114
CATHERINE BAKER INSOUMISSION À L'ÉCOLE OBLIGATOIRE A Marie que j'ai mise au monde et qui me l'a rendu au centuple. Insoumission à l'école obligatoire - Baker Catherine - éd. Barrault/Flammarion - Indisponible juillet 1985 isbn : 2-7360-0028-5 gencod : 9782736000288 14,94 TABLE DES MATIÈRES Introduction 1 Contre tout ce qui est obligatoire 2 Contre les canons de la pensée 3 Contre la très manifeste injustice de l'école 4 Contre la trouille 5 Contre l'oppression des adultes sur les enfants 6 Contre les maîtres 7 Contre la confusion entre apprendre, savoir, connaître 8 Contre l'assujettissement du sexe mineur 9 Contre le manque à vivre 10 Contre la normalisation 11 Parce que je t'aime et qu'on n'a rien à perdre

Insoumission à l'École Obligatoire de Catherine Baker

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Un pamphlet incontournable contre l'Éducation Nationale

Citation preview

  • CATHERINE BAKER

    INSOUMISSION L'COLE OBLIGATOIRE

    A Marie que j'ai mise au monde et qui me l'a rendu au centuple.

    Insoumission l'cole obligatoire - Baker Catherine - d. Barrault/Flammarion - Indisponible juillet 1985 isbn : 2-7360-0028-5 gencod : 9782736000288 14,94

    TABLE DES MATIRES Introduction 1 Contre tout ce qui est obligatoire 2 Contre les canons de la pense 3 Contre la trs manifeste injustice de l'cole 4 Contre la trouille 5 Contre l'oppression des adultes sur les enfants 6 Contre les matres 7 Contre la confusion entre apprendre, savoir, connatre 8 Contre l'assujettissement du sexe mineur 9 Contre le manque vivre 10 Contre la normalisation 11 Parce que je t'aime et qu'on n'a rien perdre

  • INTRODUCTION

    ton rveil, le jour de tes sept ans : Hein oui, maman, qu'aujourd'hui j'ai l'ge d'horizon ?

    Je ne pense pas, enfant trs chrie, jamais avoir utilis en ce qui te concerne les mots libert , indpendance ni mme autonomie . Mais sans doute ai-je rv pour nous de largeur et mme de largesse o me plat que murmure le sens d'une munificence. La vie est tellement plus vaste que nous, Marie. Tellement.

    Tu as quatorze ans et j'ai pris la responsabilit de ne pas t'avoir mise l'cole. Depuis trois annes peu prs, j'estime que mon rle de tutrice est accompli et je te dois des comptes. Alors voici ce livre.

    Je n'ai pas voulu de la crche, ni de la maternelle. Ni de l'cole paternelle. D'abord parce que, de fait, en dpit de la loi, elle est quasiment obligatoire. Raison suffisante.

    Ensuite parce qu'elle est inutile. Enfin parce qu'elle est nuisible.

    Mon propos n'est pas de le dmontrer. Un grand nombre de pdagogues y sont trs bien parvenus. Je ne suis pas thoricienne et revendique d'aussi draisonnables raisons que de nous lever l'heure que nous voulons, pour ne citer qu'un des multiples exemples qui m'ont si souvent fait traiter de mre irresponsable . Je ne rpondrai que devant toi de mon insoumission. Non par devoir mais par reconnaissance pour tout ce que tu m'as donn.

    1971 : j'allais avec mon gros ventre aux runions du Secours rouge et du tout jeune M.L.F., je lisais Tout. Je vivais la guerre du Vit-nam comme une sorte de troisime guerre mondiale ayant partag l'intrieur de chaque pays en deux forces hostiles.

    Je contestais le journalisme comme toutes les autres manires d'enseigner des choses aux gens. Rebelle ? l'poque, un monde fou l'tait (en janvier 72, le taux d'absentisme des usines Fiat Turin tait de 29 % !). Bref, j'tais une jeune femme dans le vent.

    Seulement vois-tu, petite, tout cela est pass de mode et l'on s'tonne droite comme gauche de mon enttement. Pourtant tu me connais, je passe plutt pour une bonne femme bien sage: mre clibataire certes, mais en grande tendresse de ton pre, amoureuse d'une femme mais mre de famille, sans emploi mais auteur de livres, sans ressources mais imposable vaille que vaille une anne sur deux ou trois. Nous utilisons mme la carte orange les mois d'aubaine. Nous ne sommes pas, tu m'en es tmoin, des marginales.

    Osons faire cette provocation: reconnaissons que rien dans ce que j'crirai ici ne sera ce qu'on appelle une pense originale.

    J'ai lu un peu; dans les livres mais aussi dans la vie. Je te fais un rapport, en somme. Des tas de gens trs srieux (puisqu'on les tudie en classe !) ont contest avant moi l'cole et l'tat (sous ses formes publique et prive). On ne va pas leur enlever le pain de la bouche. Notre affaire nous, c'est ce que, dans les milieux chics, on appelle le passage l'acte , c'est de a que je veux te parler.

    Je connais assez le milieu des pdagogues (ne souris pas, c'est vraiment comme a qu'on les appelle) pour savoir qu'ils me lisent avec sournoiserie. Ils cherchent la faille: elle est toute trouve et bante: ils m'emmerdent. Leur masochisme m'emmerde. Je ne joue leur jeu que de page en page autant que a m'amuse. Trois petits tours et je m'en vais.

    Tu me diras que si les parents se veulent des ducateurs, ils se risquent rarement s'arroger le titre bien dfendu de pdago . C'est vrai, mais je ne bnficierai gure pour autant de leur

    2

  • mansutude. Toutes ces annes, j'ai d faire face si grande hargne ... Personne n'est dupe: dfendant non pas l'cole mais la scolarisation de leurs mmes, ils cherchent se justifier. Mais est-ce que je les attaque ? Je n'ai pas le got de la harangue ni du proslytisme. Pourquoi alors mettent-ils flamberge au vent ? Cote que cote, les adultes veulent faire l'cole aux gamins. Pourquoi ? Pourquoi cette angoisse relle des parents par rapport aux apprentissages scolaires ? On a quasiment l'impression d'une nvrose collective. Il y a l un traumatisme rechercher. Un traumatisme qui remonte forcment au temps de l'cole ...

    Ne sommes-nous pas toutes et tous mme enseigne selon ce vieux Freud qui disait une mre anxieuse: Ne vous inquitez pas, chre madame, quoi que vous fassiez, ce sera mal ? Ce sera ... Mais pour le moment, soyons bonnes vivantes. Le prsent nous appartient.

    L'une des plus grandes joies, peut-tre la plus grande, que m'ait donnes mon refus du service scolaire, c'est de m'avoir honore de l'intelligence de nos allis. Car certaines et certains, trs trs rares, nous ont soutenues. D'autres, qui ne comprenaient pas, nous ont fait confiance malgr tout et jamais ne nous ont trahies quelles que fussent leurs craintes.

    Si je parle donc des gens en gnral , c'est pour brosser le contexte d'o merge le particulier. Car dans ces pages il sera question de nos amis connus ou inconnus, individus solitaires.

    Mais il me faut d'abord t'assommer avec des considrations dont tu ne vois sans doute pas vraiment l'intrt; c'est qu'avant de commencer, nous devons bien nous entendre sur quelques mots. J'essaie de limiter les malentendus. Car c'est publiquement que je m'adresse toi. Autant il est vrai que 'est en pensant nous, nous seulement, avec le meilleur gosme possible, que je t'ai vit l'cole, autant je sais quelles consquences en dcoulent dans mes rapports la socit. Et c'est librement que je descends dans la fosse affronter les serpents.

    Des lycens, en avril 1975, avaient sorti un tract sous forme d'un dtournement de Libration. Cette lecture fut un grand plaisir et tu ne t'tonneras pas de mon bonheur quand je trouvai en premire page un appel s'attaquer la prison de la Sant comme symbole d'une socit que l'on refuse . Tu sais que ma lutte contre ton enfermement l'cole est bien la mme que celle qui fait de moi une abolitionniste absolue; je refuse la prison comme je ne reconnais personne le droit de sanctionner quiconque. Jugements et diplmes sont des dnis de justice, a priori. On n'a pas le droit d'enfermer des hommes ni entre des murs ni entre des ides. (Ce nom que je n'ose prononcer, je veux bien qu'il te soit murmur dans ce chant qui me revient, de Jacques Bertin : [ ... ] ce mot libert [ ... ] dites ce mot mi-voix dites-le dites-le mais trs bas douloureusement comme une allumette qu'on protge du vent comme on parle d'un frre unique et fragile qu'on a perdu comme on se parle pour soi seul dites-le mais en dedans imperceptiblement puis dans la rue partout vivez dans la pudeur et dans la force l'tonnement d'un deuil. )

    L'cole est une institution protge par tous les pouvoirs en place. Oh elle change bien sr! Comme les formes de l'tat qu'elle pouse. Ceux qui nous dirigent aujourd'hui (ou ce qui nous dirige aujourd'hui) exigent (ou exige) de nous d'abord de la duret; il faut liminer les faibles, tous; aprs quoi, parmi les forts, il faut briser ceux qui auraient quelque vellit d'tre personnels, on a besoin d'hommes inhumains.

    l'cole, c'est primaire mais ncessaire de le rpter, on apprend obir (instits, profs, pions, conseillers d'ducation, censeurs, proviseurs, tous ont comme premire fonction de sauvegarder l'ordre et la discipline). Dans certaines classes, on vise obtenir des gestionnaires sachant compter jusqu' deux, alors on peut pratiquer le travail en quipe et tel ou tel simulacre de participation. Mais ce sont des fioritures de papier crpon. L'essentiel est d'ordre disciplinaire, il ne peut en tre autrement et c'est pourquoi l'tat concde l'ducation nationale le premier

    1. Actualits sociales hebdomadaires du 24 avril 1982.

    3

  • budget civil de la nation. Qui oserait dire que c'est par respect de la culture se verrait ridiculis par la comparaison mme du budget de ladite Culture avec celui de l'cole qui en est ncessairement bien spar. Tous les ans, quatre-vingt mille Franais sachant peine reconnatre leurs lettres quittent les classes, il suffira de quatre cinq ans pour qu'ils viennent grossir les rangs des deux millions d'illettrs franais. Encore ce chiffre 1 est-il trs optimiste. Ceux qui gouvernent nos vies ne sont pas hostiles par principe la transmission de certains savoirs, simplement ils ont d'autres priorits en ce qui concerne l'ducation nationalise des enfants. Le problme, c'est que ni toi ni moi n'avons les mmes intrts qu'eux dfendre. Tout est l.

    Deux solutions: saboter le systme ou l'ignorer. J'ai choisi la deuxime; la premire est sans doute possible pour des gurilleros et gurilleras aux nerfs d'acier. Si a te tente, je ne saurais trop te conseiller de lire quelques numros rjouissants du journal La truie qui doute fait par des lycens. Dans celui de dcembre 81, ils exigeaient cinquante lves par classe; l'argumentation tait la suivante: 1) cinquante par classe, les lves sont plus libres, le matre ne peut s'en occuper personnellement; ils peuvent apprendre ce qu'ils veulent quand ils veulent; 2) cinquante, l'ambiance est chaude, on peut chahuter, la socialisation de la jeunesse est donc plus rapide ; 3) L'enseignant craque forcment au bout d'un temps plus ou moins long. Il part en cong maladie. Un remplaant est recrut. Avantages: un malade en plus (donc amortissement plus rapide des cliniques de la Mutuelle gnrale de l'ducation nationale), un chmeur en moins.

    Nous avons pris une autre voie que le gai sabotage, passant comme des oiseaux au-dessus des lignes Maginot de l'ducation surveille. (Plonasme: toute ducation est surveille.)

    Je reviendrai loisir sur cette si fameuse responsabilit que j'aurais prise en ne te scolarisant pas. Car on ne m'envoie pas dire que j'abuse de mon pouvoir. Il sera donc beaucoup question dans ces pages d'autorit, d'adultes et d'enfants.

    Le drame, chrie, c'est que je ne sais pas ce qu'est un enfant. La grande diffrence que je vois entre ce qu'on appelle un adulte et un enfant, c'est que le premier, dans l'ordre des probabilits, est plus prs de la mort.

    Il s'ensuit que je ne rejette pas seulement l'cole mais aussi l'ducation (et a fortiori toute pdagogie), si ce n'est l'ducation rciproque qui a cours entre toutes personnes gales amenes se frquenter; mais utilisera-t-on alors ce mot ?

    Avant toutes choses, nous garderons donc bien l'esprit que nous ne pouvons entendre quiconque parler d'ducation sans pralablement l'interroger sur la conception qu'il se fait de l'enfance. C'est ici que se noue la grande affaire.

    Quant moi, je n'emploierai les mots adulte ou enfant que pour dsigner des personnes plus ou moins loignes de leur naissance (doues ventuellement des caractristiques socioculturelles que leur impose l'entourage).

    Il ne t'a pas fallu douze ans pour comprendre qu'ordinairement qui dit enfant dit futur adulte : l'enfant n'est rien dans son prsent qu'un devenir. On admet alors sans peine que c'est par la force qu'il faille prparer un tre au servage huit heures par jour (sept heures et demi si on croit aux lendemains qui...), cinq jours par semaine, onze mois par an et quarante ans de sa vie. Bien sr, on a dit sur tous les tons une vrit trs simple : qu'il tait ncessaire de crer et de produire pour se loger, se nourrir, avoir chaud, se faire plaisir, etc., mais que deux heures de production quotidiennes apparaissaient dj plus que raisonnables dans la socit telle qu'elle est. a, vois-tu, ce n'est pas en le dmontrant qu'on le fait admettre; 'est en s'y employant.

    En attendant, le mpris vident que les adultes nourrissent leur gard vient de ce que les enfants sont matriellement leur merci, n'ayant aucun moyen d'acqurir leur indpendance financire; ils sont dits adultes lorsqu'ils deviennent productifs.

    Cependant, il faut bien rentabiliser ce temps perdu, d'o l'instruction (militaire, scolaire,

    4

  • religieuse) qui suit l'ducation comme son ombre. La prface de L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Rgime est trs clairante et dit bien le ct artificiel de la sparation entre enfants et adultes : partir de la fin du XVIIe sicle, l'cole s'est substitue l'apprentissage comme moyen d'ducation, Cela veut dire que l'enfant a cess d'tre mlang aux adultes et d'apprendre la vie directement leur contact. Malgr beaucoup de rticences et de retards il a t spar des adultes et maintenu l'cart dans une manire de quarantaine avant d'tre lch dans le monde. Cette quarantaine, c'est l'cole, le collge. Commence alors un long processus d'enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres, des prostitues) qui ne cessera plus de s'tendre jusqu' nos jours et qu'on appelle la scolarisation 1

    Et pourquoi cet enfermement ? Pour la mme raison qu'on enferme les dlinquants. Parce que, pendant ce temps-l, ils ne font pas de btises . Interroge une dizaine d'adultes, tu verras. Neuf sur dix (je suis bonne) te diront que si les jeunes n'avaient rien faire , ils s'ennuieraient. Un gosse qui s'ennuie, a va de soi, ne peut rien faire d'autre que d'enquiquiner le pauvre monde. Et on occupe les enfants comme on occupe un pays.

    Il y a des gens que ce rejet des enfants scandalise encore, mme si la mode, en ce domaine comme en d'autres, est de nos jours au cynisme. Et je m'incline d'abord avec un tendre respect devant Godard qui, dans France, tour, dtour, deux enfants a fait une uvre superbe non pas sur les enfants mais avec les enfants. Peux-tu imaginer quelqu'un filmant l'intelligence ? Ou l'ennui ? Il l'a fait, je te le jure !

    De l'cole, jamais on ne pourra mieux parler que dans ce film qui montre et dmontre o commencent l'alination et la douleur. La squence sur la classe est insupportable. Et pourtant, ce n'est rien que de l'ordinaire. La matresse est trs gentille. Trs gentille. Mais sa voix si gentille est bientt intolrable dans sa douceur mme. Un enfant doit copier dix fois un paragraphe, ce n'est pas bien mchant , mais des tanks passent et repassent, et des images de guerre nous disent qu'il n'y a pas de petits viols. Et puis encore ce plan d'un enfant au tableau. Silence. La voix off de Godard : impression de solitude . Dans tout ce film, une admirable maeutique (a signifie l'art d'accoucher quelqu'un de sa propre parole: arriver lui faire dire ce qu'il veut dire). Les enfants parlent avec une prcision inoue de ce qu'on leur demande de vivre; le moment de la rcration - pourquoi crie-t-on quand on sort dans la cour ? - et celui qui traite de la participation propos des mthodes actives (car c'est une cole moderne, librale et tout) sont des dnonciations cruelles et inoubliables.

    Tu vois, je ne rsiste pas au plaisir d'en parler ceux que j'aime. a doit tre a que les autres appellent la transmission du savoir .

    Je ne me bats pas pour les enfants mais pour moi et je dfends mes ides comme une bte dfend son territoire.

    Je pourrais aussi bien - si j'avais l'me juridique - refuser l'cole obligatoire au nom des Droits de l'Homme. Absolument. (Et nous y reviendrons.) Car il est inique de nous contraindre, enfants ou adultes, couter un matre qu'on nous impose qui exige de nous de l'attention. De l'attention ! C'est qu'elle est prcieuse, notre attention, nous en avons besoin pour mille choses vitales et nous avons grand intrt ne pas la laisser dtourner par n'importe qui. Mais surtout nous nous devons de choisir ce qu'on nous met dans le crne: la publicit tlvise ou scolaire doit tre soumise critique; on n'a pas plus le droit de me faire gober Xnophon, Charlemagne, Marx ou Watt que du Banga, du Lvitan ou du Paic citron.

    Celles et ceux qui ont refus de mettre leurs enfants l'cole avaient le choix entre au moins deux possibilits : soit agir seuls, soit se regrouper pour s'occuper ensemble de leur progniture. C'est ce qu'on a appel coles sauvages ou coles parallles et je dois malheureusement

    5

    1. Philippe ARIS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Rgime, Seuil, 1973 (Prface)

  • ici tablir quelques distinctions (c'est qu'en ce domaine, beaucoup ne s'embarrassent pas de nuances pour le plus grand dommage des beaux dbats d'ides ... ).

    L'expression cole parallle a t cre par les journalistes; ils n'auraient pu trouver pire. Ils voulaient mettre l'accent sur l'alternative l'cole que reprsentait cette prise en charge communautaire des enfants. Ils ne furent pas trs aids, reconnaissons-le, par les premiers d'entre nous qui s'taient jets dans l'aventure et se moquaient absolument de ce qu'on dirait d'eux dans les mdias. Qu'on ne s'tonne pas alors de voir telle association, l'cole J., possdant ordinateur et magntoscope, rclamant vingt mille francs par an et plus pour la scolarit de chaque lve, s'appeler elle-mme cole parallle sous prtexte qu'elle n'a pu se faire reconnatre par l'Etat.

    Dans un autre livre, je raconterai ce que j'ai vu au cours d'une enqute mene auprs des enfants qu'on a volontairement protgs de l'cole, mais ce n'est pas une rvlation que d'annoncer ds ici combien ce rejet est, en France, minoritaire. Il implique un choix global de refus des rapports institutionnaliss et tu te doutes bien que cela provoque d'autres remises en question, comme celles de la famille ou du salariat.

    Ceux qui se bornent critiquer l'enseignement tel qu'il est et craignent d'aller plus loin ramorcent un processus de scolarisation qui font de leurs coles parallles les coles nouvelles de demain.

    D'autres que moi s'intressent ce qu'on pourrait croire des tentatives de contestation de l'cole et qui ne sont, pour l'ducation nationale, que la, ncessaire exprimentation (peu coteuse) de mthodes et disciplines modernes bientt mme de remplacer des tudes si ridicules que plus un enseignant n'ose les dfendre aujourd'hui. La corporation cependant fait comme si de rien n'tait et, en mai 82, on se chamaillait au sujet du lac et du priv. Captivant, n'est-ce pas ?

    Tu n'en as rien foutre et moi non plus. Mais il vaut mieux le dire intelligible voix car, tous les coups, quand nous parlerons d'une alternative l'enseignement, eux vont encore nous remettre la question du priv sur le tapis.

    Ne voient-ils donc pas qu'il va se passer pour l'cole ce qui s'est pass pour l'glise ? En quelques courtes annes, la cathdrale s'est effondre comme un chteau de cartes. Certes il reste des catacombes et je ne nie pas la fidlit de quelques croyants isols, mais on ne peut mme plus imaginer quelle emprise la religion chrtienne exerait sur la socit franaise il y a peine vingt ans.

    Tout le monde pense aujourd'hui que, hors de l'cole, il n'est pas de salut. On te plaint, ma pauvre enfant, on te voit au ban de notre civilisation. Dans quelques annes, personne ne remarquera mme que tu auras pris quelques longueurs d'avance. dire vrai, nous savoir dans le sens de l'histoire m'est parfaitement indiffrent et je ne le fais remarquer que pour exciter les parieurs. L'ducation nationale n'aura qu'un temps. a sent dj la fin. J'avais vraiment clat de rire en voyant cette campagne de pub de mai-juin 1981 dont les affiches la mine de faire-part au liser gris valaient leur pesant de cervelle ! On avait eu droit une srie de six visages (masculins, bien sr), deux chaque parution; il y avait d'un ct le cravat qui tait l'intello, de l'autre le col roul ou mme pas col roul qui reprsentait le pauvre mec qu'avait pas fait d'tudes. Le premier disait: Sans bac, on ne peut rien faire et l'autre en face: Le bac de nos jours, cela ne sert plus rien ; ou bien On se demande vraiment ce qu'on leur apprend l'cole face : Avec les nouveaux programmes, j'ai du mal suivre les progrs de l'an ; ou encore: On leur enseigne l'conomie alors qu'ils ne connaissent rien l'histoire et le pas dou rousptait : Ce n'est pas en apprenant des dates par cur que les enfants seront arms pour la vie . On apprcie les variations sur thmes. Au bas de ces placards, sous la signature du ministre de l'ducation, on pouvait lire ce texte incroyable: Attention! Mfions-nous des jugements l'emporte-pice. Nos opinions d'adultes sur l'cole sont souvent pertinentes.

    6

  • Mais, exposes sans prudence, elles troublent nos enfants. Ils ont parfois le sentiment que nous leur demandons d'adhrer une institution que nous dnigrons par ailleurs. Leur cole ne doit pas tre le terrain de nos conflits. Le moyen d'viter ce risque existe. Les enfants acceptent de s'intgrer l'cole quand il y a dialogue entre enseignants et parents. Les enseignants sont des professionnels. Ils exercent leur comptence et assument leurs responsabilits.

    Les parents facilitent le droulement harmonieux de la scolarit en tmoignant, titre individuel comme dans le cadre d'une association dans les conseils de classe, d'cole et d'tablissement, de leur intrt pour la vie scolaire.

    Parents et enseignants doivent prendre l'habitude de se rencontrer. Combien d'annes a devant elle une ducation nationale qui en est rduite se payer des

    pages de publicit dans la presse pour tenter niaisement de contrecarrer la vox populi qui lui retire ses faveurs ?

    La raison du plus fort est souvent branle 1 ...

    ANNEXE

    Obligation scolaire La loi du 28 mars 1882, modifie par les lois des 11 aot 1936 et 22 mai 1946, et par l'ordonnance du 6 janvier 1959, tablit l'obligation scolaire pour les enfants de six seize ans. (Les articles 1 et 3 traitent de la neutralit confessionnelle de l'enseignement du premier degr.)

    Art. 4 (modifi par la loi du 9 aot 1936). - L'instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, franais et trangers, gs de six quatorze ans rvolus; elle peut tre donne soit dans les tablissements d'instruction primaire ou secondaire, soit dans les coles publiques ou libres, soit dans les familles, par le pre de famille lui-mme ou par toute personne qu'il aura choisie.

    Art. 7 (modifi par la loi du 22 mai 1946). - Au cours du semestre de l'anne civile o un enfant atteint l'ge de six ans, les personnes responsables doivent, quinze jours au moins avant la rentre des classes, soit le faire inscrire dans une cole publique ou prive, soit dclarer au maire et l'inspecteur d'acadmie qu'elles lui feront donner l'instruction dans la famille.

    Art. 16 (modifi par la loi du Il aot 1936). - Les enfants qui reoivent l'instruction dans leur famille sont, l'ge de huit ans, de dix ans et de douze ans, l'objet d'une enqute sommaire de la mairie comptente, uniquement aux fins d'tablir quelles sont les raisons allgues par les personnes responsables et s'il leur est donn une instruction dans la mesure compatible avec leur tat de sant et les conditions de vie de la famille. Le rsultat de cette enqute est communiqu l'inspecteur primaire. Ce dernier peut demander l'inspecteur d'acadmie de dsigner des personnes aptes se rendre compte de l'tat physique et intellectuel de l'enfant. Ces personnes pourront l'examiner sur les notions lmentaires de lecture, d'criture et de calcul, et proposer, le cas chant, l'autorit comptente les mesures qui leur paratraient ncessaires en prsence d'illettrs. Notification de cet avis sera faite aux personnes responsables, avec l'indication du dlai dans lequel elles devront fournir leurs explications ou amliorer la situation et des sanctions dont elles seraient l'objet dans le cas contraire, par application de la prsente loi.

    Article 9 du dcret du 18 fvrier 1966 : Le versement des prestations familiales affrentes un enfant soumis l'obligation scolaire est subordonn la prsentation soit du certificat d'inscription dans un tablissement d'enseignement public ou priv, soit d'un certificat de l'inspecteur d'acadmie ou de son dlgu attestant que l'enfant est instruit dans sa famille, soit d'un certificat mdical attestant qu'il ne peut frquenter aucun tablisse-ment d'enseignement en raison de son tat de sant. Les prestations ne sont dues qu' compter de la production de l'une des pices prvues l'alina ci-dessus. Elles peuvent toutefois tre rtroactivement payes ou rtablies si l'allocataire justifie que le retard apport dans la production de ladite pice rsulte de motifs. indpendants de sa volont [ ... ].

    Note : Cette "annexe" l'introduction est date, comme le livre, de 1985. Pour la rglementation actuelle (depuis 1998/99) : Obligation "scolaire" & libert d'duquer"

    http://ecolesdifferentes.free.fr/oblsco.htm

    1. Tir de Commune Mesure, n 6, proverbes d'enfants recueillis par Jean Hugues Molineau dans une classe de cinquime. 7

  • chapitre 1

    CONTRE TOUT CE QUI EST OBLIGATOIRE

    Il m'est d'abord agrable, mon amour, de te faire remarquer que l'enseignement est un droit, non un devoir. Mais il semblerait que ce n'est pas de cette oreille que l'entendent nos mentors. L'cole en France n'est pas obligatoire, le serait-elle que bien entendu cela ne changerait rien mes batteries. L'instruction l'est. C'est bien pourquoi je ne t'en donne absolument aucune. Mais que m'importe la loi franaise puisque c'est mondialement qu'on exploite la cervelle des petits. Partout, on enseigne de gr ou de force pour le bien de l'humanit . Partout, tu trouveras, sous toutes les latitudes, les mmes rgles scolaires: on te fait entrer dans le troupeau des gens ns la mme anne que toi, on t'oblige couter quelqu'un, ce quelqu'un que tu n'as pas choisi qui ne t'a pas choisie est pay pour te mettre, quels qu'en soient les moyens, certaines choses dans le crne, lesquelles choses sont choisies par les tats qui, en fin de course, slectionnent par les diplmes la place qu'ils t'assignent dans leur socit. Ton espace est aussi cltur que ton temps : tu ne peux participer d'aucune manire la vie de ceux qui ne sont pas en ge d'tre scolairement conscrits.

    Les enfants d'abord ! fut l'appel de Christiane Rochefort en 1976. Nous sommes en danger; Illich a raison d'en parler en termes d'cologie: [...] il serait peut-tre temps de s'apercevoir qu'il existe d'autres formes de pollution. La vie sociale, l'existence de l'individu sont empoisonnes par les sous-produits de la Scurit sociale, de l'ducation, de la sant, considres comme des produits de consommation obligatoire et concurrentielle. Cette " escalade " dans le domaine scolaire est aussi dangereuse que celle des armements, sans que nous en ayons suffisamment conscience 1. Il a bien dit aussi dangereuse , le pre Illich, et a me fait drlement plaisir de tirer la langue ceux qui se croient malins de le dire dmod.

    Quiconque reconnat la ncessit de l'cole devient la pte des autres institutions.

    Il y a dans la Constitution du 24 juin 1793 un article que je trouve tout fait dlicieux: La loi doit protger la libert publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent. (Article 9.)

    Des lois je me sers ma convenance. Je ne reconnais personne par exemple le droit de dire ce qu'est pour moi la libert : La libert consiste pouvoir faire ce qui ne nuit pas autrui [ ... ] , article 4 de la Dclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 aot 1789. C'est un peu court, ce me semble ... Et de plus, je me rserve le plaisir de nuire par ce livre ceux qui l'estimeraient nuisible. C'est pourquoi je peux avec duplicit nous offrir le luxe de jouer autant que cela nous arrangera de l'article suivant: La loi n'a le droit de dfendre que les actions nuisibles la socit. Tout ce qui n'est pas dfendu par la loi ne peut tre empch, et nul ne peut tre contraint faire ce qu'elle n'ordonne pas. (Article 5.) Que les procureurs se le tiennent pour dit, si je suis appele un jour faire l'quilibriste devant un tribunal, je me servirai de ceci : Les parents ont, par priorit, le droit de choisir le genre d'ducation donner leurs enfants. (Dclaration universelle des droits de l'homme de 1948.)

    dire vrai, je n'ai pas grand-chose craindre et je me fais un plaisir de donner des claircissements aux personnes irresponsables qui auraient quelque envie de soustraire leurs gosses l'tat mangeur d'enfants.

    On remarque donc, dans la loi du 28 mars 1882, qu'aucun titre ni diplme n'est exig pour les parents ou toute autre personne de leur choix prenant en charge l'instruction de l'enfant. Que recouvre cette instruction obligatoire ? Savoir lire, crire et compter, et avoir des lments de

    1. Une socit sans cole, Ivan ILLICH, Seuil, 1971

    8

  • culture gnrale douze ans. Jusque-l, on peut ne rien savoir mais dire qu'on apprend. Comme les lments de culture gnrale ne sont heureusement pas prciss, on conoit bien que devant l'ventuel inspecteur (les cas de visites sont rarissimes) n'importe quel enfant sera apte fournir ses lments de culture gnrale.

    Je salue en passant les kamikazes qui ne l'ont pas fait, mais la plupart d'entre nous se sont couverts , juridiquement parlant. C'est simple comme tout. Dans le mois qui prcde la rentre scolaire d'un enfant g de six ans, on dclare au maire et l'inspecteur d'acadmie que l'enfant sera instruit la maison.

    Quelques-uns donnent des raisons (on peut les inventer), moi aucune. L'inspecteur est tenu d'accuser rception en envoyant aux parents un certificat. Les allocations familiales sont alors verses normalement puisqu'on est en rgle avec la loi sur l'obligation scolaire.

    Ne t'inquite pas, petite; l'assemble rose ne prendra pas prtexte de la publicit que je donne cette loi offerte aux objecteurs et objectrices de conscience. Elle n'en a rien faire: en France, 99 % des enfants de cinq ans, 95 % des enfants de quatre ans, 85 % des enfants de trois ans 1 vont l'cole alors qu'elle n'est pas encore pour eux obligatoire !

    Ah ! la maternelle ! Proprette et gaie o les enfants s'amusent et chantent et font des rondes ... 85 99 % des petits enfants suivent le joueur de flte, petit troupeau de rats qu'on emmne au dsastre.

    Dans une circulaire du 7 dcembre 1982, le ministre de l'ducation nationale consacre son attention aux tout-petits. Et l'on peut lire cette phrase scandaleuse: [...] L'cole maternelle pourrait ainsi mieux assumer son rle de pivot ducatif, c'est--dire de base d'organisation de la vie de l'enfant, l'cole et hors de l'cole [...]. (C'est moi qui souligne.)

    a va peut-tre encore mieux en le disant, ce n'est pas parce que nous n'avons pas t heureux l'cole que nous voulons en sauver nos enfants, mais parce que nous avons pris conscience qu'on s'tait servi de notre jeunesse des fins mercantiles de rentabilisation de notre socit. Qu'on ne nous rpte pas alors, de grce: Mais vous savez, ce n'est plus comme de votre temps ! C'est trs joli et gentil. Ce n'est pas la question.

    Marie, si tu savais comme cela m'a afflige d'entendre tant de fois tant d'annes tant de gens diffrents m'assurer que les enfants sont heureux l'cole. Je le sais bien! J'en tais le plus bel exemple ! Le petit voyage que nous avons fait chez ceux qui avaient choisi la libert d'instruction m'a confirme dans une chose que j'avais dj constate la Barque 2; quand j'ai interrog les parents sur leur scolarit, j'ai eu deux rponses: il y avait ceux qui avaient ador l'cole, avaient fait des tudes brillantes et puis, en minorit, les cancres, ceux qui avaient toujours refus l'agacement scolaire. Les premiers avaient pris conscience de leur alination plus tard que les seconds et savaient bien que c'tait cette satisfaction mme d'tre l'cole qui les avait empchs de voir clair. Alors ? Alors, plus encore que les lves moyens qu'on retrouve trs peu dans le profil du parent dscolarisant , les anciens lves brillants qui aimaient la classe estiment avoir t berns l'cole.

    On commence, dans les pays qu'on dit avancs , comme ceux de Scandinavie, en rduisant dj les horaires, remettre en question l'obligation scolaire. C'est un sujet qu'on se permet d'aborder dans les mdias en Islande ou au Danemark, m'crit-on.

    Des voix, et non des moindres, dans le monde entier, toujours se sont leves contre l'cole. Comme celles de William Blake et surtout de Charles Dickens dont on ose vicieusement se servir pour dcrire la condition en laquelle tomberaient nos pauvres gosses si on les laissait travailler. Dickens a dnonc le travail obligatoire et l'cole obligatoire. Plus prs de nous, Krishnamurti a demand instamment aux personnes qui aimaient les enfants de soustraire ceux-ci l'cole et de leur donner

    1. Les rles des femmes en Europe dans les annes 70 , velyne SULLEROT, dans Le Fait fminin, Fayard, 1978. 2. La Barque tait un lieu d'enfants dscolariss qui exista Paris de 1973 1977. Marie et moi en tions. 3. De l'ducation, KRISHNAMURTI, Delachaux et Niestl, 1980. Voir aussi Rponses sur l'ducation, Stock, 1982.

    9

  • l'instruction quelque part, au coin de la rue ou dans leurs propres maisons 3 . Depuis qu'a t promulgue la loi de 1882, il y a toujours eu, en France, une sourde opposition celle-ci et les coles parallles ou perpendiculaires ne datent pas d'aujourd'hui.

    C'est en 1967 qu'on trouve les premiers mouvements militants de contestation scolaire aux tats-Unis, puis en Italie que devait srieusement secouer Il Manifesto . Les syndicats franais pendant ce temps s'occupaient des broutilles habituelles.

    La gauche cisalpine n'est pas d'accord ? Oui, je connais la chanson : mme si l'cole est le lieu de reproduction de la division de la socit en classes, elle demeure utile dans un processus d'unification politique des diffrentes couches sociales contre le systme capitaliste pourvu simplement qu'on veuille bien la dmocratiser. Mes petits camarades militants ne se sont gure privs de me dire qu'on faisait honneur la classe ouvrire en envoyant son mme la communale ! l'enqute que Jules Chancel et moi avions mene en 1977 sur le refus de l'cole, un membre du comit directeur du P.S., Jacques Guyard, rpliquait: Comme toute institution de masse, l'cole est un champ de forces contradictoires, o la bourgeoisie tente de briser dans l'uf toute rflexion critique, mais aussi o, par l'action des ducateurs et des parents, et par le jeu mme du dveloppement des mcanismes intellectuels, un esprit d'analyse autonome et de contestation nat sans cesse.

    Ce serait un singulier mpris pour les travailleurs de ce pays que de supposer qu'ils se battent depuis un sicle pour une institution dont le seul but serait de les enfoncer C'est spirituel !

    Je ne crois pas du tout qu'une volont perverse de nos dirigeants ait fait de l'cole ce lieu d'oppression rserv aux enfants. Si cela tait, un complot aussi gnial, une organisation aussi subtile de l'exploitation des intelligences et des nergies ne pourrait provoquer de ma part, devant un tel machiavlisme, qu'une admiration tonne. Mais ce n'est pas le cas. L'institution scolaire est la rsultante de plusieurs dynamiques. John Holt a crit cette phrase que je trouve infiniment juste: L'cole est beaucoup plus mauvaise que la somme de ses parties 1. C'est pourquoi quand un ami enseignant me dit: Ne suis-je pas gentil avec mes lves ? , je lui rponds qu'il joue les imbciles. Qu'il y ait des gens bien intentionns dans l'ducation nationale n'empche pas le carnage. l'cole, une foule de gens apprend se taire, penser au son de cloche, se croire bte. Et jamais ils ne s'en relveront. Alors c'est vrai qu'ils ont t mouls de faon mettre leurs gosses l'cole et qu'ils le font sans se poser de questions, mais les cicatrices sont l. D'o ce cri du cur d'une institutrice, toute Freinet qu'elle soit: N'empche que j'ai souvent le sentiment d'une solitude, lie avant tout l'ide mme d'cole, comme si chacun des adultes, d'une faon inconsciente bien sr, rejetait cette cole en soi parce que c'est l'cole et que, fondamentalement, c'est connu, on prfre les vacances au boulot 2 ! J'apprcie que ce soit elle qui le dise, elle dont la navet, pour tre polie, ne peut tre une excuse au livre qu'elle a commis et sur lequel je reviendrai.

    Imagine un instant que l'obligation scolaire tombe et que les parents n'aient aucun moyen de faire pression sur leurs rejetons, pense tes copains et copines, quel serait le taux de l'absentisme en classe ? Dis un chiffre ...

    Les enfants vont l'cole parce qu'on les y oblige. C'est la premire chose regarder en face. Mais le pire, c'est qu'on nous oblige, adultes, ne pas y aller ! Si elle n'tait jamais obligatoire, une

    cole qu'il resterait imaginer pourrait intresser l'un ou l'autre un moment de sa vie. Et qu'on ne me parle pas de formation permanente ! Dans l'tat actuel des choses, on continue

    bien sparer les loisirs, les tudes, le travail et on ne pourra jamais tre en unit de soi tant qu'on nous dcoupera la vie de cette manire. On a tout lieu de penser que cette formation permanente devient petit petit obligatoire et qu'elle sert bien d'autres desseins que notre accomplissement personnel .

    1. S'vader de l'enfance, John HOLT, Petite bibliothque Payot, 1976. 2. coute, matresse, Suzanne ROPERT, Stock, 1980. 3. Cf. L'cole perptuit, H. DAUBER, E. VERNE, Seuil, 1977.

    10

  • Les signataires du Manifeste de Cuernavaca 3 ont vu avec une prodigieuse acuit ce qui nous attend et s'lvent contre une scolarisation sournoise qui ne fera qu'indfiniment renforcer le pouvoir de ceux dont le savoir est certifi par l'tat et estampill. Ils proposent que chacun bnficie d'un temps gal, de ressources financires gales et d'une libert gale pour apprendre , car chacun doit avoir accs toutes sortes de connaissances .

    Pour cela, bien entendu, le plus urgent faire est de rendre illgaux les diplmes. Illich avec les signataires du Manifeste de Cuernavaca insiste beaucoup l-dessus. Il faut empcher toute discrimination fonde sur la scolarit. Il est absurde et injuste de juger (en bien ou en mal) un homme sur son pass scolaire. Qu'est-ce que c'est que cette pratique qui consiste se renseigner sur tel ou tel pour savoir s'il s'est montr dans son jeune ge capable de rpter ce qu'on lui demandait de rpter ? a rime quoi ?

    Il faut supprimer les diplmes comme le casier judiciaire et pour les mmes raisons. N'importe qui pourrait accder aux facults et tout ce qui devrait fort propos les remplacer.

    Craindrait-on, par extraordinaire, qu'il n'y ait trop de monde ? Si l'on supprimait les diplmes, gageons qu'on ne se bousculerait pas aux portes ...

    Tout le monde sait que les diplmes n'ont ordinairement aucun rapport, mme lointain, avec la qualification qu'on demande pour un emploi. Pour un travail rclamant telle ou telle comptence, le dsir de russir et une priode d'essai ne seraient-ils pas des gages plus srieux que le casier scolaire ? Nous connaissons tous des gens qui seraient profondment heureux de pouvoir en former d'autres autour d'eux ce qu'ils aiment faire.

    Mais ne comprend-on pas que cela nous est rendu impossible dans la trs exacte mesure o l'on nous oblige vivre l'enseignement sur un mode scolaire et uniquement ?

    Encore une fois, en te gardant de l'cole, c'est moi aussi que je dfends contre le rle qu'on voudrait me forcer jouer, mais aussi tous ceux, grands et petits, qui ont envie de nous apprendre quelque chose, qui je reconnais cette libert-l.

    L'obligation scolaire n'est pas, bien sr, l'obligation d'apprendre mais d'apprendre l'cole. Pourquoi ce temps de six seize ans ? Et pourquoi cet espace divis en des classes et une cour ?

    De six seize ans, c'est clair et personne ne s'en cache, parce que l'esprit de l'enfant est mallable, c'est toujours cette ide de la cire molle qu'il faut marquer d'un sceau. Les diplmes font de l'esprit scell une lettre qu'on peut envoyer ds lors son employeur destinataire.

    Quant au lieu ... Qui vit en classe vit ncessairement dans un lieu commun 1. Edmond Gilliard dit bien d'autres belles vidences. Lieu commun de la banalisation et d'un dispositif de contrle que Michel Foucault a dcrit avec perspicacit. Avant mme de former l'esprit, on forme le corps qui doit se lever, s'asseoir, manger, chier, pisser, dormir aux heures convenues.

    Il y a deux ans, un prof de philo s'est fait suspendre de ses fonctions. Dans le rapport que la directrice a remis qui de droit, on lit : Il a incit les lves demander une libert totale de mouvement dans les classes, dans les clubs, les couloirs, en ville, sans surveillance, sans souci de la scurit des lves et de la sauvegarde des locaux et du matriel 2. Je voudrais que chacun puisse ragir comme toi et s'indigner de cette manire la lecture que je viens de te faire ... C'est vrai que tu n'es pas habitue . Il m'a fallu moi beaucoup de temps et de travail pour me dsaccoutumer du pire et il n'y a pas de repos en cette entreprise. J'aime aussi cette autre phrase de Gilliard : Ce qu'on appelle l'ordre tabli n'est qu'un tat de violence entr dans l'habitude. Il n'y a pas d'injustice, d'injure, d'iniquit, d'indignit, de brutalit, de barbarie qui la dure ne puisse confrer, par l'accoutumance morale , une apparence de civilit, un air de dcence, des dehors de biensance [... ]

    1. L'cole contre la vie, Edmond GILLIARD, Delachaux et Niestl, 1970, soulign par l'auteur. 2. Cf. Chronique des flagrants dlires, Jean-Pierre BLACHE, diffusion Alternative, 1981.

    11

  • On envoie ses mmes l'cole parce que a se fait. La tradition ne cesse de couvrir des trahisons . Mais ce qui me renverse, c'est de voir comment, quand on a pris l'habitude d'accepter, on accepte tout et pas seulement ce que le poids du pass entrine. Ainsi une longue panoplie de moyens de coercition psy se met en place et tout le monde trouve a normal ! Personne ne s'tonne que dans les coles maternelles fleurissent des dessins de bonshommes . Et moi je dis que chez les enfants dscolariss du mme ge, l o on est moins hant par la paranoa de l' interprtation , on ne trouve que rarement ce genre de dessins (vrification faite de visu dans une dizaine de lieux !). Quand on dit Tous les psychologues sont d'accord pour dire que le meilleur ge pour apprendre lire, c'est six ans , pas un qui bronche. Et mes questions naves, la seule rponse que je me sois jamais attire de la part des spcialistes a t: C'est scientifiquement prouv. Alors, aprs a, ceux qui savent encore s'intresser ce qui les contredit (race bien rare) s'tonnent d'apprendre que la plupart des difficults d'apprentissage de la lecture ont disparu en Sude depuis qu'on en a fait passer l'ge sept, huit ou neuf ans 1.

    En gnral, et dans le domaine du mental en particulier, ce qui est scientifiquement prouv me met toujours en tat d'alerte. Car je veux connatre l'talon des mesures, savoir au juste sa valeur, qui l'a tabli, qui s'en sert et quelles fins.

    Sans tergiverser, je prsume coupable toute tentative d'extorsion de renseignements telle que le questionnaire ci-dessous tir quatre mille exemplaires, adress des parents d'lves d'coles publiques Paris.

    Il y a quatre feuillets sous en-tte du ministre de l'ducation nationale. Titre: questionnaire aux familles. L'introduction a le mrite d'tre outrageusement claire: Vous savez combien il est important de bien connatre votre enfant pour mieux diriger sa formation. Les renseignements qui vous sont demands le sont uniquement pour le bien de votre enfant, Ils nous permettront d'unir nos efforts aux vtres pour russir son ducation par une action commune, Par avance, nous vous remercions de votre aide.

    Suit l'enqute d'tat civil habituelle et on passe aux questions proprement dites du genre de : quoi joue-t-il? et autres tout aussi innocentes, Puis ceci : Votre enfant est-il tranquille ou vif, docile ou difficile, renferm ou expansif, lent ou rapide, sensible aux rprimandes ou non 2 ?

    Mais c'est la question suivante que j'aurais pu mettre en exergue de ce livre : Quelle est votre avis la meilleure faon de le "prendre" ?

    a se termine par [...] Rpondez sans tarder, l'cole a besoin de la coopration (moi j'aurais mis collaboration) des parents. Votre rponse restera confidentielle 3. Elle servira seulement mieux connatre votre enfant, dont l'ducation sera ainsi mieux assure.

    Que les psychologues s'intressent l'enfant ne date pas d'aujourd'hui. Stanley Hall, Binet puis Piaget s'absorbrent dans l'analyse de l'intelligence, mais c'est beaucoup plus rcemment qu'on a commenc regarder comment l'enfant, petit petit, prenait conscience de son identit et par quelle autorit on pouvait l'amener devenir lui-mme ,

    L'investigation mdico-psychologique est une arme terrifiante. Quand on dit d'un enfant qu'il est insupportable , a passe, mais a ne passera plus quand du mme enfant quelqu'un aura dit un jour qu'il est psychotique. Et l'horreur de ces jugements, c'est que personne ne peut apporter la preuve de son innocence. N'importe qui peut prtendre que je t'aime trop ou pas assez, qu'un enfant est pervers ou non. Face ce pouvoir absolu nous ne pouvons opposer qu'un scepticisme absolu. Du moins jusqu' un certain point qui, franchi, ne peut que nous provoquer l'action arme. Je pense ici ce que raconte Illich qui n'a jamais eu la rputation d'tre un plaisantin: Un psychanalyste, le docteur Hutschnecker, qui avait comme patient M. Nixon avant sa dsignation comme candidat rpublicain

    1. Cf. La Fatigue l'cole, Dr Guy VERMEIL, d. sociales de France. 2. Soulignez les mots qui vous paraissent le mieux convenir. 3. Confidentielle! Je suppose qu'ils veulent dire que ce ne sera pas publi ni affich dans les gares. 4. Une socit sans cole, op. cit.

    12

  • la prsidence, soumit ce dernier un projet qui lui tait cher. Il fallait, selon lui, que tout enfant entre six et huit ans ft examin par des spcialistes en psychiatrie pour dterminer ses tendances agressives et prescrire des traitements obligatoires. Si ncessaire, il faudrait avoir recours des priodes de rducation dans des institutions spcialises. M. Nixon, devenu prsident, soumit son secrtaire la Sant, l'ducation et aux Affaires sociales, la thse de son mdecin traitant. Je ne sais ce qu'il en advint, mais il faut reconnatre que, dans une certaine perspective, des camps de concentration prventifs pour pr-dlinquants reprsenteraient une amlioration logique du systme scolaire 4...

    Le dpistage, en France, s'effectue bel et bien par le systme G.A.M.I.N. (gestion automatise en mdecine infantile) et la loi d'orientation de 1975. Les examens mdicaux taient obligatoires pour tous les enfants depuis la loi du 15 juillet 1970; partir de 1974, les renseignements mdicaux et administratifs ainsi obtenus ont t mis sur ordinateurs et grs. Les enfants risques sont surveills par les travailleurs sociaux.

    La loi d'orientation en faveur des personnes handicapes de 1975 abandonne le terme devenu officiel en 1956 d' inadaptation infantile pour celui de handicap mental .

    Je ne perds jamais de vue que par cette loi est reconnu handicap mental l'enfant qui ne peut pas suivre l'cole. L'enseignant qui l'enfant pose un problme ( il ne comprend rien ou il bouge sans arrt ou il ne sait pas s'arranger avec les autres ) passe le tmoin au psychologue qui prend le relais et c'est parti ... L'enfant normal est celui qui s'adapte bien l'institution scolaire. (Tout cela couvait dj depuis longtemps: entre 1880 et 1890, au moment de la mise en place de l'cole obligatoire, la psychiatrie s'tait d'abord soudain intress l'enfant vagabond, dgnr impulsif .)

    Illich dit encore: Les hommes qui s'en remettent une unit de mesure dfinie par d'autres pour juger de leur dveloppement personnel ne savent bientt plus que passer sous la toise. Il parlait l des examens et c'est moi qui tends sa formule tous les examens. Avec l'entre des psy l'cole, on a l'incontestable preuve, s'il en tait besoin, que l'cole juge et sanctionne. Le judiciaire et le scolaire sont maris pour longtemps. Philippe Meyer a crit un livre dont le contenu est la hauteur du titre: L'Enfant et la raison d'tat 1. Il n'y parle pas de l'cole mais du contrle social, qui relve de la mme normalisation. Il est d'ailleurs bien facile de se rendre compte qu'en temps de vacances la police prend le relais des surveillants .

    Tout mouvement incontrl est corollairement proclam suspect , dit Meyer qui en donne d'abord cette illustration: Un pionnier de l'introduction des sciences humaines dans la pratique judiciaire, le juge Chazal, s'inquite qu' l't 1960, pour trois millions de jeunes urbains de quatorze dix-huit ans, 1074000 mois de vacances [se soient] drouls sous le contrle effectif de la famille ou d'organismes sociaux, contre 4349000 mois de vacances exempts de tout contrle, qu'il soit social ou familial 2.

    Et plus loin, il ajoute qu' la mme poque, le prsident des quipes d'action, Jean Scelles, donnait la revue Rducation un petit manuel de bonne conduite l'usage des automobilistes sollicits par des auto-stoppeurs dans lequel on pouvait lire: Une mise en garde par voie de presse contre l'admission des mineurs dans les voitures prives et camions est ncessaire, car l'usage de l'automobile est gnral, et les mineurs (garon ou fille) l'emploient habituellement dans des fugues trs nombreuses pour chapper leur famille ou aux maisons de rducation. Lorsqu'un mineur (garon ou fille) fait de l'auto-stop, il est utile de lui demander son identit de faon prcise (production de la carte d'identit) et de le signaler la gendarmerie. Car il faut aider les familles de disparus.

    De la coopration demande aux familles jusqu' la dlation, il n'y a qu'une suite logique voulue par le contrle de l'tat.

    Parmi mes amis taulards, j'ai souvent t frappe d'entendre : On nous traite en prison pire qu' 1. L'Enfant et la raison d'tat, Philippe MEYER, Seuil, 1977. 2. Revue Rducation, 1er trimestre 1960, n 117-118, cit dans L'Enfant et la raison d'Etat.

    13

  • l'cole ! Il s'agit bien de normaliser et de faire rentrer dans le rang. L'enfant et le dlinquant font des btises , l'un et l'autre doivent tre l'objet d'une surveillance constante , il faut leur serrer la vis car ils se croient tout permis , ils ne se rendent mme pas compte de ce qu'ils font .

    Il n'y pas trente-six manires de surveiller; quant la discipline, je connais des centrales moins dures que certains internats.

    Je n'ai pas l'intention d'insister sur ce qu'est la discipline. Michel Foucault a fait dans Surveiller et punir une tude en tous points remarquable sur la question. Il a parfaitement rendu compte du pouvoir de la Norme qui s'rige au XVIIIe sicle: Le Normal s'tablit comme principe de coercition dans l'enseignement avec l'instauration d'une ducation standardise et l'tablissement des coles normales. [...]. Aux marques qui traduisaient des statuts, des privilges, des appartenances, on tend substituer ou du moins ajouter tout un jeu de degrs de normalit, qui sont des signes d'appartenance un corps social homogne, mais qui sont en eux-mmes un rle de classification, de hirarchisation et de distribution des rangs. En un sens, le pouvoir de normalisation contraint l'homognit; mais il individualise en permettant de mesurer les carts, de dterminer les niveaux, de fixer les spcialits et de rendre les diffrences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement l'intrieur d'un systme de l'galit formelle, puisque l'intrieur d'une homognit qui est la rgle, il introduit, comme un impratif utile et le rsultat d'une mesure, tout le dgrad des diffrences individuelles 1

    Le pouvoir disciplinaire, on voit bien ce que c'est; tous les parents savent comment on dresse leur gosse l'cole, si librale soit-elle. L o ils croient trouver une excuse leur aveuglement, c'est que la discipline normative ne rend pas vraiment leur mioche identique celui du voisin; l'un continuera aimer le disco, l'autre prfrera le reggae. C'est l le pige, car au lieu de plier uniformment et par masse tout ce qui lui est soumis, il [le pouvoir disciplinaire] spare, analyse, diffrencie, pousse ses procds de dcomposition jusqu'aux singularits ncessaires et suffisantes [...]. La discipline fabrique des individus; elle est la technique spcifique d'un pouvoir qui se donne les individus la fois pour objets et pour instruments de son exercice 2.

    Tu comprends bien que si l'cole ne formait qu'une collectivit, nous aurions quelques rflexes de dfense contre la confection en srie. Mais c'est bien pire que a, c'est en tant qu'individu que chacun est surveill, moul, orient et finalement isol des autres. l'cole, on n'est jamais seul et on est toujours isol. Tu imagines ce qu'est une salle d'examen ou de concours ? Chacun abandonn ce qu'on veut soutirer de lui comme preuve de sa conformit. Je ne rsiste pas te citer encore une fois Foucault - c'est toujours un bonheur pour moi d'induire mes aims en tentation de lecture - : L'examen combine les techniques de la hirarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. Il tablit sur les individus une visibilit travers laquelle on les diffrencie et on les sanctionne. C'est pourquoi, dans tous les dispositifs de discipline, l'examen est hautement ritualis. En lui viennent se rejoindre la crmonie du pouvoir et la forme de l'exprience, le dploiement de la force et l'tablissement de la vrit. Au cur des procdures de discipline, il manifeste l'assujettissement de ceux qui sont perus comme des objets et l'objectivation de ceux qui sont assujettis .

    La production des preuves tablit ici l'aveu que je prends en son sens originel de remise de soi au seigneur fodal .

    Nous sommes proprit d'tat. Chacun. Et nous n'en saisissons pas immdiatement l'horreur parce que nous avons t bel et bien forms tel servage. Depuis Constantin et Thodose au IV sicle, et

    1. Surveiller et punir, Michel FOUCAULT, Gallimard, 1975. 2. Ibid. 3. Cit par Paul NIZAN dans Les Chiens de garde, Petite collection Maspero, 1982.

    14

  • pendant environ mille trois cents ans, l'glise a t l'me de l'tat. Mais ds que le dclin de l'glise s'est manifest, il a fallu que l'tat trouve de toute urgence le moyen de se faire admettre dans les esprits et ce de faon aussi totalitaire que l'glise y tait parvenue. La tche tait rude. Comment plier les esprits la convenance des ncessits tatiques ? Il s'agissait de rien moins que de crer en quelque sorte des superstitions.

    Les serviteurs et commis de l'tat rendirent alors l'cole obligatoire et le programme (entends la programmation) uniforme pour tout citoyen. Dsormais, chacun est entran penser comme les matres et obir.

    Le 5 mars 1880, Jules Ferry dclare au Snat: Il y a deux choses dans lesquelles l'tat enseignant et surveillant ne peut pas tre indiffrent: c'est la morale et c'est la politique, car en morale comme en politique, l'tat est chez lui, c'est son domaine, et par consquent c'est sa responsabilit 3

    D'emble il a t trs clairement expliqu aux pdagogues quelle tait leur fonction. Buisson, dans le Dictionnaire de pdagogie, balance ces inanits que les enseignants ont parfaitement intgres : Si [...] l'ducation a avant tout une fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu social o il est destin vivre, il est impossible que la socit se dsintresse d'une telle opration [...]. En dpit de toutes les dissidences, il y a ds prsent, la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs tous, que bien peu en tout cas osent nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des ides et des sentiments qui sont la base de la morale dmocratique. Le rle de l'tat est de dgager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses coles, de veiller ce que nulle part on ne les laisse ignorer des enfants, ce que partout il en soit parl avec le respect qui leur est d [...].

    L'tat a raison. L'tat a raison de nous. Il dispose du monopole du droit et de la force. Concrtement il dcide si je suis majeure ou non, dans quelle mesure je peux ou non sortir de mon pays, ce qu'on m'aidera ou non faire (des enfants, des tudes, des rencontres), si j'ai le droit de me suicider ou de prter assistance qui veut disposer librement de sa mort, etc. C'est encore Jules Ferry librateur des petits enfants qui disait (avec quelle outrecuidance !) que l'tat s'occupait de l'ducation pour y maintenir une certaine morale d'tat, certaines doctrines d'tat qui importent sa conservation 1.

    Dans les pays occidentaux, la libert de pense est surveille bien plus troitement qu'on ne veut le croire. Un livre qui ne va pas dans son sens peut tre publi mais autant que l'tat a intrt un certain libralisme. Prenons, au hasard, un pays rpublicain et dmocrate, un pays par exemple o la presse peut se permettre de contrler les agissements d'un chef de l'tat, disons les tats-Unis. Situons-le un moment prcis de son histoire, quand l'Honntet triomphe du vilain mchant prsident et que les Amricains se flicitent de proclamer au monde leur attachement aux liberts. Eh bien, dans la foule de l'affaire du Watergate, l'tat n'entend pas se laisser menacer travers ses gouvernements et ragit immdiatement. Un rapport 2, vraisemblablement ralis par les services d'espionnage, est demand sur ce qui a pu causer un tel dbordement (pas du prsident bien sr, mais de la presse). Conclusion: la dmocratie souffre d'un excs de dmocratie. Je cite (c'est moi qui souligne) : Plus un systme est dmocratique, et plus il est expos des menaces intrinsques [...]. Au cours des annes rcentes, le fonctionnement de la dmocratie semble incontestablement avoir provoqu un effondrement des moyens traditionnels de contrle social, une dlgitimation de l'autorit politique et des autres formes d'autorit [...].

    Pour les auteurs du rapport, depuis ses origines et jusqu'ici, la dmocratie avait fonctionn de manire satisfaisante parce qu'elle n'tait pas rserve tout le monde; je cite encore et il y a de quoi tre berlu d'un pareil cynisme : Le fonctionnement effectif du systme politique dmocratique

    1. Cit dans Les Chiens de garde, op. cit. 2. Rapport n 8 de la Commission trilatrale sur la crise de la dmocratie, 1975, cit dans Sauve qui peut les liberts, Comit contre la rpression, Editions Que faire?, Genve. 1982

    15

  • requiert habituellement une certaine mesure d'apathie et de non-participation de quelques individus et groupes. Dans le pass, chaque socit dmocratique a eu une population marginale, numriquement plus ou moins importante, qui n'a pas activement particip la vie politique. En elle-mme, cette marginalisation de certains groupes est antidmocratique par nature, mais elle a t aussi l'un des facteurs qui ont permis la dmocratie de fonctionner effectivement. Des groupes sociaux marginaux, les Noirs par exemple, participent maintenant pleinement au systme politique. Et le danger demeure de surcharger le systme politique d'exigences qui tendent ses fonctions et sapent son autorit.

    Il est clairement dit ensuite que la libert de pense et de critique met en pril l'tat et que certains se permettent mme de rflchir aux lois qu'on fait voter: La valeur morale de l'obissance aux lois dpend du contenu de la loi et non pas de la rgularit de la procdure qui a permis de la voter.

    Le rapport dnonce alors les coupables, ce sont les penseurs. Parmi eux (car on n'est pas en France), les journalistes; la presse, dit le rapport, est une source trs importante de dsintgration des vieilles formes de contrle social .

    Malheureusement, on n'a pas laiss filtrer les moyens de remdier cet excs de dmocratie. Dommage, a nous aurait intresss.

    Je lutte contre l'tat d'abord parce qu'il m'opprime (son droit est sa morale, sa force est par nature violente) et que j'ai besoin de mon intgrale libert pour juger, seule, des limites temporaires qu'en vue d'une autre plus large je veux bien parfois imposer celle-ci. Je lutte ensuite parce que intellectuellement je ne puis admettre l'aberration mentale et sociale de sa quelconque dfinition. Ce serpent qui se mord la queue, qui lgitime sa force par ses coups (qu'est-ce qu'un coup d'tat ?) est une institution n'ayant d'autre finalit qu'elle-mme. Je ne veux pas que l'tat suce ma moelle, J'ai besoin de toutes mes nergies pour vivre et mourir. Pas seulement. J'ai aussi besoin de toutes les nergies des autres pour pouvoir les aimer, car je ne peux les aimer que dans leur souverainet.

    Chre petite fille, un jour peut-tre voudras-tu servir l'tat , cela ne me regarde pas; au moins ne t'aura-t-il pas prise de force six ans. Si tu tais un garon ou s'il tait dcid de rendre le service militaire obligatoire pour les filles, pareillement tu pourrais compter sur moi pour t'aider par tous les moyens ne pas y aller. Quand les uns s'insoumettent, pourquoi si peu de parents accueillent-ils les gendarmes coups de fusil ? Avis la marchausse et autres assistantes sociales: si l'tat tente contre ton gr de te prendre, je passe la guerre offensive. Seule ou non.

    Mais je ne suis pas seule et Christine et bien d'autres feraient tout comme moi. Nous refusons tout service national, scolaire ou militaire; d'abord parce qu'il est obligatoire, ensuite seulement parce qu'il est malfaisant. Foucault a fait remarquer que notre tat moderne avait gard la plupart des caractristiques du rgime napolonien qui est autant l'uvre de soldats que de juristes. Et l'on peut sans peine concevoir que l'cole est l'avant-poste des armes. J'exagre ? Le 11 juillet 1981, le ministre de la Dfense, Charles Hernu, s'exprimait ainsi dans Le Monde: Il faut arriver l'arme prpar, et prpar par l'cole, le lyce et l'universit. Il faut une symbiose avec l'ducation nationale. Le ministre de l'ducation nationale l'a-t-il contredit ? Certes non, puisqu'il signe le 23 septembre 1982 un protocole d'accord entre l'ducation nationale et la Dfense. C'est mme lui qui dit : L'cole comme l'arme est toujours le reflet d'une socit qui attend d'elle beaucoup sur le plan de l'adaptation l'volution de la vie sociale comme de la place de notre pays dans le concert des nations [...]. L'ouverture de l'cole, c'est aussi l'ouverture sur les problmes et les ralits de la dfense [...]. C'est l'examen de la place, dans le temps privilgi qu'est le service national, des enseignants et des personnels de l'ducation nationale au sein de la mission de dfense, avec leur richesse et leur devenir d'ducateur.

    Quant au protocole d'accord: [...] La mission de l'ducation nationale est d'assurer sous la 1. L'Enfant et la raison d'tat, op. cit.

    16

  • conduite des matres et des professeurs une ducation globale visant former de futurs citoyens responsables, prts contribuer au dveloppement et au rayonnement de leur pays.

    [...] L'ambition de former des citoyens responsables suppose donc que soit engage une collaboration entre le ministre de l'ducation nationale et le ministre de la Dfense, aux points de rencontre de leurs missions respectives et au service de cette ambition globale.

    On se rjouit d'apprendre que les actions permettant aux lves, dans le cadre des activits ducatives, d'obtenir une information directe, dans les units, sur la vie des armes ou d'entrer en contact avec des militaires du contingent ou d'active seront dveloppes (II, 2, 3).

    J'ai dj fait allusion l'excellent ouvrage de Philippe Meyer 1 qui montre l'enfant face au contrle social. Ainsi tu vois l'arme, la police et l'cole encadrer la jeunesse et prendre en charge les lves. (Au niveau des ministres, tu noteras qu'en revanche le secrtariat d'tat la Culture n'est pas concern par la scolarit de l'enfant et, de fait, la culture est bien le dernier souci de l'ducation nationale !)

    Cet encadrement dont je parle maintient aussi en toile de fond certaines formes de la famille, laquelle dpend d'eux. Barre, la Convention, a dit les choses une fois pour toutes: Les principes qui doivent diriger les parents, c'est que les enfants appartiennent la famille gnrale avant d'appartenir aux familles particulires. Sans ce principe, il n'y a pas d'ducation nationale. Meyer montre parfaitement que l'autorit parentale est un instrument distribu par l'tat et que l'tat peut donc reprendre .

    Les parents reoivent des allocations la mesure de leur soumission certaines rgles du comportement (ceux des coles parallles n'tant pas moins que d'autres sensibles ce chantage). On achte ainsi le silence de la famille qui accepte qu'on fiche son enfant, qu'on lui fasse apprendre n'importe quoi, qu'on le collectivise et l'isole, qu'on lui fasse peur, qu'on le sduise, qu'on le punisse.

    La gauche traditionnelle rle (et encore !) contre une cole qu'elle ne peut pas ne pas juger sgrgative, mais il va de soi que le parti communiste freine des quatre fers ds qu'on s'interroge sur les prrogatives de l'tat. Il y a belle lurette qu'il a oubli ce passage de la Critique du programme de Gotha o Marx s'indigne de la folie qui consiste confier l'enfant de l'exploit aux bons soins de l'exploiteur . Quant aux partis socialistes, ils pourraient la rigueur concevoir que l'tat prenne en charge l'aspect matriel de l'ducation et non son contenu. C'est aussi, en ralit, la position des parents qui crent un lieu du genre cole parallle pour lequel ils demandent la fameuse reconnaissance ; ils disent frquemment que c'est pour obtenir des subventions ou ne pas perdre le bnfice des allocations familiales 1 . Cependant, l'tat qui jouait le rle du protecteur l'inpuisable providence est devenu un tat clientlaire qui vend ses services et les rentabilise; quand il achte telle ou telle cole parallle, ce n'est pas pour la mettre dans un bas de laine. En affaires, l'tat est intraitable et on n'a jamais vu qu'un prtendu devoir de l'tat (comme dispenser un enseignement ) ne s'accompagnt pas d'autant de sujtions y affrentes.

    Le lieu pour enfants qui se fait reconnatre par l'tat devient une cole de pointe . Si elle sert l'tat, en inventant par exemple des mthodes d'ducation plus efficaces, elle deviendra exemplaire et perdra tout caractre contestataire (pour autant qu'elle en ait jamais eu) ou bien elle sera isole, contrle jusqu' ce que mort s'ensuive.

    Il est toujours bon de prendre du pouvoir mme si on ne prend pas le pouvoir, Et je suis rformiste quand a me plat de rformer. En attendant l'abolition de l'cole, je suis pour sa sparation d'avec l'tat. Pour les coles prives ? Oui, pour les coles prives de tout. Qu'il soit interdit de payer l'enseignement ni en espces comme dans les coles dites libres, ni en nature comme dans les coles laques.

    1. On a vu que c'tait une pessimiste erreur au regard de la loi. 2. Jean SULlVAN, Matinale, Gallimard, 1979.

    17

  • Je ne suis pas plus anarchiste que franaise, mre de famille ou homosexuelle. Les tiquettes sont toujours petites, singulirement trop petites. Je ne t'ai jamais forme quelque contestation que ce soit. Ces choses-l ne s'apprennent pas, serait-ce entre frres. Mme les coles cres par de vrais anars garantis, comme la Ruche, se sont toujours refus fabriquer des anarchistes .

    De moi je ne saurais rien dire, de nos amis, je dirai qu'ils sont rebelles, au sens o Jean Sulivan l'entendait: J'appelle " rebelle " qui est conduit, cause d'une certaine sant, relativiser les ides et automatismes produits en lui-mme par la socit [...] . Sa mission est de dsigner l'absence. Ce n'est pas sa mission.

    C'est sa nature 2. Dans nos socits rcupratrices, il faut avoir une sacre imagination pour se croire subversif et

    mes amies(is) insoumises et insoumis ont autant le dgot que moi des mots comme exprimentation sociale . Il semblerait qu'on entende par l trois dmarches possibles qui visent des changements soit ayant pour but d'assurer l'invariance des structures sociales, soit se proposant de modifier les structures sociales, soit ne modifiant pas les structures mais s'attaquant aux fondements de ces structures (on peut trs bien imaginer un mouvement de refus de dclarer son gosse la naissance, par exemple). Dans l'expression exprimentation sociale , il y a l'ide d'une mthode scientifique sur fond de laboratoire et cette autre qu'on se responsabilise par rapport la socit. Ces mondanits ne nous intressent pas et si j'explicite mes raisons de ne pas te scolariser, ce n'est rien que pour le prcieux plaisir de partager ce que j'ai su avant mme que de me l'tre formul. Dans mon attitude, quelque chose d'immdiat et d'instinctif. On admet communment dans les milieux de la nouvelle gauche que le seul moyen de ne pas se faire rcuprer est d'articuler le projet d'autres forces politiques; articuler voque une interaction, une interdpendance. Trs peu pour moi ! Mais j'ai des allis, connus et inconnus; ce sont des gens singuliers. Cette alliance-l est intransigeante, profonde, aimante. Ceux qui parlent d'ordre et de dsordre ne connaissent rien aux mots. Parce qu'il y a un autre ordre des choses auquel il me convient d'obir.

    Que ce soit par l'incendie des bahuts ou par la dscolarisation, il y a une critique en actes de l'cole qu'il ne faut pas sous-estimer , a crit Paul Rozenberg dans un trs bel article des Temps Modernes 1. Il se passe l des vnements dont il m'importe peu qu'on les dise signes ou signaux.

    Quoi de plus cocasse que ces gens qui nous demandent si nous sommes nombreux ? Le fait d'tre un ou plusieurs ne change les choses que pour les mass media, sauf reprendre cette ide que l'union fait la force (maxime dont on peut vrifier chaque instant l'absurdit). Il ne s'agit pas l de valeur quantitative. La femme qui se croise soudain les bras dans l'atelier et refuse de finir le centime col de chemise de la journe ne joue pas le mme rle que d'autres qui ensemble arrteront les machines et, par exemple, se les approprieront. L'action de la premire n'est pas plus ni moins utile; elle peut tre plus rvolutionnaire que celle des autres (parce que dans tel ou tel cas plus consciente, plus dtermine, plus personnelle), pas forcment d'ailleurs car l'chec est toujours possible, qu'on soit une ou dix mille, c'est--dire quand d'arrter les machines ne donne gagner ni en joie ni en intelligence. En l'occurrence, Marie, chacune de nous deux, dans cette grve contre l'cole, sait o sont ses gains.

    1. La normalisation et les modalits du refus , Paul ROZENBERG, dans Les Temps Modernes, novembre 1974

    18

  • Chapitre 2

    CONTRE LES CANONS DE LA PENSE

    Allons enfants ... ! Vous entrerez dans la carri-re quand vos ans n'y seront plus ... vous y trouverez leurs

    poussires et l'exemple de leurs vertus. Et l'exem-emple de leurs vertus. Bien moins jaloux de leur survivre que de partager leur cercueil, vous aurez le sublime orgueil ... etc., etc.

    Poussires et vertus. Exemples. On ne saurait trop insister sur les facults de mimtisme des grands singes.

    Faire pareil. Telle est la loi. David Riesman a trs bien dcortiqu les mcanismes par lesquels la socit s'assure un certain degr de conformit de la part des individus qui la composent. 1 . Car si, comme je te le disais plus haut, le premier but de l'cole est de donner l'habitude de la discipline, son deuxime est bien d'investir bon escient le capital humain que l'tat lui confie. C'est qu'elle s'y connat en investissements et investitures. Et elle place chacun de telle faon qu'il rapporte. Par tapes et suivant un long rituel, l'enfant est initi ce qu'on attend de lui. Il est question ici d'apprentissages divers qui marqueront son appartenance tel ou tel clan. C'est l' a b c de la sociologie et Durkheim le dit sans dtour: L'ducation est l'action exerce par les gnrations adultes sur celles qui ne sont pas encore mres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de dvelopper chez l'enfant un certain nombre d'tats physiques, intellectuels et moraux que rclament de lui et la socit politique dans son ensemble et le milieu spcial auquel il est particulirement destin. 2

    Qui dit mieux ? L'cole sait se plier et sait faire plier toutes les exigences de qui gouverne. Faut-il former des

    Aristocrates ? On forme des aristocrates. Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des communistes ? Comment donc. Ces buts rpondent la demande d'un groupe social possdant momentanment le pouvoir politique. Ils ont en commun d'tre des buts.

    C'est sans doute ce qu'on nous pardonne le moins nous qui tentons de vivre d'une autre manire auprs des enfants: nous n'avons pas pour eux de but.

    On nous vilipende aujourd'hui comme il y a quatre-vingts ans. coute Jakob Robert Schmid qui fait la critique des matres-camarades si proches de nous. Il parle de ces enfants des communauts scolaires libertaires, entre les deux guerres, sur lesquelles j'aurai encore bien des choses te dire : Ce ne sont peut-tre pas avant tout les lacunes dans leurs connaissances qui ont d plus tard les gner mais surtout leur incapacit travailler en vue d'un but atteindre et par devoir [ ... ]. Le principe qui consiste orienter l'ducation scolaire uniquement d'aprs les besoins prsents nous parat inacceptable, non seulement sous l'angle des besoins de l'enfant, mais aussi du point de vue de la mission de l'cole. Au risque d'tre trait de ractionnaire, nous estimons que l'cole n'a pas comme unique but d'tre au service de l'enfant ! La socit, qui a cr l'cole et qui fait des sacrifices pour elle, a aussi des droits sur elle [ ... ]. Elle a le droit d'exiger que l'cole collabore la tche spirituelle qui incombe l'humanit; qu'elle transmette la jeunesse les valeurs religieuses, morales, esthtiques, scientifiques et sociales que la socit s'efforce de raliser tout moment de son existence; qu'elle l'duque dans le respect de ces valeurs et qu'elle lui communique la volont de participer leur ralisation. Il s'agit l non seulement d'un droit, mais d'un devoir de l'cole. 3

    Ah les tristes sires ... ! Comme ils se sont bien perptus jusqu' nous ! J'ai entendu trop souvent,

    1. La Foule solitaire, David RIESMAN, Arthaud, 1978 2. mile DURKHEIM, ducation et sociologie. 3. Le Matre-Camarade et la pdagogie libertaire, Jakob Robert SCHMID Franois Maspero, 1979.

    19

  • vraiment trop souvent exactement les mmes choses. Comment fera Marie, plus tard, pour faire ce qui lui sera pnible ? Mais elle ne saura pas ! rpondais-je. On me regardait, constern. Eux savent.

    Ce sont les bien-pensants. D'une classe l'autre, ils connaissent les convenances, toutes. Dans une classe maternelle d'Auchy-les-Mines, on apprend ranger ses affaires, tre propre, se

    lever quand entre la directrice; au Vsinet, la matresse, dans la mme classe de maternelle, dit qu'il est mal poli de ne pas entrer dans la ronde et que pleurer donne du chagrin Maman . Les bonnes manires peuvent ainsi changer d'une classe l'autre, l'essentiel tant qu'elles restent manires et bonnes .

    L'ducation nationale se choisit bien sr les instruments ncessaires la formation des citoyens. Ceux-ci se doivent d'tre le mieux adapts possible aux besoins des gouvernements en place. Dans un pays dmocrate ou pseudo-dmocrate, il est vident que les options philosophiques ou politiques auxquelles il faut complaire sont celles du plus grand nombre. Aucun rapport d'un quelconque savoir avec les sciences, les arts ni la culture, encore moins avec les gots des uns et des autres. Les programmes scolaires, c'est un fait, peuvent sembler parfaitement htroclites. Va-t'en savoir pourquoi on a tent de m'enseigner la trigonomtrie et pas la mdecine, pourquoi j'ai su par cur le nom de tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom du canal prs duquel j'tais ne, pourquoi on s'est vertu, bien en vain, m'enseigner trente-six points de tricot mais pas sculpter le bois. Je voudrais maintenant connatre le nom de tous les fleuves de Chine et aussi le nom des outils des hommes. Je ne dis pas - oh non - qu'il est sans intrt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu'on apprend en classe ne rpond rien de rationnel mais surtout - et c'est pire - rien de volontairement irrationnel. C'est le bric--brac des bibelots et quelques livres qui ornent la bibliothque du Franais moyen.

    Et tu sais comme je m'amuse quand on m'assure que ce n'est plus comme de mon temps , qu'au lieu des brassires on fait faire aux filles de la mcanique et que l'informatique remplace le grec. La belle avance !

    Ce qui n'a pas chang et ne risque pas de changer, c'est qu'on a choisi pour moi non ce qui me serait agrable donc utile, mais ce qui est utile la socit. (L'cole, de par ses structures d'une invraisemblable lourdeur, est toujours, dans ses programmes, en retard d'une gnration, mais cela ne change rien au fond.) Quelques-uns convainquent mme les gens que ce qui leur sera utile eux, c'est justement ce qui sera utile la machine appele socit . Le plus fort, c'est que l'cole inculque l'ide de je ne sais quel bien commun , persuadant certains qu'ils choisissent leur alvole par altruisme !

    La socit, c'est vous. Si je veux. J'en prends, j'en laisse. Ce qui est bon pour moi n'est pas bon pour lui, elle ou toi. En revanche, je ne crois gure m'avancer en disant qu'il est bon pour toi, elle ou lui que moi je sois bien dans mes petites bottines. Que nous avons tous intrt ce que chacun soit lui-mme dans son harmonie, singulier et profond dans son tre.

    L'enseignement est une affaire personnelle. Tu as le droit le plus absolu d'apprendre ce que tu veux. Plus vari et inattendu sera le savoir des autres et plus fantastique sera toute rencontre. J'ai quelque chose dfendre dans ce qui circule entre les gens, dans cet obscur rapport qui me lie aux hommes vivants et morts.

    Certains connaissent de prs le prix de la scolarit ; ceux-l m'assurent de leur soutien; ce sont souvent des ducateurs d'enfants dits caractriels ou dficients, ou encore cette femme qui travaille dans le service de ranimation d'un grand hpital de la rgion parisienne et qui est spcialise dans le suicide des enfants: elle sait combien de compositions rates, de mots faire signer par les parents , d'amitis trop surveilles par des matres sadiques mnent des enfants de sept ou dix ans se jeter par la fentre ou du pont des autoroutes, modalit typique de leur ge ; partir de treize ans, on est grand, alors on se suicide comme les grands en se pendant ou en se faisant un petit cocktail

    1. Quelques suicides exemplaires causs par l'cole dans Les Dossiers noirs du suicide, Denis LANGLOIS, Seuil, 1976.

    20

  • pharmaceutique 1. Ces accidents regrettables ne sauraient remettre en cause, etc. Mais j'en reviens ces gens qui tous les jours reoivent les fruits du massacre dans leurs

    institutions ou anti-institutions. Bonneuil, Maud Mannoni accueille des enfants psychotiques. Quand se pose pour un enfant le

    problme de la scolarit, elle ne saisit pas l'occasion comme d'autres pour normaliser : On peut ce moment-l, dit-elle, l'inscrire au tlenseignement et lui procurer l'aide d'un an, qui souvent n'a pas vingt ans - car ce qui importe c'est de pouvoir critiquer l'absurdit du programme et des noncs: c'est bien plus utile que n'importe quelle technique de radaptation qui ne vient l que comme garant du savoir de l'adulte, savoir (livresque) qu'il s'agit justement de contester 1 .

    Les journalistes croient (je fus de ces niais) que les mass media peuvent aider les gens prendre conscience de ce qui se passe et donc de critiquer la vie en transmettant des informations d'ordre culturel. Bourdieu et Passeron 2 ont fait au scalpel le tour de l'cole comme appareil premier d'oppression idologique. Ils ont tabli avec l'implacable rigueur de leur enqute que les jeux taient faits l'cole.

    Quels que soient les contenus des programmes, l'enseignement donn rpond des besoins prcis qui n'ont rien voir avec ce qui semble premire vue de notre temps ou non. On peut bien supprimer un peu plus tt ou un peu plus tard l'enseignement de la philosophie, pour ce qu'on en fait ! Car la seule chose qui importe, c'est ce qui passe travers n'importe quel programme. Illich dit que le meilleur enseignant du monde ne peut protger efficacement ses lves contre ce qu'il appelle le programme occulte de la scolarit . Ce qui est en cause dans l'cole, c'est ce qu'il y a par exemple de commun entre un cours de physique en premire, et une leon de gymnastique en classe de C.P. Par ses quatre caractristiques (l'enseignement est obligatoire et prend un maximum de temps; il est donn par des enseignants patents; une classe d'ge spcifique; il suit un programme tabli), l'cole remplit sa fonction qui est de conserver , par la slection, les normes sociales en vigueur grce la transmission d'une culture elle-mme conserve . L'inculcation du savoir, quel qu'il soit, permet le dressage et l'entranement la soumission. Le programme occulte ne transmet telle ou telle qualification (qui pourrait bien mieux se trouver dans la vie et auprs des praticiens) que d'une manire autoritaire qui vise socialiser l'individu dans un certain sens: la socit pour laquelle on le taille est forcment dirigiste, ingalitaire. Le programme de l'cole n'est pas d'enseigner la thorie des quanta ou les Gorgiques, mais de persuader qu'il existe des savants ou plutt des SAVISTES, que ces savistes ont droit des privilges tels qu'exercer un mtier moins tuant que d'autres. Je ne fais que rpter ce que tout le monde a dit avant moi. Les plus clairs des esprits, Stirner ds 1842, Nietzsche en 1872, ont vu qu'on jouait sa tte dans l'cole qui ne peut tre que conformiste. Les crits de Bakounine de 1869 sur l'ducation intgrale sont plus connus encore: on y trouve cette dmonstration jamais rfute que ceux qui possdent le savoir assoient leur pouvoir sur le non-savoir des autres 3.

    Cette transmission d'une faon de penser et d'tre , c'est trs exactement la transmission d'une morale. En 1913, c'tait la patrie, aujourd'hui, la rentabilit; c'est pareil. Aussi meurtrier.

    Je n'ai pas prouv le besoin de te dire que l'idologie dominante, pour reprendre le vocabulaire marxiste, n'tait pas forcment l'idologie de la classe dominante. Les mcanismes sont bien plus subtils que a et les rouages ne tournent qu'avec l'huile de tous les compromis ncessaires aux armistices ritratifs entre les classes. Par exemple, l'cole il est mal vu de tricher alors que la tricherie constitue un art fort pris dans la bourgeoisie qui y voit une preuve d'intelligence, voire d'lgance. Mme chose pour la bont ou la gnrosit qui sont chantes avec accompagnement

    1. Dans l'excellent numro de novembre 1974 des Temps Modernes: Normalisation de l'cole - scolarisation de la socit. 2. Cf. La Reproduction, d. de Minuit, 1970 et Les Hritiers, d. de Minuit, 1964, Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON. 3. Articles de l't 1869 parus dans le journal L'galit.

    21

  • d'harmonium de sicle en sicle, alors que l'examen et plus forte raison le concours te montrent de faon bien plus raliste quelles autres vertus la socit exige en fait de toi, Ces dcalages ne peuvent tre uniquement dus aux fameux retard institutionnel de l'cole mais servent mnager certaines petites gens qui restent attaches aux valeurs chrtiennes ou marxistes. Hochets insignifiants (comme l'enseignement bien ridicule de la posie) qui ne trompent que les vraiment pas bien malins.

    On a vite fait le tour des valeurs relles objectives que transmettent la crche et l'cole: l'esprit prvaut sur le corps, le devoir sur le plaisir, l'adulte sur l'enfant, le conformisme sur l'originalit, l'obissance sur la responsabilit, la rptition sur la crativit. Et le tout baignant en eaux troubles, car toute morale doit bien sr sa fermet la souplesse dont elle sait user. L'lite des lves s'oblige par exemple (c'est Bourdieu et Passeron qui le font remarquer) ne pas rdiger de devoirs trop scolaires . Ce qui importe seul, c'est la conformit aux schmas exigs, non l'uniformit, comme il a t dit plus haut, car l'cole ne peut vouloir qu'une socit en pices. La professionnalisation est indispensable aux pouvoirs; n'est-on pas all jusqu' crer des diplmes rservs aux mtiers de la communication que la spcialisation outrancire rend ncessaires aux changes 1 ?

    Au fur et mesure que l'enfant prend de l'ge, son champ de possibilits lui est rogn en mme temps qu'on le fait passer au fil des ans du jardin d'enfants, o il jouit d'une relative autonomie , en terminale o il se soumet totalement au programme d'abord, puis - apoge! - la divination de ce qui peut bien plaire un examinateur inconnu.

    Que le prof soit intelligent ou non, socialiste ou national-socialiste, fministe ou obtus ne peut rien changer ce qu'on cherche former dans l'esprit des futurs adultes . L'enfant doit tre enfantin, le vieillard snile, la femme fminine 2, le penseur intellectuel. Amres calembredaines, douce Amie. Laissons les adultes s'adultrer.

    Tu connais la parade particulirement excitante qui consiste seriner: La famille impose l'enfant des structures mentales aussi conformistes que l'cole; na ! En regardant autour de moi, je m'aperois, quoi qu'on en dise, qu'on se sort apparemment plus facilement de l'emprise de la famille. Sans doute est-il moins ardu de rejeter pre et mre que l'ensemble polymorphe de l'institution scolaire, justement parce qu'il s'y trouve des gens qui semblent de votre bord (professeurs ou lves), ce qui permet l'cole toutes les feintes dans ce jeu d'escrime auquel certains se livrent pour l'amour de l'art.

    Je suis toujours aussi effare de constater la candeur avec laquelle on ose me rtorquer: Mais qu'allez-vous chercher l ! L'cole permet l'acquisition du savoir, c'est tout !

    Il s'agit bien en effet d'acqurir, d'avoir. Et donc, dans la logique du march, de produire, de se vendre.

    Les matres modernes insistent d'ailleurs de plus en plus souvent au nom de l'autonomie de l'enfant sur une pdagogie qui doit amener l'lve vendre sa production 3 !

    Il est d'ailleurs notable que l'escroquerie commence au berceau. Ne dit-on pas qu'on construit des crches pour le dveloppement des petits , alors que chacun sait pertinemment qu'on ne construit des crches que lorsqu'on a besoin de librer des femmes pour le travail? Il n'y a pas, il n'y aura jamais de raisons autres qu'conomiques l'levage en srie des enfants.

    Toute l'conomie du monde est fonde sur la prostitution: on loue notre intelligence ou notre

    1. Jacques PIVETEAU dans Attention, coles, Seuil, 1972, relve ce plonasme qui en dit long d'universit pluri-disciplinaire. 2. Je mets en annexe de ce chapitre l'un des plus splendides exemples de btise qu'on puisse lire dans un manuel scolaire; on aurait tout aussi bien pu trouver l'quivalence de pareille impudence dans un livre d'histoire. Mais c'et t moins drle. 3. C'est ce qu'on appelle avoir les ides avances. Un exemple: Mais on n'est plus la belle poque du troc, et il faut savoir se situer dans son temps. Si le "fric" est une donne de notre socit - j'attends qu'on me prouve le contraire - il ne faut pas avoir peur de s'y salir les mains, et l'esprit, mme avec des enfants. Ecoute, matresse, op. cit.

    22

  • musculature au mois (avec le sexe en sus par des voies peine dtournes). On s'vertue faire croire que la putain vend un ersatz d'amour et que ce n'est pas joli. Les professeurs, les chercheurs ne vendent-ils pas un ersatz de pense ? Et il y a des vroles mentales plus infectes que certains chancres.

    Acqurir le savoir... Non seulement les mmes savent trs vite que celui qui est en face d'eux est en effet pay pour vendre son savoir, mais trs vite on lui apprend faire la pute: vingt billets s'il baise la perfection, quinze quand ce n'est vraiment pas mal, onze cinquante quand c'est triste mais honorable, trois billets si c'est minable. Il sait ainsi ce que vaut chaque devoir et, par une supercherie lmentaire, on lui fait gober que c'est ce qu'il vaut, lui.

    Cette ngation de l'tre, Michelet l'a bien vue qui conseille aux lves de se mfier de la prtendue culture qu'on l'engage acqurir et se faire une contre-ducation partir de sa propre vie. Quand je te dis que l'cole exalte l'avoir au dtriment de l'tre, je dis bien que seules les apparences auront une valeur pour elle. On sait quel point la prsentation compte dans l'institution scolaire (tant chez les enseignants que chez les lves). C'est pourquoi les magasins de vtements font des affaires en septembre, surtout dans les quartiers