’un vieux ya l i1 d é c r é p idéfilent derrière la vitre. Ensuite,de hautsmurs de jardin, d’étroites venelles dégrin-golant ve rs la mer, des arbres et encore desa r b r e s. Passent des filets à poisson quisèchent au soleil, de petits bacs tout blancs,des barques de pêcheurs. Au moment leplus imprévu, à un tournant ou à un carr e-four, des tombes surgissent devant moi. Jesais que c’est là, dans une de ces tombes end é s u é t u d e , que je me reposerai un jour.Mais je suis à Pa ris pour le moment et je vis,Dieu merci. A l o rs je m’imagine sur la placede Karaköy, assis à une table dans un cafétout près du marché aux poissons.

Le marché est plus animé que jamais.L e spassants affluent ve rs le pont de Galat a , ave cdes filets à la main regorgeant de victuailles.Légumes de saison, poissons dans des sacs enp l a s t i q u e , f ruits secs, viandes fumées, f r o-mages et salaisons que l’on devine sous lese m b a l l a g e s. Les poissonniers s’égosillent,les clients se pressent, les têtes de poisson san-guinolentes tombent dans l’eau. Les têtesde thon, de bar, de maquereau tombent aumilieu des pommes pourri e s , des feuilles dechou et de poireau.

Assis au café à l’angle du marché, j eregarde la foule grossir dans la fraîcheurdu soir. Les filets à provisions sont pleins àcraquer. La circulation est bloquée sur laplace de Karaköy. Les voitures de louage seserrent de près. Les piétons tentent de sef r ayer un chemin entre les autobu s , l e sc a m i o n s , les charr e t t e s , les marchandsambulants.Tous, les cheveux en désordre,ont l’air affolé. De ma place, j’aperçois lesgens entassés dans les autobus, les visagesgluants de sueur, i m m o b i l e s , alignés commedes harengs, les voya g e u rs du samedi qui, l eregard éteint, patiemment, attendent. Lesvieilles Fo r d , les Chevrolet, les Plymouth, l e sBuick sont bondées. Accablées de fatigue,les têtes humaines restent impassibles dansces boîtes sans air aux portières herméti-quement fermées.

Je veux reprendre haleine. Respirer l’airde la mer, les vagues écumantes qui gron-dent dans l’immensité bleue. Je suis enva h ipar une puanteur d’huile brûlée,de sueur,

En haut,minarets du quartier d’Eyüf,dans la vieille ville.

Ci-contre, figures d’hommes à travers les vitresdu café Ag̃a Sokak dans le quartier de Beyog̃lu.

Page de droite, la rue aux enfants et aux cordes à linge dans le quartier de Balat,dans la vieille ville.

(suite p. 8)

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 5

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

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« Vieille maincouverte debagues tenduevers l’Europe»

6 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Etabli sur la rive européenne du détroit duB o s p h o r e, à la croisée des routes de terre et

de mer, entre l’Asie et l’Europe, la mer Noire et laM é d i t e r r a n é e, Istanbul est le principal centrei n d u s t r i e l , commercial et portuaire de la Tu r q u i e.Avec ses 12 millions d’habitants, l ’ a g g l o m é r a t i o nbat tous les records de croissance urbaine dansle pays.

Fondée par les Grecs vers 658 av. J. - C . , sous lenom de Byzance, la ville devint la capitale del’Empire romain d’Orient en 330 après J. - C . ,s o u sl’empereur Constantin,dont elle porta le nom jus-qu’à la chute de l’empire byzantin. En 1204,Constantinople tomba aux mains des Croisés.Elle ne fut reconquise par les Grecs qu’en 1261,a vant d’être prise par les Ottomans, le 29 mai1 4 5 3 . Mehmet II le Conquérant en fit , en 1458,la capitale de l’Empire ottoman et la rebaptisaI s t a n b u l . Ce n’est qu’en 1923 qu’elle perdit sonstatut de capitale, au profit d’Ankara. En mars1973 fut inauguré le fameux pont qui relie lesdeux rives du Bosphore.

«Vieille main couverte de bagues tendue versl ’ E u r o p e» , selon le mot du poète français JeanC o c t e a u , Istanbul abrite des zones historiques quiont été inscrites en 1985 sur la Liste du patrimoinemondial de l’UN E S C O. De nombreux monumentsbyzantins et ottomans s’y côtoient. Parmi eux, l acélèbre cathédrale Sainte-Sophie, construite entre532 et 537 sur ordre de l’empereur Justinien, e tla mosquée Süleymaniye (du nom de Soliman leM a g n i fique) inaugurée en 1556, sans oublier laMosquée bleue, To p k a p i , ou le Grand Bazar.Autant de vestiges d’un passé millénaire. n

Istanbul

Turquie

Grèce

Bulgarie

Roumanie

Ankara

Mer Noire

Mer Méditerranée

Ci-contre, une pastèque rafraîchissante. Quartierde Fener, vieille ville.

En bas, les dolmus (taxis) du quartierde Bostanci.

Page de droite, sur le quai de Karaköy.

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D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

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8 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

En arrière-plan, minarets et dômes de la Mosquée bleue.

Rue Istiklal,dans le quartier de Beyog̃lu.

d ’ u ri n e . Je détourne les yeux de la placede Karaköy et regarde à gauche l’autre ri vede la Corne d’Or2.

D’un seul coup, le spectacle change. L ascène semble s’élargi r. Je vois des nuagess ’ e f filocher à toute vitesse dans le vent duS u d . La tour de Baye z i t , toute droite,s’éloigne progr e s s i vement dans la lumièrec e n d r e u s e . Je peux distinguer au loin lesminarets pointus de la mosquée de Soliman,les lourdes coupoles écrasant les vieillesd e m e u r e s , les cageots empilés qui forment unmur devant la halle. Les pigeons de la Mos-quée neuve , petites taches noires, d é c o u-pent le ciel. S ’ e nvolant de la cour de la mos-q u é e , ils viennent se poser sur les murs noirciset les auvents du Bazar égyptien. C u ri e u s e-m e n t , l’autre ri ve paraît plus tranquille.M a i sle marché aux poissons, l u i , fait un va c a rm ea s s o u r d i s s a n t . Dans un ondoiement de cou-l e u rs , les bateaux de pêche amarrés au quaiflottent sur l’eau immonde.Des lambeaux dechiffons gr a i s s e u x , des cadavres de mouettesrecouvrent la Corne d’Or.

Le bac d’Eyüp a accosté au pont deG a l at a3 et déve rse ses voya g e u rs. Une épaissefumée s’échappe de la cheminée. La suiepleut sur les grappes de raisin, sur lespommes astiquées des étals, sur les vieuxfonctionnaires assis dans les cafés du pont,qui fument le narguilé en égrenant leursc h a p e l e t s.Se balancent les vedettes de police,

les tart a n e s , les gabares ve n t ru e s. Se balancela barque du pêcheur qui vend du poissonprès de l’embarcadère. Les têtes de poissoncoupées m’écœurent. A l o rs je me lève pouraller dans un quartier plus calme.

Me voilà de nouveau dans les ru e s. Pe n-dant que je déambule devant les maisons enbois aux grilles de fer, j’ai la sensation devivre dans un rêve lointain. Comme si j’étaisen dehors de la ville, en un lieu inconnu eti n a c c e s s i b l e , face à un décor de théâtre au-delàduquel on ne peut aller. Parfois des vo i t u r e sp a s s e n t , parfois aussi des marchands de ru e .«C h i f fonnier! Brocante! » , lâche l’un d’entree u x .Un autre crie qu’il vend des pastèques ou,en traînant sur le o,ne prononce pas «tomat e s »mais «toumat e s » . Et aussi «Poivrons! A u b e r gi n e s !F risées! Romaines! Gombos!» Les cris d’antan,d’un Istanbul que j’avais oublié.Venus d’unmonde irr é e l . D’un monde que je ne peuxplus atteindre même si j’y va i s.

O u i , je suis à Pa ris et comme le gr a n dpoète turc Orhan Ve l i ,m o rt à 35 ans là-bas,«j’écoute Istanbul les yeux fe rm é s» . Et les ve rsd’un autre poète d’Istanbul dont le nomme brûle encore les lèvres et à qui échouè-rent en abondance séparations et nostalgi e sme viennent à l’espri t : «Deux choses ne s’ou-blient qu’avec la mort / Le visage de notre mèreet celui de notre ville» . n

2. Bras de mer qui traverse Istanbul.3. Un des ponts de la Corne d’Or.

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É D I TO R I A L

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 9

nLa science triomphe:jamais son pouvoir n’a été aussi éclatant.Elle a réussi à vaincre

des maladies qui décimaient, à abolir des travaux de force qui exténuaient, à suppri m e r

des tâches répétitives qui assommaient. Elle a rendu voisin le lointain, repoussé les

limites de nos connaissances de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit, d u

monde inerte comme du monde viva n t . Elle a, en bref, conquis le pouvoir de modeler nos

vies,de modifier la vie.Mais elle a aussi affiné encore celui de l’annihiler. La force d’une

a rmée peut reposer sur le nombre et la déterm i n ation de ses combat t a n t s , mais aussi, p ri n-

c i p a l e m e n t , sur le degré de sophistication technologique de ses arm e m e n t s : après les bom-

bardements sur l’Irak,ceux sur la Serbie en donnent le dernier exemple.

Et pourtant,la science chancelle. Pour la première fois depuis le siècle des Lumières,

l ’ u t i l i s ation qui peut en être faite est remise en question: le lien entre progrès scientifiq u e

et progrès social se distend, au point que montent ici et là des relents d’obscurantisme.H i r o-

shima avait sonné comme un premier coup de tonnerre. Puis la crise environnementale,

f ruit du mode de développement dominant, conférait à cette remise en question sa

dimension planétaire. Or ce mode est indissociable d’un recours effréné et indistinct à ce

qu’on appelle l’innovation technologi q u e . E n fin , les avancées biotechnologi q u e s , q u i

sont aussi lourdes d’immenses dangers pour la dignité de l’être humain, font très fré-

quemment la part trop belle aux seuls appétits de leurs promoteurs.

On ne reproche pas à la science de ne pas tout savo i r: p e rsonne ne la critique parce que,

par exemple, elle court encore après un vaccin contre le sida ou en reste aux hypothèses

sur le Big Bang. Elle n’a jamais prétendu être arrivée à sa fin, comme d’aucuns le pro-

clamaient pour l’histoire. Elle doit donc, bien sûr,continuer inlassablement à sonder les

innombrables mystères qui perdurent. Mais elle ne peut plus – et surtout nous ne pouvo n s

p l u s , grâce à elle et à ses côtés – éluder la question pri m o r d i a l e : la science, pourquoi et pour

qui? Autrement dit, les pri o rités des chercheurs , les ori e n t ations de leurs trava u x ,l e u rs types

d ’ o r g a n i s at i o n , les niveaux de financement qu’ils reçoive n t , la circulation des connaissances

qu’ils révèlent, vont-ils dans le sens du bien et de l’intérêt publics? Ou, au détriment de

la recherche fondamentale et du long terme, lorgnent-ils essentiellement du côté des

consommateurs aux pouvoirs d’achat les plus élevés? A cause de la «privatisation» crois-

sante de la recherche, ne passe-t-on pas par pertes et profits des besoins essentiels et uni-

versels mais pas immédiatement solvables?

Les exclus de ce nouveau «pouvoir scientifique» doivent se faire entendre. Par exe m p l e ,

les habitants des 600 000 villages privés d’électricité ou les deux milliards d’êtres humains

sans accès à l’eau potable sont en droit d’exiger de la recherche qu’elle leur apporte des

réponses adaptées à leurs – si faibles – moyens. Au-delà, l’humanité entière est en droit

d’exiger que la recherche porte en toute première priorité sur les mécanismes des dérè-

glements planétaires et les voies pour les pallier. Au-delà aussi,tous les citoyens sont en

droit d’exiger une meilleure compréhension des mécanismes d’inégalités et d’exclusion

qui minent peu à peu la paix et la démocratie.

C’est pour avancer vers ce nouveau contrat entre sciences et sociétés que l’UNESCO,

conjointement avec le Conseil intern ational pour la science (CI U S) , réunit à la fin du mois

de juin, à Budapest, s c i e n t i fiq u e s ,e n t r e p rises pri v é e s ,g o u ve rnements et acteurs sociaux.

Avec une préoccupation première:que les bienfaits de la science atteignent d’abord tous

ceux qu’elle laisse de côté. Son pouvoir est si grand que leur progrès est à ce prix. n

Federico Mayor

Les priorités des cherc h e u rs,les orientations de leurst ra v a u x , l e u rs typesd ’ o rg a n i s a t i o n , les niveaux definancement qu’ils re ç o i v e n t ,la circulation desconnaissances qu’ils révèlent,vont-ils dans le sens du bienet de l’intérêt publics?

La s c i e n c e:p o u r q u o iet pour qui?

Page 10: Innover ou disparaître

10 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

N O T R E P L A N È T E

A qui appartient l’Antarctique?

A pers o n n e . L’Antarctique est un cas

u n i q u e : ce continent est régi depuis près

de 40 ans par un traité international (voire n c a d r é ) . C’est pourquoi il ne peut pas être

administré ou contrôlé comme un terri t o i r e

r e l e vant d’une souveraineté nat i o n a l e . Po u r

m o d i fier les règles, il faut l’accord unanimedes 27 pays signataires du traité.

Faut-il un visa pour y aller?

Si l’on est citoyen d’un des pays signa-t a i r e s , on doit obtenir le permis exigé par le

protocole sur l’environnement de 1991.

Comme ces pays représentent 70% de lap o p u l ation mondiale, la plupart des per-

sonnes qui se rendent actuellement en

Antarctique ont ce document. Les agences

de voyages le délivrent aux touri s t e s. L e s

A n t a r c t i q u e : l ’ h o r i z o ns ’ o b s c u rc i t

En 1959, un traité international a fait de l’Antarctique le «continent de la paix et de la science» . Il y a huit ans,un protocole additionnel y a été annexé pour mieuxp rotéger l’environnement de ce territoire isolé. N é a n m o i n s,l ’ o m b re d’une pollution venue d’ailleurs y plane t o u j o u rs. A la veille de la réunion des pays signataires du tra i t é , qui doit se tenir en mai 1999 à Lima (Péro u ) ,David Wa l t o n , un expert du British A n t a rctic Survey ( C e n t re de re c h e rches britannique sur l’Antarc t i q u e ) ,explique pourquoi il est important pour tous de conserver ce qui reste du «lieu le plus propre de la planète» .

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 11

N O T R E P L A N È T E

pays non signataires du traité n’ont pas àfournir de permis.

Les touristes sont-ils nombreux? Ce continent éloigné les attire, avec sa

faune et ses paysages sublimes. Ils ont com-mencé à venir par bateau dans les années60. Depuis 20 ans,leur nombre augmenterégulièrement. Depuis 10 ans,le tourismeaérien s’est développé. En 1998, l’Antarc-tique a reçu plus de 10 000 touristes – cequi dépasse l’effectif total des stat i o n ss c i e n t i fiques locales et de leurs bases logi s-tiques. Une soixantaine de sites sont régu-lièrement utilisés à des fins touristiques.

Et ces touristes polluent?Nombre d’entre eux sont bien au fa i t

des problèmes d’env i r o n n e m e n t . Rien nep r o u ve jusqu’à présent qu’ils l’auraientdégradé.Mais il faut absolument limiter lenombre de visiteurs sur les sites avant quela vie végétale et animale ne disparaisse, p a rsimple effet de foule.

Comment s’y prendre?Il n’existe aujourd’hui, s e m b l e - t - i l ,

aucun moyen légal de limiter le nombre det o u ristes dans une zone intern at i o n a l e .L e sE t ats pourraient n’accorder de perm i squ’aux agences qui ont une attitude écolo-giquement responsable. J’estime qu’ilrevient à ces agences de contrôler leursclients. L’inquiétant, c’est que la capacitédes navires de tourisme augmente: c e rt a i n s ,pouvant accueillir 1 700 passagers propo-sent des croisières dans l’Antarctique, e td’autres sont prêts à débarquer 800 voya-g e u rs sur certains sites. J’ai pu constat e rque les guides, sur ces bat e a u x , font de gr o se f f o rts pour informer les touristes et ve i l l e rau respect rigoureux des règles écologi q u e squand ils sont à terr e , où ils ne laissentaucun déchet. Les navires ne jettent pasl e u rs ordures par-dessus bord. E t , en géné-ral,les visiteurs ne semblent pas perturbersérieusement la faune.

Pourquoi est-il si important de sauvegarderl’environnement antarctique?

Parce qu’il est le moins pollué du monde.C’est un cas spécial: pas d’industrie, pasd’agriculture, pas de peuplement humainp e rm a n e n t . Il peut nous servir de base pourmesurer les niveaux de pollution ailleurs. I lindique si la situation s’aggr ave ou non.

Le prélèvement de «carottes» de glacenous a donné toute une gamme d’instru-ments de mesure de la pollution. Nous pou-vons suivre la courbe de croissance du tauxde plomb dans l’atmosphère depuis la révo-lution industri e l l e : la hausse la plus rapides’est produite lorsqu’on en a mis dans lec a r burant des vo i t u r e s. La glace garde aussila trace de la pollution provoquée par lesessais nucléaires des années 50 et 60. P l u sr é c e m m e n t ,nous avons pu détecter des par-ticules de carbone projetées dans l’air par lesincendies de forêts tropicales.

Que faire pour lutter contre ce qui menacel’environnement?

Il faut distinguer entre dangers mon-diaux et locaux. Jusqu’au milieu des années50,peu de recherches scientifiques ont étémenées dans l’Antarctique. La seule acti-vité économique était la pêche à la baleine.

A cette époque, on considérait les océanscomme des décharges. Jeter ses orduresdans les zones inhabitées était normal. En1 9 6 7 , quand j’ai commencé à travailler surce continent, beaucoup de stations derecherche n’envisageaient même pas ler e cy c l a g e . Elles déposaient leurs déchetsdans des coins perdus. Malheureusement,sous les basses températures de ce conti-n e n t , il n’y a pratiquement pas de biodé-gr a d at i o n : ces rebus sont toujours là. C ’ e s tce qui a alarmé les pays du signataires dutraité et les a conduits à élaborer en 1991 leprotocole pour la protection de l’environ-nement antarctique. Ce texte, o f f i c i e l l e-ment entré en vigueur en janvier 1998 maissouvent appliqué dès 1991, a introduit des t ricts règlements écologiques et a fait obli-g ation aux Etats de nettoyer le capharn a ü mqu’ils ont créé.

Et ce protocole est efficace?Il s’agit des règles les plus strictes de

conservation et de gestion de l’environne-ment édictées à ce jour. Elles couvrent latotalité des activités humaines dans l’An-tarctique et prévo i e n t , entre autres, d e splans de crise pour combattre les pollutionsm a rines et protéger la faune et la flore.

Aucune extraction, aucune prospectionminière ou pétrolière n’est autorisée dansles 50 prochaines années. Les pays du traitéont vraiment pris au sérieux leur rôle deg e s t i o n n a i r e s , au prix fort . Quand les Etat s -Unis ont signé le protocole, ils ont immé-diatement consacré 30 millions de dollarsau nettoyage des alentours de leurs stat i o n s.

Autrement dit, le traité et le protocolefonctionnent bien mais la pollution arrivede l’extérieur?

E x a c t e m e n t . La plupart des polluantsp r oviennent des activités industrielles et agri-coles de l’hémisphère Nord. Nous pouvo n sles mesurer dans l’air, la glace,les plantes, l e sa n i m a u x . Il y a par exemple un gr o u p e

Des montagnes émergent des nuages:l’Antarctique vue d’avion.

Mort d’un albatros.Il avait mordu dans un hameçon, en mer.

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12 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

N O T R E P L A N È T E

p a rticulièrement déplaisant de produits chi-miques qu’on appelle les PO P, les «polluantsorganiques pers i s t a n t s » : i n s e c t i c i d e s , h e r b i-cides et autres substances dangereuses pourl ’ e nv i r o n n e m e n t . Ils n’existent pas dans lan at u r e , ne se décomposent que très lente-ment dans les écosystèmes marins et ter-restres et s’y accumulent avec des effetst ox i q u e s.Aucun n’est fa b riqué ou utilisé dansl ’ A n t a r c t i q u e , leur usage y est aujourd’huii n t e r d i t , comme dans beaucoup de pay s. E nmesurant leur présence chez les pingouins etles phoques de la zone,on indique le niveau«plancher» de la pollution due à ces pro-duits chimiques dans le monde entier. Lefait que beaucoup de POP soient présentsdans l’Antarctique à des taux de concen-t r ation croissants montre qu’ils se répan-dent rapidement hors de tout contrôle etqu’on ne peut pas y faire grand-chose.

Près de 80% des émissions de gaz à effet deserre, qui provoquent le réchauffement de laplanète et menacent les zones fragilescomme l’Antarctique, viennent des paysindustriels du Nord.Ces mêmes pays ontpourtant signé le protocole de 1991.N’est-ce pas contradictoire?

Tout à fait.Il est pour le moins surpre-nant que des Etats qui ont admirablementcoopéré pour préserver l’env i r o n n e m e n tantarctique ne fassent pas le minimum pourcontrôler la pollution chez eux. Le traité del ’ A n t a r c t i q u e , c’est un peu comme le droitm a ritime intern at i o n a l : tous les pays sontd’accord sur ce qui doit se passer en hautem e r , mais agissent tout autrement dans leurs

eaux terri t o ri a l e s. Le contraste est manifesteentre ce qu’ils font quand ils coopèrent dansune zone qu’ils ne possèdent pas, qu’ils n’ex-ploitent pas et qui n’a pas de populat i o ni n d i g è n e , et ce qu’ils font sur leur propre ter-ri t o i r e , où il y a une populat i o n , une indus-t rie et des aspirations à mieux vivre.

Que faire alors?Il est impossible d’empêcher cette pol-

lution «longue portée» de l’Antarctique,

tant qu’elle se poursuivra à la source.Toutce que nous pouvons faire,c’est essayer detenir notre maison antarctique propre, enveillant bien à ce que toute activité fa s s epréalablement l’objet d’une étude d’impactsur l’environnement; puis en réduisant aumaximum les dégradations et la pollution.

Est-il est plus facile de protégerl’environnement dans l’Antarctique quedans l’Arctique?

L’absence d’une population indigènecherchant à se développer aux dépens del ’ e nvironnement est l’une des grandes raisonsqui ont permis aux pays du Traité de l’An-tarctique d’imposer des règles écologi q u e saussi stri c t e s.L’ A r c t i q u e , en reva n c h e , a unep o p u l ation non négligeable et des Etats sou-verains sur son terri t o i r e : les activités minièreset l’extraction d’hy d r o c a r bures et de gaz ysont menées à une très vaste échelle. E nS i b é ri e , les fuites des pipelines provoquent degigantesques écoulements de pétrole, et lesf o n d e ries créent des problèmes de pollutionpar les métaux lourds.

Qui est responsable des atteintes àl’environnement antarctique? Lesécologistes affirment que le traité n’est pasclair sur ce point.

C’est vrai.La question est à l’ordre dujour de la réunion de Lima en mai.

Pourquoi les pays ne parviennent-ils pas àun accord là-dessus?

Il faut d’abord amener 27 pay s , avec leurs27 systèmes juridiques différents et leurs 27visions culturelles, à se mettre d’accord sur lesens du terme «responsabilité».Prenons leconcept de parc nat i o n a l . Aux Etat s - U n i s ,c’est une zone protégée appartenant à l’Etatf é d é r a l , qui la gère dans une optique dec o n s e rvation du milieu nat u r e l .Au Roya u m e -U n i ,un parc national n’appartient pas à l’Etatmais à des propriétaires pri v é s. Sa gestionn’a pas pour objectif essentiel la conservat i o n .On y trouve des usines et des zones résiden-t i e l l e s. D o n c, le même terme juridique revêtun sens totalement différent dans plusieursp ay s. C’est l’un des principaux problèmesauxquels nous sommes confrontés sur cettequestion des responsabilités.

Certains Etats signataires du traité ont-ilsencore des revendications territoriales surl’Antarctique?

Le traité de l’Antarctique gèle l’ensembledes reve n d i c ations terri t o riales qui existaienten 1961: toute surenchère ou extension este x c l u e .L’ é va c u ation de cette source majeure

Le continent de la p a i x et de la s c i e n c eL’action internationale concertée dans l’An-

tarctique a commencé en 1957, avec une

initiative scientifique baptisée «Année géophy-

sique internationale». Ses résultats ont été si

impressionnants qu’en 1959 les pays participants

ont signé le Traité de l’Antarctique, entré en

vigueur en 1961. Conclu sans limitation de durée,

il fait du continent une «zone de paix et de

science», gèle toutes les revendications territo-

riales, interdit les activités militaires et les entre-

posages de déchets nucléaires. Il encourage aussi

la coopération scientifique et logistique interna-

t i o n a l e. Au départ, les signataires étaient l’Ar-

g e n t i n e, l ’ A u s t r a l i e, le Chili, la Fr a n c e, la Nou-

v e l l e - Z é l a n d e, la Norvège, le Royaume-Uni, l a

B e l g i q u e, le Ja p o n , l’Afrique du Sud, l’Union sovié-

tique et les Etats-Unis. Ils sont aujourd’hui 27,q u i

regroupent environ 70% de la population mon-

d i a l e. Depuis 1961, de nombreuses mesures sup-

plémentaires ont été décidées lors des réunions

régulières des pays du traité. En 1991, ils ont

signé un additif au traité,le protocole sur l’envi-

ronnement,qui interdit pendant 50 ans les opé-

rations minières et instaure un système absolu-

ment complet de protection du milieu naturel.

D’importantes recherches sont menées sur

des sujets allant de la haute atmosphère aux

roches sous le glacier continental, en passant par

les bactéries présentes dans la glace ou l’origine

des continents de l’hémisphère Sud. N o m b r e

d’entre elles sont conduites par de vastes équipes

internationales, sur plusieurs années. n

D’anciens bidons sont enfin évacués du paysage,dans le cadre d’une politique de nettoyage del’environnement.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 13

N O T R E P L A N È T E

de tension a permis aux parties d’adaptercontinuellement le traité pour répondre àl ’ é volution des besoins sociaux et politiquesdes 38 dernières années.Les conseils avisés dela communauté scientifique intern at i o n a l esur les meilleures méthodes de gestion del ’ e nvironnement ont toujours joué un rôlei m p o rt a n t .C’est ce qui fait aussi l’ori gi n a l i t édu traité. Puisqu’il incluait les chercheursdès l’ori gi n e , il a pu disposer d’une expert i s es c i e n t i fique de haut nive a u .

Quelles recherches scientifiques mène-t-on dans l’Antarctique?

Les caractéristiques écologiques de cecontinent permettent des expériences irr é a-lisables ailleurs. Nous étudions des ani-maux et des plantes qui peuvent vivre àdes températures très basses et dans l’at-mosphère extrêmement sèche de l’Antarc-t i q u e . Nous utilisons la région comme zonee x p é rimentale pour tenter de déterminer sila vie est possible sur Mars. Et nous géronsl’une des plus vastes réserves de poissons del’hémisphère Sud.

L’Antarctique présente aussi cert a i n e sp a rt i c u l a rités uniques qui nous perm e t t e n tde rechercher les causes des ouraganss o l a i r e s. Quand une éruption sur le Soleil sep r o d u i t , un ouragan de particules chargéess’élance ve rs la Te rre et affecte sa haute at m o-s p h è r e , où se trouvent des centaines de sat e l-lites de communicat i o n , de nav i g ation et det é l é v i s i o n . Dans l’Antarctique, nous mesu-rons les ouragans solaires et nous élaboronsun modèle qui nous indiquera leurs effetsp r o b a b l e s : nous pourrons ainsi protéger less atellites en les transférant sur une orbiteplus sûre ou en les mettant hors circuit.

Il y a quelques années, un ouragansolaire a créé des courants induits si puis-sants dans le réseau électrique de l’Amé-rique du Nord qu’il a provoqué son effon-drement sur l’ensemble du Québec. Si nousp a rvenons à mettre au point un modèlecapable de nous dire quelle va être la forcede l’ouragan et quand il va frapper, n o u spourrons prévenir ces dégâts.

Nous faisons aussi des recherches sur denombreuses conséquences du réchauffementde la planète, comme la fonte des glacierscontinentaux et la hausse du niveau de la mer.

Certains disent que les plates-formes deglace1 de l’Antarctique se désintègrent etpartent à la dérive. Est-ce exact?

Nous savons que certaines petitesp l at e s - f o rmes flottantes de la péninsuleantarctique se sont désintégrées durant les40 dernières années. Ce qui ne change ri e nau niveau de la mer puisqu’elles étaient flo t-t a n t e s , mais montre clairement qu’unréchauffement régional important est enc o u rs. Ce que nous ignorons encore, c’est sil’ensemble du glacier continental est tou-ché.Il nous faudra encore bien des annéespour dire avec certitude si les glaces conti-nentales peuvent fondre, et dans quel délai.

Où en est aujourd’hui la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique?

C’est la découve rte par la Bri t i s hAntarctic Surve y, en 1985, du trou dansla couche d’ozone au-dessus de l’Antarc-tique qui a attiré l’attention sur ce pro-b l è m e : des processus industri e l s , en parti -culier les chlorofluorocarbures (C F C) ,affectent la couche d’ozone qui empêche de

F ro i d , s é c h e re s s eet v e n t s

L’Antarctique et ses plates-formes de glacecouvrent environ 14 millions de km2, soit

10% des terres émergées de la planète. Moinsde 1% échappe à la glaciation permanente. Cecontinent, le plus élevé de tous (son altitudemoyenne est estimée à 2 300 mètres), est cachésous la plus grande calotte glaciaire du monde,constituée par 400 000 années de chute deneige bien tassée:elle a aujourd’hui par endroitsprès de cinq kilomètres d’épaisseur. La calotteglaciaire contient plus de 32 millions de km3 d eglace (environ 90% de toute la glace du mondeet près de 70% de son eau douce).Avec des pré-cipitations moyennes de cinq centimètres par anseulement, l’Antarctique est la région la plussèche de la terre. C’est aussi la plus froide (latempérature moyenne annuelle est de moins16°C). En juillet 1983, la température la plusbasse jamais enregistrée sur Terre a été relevéeà la station de recherche russe de Vo s t o k :m o i n s89,6°C.

Des vents très forts soufflent à longueur d’année,parfois jusqu’à 320 km/h. Leur vitesse moyenneannuelle enregistrée est d’environ 67 km/h,ce quifait de l’Antarctique la région la plus venteuse dela planète.

n

La base américaine McMurdo, près de la mer de Ross.

dangereux rayons solaires de parvenir jus-qu’à la surface de la Terre.

Au printemps dern i e r , son épaisseurau-dessus de l’Antarctique a été la plusfaible jamais enregistrée. Nous ne verronspas l’ozone remonter à des niveaux de pro-tection normaux tant que tous les produitschimiques qui le détruisent dans la hauteatmosphère seront encore utilisés sur Te rr e .A c t u e l l e m e n t , un marché noir des C F Cp e rmet de contourner les restrictions à leurcommerce et à leur production.Il y a tantde C F C autour de nous – dans les installa-tions fri g o ri fiques et de climat i s ation – qu’ilne sera pas facile de s’en débarr a s s e r. N o u sallons être confrontés à la dégr a d ation de lacouche d’ozone sur une très longue péri o d e .Elle se réduit déjà sur l’Arctique, et sonépaisseur au-dessus de l’Europe a baisséces dernières années. Il est effrayant de vo i rà quel point il est difficile d’avoir une priseréelle sur un désastre planétaire aussi gr aveet de protéger les générations futures. n

Propos recueillis par Ethirajan Anbarasan

1. Formation de glace horizontale,de 2 à 50mètres d’épaisseur, fixée au littoral et atteignantparfois le fond.

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14 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

A P P R E N D R E

Des écoles pourL’éducation a un rôle-clé à jouer pour sensibiliser les élèves au développement dura b l e,dans toutes les disciplines scolaire s. Qu’il s’agisse de pollution ou de surpopulation.

nFinie l’époque où l’éducation en mat i è r ede protection de l’environnement se résu-mait à des sorties scolaires à la découve rt e

de la faune et la flore locale.A u j o u r d ’ h u i ,o ns’efforce de transmettre aux élèves des va l e u rset de leur donner les moyens de devenir desc i t oyens écologi q u e s , à savo i r , des consom-m at e u rs , des producteurs ou des décideursr e s p o n s a b l e s , capables de mesurer les consé-quences de leurs actes sur leur env i r o n n e-ment immédiat mais aussi à une échelle plusg l o b a l e .

A i n s i , les économistes, par exe m p l e ,s a u-ront ce qu’est un écosystème équilibré, t a n d i sque les biologistes seront en mesure de com-prendre des notions telles que l’efficacité éco-n o m i q u e . «C’est un peu comme pour l’alphabé-t i s at i o n :par l’éducat i o n ,on peut fo rmer des citoye n scapables d’intégrer des dimensions env i r o n n e-mentales à leur processus de prise de décision,a f firme le biologiste Claude V i l l e n e u ve1. L’ o b-jectif est de modifier les comportements des citoye n sa fin de réduire l’impact de l’activité humaine surla biosphère.C’est donc une éducation tournée ve rsl ’ a c t i o n .La personne alphabétisée écologi q u e m e n td e v ra pouvoir apprendre,comprendre et agir pardes gestes concrets dans son quotidien.»

La solution la moins dangere u s eAu collège du Québec où il enseigne,

Claude V i l l e n e u ve et ses collègues ont appliquél e u rs principes à l’ensemble des discipliness c i e n t i fiq u e s. Dans leurs expériences de bio-l o gi e ,de chimie ou de phy s i q u e , les étudiantsd o i vent systématiquement démontrer qu’ilsont choisi la solution la moins dangereusepour l’env i r o n n e m e n t . Ils doivent par exe m p l echercher comment réduire les déchets auminimum ou prévoir des conteneurs pour ler e cy c l a g e .L o rsqu’ils étudient un phénomènep hysique comme les méandres de l’eau surune surface inclinée, ils observent aussi leseffets des modific ations des sinuosités nat u-relles des rivières sur l’érosion, la déforestat i o nou encore la montée du niveau des eaux. «L ebut est qu’à la fin de leurs études,les étudiants aientacquis la conscience d’une pratique env i r o n n e-mentale saine.Toutes les disciplines concourent àce même objectif» , explique C.V i l l e n e u ve .

Les systèmes éducatifs traditionnels sonts o u vent mal préparés pour décloisonner les

différentes disciplines et intégrer les préoc-c u p ations environnementales dans leurs pro-gr a m m e s. M a i s , face à l’urgence, u n eapproche plus globale semble peu à peu s’im-p o s e r. Depuis la Conférence des Nat i o n sunies sur l’environnement de 1972 à Stock-holm jusqu’au Sommet de la Te rre (trèsm é d i atisé) de 1992 à Rio, l ’ e nvironnement etle déve l o p p e m e n t , en complète oppositionau départ , ont fini par emprunter la même

d i r e c t i o n . La croissance démogr a p h i q u e ,l’épuisement des ressources nat u r e l l e s ,l ’ a g-gr avation de la pollution et les disparités gr a n-dissantes entre le Nord et le Sud, entre autresp r o b l è m e s , nous rappellent que la cours eactuelle est intenable, aussi bien pour l’ave n i rde l’être humain que pour celui de la bio-s p h è r e . Nous devons adopter des strat é gi e spour protéger les ressources de la planètetout en favo risant un développement socio-économique plus équitable.D’où la notion ded é veloppement durable. Sur ce concept, l e sd é finitions ne manquent pas, mais la plus

Des étudiants observent des oiseaux dans la forêt du Mont Kupe au Cameroun.

Cynthia Guttman*

*Journaliste au Courrier de l’UNESCO.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 15

A P P R E N D R E

citoyens é c o l o g i q u e scommunément admise est celle proposée en1987 par la Commission mondiale sur l’en-vironnement et le développement présidée parGro Harlem Bru n d t l a n d : un «d é ve l o p p e m e n tqui réponde aux besoins du présent sans compro-mettre la capacité des générations futures à sat i s-faire leurs propres besoins» .

En travaillant dans cette direction, on n’acessé de mettre l’accent sur le rôle essentiel del ’ é d u c at i o n , comme en témoignent la Confé-rence sur l’éducation pour tous de 1990 àJomtien ainsi que de nombreuses manifesta-tions intern ationales sur des sujets comme lad é m o gr a p h i e , la femme, le déve l o p p e m e n tsocial et la ville. Pour illustrer le pouvoir del ’ é d u c at i o n ,on invoque souvent le fait que lesmères instruites ont plus de chances d’adopterune bonne hy giène de vie, d ’ avoir moins d’en-

fants et d’envoyer leurs filles à l’école. L’ é d u-c ation en faveur d’un développement durableinsiste aussi sur les liens entre individus, r e s-sources économiques, santé et qualité de vie.«L’objectif est d’encoura ger les attitudes respon-s a b l e s,la faculté de prendre des décisions pert i n e n t e sau niveau individuel ou collectif sur des questionsd ’ e nv i r o n n e m e n t ,de population et de d é ve l o p p e-m e n t» , déclare Nathalie Barboza de l’antennede l’UN E S C O à Dakar au Sénégal.

Ces 10 dernières années,de nombreuxpays du Sud ont intégré ces notions dansleurs programmes scolaires. Le slogan dum o u vement écologi q u e «t ravailler local,penser global» est plus que jamais d’actualité.«Le contenu des programmes s’inspire généra-lement de la réalité locale, constate N. Bar-b o z a . En géogra p h i e , par exe m p l e , le maître vad é m a rrer son cours en montrant aux élèves uneterre brûlée et à partir de là,évoquer la gestiondes ressources ou les conséquences du déboise-ment.» Les ministères de la Santé, de la Je u-n e s s e , des A f faires sociales et de l’Env i r o n-nement sont souvent invités à travailler enc o l l a b o r ation avec le ministère de l’Educa-

tion, ce qui reflète bien le caractère trans-versal des problèmes.

Une fois les programmes révisés, les dis-ciplines deviennent plus at t r a c t i ve s. A uM e x i q u e , par exe m p l e , le nouveau pro-gramme de sciences naturelles de l’ensei-gnement primaire aborde des sujets commel ’ i m p o rtance de l’eau pour la vie, les différentstypes de pollution et leurs causes, la croissanced é m o gr a p h i q u e , les aliments naturels et lesproduits industriels ou encore l’impact desdifférentes technologies sur les écosystèmes.On aide ainsi les enfants à considérer leur

e nvironnement comme «un bien commun quir e q u i e rt différents modes de consommation pourque le progrès soit compatible avec l’utilisation desressources nat u r e l l e s, a f firme Edgar Gonzalez-Gaudiano du ministère mexicain de l’Env i-r o n n e m e n t . Dès le pri m a i r e ,on enseigne la règledes 3 R – réduire,r é u t i l i s e z ,r e cyclez – en insistantplus particulièrement sur le premier, pour bienmontrer aux élèves combien il est important de pré-s e rver les ressources nat u r e l l e s, quel que soit leurd e gré d’abondance.»

Pour Claude V i l l e n e u ve , l’une desmeilleures façons de favo riser la transve rs a l i t é

La fête de la Terre à Manille,aux Philippines.

Le but est qu’à la fin de leursé t u d e s, les étudiants aientacquis la conscience d’unep ratique enviro n n e m e n t a l es a i n e.Toutes les disciplinesc o n c o u rent à ce même

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16 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

A P P R E N D R E

entre les disciplines est de faire comprendreaux enseignants qu’ils sont impliqués dans unmême projet pédagogi q u e . En mat h é m a-t i q u e s , la notion de densité peut être toutaussi bien expliquée avec des points sur unepage qu’avec des arbres dans une forêt. M a i sun professeur sensibilisé à l’env i r o n n e m e n tchoisira plus vo l o n t i e rs le second exe m p l e .L ap a rt i c i p ation de la société dans son ensembleest nécessaire si l’on veut faire de l’ensei-gnement un outil tourné ve rs l’avenir et ve rsl ’ a c t i o n .

Civisme, esprit critiqueet épanouissement personnel

A cet égard, l ’ e xemple de To r o n t o, l ’ u n edes villes les plus multiethniques de la pla-n è t e , est remarquable. Pour entreprendre sar é f o rme scolaire, le ministère de l’Educa-tion de la province de l’Ontario a fait appelà quelque 7 000 pers o n n e s , e n s e i g n a n t s ,parents d’élève s , d i rigeants d’entrepri s e ,représentants des ONG et du monde desa rt s ,a fin de déterminer dans quelle mesurel ’ é d u c ation pouvait répondre aux besoinsd’une société en pleine évo l u t i o n . On ademandé aux participants ce que, selon eux,les élèves devaient savoir et quelles va l e u rs ilsd e vaient acquérir au terme de leurs étudess e c o n d a i r e s.

Au lieu de citer des objectifs axés sur let r ava i l , ils ont insisté sur des concepts tels quele civisme, l ’ e s p rit critique et l’épanouisse-ment pers o n n e l . «Si l’on devait surl i g n e r,d a n stoutes les réponses obtenues, les références à l’en-vironnement ou au développement économiqueet humain,les pages seraient passablement bari o-l é e s», c o n s t ate l’un des responsables du projet,Charles Hopkins. Les directives accompa-gnant le programme scolaire stipulent que «l e sétudes doivent aider les élèves à adopter un stylede vie qui favo rise un bon équilibre social,tant àl’échelle locale que globale» . L’ e nv i r o n n e m e n t

est un thème présent dans nombre de disci-p l i n e s , depuis les sciences naturelles jus-qu’aux sciences sociales.

Mais l’apprentissage purement scolairene suffit pas si l’on veut agir profondémentsur les comportements. Il faut égalementc u l t i ver chez l’enfant le respect de soi. S a n sq u o i , il aura beaucoup de mal à s’intéresseraux autres et à son env i r o n n e m e n t . L e s

Un camp de vacances à m e s s a g e«L à-bas au village, la vie est très dure, la séche -

resse sévit, les animaux meurent. Il n’y a pasde travail, le village est isolé, on manque de tout.Voilà pourquoi je suis allé en ville» : c’est ce queModou raconte à l’un de ses amis. Mais sa nouvellevie n’est guère plus réjouissante. Il ne trouve pasd ’ e m p l o i ; il découvre la prostitution, les quartierspauvres et la violence urbaine.Six mois plus tard, i lapprend que les habitants de son village ont créé uneassociation pour améliorer leurs conditions de vie,en construisant un puits notamment.Sans tarder, i ldécide de rentrer chez lui.

L’exode rural n’est qu’un des nombreuxthèmes abordés dans les dialogues, les bandesd e s s i n é e s, les poèmes, les nouvelles et les jeux réa-lisés en août 1998 par des jeunes âgés de 12 à 25ans pendant leur camp de vacances à Pa l m a r i n ,u nvillage côtier du Sénégal. Organisé par l’UN E S C O e tl’ONG Groupe pour l’étude et l’enseignement dela population (GEEP),ce camp avait pour but desensibiliser les jeunes aux questions liées au déve-loppement durable.

Les participants devaient notamment élaborerun manuel destiné à aider d’autres adolescentsengagés dans des opérations de mobilisation desressources et de sensibilisation de l’opinion. P u b l i éen 2 000 exemplaires et distribué actuellementdans les écoles sénégalaises – en particulier dansles établissements dont les programmes sontaxés sur l’environnement, la population et le

développement (EPD) –,ce manuel1 permet,parson approche dynamique, de mieux comprendreles difficultés dans ces domaines et d’aider à lesrésoudre.

Dans deux chapitres du livre, on propose undialogue suivi de questions où l’on demande au lec-teur d’identifier et d’analyser des thèmes tels queles conséquences de l’urbanisation sauva g e, d el’érosion du littoral ou des mariages précoces. Il doitensuite trouver des solutions en commentant sesc h o i x . Durant une semaine, les jeunes participantsont testé ces chapitres pour voir si leurs messagesp a s s a i e n t . La matinée était consacrée à la rédactiondu manuel et l’après-midi était réservée à des tra-vaux pratiques dans plusieurs villages. Un groupea participé à une opération de reboisement, u nautre a réalisé une série de peintures murales sur desthèmes EPD et un troisième a organisé des ren-contres avec les villageois pour une campagne des e n s i b i l i s a t i o n .Ce camp de vacances a égalementpermis aux jeunes des milieux ruraux et urbains det r a vailler main dans la main, de rapprocher leursdeux univers et de former de futurs éducateurspour un avenir plus viable. n

1. Education par les pairs pour un avenir viable.Manuel pour les jeunes, UNESCO Dakar/GEEP.

enseignants doivent également encouragerles initiatives ayant une résonance positivesur l’ensemble de la collectivité. «On ne peutpas encourager un comportement bienveillante nve rs les autres et enve rs l’environnement à tra-ve rs des cours et des conférences. L’ e n s e i g n e-ment doit être part i c i p at i f» , souligne O. J. S i k e sdu FN UA P ( Fonds des Nations unies pour lap o p u l at i o n ) . La form ation du pers o n n e lenseignant est essentielle et, quand elle fa i tdéfaut,l’ensemble des efforts entrepris estc o m p r o m i s. Dans de nombreux pay sd ’ A f rique francophone, le manque d’ar-gent pour acheter des livres ou former desenseignants ralentit la diffusion du conceptde développement durable. De plus,changer les attitudes étant un travail dechaque instant,l’éducation ne s’arrête pasà l’école. Le soutien de la collectivité estdonc essentiel. Après tout, l’une des pre-mières vo c ations de la jeunesse est deremettre en question l’attitude de leursaînés, voire de l’influencer. n

1. Qui a peur de l’an 2000? Guide d’éducation relatifà l’environnement pour le développement durable.Editions Multimondes/UNESCO, 1998.

Dans les Asturies en Espagne,une visite guidée dans une zone humideappartenant à...une usine chimique.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 17

À qui profit ela s c i e n c e?

n«Ce qui est bon pour la science est bon pour l’hu-m a n i té.» Jusqu’à la fin de la guerre froide,quelques rares contestataires osaient mettre

en doute ce postulat, hérité de la philosophie desLumières et renforcé après la Seconde Guerre mon-diale. Malgré les menaces d’apocalypse nucléairequ’elle avait rendu possibles,la science était paréed’une aura bénéfiq u e . A l’Est comme à l’Ouest,elle était investie d’une mission sacrée: garantir lasécurité et la prospérité des Nations.

Aux Etat s - U n i s , riche leader du «monde libre»,l’idée s’est imposée après 1945 que les citoye n sd e vaient faire confiance à l’Etat et aux sava n t s : il fa l-lait dépenser sans compter pour la recherche fon-damentale et... militaire. A terme, la science pureproduirait forcément des applications utiles au pro-grès et au bien-être des sociétés. On confia auxu n i ve rsités et à de grosses sources de fin a n c e m e n t ,comme la National Science Fo u n d ation ou les dif-férents corps d’arm é e , le soin de déterminer les

*Respectivement,sociologue des sciences à l’Institut de recherche pour le développement (France) etjournaliste au Courrier de l’UNESCO.

Roland Waastet Sophie Boukhari*

L o n g t e m p s, la science a été surtout l’affaire desresponsables politiques et des cherc h e u rs des gra n d e sp u i s s a n c e s. «Faites-nous confiance, disaient-ils auxc i t o y e n s, nous travaillons pour vous, pour votre sécuritéet votre prospérité.»

Ce contrat tacite entre science et société ne vaut plus.Dans la bataille économique mondiale, la re c h e rche sertde mieux en mieux le marché et met le cap surl’innovation technologique. Les fro n t i è res se bro u i l l e n te n t re les labora t o i res (publics et privés) et les servicesde marketing des entre p r i s e s. Dès lors, comment las c i e n c e, de plus en plus assimilée à une «re s s o u rc ec o m m e rc i a l e » , peut-elle bénéficier à tous?

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18 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

priorités de la recherche. En France, les citoyensétaient aussi censés faire confiance aux autori t é s ,q u ioptaient pour une science plus «ori e n t é e » : à l’Etat ded é finir une politique et des domaines strat é gi q u e s ,puis d’administrer et de financer les agences d’exé-cution ad hoc (le Centre national de la recherches c i e n t i fiq u e , le Commissari at à l’énergie at o m i q u e ,e t c. ) . Le reste du monde s’est fortement inspiré deces deux modèles.

Ces dispositifs présentaient l’avantage de pré-s e rver une certaine autonomie des chercheurs. I l sva l o risaient la recherche fondamentale, qui produitde nouveaux savo i rs aux applications innombrables.Mais ils ont aussi servi d’alibi pour légitimer desdépenses publiques somptuaires, à des fins civiles etm i l i t a i r e s. Et le contrat tacite entre chercheurs etsociétés présentait un déficit d’unive rsalité et ded é m o c r at i e : la science se développait essentielle-ment dans quelques centres métropolitains, dans descadres nat i o n a u x , et les citoyens ordinaires n’étaientjamais consultés. Les ori e n t ations de la recherchedépendaient essentiellement des élites politico-scien-t i fiques et des «complexes militaro-industriels» dequelques grandes puissances.

Depuis une vingtaine d’années, le monde de larecherche a connu d’importants changements. L’ E t ata perdu de sa capacité d’initiat i ve .L’ i d é o l o gie du pro-grès soulève doutes et controve rs e s. Le prestige de las c i e n c e , adossée aux technocraties publiques, s ’ e s té r o d é . Ses grandes ori e n t ations tiennent de plus enplus compte des intérêts des entreprises pri v é e s ,q u ifinancent et réalisent aujourd’hui les deux tiers de larecherche dans certains pays industri a l i s é s.

Cette nouvelle donne découle de plusieurs fa c-t e u rs. Dès les années 70, les bénéfices de la technos-cience ont été contestés, notamment par les milieuxé c o l o gistes et dans le tiers monde. Après la fin de lag u e rre froide, les intérêts strat é giques qui justifia i e n td ’ i m p o rtants financements publics ont changé, e t

«La science nem ’ i n t é resse pas.Elle me para î tp r é s o m p t u e u s e,analytique ets u p e r fic i e l l e.Elle ignore le rêve,le hasard , le ri re,les sentiments et la contra d i c t i o n ,t o u t e schoses qui me sontp r é c i e u s e s. »

Luis Bunuel,cinéaste espagnol (1900-1983)

G l o s s a i reBrevet. Titre par lequel le gouvernement confère, à toutepersonne qui prétend être l’auteur d’une découverte oud’une invention industrielle et en fait le depôt dans lesf o r m e s, un droit exclusif d’exploitation pour un tempsdéterminé.Capital risque (sociétés de). Sociétés qui effectuent desinvestissements dans des secteurs novateurs et qui défri-chent des marchés nouveaux comportant des possibilitésde gains exceptionnellement élevés mais aussi des risquesde faillite importants.I n v e n t i o n . Création d’un nouveau produit, procédé ousystème.I n n o v a t i o n . La première, dite «incrémentale», vise à amé-liorer un produit ou à en lancer un nouveau en opérant depetites adaptations. La seconde, radicale et beaucoup plusr a r e, permet de développer un nouveau secteur, comme lesbiotechnologies.R e c h e rche fondamentale. Tr a vaux expérimentaux outhéoriques entrepris principalement en vue d’acquérir denouvelles connaissances sur les fondements des phéno-

mènes et des faits observables, sans envisager une appli-cation ou une utilisation particulière.R e c h e rche appliquée. Tr a vaux utilisant les découvertes dela recherche fondamentale dans un domaine et visant à leurapplication pratique.R e c h e rche-développement (R&D). Recherche conduitepar une entreprise, un groupe ou une institution, p o u rconcevoir et développer de nouveaux produits.Technologie. Résultat de l’utilisation des sciences appli-quées qui ont une valeur pratique ou un intérêt industriel.Emploi d’outils, machines et procédés de fabrication,afinde produire des biens, de rendre des services ou de menertout autre type d’activités.Transfert de technologie. Action d’un pays développéconsistant à exporter sa compétence technique vers unautre pays moins industrialisé.

Sources: OECD Science, Technology and Industry Outlook, Dictionary of

Economics by Donald Rutherford, Chambers Science and Technology Dictio -

nary, Academic Press Dictionary of Science and Technology, McGraw-Hill

Dictionary of Scientific and Technical Terms.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 19

À qui pro fite la s c i e n c e?

les fonds accordés pour des raisons militaires ontf o rtement décru . C’est alors que les Etats-Unis ontc o n s t até avec angoisse que le Ja p o n , où la rechercheétait dominée par l’industri e , faisait des prouessesdans des secteurs d’avant-garde comme l’inform a-t i q u e , l’électronique ou les nouveaux mat é ri a u x .

E n fin , tandis que les enjeux économiques deve-naient prépondérants, l’idée s’est largement répandueque l’entreprise était beaucoup plus efficace pour réa-liser le bien-être des peuples que l’establishmentp o l i t i c o - s c i e n t i fiq u e . Dans cette bataille pour la com-p é t i t i v i t é , la science a perdu sa suprématie au profitde «l’innovation» technologique (pp. 2 0 - 2 4 ) : l ’ o b-jectif n°1 a alors été de développer de nouveaux pro-duits et des procédés de fa b ri c ation novat e u rs.

La puissance d’une nation dépendant désor-mais de ses performances économiques – et donc desa capacité d’innovation –, tous ses acteurs , y com-p ris l’Etat et les unive rs i t é s , sont censés la ren-f o r c e r. Pa rt o u t , les dispositifs de recherche sontréaménagés pour produire en priorité des objetsinédits,plus vite et moins cher (p. 27).Les scienti-fiques sont moins appréciés pour leur désintéres-sement, et plus pour leur sens de l’efficacité mar-chande. Du coup, les frontières entre les secteurspublic et privé s’estompent. Des ponts sont jetésentre les deux, que les chercheu rs franchissent ennombre croissant (p. 2 0 ) . De même, la distinctiondevient floue entre recherches fondamentale et appli-q u é e , appelées à interagir en permanence (p. 2 3 ) .La synergie est particulièrement forte dans les entre-p rises de haute technologie – qui réalisent 40% de laR&D industrielle privée dans les pays industri a l i s é s.

D’une part , ces évo l u t i o n s , parallèles à la mon-d i a l i s ation des échanges économiques, n’ont fait querenforcer la domination de la triade Etat s - U n i s -E u r o p e - Japon sur la recherche (pp.2 8 - 2 9 ) . Même sic e rtains pays d’Asie, dont la Chine, accroissent leurcapacité d’innovat i o n , des régions entières sont envoie d’exclusion (pp. 31 à 34). La science «horst riade» avait permis des avancées non négligeables aud é but du siècle – en médecine, a gri c u l t u r e ,s c i e n c e sn at u r e l l e s , é c o n o m i e , e t c. – et s’était ensuite puis-samment développée à l’intérieur de nouveaux Etat si n d é p e n d a n t s. Depuis peu, le monde de la recherches’étiole dans certains pays d’Amérique lat i n e ; il s’ef-fondre dans les pays de l’ex-URSS et se «désert i fie »en A f rique noire.

D’autre part , un processus de mondialisation par-tielle de la recherche est en cours : la coopérat i o ni n t e rn ationale se renforce (essentiellement,de nouve a u ,

entre pays de la triade et entre pays asiat i q u e s ) , n eserait-ce que parce que les budgets publics ont fonduà l’intérieur de chaque pays (p. 3 0 ) .

Les bouleve rsements qui ont marqué l’unive rs desquelque 4,5 millions de scientifiques et ingénieurs dela planète n’ont pas manqué de soulever de vifsd é b at s. En tendant à mettre la science au service dum a r c h é , ne prend-on pas le risque d’exclure le gr o sde l’humanité de ses bénéfices? En obligeant uni-ve rsités et laboratoires d’Etat à améliorer leur ren-t a b i l i t é , ne va-t-on pas tuer la recherche fondamen-t a l e , où le secteur public joue un rôle clé? Commentlutter contre les déri ves du brevetage – qui ne seb o rne plus à protéger les applications de la recherchemais permet aussi de «pri vatiser» certaines décou-ve rtes? Comment contrer l’émergence d’une culturedu secret – qui menace la libre circulation desconnaissances (pp. 25-26)? Comment éviter que despans entiers de recherche soient négligés, que seulsquelques «sentiers technologiques» soient explorés,quand de plus en plus d’entreprises tentent de créerdes monopoles en imposant leurs standards? A l’èrede la génétique et du virt u e l , comment construire desgarde-fou éthiques, comment conjuguer le pri n c i p ede précaution et la loi de la rentabilité maximale?

Autant de questions qui devraient inciter lesd é c i d e u rs intern ationaux à relancer une activités c i e n t i fique vraiment unive rselle (voir l’encadré ci-d e s s u s ) . Elles devraient aussi pousser les opinionspubliques à entrer dans le nécessaire débat sur lesm oyens et les fins de la recherche (pp. 3 5 - 3 6 ) .E n c o r efaudrait-il qu’elles sachent ce qui s’y passe. n

Dépense intérieure brute de R&D (DIRD)mondiale en volume et pourcentage du PIB

(en milliards de dollars PPA*)

Année DIRD DIRD (% du PIB)

1990 387,7 /425,7** 2/2,2**

1992 428,58 1,81994 470,4 1,4

* En parité de pouvoir d’achat.* * Estimations basse et haute liées aux changements dans l’ex-URSS.

Source: Rapports mondiaux sur la science, UNESCO.

B u d a p e s t, capitale mondialede la scienceMalgré ses progrès vertigineux, la science est actuellement confrontée à un manque d’in-

v e s t i s s e m e n t s, à une crise de confia n c e, ainsi qu’à des problèmes d’ordre éthique. Po u rfaire le point, l’ UN E S C O et le Conseil international pour la science (CI U S) organisent une confé-rence sur le thème «La science pour le X X Ie s i è c l e, un nouvel engagement», à Budapest(Hongrie) du 26 juin au 1er juillet 1999.

Selon Federico Mayor, directeur général de l’UN E S C O, cette conférence, la première de cetteimportance depuis 20 ans, «permettra aux scientifiques, aux décideurs et à d’autres partiesprenantes de se pencher ensemble sur les grands problèmes communs à la science et à lasociété, et de négocier un nouveau contrat entre ces deux dernières».

Des organismes comme l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développementéconomiques) ou le CERN (Centre européen de recherche nucléaire),la Banque mondiale oula revue N a t u r e, ainsi que des experts de toutes les disciplines scientifiq u e s, participeront auxsix jours de débats devant déboucher sur une déclaration. Ce texte définira les termes des enga-gements politiques concernant la science et ses développements. Il jettera les bases d’un«agenda pour la science»,à savoir un cadre d’action visant à encourager les associationsœuvrant dans le domaine à agir en faveur de l’environnement.

Pour Jean-François Stuyck-Ta i l l a n d i e r,directeur exécutif du CI U S, l’originalité du rendez-vousde Budapest est de réunir les scientifiques et les décideurs des domaines public et privé.«Notre intention est d’améliorer l’image de la science, de montrer qu’on a fait beaucoup dechoses, que beaucoup reste encore à faire, mais qu’on ne peut pas tout faire parce que des ques -tions d’ordre éthique se posent.» n

Pour en savoir plus: http://helix.nature.com/wcs/

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20 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

Regina Reszka a débuté dans des labora t o i res de re c h e rche de l’ex-RDA .Après la chute du Mur, elle s’est lancée dans les affaire s.

La double vie d ’ u n ec h e rcheuse entre p re n e u s eManfred Ronzheimer*

Les fro n t i è res se brouillent de plus en plus entre science fondamentale etre c h e rche appliquée. Pour le bien de l’innovation technologique.

L e mariage de la science et de

nPour la Berlinoise Regina Reszka,le plus diffi-cile est de jongler avec ses deux casquettes dechercheuse et de femme d’affaires. «Il y a un

abîme entre les mondes de l’économie et de la science»,constate cette chimiste de 46 ans, qui a créé uneentreprise de biotechnologies du nom de GOT, en1 9 9 5 . Elle incarne cette nouvelle cat é g o rie de scien-t i fiq u e s ,q u i ,p a rtout dans le monde, jonglent entreles éprouvettes et les bilans comptables. R e gi n aReszka n’a jamais cessé de travailler en laboratoireet se sent toujours chercheuse dans l’âme. M a i selle n’oublie pas que ce qu’elle doit trouver aujour-d’hui,ce sont des fonds.

GOT t r availle sur des préparations visant à luttercontre le cancer, à base de petites gouttes de gr a i s s e– les liposomes. La principale technique de géniegénétique qu’elle a mise au point permet de lese n richir avec des morceaux d’ADN capables delimiter la prolifération des cellules cancéreuses.Elle pourrait être employée en cas d’échec de lachimiothérapie ou des rayons.

Rien ne préparait la chercheuse à se lancer à laconquête du marché et des sponsors. Après desétudes de chimie à Leipzig, elle débute sa carrièrecôté est du mur de Berlin, à l’Institut central de

recherche sur le cancer de la puissante Académie dessciences de RDA .Après la réunific ation en 1990, e l l ei n t è gre le Centre Max Delbrück de médecine molé-culaire (MDC),un important organisme nationalde recherche. Mais son travail ne la comble plus. E l l eest lasse d’écrire des articles scientifiques et desi n t e rventions pour des congr è s. Elle voudrait contri-buer directement à l’amélioration du sort desm a l a d e s. Si elle a créé une entrepri s e ,a f firm e - t - e l l e ,c’est pour des raisons «éthiques».

Au départ, Regina Reszka et ses cinq collabo-rateurs n’ont que leurs économies,450 000 marks(250 000 dollars ) , pour fonder GOT. Mais tout leurc o n firme que l’aventure vaut d’être vécue. Dans lesannées 90, de nombreux chercheurs d’ex-RDAsurfent sur la vague libérale. Beaucoup ont étélicenciés après la fermeture de leurs laboratoires,dans le cadre de la refonte des structures der e c h e r c h e , en 1992. P l u s i e u rs instituts de l’an-cienne Académie des sciences, par exe m p l e , o n tdû mettre la clé sous la port e , laissant 14 000 scien-tifiques sur le carreau. D’où une cascade de créa-tions de petites entreprises.

Depuis quelques années, le développement desb i o t e c h n o l o gies est encouragé par les autorités alle-

nLes industriels doivent actuellement résoudredeux problèmes apparemment contradictoires:d’un côté, fa b riquer des produits toujours plus

n ovat e u rs intégrant les toutes dernières technologi e s ;de l’autre,réduire radicalement les coûts ainsi queles délais de commercialisation.

Le premier impératif exige un accès au savoir desmeilleures universités; il requiert la faculté d’en-treprendre des recherches imagi n at i ves ainsi qu’unenvironnement créatif propice à l’innovation. Lesecond exige de planifier à court terme la produc-tion, d’utiliser à plein toutes les ressources et delimiter au maximum les risques techniques. C e sexigences parfois incompatibles ne sont pas nou-ve l l e s. M a i s , en des temps moins compétitifs oùles techniques étaient moins sophistiquées, ces opé-r ations étaient menées les unes à la suite des autres:

une découve rte scientifique était suivie d’unerecherche appliquée pour fa b riquer le prototyped’un produit destiné à la vente. Une fois ce proto-type achevé, l ’ e n t r e p rise demandait à ses ingénieursde mettre au point son processus de fabrication.

Cette démarche séquentielle peut prendre dut e m p s. Les toutes premières applications de gr a n d e sd é c o u ve rtes étant rarement de grandes réussites, l e si n n ovat e u rs s’efforcent aujourd’hui de déve l o p p e rsimultanément les concepts scientifiques et com-m e r c i a u x .D é s o rm a i s , la science n’est plus étrangèreà la technologi e .Au contraire, la conception du pro-duit et son processus de fa b ri c ation se marient avec lascience par le biais de la recherche fondamentale et letout génère une technologie sans cesse perfectionnée.

Cette union entre la recherche scientifique et l’in-n ovation commerciale résulte de profondes transfor-

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 21

À qui pro fite la s c i e n c e?

la technologie

* Journaliste à Berlin,Allemagne.

« L’ i m agi n ation est plus importanteque le savo i r. »

Albert Einstein,physicien d’origine allemande

(1879-1955)

m a n d e s. Dès 1996, GOT a reçu une subvention de 1,4million de marks (environ 800 000 dollars) du minis-tère de la Recherche. Elle a aussi obtenu,en nove m b r e1 9 9 8 , le Prix de l’innovation at t ri bué par les L ä n d e rde Berlin et de Brandebourg. Son équipe trava i l l edans l’enceinte du Centre Max Delbrück, q u ir e groupe aussi bien des hôpitaux, des instituts publicsque des laboratoires loués à des entreprises pri v é e s.L’un des procédés vedettes de GOT a été breve t édans le cadre d’un projet orchestré par le MDC.

La pri o rité de l’entrepri s e , explique Regi n aR e s z k a , est aujourd’hui de lancer la deuxième phasedes tests de ce procédé.Il lui faut trouver «un par-tenaire aux reins solides», car le coût de l’opérations ’ é l è ve à 10 millions de marks (environ 5,5 millionsde dollars ) . La conférence «Bio-Europe Pa rt n e-ri n g » , qui s’est tenue à Berlin en décembre 1998, l u ia permis de nouer une dizaine de contacts ave cd’autres jeunes entreprises de biotechnologies et dessociétés de capital-ri s q u e . Ces dernières inve s t i s s e n tdans les recherches les plus innova n t e s.Elles engr a n-gent d’importants bénéfices si les innovations deleurs «poulains» sont vendues à de grosses compa-gnies,qui les fabriquent à l’échelle industrielle.

Les sociétés américaines étaient venues nom-breuses à cette conférence. Comme l’innovat i o ndans le domaine des biotechnologies marque lepas depuis deux ans en Amérique du Nord, elless’intéressent de plus en plus à l’Europe. «J’ai été trèssurprise d’entendre des Américains me proposer d’em-blée de créer une joint-ve n t u r e» , raconte Regina Reszka.Le jour même,ils ont voulu visiter les laboratoiresoù GOT mène ses travaux. «Nous sommes en négo-ciation avec deux grands fabricants de liposomes basésaux Etat s - U n i s» , p o u rs u i t - e l l e . R e gina Reszka selance à la conquête de l’Ouest.A moins que ce nesoit l’inverse. n

m ations dans le monde de la science et de l’ingénieri edepuis la Seconde Guerre mondiale.Avant 1940, la plu-p a rt des connaissances techniques découlaient d’ob-s e rvations empiri q u e s. La prédiction scientifique àp a rtir de théories mat h é m atiques était médiocre.Po u rvalider une nouvelle idée, il fallait réaliser un prototypeet le tester. Mais depuis la guerr e , la science a fait desp r o grès considérables et tout a changé.

Prenons l’exemple des plus gros ordinat e u rsd ’ I B M , où la conception du produit et la technologi epour le fabriquer doivent être développées simul-t a n é m e n t . Des circuits plus rapides nécessitent unenouvelle architecture. Mais on ne peut pas testercelle-ci sans disposer des nouveaux circuits. O r ,grâce à une simulation par ordinateur à la fois descircuits et de la machine, les cycles de productionp e u vent être réduits de moitié. C’est ainsi qu’un pre-mier ordinateur est sorti de la chaîne de fa b ri c at i o nsans qu’aucun prototype n’ait été réalisé, si ce n’estvirtuellement.

Pourcentage de la R&D financé par le gouvernement et l’industrie,

dans les pays de l’OCDE, 1981-1996100

90

80

70

60

50

40

30

20

10

01981 1986 1991 1996

45

51,2 54,158,7

4235,8

32,3

61,3

z Industriez Gouvernement

Source: Principaux indicateurs de la science et de la technologie, OCDE,1998.

Lewis M. Branscomb** Professeur émérite à l’Université Harvard (Etats-Unis),chargé d’un cours intitulé

«Politiques publiques et stratégies d’entreprises».

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22 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

Aujourd’hui,les molécules et les matériaux lesplus complexes peuvent être conçus pour répondreà des besoins commerciaux part i c u l i e rs. On eni nvente même qui n’existent pas à l’état nat u r e l .L e slaboratoires pharmaceutiques qui conçoivent desmolécules présumément dotées de propriétés thé-rapeutiques doivent ainsi travailler aux confins desconnaissances chimiques et biologi q u e s. La frontièreentre la science pure et la recherche appliquéedevient ainsi évanescente.

Mi-scientifique,mi-technologique

La recherche fondamentale joue également unrôle essentiel en matière d’innovation technolo-gique pointue,car elle peut permettre de faire deschoix éclairés entre différentes technologi e s. R o b e rtGalvin, ancien PDG de Motorola1, attache énor-mément d’importance à l’élaboration de sorte de« c a rtes routières technologiques» susceptibles d’aiderles grandes entreprises à définir leur stratégie enmatière de technologie. Elles présentent les diffé-rents progrès technologiques qu’autorisent nosconnaissances scientifiques, en l’état actuel. Ellespermettent ainsi de choisir la technologie ayant leplus fort potentiel de développement.

A une époque où il devient de plus en plus dif-ficile de réaliser de nouvelles améliorations dans unchamp technologique donnée, il est parfois vitalpour une entreprise de passer rapidement à uneautre technologie à l’avenir plus prometteur. D a n sles années 70 et au début des années 80, R a l p hGomory, alors directeur de recherches chez IBM,avait constitué des équipes dont la mission étaitd’acquérir les connaissances scientifiques suscep-tibles d’aider l’entreprise à choisir judicieusementparmi les technologies. Les travaux de ces équipesont amené IBM à renoncer aux jonctions de supra-conducteurs Josephson, une alternative radicale àl ’ u t i l i s ation plus traditionnelle des semi-conduc-t e u rs au silicium dans les circuits intégr é s. D emême, IBM a trouvé que les puces électroniquesavec un semi-conducteur en silicium étaient beau-coup plus prometteuses que celles avec des semi-conducteurs en métal qu’elle utilisait à l’époque,même si ces dernières étaient moins onéreuses.

Même le cadre institutionnel de l’innovat i o nest en pleine évo l u t i o n , ce qui contri bue aussi àremettre en question la traditionelle distinctionentre recherche fondamentale et recherche appli-q u é e .C e rt e s , la recherche fondamentale se pours u i tdans les laboratoires des firmes les plus dynamiquessur le plan technologi q u e .Mais celles-ci sont de plusen plus petites et se tournent davantage ve rs le typede recherche mi-scientifique, m i - t e c h n o l o gi q u edéjà évoqué. Ce sont désormais les petites struc-t u r e s , hautement spécialisées, qui sont les plusnovatrices en matière technologique.

Ces petites et moyennes entreprises (PME) sontdes sociétés techniquement plus spécialisées et plusr é a c t i ves que leurs propres gros clients. Elles inno-vent conjointement avec eux, via Intern e t , au pointde devenir membres à part entière de leurs équipes

de recherche. Le tout se traduit par une forte haussede la productivité et de l’innovation dans l’en-semble de l’économie.Aux Etats-Unis, ce phéno-mène a largement contri bué à la croissance écono-mique soutenue de ces dernières années.

Une «science jeffersionienne»Quelle appellation trouver pour ce type de

recherche dynamique alliant science et technologi e ?Donald Stokes, de l’unive rsité de Princeton opposaitla recherche fondamentale «tournée ve rs l’utile» de Pa s-teur à celle que le physicien nucléaire danois Niels Bohrq u a l i fiait de «fondamentale pure».Au début du X I Xe

s i è c l e , le président américain Thomas Je f f e rson ava i tchargé l’expédition Lewis et Clark à l’extrême nord ducontinent américain (Passage du Nord-Ouest) derecueillir le maximum de données scientifiq u e s ,en par-ticulier écologiques et anthropologi q u e s , à des fins toutà fait prat i q u e s. Une «science jeffersonienne» auraitdonc les objectifs pratiques que l’on at t ri bue généra-lement à la technologi e ,mais devrait être menée dansl ’ e nvironnement créatif et intellectuellement compé-titif de la science pure.

C e rtains penseront que parler de «recherche tech-n o l o gique fondamentale» est une contradiction ens o i . Pour ma part , je trouve que l’expression caracté-rise une bonne partie des recherches industri e l l e sa c t u e l l e s. E t , l o rsqu’on aura accepté l’idée que lascience et la haute technologie ne font plus qu’un, o nbaptisera tout simplement cette intri c ation «recherche».

Bien sûr, une entrepri s e , même la plus gr o s s e ,n ep o u rra jamais être autosuffisante en termes deconnaissances scientifiques. L’action des PME sesituant plutôt à court terme et les grosses sociétésdéléguant de plus en plus la recherche aux PME,c’est aux unive rsités et aux instituts nat i o n a u xqu’incombe le science pure. La plupart des gou-ve rnements s’efforcent d’augmenter les bu d g e t sde ces institutions du savoir. Ils encouragent éga-lement les collaborations entre l’université et l’in-d u s t ri e ,a fin de maintenir le contact entre le mondede la recherche et celui du travail. L’innovation estainsi relayée par un réseau d’institutions associantle savoir universitaire, la recherche menée par lesgrands laboratoires privés et le dynamisme desPME.Telle est la voie qu’empruntent aujourd’huitoutes les grandes puissances économiques. n

Les 10 entreprises dépensant le plus en R&D (1996)

Entreprises Pays Secteur Dépenses de R&D R&D en %(milliards $) des ventes

General Motors Etats-Unis Automobile 8.9 5.6Ford Motors Etats-Unis Automobile 6.8 5.8Siemens Allemagne Electronique 4.7 7.7Hitachi Japon Electronique 4.3 6.1IBM Etats-Unis Electronique 3.9 5.2Daimler-Benz Allemagne Automobile 3.6 5.2Matsushita Japon Electronique 3.4 5.9Fujitsu Japon Ingénierie 3.0 9.2Nipon Telegraph

& Telephone Japon Télécommunications 2.7 4.0Novartis Suisse Chimie 2.7 10.1

Sources:Company Reporting, The UK R&D Scoreboard, 1997; L’Observateur de l’OCDE, n° 213,1998.

1.Deuxième producteur mondial

de puces électroniques.

«Les savants re n d e n tdes services trèsimportants à la cl a s s ei n d u s t ri e l l e ; mais ilsen re ç o i vent dess e rvices bien plusimportants encore, i l sen re ç o i ve n tl ’ ex i s t e n c e. »

Henri de Saint-Simon,philosophe et économiste

français (1760-1825)

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 23

À qui pro fite la s c i e n c e?

nRares sont les activités qui peuvent se classeren catégories étanches, chacune dans sa peti-te boîte, avec ses objectifs propres. La scien-

ce ne fait pas exception. Je pense au préjugé selonlequel la recherche fondamentale, exclusivementmotivée par la quête désintéressée du savoir,aurait souffert du développement de la rechercheappliquée. Comme l’industrie renforce sa coopé-r ation avec l’unive rsité et y investit toujoursdavantage,le but des scientifiques ne serait plus le«progrès des connaissances» mais la «création derichesses».

Le financement par l’industrie de la recherche-développement universitaire est effectivement enh a u s s e . Le mouvement a commencé dans les années70 et s’est intensifié depuis. Aux Etats-Unis, cesc o n t ri butions sont passées de 2,6% des bu d g e t sde la recherche universitaire en 1970 à près de 7%en 1995: en valeur absolue, elles ont presque étémultipliées par huit. Mais rien ne permet d’endéduire qu’essor de la recherche appliquée signifiedéclin de la recherche «pure».

Première raison: le financement de l’industriereprésente une part trop faible des budgets de larecherche unive rsitaire pour avoir un tel effet. P l u si m p o rt a n t , sur la plupart des fronts de l’effort scien-t i fiq u e , les objectifs visés mêlent les deux approches.Durant les dernières décennies, la recherche fon-damentale a généré des produits ou des savo i rs trèslucratifs et de grande portée pour la société.Dansle même temps, des technologies nouvelles et desi nventions à visée commerciale – la recherche appli-q u é e , donc – ont fourni de nouveaux outils qui ontpermis des percées en recherche pure.

Einstein et le laser

Le cas de la résonance magnétique nucléaire(RMN) est éloquent. Cette découve rte purements c i e n t i fiq u e ,d atant de 1946, a permis d’établir quec e rtains noyaux atomiques se comportent comme deminuscules aimants. Comment les savants d’alorsauraient-ils pu imaginer que ses applications prat i q u e sconduiraient à l’industrie de l’imagerie médicale parrésonance magnétique (IRM)1, qui pèse aujourd’huip l u s i e u rs milliards de dollars? La découve rte initialen’a fait que rendre ces progrès possibles. Ils ne sontd e venus réels qu’après quantité de travaux supplé-mentaires en technologie de pointe, en recherchea p p l i q u é e , en mise au point commerciale.

Autre exe m p l e : le développement des télécom-m u n i c ations par fibres optiques. Ces fibres de ve rr eou de plastique transmettent des ondes lumineusesémises par des sources-lasers en modulant leur

a m p l i t u d e ,a fin de transporter l’inform ation d’unec o nve rs ation téléphonique ou d’un progr a m m etélévisé.

A l b e rt Einstein a été le premier à prédire que lesondes électromagnétiques pourraient être stimulées,p rincipe de recherche fondamentale qui est à labase des lasers. C’était en 1905. Le premier laser n’aété construit qu’en 1960. M a i s , pour utiliser lesl a s e rs dans les télécommunicat i o n s , les scienti-fiques ont dû apprendre à fa b riquer des fibresoptiques en ve rre d’une pureté inconnue jusqu’alors.Il leur a fallu mener des travaux de recherche fon-damentale sur la nature des défauts ou impuretés duverre,à des fins pratiques très précises. L’élabora-tion de ces systèmes a en outre exigé de nom-breuses innovations technologi q u e s. D ’ E i n s t e i naux télécommunications par fibres optiques, l’in-teraction a été complexe entre la recherche pure etla recherche fondamentale dite «orientée» (ve rs uneapplication industrielle).

Il est donc tout à fait faux d’affirmer que larecherche fondamentale prospère quand larecherche appliquée périclite et vice versa. Seulesquelques disciplines (comme la physique des par-t i c u l e s , la cosmologie ou certains champs de lam at h é m atique pure) peuvent déterminer leur pro-gramme de recherche exclusivement en fonction dela structure conceptuelle de leur objet, sans se sou-cier d’éventuelles applications économiques ousociales. Ailleurs, les découvertes de la recherchefondamentale ouvrent des horizons insoupçonnésà la recherche appliquée, qui elle-même incite sou-vent la recherche fondamentale à s’engager dans desdomaines inexplorés. n

1. Une sorte de super-radiographie.

Il est faux d’affirmer que la re c h e rche fondamentale périclite quand la re c h e rche appliquéep ro s p è re. Au contra i re, l’une nourrit l’autre et vice vers a .

P u re ou appliquée: une fro n t i è re flo u eHarvey Brooks*

* Professeur émérite de technologie et d’actionpublique, Université Harvard (Etats-Unis).

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24 Le Courrier de l’UNESCO - Avril 1999

* Chercheur à l’Institut nationalde la recherche agronomique,France.

nComment le géant américain de l’industrie chi-mique et biotechnologique Monsanto réussit-ilà garder le contrôle de son herbicide Round-up,

bien que d’autres entreprises aient maintenant ledroit d’en fa b riquer? La réponse à cette simple ques-tion dévoile toute la force de la recherche pri v é e :s o u sla pression de la concurr e n c e , les entreprises se sontdotées de puissants mécanismes d’innovation et dec o m m e r c i a l i s ation de leurs découve rt e s.

La société Monsanto, qui affichait un chiffred ’ a f faires de huit milliards de dollars en 1998, est unmodèle de firme innova n t e .P l u s i e u rs de ses décou-ve rtes ont bénéficié aux agri c u l t e u rs et aux consom-m at e u rs. Le Round-up, herbicide biodégr a d a b l e , aété mis au point au début des années 70.Délestésd’un lourd travail de désherbage, les agriculteursd o i vent seulement veiller à ne pas endommagerl e u rs cultures en l’appliquant. Il permet donc d’amé-liorer les rendements (de 30% à 50%, selon lesestimations) et d’agrandir les zones cultivées.

Trésor de guerreLe Round-up est utilisé sur une centaine de

cultures. Pour Monsanto, c’est un véritable trésorde guerre,même si on ne connaît pas précisémentson poids dans les résultats du gr o u p e .Au début desannées 90, son brevet est tombé dans le domainepublic dans certains pays d’Europe. Le produit adonc été copié par plusieurs concurr e n t s. Po u r-tant,Monsanto n’en a pas perdu le contrôle.

Ses unités de recherche sont en liaison étroite etp e rmanente avec les services marketing de l’entre-prise – qui scrutent l’évolution du marché – et sesdirections stratégiques – qui définissent les pers-pectives d’évolution des produits. Ainsi, quand leRound-up perd sa protection juri d i q u e ,M o n s a n t oest prête à faire fa c e . Dès 1989, la société multiplieles produits dérivés de l’herbicide: ces nouveauxproduits peuvent être vendus plus chers que le pro-duit de base, dont le coût de fa b ri c ation ne cesse debaisser (environ moins 20% entre 1990 et 1998).

La finalité économique des unités de recherchede Monsanto est claire: elle encourage les travauxqui s’intègrent dans sa strat é gie industrielle et aban-donne les autres. Et les fruits de ses recherchessont rapidement diffusés. Comme dans la plupartdes entreprises des secteurs chimique et pharma-c e u t i q u e , les budgets consacrés à la publicité et à ladistribution commerciale sont quatre à cinq foiss u p é ri e u rs au budget de la recherche au sens stri c t .

Pour rester dans la cours e ,l ’ e n t r e p rise demandeaussi à ses chercheurs d’anticiper les évolutions dumarché. Dès 1972, un biochimiste de la divisiona griculture de Monsanto, E rnest Jawa rs k y, r e t o u rn eà l’unive rsité étudier les cultures cellulaires. Sept ansplus tard, il fonde au sein de Monsanto le MolecularBiology Group (MBG), qui réussit à modifier géné-

I n n o v e r ou dispara î t re Pascal Byé*

tiquement la cellule d’une plante en 1982. Le MBGs’entoure de consultants issus d’institutions presti-gieuses,comme le Max Planck Institute de Berlin.Il capte ainsi des résultats de la recherche publiquesur le génome des plantes pour servir son objectif:allonger la durée de vie du Round-up.

En 1988,Monsanto annonce la mise au point deplantes génétiquement modifiées qui résistent auR o u n d - u p : en les utilisant, les agri c u l t e u rs n’ont plusà prendre de précautions pour que l’herbicide n’en-dommage pas leurs cultures. Et la firme se crée den o u veaux débouchés. Le coton par exe m p l e , gr a n du t i l i s ateur d’herbicides, est sensible à cert a i n sd’entre eux. En mettant au point une semencecotonnière résistante au Round-up, M o n s a n t os’ouvre un marché – celui des nouvelles semences– et élargit celui de son herbicide – désormais uti-lisable par l’agriculture cotonnière.

La recherche industrielle apparaît souvent plusutile et moins suspecte que la recherche publique,soupçonnée de dispendieuses déri ves «ave n t u ri s t e s » .Mais elle a les défauts de ses qualités: pour garantirsa rentabilité, Monsanto sacri fie des pans entiers der e c h e r c h e . De plus, ses innovations sont jugées dan-gereuses pour l’environnement par ceux qui dénon-cent la prolifération des organismes génétiquementm o d i fiés (OGM). Elles sont aussi critiquées parceux qui pensent que les semences devraient resterun bien commun de l’humanité. n

La re c h e rche privée à une grande forc e : créer des produits nouveaux qu’elle peut lancer à la conquête des marc h é s. La preuve par le Round-up, p roduit phare de la société Monsanto.

Page 25: Innover ou disparaître

avocat spécialisé en droit des brevets de la compa-gnie londonienne Taylor Johnson Garrett.

Ce point de vue est de plus en plus accepté parla justice. Dans plusieurs décisions qui ont fa i tjurisprudence, des tribunaux américains ou euro-péens ont jugé brevetable la connaissance de laséquence chimique de base d’un gène humain ouanimal, ce qui est incontestablement une «décou-ve rte» majeure, comme le prouve sa publicat i o ndans de prestigieuses revues scientifiques telles queNature ou Science. Seule réserve juridique: il fautdémontrer que le savoir en question a bien une

valeur commerciale potentielle. La plupart dut e m p s , ce n’est guère difficile. Supposons qu’ils’agisse de la connaissance d’un gène que l’on saitimpliqué dans le cancer du sein: on pourra toujoursconcevoir un test pour repérer des mutations dansce gène, qui indiqueront une vulnérabilité accrue àla maladie. Les tri bunaux ont également ava l i s édes brevets sur des algorithmes mathématiques.

Mais cette évolution – et en particulier la pos-sibilité de faire breveter des découve rtes scienti-fiques sur des formes de vie – comme des cellulesanimales modifiées ou des animaux transgéniques– suscite aussi des oppositions de plus en plus réso-lues, notamment chez les écologistes et les défen-s e u rs des animaux, inquiets des conséquencespotentielles de ce contrôle privé sur l’accès auxconnaissances scientifiq u e s.Trois grandes cri t i q u e sdominent.

Menaces sur la libre circulationdu savoir

La première émane surtout de la communautés c i e n t i fiq u e : les «découve rtes» devenant breve t a b l e s ,les chercheurs sont incités à édifier autour de leurst r avaux un mur de silence qui menace directementla tradition de libre communication à laquelle lascience moderne doit sa vitalité et ses succès. B e a u-coup d’avancées scientifiques sont nées de discus-sions dans quantité de lieux d’échange – de la café-téria du laboratoire aux colloques internationaux.Mais aujourd’hui, les chercheurs sont régulière-ment mis en garde.S’ils discutent ouvertement deleurs résultats avant de les publier dans une revue

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 25

À qui pro fite la s c i e n c e?

«En pra t i q u e, dans des domainescomme la génétique et les technologies de l’information,la distinction entre invention et découverte n’a plus de sens»

* Journaliste britannique.

«Les inve n t i o n s,par nat u re, ne peuve n tpas être soumises à la pro p ri é t é . »

Thomas Jefferson,troisième président

des Etats-Unis (1743-1826)

Le secret entoure de plus en plus les découvertes scientifiq u e s,surtout celles susceptibles d’être bre v e t é e s. O r, le libre partage dess a v o i rs a toujours stimulé la re c h e rc h e.

Culte du b re v e t, c u l t u re du s e c re tDavid Dickson*

nLes connaissances provenant de la recherchefondamentale étaient autrefois considéréescomme un bien public incontesté. Puisque ces

t r avaux étaient essentiellement menés sur fondspublics (notamment dans les universités financéespar l’Etat) et au bénéfice de toute la société, nul ned e vait pouvoir limiter l’accès à leurs résultat s.Aujourd’hui, tout a changé. Le rôle crucial de lascience au cœur de l’«économie immat é rielle» est enpasse de transformer le bien public d’hier en mar-chandise privée.

Deux branches industrielles sont à l’origine dece tourn a n t . La première est la biotechnologi e .L e sconnaissances sur la structure détaillée des cellulesvivantes et des gènes,qui auparavant intéressaients u rtout la biologie pure, sont désormais rapide-ment transformables en produits pharm a c e u t i q u e sl u c r atifs ou en technologies médicales de dépis-t a g e . La seconde est l’industrie des technologies del ’ i n f o rm at i o n . Les formules mat h é m atiques étaientautrefois jugées trop abstraites, donc trop accessiblesà tout individu doté des compétences intellectuellesr e q u i s e s , pour être déclarées propriété pri v é e .M a i sa u j o u r d ’ h u i , comme le traitement de l’inform at i o nrepose sur des ordinateurs superpuissants et desalgorithmes très complexes, on admet de plus enplus que même des formules mathématiques peu-vent, dans certaines circonstances, constituer unbien privé.

L’enjeu d’une controverseacharnée

Dans les deux cas se trouve remis en causel ’ i m p o rtante distinction qui traditionnellementfixait les bornes du domaine du breve t : elle oppo-sait la «découve rte» scientifique (non brevetable) etl ’ « i nvention» technique (breve t a b l e ) . A u j o u r d ’ h u i ,une découverte scientifique peut mener si rapide-ment à un produit techno l o gique et rapporter detels profits que la distinction entre découve rte eti nvention s’estompe. D o n c, sur le plan éthique,la frontière entre ce qu’il faut et ne faut pas bre-veter est redevenue l’enjeu d’une controve rs ea c h a rn é e .

Le raisonnement de l’industrie est sans nuance:si une firme a «payé» pour une découverte scienti-fique en finançant les chercheurs qui en sont l’au-teur – dans ses propres laboratoires ou dans une uni-ve rsité –, elle est en droit de rentabiliser soni nvestissement en facturant son utilisation pard ’ a u t r e s , voire en s’en réservant l’exclusivité. «En pra-t i q u e ,dans des domaines comme la génétique et les tech-nologies de l’information,la distinction entre inventionet découve rte n’a plus de sens» , estime Simon Cohen,

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26 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

s c i e n t i fiq u e , ils courent deux ri s q u e s. Le premier estq u e , si ces discussions sont rapportées par écri t ,d a n sles actes d’un colloque par exe m p l e , on ve rra peut-être là une forme de «publication»,ce qui compro-mettra leurs chances d’obtenir un breve t . To u t edemande de brevet,en Europe au moins, doit êtreen effet déposée avant qu’une invention ou décou-ve rte n’ait été rendue publique. Aux Etat s - U n i s ,l e srègles sont plus souples: un savant jouit après publi-cation d’un délai de 12 mois pour en solliciter un.Le second ri s q u e , c’est qu’un scientifique sans scru-p u l e s , ayant entendu l’idée ori ginale d’un collègue,l ’ i n t è gre hâtivement à sa propre demande de breve tsans dire d’où elle vient. Pour éviter ces deux situa-tions, les savants se voient désormais conseiller –notamment par les avocats spécialisés – de ne pasdivulguer leurs résultats à leurs collègues ava n tl ’ a c h è vement total des recherches et le dépôt d’unedemande de brevet leur assurant une protectionpleine et entière.

Grand silence sur les campus

Résultat: une «culture du secret» est en pleinessor dans les unive rs i t é s. Elle touche jusqu’auxchercheurs qui travaillent dans les mêmes labora-t o i r e s. Ce grand silence qui s’instaure sur les campusa récemment fait l’objet d’un colloque organiséconjointement par le Massachusetts Institute ofTechnology et l’American A s s o c i ation for theAdvancement of Science. «Une partie du problèmevient des unive rsitaires qui se disent: “ D i e u , je va i sêtre riche”»,a déclaré à cette occasion Alan Gold-hammer, de la Biotechnology Industry Organiza-t i o n . John Deutch, ancien doyen des discipliness c i e n t i fiques au MI T, a qualifié le secret de « t e r-rible menace contre la science, […] en contra d i c t i o ntotale avec la raison d’être des universités».

La deuxième critique vient essentiellement desa d ve rsaires du génie génétique: a u t o riser des breve t s

sur des découve rtes biomédicales – comme desn o u veaux gènes, ou même des parties de gène – leurparaît intrinsèquement immoral, car les êtreshumains ne sont pas fondés, sur le plan éthique, àrevendiquer des droits commerciaux sur le vivant.

La troisième interr o g ation porte sur le pro-blème de l’équité Nord-Sud, dans un monde où le

s avoir scientifique comme la puissance économiquesont inégalement répart i s. L’ é volution du régime desb r e ve t s , selon cert a i n s ,p e rmet aux pays qui sont déjàles plus forts économiquement d’accroître encoreleur dominat i o n , en leur donnant le contrôle del’accès à un savoir scientifique qui constitue, d eplus en plus,la base de la puissance économique.

La bataille est loin d’être term i n é e . Beaucoup des c i e n t i fiques font aujourd’hui pression pour queles connaissances nouvelles,fruits de leurs efforts,

restent dans le domaine public. En février 1996, l o rsdu symposium intern ational des Bermudes qui a fix éle cadre du travail collectif pour séquencer le génomehumain – déchiffrer la séquence précise des basesd’acides aminés dans un brin d’ADN humain –, l e sparticipants ont tenu à ce que toute donnée sur legénome obtenue par des centres financés dans lecadre de ce projet soit publiée.

La plupart des parties prenantes à ces débatsadmettent que la distinction entre découverte eti nvention n’est plus une base viable pour séparer lesconnaissances publiques et pri v é e s. Le défi actuel estde réécrire les règles du jeu,en des termes sociale-ment équitables et moralement acceptables. n

L’évolution du régimedes bre v e t s, selon certains,permet aux pays qui sont déjà les plus forts économiquementd ’ a c c ro î t re encore leur domination,en leur donnant le contrôle del’accès à un savoir scientifique qui constitue, de plus en plus,la base de la puissance économique

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 27

À qui pro fite la s c i e n c e?

t ri e l l e s ) , au détriment de la recherche fondamentale.A u j o u r d ’ h u i , ils sont en train de rééquilibrer leur stra-t é gi e . En Europe, le Royaume-Uni fut le premierp ays à encourager la montée en puissance de larecherche industri e l l e . Même la France, qui pri v i-l é gie très nettement la recherche fondamentale, s ’ e s tengagée dans cette vo i e .

Ce changement de cap n’est-il pas préjudiciable àlong terme?

De nos jours , les performances économiques d’unp ays reposent plus que jamais sur sa force d’innova-t i o n .La recherche s’adapte à cette évolution du mondeet se met au service de l’économie. Mais les Etat s , àcommencer par ceux d’Amérique du Nord, ont bienc o m p ris qu’il ne fallait pas pour autant négliger larecherche de base.A court term e , la recherche appli-quée débouche certes sur l’innovation technologi q u e .Mais à long term e , sans le réservoir de savo i rs produitspar la recherche fondamentale, l ’ i n n ovation tombe enp a n n e .D ’ a i l l e u rs , les entreprises elles-mêmes se sontlancées dans la recherche fondamentale, j u s q u ’ i c is u rtout menée dans des laboratoires publics et fin a n c é epar l’Etat . Pour créer de nouveaux produits, elles ontbesoin de scientifiques capables de comprendre ce quise passe dans le public, de puiser dans ses résultats etd’établir des liens avec lui.

A u j o u r d ’ h u i , le problème n’est plus de savoir s’ilfaut donner la pri o rité à la recherche fondamentaleou appliquée. C’est plutôt: comment trouver unéquilibre entre les deux? Comment répartir lestâches et organiser les échanges entre l’unive rsité etl’entreprise? Tous les pays tâtonnent sur ces ques-tions et cherchent des solutions. En France, o nencourage les étudiants de troisième cycle à colla-borer avec les entreprises et les chercheurs du publicà créer leur société.Au Japon,on incite les univer-sitaires à breveter leurs découvertes pour en tirerp r o fit et à se rapprocher du pri v é , ce qui était aupa-ravant considéré comme une déchéance. n

Propos recueillis par Sophie Boukhari

Le Rapport mondial sur la science de l’UNESCO

évoque trois grands modèles – européen, américainet japonais – en ce qui concerne le financement etla réalisation de la recherche scientifique. Qu’enpensez-vous?

Il existe bel et bien trois grands modèles.En gr o s ,le Japon investit très peu dans le militaire et l’industri ey domine toujours la recherche.L’ E u r o p e ,e l l e ,p ri v i-l é gie la recherche fondamentale civile. Quant auxE t at s - U n i s , ils se distinguent par l’importance de larecherche militaire.Mais ces trois modèles conve r g e n t .

Comment ces «modèles» se sont-ils constitués et pourquoi convergent-ils maintenant?

Dès la fin du X I Xe s i è c l e , le Japon a misé sur lascience appliquée pour rattraper son retard sur l’Oc-c i d e n t .Après la Seconde Guerre mondiale, le pays étaitd é va s t é .Tous les grands pays industrialisés inve s t i s-saient massivement dans la recherche fondamentale,a l o rs considérée comme le moteur du progr è s. L eJapon n’avait pas les moyens de se permettre un tell u xe . Mais une fois devenu une puissance mondiale,il a réalisé qu’il pouvait produire lui-même les savo i rsqui nourrissent l’innovation technologi q u e .A partir desannées 70, le gouve rnement a davantage investi dansla recherche, qui était financée à près de 80% par lep ri v é . En 1995, il lui a réservé une enveloppe dequelque 140 milliards de dollars sur cinq ans (1995-2 0 0 0 ) . Il cherche avant tout à renforcer les stru c t u r e spubliques et la recherche fondamentale.

L’Europe et les Etats-Unis ont fait le chemini nve rs e . Après la guerre de 1939-45, ils avaient jouéla carte de la recherche pure. L e u rs économies étaientp r o s p è r e s. L’ i d é o l o gie dominante suggérait que lascience engendrait le progrès économique et social.Dans les années 70, ces pays se sont rendu compteque cette vo i e , très coûteuse, n’était pas toujoursrapidement rentable. Et l’exemple japonais prou-vait que l’expansion économique n’était pas forcé-ment liée à l’investissement dans la recherche pure.

A la fin de la guerre froide, les Etats-Unis ontlimité le budget du secteur militaire et misé à fond surla recherche orientée (ve rs des applications indus-

Selon la chercheuse japonaise Yo s h i ko Okubo*, les politiques de re c h e rche de l’Euro p e, des Etats-Unis et du Japon converg e n t .

L a triade fait son aggiornamento

* Observatoire des sciences et des techniques, France.

S e c t e u rpublic (civil)

Secteurmilitaire

Entreprisesprivées

Union européenne Etats-Unis Japon1990 1994 1990 1994 1990 1994

36,2 39 18,5 18,6 25,4 25,5

52,3 52,8 50,6 59 73,1 73,4

11,5 8,230,9

22,4 1,5 1,1

Le financement de la R&D dans la «triade» (%)

« S a voir que l’on sait ce que l’on sait, e ts a voir que l’on ne saitpas ce que l’on ne saitp a s : voilà la véri t abl es c i e n c e. »

Confucius, philosophe chinois(555-479 av. JC)

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28 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

Les 20 premiersLes pays sont classés ici en fonction de leur

p a rt dans la production mondiale des connais-sances scientifiques, mesurée par la publicat i o nd ’ a rticles dans les revues spécialisées1. Entre lesdeux périodes étudiées, la continuité est remar-q u a b l e : les 20 qui figurent sur les deux listes sont lesmêmes. Les Etats-Unis se taillent la part du lion,avec plus du tiers de l’ensemble des publicationsenregistrées par la base de données SCI. La placede deuxième, encore occupée par le Roya u m e - U n i ,est l’enjeu d’une âpre compétition: le Japon pro-gresse de 1,3%, l’Allemagne de 1,2% (la réunific a-tion joue un rôle dans ce dernier chiffre, mais laR DA a pesé moins de 1% de la production totale).L’Union européenne (UE) a amélioré ses positionset pris l’ava n t a g e . Elle a réussi à dépasser les Etat s -U n i s : de 1990 à 1995, les auteurs domiciliés enEurope ont signé 35,9% de tous les art i c l e s ,c o n t r e35,1% pour les auteurs améri c a i n s. Le recul del’Inde est préoccupant: il pourrait refléter uneregrettable «fuite» des chercheurs vers l’adminis-tration et la politique.

Les gra n d e s tendances de la Les données bibliométriques révèlent la très grande stabilité de la hiéra rchie scientifique dans le monde, notamment la dominationp e rsistante de la triade Etats-Unis-Ja p o n - E u ro p e.

Hauts et basVoici les pays qui, en matière de publicat i o n

d ’ a rticles scientifiq u e s , ont eu les taux de crois-sance les plus forts et les plus faibles. Comme onp o u vait s’y at t e n d r e , les pays d’Asie sont en tête: i l senregistrent une croissance impressionnante. Lesp r o grès de l’Espagne dans la dernière décenniesont en partie dus à son intégr ation aux progr a m m e sde diverses organisations européennes. De mêmepour le Po rtugal et la Grèce. Ces trois pays sont lesseuls en Europe à avoir eu des taux de croissanceélevés. En revanche, les pays en transition commela République tchèque et la Russie ont connu unebaisse prononcée de leur production d’art i c l e s ,ainsi que l’Inde.

1 . Cette vue d’ensemble des grandes tendances et stru c t u r e sde la science mondiale est fondée sur la base de données duS c i e n t i fic Citation Index (SCI), créé à des fin sb i b l i o graphiques par l’Institute for Scientific Inform at i o n(ISI) de Philadelphie, E t at s - U n i s. Considéré comme l’un desi n d i c at e u rs les plus précis de la situation des pays dans ledomaine de la recherche, le SCI mesure la production dus avoir au nombre d’articles publiés dans les revuess c i e n t i fiq u e s. Sa base de données recense systémat i q u e m e n tceux des 2 500 publications les plus influ e n t e s , même si elle

* T. Braun et W. Glänzel travaillent respectivement à l’unité ISSRU

et au service bibliométrique de la bibliothèque de l’Académiedes sciences de Budapest (Hongrie);A.Schubert est membre de l’association de recherche sur lacommunication et l’information en sciences (RASCI) de Berlin(Allemagne).

Les 20 premiers pays en matièrede production scientifique mesurée

par les publications, leur rang et leur part dans le total mondial

(1984-89 et 1990-95).Pays 1984-1989 1990-1995

Rang % Rang %

Etats-Unis 1 36.52 1 35.82Royaume-Uni 2 9.21 2 9.24Japon 3 7.37 3 8.67Allemagne 5 6.22 4 7.42France 6 5.17 5 5.88URSS/Russie 4 6.85 6 4.97Canada 7 4.66 7 4.77Italie 8 2.69 8 3.49Australie 9 2.27 9 2.40Pays-Bas 11 2.01 10 2.40Espagne 14 1.21 11 2.08Inde 10 2.22 12 1.94Suède 12 1.84 13 1.90Suisse 13 1.44 14 1.67Chine 19 0.81 15 1.38Israël 15 1.18 16 1.17Belgique 17 0.96 17 1.10Pologne 16 0.97 18 0.97Danemark 18 0.89 19 0.96Finlande 20 0.67 20 0.78

Les plus fortes et les plus faiblesévolutions annuelles en matière

de production scientifique mesuréepar les publications

(1980-95)Pays ou territoires %

Corée 24.49Chine 17.46Taïwan 15.96Singapour 15.80Turquie 11.16Portugal 10.80Hong-Kong 10.80Espagne 9.95Mexique 6.02Grèce 5.72Bulgarie -1.58Hongrie -2.39Inde -3.55Tchécoslovaquie/Rép. Tchèque -4.32URSS/Russie -4.42

est plus at t e n t i ve à la recherche fondamentale qu’à larecherche appliquée ou technologi q u e . Ces données sontensuite utilisées par d’autres institutions, par exemple laCommission européenne dans son Rapport européen sur lesi n d i c at e u rs de la science et de la technologie (REIST- 2 ) .

Page 29: Innover ou disparaître

La coopération internationaleCette figure porte sur les articles cosignés par des

a u t e u rs appartenant à deux des trois grands de lap u b l i c ation scientifiq u e : les Etat s - U n i s , l’UE et leJa p o n . On constate que la production totale est pra-tiquement égale pour les Etats-Unis et l’UE. L eJapon coopère plus souvent avec les Etat s - U n i s ,m a i sses collaborations avec des coauteurs européens sonten hausse. Moins de 20% des articles sont cosignéspar des auteurs de nationalité différente aux Etat s -Unis et au Ja p o n , contre 30% à 40% dans l’UE, e nraison des liens entre scientifiques de ses pay s.

La base de données permet aussi de se fa i r eune idée plus précise de l’évolution de la coopéra-tion internationale au cours du temps. Les cosi-g n atures entre 14 pay s2 de 1985 à 1995 ont été étu-diées à l’aide du système de mesure Salton, q u idistingue liens faibles,moyens et forts.

Le changement est frappant. En 1985, sept pay ss e u l e m e n t , tous déve l o p p é s , entretenaient des liensde coopération intern at i o n a l e , tous fa i b l e s. En 1995,les 14 pays avaient tous des cosignatures avec un oup l u s i e u rs autres et, dans sept cas, il s’agissait de liensf o rt s. Les deux pays en développement de l’échan-t i l l o n , l’Argentine et le Mexique, ont l’un et l’autreforgé des liens intern ationaux (fa i b l e s ,c e rtes) pen-dant cette période.

La cosignature intern ationale ne reflète pas seu-lement des coopérations individuelles entre cher-cheurs. Elle traduit aussi l’émergence de partena-ri ats entre les institutions qui les soutiennent –l ’ u n i ve rs i t é ,l ’ E t at et l’industri e . Dans les pays déve-loppés, elle tend aujourd’hui à devenir la norme.Dans les autres, la participation de l’industrie aufinancement de la science est souvent très faible ouinexistante, ce qui entrave la coopération interna-tionale. Parfois,l’Etat compense cette défaillance,quand il comprend que,dans l’économie mondia-l i s é e , la recherche scientifique publique est unmoteur important du progrès économique.

2.Argentine,Australie,Canada,Danemark,France,Italie,Japon,Mexique, Pays-Bas,Espagne,Suisse,Suède,Royaume-Uni,Etats-Unis.

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 29

À qui pro fite la s c i e n c e?

«La science n’a pas de pat ri e. »

Louis Pasteur,chimiste et biologiste français

(1822-1895)

science mondiale Tibor Braun, Wolfgang Glänzel, Andras Schubert*

Spécialités r é g i o n a l e sLa base de données du S C I permet aussi de montrer les spécialisations relatives des diverses

régions du monde. On peut distinguer quatre grands modèles:Le modèle occidental privilégie la médecine clinique et la recherche bio-médicale.Les pays de l’ancien bloc soviétique, ainsi que la Chine, insistent traditionnellement sur la chimie

et la physique.Le modèle bio-environnemental est spécifique à l’Australie et aux pays en développement:

ils concentrent leurs efforts sur la biologie et les sciences de la terre et de l’espace.Le modèle japonais,aujourd’hui partagé par les autres économies développées d’Asie, s ’ i n t é r e s s e

surtout aux sciences de l’ingénieur et à la chimie. n

UEEtats-Unis

Japon

Les raisons desinégalités N o r d - S u dPourquoi la hiérarchie mondiale en matière de recherche

s c i e n t i fique continue-t-elle à faire la part si belle – etmême de plus en plus belle – à la triade Etats-Unis-Unione u r o p é e n n e - Japon? Le poids de ce groupe de pays dans laproduction scientifique mondiale, mesurée au travers desp u b l i c a t i o n s, est passé de 73,3% en 1990 à 74,8% en1 9 9 51. Pour John Rumble, le président de CO DATA (le Comitédes données pour la science et la technologie, au sein duConseil international pour la science, le CI U S) , la réponse està chercher dans la corrélation étroite entre capacité derecherche et puissance économique. «La proportion desbudgets publics consacrés à la recherche est approxima -tivement la même quel que soit le pays» ,du moins dans lesgrandes et moyennes puissances. Comme il existed’énormes écarts entre leurs budgets nationaux, il y en aaussi entre les montants qu’elles consacrent à la recherche.Et comme les inégalités de richesse persistent, la hiérarchies c i e n t i fique internationale n’est pas prête de changer. L efait que la recherche privée occupe une place grandis-sante ne devrait pas la modifier puisque la puissance desentreprises d’un pays est également proportionnelle à sonniveau de richesse.

L’entrée en jeu d’Internet ne fait que renforcer l’ordre desc h o s e s. «Nombre de nouvelles recherches ont été suscitéespar le développement du Web» ,a f firme John Rumble. Or ,plus un pays est riche, plus Internet y est utilisé. E n fin ,d i t -i l , le coût du «ticket d’entrée» dans le club des puissancess c i e n t i fiques est de plus en plus élevé. Pour décoller, il fautd’emblée créer une «masse critique» en matière de R&D.O r,les investissements requis sont hors de portée de nombre depays en développement, à plus forte raison des 48 d’entreeux qui sont les moins développés.

Certains observateurs mettent également ces inéga-lités sur le compte de facteurs humains.Selon le chercheursud-africain Fanie de Beer, l’importance du savoir scien-tifique est souvent minimisée dans les pays du Sud,aunom de la lutte contre «une promotion impérialistepatente de la conception occidentale de la science et dela technologie».Il souligne aussi à quelles impasses ontconduit les tentatives de transposer les modèles du Nordvers le Sud, sans tenir compte du contexte local.A sesy e u x , il faudrait donc «i n v e n t e r» des stratégies spécifiq u e s,qui reposeraient sur «une intégration productive de dif -férentes formes de connaissances»,y compris non occi -dentales et non scientifiques.

E n fin , beaucoup de chercheurs qui n’ont pas chezeux les conditions matérielles minimales pour vivredécemment et exercer correctement leur métier, conti-nuent à prendre le chemin de l’exil. La fuite des cer-veaux affaiblit les plus faibles et renforce les plus forts. L aboucle est bouclée... n

1. Indicateurs 1998, Observatoire des sciences et des tech-niques, Editions Economica, Paris.

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30 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

* Journaliste britannique.

niques en temps réel à partir d’une balise flottanteamarrée au niveau de l’Equateur. Puis, les dégâtsoccasionnés par El Niño en 1982-83 ont incité lesEtats-Unis à s’engager les premiers dans un ambi-tieux projet intern at i o n a l , s ’ a p p u yant sur unesynergie des chercheurs à travers le monde.

Créé en 1985, le programme TOGA (TropicalOcean and Global Atmosphere), impliquant 18pays, a permis de réduire l’impact d’El Niño en1997-98. Son objectif à long terme était d’établirun réseau d’observation pour améliorer les prévi-sions météorologiques. Lorsqu’il a pris fin, en1995, près de 70 balises étaient en place dans lePacifique équatorial. Elles continuent d’envoyerdes données en temps réel via satellite vers lescentres de recherche qui les intègrent pour affinerles modèles climatiques. Des navires sont chargésde les mettre en place et de les surveiller. Le toutcoûte cher. Les Etats-Unis, à eux seuls, y consa-crent 18 millions de dollars par an, bien moinsque ce que leur a coûté El Niño en 1982-83, soitdeux milliards de dollars.

Mesurerle niveau de la mer

Contrairement à l’at m o s p h è r e , c e rtains phé-nomènes océaniques se produisent à une échellerelativement réduite (10 à 100 km de diamètre) etnécessitent de multiplier les points d’observation.De plus, la modélisation et la prévision météorolo-giques requièrent une suite de données ininter-r o m p u e s.Au début du programme TO G A, q u e l q u e ss atellites enregistraient des données relevées à la sur-face de la mer, mais les nuages leur obstru a i e n tfréquemment la «vue». Depuis le lancement en1992 du satellite franco-américain To p e x / Po s e i d o ndoté de radars capables de «percer» les nuages,onpeut mesurer le niveau de la mer à quelques centi-mètres près et en déduire la température de l’eau.

L o rsque TO G A a pris fin ,un nouveau progr a m m ede 100 millions de dollars par an, baptisé CL I VA R( C l i-m ate Va riability and Predictability) et prévu pourdurer 15 ans, a été mis sur pied. En utilisant lesmêmes balises, les chercheurs ont détecté, d é bu t1 9 9 7 , une élévation inhabituelle de la températ u r esous la surface du Pa c i fique tropical, signe annon-c i ateur d’El Niño. En les combinant avec d’autresdonnées des sat e l l i t e s , ils ont pu suivre sa naissancepresqu’au jour le jour. L o rsqu’il s’est intensifié , l ecentre météorologique national des Etats-Unis a dif-fusé des inform ations sur Intern e t .Les centres de sur-veillance d’El Niño dans certains pays vulnérables, t e l sque le Pérou, ont pu agir en conséquence. E nr e va n c h e , d’autre pays comme le Kenya , qui n’en dis-posaient pas,étaient mal préparés pour faire face auxi n o n d ations et à la sécheresse. n

nLes pêcheurs péruviens connaissent El Niñodepuis des siècles, mais ils étaient incapablesde prévoir quand il frapperait. En 1982-83,

ce phénomène climatique récurrent a occasionnédes dégâts, dont les estimations varient entre 8 et13 milliards de dollars. A l’époque, les experts lesplus éminents étaient aussi impuissants que cespêcheurs. Mais,lorsqu’El Niño a de nouveau frap-pé en 1997-98, avec une violence inégalée, un va s t eréseau intern ational de surveillance avait été mis enp l a c e . P r é venus quelques mois à l’ava n c e , les agri-c u l t e u rs brésiliens et australiens ont pu pri v i l é gi e rdes cultures moins vulnérables à la sécheressea n n o n c é e ; d’autres pay s , anticipant des inonda-t i o n s , ont retardé des projets de construction eté rigé des digues.

El Niño se manifeste lors d’une inversion desconditions atmosphériques du Pacifique tropical.Les scientifiques savaient que les océans ava i e n tune grande influence sur le climat mais ils ignoraientl e u rs interactions avec l’at m o s p h è r e . Au début desannées 80, une nouvelle génération de superordi-nateurs est apparue,capable de gérer des modèlesc l i m atiques complexe s. Il ne manquait plus quedes données recueillies dans une vaste zone.

En 1979, la NOA A a m é ricaine (National Oceanicand A t m o s p h e ri c A d m i n i s t r ation) avait mesuré,dans le Pacifique équat o ri a l , les courants océa-

La coopération scientifique internationale a permis de prévoir le phénomène El Niño et de réduire ainsi ses néfastes conséquences.

Tous ensemble contre El Niño Peter Coles*

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 31

À qui pro fite la s c i e n c e?

nL o rsqu’en 1987,A l e xei L. Perchuk entra au pres-t i gieux Institut de géologi e , m i n é r a l o gi e , p é t r o-chimie et géochimie de Moscou, il s’imaginait un

avenir radieux dans la grande tradition des scienti-fiques sov i é t i q u e s.Fils d’un éminent professeur d’uni-ve rs i t é ,e x p e rt en pétrochimie comme lui, le jeune doc-torant de 24 ans était sur le point de réaliser un rêveque partageaient alors beaucoup de jeunes diplômés.Etre chercheur était encore un grand pri v i l è g e .A u j o u r-d ’ h u i , seuls les académiciens ont gardé un statut untant soit peu respectable.Les «chercheurs ordinaires»,comme les appelle A .L . Perchuk qui estime en fa i r ep a rt i e , n’ont plus d’aura. Selon un sondage d’opinionsur la science,effectué en 1996 par le CSRS (Centerfor Science Research and Stat i s t i c s , M o s c o u ) , l e strois professions les plus respectées en Russie sont chefd ’ e n t r e p ri s e , banquier et homme politique; les troism é t i e rs qui inspirent le moins d’estime sont chercheur,militaire et ingénieur.Avec des salaires très bas (A. L .Perchuk gagne 800 roubles, soit environ 30 dollars parm o i s ) , le travail des scientifiques et des ingénieurs aété totalement déva l o ri s é .

S’ils ne veulent pas sombrer dans la misère, l e ss c i e n t i fiques russes d’aujourd’hui ont trois solutions:entrer dans le secteur industriel et gagner environ 100d o l l a rs par mois; i n t é grer la «filière business» quipeut rapporter des millions; p a rtir à l’étranger. U n edizaine d’amis d’Alexei L. Perchuk ont déjà fait leurc h o i x : la moitié d’entre eux ont quitté la sciencepour les affa i r e s , les autres ont quitté le pay s. Q u a n tà A .L . Pe r c h u k , il ne parvient pas à trancher. L’ at-tachement à son pays et à son métier l’emportent surses problèmes fin a n c i e rs. Son institut fait partie des

rares organismes actuellement pri v i l é giés sur le planbu d g é t a i r e , parce que classés pri o ritaires par le gou-ve rn e m e n t .A u s s i , les scientifiques travaillent-ils dansde bonnes conditions et aucun d’entre eux n’estp a rt i . Pas de départ s ,m a i s , depuis 10 ans, pas d’em-bauches non plus. Ce qui fait qu’après 12 ans de car-ri è r e , A . L . Perchuk figure toujours parmi les plusjeunes chercheurs de son institut.

A l’échelle du pay s , le bilan est cat a s t r o p h i q u e .Selon le Rapport mondial sur la science 1998, p u b l i épar l’UN E S C O, la Russie comptait quelque 900 000c h e r c h e u rs dans la recherche-développement (R&D)au moment de l’effondrement de l’URSS en 1991;e l l en’en a plus qu’environ 500 000 en 1995.Les effectifsont également fondu de moitié dans les autresanciennes républiques de l’URSS. En A rm é n i e , l achute a été encore plus ve rt i gi n e u s e :de plus de 15 000,le nombre de chercheurs dans la R&D est tombé à unpeu plus de 3 000, au cours de la même péri o d e .

Initiatives européennesDepuis 1993, l’Union européenne (UE) – deve n u e

le principal partenaire de la Russie et des autresmembres de la communauté des Etats indépendants(CEI) – multiplie les initiat i ves de coopérat i o n ,d a n sl’espoir à la fois de donner un nouveau souffle à sapropre recherche et d’aider les scientifiques de l’ex-U R S S . Elle y a déjà engagé quelque 155 millions ded o l l a rs. Pa rmi ses principaux progr a m m e s , l ’ A s s o-c i ation intern ationale pour la promotion de la coopé-r ation avec les scientifiques des Etats indépendants del’ex-URSS (IN TA S) a soutenu jusqu’à présent plusde 1 200 projets dont le financement atteint 69 mil-lions de dollars. Pour sa part , le Centre intern at i o n a lde science et de technologie (IS T C) , créé à Moscou en1 9 9 4 , a investi plus de 120 millions de dollars dans desprojets visant principalement la reconve rsion de larecherche militaire.

L’Union européenne et la Fédération de Russiese sont entendus, en février 1999, sur un projetd’accord de coopération scientifique et technolo-gique. Outre certaines facilités fiscales, cet instru-ment offrira aux deux signataires la possibilité departiciper,sur une base de réciprocité,à leurs pro-grammes de recherche respectifs, à l’exception dusecteur nucléaire. Les secteurs pri v i l é giés par les der-nières initiat i ves sont la recherche spat i a l e , les télé-communications,l’environnement et le transport.

Au total, le budget des cinq principaux pro-grammes de collaboration avec les pays occidentaux( l ’ U E , mais aussi la Suède, la Norv è g e ,l ’ I s l a n d e ,l aS u i s s e ,I s r a ë l , les Etat s - U n i s , le Canada) est estiméà 320 millions de dollars. Est-ce suffisant pour pré-venir la fuite des cerveaux? Si on octroyait un salairemensuel de 1000 dollars aux quelque 750 000c h e r c h e u rs qui travaillent actuellement dans lesp ays de la CEI, cette somme ne suffirait pas pour enpayer la moitié, pendant un mois. n

* Journaliste au Courrier de l’UNESCO.

S a l a i res très bas, image sociale ternie: pendant les années9 0 , le nombre de cherc h e u rs a diminué de moitié. L ac o o p é ration internationale tente d’y re m é d i e r.

EX- U R S S:empêcher la fuite des cerveauxJasmina Sopova*

«La liberté est pour la science ce que l’airest pour l’animal.»Henri Poincaré,mathématicien

français (1854-1912)

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32 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

Grâce à son pro g ramme de réformes économiques, la Chine revient sur la scène scientifiq u ei n t e r n a t i o n a l e, après avoir été longtemps à la tra î n e.

C H I N E: un petit bond en avantTed Plafker*

nDes siècles avant que l’Europe ne sorte duM oyen A g e , les savants chinois étudiaient déjàles mathématiques et l’astronomie. Ils reven-

diquaient également l’invention du papier, de lapoudre à canon, de la boussole et de l’horlogem é c a n i q u e .Tous les écoliers chinois le save n t .M a i sils savent aussi que la Chine d’aujourd’hui accuseun sérieux retard dans le domaine scientifique.Conscients de ses multiples causes, les dirigeantschinois multiplient les initiatives destinées à dyna-miser les sciences dans leur pay s. Leur strat é gi econsiste à inciter les scientifiques à commercialiserle produit de leurs recherches.

Dans un pays où la main-d’œuvre constitue laprincipale ressource économique, les innovationsvisant à alléger la charge de travail ont été rares. L aChine a par ailleurs alourdi les contraintes quipesaient sur ses chercheurs, en adoptant notam-ment,au début des années 50,le modèle adminis-t r atif de l’Union sov i é t i q u e . La quasi-totalité deses institutions scientifiques a été placée sous lecontrôle de l’arm é e , du gouve rnement ou de l’Aca-démie des sciences. La Chine a ainsi reproduit le sys-tème soviétique dans l’un de ses plus gr aves trave rs ,à savoir une structure érigeant des murs institu-tionnels infranchissables entre les chercheurs et lesorganismes susceptibles d’utiliser leurs trava u x .D eplus, à partir de la fin des années 50,Mao Zedonga brouillé pendant 20 ans les cartes de la vie poli-tique du pay s. Le secteur scientifique s’en trouva lit-téralement paralysé.

Abattre les murs entre chercheurset entreprises

La situation s’améliora en 1978 lorsque DengX i a o p i n g, a rrivé aux commandes de la Chine,décida d’ouvrir le pays au reste du monde. D e p u i s ,beaucoup a été fait pour abattre les murs entrec h e r c h e u rs et entrepri s e s. M a i s , plutôt que de puiserdans les coffres de l’Etat , la Chine a préféré encou-rager ses scientifiques à commercialiser leurs trava u xet à chercher leur propre financement.

D e vant le parlement chinois, le Premier ministreZhu Rongji a de nouveau évo q u é , en mars 1999, «l eproblème posé par le divorce entre le personnel scientifiq u eet technique d’une part, et les entreprises et le marchéd’autre part». Lancé 11 ans plus tôt,le programmebaptisé Flambeau, dont le but est de fournir lecapital initial aux entreprises du secteur technolo-gique qui démarr e n t , constitue l’un des pri n c i p a u xi n s t ruments du gouve rnement pour encouragercette commercialisat i o n . Et les administrat i o n slocales tentent de créer des «zones de déve l o p p e m e n tt e c h n o l o gique» en offrant aux entreprises dive rs* Journaliste à Beijing,Chine.

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 33

À qui pro fite la s c i e n c e?

nJusqu’à présent, plus de 80% des projets derecherche latino-américains reposaient sur unfinancement public. Cette part i c i p ation de

l ’ E t at a pris la forme de quelques bourses ou de sub-ventions à des universitaires plus ou moins presti-gieux pour le pay s. Mais aucun Etat du sous-conti-nent n’a véritablement défini de politiques c i e n t i fique digne de ce nom. La science s’est doncd é veloppée de façon anarchique, les chercheurspréférant se consacrer à la recherche fondamentaledans des domaines de pointe que répondre auxbesoins socio-économiques les plus immédiats.

Il est vrai que dans le contexte économique de cesp ay s , les activités de R&D ne constituent pas lagrande pri o rité des pouvo i rs publics: les bu d g e t salloués aux infrastructures scientifiques et techno-l o giques ne dépassent guère 0,5% du PIB. Fait signi-fic at i f, aucun pays d’Amérique latine ne figure parm iles 20 premières nations comptant le plus de breve t si n d u s t riels et technologi q u e s , même si l’Argentine,le Brésil et le Mexique sont à la pointe dans cert a i n ss e c t e u rs de la recherche et de l’innovat i o n .

Depuis une quinzaine d’années, la Banque mon-diale et la Banque interaméricaine de déve l o p p e m e n t(BI D) encouragent les Etats à investir dans la rechercheappliquée et à jeter des ponts entre l’industrie et lar e c h e r c h e .Mais pour l’heure, les alliances entre labo-r atoires unive rsitaires et entreprises restent trèse m b ryo n n a i r e s.A cela,deux raisons: le tissu industri e ll at i n o - a m é ricain n’est pas assez dense pour générer surplace une demande signific at i ve . De ce fa i t , la com-

munauté scientifique hésite à changer ses pri o rités età se fixer des objectifs plus pragmat i q u e s , en fonctiondes besoins du marché.Par ailleurs , les secteurs pro-ductifs les plus développés dépendent de filiales d’en-t r e p rises étrangères, qui disposent d’ores et déjà del a b o r atoires ou d’accords de coopération avec les uni-ve rsités de leurs pays d’ori gi n e .C e p e n d a n t , ces der-nières années,ces entreprises ont commencé à réaliserqu’il existait en A m é rique latine des ressourceshumaines et des laboratoires d’un excellent niveau et

les sollicent de plus en plus.Voilà qui pourrait donnerun nouvel élan à notre recherche scientifiq u e .

Les sciences et la technologie trave rsent unepériode de transition en Amérique latine: la com-munauté scientifique doit redéfinir son rôle etapprendre à coopérer avec l’industrie. Les Etats,quant à eux, d o i vent définir une véritable politiques c i e n t i fique adaptée aux réalités nationales et jouerleur rôle de médiateur entre unive rs i t é s , l a b o r a-toires et industri e s. D’autant qu’à term e , ils nep o u rront plus se permettre de financer desrecherches universitaires et des projets technolo-giques qui n’auraient pas de finalité pédagogique,économique ou sociale. n

* Directrice du départementd’études sur les sciences del’Institut vénézuélien de recherchescientifique, Caracas.

« C h e rchez la sciencejusqu’en Chine. »

Hadith tiré du recueil desactes et paroles du prophète

Mohamed (Sunna)

La re c h e rche scientifiq u e, en Amérique latine, ne s’est pas encore adaptée aux nécessités d’uneé t roite collaboration entre pouvoirs publics, c h e rc h e u rs et industrie.

La re c h e rche latino-américaine en quête de s e n s Hebe Vessuri*

ava n t a g e s. Beijing a également promis aux industri e sde pointe de faciliter leur cotation en Bourse.

Cependant,les investissements des entrepriseschinoises en matière de sciences et de technologi e srestent fa i b l e s : ils représentent 0,39% seulement del e u rs chiffres d’affa i r e s. Même pour les entrepri s e sde pointe, ce chiffre ne dépasse pas les 0,6%, soit undixième du pourcnetage correspondant dans lesp ays déve l o p p é s. Les autorités estiment que le mon-tant total des investissements du secteur privé n’aaugmenté que de 2,9% en 1998. Les dépenses del ’ E t at , quant à elles, continuent de croître. Le bu d g e tde 1999 prévoit une hausse de 9,5% en faveur dess e c t e u rs scientifique et technologi q u e . Le total desdépenses pour la recherche du secteur public etdes entreprises s’élève ainsi à plus de 14 milliards dedollars, soit 1,5% environ du PIB.

La Chine amorce donc son retour. Les cher-cheurs étrangers sont de plus en plus désireux decoopérer avec leurs confrères chinois, t a n d i s

qu’un nombre croissant d’entreprises étrangères– IBM entre autres – implantent des laboratoiresde recherche dans le pays. La Chine procèderégulièrement à des lancements de satellites decommunications pour le compte d’autres pays.Elle participe également à d’ambitieux pro-grammes, comme ce projet avec l’Allemagne,d’un montant de 60 millions de dollars, qui pré-voit le lancement dans l’espace en 2003 d’untélescope solaire d’une tonne.

Depuis 1978, la Chine a envoyé quelque 300 000étudiants à l’étranger, en grande majorité inscritsdans des disciplines scientifiques ou technologi q u e s.Plus des deux tiers ont choisi de rester dans leursp ays d’accueil et cette fuite des cerveaux a fa i tperdre à la Chine certains de ses meilleurs talents.M a i s , selon le ministère de l’Educat i o n , le nombred’étudiants de retour au pays est en rapide aug-mentation et ils sont désormais plus nombreux àrentrer qu’à s’expatrier. n

La communauté scientifique hésiteà changer ses priorités et à se fix e rdes objectifs plus pra g m a t i q u e s,en fonction des besoins du marc h é

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M a r c ov i t c h , recteur de l’Unive rsité de São Pa u l o.U n i ve rsités et industries auraient pourtant tout à

gagner d’une telle synergi e . «En faisant appel à deséquipes de recherche et à des étudiants qui connaissentbien la réalité brésilienne,les entreprises ont toutes les don-nées en main pour “ t r o p i c a l i s e r ”l e u rs produits. Les uni-ve rs i t é s, quant à elles, b é n é ficient non seulement d’unen o u velle source de revenus – sous fo rme de loye rs et de roya l-

ties que leur reve rsent les entrepri s e s – mais éga l e m e n td ’ é q u i p e m e n t s, sous fo rme de superordinat e u rs, l ogi c i e l sde pointe, i n s t a l l ations high-tech,mis à la disposition desc h e r c h e u rs» ,explique Antonio José Junqueira Botelho,professeur à la PU C.

Dans le cadre de l’actuelle politique de pri vat i s a-t i o n , le gouve rnement étudie un projet de loi qui obli-gerait les nouveaux actionnaires des compagnies det é l é c o m m u n i c ations et d’exploitation d’hy d r o c a r-bures à investir dans des projets de R&D au Brésil.Vo i l àqui serait salutaire car, à en croire José A n t o n i oP i m e n t a - B u e n o, responsable du Centre de déve l o p-pement des sciences et technologies de la PU C, p o u rl’heure les investissements privés se limitent à desi n i t i at i ves isolées qui relèvent davantage de la philan-thropie ou de l’appât du gain que d’une réelle vo l o n t é

34 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

I n s u f fisante pour une grande puissance, la re c h e rche brésilienne a tout à gagner d’une coopération avec le privé.

B R É S I L: la t ropicalisation des pro d u i t sLucia Iglesias Kuntz*

L’Afrique noire,désert s c i e n t i fiq u e

En faisant appel à des équipes de re c h e rche et à des étudiants qui connaissent bien la réalitéb r é s i l i e n n e, les entreprises ont toutes les données en mainpour «tropicaliser» leurs pro d u i t s

* Journaliste au Courrier del’UNESCO.

L’ Afrique a toujours tenu un rôle marginal dans le domaine de la sciencemoderne. Elle est à l’origine de moins de 1% du total des publications

scientifiques mondiales, selon l’UNESCO. Sur un continent où le secteur privétient une place minime dans la recherche, les laboratoires publics, souvent maléquipés et mauvais payeurs, ne parviennent pas à retenir les chercheurs, q u is’exilent à l’étranger.

Depuis quelques années, le tableau s’est encore dégradé.En Afrique duN o r d , la recherche stagne. Elle décline même en Egypte, qui se classe au secondrang pour la publication d’articles scientifiq u e s, derrière l’Afrique du Sud. S e u l sle Maroc et la Tunisie progressent.Ils arrivent respectivement au quatrièmeet cinquième rangs et ont quasiment doublé le nombre de leurs publicationsdepuis 1991.A l’autre extrémité du continent,le «géant» sud-africain – quia donné son seul prix Nobel scientifique à l’Afrique1 – régresse:il a publié1 398 articles en 1997,contre 2 130 en 1991.

Entre ces deux pôles, les structures de recherche fondamentale ressem-blent à un paysage «en voie de désertification»,affirme Roland Waast,qui

réalise une étude sur la science en Afrique pour l’Institut de recherche pourle développement français. Au cours des dernières années, les organismespublics de recherche se sont «effondrés» dans plusieurs pays comme leNigeria (même s’il reste au troisième rang pour le nombre d’articles publiés).Les dépenses ont été fortement réduites dans le cadre de la compression desdépenses de l’Etat et de l’ajustement structurel.

«Les ONG et divers organismes de coopération bilatéraux et internatio -naux ont pris le relais» , explique Roland Wa a s t .M a i s, d i t - i l , ils financent sur-tout des programmes de recherche liés aux priorités des pays industrialisés,comme la protection de l’environnement ou le contrôle des naissances. Denombreux chercheurs se détournent de la recherche fondamentale, p e ulucrative. Ils préfèrent rédiger des études pour des donneurs d’ordre étran-gers – entreprises privées, agences onusiennes, O N G, e t c .R é s u l t a t :l ’ A f r i q u esubsaharienne perd du terrain dans les domaines spécifiques qui la concer-nent directement,comme la médecine tropicale et les sciences agricoles.

1.A Max Theiler en 1951 pour ses recherches sur la fièvre jaune.

nBien que le Brésil soit l’une des dix premièrespuissances économiques du monde, il n’inve s t i tencore que très timidement en R&D. Selon la

Banque mondiale, le géant sud-américain n’a consacréà cette activité en 1985 que 0,6% de son produit inté-rieur brut (PIB) et les trois-quarts de ces ressources ontété affectées au secteur public.Le gouve rnement sou-haite ramener cette proportion à 50% à l’échéance2 0 0 2 .

C e p e n d a n t , des unive rsités privées comme la Po n-tifícia Unive rsidade Católica de Río de Janeiro (PU C) ,ou publiques comme celle de São Pa u l o, d’où sort e n tchaque année la moitié des doctorants du pay s , o n tconclu plus de 400 accords de coopération avec dese n t r e p rises pri v é e s , et ce chiffre est en progr e s s i o nc o n s t a n t e .P l u s i e u rs multinat i o n a l e s ,telles le fa b ri c a n ti n f o rm atique Siemens ou le constructeur automo-bile Renault, ont installé des centres de recherchesur les campus brésiliens ou envisagent de le fa i r e . «C etype de collaborations recèle un immense potentiel mais noussommes encore très loin de l’avoir réalisé» , estime Ja c q u e s

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 35

À qui pro fite la s c i e n c e?

«Nous ne savons ri e n .Le seul espoir des a vo i r, c’est de savo i rtous ensembl e, c’est de fo n d re toutes lesclasses dans le savo i ret la science. »

Léon Tolstoï,écrivain russe (1828-1910)

Pour une science c i t o y e n n eV.V. Krishna*

nH i r o s h i m a ,T c h e rn o b y l , la catastrophe de l’usinechimique de Bhopal: le X Xe siècle a été marquépar des événements tragiques qui ont semé le

doute sur le rôle émancipateur de la science.Ces horr e u rs , qui s’ajoutent à d’autres cat a s-

trophes dans le monde du travail (mines, t r a n s p o rt s ,e t c. ) ,ont suscité un certain désenchantement vis-à-visde la science et de la technologi e . Ce phénomènes’est traduit par une montée du militantisme antinu-cléaire ou écologiste en Occident, et par l’essor desa s s o c i ations en faveur d’une science citoye n n e . E nI n d e , par exe m p l e , des groupes comme le KeralaShastra Sahitya Pa rishad s’efforcent de diffuser l’in-f o rm ation scientifiq u e , d’encourager l’esprit cri t i q u ede la population et d’obtenir que les résultats de larecherche soient mis au service de ses besoins vitaux.

Pour beaucoup, ce désenchantement est lié àd’autres fa c t e u rs , p a rticulièrement aigus dans lesp ays en déve l o p p e m e n t , qui comptent pour moins de10% des dépenses mondiales en R&D. Ces pays ontvu apparaître avec la mondialisat i o n , dans le sillagedes pri vat i s ations et du libéralisme économique, u n en o u velle conception de la science – désormais consi-dérée comme une marchandise. Etant donné qu’onapplique les critères du marché pour orienter et éva-luer la recherche, la science est de moins en moinsconsidérée comme un «bien public». C e rtains signesévidents montrent que les recherches qui continuentà servir cet idéal stagnent ou régr e s s e n t . Ce qui n’estpas sans poser de sérieux problèmes à des pays end é veloppement comme l’Inde, où l’Etat assure plusde 80% du financement de la R&D.

Les chercheurs de ces pay s ,u n i ve rsitaires ou pas,ont la responsabilité sociale fondamentale de pré-

s e rver la science des intérêts commerciaux, assis surl’idée que la connaissance est un bien privé. LesEtats devraient encourager la science en tant quebien public jusqu’à ce que les sociétés aient absorbéles chocs engendrés par les forces du marché.

C e rtaines avancées de la science et de la techno-l o gie vont à l’encontre de va l e u rs éthiques largementp a rt a g é e s. La révolution de l’inform ation menace lavie pri v é e ; la révolution biologique pourrait bouleve rs e rla nature humaine et remettre en question l’unicité del ’ i n d i v i d u . Il est des innovations scientifiques et tech-n o l o giques plus redoutables que d’autres. Les agri-c u l t e u rs utilisent massivement pesticides et herbi-cides bien qu’on connaisse leurs dangers à long term epour l’être humain. On pratique des expéri e n c e sc ruelles sur des animaux,notamment pour évaluer lesd a n g e rs de certaines substances chimiques. C o m m el’a fait observer le spécialiste de l’env i r o n n e m e n tindien Kamla Chow d ry, «les technologies que les gra n d e spuissances ont développées pour les industries de l’arm e m e n t ,de l’agro-alimentaire et des biens de consommat i o n ,s o n tp o rteuses de “ v i o l e n c e ”et menacent des va l e u rs telles quela compassion, l ’ e n t ra i d e , le respect et la spiri t u a l i t é. »

Nouveaux mécanismes de décisionLes questions d’équité et de consommat i o n

durable sont étroitement liées aux aspects hégémo-niques et violents de la science et de la technologi em o d e rn e s. On ne peut pas parler de déve l o p p e m e n tdurable sans réfléchir aux modèles de consommat i o ndes sociétés contemporaines.Le problème crucial estde savoir si les pays développés sont disposés à dimi-nuer leur consommation d’énergie non renouve l a b l e .

Ces réflexions ramènent toujours à la même ques-t i o n : que faire pour que la science et la technologi es at i s fassent les besoins essentiels des sociétés, s u r-tout dans les pays à bas et moyens revenus? Mac o nviction est qu’il faudrait engager un processusd é m o c r atique afin de définir un nouveau contratsocial entre science et société.Pour y parve n i r ,q u at r econditions sont nécessaires. P ri m o, le pouvoir dedécision ne devrait pas être monopolisé par une élitepolitique et scientifiq u e ,s o u vent liée aux intérêts dusecteur pri v é . Les représentants d’un large éventail degroupes d’intérêt, comme les «mouvements pour unescience citoyenne» et d’autres groupes de défense desdroits sociaux,devraient être associés à la prise de déci-s i o n . La démocratie ne peut pas fonctionner si elle net r availle pas au mieux-être de la majorité de la popu-l at i o n , si la redistri bution des revenus n’est pas plusé q u i t a b l e . Pour démocratiser l’accès aux change-ments technologi q u e s , il faut créer de nouveaux méca-nismes de décision et mettre en place des «filets des é c u ri t é » . Par exe m p l e , sur des sujets tels que la bio-d i ve rsité et la biotechnologi e , les communautés tri b a l e s

* Professeur au Centre d’étudesdes politiques scientifiques,Université Jawaharlal Nerhu,NewDelhi, Inde.

La science doit être au service du mieux-être des citoyens, surtout ceux des pays du Sud:il est temps de négocier un nouveau contrat social entre science et société.

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36 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

Vers un «serment d’Hippocrate du cherc h e u r» ?Comment responsabiliser la communauté scientifique

face aux conséquences inconnues de ses découvertes?Dans le cadre des travaux organisés par la Fo n d a t i o nValencia Troisième Millénaire, sous l’égide de l’UN E S C O,une trentaine de personnalités scientifiq u e s, c u l t u r e l l e sou politiques de toutes origines, rassemblées autour du jugesud-africain Richard Goldstone, ont élaboré un projet de«Déclaration universelle des responsabilités et des devoirsh u m a i n s » . Ce projet propose, dans son article 12, les para-graphes suivants:

«Les communautés scientifiques ont le devoir d’agirdans le plein respect de la vie et du bien-être de tout êtrehumain; elles ont le devoir de prendre toutes les mesuresnécessaires – y compris l’adoption d’un code d’éthique –a fin d’éviter que les résultats de recherches scientifiques outechnologiques soient utilisés pour menacer la paix et lasécurité ou les droits humains et les libertés fondamentales.A titre individuel, les chercheurs et scientifiques ont le devoir,en tout temps, de mener leurs recherches dans le respect deprincipes éthiques stricts; ils ont le devoir d’informer le publicde toute recherche potentiellement dangereuse ou contraireaux règles d’éthiques, dont ils auraient connaissance» .

Membre de ce groupe de trava i l , le philosophe et aca-démicien français Michel Serres propose en outre qu’un ser-m e n t , à la manière de celui d’Hippocrate pour les médecins,

soit prêté, sur une base volontaire, par tout jeune étudiants’apprêtant à se lancer dans la recherche. L’auteur duContrat naturel suggère la formulation suiva n t e : «Pour cequi dépend de moi, je jure de ne point faire servir mesconnaissances, mes inventions et les applications que jepourrais tirer de celles-ci à la violence, à la destruction ouà la mort, à la croissance de la misère ou de l’ignorance, àl’asservissement ou à l’inégalité, mais de les dévouer aucontraire à l’égalité entre les hommes, à leur survie, à leurélévation et à leur liberté.» L’idée de ce serment,expliqueMichel Serres, est née de la difficulté d’énoncer un coded’éthique ou de morale universels, étant donné les diffé-rences culturelles. «Entre un shintoïste japonais et un pro -testant canadien, la définition fondamentale de la vie, dela mort, du destin humain et de l’individu est loin d’êtrecompatible»,constate-t-il.D’où la nécessité,selon lui,derevenir à l’individu privé et à ses responsabilités.

Le projet de Déclaration sur les responsabilités et lesd e v o i r s, destiné à compléter la Déclaration universelle desdroits de l’homme de 1948,vient d’être présenté au directeurgénéral de l’UN E S C O, Federico Mayor. Le serment sera quantà lui proposé à la communauté scientifique internationaledans un deuxième temps. n

isolées des pays du Sud devraient être représentées ausein des commissions offic i e l l e s. On devrait tenircompte de leur point de vue pour revoir certains pro-grammes intern at i o n a u x ,notamment ceux qui ont étéproposés par la convention des Nations unies sur lab i o d i ve rsité et au Sommet de Rio sur l’env i r o n n e m e n tet le déve l o p p e m e n t , en 1992. Dans les pays en déve-l o p p e m e n t , où les ori e n t ations de la recherche répon-dent surtout aux exigences et aux besoins des élites pri-v i l é gi é e s , les gouve rnements devraient encouragerces modes de décision part i c i p at i f s. Ils devraient éga-lement accroître les budgets des projets de rechercheliés à la sécuri t é , qu’ils soient publics ou pri v é s.

Le principe de proximitéDeuxième impérat i f : amener les gens à com-

prendre l’impact que la science et la technologi epeut avoir sur leur vie, a fin de lutter contre le déter-minisme technologi q u e . Sur ce plan, les groupes demilitants qui s’intéressent à la science, comme ceuxqui existent en Inde, ont un rôle important à jouer.Ils devraient être soutenus par leurs gouve rn e m e n t s.

Troisième point, dans les pays en déve l o p p e-m e n t , on devrait se demander pourquoi les pri o-rités de la recherche unive rsitaire sont fixées en fonc-tion de problèmes essentiellement occidentaux. L ap l u p a rt d’entre eux sont certes importants pour lesp r o grès de la connaissance scientifiq u e ; mais ils neprésentent pas d’intérêt immédiat pour les pays end é ve l o p p e m e n t . Pendant ce temps, les laborat o i r e ss c i e n t i fiques et les unive rsités du Sud n’accordent

qu’une attention distraite aux problèmes qui touchentdirectement leurs concitoye n s , comme la malnutri-t i o n , la pauvreté, la pollution et les risques industri e l s.« L’effet de proximité» devrait les conduire à consacrerune partie de leurs efforts à ces questions, en colla-borant si nécessaire avec des spécialistes des sciencess o c i a l e s.Les représentants des communautés localesp o u rraient très bien être associés à ce type der e c h e r c h e , dans le cadre d’institutions reconnues.

Les va l e u rs scientifiques et démocratiques sontétroitement liées. Si l’on veut bénéficier de la démo-c r at i e , il faut que les citoyens développent «uneconscience scientifique» – incluant le scepticisme,le doute, la rigueur – et qu’ils révisent leur concep-tion de l’intérêt public. n

+ …l http:/helix.nature.com/wes/

« Toute découverte de la science pure est subve rs i ve enp u i s s a n c e ;t o u t escience doit parfo i sê t re traitée comme unennemi possibl e. »

Aldous Huxley,écrivain britannique

(1894-1963)

Géographie des prix Nobel scientifiques (1901-1998)

Région Nombre de lauréats Pourcentage

Europe occidentale 230 50Amérique du nord 200 43Europe orientale 13 2.8Asie 9 1.9Australasie 4 0.8Amérique latine 3 0.6Afrique 1 0.2Pays arabes 0 0.0

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 37

É T H I Q U E S

c e n t s , citadins pour la plupart , r e ve n d i-quent leur droit au trava i l , mais dans ladignité. On les appelle les Nats, un acro-nyme de l’espagnol Niños y Adolescentes Tra-b a j a d o r e s forgé sur le continent lat i n o - a m é-ri c a i n , où le mouvement est né. Il est apparuau Pérou (voir article p. 39) dans les années7 0 , s’est étendu à de nombreux pays d’Amé-rique latine dans les années 80, puis àl ’ A f rique de l’Ouest et à l’Inde dans lesannées 90.Il commence à gagner d’autrespays asiatiques, comme la Thaïlande. LesN ats tentent aussi de se structurer au nive a u

L e t r a va i l des e n f a n ts:un moindre mal?

nLe sujet est très médiatique: le travaildes enfants fait monter l’audimat etpleurer dans les chaumières. Presque

t o u j o u rs , les journalistes décri vent les situa-tions les plus dures. On ne compte pas lesr e p o rtages sur les enfants dans les mines, l e sjeunes employées de maison battues et vio-lées, les gamins livrés aux pédophiles. Desc o n s o m m at e u rs occidentaux multiplientles campagnes de boycott de produits fa b ri-qués par de trop petites mains.

Plus de 250 millions d’enfants trava i l l e n tdans le monde (voir encadré). Face à cesc h i f f r e s , «m o n s t ru e u x» pour l’UN I C E F, la plu-part des ONG et des gouvernements occi-

dentaux, ainsi que les Nations unies, affi-chent une détermination sans faille: il fautéliminer, éradiquer le travail des enfants.«Les gamins des pays du Sud ont le droit d’avo i rune enfa n c e , comme vous et moi ici, en Europe» ,a f firme Robert Saintgeorge, p o rt e - p a r o l edu programme intern ational pour l’abolitiondu travail des enfa n t s , lancé en 1992 par leBureau intern ational du travail (BI T).«D é t o u rner ses enfants de l’éducat i o n , c ’ e s tmanger son blé en herbe», renchérit le direc-teur du BIT en France,Jean-Daniel Leroy.

Po u rt a n t , des petites voix contradic-toires s’élèvent dans des pays en dévelop-p e m e n t : des milliers d’enfants et d’adoles-

Quand l’école est hors de portée, mieux vaut travailler dignement que sombre r :des mouvements d’enfants s’opposent aux Nations unies, qui voudraient abolir leur tra v a i l .

* Journaliste au Courrier de l’UNESCO.

Des enfants travailleurs de Phnom Penh au Cambodge.

Sophie Boukhari*

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É T H I Q U E S

250 millions d’enfants tra v a i l l e u rs dans le monde

Selon le BIT, 250 millions d’enfants de 5 à 14 ans travaillent dans le monde, dont 61% en Asie, 32% en

Afrique, 7% en Amérique latine et une toute petite minorité dans les pays industrialisés (deux millions

dans l’Union européenne).Le travail concerne plus d’un enfant sur trois en Afrique, un sur quatre en Asie

et un sur cinq en Amérique latine.

De surcroît,15% à 20% des enfants des pays en développement travaillent sans être payés, souvent comme

domestiques ou aux champs. Les deux tiers des enfants travailleurs vivent dans les zones rurales: 20% d’entre

eux ont entre cinq et neuf ans, contre 5% en ville.

Environ 120 millions d’enfants travaillent à plein temps. Ils ne peuvent ni aller à l’école, ni apprendre un

métier, ni jouer. n

mondial pour peser sur les décisions qui lesconcernent. Ils sont opposés à l’idée d’unâge légal d’accès au travail et s’insurgentcontre le boycott des produits qu’ils fabri-quent pour l’exportation (une activité quireprésente environ 5% du travail dese n fa n t s ) . Ils demandent aux Nations uniesde «faire la distinction entre l’exploitation dese n fants et les autres fo rmes de travail qui contri-buent à leur développement».

De fa i t , les conventions du BI T ont ten-dance à s’assouplir. La première date de1 9 1 9 . Elle fixe l’âge minimum légal du tra-vail dans les établissements industriels à14 ans. Mais le principal instrument juri-dique intern ational est la convention 138 de1 9 7 3 . Elle fixe l’âge minimum à 15 ans (ouà celui de la fin de la scolarité obligatoire)et prévoit de nombreuses exceptions.

Des crimes à punirElle a pourtant été jugée trop stricte par

la majorité des pays en déve l o p p e m e n t :s e u l sune vingtaine l’ont rat i fié e .Un nouveau texteplus consensuel se négocie actuellement auBI T. Il devrait être adopté à Genève en juin1 9 9 9 . Cette fois, la convention portera uni-quement sur les formes les plus inhumaineset les plus dangereuses du travail des enfa n t s :e s c l ava g e ,p r o s t i t u t i o n ,t r a fic de drogue, t r a-vaux néfastes pour la santé, e t c. O r , p o u rles Nat s , ces activités ne sont pas des form e sde travail mais des crimes à punir en tempsque tels. Leur existence ne doit pas serv i rd’alibi pour jeter le bébé (le droit au trava i ldes enfants) avec l’eau du bain (les tâchesinhumaines qu’on leur impose parfois).D’autant que, selon Michel Bonnet, u nretraité du BI T qui vient de publier Le Trava i l

des enfa n t s :t e rrain de luttes1, seuls 10% desN ats vivent dans des conditions insuppor-t a b l e s , en Asie pour la plupart .

Dans les grandes conférences, se plaintDibou Faye , une petite bonne sénégalaise de14 ans, «les adultes parlent à notre place. Ilsdisent que si un enfant trava i l l e ,ce n’est plus unenfant.Moi,à sept ans, j’aurais préféré aller àl ’ é c o l e.Mais comme mes parents n’avaient pasles moyens, j’ai décidé de travailler pour sortirde ma situation.» Depuis que les bonnes deDakar se sont regroupées et défilent le 1er

mai aux côtés des syndicats,leur situations’est un peu améliorée. «Quand l’une d’elle estb attue ou accusée à tort , elle peut compter sur lesoutien des autres et aller se plaindre.Ava n t ,l apolice ne les écoutait même pas» , e x p l i q u eHamidou Coly, de l’organisation EN DA,qui appuie les Nats d’Afrique de l’Ouest.Cette ONG leur fournit une éducat i o nadaptée (les cours ont lieu le soir et les pro-grammes sont définis avec les enfants),unsoutien juridique et une aide pour négocierdes réductions avec les dispensaires et leshôpitaux. «En Afrique, poursuit HamidouC o l y, l ’ â ge légal d’accès au travail est en généra lde 15 ans.L’école est soi-disant gratuite et obli-gatoire jusqu’à 12 ans. Même si les enfants yvont,que faire entre 12 et 15 ans?»

Pa rt o u t , les Nats sont encadrés par desorganisations de soutien,comme ENDA enA f ri q u e , le MA N T H O C au Pérou ouConcerned For the Working Children enI n d e . Cette réalité n’exclut pas les «risques dem a n i p u l at i o n» , note Michel Bonnet. I laccueille pourtant l’émergence des Nat savec enthousiasme. «Ils veulent être respectés,toucher un salaire décent, avoir des temps depause,accéder à l’éducation et à la santé et nepas voir débarquer dans leur quartier n’im-porte quel programme conçu dans le Nord,quiles prive de leur boulot.»

«La plupart des adultes (occidentaux) p e n-sent que les enfants trava i l l e u rs du tiers mondesont les équivalents contemporains des petits ga r-çons envoyés de force dans les usines de l’Angle-t e rre victori e n n e» , déplore le Bri t a n n i q u eDuncan Green, de la Catholic Aid A g e n cy,

qui a passé plusieurs mois avec les Nat sd ’ A m é rique latine en 1998. Au contraire,s o u t i e n t - i l , «t ravailler leur donne confiance ene u x ,un savo i r - faire et de quoi mange r» .

Sur le terr a i n ,l ’ UN I C E F et le BI T ont dûse rendre à l’évidence. «La leçon de 1994 a étém é d i t é e» , reconnaît Jean-Daniel Leroy. C e t t ea n n é e - l à , des patrons d’usines textiles ban-gladaises avaient licencié 50 000 enfants,suite au dépôt d’une proposition de loi auxE t ats-Unis prévoyant l’interdiction d’im-p o rter des vêtements fa b riqués par desenfants. Certains des petits chômeurs enavaient été réduits à mendier ou à se pros-t i t u e r. Reconnaissant que l’usine va l a i tmieux que le trottoir, les organisations onu-siennes ont mis en place un progr a m m eafin que certains enfants soient réembau-chés et aient accès à l’éducation et à lasanté sur leur lieux de travail.Il faut éviterles solutions bru t a l e s , admet Robert Saint-g e o r g e . «Mais nous ne pouvons pas légaliser let ravail des enfa n t s. Si nous le fa i s i o n s, n o u sn’aurions plus les moyens de le contrôler dansde nombreux pays.»

Normes minimalesD’un côté, les Nations unies admettent

qu’il serait irréaliste et dangereux de vo u l o i rabolir le travail des enfa n t s.Les pays du tiersm o n d e ,s o u vent contraints de réduire leursdépenses sociales, n’ont pas les moyens d’as-surer l’éducation pour tous et une assistancesociale aux enfants pauvres. De l’autre, l e sN ations unies continuent à militer pour deslois abolitionnistes.L’ UN I C E F «e n c o u ra ge trèsfo rtement l’adoption par l’Orga n i s ation mondialedu commerce (OMC) de la “clause sociale”», q u iimposerait aux entrepri s e s des normes mini-males de comport e m e n t . «Pa rmi ces norm e sfig u r e rait l’interdiction du travail des enfa n t s. »

Cette position ambiguë reflète la com-plexité du problème. «Qu’ils travaillent oup a s, les enfants pauvres courent des ri s q u e s. L etout est de savoir quels sont les pires», conclutMichel Bonnet. n

1.Editions Page deux,Lausanne, avril 1999.

A Delhi, en Inde, une manifestation en faveur des droits des enfants tra v a i l l e u rs, o rganisée parle syndicat Bel Mazoor.

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É T H I Q U E S

Les jeunes péruviens ont été les pre m i e rs à créerun mouvement d’enfants et d’adolescents tra v a i l l e u rs.Ils réclament au moins la sécurité sociale.

nOn les a baptisé les «Nat s » : Ninos y A d o l e s-centes Tra b a j a d o r e s, e n fants et adolescents

t r ava i l l e u rs. Ce terme désigne surtout desgamins pauvres des villes,même si les enfa n t ssont très nombreux à travailler dans les cam-p a g n e s. La misère, le chômage, les violencesfamiliales les ont poussés dans la ru e .S o u ve n t ,ils travaillent dans des conditions très dures,quand ils ne sont pas exploités ou maltraités.

Le Bureau intern ational du travail estimele nombre d’enfants trava i l l e u rs lat i n o - a m é-ricains à 17,5 millions mais des ONG parlentde 25 à 30 millions, dont 1,5 à 2 millions auP é r o u . Ce pays est le seul du sous-conti-nent à autoriser les enfants à travailler àp a rtir de 12 ans, au lieu de 14 ailleurs , ce quilui vaut les critiques des Nations unies.

Les Nats de Lima sont les premiers aumonde à s’être organisés en mouve m e n ts o c i a l .Au début des années 70,à l’initiat i ve demembres de la Jeunesse ouvrière chrétienne( J O C ) , des «Maisons pour enfants de la ru e »ouvrent leurs port e s , dans les communautésles plus pauvres des environs de la capitale.Elles accueillent des enfants qui, pour la plu-p a rt , gagnent leur vie en exerçant des petitsm é t i e rs sur des marchés en plein air.

Mobilisation populaireMais en 1976, la municipalité de Lima

menace de vendre les terrains où les maisonsd ’ e n fants sont situées. Levée de boucliers.Dans les quart i e rs sud de Lima, les enfa n t s ,l e u rs parents, l e u rs aînés et la population sem o b i l i s e n t .M i e u x , ils exigent que ces maisonssoient raccordées aux réseaux d’adductiond ’ e a u , d ’ é l e c t ricité et d’éva c u ation des eauxu s é e s. Les enfants et adolescents demandentaussi l’accès à l’école et aux soins de santé.

A l’occasion de ces manifestat i o n s , l e smaisons pour les enfants de la rue commen-cent à se fédérer.Peu à peu, le mouvement se

s t ructure et ses partisans développent leconcept de «protagonisme». Ils considèrent lese n fants comme des personnes à part entière,défendent leur droit au travail et croient enleur capacité d’agi r , de s’organiser, voire det r a n s f o rmer positivement leur entourage.

Le Mouvement des jeunes trava i l l e u rs ,e n fants d’ouvri e rs chrétiens (MA N T H O C) estf o rmellement créé à Lima en 1978. «N o t r eobjectif était de consolider un courant constituépar et pour les enfa n t s,en fonction de leurs besoinss p é c i fiq u e s.Nous voulions qu’ils part a gent leurse x p é riences avec la grande masse des enfants dela ru e , qui n’étaient pas orga n i s é s» , e x p l i q u eNelly To rr e s ,f o n d at rice du MA N T H O C. Pe t i tà petit, le mouvement s’étend – même s’il nec o n c e rne encore qu’une infime partie desN ats – et gagne d’autres villes.

Nelly To rres dirige aujourd’hui le Mou-vement national des organisations de jeunest r ava i l l e u rs du Pérou (MNNAT S O P ) ,u n ef é d é r ation d’organisations créée en 1996.Elle regroupe près de 10 000 enfants de 7 à14 ans,v i vant dans 18 villes du pay s , et a éla-boré une charte nationale en faveur desdroits des Nat s. Ses membres soulignentque les taux d’abandon scolaire étant trèsé l e v é s , les enfants bénéficient de meilleuresconditions de vie en trava i l l a n t , plutôt qu’enpassant leurs journées à traîner dans les ru e s.Leur travail peut même constituer un fa c t e u rd’unité fa m i l i a l e , en assurant aux ménages uncomplément de reve n u .

L’ e s s e n t i e l ,p e n s e n t - i l s , est que les Nat ssoient respectés. Ils les encouragent donc às’associer en at e l i e rs de production pourr e vendiquer de meilleures conditions de tra-va i l . Une caisse de crédit a aussi été crééepour permettre aux Nats les plus vulnérables

de réduire leurs horaires de trava i l ,a fin d’étu-dier ou de s’amuser.

Le MNNATSOP accorde une grandei m p o rtance aux liens tissés avec les autori t é s.En 1998, il a marqué un point en signant unaccord avec la mairie de Lima, qui s’estengagée à créer en deux ans 600 emploislégaux pour les Nats. Il négocie aussi pourqu’ils obtiennent le droit à la sécuri t ésociale.Sans succès jusqu’à présent. Il n’asigné que des accords ponctuels avec deshôpitaux et des centres de santé, qui accep-tent de dispenser des soins gr atuits auxenfants travailleurs.

Les progrès semblent plus significatifsdans le domaine de l’éducat i o n . Dès 1986,par exe m p l e , le MA N T H O C a ouve rt , dans lesud de Lima, une première école adaptéeaux Nats, tant sur le plan des horaires quede la pédagogi e . De son côté, le ministère del ’ E d u c ation a mis en place en 1996 desprogrammes spéciaux pour les Nats, dansneuf établissements primaires de la capitale.

Le MNNATSOP comprend un pro-gramme de protection des jeunes trava i l l e u rsbaptisé Colibri et placé sous la tutelle de laPolice nationale du Pérou. «Nous nous effo r-çons de protéger les enfants de la rue des délin-q u a n t s, mais également des abus des autori t é smunicipales qui peuvent par exemple confis q u e rla marchandise des ve n d e u rs à la sauve t t e » ,explique le colonel Luis Hermosa Ort e g a .

«Je me suis enfui de chez moi parce que lan o u velle femme de mon père me bat t a i t,explique Pablo Ortiz Vicuña,un enfant de12 ans qui bénéficie du programme Colibri .M a i n t e n a n t , je vis chez un ami qui lave des vo i-t u r e s, comme moi.Il m’arri ve de mendier dansla rue,mais seulement quand je n’ai plus rienà manger.» n

* Journaliste à Lima,Pérou.

E g rener le maïs: telle est la tâche de cet enfant de la vallée de l’Urubamba dans le département de Cuzco.

Les difficiles conquêtes des «N a t s» duP é r o uLuis-Jaime Cisneros*

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S I G N E S D E S T E M P S

40 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

nLes 144 employés de l’aéroport deTo m b o u c t o u , au Mali, ont écrit auxa u t o rités pour se plaindre de leurs

conditions de trava i l .L e u rs salaires étaientve rsés avec retard, des arriérés restaientd u s , les congés payés n’avaient pas étér é g l é s. Ils n’ava i ent pas les moyens fin a n c i e rsde trave rser désert et montagnes jusqu’àB a m a k o, la capitale du Mali, où ils auraientpu exposer personnellement leurs doléances.Mais le ministre de la Justice, D i a b at éH a m i d o u , a dûment donné lecture de leurlettre,parmi d’autres.

Ancien sergent dans l’armée malienne, l echeikh Coulibaly, l u i , demande réparat i o nd’une injustice qui remonte à 1968 (huit ansaprès l’indépendance). Opposant résolu aug o u ve rnement d’alors , il a fait cinq ans de tra-vaux forcés et réclame une indemnité fin a n-c i è r e . En boubou (la longue robe tradition-nelle) et couvre-chef blancs, ce petit hommefier lit lui-même sa lettre aux autori t é s.

M . Coulibaly et les employés de l’aéro-p o rt font partie des 40 individus ou gr o u p e squi, en décembre 1998, ont fait usage del’EID (Espace d’interp e l l ation démocra-

tique). Cette institution, qui existe depuiscinq ans, est un trait d’union entre le passéet une impérieuse nécessité modern e :résoudre par la communication directe lesproblèmes auxquels les services publicsn’ont pas apporté de solution sat i s fa i s a n t e .

En période troublée, les chefs tradi-tionnels avaient coutume de réunir lesmembres de la tri bu pour débattre des pro-blèmes et éviter ainsi les désordres. Mais cesr a s s e m b l e m e n t s ,s o u vent tendus, p o u va i e n tvirer à l’empoignade.Arrivé au pouvoir en1992,le président Alpha Oumar Konaré ar e p ris cette tradition de consulter le peupleen tenant «maison ouverte» le vendredi: cejour-là, chacun pouvait venir exposer sesproblèmes au gouve rn e m e n t . L’idée del’EID est probablement née de ces réunions,q u i , contrairement aux assemblées tri b a l e sd ’ a u t r e f o i s , sont toujours restées pacifiq u e set ont même aidé le nouveau président ào rienter sa politique.A u j o u r d ’ h u i , une foispar an, tous les citoyens maliens sont inv i t é sà exprimer leurs doléances devant le Pre-mier ministre, Ibrahim Boubacar Keita,entouré de son gouve rnement au gr a n dc o m p l e t . Pour le Malien ordinaire, c ’ e s t

une chance unique d’être sûr que sa voixsera entendue.

Comme à peine un Malien adulte surcinq sait lire, l’EID n’est pas seulementannoncé dans les journaux mais aussi à laradio et à la télévision, dans les 13 langueso f ficielles du pay s. En décembre 1998, 2 6 9p e rsonnes ont adressé des lettres de protes-t at i o n . Ce nombre relat i vement faible estpeut-être dû en partie au coût du voya g eve rs Bamako, si élevé que seuls les Maliensles plus riches peuvent l’env i s a g e r. De plus,beaucoup de citoyens très pauvres et illettrésn’ont pas les moyens de recourir aux serv i c e sd’un écri vain public, ce qui les empêche dep a rt i c i p e r. E n f i n , en dépit des nouve l l e sr o u t e s , des progrès en électri fic ation et autressignes positifs (apparus depuis le change-ment de pouvoir au début de la décennie),beaucoup de zones déshéritées du pays ontété à peine touchées par l’administration duprésident Konaré,et ne voient peut-être pasl’intérêt d’entrer en contact avec les autori t é s.

Un boursier oubliéAu dernier EID, les plaintes ont porté

sur une vaste gamme de problèmes, d ucontrôle des naissances aux droits des per-sonnes âgées. Un jeune homme avait étéincarcéré dans des conditions déplorables;un père de quatre enfants ne pouvait paye rleur inscription à l’école (15 dollars parélève); un boursier envoyé à Prague pourétudier la médecine avait été oublié là-baspar son pays et, en plus, avait dû se battreavec des skinheads pour sauver sa peau;des victimes d’accidents de la route deman-daient des mesures pour circuler sansrisque; un homme avait été licencié parcequ’une touriste américaine l’avait accusé deharcèlement sexuel; des handicapés espé-raient qu’un jour les architectes tiendraientcompte de leurs besoins; des premièresépouses parlaient des droits accordés auxa u t r e s , dans ce pays musulman où unhomme peut avoir quatre femmes. P r e s q u etous les ministères ont été interpellés.

Les plaignants n’ont droit qu’à cinqminutes chacun. Po u rt a n t ,l ’ E I D, diffusé endirect par la seule chaîne de télévision dupays, l’ORTM, se prolonge chaque annéetard dans la nuit. En 1998, il a duré 15heures. Les spectateurs sont tenus éveillés

Une fois par an, tout citoyen malien peut interpeller directement le gouvernement. C e r t a i n svoient dans ce forum traditionnel un pilier de la démocra t i e. L’opposition n’est pas de cet avis.

* Journaliste basée à Paris, France.

D é m o c ratie directe Dietlind Lerner*

L’arbre à palabres vu par le peintre sénégalaisMbor Faye.

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S I G N E S D E S T E M P S

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 41

par les sonneries de téléphones mobiles,les acclamations,les huées, les intermèdesde chansons et de sketchs sat i ri q u e s. L ap l u p a rt des plaignants s’expriment en fran-ç a i s. M a i s , comme chacun a le droit deparler dans n’importe laquelle des 13langues offic i e l l e s , les plaidoye rs les plusé m o u vants sont souvent prononcés en bam-bara, la langue la plus répandue au Mali.

Une fois les plaintes entendues, l e sministres se sont succédés au Palais desc o n grès (bâti par les Chinois) pour yr é p o n d r e . Si de nombreux citoyens sontvenus là en boubou et pieds nus, la plupartdes membres masculins du gouvernementétaient vêtus à l’européenne. Les deuxfemmes présentes (ministres de la Com-m u n i c ation et de la Famille) portaient unetenue traditionnelle multicolore. I c i ,l ’ a n c i e nsergent Coulibaly s’est vu promettre que sarequête en indemnisation serait examinée.

Les ministres avaient reçu copie deslettres touchant à leur secteur bien avant led é but de l’EID. Prompts à invoquer des

subtilités juridiques que seul un expertp o u rrait comprendre, ils ont souvent offertdes réponses form a l i s t e s. Mais elles sonttoutes enregistrées et il est possible de lesconsulter dans l’année qui suit l’EID.

Après avoir comparé les promesses desministres à l’EID et les mesures prises sixmois plus tard, en 1997, un jury d’hon-neur s’est déclaré sat i s fa i t : les membres dug o u ve rnement ne s’en étaient pas tenusaux belles paroles. Dans ses 12 recom-m a n d at i o n s , ce jury avait notammentconseillé de modifier en faveur des femmesla législation sur l’héritage.

Changements concretsL’EID semble avoir joué un rôle, a u

moins indirect, en faveur de changementsc o n c r e t s. Si le gouve rnement s’est engagé àprendre des mesures, l é gi s l at i ves et autres,pour en finir avec l’excision, les doléancesc o n c e rnant la mutilation génitale des femmesaux EID précédents y ont contri bu é . S u run plan plus pers o n n e l , des part i c u l i e rs quis’étaient plaints de ne pas avoir l’électri c i t éont vu leurs demandes sat i s fa i t e s , l o rs q u ec’était possible.A un niveau encore plus élé-m e n t a i r e , un homme à qui on avait volé sonposte de radio l’a récupéré.

Les chefs des partis d’opposition (descellules marxistes-léninistes très actives jus-qu’aux groupes ultraconservat e u rs) refusentd’assister à l’EID, qu’ils baptisent ironique-ment «Espace d’intox i c ation démagogi q u e » .

Ils affirment que seules les doléances«gérables» sont retenues et que la plupart despromesses ne sont pas tenues. C’est en effets o u vent le cas, à cause du manque d’argent:le Mali est un des pays les plus pauvres dum o n d e .Pour l’opposition, l’EID est une coû-teuse opération publicitaire du gouve rn e-ment pour dissimuler la corruption dont ilsl’accusent et avoir bonne presse à l’étranger(l’aide extérieure représente 20% du bu d g e tn at i o n a l ) .La lettre des 144 employés de l’aé-r o p o rt de Tombouctou était la seconde qu’ilse nvoyaient à l’EID pour la même plainte.

La ve u ve du président assassiné duB u ru n d i , Laurence Ndadaye , la présidentede l’Observatoire intern ational des pri s o n s ,C h ristine Daure-Serfat y, des professeursde sciences politiques de Paris et Londres,un chercheur de l’Institut allemand Max-Planck et des membres de la Fédérat i o ni n t e rn ationale des ligues des droits del ’ h o m m e , entre autres, ont siégé dans le juryd’honneur aux côtés de délégués maliensreprésentant les confessions musulmane,protestante et catholique (très minori t a i r e s )ainsi que les organisations de femmes. C ej u ry écoute l’ensemble des doléances et desr é p o n s e s ,puis se retire pour faire des recom-m a n d at i o n s. En 1998, il en a fait 10, p r é c o-nisant notamment d’augmenter les bu d g e t sde l’éducation et de la santé, d’accélérer lamise en place des lois contre l’excision etd’œuvrer plus énergiquement à l’améliorat i o ndu système carcéral. n

auM a l i

Au Mali, la togu na est une «maison de la parole»,dont les piliers représentent les Ancêtres. Les patriarches s’y réunissent.

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S I G N E S D E S T E M P S

42 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

nAu début du X V I Ie s i è c l e , le père Mari a n one parvint pas à évangéliser la populat i o ndu petit royaume de Sahadia, sur la côte

ouest de Madagascar, au nord de l’actuelM o r o n d ava , m a l gré les séjours prolongésqu’il y fit .Pa rmi les principales raisons de soné c h e c, le missionnaire catholique port u g a i sé voquait dans une lettre le système politiquedu roya u m e : «Si au moins leur roi avait del ’ a u t o ri t é ,nous n’aurions pas de motifs de déses-p é r e r, é c ri va i t - i l . Mais il ne possède que la villeoù nous résidons,il est pauvre et très peu redouté,et ses sujets vont où bon leur semble sans qu’il osey redire.En réalité,ce peuple fo rme une sorte der é p u b l i q u e ; dès qu’il arri ve une affaire impor-t a n t e , tout le monde s’assemble en conseil.» Lepère Mariano parlait du fo k o n o l o n a, u n evieille tradition qui survit tant bien que maljusqu’à nos jours à Madagascar (voir L eC o u rrier de l’UN E S C O de mars 1999), m a i saussi sur le continent afri c a i n , sous le nom dep a l a b r e .

P rincipal système socio-politique enA f rique précoloniale, la palabre désigne lesassemblées où sont librement débat t u e squantité de questions et où sont prises lesdécisions importantes concernant la com-m u n a u t é . L’objectif est de régler les confli t sl atents ou apparus dans dive rses situat i o n strès concrètes. Réunis généralement sous«l’arbre à palabre», les participants ont tousdroit à la parole et peuvent exposer en publicl e u rs plaintes et demandes, ainsi que celles deleur gr o u p e . Le «demandeur» a également lapossibilité de se faire représenter soit par ungriot (poète, conteur et chanteur tradi-

Variante africaine du parlement, la palabre est une institutiont raditionnelle que les systèmes politiques contempora i n si g n o re n t . Malgré son énorme potentiel démocra t i q u e.t i o n n e l ) , soit par un port e - p a r o l e , ce quigarantit la neutralité du médiat e u r.

La place des femmes dans ces assem-b l é e s , où les anciens cherchent à aboutir à unc o n s e n s u s , va rie d’une région à l’autre. C h e zc e rtains peuples, les femmes participent acti-vement aux prises de décision. Chez d’autres,les femmes se contentent de conseiller leursm a ri s , en dehors des assemblées.

La palabre revêt parfois des aspects par-t i c u l i e rs , comme dans le cas du d é b o é t h i o-p i e n , par exe m p l e . Le mot désigne une ins-titution d’entraide collective où les hommesse rassemblent pour aider un voisin (l’abadebo, «le père du débo») à mener à bien ungros travail. Le groupe ainsi constitué élitson chef, qui à son tour désigne le walle, leresponsable de la palabre. Bon parleur etbon chanteur, c’est lui qui dirige les chantspendant le labeur et trouve les mots d’en-couragement quand celui-ci devient tropp é n i b l e ; c’est encore lui qui défend les inté-rêts des trava i l l e u rs auprès de l’aba debo, r a p-porte les réponses de ce dernier,etc.

S’ouvrir davantageaux femmes

Les modalités de la palabre va ri e n t ,mais le principe reste le même. Q u ’ e l l edélibère d’un mariage ou d’une ve n t e ,qu’elle règle un différend, qu’elle étudieles circonstances d’un méfait dont il fautt r o u ver le coupable, ou qu’elle décide de lapunition de ce dern i e r , la palabre demeureune de ces institutions démocratiques dessociétés africaines traditionnelles qui, d el ’ avis d’un grand nombre d’intellectuelsa f ri c a i n s ,p o u rraient être mises à contri bu-tion dans la transition vers la modernité, àcondition de s’ouvrir davantage auxfemmes. Le président sud-africain NelsonMandela souligne, dans son autobiogr a-phie1, le rôle que ces assemblées ont jouédans son parcours d’homme politique.« L’idée que je me fe rais plus tard de la notion dec o m m a n d e m e n t, é c ri t - i l , fut profo n d é m e n ti n fluencée par le spectacle du régent et de sa cour.J’ai observé les réunions tribales qui se tenaientrégulièrement à la Grande Demeure et ellesm’ont beaucoup appris (...) Tous ceux qui vo u-laient parler le faisaient.C’était la démocratiesous sa fo rme la plus pure.Il pouvait y avoir des

différences hiérarchiques entre ceux qui par-laient,mais chacun était écouté (...) En tantque responsable, j’ai toujours suivi les pri n-cipes que j’ai vus mis en œuvre par le régent àla Grande Demeure».

C e p e n d a n t , ces institutions sont géné-ralement écartées dans la pratique politiquea f ri c a i n e : on considère qu’elles relèvent d’unordre social désuet. Les leaders afri c a i n s , «o n ttendance à mépriser la palabre, en lui préfé-rant un juridisme superficiel directement gr e f f éd ’ O c c i d e n t» , remarque le philosophe came-rounais Je a n - G o d e f r oy Bidima2. Depuis lesi n d é p e n d a n c e s , dans les années 60, l e sjeunes élites africaines formées à «l’écoledes Blancs», ont contri bué à l’import ation demodèles occidentaux peu adaptés à la réa-lité afri c a i n e , comme par exe m p l e , les codesj u ri d i q u e s.

Aujourd’hui encore, les A f ricains de lacampagne ont beaucoup de mal à accepterqu’une «coutume» qui n’est pas la leur évinceles coutumes sacrées héritées des ancêtres.«C’est pourquoi, les gens de la brousse ne vont pasdéposer leurs plaintes dans les tri bunaux (qui,du reste,se trouvent seulement dans les capitales)et préfèrent régler leurs différends au moyen dess t ructures tra d i t i o n n e l l e s» , explique le cher-cheur éthiopien Béseat Kiflé Sélassié3. I la j o u t e : «Les institutions dites modernes enA f ri q u e ,c’est comme le maquillage sur le visaged’une vieille dame:elles n’embellissent que la sur-face des choses. Elles sont comme les rava l e-ments d’immeubles si un travail de rénovat i o ni n t é rieure n’est pas accompli pour modern i s e rl ’ e n s e m b l e» .

A u s s i , en A f rique où, comme le disait les avant malien Hampaté Bâ, «des mondes,des mentalités et des temps différents se super-posent»,la palabre représente «une forme dep o u voir para l l è l e» . Le Mali est le seul pays oùelle a été intégrée dans le système politiquemoderne. n

Arbres à p a l a b res Jasmina Sopova *

et systèmes occidentaux

1. Un Long chemin vers la liberté,autobiographie deNelson Mandela, Fayard,1995.2. Auteur, notamment,de: La Palabre,unejuridiction de la parole , Paris,Michalon, 19973. Directeur de la publication Le Consensus et lapaix, UNESCO, 1980,il est également l’auteur del’étude «La communication socio-politique enAfrique:la palabre éthiopienne», dans Cultures,vol.IV,3, 1977.* Journaliste au Courrier de l’UNESCO.

Longues discussions pour aboutir à un consensus à l’ombre d’un grand arbre. Celui-ci est sénégalais.

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Un monde det e l e n o v e l a s

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 43

C O N N E X I O N S

nDurant le ramadan, en janvier 1999,p l u s i e u rs mosquées d’Abidjan ontdécidé d’avancer l’heure de la pri è r e .

Cette sage mesure a soulagé des milliers dec r oyants placés devant un cruel dilemme:s a c rifier aux préceptes religieux ou bienregarder la suite de M a ri m a r, le mélodramemexicain qui a transmis le virus de la t e l e n o-ve l a au pays tout entier. «A 19h30 précises,M a rimar commence et la vie s’arrête en Côte-d ’ I vo i r e» , a constaté le quotidien I vo i r ’ S o i r.M a ri m a r, qui a obtenu dans ce pays plus depublicité que la Coupe du monde de footballen 1998, a débarqué en A f rique après avo i r

connu un immense succès en Indonésie etaux Philippines. En 1997, l ’ a c t rice pri n c i p a l ea été reçue à Manille avec les honneursr é s e rvés à un chef d’Etat .

Pendant ce temps, des centaines de mil-l i e rs de Yo u g o s l aves retenaient leur soufflepour ne pas perdre une miette des péri p é t i e sde la t e l e n ove l a vénézuélienne K a s s a n d ra.«Nous sommes convaincus que Kassandra esti n n o c e n t e ;nous exigeons donc que son procès soits u s p e n d u» , ont écrit les habitants de Ku c e vo– village du sud-est de la Serbie – aux auto-rités vénézuéliennes,un double de la missiveayant été envoyé au président serbe Slo-bodan Milosevic. Ce n’est qu’un exe m p l ep a rmi quantité d’autres de l’intrusion de la

fiction dans la réalité et du degré d’identifi-c ation que ces séries peuvent susciter.

Des milliers de t e l e n ove l a s ont été pro-duites en A m é rique latine depuis 40 ans (enm oyenne 100 par an). M a ri m a r et K a s-s a n d ra sont deux grands classiques dug e n r e . Avec force intrigues déroulées à unrythme enlevé, elles mettent en scène deshistoires d’amour où les protagonistes doi-vent surmonter d’innombrables obstacles( b a rrières sociales, liens du sang, c o n fli t sd ’ i n t é r ê t s ,e t c.) pour finalement survivre àtous les coups du destin. Comme dans lesr o m a n s - p h o t o s , la morale finit par s’im-p o s e r , le bien triomphe et les méchantssont punis, dans un immuable happy end o ù

L’actrice Patricia Pillar, héroïne de la telenovelabrésilienne Rei do Gado (Le Roi du bétail).

S o u f f rances et conflits finissent toujours par se dénouer dans le bonheur:voilà peut-être pourquoi les t e l e n o v e l a s, ces feuilletons très typés d’Amérique latine, i n o n d e n tles petits écrans de tant de pays.

Araceli Ortiz de Urbina et Asbel López*

*Journalistes au Courrier de l’UNESCO.

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44 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

C O N N E X I O N S

les personnages se réconcilient, entre euxet avec la terre entière.

C’est toute la différence avec les soapo p e ra s a n g l o - s a x o n s , où les conflits sedénouent en l’espace de quelques épisodess e u l e m e n t , si indépendants les uns desautres qu’il serait possible de les diffusersans tenir compte de l’ordre chronologi q u e .Le schéma narr atif des t e l e n ovelas l at i n o -a m é ri c a i n e s ,l u i , comprend une dose consi-dérable de suspens,distillé à la fin de chaqueépisode pour que les téléspectat e u rs soientau rendez-vous le soir suiva n t , jusqu’à la finde la séri e . Dans le cas de K a s s a n d ra, ce pro-cédé a notamment permis à quelques Bul-gares bénéficiant d’une avance de 10 épi-sodes par rapport à leurs voisins yo u g o s l ave sfrontaliers, de lancer une nouvelle activitélucrative:leur raconter la suite moyennantla somme de 10 dinars (deux dollars).

Devant un tel succès mondial, on s’in-terroge sur la nature des telenovelas: sont-elles beaucoup plus qu’un paquet bien fic e l éde coups bas et d’émotions faciles? Avec

l e u rs procédés répétitifs, elles s’apparen-tent rarement au grand art . Les scénarios nesont toutefois pas toujours puérils;les dia-logues et les rôles sont moins prévisiblesqu’on ne pourrait le croire. D e rrière la t e l e-novela, il y a 40 années de travail profes-sionnel ainsi qu’une industrie qui peutp ayer cher les meilleurs acteurs ,s c é n a ri s t e set metteurs en scène du continent.

Mafia et violence urbaineDepuis les années 70, les producteurs

ont essayé d’aller au-delà du mélodrameclassique en adaptant les œuvres d’auteursl at i n o - a m é ricains comme Mario Benedetti,Mario Vargas Llosa ou Jorge Amado. Plusrécemment, des romanciers, des metteursen scène et scénaristes lat i n o - a m é ri c a i n sissus du cinéma ont entrepris de renou-veler le genre, de dive rs i fier ses thèmes et demieux les inscrire dans la réalité.Ce mou-ve m e n t , baptisé t e l e n ovelas de ru p t u ra, t r a i t esans concession de la corruption dans lesmilieux politiques, du trafic d’influ e n c e ,d e

la violence urbaine, de l’impunité, de lapénétration de l’argent de la mafia commedans La mujer del presidente (La Femme duprésident, Colombie, 1998) ou Nada per-s o n a l (Rien de pers o n n e l ,M e x i q u e ,1 9 9 7 ) .

Ces t e l e n ove l a s ont déclenché des phéno-mènes sociaux inat t e n d u s.Por estas calles ( Pa rces ru e s ) ,une t e l e n ove l a vénézuélienne diffuséeen 1992, racontait le déclin d’un chef d’Etatpuissant et corrompu qui, aux yeux de nom-breux téléspectat e u rs , n’était nul autre queCarlos Andrés Pérez, le président de l’époque.Celui-ci se trouva mêlé à un scandale de cor-ruption et fut destitué deux ans plus tard,«en partie grâce à cette t e l e n ove l a » , selon sonp r o d u c t e u r , A l b e rto Giarr o c o. La t e l e n ove l abrésilienne O Salvador da Pat ri a (Le Sa u-veur de la pat ri e , 1989) fut en reva n c h eaccusée de servir la candidature présiden-tielle d’Ignácio Lula Da Silva , grande fig u r ede la gauche.Elle racontait une histoire sem-blable à la sienne, celle d’un paysan à moitiéanalphabète qui devient un grand leader syn-dical et se porte candidat à la présidence de laR é p u b l i q u e . Mais «Lula» n’a pas été élu.

Plébiscitée et lucrativeTrès bien accueillie par le public lat i n o -

a m é ri c a i n , cette nouvelle tendance démontrela vitalité du genre, capable de changer derègles et de s’adapter à la réalité du moment.Pour le scénariste colombien Fe rn a n d oG a i t á n , la t e l e n ove l a est devenue «le pri n c i p a lm oyen d’expression du continent, dont la péné-t ration est plus fo rte que le cinéma, le roman oule théâtre» . Elle n’est pas seulement deve n u el’objet d’une ferveur continentale (et désor-

Le m a rché commun de la t e l e n o v e l a«L ’impact culturel des telenovelas est plus

significatif que leur poids économique etleurs chiffres à l’exportation, a f firme Daniel Mato,chercheur à l’Université centrale du Ve n e z u e l a . L e stelenovelas sont produites en premier lieu pourleurs marchés nationaux respectifs. Le pariconsiste à couvrir les coûts de production auniveau du marché local» . D’après l’enquête qu’ila réalisée auprès des sociétés de production,lespublicités diffusées au cours des telenovelasconstituent les plus gros revenus des chaînesconcernées, ce qui soutient toute leur program-mation,tandis que les revenus des exportationsreprésentent un pourcentage infime du montanttotal des ventes de publicité sur le marché local(8% pour Radio Caracas Televisión y Venevisión auVe n e z u e l a , 5% pour Televisa au Mexique et 2,5%pour TV Globo au Brésil).

Les revenus de la commercialisation inter-nationale sont bien inférieurs aux coûts de pro-duction par épisode (entre 15 000 et 100 0 0 0d o l l a r s ) . Ils rentrent dans les caisses après que leproduit ait eu du succès sur le marché local,par-fois des années plus tard. De plus, le prix de ventevarie d’un pays à l’autre, en fonction du nombrede postes de télévision par habitant,du pouvoird’achat de la population et surtout des dépensesen publicité télévisuelle du pays. En 1998,si l’onen croit M. Mato, les prix d’achat en dollars detelenovelas importées se situaient,pour un épi-sode d’une heure, entre 7 000 et 9 000 dollars enEspagne, 2 250 et 5 000 sur les chaînes hispa-niques des Etats-Unis et entre 1 200 et 1 500 àH o n g - Ko n g . En comparaison, la série américaineD y n a s t i e a été vendue au prix de 20 000 dollars

l’épisode à une chaîne privée britannique, 1500dollars à une chaîne norvégienne et 50 dol-lars à celles de Zambie et de Syrie.

M . Mato mentionne par ailleurs que «le totaldes exportations des telenovelas de Televisa auMexique, par exemple, représentait en 1997quelques 100 millions de dollars»,chiffre qui sesitue juste en dessous des exportations de la BBCet n’a rien à envier aux exportations de produitstélévisuels des grandes multinationales du secteur(500 millions de dollars chacune pour la WarnerBros.,Paramount et Universal).

La dynamique de la mondialisation s’est tra-duite par un accroissement de la diffusion inter-nationale des t e l e n o v e l a s, qui ont trouvé de nou-veaux marchés en Asie et dans les pays arabes.Selon TV Globo, la récente crise financière a aug-menté la demande des pays asiatiques en général:il est plus rentable d’acheter un produit fini quede le réaliser par ses propres moyens.To u t e f o i s, l aconcurrence est de plus en plus vive. Les pays quise contentaient jusqu’à présent d’importer, c o m m el’Espagne, la Grèce, la Turquie ou les Philippines,se lancent dans la production et ouvrent unebrèche dans le bastion latino-américain.

Pour maintenir leurs positions sur le marché,les entreprises latino-américaines cherchent àformer de nouvelles alliances. Une coproductionsino-brésilienne (un jeune chinois tombe amou-reux d’une Brésilienne et va dans son pays pourla conquérir) est actuellement en cours de réali-s a t i o n . Le début d’un nouvel épisode pour la t e l e -novela? n

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 45

C O N N E X I O N S

mais mondiale), elle brasse aussi des mil-lions de dollars. Les principales sociétés dep r o d u c t i o n , établies au Brésil, au Mexique etau Ve n e z u e l a , sont présentes dans tous lessalons intern ationaux de télévision; elles ontdes agences de distri bution à Miami et enEurope et vendent leurs produits dans lesdeux tiers des pays du monde (voir encadré).

Le produit phare des télévisionsLa société de production brésilienne T V

Globo est sans doute la plus représentat i ve .Selon Orlando Marques,directeur de la divi-sion des ventes intern at i o n a l e s ,TV Globo ae x p o rté ses t e l e n ove l a s dans 123 pay s. A uB r é s i l , elles sont programmées à partir de 18heures et sont regardées par environ 80 mil-lions de téléspectat e u rs. Le coût de produc-tion de chaque épisode va rie entre 50 000 et60 000 dollars (une t e l e n ove l a compte enm oyenne 160 épisodes).Trente secondes depublicité aux heures de grande écoute des t e l e-n ove l a s avoisinent les 60 000 dollars. T VGlobo utilise quatre studios d’enregi s t r e m e n tet dispose d’un département de fiction quiemploie 1 500 pers o n n e s.Pendant la péri o d ede diffusion de la t e l e n ove l a, des sondagessont effectués et des groupes de discussionsont organisés dans plusieurs villes, s i m u l t a-n é m e n t , afin de vérifier les réactions etrecueillir les suggestions du public.En 1998,les t e l e n ove l a s représentaient un chiffre d’af-faires de 1,6 milliard de dollars , soit 60% duchiffre d’affaires total réalisé par la télévisionb r é s i l i e n n e .Selon Jorge A d i b ,ancien directeurdes ventes intern at i o n a l e s , «si nous n’avions paseu les t e l e n ove l a s,TV Globo n’existerait peut-être

plus à l’heure actuelle» . Le même constat va u tpour l’ensemble des chaînes de télévisionsl at i n o - a m é ricaines concern é e s. L’ i n d u s t ri ede la t e l e n ove l a a permis la form ation de pro-fessionnels et de techniciens hautement spé-c i a l i s é s , ainsi que la création d’un véritable s t a rs y s t e m l at i n o - a m é ri c a i n .

Le genre a atteint son apogée dans lesannées 80: après avoir conquis les marchéseuropéens, il a commencé à intéresser lesp ays arabes, a f ricains et asiat i q u e s.A u j o u r-d ’ h u i , la t e l e n ovela est aussi représentat i ve del ’ A m é rique latine que la salsa ou le football.E s c l ava Isaura (Isaura l’esclave ) , produite auB r é s i l , a enregistré des taux d’écoute fa bu-leux dans des pays aussi différents que laC h i n e , où elle a été diffusée en mandarin en1980 et en 1983, la Pologne ou Cuba. Latelenovela se distingue aussi par ses succèsr é p é t é s : C ri s t a l, réalisée au Ve n e z u e l a , a étédiffusée sept fois en Espagne.Au panthéonfigure la mexicaine Los ricos también lloran(Les Riches pleurent aussi) qui a tiré lesl a rmes d’un large public ru s s e . Et 70% desM o s c ovites déshérités ont pu constater quela richesse ne fait pas toujours le bonheur.La plus vendue reste To p a c i o, une t e l e n o-vela vénézuélienne exportée dans 45 pays.

Quel est le secret de ce succès? Lademande croissante et les coûts peu élevés duproduit? Ou bien, comme le soutiennent cer-t a i n s , l’exotisme et l’exubérance sentimentalel at i n o - a m é ricaine? «C’est un fa i t :les histoires ave cune couleur locale prononcée,qui mettent en scènedes situations et des pers o n n a ges typiquementl at i n o - a m é ri c a i n s,sont les plus prisées à l’étra n ge r» ,a f firme le chercheur Daniel Mat o.Le succèsqu’obtiennent actuellement Rei do Gado ( L eRoi du bétail,Brésil) – un conflit entre les pro-p riétaires terriens et les sans-terre – et Café conaroma de mujer (Café au parfum de femme,C o l o m b i e ) , qui mêle une histoire d’amour auxavat a rs d’industriels du café, semble confirm e rcette analyse.

D’autres estiment, comme HenriN ’ K o u m o, j o u rnaliste de F rat e rnité Mat i n àA b i d j a n , que la t e l e n ove l a plaît «parce qu’elletouche des sentiments très profonds.Malgré lesdifférences culturelles, les gens s’adaptent trèsbien à ces histoires. Ils les préfèrent aux sériesf rançaises qu’ils trouvent trop intellectuelles» .L ej o u rnaliste philippin Conrado de Quirosest du même av i s. Il ajoute que «les séries phi-

+ …l Daniel Mato, «Telenovelas:

Transnacionalización de la industria ytransformación del género» (Telenovelas :internationalisation de l’industrie ettransformations du genre) in N. GarcíaCanclini, Industrias culturales e integraciónlatinoamericana (Industries culturelles etintégration latino-américaine),Mexique,Grijalbo, 1999.

l Nora Mazziotti, La Industria de la telenovela,Buenos Aires, Paidós, 1996.

lippines sont trop proches de la réalité, les s o a p saméricains en sont trop éloignés, tandis que lesl at i n o - a m é ricaines ne sont ni l’un ni l’autre» .Sans tomber dans la sophistication exces-s i ve du superflu américain ni dans l’intellec-tualisme européen, la t e l e n ove l a p e rmet cepen-dant de s’évader d’un monde trop fa m i l i e r.Pour le Daily Inquirer de Manille,M a ri m a r ap e rmis aux Philippins d’échapper à une réa-lité quotidienne sinistre, à l’indignité de lapauvreté et à la corru p t i o n .

Une authentique complicitéToutes les t e l e n ove l a s s ’ a rticulent autour

de thèmes «aussi vieux que l’humanité» ,a f firme Arquímides Rive r o, un des précur-s e u rs du genre au Ve n e z u e l a . Ces situat i o n suniverselles et l’identification du téléspec-t ateur à une histoire qui, sans être une copiec o n f o rme de la réalité, s’en inspire toutefois,expliqueraient leur succès auprès de publicshétérogènes. Les téléspectateurs vivent lessouffrances et les mésaventures des héros,avec lesquels ils établissent jour après jourune authentique complicité. «Ce qui me plaîtdans Marimar, déclare Ligaya Magbanua,qui gère un restaurant à Manille, c’est qu’elleest pauvre comme nous, elle a les mêmes pro-blèmes que nous.On lui a brûlé sa maison,ellea été méprisée par tout le monde. C’est pres-qu’une Philippine.»

Sans doute faut-il aussi chercher les clésde cette réussite au cœur même de lal o gique et de l’éthique du mélodrame. C ’ e s tl’analyse que fait la chercheuse Nora Maz-z i o t t i . Le téléspectateur suit fidèlement pen-dant des mois les accidents, les mises àl ’ i n d e x , les douleurs imméri t é e s , les dangerset les menaces endurées par les héros pourcélébrer finalement, avec eux, le triomphede l’amour ou de la justice,et prouver quedans ce monde de fiction – et peut-êtreuniquement là –, il y a une justice. Le bon-heur existe bien quelque part. n

Lucilia Santos et Rubens de Falco dans une scènede Esclava Isaura (Isaura l’esclave).

«Ce qui me plaît dans Marimar, c’est qu’elle est pauvre commen o u s, elle a les mêmes problèmes que nous.On lui a brûlé sa maison, elle a été méprisée par tout le monde. C’est presqu’une Philippine»

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46 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

D I R E S

Vous dites, comme beaucoup d’autres devotre génération, que c’est la grève desmineurs britanniques de 1984-1985, qui aéveillé votre conscience politique. Ne faut-ilpas plutôt remonter à votre enfance? Filsd’ouvrier, vous avez été boursier dans uncollège huppé: vous faisiez partie des«pauvres méritants», jugés dignes d’uneéducation de premier ordre.

Ce fut effectivement un cours en accélérésur la division de la société en classes. A lamaison vous faites snob, à l’école vous fa i t e sp e u p l e . A l o rs , vous vous sentez pris ent e n a i l l e . On trouve , en particulier chez denombreux humori s t e s , ce sentiment de ve n i rd’une autre monde.C’était le cas pour deuxde mes héros: Oscar W i l d e , un Irlandais quiv i vait avec la crème de la haute sociétéa n g l a i s e , et Dave A l l e n ,un brillant humori s t een situation analogue. Allen a un sketchm e rveilleux qui,pour moi, résume tout. Il estsur scène à Londres et il dit: «B o n , je va i sraconter des blagues irl a n d a i s e s. J’ai des pro-blèmes quand je les ra c o n t e , mais si on ne peutplus rire de soi, où va t-on?» .To n n e rre d’ap-p l a u d i s s e m e n t s. Et il commence: «Deux Irl a n-dais quittent Dublin pour aller travailler àL o n d r e s. Le Q.I. collectif de Dublin baisse dem o i t i é». Applaudissements à tout rompre.

«On doit pouvoir rire de soi, n o n ?» Nouve l l es a l ve d’applaudissements. Il reprend: «I l sa rri vent à Londres.Le Q.I.de Londres double».Applaudissements bien moins nourri s. «A hbon? Je croyais que vous étiez d’accord! Quevous pouviez rire de vo u s !». Et le public ser e t r o u ve soudain face à ses propres œillères.Le regard extéri e u r , c’est ça.

Mais, dans votre humour engagé, vous êtesplutôt du genre à grimper sur une chaisepour dénoncer le mal. Pourquoi?

Mon imprésario me disait toujours :«C’est dans les gènes,vieux!».Mon père étaitp r é d i c ateur laïque, mon arri è r e - gr a n d - p è r ep r é d i c ateur baptiste, et je trouve ça drôle. Jecommencerai à m’inquiéter si mon fils enfait autant.

Sérieusement, pourquoi vous concentrez-vous sur les questions politiques?

La moindre chose dite sur scène trahitune vision du monde. Croire que les gensveulent juste passer une bonne soirée, s a n savoir à penser, c’est une décision politique.L’humoriste qui lance certaines plaisante-ries sur les femmes fait un choix politique,celui de renforcer les clichés au lieu de lesb o u s c u l e r. En fa i t , il dit: «Je cherche le succès

hy p e r fa c i l e.Je veux l’adoration des foules parceq u ’ avec moi, elles n’ont pas à penser» .M o i ,a uc o n t r a i r e , je veux l’adoration des foulesparce que je les fais penser.

Comment concevez-vous un divertissementtélévisé qui fasse réfléchir les gens?

Notre émission, le Mark T h o m a sComedy Product, sur Channel 4, c’est notre« d i s c o u rs sur l’état de la nation» à nous.Où en est la Grande-Bretagne,où en sontnos relations avec le monde? Nous don-nons notre interp r é t at i o n . Nous cherchonsà poser les questions qui vont éclairer lan ature du pouvoir dans une situat i o nd o n n é e . Avec l’usine de retraitementnucléaire de Sellafield, la première choseque nous avons fa i t e , c’est de prouver qu’ily avait contamination, en faisant analyserdes échantillons du sol prélevés autour dusite (voir encadré). E n s u i t e , nous avons pud e m a n d e r: «Le problème concerne-t-il les tra i n squi trave rsent cette zone avec les déchetsnucléaires de l’usine, ou est-il plus généra l ?Est-ce tout le site qui est irra d i é ? » Les autori t é srestent muettes. Nous démasquons alorsleur politique de «relations publiques». Lesilence des dirigeants dit très clairementqu’ils ont peur de répondre.

Dans son émission sur Channel 4, Mark Thomas débusque par le rire les sujets délicats que les politiciens ou les hommes d’affaires voudraient taire : c’est la démocratie en action,e s t i m e - t - i l . Ses «victimes» ne sont pas toujours du même avis.

L’h u m o r i s t eM a r kTh o m a s,

trublion dela télévision b r i t a n n i q u e

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D I R E S

En trois ans, vous êtes passé des blaguesdu joyeux drille à la satire politique, puis àune vraie frénésie d’informer. Que vous est-il arrivé?

Au début,la base de l’émission,c’étaitla prise de ri s q u e s. Nous nous sommes pré-sentés au domicile d’un ministre à la pre-mière heure, 6h45,dans un char d’assaut,pour lui demander s’il pouvait nous aider àl ’ e x p o rter en Irak. Nous avons parcouru leYorkshire pendant la sécheresse avec uncamion-citerne plein d’eau, portant l’ins-c ription «don du peuple éthiopien», après lap ri vat i s ation des services des eaux enG r a n d e - B r e t a g n e . On faisait ressortir l’ab-surdité des situations.

L’année suiva n t e , nous avons vo u l ua f fin e r. Il y eut des moments dont j’étais trèsf i e r , mais ça manquait de rigueur ou dematurité. Il n’y avait pas assez d’informa-t i o n .A l o rs , la deuxième année, nous avo n svraiment voulu être exacts et précis sur lesfaits. Et cette dernière année, nous avonsdécidé d’aller encore plus loin en abordantdes sujets qui n’ont pas été traités ailleurs.On a fini par devenir des journalistes ama-t e u rs. Telle n’était pas notre l’intention,mais maintenant, ça nous plaît. Faire lemal pour faire le bien: c’est l’éthique del’émission.

Neuf fois sur dix, je pense que le plusi m p o rt a n t , c’est de poser la question, de l’in-troduire dans le débat public. N o a mC h o m s k y, un linguiste et militant améri c a i n ,résume parfaitement la situation quand il ditque les médias reflètent les intérêts domi-nants… Qui sont les propriétaires desmédias? Quels sont leurs intérêts? Quelssont ceux de l’élite dirigeante avec laquelleils travaillent? Comment décident-ils deleur calendrier politique? Regardez n’im-porte quelle émission télévisée d’informa-tion prétendument séri e u s e : vous ve rr e zdes interviews de porte-parole du gouver-nement sur une initiat i ve qu’il a prise ou surun projet de loi qu’il a élaboré. Parfois, onl’interroge sur une question controversée.Mais, presque toujours, les hommes poli-tiques sont interviewés, en studio, par desreporters qui devront retourner les voir lasemaine suivante s’ils veulent savoir la suitedes événements.

Et s’ils décident de mettre en cause lesr a p p o rts de pouvoir au lieu de se concentrersur les subtilités de la politique de l’élite, i l sont très souvent des ennuis.

Mais en théâtralisant l’événement commevous le faites, ne sacrifiez-vous pasl’information objective et équilibrée?

Si les idées d’objectivité,d’équilibre etd ’ i m p a rtialité étaient prises à la lettre, a l o rson devrait avoir un droit de réponse sur lespublicités. Chaque fois que Shell ou Essopassent une publicité télévisée, un télé-s p e c t ateur devrait disposer d’une minute et

Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 47

«C’est de la chirurgie du cerveau avec unmarteau!», s’est écrié un jour un producteur pourdéfinir l’émission télévisée de Mark Thomas,mélange de canulars filmés et d’improvisationsen studio et en public. Parmi ses derniers coupsmédiatiques:

m La base militaire de Menwith Hill .Ce complexe tentaculaire d’installationsressemblant,vues d’avion,à des balles de golfgéantes, serait la plus grande station desurveillance électronique du monde. Propriété duministère de la Défense britannique, elle estgérée par l’agence de renseignement américaineNSA (National Security Agency).Depuis 1996,desparlementaires et des citoyens ont interpellépubliquement le gouvernement sur les activitésd’espionnage prêtées à cette base, mais lesintéressés, invoquant la sécurité,ont refusé derépondre. La base n’est accessible qu’aux plushauts responsables soumis aux autorisations lesplus strictes. Mark Thomas a découvert quel’espace aérien au-dessus d’elle était libred’accès. Aussi a-t-il fait un tour en montgolfière.«Fasciné par le paysage»,il invite, le 4 juillet1999,quelque 500 de ses fans à se joindre à sesvisites en ballon.

m British Nuclear Fuels Limited (BNFL).Découvrant que des trains utilisés pour letransport des déchets radioactifs de l’usine deretraitement nucléaire de Sellafield (propriété deBNFL) sont stationnés près de chez eux,deshabitants du voisinage appellent Mark Thomas.Avec 40 de ses acolytes en treillis, il «attaque»un de ces trains momentanément arrêté,faisantirruption avec des voitures blindées et unhélicoptère. Ils se présentent comme la «milicepopulaire du train nucléaire»,qui s’est donnéepour mission de protéger le train contre uneattaque terroriste.

Après quoi,l’équipe revêt des combinaisonsblanches pour collecter deséchantillons du sol le long des voies ferréesentourant Sellafield.Un chercheur de l’universitéde Manchester les analyse et trouve des traces dematériaux radioactifs. Les dirigeants de BNFLrefusent de rencontrer Mark Thomas, accuséd’avoir «caricaturé» un sujet sérieux. Leprésentateur lance alors un «téléphonaton».Journalistes et parlementaires soumettent BNFL àun feu continu de questions, dont la principaleest: «Cette contamination est-elle due à desfuites des conteneurs dans les trains ou à desproblèmes plus généraux dans l’usine?». BNFLmaintient dans une lettre que toutes sesopérations sont strictement conformes à toutesles normes britanniques et internationales.m Defendory International. En se faisant passerpour une firme de relations publiques, Thomas etson équipe tiennent un stand dans ce très grandsalon des armements, qui a lieu en Grèce. L e u rpublicité est: «Serez-vous prêts quand Amnesty

Quelques c o u p sp e n d a b l e s

Les propriétaires de la Bradley House nepayaient pas d’impôt sur le capitalparce que leur domaine était censé êtreouvert au public. M. Thomas a faitcampagne pour qu’il le soit vraiment.

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Un agitateur social devenu producteur

48 Le Courrier de l’UNESCO - Mai 1999

D I R E S

demie pour dire ce qu’il pense de ces com-pagnies pétrolières et de leur impact surl’environnement.

L’objectivité n’existe pas dans les médias.Il n’y a qu’un ve rn i s. Le cinéaste bri t a n n i q u eKen Loach l’a dit un jour magnifiq u e m e n t .Il avait fait un film sur les dirigeants syndicauxoù il montrait à quel point, s o u ve n t , ils tra-hissent les trava i l l e u rs. E n o rme tollé: «Il fa u têtre impart i a l» , disaient les cri t i q u e s. «N o u se x i geons un droit de réponse» , tonnaient leschefs syndicalistes. Réplique de Ken Loach:«Le droit de réponse,c’est moi» . Pour la plupartdes médias, être impartial signifie simple-ment ne pas trop critiquer le point de vued o m i n a n t , celui de la classe diri g e a n t e .

Donc, votre priorité, c’est d’être exact surles faits. L’impartialité, vous vous enmoquez?

L’ é q u i l i b r e , c’est nous. Peu de gens ontfait des émissions télévisées sur la privati-s ation du système national de santé, h o rm i squelques reportages isolés. Pour la based’espionnage américaine de Menwith Hill( voir encadré), il n’y avait absolumentaucune inform at i o n , aucun contrôle public.Qui savait qu’elle était là? Pe rs o n n e , o up r e s q u e . Nous voulons que les autori t é sp a r l e n t . Il ne s’agit pas de faire une émission

Mark Thomas rencontre son premier amour

– l’humour engagé – à 12 ans: il devient le

réalisateur et la vedette de ses propres produc-

tions scolaires, dans les quartiers populaires du

sud de Londres, où vit sa famille. Mais le bla-

gueur se mue vite en fauteur de troubles car il opte

pour le rôle du h e r b e r t (désignation argotique

du rebelle sans cause et porté sur la bouteille) lors-

qu’il gagne une bourse pour étudier dans une

école d’élite du Sussex.La condescendance des

élèves «de la haute» est en partie compensée par

les cours d’art dramatique:son sage professeur

l’aide à passer du herbert au quasi a r t y - b o y ( é l è v e -

comédien sûr d’être divinement doué) en l’ame-

nant à se frotter au théâtre de Bertolt Brecht.

Au collège d’art dramatique de Bretton Hall,

Thomas bénéficie de «cours spéciaux en réalisme

politique» lors de la grève des mineurs de 1984-

1 9 8 5 , qui fut violente et émouva n t e.Autant de rai-

sons qui l’amènent à s’engager. Il court de piquet

de grève en spectacle au profit des syndicalistes

en lutte. Après avoir achevé ses études, il tra-

vaille avec son père comme peintre en bâtiment

à Londres, tout en officiant le soir dans des clubs

comme humoriste. Puis il perce à la radio et à la

télévision.

Depuis 1996, il a sa propre émission, le Mark

Thomas Comedy Product,sur Channel 4,une chaîne

britannique publique,dont le cahier des charges lui

commande de s’intéresser particulièrement aux

m i n o r i t é s. Il y revendique le titre de meeja hor: à

savoir media whore («celui qui ferait n’importe quoi

pour passer à la télé») prononcé avec un fort accent.

Ce titre est un clin d’œil ironique au public,une allu-

sion au malaise de l’humoriste face à son rôle de

«gentil rebelle maison de Channel 4». La chaîne a

remporté quantité de prix pour ses programmes

n o va t e u r s, m a i s, tempère Th o m a s, la course à l’au-

dimat y amène aussi un lot quotidien de sitcoms

i m p o r t é s. Quand certains s’en offusquent, les diri-

geants de la chaîne avancent la caution de l’émission

de Mark Th o m a s.

Au faîte d’une gloire bien rétribuée,Thomas

est retourné vivre dans son ancien quartier de

Londres-Sud, Clapham, avec son épouse et son

jeune fils. A 35 ans, le herbert s’est enfin trouvé

une vocation:faire le mal pour faire le bien. n

International viendra frapper à votre porte?».

Plusieurs officiels haut placés passent à leur stand

et l’humoriste enregistre leurs propos, qui montrent

les acteurs discrets du commerce des armes sous

un jour inhabituel. Un homme qui s’identifie

comme le ministre de l’Information du Zimbabwe

a f firme qu’il devient «meilleur menteur chaque

année». Un autre, qui se présente comme étant le

commandant en chef adjoint de l’armée ke n y a n e,

déclare que «battre sa femme est une façon

d’exprimer son amour» .

Dans un pseudo-atelier de travail sur le thème

«gagner la guerre des mots » (savoir faire face

aux médias), Thomas filme en vidéocassette un

général indonésien qui reconnaît pratiquer la

t o r t u r e. Ce général est si favorablement

impressionné par cet «atelier» qu’il envoie plus

tard un colonel de Djakarta rencontrer Thomas à

Londres incognito pour lui proposer d’organiser en

I n d o n é s i e, sur six semaines, un stage de formation

aux relations avec les médias. Par la suite, les deux

o f ficiers ont nié leurs déclarations sur la torture et

l’usage de matériels militaires britanniques pour

écraser des manifestations civiles.

m La terre ment. Le régime d’exemption fis c a l e

des terrains bâtis et non bâtis prévoit que les

propriétaires de bâtiments historiques ne paient pas

d’impôt sur le capital s’ils ouvrent leurs domaines

au public. M a i s, fait observer Th o m a s, il est

impossible de savoir où se trouvent lesdits

bâtiments puisque toute information sur la

situation fiscale d’un particulier est confid e n t i e l l e. I l

décide alors de prospecter pour débusquer ces

«domaines publics», a vant d’y organiser des

balades avec un autobus plein de visiteurs. Le 3

mars 1999, l ’ O f fice national d’audit fiscal a

recommandé un réexamen du système de contrôle

des domaines exemptés.

m Référendum à monter soi-même. Sollicité

par des retraités de Coventry (Midlands,

Royaume-Uni) qui s’efforcent de sauver de la

fermeture deux hôpitaux condamnés par le plan

de privatisation du gouvernement,Mark Thomas

débusque un obscur article de loi qui fait

obligation aux autorités locales de financer et

d’organiser un référendum sur ce type de

question.D’après l’humoriste engagé,5 000

personnes ont téléphoné dans les cinq jours qui

ont suivi cette émission pour savoir comment

organiser leur propre consultation locale. n

Quelques c o u p s pendables ( s u i t e )

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Mai 1999 - Le Courrier de l’UNESCO 49

D I R E S

équilibrée, mais de rétablir l’équilibre faceaux campagnes de relations publiques, àla publicité, aux liens entre l’Etat et lesmilieux d’affa i r e s , à la collusion des médias,e t c. Et puis, quand on fait une émissionsur une violation des droits de l’homme, p a rexemple,je ne vois vraiment pas commentdonner un droit de réponse au tort i o n n a i r e .

Plus qu’à une conspiration, la rétention del’information n’est-elle pas due à sacommercialisation, au fait qu’on la traitecomme une marchandise?

L’ i n f o rm at i o n , en particulier à la télévi-s i o n , est une marchandise, conditionnée enfonction des projets des élites des affa i r e s ,d ela politique et de leurs intérêts. Ce n’est pasn o rm a l . L’ i n f o rm at i o n , les nouve l l e s ,p o rt e n ten réalité sur des choses qui touchent chacunde nous dans sa vie, qui déterminent ce qu’ilfait sur terre et ce qu’il y possède. N o u savons le droit d’améliorer notre sort parl’accès à l’inform ation – et ce n’est pas undroit payant qu’on peut reconnaître à cert a i n set pas aux autres. Il concerne l’aspirat i o nn aturelle de chacun à mieux vivre et à sec u l t i ve r. Demandez aux enfants ce qu’ilsveulent faire quand ils seront gr a n d s. I l svous répondront: «A s t r o n a u t e» . Aucun ned i r a : «Je veux travailler dans des toilettes» .

Traiter l’information comme une mar-chandise, c’est faire de la démocratie une

vaste blague. Si la démocratie consiste àmettre une croix sur un bulletin de vo t etous les cinq ans, a l o rs , c’est de la ri g o l a d e .La démocrat i e , ce n’est pas ce systèmeabsurde où un homme politique met aupoint une strat é gie de campagne pour vo u sp r o u ver à quel point vous avez besoin qu’ilsoit élu. La démocrat i e , ce n’est pas donnerà des gens que vous ne connaissez pas lem a n d at de faire ce qu’ils ve u l e n t . La démo-cratie, c’est être engagé dans sa commu-nauté locale et avoir l’inform ation nécessairepour décider ce que nous voulons et com-ment nous voulons l’obtenir.

C e rtains critiquent ce pri n c i p e ; i l sdisent: si vous l’appliquez jusqu’au bout,vous aurez des comités pour gérer vo t r erue.Ça ne me gêne pas.

Dans vos émissions, il y a toujours un«méchant» ou un «empire du mal» trèsclairement désigné. Quand tournerez-vousvos projecteurs sur les contradictions destéléspectateurs? Le gouvernementbritannique reconnaît aujourd’huil’existence d’un racisme institutionnalisé ausein de la police, par exemple. Mais lesgens continuent à dire: «Nous ne sommespas racistes. Ce n’est pas notre problème».

Vous avez entièrement raison. Il est cer-tain qu’à un certain nive a u , une majorité desB ritanniques sont racistes.M a i s , en tant queB l a n c, dois-je dire alors :B o n , je vais m’at t a-quer sur scène à mes propres préjugés?

Aller sonder ma psyché pour l’étaler enpublic ne me paraît pas dans mon rôled ’ h u m o ri s t e . Et puis, si vous avez uneculture du racisme, l’action pour y mettreun terme doit d’abord venir d’en haut. L’ at-titude du pouvoir face au racisme a unei m p o rtance énorm e .D o n c, au lieu de fa i r eun spectacle sur le thème «Mon voisin depalier est-il raciste?», il est plus utile de seconcentrer sur ceux qui se disent respon-sables devant le peuple mais qui ne le sontpas pleinement.

Certains disent que votre émission attaquele système mais ne propose rien. Qu’enpensez-vous?

Dans une émission sur deux à peu près,nous proposons, à la fin, un moyen de sejoindre à nos protestat i o n s. Quand nousavons organisé un référendum pour sauve rdeux hôpitaux de la pri vat i s ation (vo i r

e n c a d r é ) ,nous avons offert d’aider les habi-tants d’autres localités en leur donnant lesi n f o rm ations nécessaires pour organiserleur propre référendum. Cinq jours plust a r d , nous avions reçu 5 000 appels. L eproblème n’est pas tant de défier les auto-rités parce que nous avons un budget pource faire – budget qui, entre parenthèses,est très réduit pour la télévision –, c’est sur-tout de donner des informations. C’est lepoint de départ du changement. A monav i s ,a rri ver à faire comprendre à l’opinion,par exe m p l e , en quoi consiste la garantie descrédits à l’export ation est un grand succès:l’Etat annule les dettes de divers régimesé t r a n g e rs pour que les compagnies d’ar-mement britanniques continuent à fa i r edes profit s. Les gens s’intéressent vraiment

Mark Thomas et ses acolytesen treillis «attaquent» un traintransportant des déchetsradioactifs.

«La démocra t i e, ce n’est pas donner à des gens que vous ne connaissez pas le mandat de faire ce qu’ils veulent.La démocra t i e, c’est être engagé dans sa communauté locale etavoir l’information nécessaire pour décider ce que nous voulonset comment nous voulons l’obtenir»

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à des problèmes comme les ventes d’arm e s ,la pollution nucléaire, les bases d’écouteaméricaines. Ils veulent que ça change.

Nous disons aussi: «Ne vous faites pasp i n c e r,ne risquez jamais l’arr e s t at i o n» .Q u a n dnous produisons une émission, tout est fa i tdans la légalité.Si je suis arrêté,je deviensun martyr et j’ai les avo c ats de Channel 4 àfond derrière moi. Mais si c’est quelqu’und ’ a u t r e , il aura des ennuis. Ce n’est pas le bu t .Ce qui ne signifie pas que pour s’engager, i lfaut être «spécial». Entre 500 et 1 000 per-sonnes vont venir le 4 juillet faire un tour enballon au-dessus de la base de Menwith Hill,et c’est parfaitement légal. L’ i d é e , c ’ e s td’amener les gens à participer et de pousserla protestation aussi loin que possible.

Cela vous crée-t-il des responsabilitésnouvelles?

Ah!… Peut-être! Quantité de gens écri-ve n t : «Po u ve z - vous nous aider?» Je me dis: « Jevo u d rais bien.Mais je ne peux rien fa i r e » . Q u e l-qu’un nous a appelé au secours pour faire ins-taller des feux rouges dans son quart i e r.Q u e lmonde absurde, où les gens doivent écrire àun comique pour être aidés! Mais je crois quenotre vraie responsabilité,à l’équipe et à moi-m ê m e , c’est de conserver notre intégri t é .

N’avez-vous pas l’impression de jouer lesPère-la-Morale à bon compte?

Je suis tout à fait conscient que mainte-n a n t , je suis extrêmement bien pay é .Je suis una c t e u r ,donc j’ai un ego gros comme Londres.

Mais l’émission,ce n’est pas seulement pourle salaire, c’est aussi pour faire quelque chosede bien. Pour éviter de trop moraliser, n o u stâchons de dédramatiser par le ri r e . Nous nesommes pas des journalistes chevronnés maisquelque part ,dans notre trava i l , il y a la véri t é ,ou une partie de la véri t é , ou une véri t é . Po u rn o u s , c’est import a n t . Mais à la fin de laj o u rn é e , nous ne sommes plus que des bêtesde télévision qui se font paye r.

Je ne pense pas que nous nous prenionstrop au sérieux, mais il est vrai que nousnous laissons piéger par le trava i l . Q u a n dnous avons fait l’émission sur le colonelHalim Nawi (NDLR: un attaché militaireindonésien venu à Londres consulterT h o m a s , qui se faisait passer pour un experten relations publiques; voir encadré), j ’ é t a i sabsolument obsédé par les détails piquants.Après l’interv i e w,mon épouse m’a demandé:«Qu’a-t-il avo u é ?» . C’est incroya b l e ! , a i - j er é p o n d u . Il a reconnu l’utilisation du mat é-riel militaire bri t a n n i q u e , la tort u r e , la mortde dizaines d’étudiants, e t c. Elle est restéei n t e r l o q u é e . Elle a dit: «Je plains leurs pauvresparents!». Je me suis alors aperçu qu’aveccette masse de détails, j ’ avais perdu de vuel’enjeu réel.

Comment amenez-vous les gens às’intéresser à des problèmes qui ne lestouchent pas directement? Lesorganisations de défense des droits del’homme investissent dans d’énormescampagnes, avec des affiches géantes

d’enfants mutilés et affamés. Loin demotiver le public, cela semble le détourner.

Il faut faire le lien avec leur vie. Q u a n dnous sommes allés au salon des arm e m e n t sen Grèce déguisés en agents de relat i o n sp u b l i q u e s , ce n’était pas pour obtenir deschiffres généraux sur le nombre d’armes ve n-d u e s. Nous voulions ramener d’autres infor-m at i o n s. Ces gars-là sont des tort i o n n a i r e s ,e tils ont du mat é riel bri t a n n i q u e . Nous auto-risons actuellement la vente à l’étrangerd ’ a rmes qui sont utilisées pour le meurt r e ,l ev i o l , le génocide et la tort u r e . Et c’est vo u s ,c o n t ri bu a b l e s , qui paye z . C’est à vous dec h o i s i r.

Quantité d’associations de défense desdroits de l’homme n’adoptent pas cetteméthode de responsabilisat i o n . Mais si vo u sn’impliquez pas les individus à leur nive a u ,sans les regarder de haut,vous ne serez jamaise f fic a c e s.Vous ne ferez que multiplier les jéré-m i a d e s. Et il y en a déjà suffis a m m e n t .

Les hommes politiques vous évitent commela peste. Mais si votre émission continue deremporter ce succès, celui qui aura unminimum de jugeote publicitaire risque dedemander un jour: «Pourquoi Mark Thomasn’est-il pas encore venu m’interviewer?»

Quand ce jour arri ve r a , ma femme ades instructions sur l’emploi du revolver.Boum! n

Propos recueillis parAmy Otchet

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Dans le prochain numéro :

Le dossier du mois:Mégapoles du Sud: la loi de la débrouillen Survivre dans Lagos, l’anarchique

n Jakarta: spéculation, expulsion, reconstruction

n Brasilia: l’auto-défense populaire

n New Delhi: les classes moyennes aménagent leur quartier

n Shanghaï et ses millions de «résidents temporaires»

n Vers un apartheid urbain?

Et dans les rubriques:

n La soif de vivre des enfants de la rue malgaches

n Comment protéger l’environnement spatial?

n Écoles rurales: un bon point pour la «classe unique»

n Les droits des agriculteurs du Sud à l’épreuve des semences Terminator

n De Lascaux à Picasso: les mêmes règles de l’art

n La littérature mondiale à Web ouvert

n Entretien avec l’Indien Gurdev Singh Khush:les sciences agricoles contre la faim en Asie du Sud