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Institut National des Langues et Civilisations Orientales I.N.A.L.C.O Mathias van der Meulen LA FORMATION DES ADULTES MIGRANTS EN INSERTION DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE : L’ EVOLUTION DES PRATIQUES PEDAGOGIQUES DANS LA MISE EN ŒUVRE DUN DISPOSITIF DE FORMATION INNOVANT (L EXEMPLE DE L ’A TELIER FORMATION DE BASE D’EMMAÜS) Master de didactique dans une perspective plurilingue et pluriculturelle Juin 2009 Mémoire de recherche dirigé par Geneviève Zarate

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Institut National des Langues et Civilisations Orientales

I.N.A.L.C.O

Mathias van der Meulen

LA FORMATION DES ADULTES MIGRANTS EN INSERTION DANS UNE PERSPECTIVE

ACTIONNELLE :

L’EVOLUTION DES PRATIQUES PEDAGOGIQUES DANS LA MISE EN ŒUVRE D’UN

DISPOSITIF DE FORMATION INNOVANT

(L’EXEMPLE DE L’ATELIER FORMATION DE BASE D’EMMAÜS)

Master de didactique dans une perspective plurilingue et pluriculturelle

Juin 2009

Mémoire de recherche dirigé par Geneviève Zarate

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Nous remercions

Geneviève Zarate pour ses conseils dans la direction de ce travail, et pour sa confiance dans

nos choix ainsi que dans notre investissement soumis, depuis le début, aux fortes contraintes de nos

contingences matérielles et professionnelles ;

Mariela De Ferrari dont la rencontre aura influencé d’une manière déterminante le

tournant professionnel que nous opérons depuis huit ans et qui débouche, à l’issue de ce master et

en partie grâce à elle, sur de nouveaux horizons à explorer. Sa réflexion constitue pour nous un

apport précieux qui éclaire notre pensée ; nous puisons dans la force de ses positions et de ses

arguments une énergie et une conviction exemplaires qui inspirent le développement de notre propre

posture professionnelle et personnelle ;

Rose Marie Ryan pour sa confiance, sa disponibilité et son écoute dans l’encadrement de

nos missions à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs ;

Les formateurs bénévoles de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs qui nous ont accordé

leur confiance pendant les entretiens et dans l’usage que nous en avons fait pour l’enquête ;

Le Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP)

qui nous a autorisé à insérer son Outil de Positionnement Transversal pour en illustrer la

description, dans la mesure où notre mémoire n’est voué à aucune diffusion qui sorte du cadre du

master de didactique dans une perspective plurilingue et pluriculturelle de l’INALCO ;

Romain Mallet qui s’est proposé pour la relecture de notre mémoire, et auprès de qui nous

avons pu trouver une écoute et un intérêt particuliers pour les questions qui nous tiennent à cœur ici.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE 9

1 VERS LE MODELE DE LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE 14

1.1 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE, LE LOCUTEUR ET SA PRATIQUE 14 1.1.1 LA COMMUNICATION COMME PRATIQUE 15

1.1.2 LES ENJEUX D’UNE PRATIQUE LANGAGIERE PLURILINGUE 18

1.1.3 AGIR DANS LE JEU SOCIAL : PIERRE BOURDIEU 21

1.2 DES APPROCHES AVANT-COUREUSES 24 1.2.1 L’APPROCHE RELATIONNELLE 25

1.2.2 LA SIMULATION GLOBALE 30

1.2.3 PRATIQUER LE CONTEXTE ET LA COMMUNICATION NON-VERBALE 34

1.2.4 LA LANGUE INCORPOREE 36

1.3 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE PAR LES COMPETENCES 40 1.3.1 LA NOTION DE COMPETENCE 42

1.3.2 LA COMPETENCE ET SES DESCRIPTEURS 47

2 LA FORMATION DES ADULTES MIGRANTS EN INSERTION 52

2.1 LES PUBLICS 52 2.1.1 CE QUI RAPPROCHE LES PUBLICS MIGRANTS 54

2.1.2 CE QUI DISTINGUE LES PUBLICS MIGRANTS 55

2.1.3 LES EVOLUTIONS DU MONDE DU TRAVAIL ET L’INTEGRATION EN MILIEU PROFESSIONNEL 58

2.2 LA REFLEXION ET LES REPONSES DIDACTIQUES 61 2.2.1 L’INSERTION A VISEE SOCIALISANTE 61

2.2.2 L’INSERTION A VISEE PROFESSIONNALISANTE 70

3 L’ENQUETE DE TERRAIN 79

3.1 LE SECTEUR DE LA FORMATION A VISEE D’INSERTION 79 3.2 L’ATELIER FORMATION DE BASE D’EMMAÜS 82

3.2.1 SES MISSIONS ET SES PUBLICS 82

3.2.2 SON OFFRE DE FORMATION 87

3.2.3 SES MOYENS 88

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3.2.4 LA FORMATION A LA DEMARCHE ET L’ACCOMPAGNEMENT DES FORMATEURS BENEVOLES 94

3.3 LE RECUEIL DES DONNEES D’ANALYSE POUR L’ENQUETE DE TERRAIN : LE CORPUS 99 3.3.1 LA METHODE ET LES OUTILS DE L’ENQUETE : L’OBSERVATION PARTICIPANTE 99

3.3.2 LA CONSTITUTION ET LE TRAITEMENT DU CORPUS : LES TROIS CORPORA 102

3.3.3 LES INTERACTIONS DU RELAIS PEDAGOGIQUE ET DU CHERCHEUR SUR LE TERRAIN DE SON

ENQUETE 111

4 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA DEMARCHE ASL 115

4.1 L’USAGE DU DISPOSITIF, DES RESSOURCES ET DES OUTILS 115 4.2 PREMIER CORPUS CROISE AVEC LES OBSERVATIONS INFORMELLES : L’APPROPRIATION DES OUTILS ET DE

LA DEMARCHE 117 4.2.1 PREMIER AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DES OUTILS DE SUIVI 118

4.2.2 DEUXIEME AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DE LA METHODOLOGIE 120

4.2.3 TROISIEME AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DE LA DEMARCHE ASL 126

4.3 DEUXIEME CORPUS : L’ESPACE DES POINTS DE VUE – L’ADHESION AU CHOIX DE LA DEMARCHE ASL 128 4.4 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEURS – LE PARCOURS ET LES MOTIVATIONS DE L’ENGAGEMENT

BENEVOLE 136 4.5 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEUR – LES ATTENTES ET LES REPRESENTATIONS DES

FORMATEURS BENEVOLES 143 4.6 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA PROFESSIONNALISATION DES PRATIQUES PEDAGOGIQUES 148

CONCLUSION GENERALE : L’EVOLUTION DES PRATIQUES 152

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INTRODUCTION GENERALE

Avec les avancées technologiques du siècle dernier, la perception des dimensions de

l‟espace international a changé. Les nouvelles possibilités de circuler, tant dans le monde réel que

virtuel, ont réduit les distances pour une population de plus en plus large, rendant plus accessible

le contact avec l‟étranger. Ce phénomène a fait émerger de nouveaux besoins de communication.

L‟enseignement institutionnalisé des langues étrangères s‟est développé en conséquence, et a

connu depuis ses prémisses de fortes évolutions.

Pendant des années, les pratiques académiques d‟enseignement des langues étrangères ont

reproduit le modèle appliqué aux langues mortes. L‟apprentissage des langues étrangères était

calqué sur celui du latin et du grec ancien. Il était devenu une discipline livresque, voire même

intellectuelle, en visant surtout le développement des facultés mentales (Puren, 1988). En France,

à la charnière des XIXe et XXe siècles, la méthode active rompt avec des pratiques ancestrales. Elle

s‟impose comme nouveau modèle pour l‟enseignement des langues à l‟école. Ce courant vise une

acquisition par l‟exposition directe à la langue étrangère, pour développer les capacités à réf léchir

dans la langue cible. A partir de là, l‟évolution des méthodologies s‟accélère notamment sous

l‟influence du développement des sciences du langage, de la psychologie et du progrès

technologique. Claude Germain parle d‟une « ère scientifique » (Germain, 1993), où les

innovations conceptuelles et techniques se répercutent systématiquement dans l‟évolution des

méthodologies pour l‟enseignement/apprentissage des langues. C‟est ainsi que la linguistique

structuraliste aura profondément marqué la didactique des langues jusqu‟aux années 1960, et au-

delà. Or, au regard des besoins de communication à une époque où la circulation transfrontalière

se démocratisait, il devenait évident que la simple connaissance de la grammaire ne suffisait pas

pour assurer la maîtrise du langage exercé en situation authentique. Les recherches ont mis en

évidence que la langue ne faisait sens que dans les contextes de son emploi. Les finalités des

apprentissages devaient alors viser, au-delà du code, son usage fonctionnel et situé. Ainsi, dans les

années 1970, l‟approche communicative amorce un nouveau tournant. Elle s‟éloigne des conceptions

en vigueur qui, percevant dans la langue une logique immanente, en faisaient un objectif ultime

en soi d‟apprentissage. En France, ce changement correspond au moment où la didactique du

Français Langue Etrangère (FLE) s‟émancipe des sciences du langage pour devenir une discipline

autonome qui produit ses propres concepts. L‟évolution de l‟enseignement des langues est

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également marquée par celle du rapport à la culture étrangère. D‟une époque classique, où

Christian Puren rappelle que seule la recherche des valeurs universelles motivait les entreprises de

traduction des textes fondateurs, on s‟est de plus en plus tourné vers les spécificités culturelles

des « civilisations étrangères ». Puis, sous l‟impulsion des sciences humaines la question des

regards et des représentations a poussé la didactique des langues à investir le champ de

l‟interculturel pour y soulever les problématiques de construction identitaire et du rapport à

l‟Autre, sous-jacentes à l‟expérience individuelle des langues et cultures étrangères.

« Il y a passage d‟une configuration didactique à une autre lorsque les demandes, attentes

et besoins sociaux ont évolué jusqu‟à un point de rupture par rapport à ceux en fonction desquels

la configuration antérieure s‟était construite » (Puren, 2006). Ainsi, pour Christian Puren, la

logique d‟évolution des méthodologies suit celle de l‟évolution des besoins sociaux. En fonction

de ces derniers sont élaborés des modèles didactiques adaptés. On peut donc comprendre que,

tant qu‟on n‟était pas confronté à de réels besoins communicatifs, l‟enseignement/apprentissage

des langues ne pouvait pas viser une telle perspective au sens où on l‟entend aujourd‟hui. Depuis

l‟émergence de l‟approche communicative – courant reconnu mais jamais officiellement constitué en

méthodologie – les possibilités et parfois même, les nécessités de séjourner à plus ou moins long

terme dans des contextes allophones sont devenues plus fréquentes. Face à cette évolution

sociétale, influencée en Europe par la politique de l‟Union Européenne, la réflexion en didactique

des langues s‟est orientée dans une perspective qui privilégie le développement d‟une compétence

à agir dans de nouveaux contextes sociaux. Cette orientation a été validée par le Conseil de l’Europe,

en 2001, avec la publication du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) censé

servir de modèle commun pour l‟enseignement, l‟apprentissage et l‟évaluation des langues dans

les ornières de cette perspective actionnelle, explicitement privilégiée.

Les publics apprenant le français comme langue étrangère ont eux aussi évolué, voire se

sont diversifiés avec l‟émergence de nouveaux besoins. Au départ, cet enseignement était

uniquement motivé par une volonté politique spécifique de diffusion de la culture et des valeurs

françaises par la langue à travers le monde. Dès lors, les missions se sont développées dans les

contextes étrangers et surtout, dans un premier temps, à travers l‟empire colonial, sous la

supervision de ce qui est devenu aujourd‟hui le Ministère des Affaires Etrangères . Mais la

déferlante de vagues successives d‟immigration depuis les années soixante/soixante-dix ont

ramené la question à l‟intérieur des espaces francophones pour cibler les publics de l‟immigration.

L‟Eduction Nationale s‟est ainsi emparée d‟une partie de la question en mettant en place un

dispositif de classes d‟accueil au sein des établissements scolaires pour recevoir les mineurs et les

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intégrer à l‟école. Concernant les adultes, les problématiques spécifiques sociales et

professionnelles ont mobilisé des acteurs sur un secteur que l‟on tend à définir aujourd‟hui

comme celui de « la formation à visée d‟insertion ». Il est soumis aux politiques du récent

Ministère de l‟Immigration, de l‟Intégration, de l‟Identité Nationale et du Développement

Solidaire.

Les problématiques d‟apprentissage du français par ces publics sont particulièrement en phase

avec les dernières évolutions de la réflexion en didactique des langues étrangère. Elles sont, en

effet, rattachées à des enjeux sociétaux forts, en prise directe avec les questions actuelles autour

de la mobilité et de la circulation des populations. L‟orientation dans une perspective actionnelle

privilégiée par le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) s‟avère absolument

pertinente, en ceci qu‟elle interroge le rôle potentiel d‟acteur social de tout apprenant/usager de

langues étrangères.

Par ailleurs, les problématiques que soulève l‟installation à l‟étranger nous intéressent pour deux

raisons. Tout d‟abord, une expérience personnelle et professionnelle de quatre ans,

successivement dans deux pays qui m‟étaient en tous points inconnus, m‟a sensibilisé aux

questions de l‟acquisition du langage pour pouvoir vivre et agir dans les contextes allophones où

j‟habitais. Bien plus tard ensuite, j‟ai côtoyé directement le terrain de la formation à visé

d‟insertion lors d‟un stage pédagogique, pour mon master 1, à l’Atelier Formation de Base (AFB)

d‟Emmaüs. Cette expérience a débouché sur une embauche au poste de relais pédagogique où je

suis actuellement chargé de l‟accompagnement quotidien des formateurs bénévoles.

Ainsi, le référentiel européen semble recouvrir un spectre varié de questions liées à

l‟enseignement/apprentissage des langues. En mobilisant la réflexion didactique à une échelle

internationale, il devrait inciter particulièrement à l‟innovation pour des pratiques pédagogiques

en prise avec les besoins actuels. Cependant, on remarque sur le terrain que ce qui est proposé

reste encore souvent figé dans des canons scolaires du cours de langue, parfois dépassés. Ceux-ci

renvoient toujours à une vision transmissive de la pédagogie, basée sur un mode de relation à

sens unique ; l‟élève reçoit le savoir de son professeur qui le détient, dans une totale passivité. On

ne sort pas beaucoup des configurations pédagogiques ancrées dans le modèle de la classe d‟école.

Mais bien que les orientations européennes soient explicitement formulées, on peut aussi se

demander ce qu‟elles évoquent auprès des divers acteurs du terrain. Qui plus est, on parle

beaucoup de perspective actionnelle sans pour autant vraiment s‟emparer des questions sur lesquelles

elle ouvre, comme celles de la pratique et des théories de l‟action par exemple.

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De son côté, le secteur de la formation à visée d‟insertion bénéficie d‟une réflexion poussée qui

donne naissance à des dispositifs réellement innovants dans l‟appréhension de la situation

d‟apprentissage. Mais force est de constater qu‟ils restent relativement marginaux et qu‟ils sont

appliqués, dans le meilleur des cas, à un niveau surtout local qui ne dépasse pas la région. Aussi,

nous pouvons nous interroger sur la mesure dans laquelle le terrain influence le développement

de ces dispositifs. De plus, une des spécificités du secteur de la formation à visée d‟insertion est

de recourir en très grande majorité au bénévolat pour l‟animation des séances. Or, il n‟y a pas

toujours de suivi pédagogique et, même quand c‟est le cas, est-ce bien suffisant pour garantir

l‟application des dispositifs de formation qui s‟avèrent de plus en plus élaborés ? En définitive,

dans ce secteur qui ne semble finalement pas offrir toutes les conditions ou les signes d‟une

innovation effective sur le terrain, nous nous interrogeons. Comment faire évoluer les pratiques

pédagogiques bien que, déjà, les dispositifs de formation soient pensés à partir des besoins

spécifiques identifiés chez les publics visés et bien qu‟ils soient ancrés dans des orientations

reconnues officiellement – en l‟occurrence celles du Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (CECRL) ? L‟innovation est peut-être à recadrer dans son contexte d‟application en

tenant compte de la spécificité des acteurs locaux ; elle ne saurait se satisfaire d‟une simple

décision émise au sommet.

Afin d‟apporter des éléments de réponse à ces questionnements, nous adopterons une

démarche progressive. Tout d‟abord, une recherche autour de la perspective actionnelle nous éclairera

sur les implications conceptuelles réelles de cette orientation pour comprendre en quoi elle peut

conduire à l‟innovation pédagogique. Nous nous appuierons particulièrement sur les travaux de

Pierre Bourdieu autour de la pratique et des théories de l‟action. Nous nous pencherons

également sur la réflexion récente autour de la notion de compétence , à la base de l‟approche

reprise dans le référentiel européen.

Une enquête de terrain nous permettra, ensuite, de dégager quelques éléments d‟analyse autour

des pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles dans la formation à visées d‟insertion.

L‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs constituera un terrain tout à fait intéressant, d‟autant

que nous y assurons depuis le 4 février 2008 une présence permanente qui nous donne la

possibilité d‟observer les pratiques pédagogiques de manière approfondie. Du reste, compte tenu

de notre position particulière sur place, à la fois salarié et chercheur, cette enquête revêtira une

double finalité orientée vers :

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- Un objectif de recherche en didactique : comprendre les modes de mise en œuvre et

les conditions d‟évolution (ou de non évolution) des pratiques pédagogiques pour

observer comment favoriser l‟innovation des actions dans le domaine de la formation.

- Objectif professionnel : identifier les paramètres qui interviennent dans l‟appropriation

et la mise en œuvre de la démarche ASL par les formateurs bénévoles pour optimiser

l‟efficacité de l‟action envers les publics accueillis.

Nous justifions ainsi, par la spécificité de notre statut, une alternance occasionnelle entre l‟emploi

du je, lorsque nous nous exprimons depuis notre point de vue d‟acteur salarié impliqué dans

l‟activité de la structure, et l‟emploi du nous qui renvoie davantage à la position que nous

occupons dans le cadre de la recherche qui sous-tend ce mémoire.

Notre travail s‟articulera donc en quatre parties. La première, où nous interrogerons les

implications de ladite « perspective actionnelle » du référentiel européen. Nous procèderons

ensuite à un état des lieux sur les publics de la formation à visée d‟insertion, leurs besoins, ainsi

que sur la réflexion qui se développe et qui se concrétise dans des dispositifs de formation

innovants. Dans un troisième temps, pour dresser le cadre de notre enquête, nous nous

intéresserons à leurs terrains d‟application et à l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs où

nous avons conduit nos observations. C‟est alors que nous consacrerons une partie détaillée sur

nos méthodes et sur la description du corpus d‟enquête. Enfin, nous analyserons les données

dans la quatrième partie, axée sur les pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles à l‟Atelier

Formation de Base (AFB).

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1 VERS LE MODELE DE LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE

Nous le disions, la didactique des langues et des cultures a évolué. Depuis le Cadre Européen

Commun de Référence pour les Langues (CECRL) on parle beaucoup de perspective actionnelle, mais les

discours sortent peu du champ théorique de la didactique des langues. Ainsi, nous interrogerons

dans un premier temps cette notion à la lumière des réflexions inspirées des sciences sociales.

Cela nous permettra de cerner les implications d‟une orientation méthodologique tournée vers

l‟agir social. Dans un second temps, nous nous intéresserons à des approches pédagogiques

avant-coureuses qui semblent avoir déjà exploré certaines dimensions de ce qui place la

communication au rang d‟une réelle pratique sociale. Enfin, nous mettrons en regard notre

réflexion avec celle qui s‟est récemment développée autour de l‟approche par compétence,

retenue par le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) pour matérialiser la

perspective actionnelle.

1.1 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE, LE LOCUTEUR ET SA PRATIQUE

L‟orientation dans une perspective actionnelle fait écho à de nouveaux besoins sociaux :

démocratisation de la circulation transfrontalière, longs séjours ou projets d‟installation durable à

l‟étranger. Elle est impulsée à un moment où les conceptions de l‟apprentissage et de l‟usage des

langues changent. Dans ce premier point, il nous intéressera donc de voir ce qui, dans le Cadre

Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), traduit une conception de la

communication comme pratique. Nous en mesurerons ensuite les enjeux en la replaçant dans la

problématique du plurilinguisme et du pluriculturalisme. Enfin, nous prendrons un certain recul

pour appréhender de manière plus générale la question de l‟agir social, tel le que la pense Pierre

Bourdieu ; sa réflexion nous intéresse car elle lance notamment des pistes pour envisager les

modes d‟acquisition de toute pratique sociale.

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11..11..11 LLaa ccoommmmuunniiccaattiioonn ccoommmmee pprraattiiqquuee

En 2001, dans le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), le Conseil de

l’Europe caractérise « toute forme d‟usage et d‟apprentissage d‟une langue » comme suit :

« L‟usage d‟une langue, y compris son apprentissage, comprend les actions accomplies par des

gens qui, comme individus et comme acteurs sociaux, développent un ensemble de

compétences générales et, notamment une compétence à communiquer langagièrement.

Ils mettent en œuvre les compétences dont ils disposent dans des contextes et des conditions

variés et en se pliant à différentes contraintes afin de réaliser des activités langagières

permettant de traiter (en réception et en production) des textes portant sur des thèmes à

l‟intérieur de domaines particuliers, en mobilisant les stratégies qui paraissent le mieux convenir

à l‟accomplissement des tâches à effectuer. Le contrôle de ces activités par les interlocuteurs

conduit au renforcement ou à la modification des compétences » (Conseil de l‟Europe, 2001).

Cette définition entérine dès lors officiellement une conception de la communication comme

pratique socio langagière ; une conception qui s‟est structurée, rappelons-le, avec le

développement depuis les années 1970 en didactique des langues, de l‟approche communicative.

Désormais, les textes et autres outils théoriques du Cadre Européen Commun de Références pour les

Langues (CECRL) posent les fondements d‟une approche de la communication véritablement

tournée vers l‟ « agir » dans des environnements sociaux :

« La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel en ceci qu‟elle

considère avant tout l‟usager et l‟apprenant d‟une langue comme des acteurs sociaux ayant à

accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un

environnement donnés, à l‟intérieur d‟un domaine d‟action particulier. Si les actes de parole se

réalisent dans des activités langagières, celles-ci s‟inscrivent elles-mêmes à l‟intérieur d‟actions en

contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification » (Conseil de l‟Europe, 2001).

Pour s‟inscrire dans une perspective actionnelle, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues

(CECRL) propose une description des composantes de la communication, basée sur une logique

de compétences. Il développe par là un certain nombre d‟outils référentiels à même d‟insuffler la

dimension praxéologique escomptée dans les pratiques d‟usage et d‟apprentissage des langues.

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Les descripteurs de la compétence de communication et de ses composantes, que propose

le Conseil de l’Europe, révèlent une première vision théorique de la pratique socio langagière. Ils

esquissent trois dimensions que recouvre le phénomène de la communication inscrite dans une

perspective actionnelle :

- Tout d‟abord, nous relevons une dimension actionnelle contenue ne serait-ce que dans

les notions de « tâche » et de « stratégies » pour les accomplir. Ce qui est visé dépasse le

simple usage de la langue ; elle n‟est qu‟un moyen pour réaliser des actes sociaux. Ainsi, la

valeur performative de l‟activité langagière – initialement pensée par les philosophes John

L. Austin et John R. Searle – et la fonctionnalité de tout acte de communication reconnue

depuis l‟Approche Communicative introduisent les premiers éléments d‟un agir

communicatif. Richard Kern et Anthony J. Liddicoat remarquent également un

basculement des conceptions introduit avec la notion de « compétence plurilingue et

pluriculturelle » dans le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL). On

passe d‟une vision « intrapersonnelle » à une vision « interpersonnelle » de la connaissance

de plusieurs langues. Leur pratique se construit, en effet, dans un rapport social

interactif. « L‟amalgame „ locuteur/acteur ‟ exige une nouvelle perspective qui transforme

le plurilinguisme et le pluriculturalisme en phénomènes interpersonnels. Le locuteur n‟est

plus seulement quelqu‟un qui parle, mais quelqu‟un qui agit, c‟est-à-dire qui fait acte de

parole et par là même devient acteur social » (Kern & Liddicoat, 2008).

- Dans cette nouvelle configuration « interpersonnelle », l‟apprentissage d‟une langue revêt

une toute autre dimension. Le « locuteur/acteur » n‟est plus réduit à une simple « entité

cognitive » (Kern & Liddicoat, 2008), autrement dit, à une machine à décrypter et

produire des messages. Il devient un être de relation ; et le langage se construit dans le

rapport à l‟Autre, à partir d‟une nécessité de communication. L‟acquisition de la nouvelle

langue transforme ses angles de perception du monde qui l‟entoure, et des personnes qu ‟il

rencontre, dans la mesure où elle débouche sur de nouvelles modalités relationnelles.

Nous décelons là, très imbriquée dans la précédente, une dimension relationnelle. Cet

aspect renvoie à la composante sociolinguistique de la compétence de communication,

telle que le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) l‟identifie et la

décrit. Il investit le champ de l‟interculturel.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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- Enfin, nous dégageons une dimension situationnelle dans laquelle s‟établissent les liens

pragmatiques entre les activités langagières et les situations où elles se réalisent, tel

qu‟explicitement évoqué dans la définition du Conseil de l’Europe. Cette dimension est

contenue dans la description de la « composante pragmatique » de la compétence de

communication. Elle met donc en avant les éléments de contexte dont l‟activité discursive

est indissociable.

La mise en évidence de ces trois dimensions nous semble importante. Elle fait, selon nous,

ressortir les paramètres généraux du cadre dans lequel s‟exerce toute pratique socio langagière ;

autrement dit « la situation », « la relation » et « l‟action ». Du reste, plusieurs travaux, ceux de

Jean-Claude Beacco 1 notamment, désignent ces aspects parmi d‟autres dans leurs entreprises

d‟analyse de la compétence de communication. On comprend donc qu‟il n‟est pas possible de

réduire l‟usage de la langue à une simple émission des données stockées dans un répertoire de

mots et d‟expressions. C‟est au croisement de ces paramètres que s‟actualisent effectivement les

actes de paroles dans des formes linguistiques spécifiques, adaptées au contexte de la

communication. Si l‟on s‟oriente dans une perspective actionnelle, on doit donc se défaire d‟une

logique d‟apprentissage qui vise uniquement la constitution d‟un lexique, alors inopérant parce

qu‟isolé. Ce souci dans l‟enseignement/apprentissage des langues est apparu dans les années 1970

avec l‟approche communicative. L‟objectif était déjà de développer chez les usagers/apprenants une

pratique langagière (ou discursive) pertinente qui s‟ajuste aux diverses spécificités contextuelles

des situations rencontrées. Or, cela ne peut se faire que par une pédagogie en contexte. Pierre

Bourdieu remarque bien que « les systèmes symboliques doivent leur cohérence pratique, c‟est-

à-dire leur unité et leurs régularités mais aussi leur flou et leurs irrégularités, voire leurs

incohérences, les unes et les autres également nécessaires parce qu‟inscrites dans la logique de leur

genèse et de leur fonctionnement, au fait qu‟ils sont le produit de pratiques qui ne peuvent

remplir leurs fonctions pratiques qu‟en tant qu‟elles engagent, à l‟état pratique, des principes qui

sont non seulement cohérents – c‟est-à-dire capables d‟engendrer des pratiques intrinsèquement

cohérentes et en même temps compatibles avec les conditions objectives – mais aussi pratiques,

au sens de commodes, c‟est-à-dire aisément maîtrisés et maniables parce qu‟obéissant à une

logique pauvre et économique » (Bourdieu, 1980) (nous soulignons). Autrement dit, la langue

constitue un « système symbolique ». Elle naît par le langage dans la nécessité de communiquer

dans une configuration relationnelle. En soi, elle est abstraite ; elle ne prend sa substance, sa

portée et sa cohérence significatives que dans les contextes auxquels elle est reliée. On parle

1 Cf. Beacco Jean-Claude, L’approche par compétences dans l’enseignement des langues, Didier, Paris, 2007.

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d‟ailleurs bien de « langue vivante ». Ainsi, pour que son enseignement/apprentissage porte ses

fruits, il est pertinent de le penser comme le développement d‟une pratique à part entière,

rattachée à ses contextes d‟exercice. Dans le cadre de la perspective actionnelle, il sera intéressant de

se demander si les outils théoriques mis en œuvre par le Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (CECRL) peuvent cerner la dimension praxéologique visée.

11..11..22 LLeess eennjjeeuuxx dd’’uunnee pprraattiiqquuee llaannggaaggiièèrree pplluurriilliinngguuee

Pour mieux comprendre la logique propre de la pratique socio langagière, portons notre

attention sur une autre notion du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL).

Celle-ci est d‟autant plus intéressante qu‟elle soulève des enjeux dont la nature renvoie

incontestablement à une conception de la communication qui donne à voir l‟apprenant/usager de

langues comme un « locuteur/acteur », tel que le nomment Richard Kern et Anthony J.

Liddicoat1. Ainsi, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) caractérise la

compétence de communication de « plurilingue » et « pluriculturelle » dans l‟esprit d‟une Europe

qui valorise sa propre diversité linguistique et culturelle, et qui encourage la mobilité de ses

populations. Cela revient à reconnaître que toutes connaissances dans une langue, quel qu‟en soit

le degré de maîtrise, offrent une opportunité supplémentaire d‟établir un contact valable et

d‟interagir avec Autrui, si limité soit cet échange ou le domaine sur lequel il porte2. A l‟image

d‟une Europe décloisonnée, aux populations vouées à circuler, ces connaissances ne sont pas

perçues comme une accumulation compartimentée de langues acquises successivement. Elles

constituent un seul savoir linguistique diversifié. Elles peuvent ainsi s‟offrir comme autant de

ressources disponibles pour l‟exercice d‟une compétence unique à communiquer, soit une

« compétence plurilingue et pluriculturelle ». Celle-ci révèle une capacité d‟adaptation à la diversité

linguistique et culturelle de situations plausibles. Par exemple, le salarié narbonnais d‟une

entreprise espagnole peut être amené à utiliser le castillan seulement dans un cadre professionnel,

avec certains individus en particulier et à des moments qui ne recouvrent pas toute sa journée ; ou

encore, deux individus plurilingues peuvent alterner des mots et des expressions de plusieurs

langues dans une seule conversation si cela leur permet de mieux se faire passer leurs idées.

1 Cf. Zarate G., Lévy D. & Kramsch C. dir. Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, Paris, Editions des archives

contemporaines, 2008.

2 Voir la notion de “ compétence partielle ” développée au point 6.1.3 du Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (Conseil de l‟Europe, 2001).

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Pour Geneviève Zarate, « le plurilinguisme se distingue par une densité biographique, une

inscription familiale et générationnelle spécifique, des stratégies identitaires complexes élaborées

dans un vécu transfrontalier » (Zarate, Lévy & Kramsch, 2008). Ses langues, héritées

d‟expériences singulières et personnelles, comme autant de systèmes symboliques différents,

dotent l‟individu plurilingue et pluriculturel d‟un regard nuancé sur le monde. Elles lui

permettent d‟en dégager des significations variées. En outre, elles le munissent d‟autant de

« voix » (Kramsch, 2008) qui ouvrent à de nouvelles possibilités pour diversifier ses propres styles

d‟expression ; des voix qui donnent au locuteur matière à se construire un répertoire de rôles à

endosser, pour prendre part au théâtre de la vie sociale. Le plurilinguisme s‟inscrit donc

pleinement dans une approche actionnelle parce qu‟il se met à l‟œuvre dans divers contextes, et

par des « locuteurs/acteurs » à même d‟agir en partie1 pour leur propre adaptation – voire leur

propre intégration. Ils le font par l‟exercice de leur compétence plurilingue et pluriculturelle de

communication.

L‟individu plurilingue et pluriculturel se distingue, par une identité composite et par des

appartenances multiples, de l‟individu monolingue et monoculturel qui « ne communique que

dans son propre contexte social [et dont l‟identité et les appartenances] sont créées, comprises et

communiquées dans ce seul contexte » (Kern & Liddicoat, 2008). En définitive, le Cadre Européen

Commun de Référence pour les Langues (CECRL) tente de fixer une conception de la communication

langagière comme pratique indissociable du jeu social dont elle participe. Dès lors que celle-ci

s‟inscrit dans une configuration à la fois actionnelle, relationnelle et situationnelle qui caractérise

la situation de communication, on mesure les enjeux identitaires et sociaux liés au

développement d‟une compétence plurilingue et pluriculturel le à communiquer :

- identitaires, parce que la participation au jeu social suppose que le locuteur, devenant

acteur, dispose des ressources lui permettant de prendre une place, et par là-même de

trouver son rôle au sein de la communauté. Selon les contextes culturels qu‟il rencontre, il

doit pouvoir alterner ses « voix » ; autant de mutations identitaires nécessaires pour

ouvrir la porte à un espace de communication et d‟interactions possibles ;

- sociaux, parce qu‟il est bien question d‟intégration au sein d‟un groupe social et dans un

environnement socio-culturel nouveau, avec des paramètres sociétaux propres.

1 Richard Kern et Anthony J. Liddicoat soulignent à juste titre que “ puisque les communautés peuvent admettre ou

exclure des étrangers, le processus d‟intégration devient une interaction entre les possibilités d‟entrée dans une

communauté et la capacité de l‟individu de s‟investir dans de nouvelles communautés ” (Kern & Liddicoat, 2008).

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En contrepoint au premier chapitre du Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme (Zarate,

Lévy & Kramsch, 2008) dédié à la notion de « locuteur/acteur », Geneviève Zarate insiste sur la

part de contribution de l’acteur social plurilingue aux échanges qui se jouent au sein du groupe.

« L‟acteur social, souligne-t-elle, est engagé dans une dynamique collective, qui n‟est pas un

simple vécu qu‟il met à plat, mais une réalité sur laquelle il a prise et sur laquelle il se reconnaît le

droit d‟intervenir. L‟acteur social plurilingue a un rôle d‟intervention sociale, position là encore

antithétique du mimétisme social exigé de l‟étranger souscrivant aux codes linguistiques et sociaux

dont le natif serait l‟emblème » (Zarate, 2008). Intégrer une nouvelle communauté ne signifie pas

simplement de se fondre dans une masse, et de ne pas se faire remarquer comme un étranger.

C‟est trouver les moyens de prendre part au jeu social, à côté des autres. Ainsi, comme le

soulignent Richard Kern et Anthony J. Liddicoat, l‟enseignement des langues doit viser une

transformation et un élargissement des « pratiques linguistiques et culturelles ». Le

« locuteur/acteur » a besoin de développer ses possibilités d‟expression par l‟appropriation de

nouvelles « voix » afin de « manier et communiquer ses appartenances et ses identités » (Kern &

Liddicoat, 2008).

Pour appréhender la notion de jeu social et saisir les principes par lesquels il est régi,

nous nous appuyons sur les travaux de Pierre Bourdieu. Sa vision nous intéresse dans le cadre de

la perspective actionnelle ; elle offre un modèle du système des interactions sociales sous-tendu par

une théorie de l‟action – plus précisément de la pratique sociale – qui parvient à cerner la

dimension praxéologique recherchée dans les orientations didactiques européennes pour la

pratique socio langagière. Pierre Bourdieu pense les sociétés comme des « espaces sociaux »

imbriqués, c‟est-à-dire « [des] champ[s] de forces, dont la nécessité s‟impose aux agents qui s‟y

trouvent engagés, et [des] champ[s] de luttes à l‟intérieur [desquels] les agents s‟affrontent, avec

des moyens et des fins différenciés selon leur position dans la structure du champ de forces,

contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la structure » (Bourdieu, 1994). Chaque

communauté se caractérise par un système de valeurs propres sur la base desquelles s‟organisent

les échanges sociaux. Pierre Bourdieu parle de « capital symbolique » ; il désigne par cette

expression « n‟importe quelle propriété (n‟importe quelle espèce de capital, physique, économique,

culturel, social) lorsqu‟elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de perception

sont telles qu‟ils sont en mesure de la connaître (de l‟apercevoir) et de la reconnaître, de lui

accorder valeur » (Bourdieu, 1994). Les jeux sociaux qui ont cours au sein d‟une communauté

répondent à des règles qui régissent tout le système d’ « échanges symboliques » de ce capital

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symbolique. Mais pour que cette « économie des biens symboliques » fonctionne, les agents du

système doivent partager des catégories de perception et d‟appréciation identiques. « Les actes

symboliques supposent toujours des actes de connaissance et de reconnaissance, des actes

cognitifs de la part de ceux qui en sont les destinataires » (Bourdieu, 1994). La disposition à

reconnaître la valeur de ce qui se joue dans le jeu social correspond à celle qui permet à

l‟individu – membre du groupe – de saisir le « sens du jeu ». Elle émane de son for intérieur,

comme ancrée au plus profond de son être. En cela, nous rejoignons Claire Kramsch pour qui

l‟apprentissage d‟une langue dans une perspective plurilingue et pluriculturelle revient à « se

construire une „ nouvelle subjectivité ‟ dans une nouvelle langue, autrement dit un nouveau moi »

(Kramsch, 2008). Le « locuteur/acteur » plurilingue enrichit son propre « capital symbolique » et

nuance son regard sur le monde en développant sa compétence de communication qui lui donne,

de fait, les moyens « d‟élargir ses appartenances ».

11..11..33 AAggiirr ddaannss llee jjeeuu ssoocciiaall :: PPiieerrrree BBoouurrddiieeuu

Ainsi, l‟individu n‟est pas le seul à décider de ses appartenances ; Richard Kern et

Anthony J. Liddicoat soulignent bien que la communauté est libre de l‟admettre ou de l‟exclure.

Son intégration dépend donc aussi bien de sa capacité à « s‟investir dans de nouvelles

communautés » (Kern & Liddicoat, 2008) – autrement dit de pouvoir rentrer soi-même dans le

jeu – que de la possibilité d‟y être accueilli et autorisé.

L‟ « illusio » est la notion par laquelle Pierre Bourdieu désigne « le fait d‟être investi,

d‟investir dans des enjeux qui existent dans un certain jeu, par l‟effet de la concurrence, et qui

n‟existent que pour les gens qui, étant pris dans ce jeu et ayant des dispositions à reconnaître les

enjeux qui s‟y jouent, sont prêts à mourir pour des enjeux qui, à l‟inverse, apparaissent comme

dépourvus d‟intérêt du point de vue de celui qui n‟est pas pris à ce jeu, et le laissent indifférent »

(Bourdieu, 1994). Il est basé sur la « croyance ». Si on ne croit pas au jeu et à la mesure de ses

enjeux, il n‟est pas possible de s‟y investir un tant soit peu. « La croyance pratique n‟est pas un

„ état d‟âme ‟ ou, moins encore, une sorte d‟adhésion décisoire à un corps de dogmes et de

doctrines instituées („ les croyances ‟), mais si l‟on permet l‟expression, un état de corps » (Bourdieu,

1980). Cet « état de corps » est généré par l‟ « habitus » qui reconnaît le jeu et qui s‟accorde à ces

« conditions objectives ». Ainsi, la croyance est une « disposition » à être dans le jeu, à y

pressentir un intérêt et à y trouver un sens pour agir.

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Dans le cas du plurilinguisme, l‟acquisition de cette « disposition » résulte d‟un

élargissement de la capacité de lecture des divers paramètres sociétaux, relatif notamment au

regard qui se nuance. Cela renvoie à une transformation individuelle que l‟on peut associer au

phénomène de mutation identitaire que nous évoquions plus haut. Pour Richard Kern et

Anthony J. Liddicoat, ce changement est, en effet, lié à une relation « plus réflexive » entre

l‟individu et la langue. « Le locuteur/acteur agit sur la langue et la langue sur le locuteur/acteur »

(Kern & Liddicoat, 2008). Ce phénomène de mutation identitaire trouve, selon nous, une

résonnance particulière dans les propos de Pierre Bourdieu caractérisant le rapport entre l‟

« habitus » approprié et la pratique. « La propriété, écrit-il, s‟approprie son propriétaire, en

s‟incarnant sous la forme d‟une structure génératrice de pratiques parfaitement conformes à sa

logique et à ses exigences » (Bourdieu, 1980). Pierre Bourdieu compte le rapport au langage parmi

les dimensions de l‟ « habitus ». On comprend ainsi que l‟acquisition pratique d‟une langue – soit

son appropriation – atteigne directement l‟ « habitus » dont elle transforme la structure ; et l‟on

peut parler de mutation identitaire parce qu‟il s‟agit des schémas internes profonds.

La notion d‟ « habitus », initialement proposée par Marcel Mauss, occupe une place

centrale dans la théorie de l‟action qu‟a développée Pierre Bourdieu. Il le définit comme un

« système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à

fonctionner comme des structures structurantes, c‟est-à-dire en tant que principes générateurs

et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptés à

leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations

nécessaires pour les atteindre, objectivement „ réglées ‟ et „ régulières ‟ sans être en rien le produit

de l‟obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de

l‟action organisatrice d‟un chef d‟orchestre » (Bourdieu, 1980) (nous soulignons). Porteur des

schèmes de représentation et de pratique, l‟ « habitus » est alors à l‟origine du « sens pratique » ;

c‟est le « sens du jeu », dont dépend à la fois la capacité d‟en pressentir les enjeux et d‟y ajuster sa

propre pratique – sociale et/ou langagière.

L‟ « habitus » est le produit de « conditionnements associés à une classe particulière de conditions

d‟existence ». Il résulte ainsi de l’expérience partagée du jeu qui grave dans les corps les

schèmes de représentation et de pratique. Héritage « incorporé », il forme un fond commun sur

lequel se tisse l‟appartenance de tous ceux qui partagent la même histoire, devenant « la condition

non seulement de la concertation des pratiques mais aussi des pratiques de concertation »

(Bourdieu, 1980). En somme, l‟expérience vécue et partagée est le mode de transmission du sens

du jeu dans lequel se retrouvent les acteurs d‟un espace social.

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Ainsi, on a « le jeu dans la peau », rappelle Pierre Bourdieu. Il fait sens pour soi, c‟est-à-

dire qu‟on en perçoit intérieurement la raison d‟être, les tenants et les aboutissants – l‟ « illusio ».

La pratique est donc générée par un conditionnement intérieur qui repose sur les structures de

l‟ « habitus », et qui donne au jeu son « sens subjectif ». Mais pour être sensée et donc admise

dans le système des interactions de l‟espace social, il faut également que l‟individu puisse

contrôler les paramètres du jeu social. Concernant la pratique socio langagière, nous avons

d‟ailleurs vu précédemment que, dans sa définition, le Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (CECRL) précisait que « Le contrôle de ces activités par les interlocuteurs conduit au

renforcement ou à la modification des compétences » (Conseil de l‟Europe, 2001). Pierre

Bourdieu estime que « le sens de l’avenir probable que donne la maîtrise pratique des

régularités spécifiques qui sont constitutives de l‟économie d‟un champ est le principe de

pratiques sensées, c‟est-à-dire liées par une relation intelligible aux conditions de leur

effectuation, et aussi entre elles, donc immédiatement dotées de sens et de raison d‟être pour tout

individu doté du sens du jeu » (Bourdieu, 1980) (nous soulignons). C‟est le conditionnement

extérieur qui donne au jeu son « sens objectif ». Or, si on a le sentiment de contrôler le jeu, c‟est

parce qu‟on le reconnaît. Cette capacité d‟identification repose sur l‟ « habitus ». Opérant comme

une sorte de filtre de perception du monde, il génère, d‟après Pierre Bourdieu, une sélection

cognitive des paramètres d‟une situation pour ne garder que ceux qui sont reconnus dans

l‟expérience passée, afin de permettre l‟application de la réponse incorporée. En conséquence

selon cette théorie, l‟action ne résulte pas d‟un calcul conscient et d‟un raisonnement pondéré

systématique. Ses stratégies ne constituent pas une anticipation de l‟avenir. Elles sont amorcées à

la reconnaissance de conditionnements objectifs déjà expérimentés dans des situations antérieures

qui, reproduits dans un nouveau contexte, déclenchent les schémas d‟action développés dans le

passé au cours de situations aux paramètres contextuels identiques ou similaires.

La pratique, selon Pierre Bourdieu, émerge ainsi de la rencontre entre l‟ « habitus » et les

conditions objectives de l‟espace social où elle s‟exerce ; de l‟accordement sur fond de

reconnaissance entre ces deux systèmes : le premier, subjectif – l‟ « habitus » comme structure

interne incorporée – et le second, objectif – la structure sociale. En conséquence, si les stratégies

d‟action opèrent uniquement dans des situations dont les conditions objectives sont reconnues

par l‟agent, on comprend qu‟il faille construire la pratique socio-langagière en relation avec les

situations de communication où elle doit s‟exercer, pour qu‟elle soit sensée. Son appropriation se

fera par un processus d‟intégration/incorporation des stratégies d‟action/communication qui

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s‟opèrera uniquement au cours de l’expérience pratique de la communication, à condition

que l‟individu apprenant puisse « s‟investir » dans le jeu visé.

1.2 DES APPROCHES AVANT-COUREUSES

Envisager l‟apprentissage des langues comme l‟appropriation d‟une pratique socio

langagière implique donc nécessairement d‟organiser la situation d‟apprentissage pour en faire un

espace d‟expérience. Depuis la fin des années 1970, un certain nombre de pratiques pédagogiques

innovent dans leur façon d‟appréhender ces situations. Leur principal objectif est de développer

chez l‟apprenant la capacité à utiliser la langue dans les divers contextes de communication où il

sera amené à interagir. Elles mettent davantage l‟accent sur les compétences de l‟oral sans pour

autant négliger celles de l‟écrit. Leur caractéristique générale est de favoriser une acquisition de la

langue par le vécu. On parle parfois d‟apprentissage expérientiel, mais ce terme reste très peu

utilisé, voire méconnu en France.

Nous avons choisi de porter notre regard sur trois approches qui semblent particulièrement

intéressantes, parce qu‟elles proposent différentes manières d‟aborder la langue sous un angle

praxéologique, et favorisent ainsi son acquisition dans des situations d‟apprentissage hors

contexte d‟immersion dans une langue. Ces pratiques ne se restreignent pas à des objectifs

purement linguistiques mais en visent de plus larges, permettant ainsi à leur manière

l‟incorporation de la pratique langagière.

Nous nous intéresserons donc dans un premier temps, aux pratiques qui relèvent d‟une

approche relationnelle, qui visent une acquisition de la langue basée sur la rencontre et

l‟échange avec l‟Autre.

Nous verrons ensuite, avec la simulation globale, comment certains ont réinvesti l‟imaginaire et

le jeu comme un terrain propice à l‟expérience langagière, où l‟apprenant forgera petit à petit ses

propres connaissances en langue.

Nous nous attarderons également sur la pratique de Jacques Montredon – intervenant au Centre de

Linguistique Appliquée de Besançon – qui s‟est intéressé à la question du contexte dans la situation

d‟apprentissage ainsi qu‟à l‟aspect para-verbal et non-verbal de la communication1.

Enfin, forts de ces exemples, nous nous interrogerons sur les implications d‟une conception de

l‟acquisition du langage comme processus d‟incorporation.

1 Cela, en collaboration étroite avec Geneviève Calbris.

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11..22..11 LL’’aapppprroocchhee rreellaattiioonnnneellllee

L‟approche relationnelle a donné naissance, à la fin des années 1970 en Allemagne, à deux

pratiques distinctes qui trouvent communément leur origine dans le psychodrame :

- la Psychodramaturgie Linguistique (PDL) de Bernard Dufeu ;

- la Dramaturgie Relationnelle de Daniel Feldhendler.

Le psychodrame a été développé par Jakub Levy Moreno à partir des années 1920. Selon

lui, le théâtre traditionnel déracine l‟œuvre (la pièce jouée) de son terreau de création originel (le

moment où la pièce est écrite). Le théâtre spontané rétablit le lien entre l‟œuvre et sa création par

l‟expression spontanée. Ainsi, le rôle et l‟implication de tous les acteurs de la représentation s‟en

trouvent affectés, à commencer par le public qui prend part au jeu en intervenant directement

dessus. L‟acteur spontané n‟est plus soumis au rôle et au texte, il devient « centrifuge » : il est au

départ de l‟expression dramatique et le mot parlé en devient l‟aboutissement de l‟expression (non

plus le point de départ). En exposant sa théorie du théâtre spontané, Moreno propose, dans son

ouvrage Le Théâtre de la Spontanéité, différents procédés pour le mettre en scène. C‟est une

démarche réfléchie et structurée qui interroge le processus même de création et la créativité de

l‟homme. Peu à peu elle trouve des applications à la fois thérapeutiques (sous la forme du

psychodrame) et pédagogiques. Comme le fait remarquer Daniel Feldhendler, il s‟agit

véritablement d‟ « une pratique de l‟action visant à améliorer les relations humaines. Il [Moreno] y

considère l’Homme comme acteur en situation, comme être relationnel et interactionnel en constante

évolution » (Feldhendler, 1999). Le Théâtre de la Spontanéité et le psychodrame ouvrent ainsi la

voie aux pédagogies de l‟action qui favorisent l‟expression et l‟expérience, et par lesquelles

apprendre n‟est plus réduit à la reproduction et la répétition de modèles. Une conception qui

remet également en question les rapports pédagogiques entre l‟enseignant et l‟apprenant.

Visant la communication, la Psychodramaturgie Linguistique (PDL) et la Dramaturgie

Relationnelle s‟appuient sur le relationnel, comme le fondement essentiel de leur démarche.

« Développer une compétence relationnelle, telle que nous l‟entendons, c‟est aborder les

situations d‟apprentissage d‟une langue sous l‟angle relationnel » explique Feldhendler. Il s‟agit de

développer des « attitudes et des aptitudes relationnelles » à travers des « activités-cadre » qui, par

leur fonction de catalyseur, mettent les participants en action et en interaction. Cette dynamique

renvoie à l‟essence même de la dramaturgie induite par l‟étymologie du mot : drama signifie action

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en grec ancien. Dans ces deux approches, l‟apprenant passe au centre de l‟apprentissage. « La

tâche de l‟enseignant se transforme, il favorise l‟expression personnelle et globale de chacun et

facilite la mise en relation des participants d‟un groupe. Ceci entraîne un changement d‟attitude

fondamental avec d‟importantes conséquences pédagogiques » (Feldhendler, 1995) ; on substitue

les termes d‟animateur et de participant à ceux d‟enseignant et d‟apprenant. La langue ne fait plus en

soi l‟objet d‟un objectif à atteindre, mais devient le « support relationnel » des activités. Son

acquisition se fait selon une « progression relationnelle », autrement dit elle n‟est plus déterminée

par la grammaire et répond davantage aux besoins des participants dans le contexte des activités.

Bien que partageant une origine commune, ces pratiques ont rapidement emprunté des chemins

différents. Aujourd‟hui, elles se distinguent en ce sens que :

- la Psychodramaturgie Linguistique (PDL) a fini par se constituer en méthodologie à part

entière ;

- la Dramaturgie Relationnelle a exploité d‟autres formes dramaturgiques comme celles

d‟Augusto Boal et de Jonathan Fox. Elle oriente actuellement son travail sur le récit de vie.

1.2.1.1 La Psychodramaturgie Linguistique (PDL)

La Psychodramaturgie Linguistique (PDL) prolonge un aspect du travail de Moreno. Elle se

fonde sur les théories du psychodrame et en applique les principes de la spontanéité créatrice.

Bernard Dufeu affirme lui-même qu‟elle tente de réaliser un objectif que Moreno décrivait ainsi :

« Le processus reproducteur d‟apprentissage doit venir au second plan ; l‟accent doit être mis sur

le processus d‟apprentissage productif de création spontanée. Les exercices et la formation à la

spontanéité sont le sujet principal de l‟école de l‟avenir » (Moreno cité par Dufeu, 2001). En

Psychodramaturgie Linguistique (PDL), on instaure un climat relationnel propice à la communication.

Le principe est de favoriser la spontanéité des participants. Ce climat favorise la réalisation d‟

« objectifs comportementaux » qui visent à développer disponibilité et réceptivité chez les

participants comme autant de dispositions facilitant le processus d‟apprentissage.

Cela implique « l‟écoute, la disponibilité, la présence à soi et à l‟autre, l‟ouverture,

l‟empathie, la sensitivité (plan corporel), la sensibilité (plan affectif), l‟intuition (plan intellectuel),

la faculté d‟observation, de perception globale, synthétique mais aussi analytique, la capacité

d‟atteindre un état de détente physique, affective, intellectuelle, de concentration sans tension… »

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(Dufeu, 1992). Dès le début de chaque séance, des exercices travaillent directement le corps. Il

s‟agit notamment d‟exercices de relaxation et de rythme pour rendre disponible et réceptif. Puis,

dans une perspective relationnelle, Bernard Dufeu recourt à des techniques mises au point par

Jakub Levy Moreno pour élaborer des exercices à partir de critères relationnels plutôt que

linguistiques. En effet « la langue est vécue en relation, la priorité est donnée au „ parler à ‟

(quelqu‟un) plutôt qu‟au „ parler sur ‟ » (Dufeu, 2001). Le cadre pédagogique de la

Psychodramaturgie Linguistique (PDL) favorise une acquisition de la langue par le vécu, une

incorporation de la langue grâce à des activités qui mettent les participants en action. A travers la

découverte progressive de la langue, ils en font l‟expérience. Son acquisition est davantage liée à

un processus de rétention qu‟à un mécanisme de mémorisation volontaire.

Bernard Dufeu prône une « pédagogie de l‟Etre » en opposition à une « pédagogie de

l‟Avoir », laquelle se concentre sur la transmission de savoirs plutôt que sur la culture

d‟expériences et l‟acquisition de connaissances qui s‟y rapportent. Cette caractéristique nous

rappelle Pierre Bourdieu. Nous avons vu que, pour lui, la pratique est générée par le « sens

pratique », par une « disposition » de croyance dans le jeu, ancrée dans les structures incorporées

de l‟ « habitus ». « Le corps croit en ce qu‟il joue : il pleure s‟il mime la tristesse. Il ne se représente

pas ce qu‟il joue, il ne mémorise pas le passé, il agit le passé, ainsi annulé en tant que tel, il le revit.

Ce qui est appris par corps n‟est pas quelque chose que l‟on a, comme un savoir que l‟on peut

tenir devant soi, mais quelque chose que l‟on est » (Bourdieu, 1980). Ainsi, défendre une

« pédagogie de l‟Etre » revient à privilégier un processus d‟intégration qui vise réellement la

pratique. En Psychodramaturgie Linguistique (PDL), l‟individu est au centre de la situation

pédagogique. Son acquisition de la langue est liée à un processus plus global de développement

personnel, ce qui a des implications à divers niveaux :

D‟abord, les participants et le groupe dans son ensemble deviennent le point de départ des

activités. C‟est grâce à elles que la langue prend naissance en chacun d‟eux, et dont le contenu

s‟établit au fur et à mesure, en fonction des besoins qui émergent au moment de l‟apprentissage.

Dès lors il ne s‟agit plus d‟anticiper ce qu‟il faudra savoir dire dans une hypothétique situation à

venir. « Alors que dans l‟enseignement traditionnel la langue précède le besoin d‟expression, dans

les activités que nous proposons, nous ne les (les participants) nourrissons pas avant qu‟ils n‟aient

faim » (Dufeu, 1992). En conséquence, l‟animateur n‟est plus l‟enseignant qui doit tirer ses élèves

vers le haut. Il se trouve derrière les participants et les soutient. Son rôle évolue au fil des séances

alors que les participants acquièrent progressivement une certaine autonomie.

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Finalement sa tâche consiste avant tout à « proposer des activités qui offrent un cadre

d‟expression aux participants en fonction de l‟évolution de la vie du groupe » (Dufeu, 1983). En

Psychodramaturgie Linguistique (PDL), on parle plus volontiers de projet personnel que de

programme pour le groupe. Chacun apprend une langue à son rythme et ne fait pas face aux

mêmes difficultés. Cette démarche s‟efforce de tenir compte de la spécificité de chaque

participant pour proposer un apprentissage plus adapté.

1.2.1.2La Dramaturgie Relationnelle

La Dramaturgie Relationnelle de Daniel Feldhendler se fonde sur le psychodrame de Moreno

pour « favoriser l‟émergence de la spontanéité créatrice » (Feldhendler, 1995) à travers des

situations d‟interaction. Elle puise également dans la Psychodramaturgie Linguistique (PDL) un

certain nombre de principes, retenant particulièrement la notion de « pédagogie de

l‟Etre ». Cependant, Daniel Feldhendler ouvre également sa pratique à d‟autres techniques venant

du jeu, de l‟expression dramatique et dramaturgique. Il puise notamment dans celles qu‟Augusto

Boal a développées à partir des années 1960 avec son Théâtre de l’Opprimé. Ces « formes »

constituent un véritable « creuset de la créativité » car elles sont une porte ouverte sur l‟imaginaire.

« L‟originalité de la structure spécifique de travail réside dans l‟intégration de formes

psychodramatiques et dramaturgiques qui donnent à l‟acquisition linguistique son essence

profondément relationnelle. La forme induit le fond. Ainsi s‟exprimer à l‟aide de formes qui,

extérieurement, prennent des aspects ludiques, constitue une préparation aux situations à venir,

tout en apprenant à composer avec la situation du moment. C‟est donc en quelques sortes

s‟essayer à la vie » (Feldhendler, 1995). Ce recours à divers procédés dramaturgiques en

Dramaturgie Relationnelle a pour but de dynamiser les situations d‟apprentissage en mettant les

participants en action. Toutefois, Daniel Feldhendler insiste sur le fait qu‟il se démarque « d‟une

conception de „ l‟enseignement du français par le théâtre ‟ qui évoque encore trop souvent l‟idée

de représentation et de répétition de textes dramatiques où acteurs et spectateurs sont enfermés

dans des rôles figés et dans des textes préétablis. C‟est donc sur la pratique théâtrale dans son

extension que nous [l‟auteur] portons notre intérêt en particulier » (Feldhendler, 1983).

Chaque séance suit une dynamique progressive en trois phases :

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- tout d‟abord un échauffement qui reprend des techniques corporelles pour rendre les

participants disponibles et réceptifs ;

- ensuite la « mise en forme dramaturgique » ;

- pour finir, une « mise en commun » de ce qui a été vécu lors de la séance. Ce dernier

moment de synthèse est tout à fait important car il permet de prendre un certain recul par

rapport à l‟expérience dramaturgique. « Sa première fonction est de quitter l‟espace

intermédiaire du jeu pour revenir au temps et à l‟espace réel de la classe […] C‟est une

phase dite aussi de rétroaction comme moment privilégié de conceptualisation

linguistique approfondie et comme pratique de métacommunication et de dialogue

transitif dans le groupe. Les participants entre eux et avec l‟enseignant s‟entraînent à

l‟évaluation individuelle et collective » (Feldhendler, 1999).

A la différence de la Psychodramaturgie Linguistique (PDL) aujourd‟hui, Feldhendler ne

conçoit pas sa démarche comme une méthodologie à part entière qui se suffit à elle-même. Les

applications de la Dramaturgie Relationnelle n‟en demeurent pas moins diverses. Elle peut faire

l‟objet d‟activités complémentaires avec des débutants, d‟activités de base avec faux débutants ou

encore s‟inscrire dans le cadre de « démarches autonomes avec des avancés en cours

d‟entraînement à l‟expression ». A l‟heure actuelle Feldhendler s‟oriente de plus en plus vers une

approche biographique avec la mise en scène d‟histoire de vie. Il utilise pour cela la méthode

d‟improvisation du Playback Theatre (Théâtre Récit) créée par Jonathan Fox en 1975 et qui rentre

dans la lignée du travail d‟Augusto Boal. Cette technique permet de « représenter de façon

spontanée le vécu des membres d‟un auditoire ou d‟un groupe » (Feldhendler, 1997). Les acteurs

interprètent sur scène des fragments de récits de vie, communiqués par les spectateurs, leur

renvoyant ainsi un reflet de leur histoire ; un dialogue s‟installe alors entre les acteurs et le public.

Appliqué à l‟apprentissage d‟une langue, « le Théâtre Récit constitue un entraînement actif à la

réflexivité dans la communication. Il intègre différentes phases : écoute, compréhension,

expression, action, interaction, rétroaction et mise en commun » (Feldhendler, 1997). L‟intérêt

d‟une telle approche est de permettre aux participants de se décentrer en se voyant à travers le

reflet que l‟Autre renvoie. C‟est d‟une certaine manière se voir comme un Autre, autrement dit

rentrer en contact avec son altérité. Cette démarche s‟inscrit dans la perspective du

développement de compétence interculturelle.

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11..22..22 LLaa ssiimmuullaattiioonn gglloobbaallee

1.2.2.1Les origines

En novembre 1975 en France, un groupe de recherche s‟est penché sur la question des

« jeux conçus, adaptés ou utilisables pour le français langue étrangère » (Debyser, 1976). A l‟issue

de ce premier travail collectif, Francis Debyser déplore, dans l‟éditorial du numéro 123 de la

revue Le Français dans le monde (1976), le faible recours, dans la plupart des méthodes

traditionnelles, aux jeux « réellement linguistiques ». Il entend par là ceux qui font « appel à

l‟organisation de la compétence de français et [qui reposent] sur des analyses linguistiques

sérieuses » (Debyser, 1976). Il invite alors à recourir au jeu pour travailler entre autre la créativité.

Ce dernier peut en effet constituer « l‟un des meilleurs moyens de l‟introduire dans la classe de

langue » (Debyser, 1976), à travers notamment le jeu théâtral pour « favoriser l‟expression, les

échanges interpersonnels et la spontanéité », et particulièrement les jeux de rôle et les techniques

de simulations pour la formation aux relations humaines. Cette ouverture à la dimension ludique

rompt complètement avec l‟approche traditionnelle de la langue induite par le structuralisme

linguistique, qui en avait jusque là profondément influencé l‟enseignement. En considérant cette

dimension ludique, on reconnaît au langage des fonctions qui ne se restreignent plus uniquement

à celles de la description et de la communication d‟informations. On réinvestit le divertissement

langagier, souvent rejeté par les linguistes, car il bouscule les règles qui régissent la production

linguistique.

Afin de justifier ce recours au ludique, Francis Debyser rappelle notamment les travaux de

Winnicott pour souligner la fonction essentiellement structurante du jeu pour l‟homme ; car c‟est

sur le jeu que s‟édifie toute son existence expérientielle : le jeu est l‟ « aire transitionnelle » où

l‟homme « se construit son expérience de soi, de l‟autre, et du monde » (Debyser, 1978). Aborder

la langue par le jeu langagier, c‟est favoriser son appropriation par des moyens identiques à ceux

du jeune enfant qui prend plaisir à se jouer de la langue dans les comptines, les charades et toutes

autres formes, qui lui permettent finalement de « manipuler » et ainsi de se familiariser avec les

sons, les mots et la syntaxe. Francis Debyser rappelle à ce titre que « la parole est l‟un des

premiers jouets ; c‟est aussi un jouet qui se prête à une créativité infinie […] Entretenir ou

restaurer le plaisir de la parole notamment par le jeu verbal et les techniques d‟expression, c‟est

donc retrouver la positivité gratifiante des premières expériences transitionnelles » (Debyser,

1978). Cette ouverture sur le ludique prend une direction particulière avec l‟exploitation de

techniques telles que la simulation et le jeu de rôles qui présentent en effet plusieurs intérêts.

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Tout d‟abord, elles sont un moyen pour introduire un modèle de la réalité dans la classe qui en est

naturellement coupée ; et, se basant notamment sur l‟improvisation, elles favorisent le travail de

l‟expression spontanée et cultivent l‟imagination créatrice. A la fin des années 1970 , Francis

Debyser met au point la simulation globale où il tente d‟intégrer les techniques et les jeux de

créativité qu‟il avait présentés dans l‟ouvrage Jeu, Langage et créativité, écrit en collaboration avec

Jean-Marc Caré en 1978 ; il achève l’immeuble en 1980 qui fut la première simulation globale.

La simulation globale répond à un souci de maintenir une certaine continuité et vraisemblance dans

le cours de langues. Si on le ponctue de courtes simulations éparses sur des thématiques

différentes à chaque fois, on y passe d‟un lieu-contexte à un autre sans lien ni transition, ce qui

risque à la longue de démotiver les apprenants faute de cohérence. L‟idée de la simulation globale

est alors de réinventer un pan entier de la réalité pour réunir différentes séquences thématiques en

un récit de vie. Outre le fait d‟exploiter en profondeur l‟imaginaire et la dimension ludique,

l‟intérêt de la simulation globale est de favoriser une acquisition de la langue à travers la mobilisation

des apprenants pour l‟élaboration d‟un grand projet : l‟invention d‟un univers. La langue devient

un réel outil pour travailler ensemble, échanger, raconter, s‟exprimer et … jouer. La simulation

globale permet l‟expérimentation d‟une situation vécue à travers la langue.

1.2.2.2 Les bases théoriques de la simulation globale

Le premier avantage, propre au jeu, que présentent les simulations globales est d‟être

sécurisant : « rien d‟autre que ce qui a été prévu par le jeu ne peut arriver. C‟est un refuge

structurant pour celui qui est plongé avec scepticisme dans un univers de confusion, de questions

sans réponses, de choses mal établies » (Yaiche, 1996). La simulation globale est un jeu instructif car

elle comporte un certain nombre de règles. Pour autant, elle n‟en reste pas moins un jeu créatif et

les apprenants ont toujours la possibilité de faire preuve d‟inventivité à travers le rôle de leur(s)

personnage(s). Il faut donc apprendre à se conformer à certaines règles – nécessaires pour le

déroulement des activités – tout en laissant libre cours à son imagination, cela se rapproche en

quelque sorte d‟une certaine capacité à travailler tout en sachant « s‟amuser ». « L‟aptitude à jouer

avec les autres, et mieux, l‟aptitude à jouer avec soi et avec ce qui est parfois le plus personnel,

n‟est pas commune à tous ». Cela suppose des capacités « à travailler en groupe, capacité à

négocier, à diriger, capacité à écouter les autres, à adapter, transformer, accepter leurs

propositions, capacités à s‟adapter aux circonstances, à rebondir, etc. » (Yaiche, 1996). La

simulation revêt ainsi un caractère socialisant en permettant aux apprenants de développer ce qui

peut relever d‟une compétence de travail en équipe. En outre la simulation globale est une

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expérience positive où chacun a sa place. « Les participants, eux, ne sont pas adversaires mais

partenaires […] Participer à une simulation globale c‟est faire l‟expérience du groupe, sortir de la

situation agonale de la classe traditionnelle où il y a des premiers et des derniers (des vainqueurs

et des perdants) » (Yaiche, 1996).

Les rôles sont comme des portes pour entrer dans l‟univers du jeu. Les participants sont ainsi

amenés à revêtir une ou plusieurs identités fictives ce qui permet, « du fait de la transition par une

identité fictive, de faire l‟expérience du plaisir et du masque social, du rôle, du statut. S‟exprimer

« sous couvert » d‟un personnage fictif a pour effet de diminuer la peur de faire des fautes, dans la

mesure où celles-ci ne sont pas totalement imputables à l‟élève mais plutôt au personnage au nom

duquel il s‟exprime » (Yaiche, 1996). D‟autre part le jeu avec les différents rôles a une portée qui

va encore plus loin. En les endossant, les participants sont amenés à en mesurer le poids dans

d‟autres cultures. Par exemple, être une femme divorcée ne fait pas l‟objet des mêmes

considérations d‟un pays à l‟autre. En prenant un rôle, les participants doivent l‟assumer, ce qui

n‟est pas toujours simple quand la conception qu‟on en a est différente de celle à laquelle on doit

se soumettre dans le cadre de la simulation globale. Ainsi, le jeu avec le rôle est un moyen

d‟expérimenter l‟altérité. Le jeu de rôle dans la simulation globale est enfin l‟occasion de s‟essayer à

de nouvelles façons d‟agir dans une société humaine qui tend à « enfermer chacun dans un rôle

ou dans un répertoire étroit de rôles » (Yaiche, 1996) sans trop lui laisser la possibilité de devenir

ou d‟être un autre.

Cette pratique remet, elle aussi, radicalement en question les rapports pédagogiques qui

ont cours dans les situations traditionnelles d‟enseignement.

L‟enseignant n‟est plus au centre de l‟apprentissage comme un détenteur du savoir. Il se situe

désormais entre le sujet (l‟apprenant) et l‟objet d‟apprentissage (la langue). Il a un rôle de

médiateur entre ces deux polarités et sa tâche est de faire en sorte que l‟apprenant trouve son

chemin vers l‟objet en question pour se l‟approprier. L‟objectif principal est donc de développer

chez les apprenants une autonomie d‟apprentissage en les amenant progressivement à développer

la capacité d‟apprendre à apprendre. Cet objectif est réalisé une fois que les apprenants se sont

affranchis de l‟enseignant et qu‟ils « génèrent eux-mêmes des propositions d‟accès au savoir ».

L‟autonomie des apprenants se manifeste à travers les projets personnels de chacun qui

« s‟imbriquent [dans le projet collectif de la classe] comme les pièces d‟un puzzle. Et c‟est la

réussite de ce puzzle qui donnera un sens aux différents projets personnels dont la mise en

cohérence est assurée par l‟enseignant » (Yaiche, 1996).

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Les apprenants se tournent vers l‟enseignant pour qu‟il les oriente et les aide à construire et à

réaliser ce projet. Dans cette perspective, l‟enseignant voit ses rôles et ses responsabilités se

multiplier : il doit être à la fois expert en son domaine, personne-ressource, animateur et modèle,

outre son rôle de médiateur.

Mais l‟autonomie est également son affaire. Il doit savoir prendre ses distances par rapport à ses

propres modèles pour pouvoir adapter ses propositions aux besoins émergeant dans le groupe.

Pour la création du projet collectif, proprement dit, on passe d‟abord par la phase de

l‟écrit. Cette phase est très importante car il s‟agit de construire un univers, de lui donner corps,

consistance, matière et profondeur, de même qu‟il s‟agit de donner du poids aux personnages en

leur créant une identité et une mémoire. Au fil de la simulation globale, l‟écrit permet de faire le lien

entre les différentes phases du travail. Les documents ainsi produits constitueront des archives

grâce auxquelles il restera une trace de la simulation quand celle-ci aura pris fin. Cependant l‟oral

n‟est jamais délaissé. Il est travaillé à plusieurs niveaux à travers deux types d‟interaction :

- dans un premier temps, des interactions non simulées que constituent tous les échanges

entre les apprenants eux-mêmes et ceux avec l‟enseignant pour l‟élaboration et la mise en

place du projet. Ce type d‟interaction ne cesse jamais ;

- puis des interactions simulées qui interviennent une fois qu‟on a construit assez de

matière pour les jeux de rôle.

En simulation globale, un certain équilibre se crée dans le travail des compétences du fait qu‟ « elle

autorise un constant va-et-vient entre la prise de rôles directe dans des situations où l‟oral

s‟impose, et le passage au récit qui, à d‟autres moment, permet de faire avancer la fiction » (Caré,

1992). La progression de l‟apprentissage est ici particulière parce que complètement adaptée au

groupe en suivant la logique d‟invention. En conséquence ce n‟est plus la grammai re qui

détermine les étapes de l‟apprentissage.

Jean-Marc Caré fait remarquer que « les simulations globales, dans la mesure où elles donnent à

construire et à vivre un univers inventé, dans la mesure où elles font du langage le lieu même de

cette création, sollicitent d‟autres fonctions que celles de la dénomination et de la stricte

communication » (Caré, 1992). C‟est un aspect tout à fait intéressant à prendre en compte

concernant le rapport qu‟elles établissent entre l‟apprenant et la langue cible. Elles permettent

d‟aborder cette dernière à travers des situations authentiques de communication.

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Ainsi, la langue est vécue à travers les activités, et l‟apprenant a la possibilité d‟en faire son

expérience. Avec les simulations globales, la langue ne reste donc pas un objet extérieur que l‟on

mettrait dans ses bagages en prévision du jour où il faudra s‟en servir. L‟apprenant a déjà

l‟opportunité de se l‟approprier, à travers son expérience de la simulation, comme un réel outil

pour l‟élaboration de son projet.

De cette manière on peut dire que la langue est en partie intégrée, incorporée, car son utilisation

fait déjà l‟objet d‟une nécessité ancrée dans la réalité d‟une tâche à accomplir.

11..22..33 PPrraattiiqquueerr llee ccoonntteexxttee eett llaa ccoommmmuunniiccaattiioonn nnoonn--vveerrbbaallee

1.2.3.1Des situations d’apprentissage

Favoriser l‟accès au sens pour développer la compréhension comme phase préalable à

l‟appropriation de la langue étrangère, tel est le point de départ de la pratique pédagogique de

Jacques Montredon. Ainsi, il affirme s‟être « attaché à faciliter [la compréhension] en recourant au

contexte, en utilisant pour l‟exposition à la langue des productions de locuteurs situés dans le

même environnement que les apprenants et partageant beaucoup de leurs caractéristiques »

(Montredon, 2003). Ces « locuteurs situés dans le même contexte », ou « personnes ressources »,

constituent en effet des points de repère pour permettre au sujet apprenant de comprendre les

nouveaux textes (y compris oraux). Il s‟agit d‟une véritable « pédagogie en contexte » où on

donne « au sujet apprenant en plus des énoncés linguistiques un cadre interprétatif suffisamment

fort et redondant pour qu‟il puisse induire/émettre des hypothèses sur ce qui est dit » (Marcelli,

2004).

Ce cadre, constitué des personnes ressources, touche également des thématiques qui peuvent être,

dans un premier temps, éloignées de celles dont on traiterait d‟ordinaire dans le cadre culturel de

la langue cible. Plutôt que de plonger d‟emblée le sujet apprenant dans un univers complètement

inconnu, on lui permet de se raccrocher à des références qui lui parlent. Ces thématiques sont

autant d‟ « entrées intelligibles » par lesquelles on optimise le contact avec la langue ; de cette

manière « le chemin de l‟apprentissage part du connu : „ les autres ‟ dans un contexte familier

pour aller vers le moins connu : „ les autres ‟, toujours, mais dans un contexte différent »

(Montredon, 2003).

L‟objectif principal qui motive Jacques Montredon dans sa démarche est de faire en sorte que les

sujets apprenants sachent avant tout parler la langue. Si d‟un côté il favorise l‟accès au sens

par des « entrées intelligibles » et en exploitant le contexte, c‟est notamment à travers des

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interactions ouvertes qu‟il travaille la production orale. « Les sujets apprenants, en s‟aventurant et

en faisant appel à des stratégies de communication, vont être capables de produire des énoncés

qui peuvent aller bien au-delà de leur compétence strictement linguistique » (Marcelli, 2004).

En outre, il s‟agit d‟acquérir à terme une compétence d‟apprentissage en développant des

stratégies d‟approche de la langue par l‟écoute, l‟attention, la disponibilité, la capacité d‟induction

etc. pour pouvoir par la suite continuer à apprendre d‟une manière autonome (si on est par

exemple amené à se retrouver en situation d‟inconnu linguistique dans l‟avenir).

1.2.3.2 L’expression gestuelle

En mettant l‟accent sur les compétences de l‟oral, Jacques Montredon s‟intéresse à tous

les canaux de la communication, et notamment au non-verbal comme un accompagnement

inséparable de la langue. Il rappelle à ce sujet qu‟ « à l‟heure actuelle, au niveau de la production

du sens, on considère que verbal et non-verbal sont des manifestations de surface séparées, mais

provenant d‟intentions et d‟opérations communes sous-jacentes » (Montredon, 1999).

Dans sa pratique pédagogique, l‟écrit vient bien après. Si on l‟aborde trop tôt, il risquerait de

focaliser les sujets apprenants au risque qu‟ils ne brûlent les étapes pourtant cruciales de

découvertes de la langue en immersion contextuelle.

Jacques Montredon préfère parler d‟oralité. Il explique que « substituer „ oralité ‟ à „ oral ‟

n‟est pas un jeu de langage, mais c‟est rendre justice (à côté des signes purement verbaux,

linguistiques, dit-on) au rôle de la voix, des gestes, des mimiques, du corps tout entier dans la

parole qui s‟adresse à un autre, présent, et qui est une parole qui a une fin, une intentionnalité.

Cette parole peut-être spontanée (nos conversations dans le couloir), ou normée comme dans

notre conversation actuelle, pendant mon exposé ou dans le débat qui j‟espère s‟ensuivra »

(Montredon, 2006). Il s‟agit là de « restituer la richesse des échanges langagiers ». Ainsi, pour

développer la conscience de la dimension non-verbale qui comprend des nuances de voix,

d‟intonation, jeux de mimiques, de postures et de gestuelles, il faut favoriser une exposition

multicanale à la langue, « sonore et visuelle, comme l‟est d‟ailleurs la communication naturelle en

face à face, le corps tout entier produisant du sens » (Montredon, 2003).

Jacques Montredon a orienté une grande partie de ses recherches sur l‟expression gestuelle , en

collaboration notamment avec Geneviève Calbris. Il a observé que chaque culture développait un

système propre de gestes emblématiques qui pouvaient aller jusqu‟à se substituer totalement à la

langue dans la production de sens. Ainsi, de par cette spécificité, la prise en compte de cette

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dimension constitue une ouverture à l‟univers culturel auquel la langue est liée. Le recours aux

gestes permet de préciser sa pensée parce qu‟ils donnent aussi un reflet de l‟esprit. En travaillant

sur l‟expression gestuelle, Jacques Montredon entend permettre aux sujets apprenants de saisir le

sens abstrait de mots, de comprendre plus aisément en « suivant de visu le chemin de

l‟argumentation ». De plus, reconnaissant « le rôle libérateur du geste au plan cognitif dans

l‟acquisition d‟une langue » (Montredon, 2003), il encourage vivement chaque sujet apprenant à se

servir de sa propre gestuelle. « Dans mon enseignement principal, comme on le sait, je ne me suis

pas privé d‟initier mes étudiants aux gestes emblématiques du français, à ceux de l‟argumentation,

et surtout de les encourager dans les jeux de rôle et les débats à faire sens de tout leur corps »

(Montredon, 2006). Ces deux techniques du jeu de rôle et du débat présentent un grand intérêt

pour l‟apprentissage d‟une langue étrangère par les manipulations de lexique, de structures et

d‟outils argumentatifs qu‟elles impliquent. Elles requièrent également une certaine maîtr ise des

conduites sociales tant dans le cadre de la vie quotidienne à travers les jeux de rôles, que dans un

cadre plus formel avec les débats. Là encore une « gestuelle de l‟argumentation » présente de

nombreux avantages à être considérée pour aider les sujets apprenants à étayer leur propos. Pour

Jacques Montredon, « il ne s‟agit pas en effet dans l‟apprentissage d‟une langue d‟augmenter des

connaissances passives intellectuelles, mais d‟incorporer une matière au début étrangère pour en

faire peu à peu un instrument d‟expression de soi » (Montredon, 2003).

11..22..44 LLaa llaanngguuee iinnccoorrppoorrééee

Parler d‟incorporation de la langue revient à interroger, d‟une manière plus générale, les

processus d‟intégration et d‟appropriation de celle-ci. C‟est regarder l‟apprenant comme un être

entier, en ne le considérant plus seulement comme une personne douée d‟aptitudes mentales,

mais en tenant compte également de sa dimension psychique et physique. C‟est un point sur

lequel se rejoignent les trois approches dont nous venons de présenter les principes. Chacune à

leur manière elles donnent une place, dans les situations d‟apprentissage, à une certaine

dimension corporelle via notamment la création d‟un cadre proche de l‟immersion linguistique

propice à l‟expérience communicative – on retrouve dans chacune de ces approches l‟exploitation

des dimensions actionnelle, relationnelle et situationnelle évoquées au point 1.1.1. Par le recours à

des pratiques dramaturgiques et en faisant de la langue l‟objet d‟une expérience vécue , elles

favorisent son acquisition. Gérard Clergue interroge le rapport qu‟entretient le système éducatif

traditionnel avec la complexité de la vie à laquelle ce dernier est censé préparer (voir Clergue,

1997). Il souligne à juste titre que « c‟est dans la pratique réelle d‟un savoir, en agissant pour de

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bon, que l‟individu peut valider les concepts qu‟il se construit. Et d‟ailleurs ne dit -on pas d‟une

connaissance inopérante qu‟elle est livresque ? » Et de rajouter plus loin que « les théories de

l‟action nous rappellent que la connaissance est une pratique qui intègre l‟activité et la conscience

que l‟on a de cette activité » (Clergue, 1997).

Depuis les années 1960, les grandes avancées de la recherche sur la mémoire permettent

de saisir un certains nombre de phénomènes cognitifs qui nous intéressent ici pour mesurer la

part de la dimension corporelle dans les processus d‟encodage, de stockage et de récupération des

données mémorielles.

On sait que le contenu de la mémoire est complexe. Il ne s‟agit pas, en effet, de mots , d‟objets ou

d‟événements « photographiés » en tant que tels, mais de composantes de mots, d‟objets ou

d‟événements – autrement appelées « traits » (sémantiques, etc.) – réunies en réseaux. On parle

de « représentations mentales » qui, n‟étant ni matérielles ni concrètes, évoluent avec le

développement cognitif (Kekenbosch, 1994). Leur force d‟ancrage dans la mémoire est différente

suivant le registre où elles sont stockées. On distingue les représentations occurrentes dans la

Mémoire à Court Terme (MCT), des représentations types (durables) en Mémoire à Long Terme (MLT).

C‟est d‟un agencement et d‟une organisation spécifiques des traits sémantiques en réseaux

qu‟émergent les représentations mentales des connaissances.

Christiane Kekenbosch en retient deux grandes formes types :

- Les représentations configurées dans une forme propositionnelle : chaque trait

sémantique mis en réseau correspondrait aux caractéristiques du concept représenté, telles

qu‟énoncées dans sa définition (Christiane Kekenbosch donne l‟exemple du concept de

« soupière » qui réunit sur un plan sémantique d‟autres concepts tels que « récipient, creux,

en faïence ou en porcelaine », etc.) ;

- Les représentations configurées dans une forme analogique : la structure des

représentations mentales correspond davantage à celle du monde représenté1, en intégrant

aux réseaux des composantes figuratives – images visuelles, sonores, traces olfactives

ou kinesthésiques directement enregistrées par les capteurs du Registre d’Information

1 Appelées modèles mentaux, elles reposent sur une forme analogique de représentation mentale, différente de la forme

propositionnelle. Ce sont des représentations figuratives qui comportent des éléments perceptifs. Ils entrent dans la

composition des représentations cognitives, y reliant des aspects perceptifs aux autres composants plus abstraits des

représentations du langage. Ils sont présents en MLT mais peuvent être activés en MCT lors du traitement des

données linguistiques. La présence de traits figuratifs intervient sur le degré de concrétude du matériel verbal fixé en

mémoire qui peut être ainsi associé à une image ou à une situation vécue.

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38

Sensorielle (RIS). Ce modèle permet la mémorisation de situations vécues sous la forme de

« représentations cognitives imagées ».

Ces deux formes sont révélatrices de la diversité de nature des éléments qui composent les

réseaux des structures cognitives. Connectés à des réseaux conceptuels de représentations

mentales abstraites telles que les connaissances lexicales et les connaissances du monde (c‟est-à-

dire, les états, les actions, les événements…), les traits figuratifs – de nature sensorielle –

interviennent sur leur degré de concrétude, renforçant ainsi leur ancrage dans la mémoire

(Kekenbosch, 1994).

On accède à l‟information mémorisée selon un principe d‟association d‟idées depuis un élément

déclencheur qui mène à une cible au fil des connexions amorcées et poursuivies. Plus un élément

cible est donc relié à d‟autres composantes des réseaux mémoriels, plus il y a de chemins pour le

récupérer.

La dimension expérientielle des savoirs est atteinte dès lors qu’ils sont reliés à des

éléments d’ordre affectif – propres aux intentions et aux émotions – qui sont aussi enregistrés

en mémoire et intégrés, sous forme de traits figuratifs, aux réseaux conceptuels des connaissances.

Pour Earl W. Stevick, c‟est d‟ailleurs une caractéristique majeure de la composition des

représentations mentales. Cela explique, selon lui, que les pratiques pédagogiques qui exploitent

l‟immersion linguistique pour l‟enseignement/apprentissage des langues parviennent à des

résultats plus probants. C‟est possible uniquement si les activités visent bien plus large que la

langue comme but en soi, et où parler ne reste qu‟un moyen au service de l‟agir langagier. Mais

considérer l‟importance de la mémoire affective amène à tenir compte du rôle de la dimension

corporelle dans les processus d‟intégration des savoirs ; ceux de leur incorporation. D‟une part,

parce que les émotions sont des états d’âmes qui, souvent, se traduisent à travers des états de

corps. La conscience (par la perception physique) et le souvenir de ces états peuvent donc aussi

favoriser la rétention et la réminiscence de données qui y sont associées . D‟autre part, parce que

la dimension para-verbale et non-verbale du langage, de l‟intonation et de la rythmique à

l‟expression gestuelle, est en prise directe avec le corps. Ainsi, développer une conscience

kinesthésique peut-il favoriser la mémorisation de la langue en améliorant la perceptibilité des

dimensions para-verbale et non-verbale du langage. Cela implique de déployer des « antennes »

supplémentaires pour compléter les réseaux associatifs mémoriels de nouveaux traits figuratifs de

nature kinesthésique. Cette conscience des impressions organiques et des mouvements résultant

d‟aptitudes motrices diverses est d‟ailleurs l‟un des axes de travail fondamentaux de toute pratique

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corporelle qui vise l‟apprentissage de mouvements délibérés et/ou leur perfectionnement. La

mémoire du corps est activée à travers la conscience kinesthésique qui joue un rôle significatif

dans le processus d‟encodage et de stockage de certaines expériences. C‟est ce qu‟explique Mabel

E. Todd1 en donnant un exemple de la conscience intégrée – par l’expérience incorporée – de

la distance des objets dans cet extrait du deuxième chapitre de son ouvrage The Thinking Body

(1937), intitulé reacting mecanisms2 :

« Nous sommes en mesure d‟affirmer qu‟une table se trouve à un mètre de nous […] non pas

grâce à l‟une ou l‟autre aptitude visuelle ou réaction spécifique à la lumière, mais essentiellement à

travers la perception musculaire. Notre capacité à percevoir des différences dans la distance se

compose d‟une multitude d‟impressions communiquées par les muscles oculaires, servant à

concentrer l‟image visuelle sur la rétine. L‟ajustement musculaire nécessaire varie en fonction de

la distance et de la taille de l‟objet, ainsi que de sa forme. La perception du travail accompli par les

muscles oculaires en mouvement est envoyée au cerveau où elle est interprétée comme

l‟indication d‟une certaine distance dans l‟espace. Cette interprétation s‟effectue à travers

l’association d’idées ou de souvenirs fournis par plusieurs expériences cumulées, d’ordre

musculaire et tactile, et d‟impressions visuelles se rapportant à la couleur et à la taille de l‟objet.

Il s‟agit de souvenirs d’expériences antérieures – des mouvements de l‟œil, des mouvements

du corps se rapprochant des objets en les atteignant, associés aux impressions tactiles de leur

forme, dimensions et textures, obtenues en les manipulant. Cette perception spatiale composée

des expériences passées des muscles corporels est remémorée conjointement avec les impressions

résultant de l‟ajustement des muscles oculaires. Si tel n‟était pas le cas, nous serions incapables de

faire la distinction entre une grande table à trois mètres de nous et une plus petite à une mètre

cinquante, puisque l‟image visuelle et le degré d‟ajustement de l‟œil pourraient être identiques »

(Nous soulignons).

Parler de « langue incorporée » c‟est, en conséquence, envisager le facteur corporel comme

participant au processus global d‟acquisition de la langue. Cela suppose inévitablement que la

langue soit vécue, qu‟on en fasse l‟expérience à travers des situations authentiques.

1 Mabel Elsworth Todd a fortement contribué dans les années 1930 à la réflexion menée par des professionnels de la

santé et des danseurs sur le travail corporel et le développement personnel. Elle a notamment insisté sur le recours à

l‟imagerie visuelle pour améliorer la coordination neuromusculaire dans l‟apprentissage des pratiques corporelles. Ses

travaux auront influencé le développement des techniques somatiques et l‟analyse fonctionnelle du mouvement au

même titre que ceux de Moshe Feldenkrais plus tard.

2 Les mécanismes de réaction.

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40

L‟approche relationnelle, la simulation globale ou encore la pratique de Jacques Montredon

restent des exemples de démarches plus ou moins isolées voire parfois marginales. Toutefois,

elles peuvent retentir sensiblement dans l‟oreille de qui s‟intéresse à la dimension

praxéologique des enseignements/apprentissages en langue étrangère . On se situe avec

elles dans le développement de la pratique socio langagière par l‟exercice même de sa pratique ;

non plus par la simple constitution d‟un bagage lexicale, ni par la programmation d‟automatismes

langagiers en dehors de tout contexte. Jacques Montredon ne considère pas le sujet apprenant

comme une simple unité cognitive. Il vise la formation de locuteurs qui portent leur parole avec

tout leur être – psychique et physique – tout en accordant une grande importance aux contextes

de communication pour situer les apprentissages. L‟approche relationnelle explore l‟espace et le corps

pour configurer des « activités cadres », notamment par le recours à des techniques

dramaturgiques. La simulation globale, qui ancre sa pédagogie dans un projet étalé sur la durée,

ajoute enfin à la pratique langagière développée la densité d‟une expérience vécue jusqu‟à son

terme par des mises en situation concrètes, éprouvées dans le jeu.

Sans promouvoir une démarche méthodologique en particulier, le Cadre Européen Commun de

Référence pour les Langues (CECRL) privilégie explicitement – nous l‟avons vu – l‟orientation dans

une perspective actionnelle, sous-jacente à l‟usage et à l‟apprentissage des langues. Il s‟appuie sur une

logique de compétences pour proposer une batterie d‟outils théoriques censés restituer la

dimension praxéologique visée de l‟usage et de l‟apprentissage des langues. Or, au regard de la

logique pratique, telle que Pierre Bourdieu l‟envisage, on pourra s‟interroger sur la suffisance

(voire, dans une certaine mesure, la pertinence) des descripteurs de compétence pour restituer

cette dimension praxéologique.

1.3 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE PAR LES COMPETENCES

Le choix de retenir une logique de compétences dans le cadre de la didactique des langues

est certainement motivé par le souci d‟orienter les démarches méthodologiques vers la

perspective du développement d‟une réelle pratique de la communication ancrée dans l‟agir. En

effet, la notion de compétence véhicule, en plus des références à l‟efficacité et à la productivité

professionnelles, une dimension praxéologique intéressante, telle qu‟exprimée dans ces propos du

Boterf : « l‟actualisation de ce que l‟on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de

travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est

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révélatrice du „ passage ‟ à la compétence. Celle-ci se réalise dans l‟action. Elle ne lui pré-existe pas

[…] Il n‟y a de compétence que de compétence en acte » (Le Boterf, 1994, cité par Beacco, 2007).

La compétence est donc liée à l’agir parce qu’elle prend l’activité comme point de départ

pour identifier et définir les critères qui la valideront, en fonction de ce qui est requis par le

contexte de l‟action située.

Pour Jean-Claude Beacco dans l’approche par compétences dans l’enseignement des langues (2007),

il faut distinguer et spécifier les « catégories d‟activités langagières », les « événements de

communication » et les « genres de discours » pour définir les composantes de la compétence de

communication, si on souhaite rendre la notion de contexte de communication « opérationnelle

et pédagogiquement utilisable ». Il rappelle que « l‟objet de l‟enseignement communicatif des

langues naturelles est de créer les conditions de l‟acquisition d‟une compétence à produire des

énoncés grammaticaux appropriés aux contextes de communications […] Un des choix qui

détermine les formes des enseignements communicatifs est donc celui d‟identifier la nature des

savoirs, de les sélectionner comme objectifs d‟enseignement mais surtout de les articuler entre

eux dans les programmes et les séquences d‟enseignement, de manière visible pour les apprenants

[…] L‟appropriation d‟une langue étrangère [n‟est] plus conçue comme la constitution d‟un savoir

(„ la langue ‟) appréhendé globalement mais comme la résultante de la mise en place de

compétences sectorielles multiples » (Beacco, 2007). Il s‟agit bien pour lui de développer un

« comportement verbal » adapté aux situations de communication.

En ce sens, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) spécifie précisément

des catégories d‟activités de communication (réception, production, interaction, médiation aussi

bien orales qu‟écrites) et des stratégies d‟opération associées pour mener l‟action langagière. Il

décompose la compétence de communication en trois composantes : linguistique,

sociolinguistique et pragmatique :

« Le dispositif de paramètres, de catégories et d’exemples présenté au Chapitre 3, synthétisé

page 25 et détaillé dans les chapitres 4 et 5 entend exposer clairement les compétences (savoi r,

savoir-faire et attitudes) que l‟usager de la langue se forge au fil de son expérience et qui lui

permettent de faire face aux exigences de la communication par delà les frontières linguistiques et

culturelles (c‟est-à-dire, effectuer des tâches et des activités communicatives dans les divers

contextes de la vie sociale, compte tenu des conditions et des contraintes qui leur sont propres).

Les Niveaux communs de référence présentés au Chapitre 3 donnent un moyen de suivre le

progrès des apprenants au fur et à mesure qu‟ils construisent leur compétence à travers les

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paramètres du schéma descriptif […] ce mode de description doit vous permettre de définir vos

objectifs de manière claire et aussi complète que possible » (Conseil de l‟Europe, 2001).

A chacun de ces éléments le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) donne

donc des descripteurs censés expliciter les critères selon lesquels on peut estimer qu‟un stade de

la compétence est atteint en fonction du niveau de l‟apprenant. Cette batterie de descripteurs doit

servir aux enseignants, aux évaluateurs et aux concepteurs pour élaborer des programmes et

construire des outils. Ils servent également de référence aux apprenants pour s‟auto évaluer sur

l‟échelle de niveaux proposée par le Conseil de l‟Europe. Le Cadre Européen Commun de Référence

pour les Langues (CECRL) valide ainsi officiellement l‟adoption d‟une logique par compétences

pour l‟enseignement, l‟apprentissage et l‟évaluation des langues.

Dans cette partie, nous nous pencherons dans un premier sur ce que recouvre la notion même de

compétence. Nous tenterons d‟en cerner le fond conceptuel , et de comprendre en quoi sa logique

peut être particulièrement pertinente pour appréhender la dimension praxéologique dans les

situations d‟apprentissage. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux premiers outils

concrets – les référentiels de descripteurs – qui matérialisent actuellement l‟approche par

compétence pour savoir s‟ils permettent effectivement d‟ouvrir sur l‟agir communicatif.

11..33..11 LLaa nnoottiioonn ddee ccoommppéétteennccee

Parler de « compétences » en didactique des langues étrangères est d‟un usage

relativement acquis et répandu auprès de l‟ensemble des acteurs de ce domaine , professionnels et

chercheurs. Si l‟utilisation de ce concept semble relativement bien intégrée, ce qu‟on place

derrière peut toutefois changer d‟un point de vue à l‟autre. Par exemple, pour renvoyer aux

activités langagières – la compréhension, la production aussi bien orales qu‟écrites – certains

diront « les quatre compétences » alors que d‟autres insisterons sur le fait qu‟il ne s‟agisse que d‟

« activités ». Il nous importera donc, dans cette partie, de donner une vue d‟ensemble sur

l‟évolution du concept pour ensuite mettre en évidence les écarts de compréhension de ce qu‟il

recouvre.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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1.3.1.1 L’évolution du concept

Ecaterina Bulea et Thérèse Jeanneret1 situent l‟émergence de la notion de compétence

dans les sciences du langage avec l‟élaboration de la grammaire générative. Elles rappellent qu‟en

1965 dans Aspects of the Theory of Syntax, Chomsky parle de « compétence linguistique » comme

« aptitude universelle, idéale et innée du sujet cognitif (lui-même locuteur idéal) à produire et

comprendre un nombre illimité de phrases » (Bulea & Jeanneret, 2007). Une définition qui donne

une conception de la production langagière dont les origines seraient essentiellement biologiques,

ce qui laisse peu de place à l‟intervention de facteurs socio historiques et contextuels pourtant

déterminants. D‟après les auteures, il semblerait que l’expression de « compétence de

communication2 » soit préférée par ceux pour qui, dès les années 1970, la maîtrise du langage ne

se limite pas à une simple maîtrise de la grammaire. Elles associent l‟emploi de ce terme aux

premiers signes d‟autonomie disciplinaire de la didactique des langues vis-à-vis de la linguistique.

Elles rappellent qu‟en France, la publication du référentiel un Niveau Seuil (1976) pose les

premières bases d‟une « compétence générale minimum de communication en langue étrangère »,

où « on distingue une volonté de ne pas confondre la compétence de communication comme

objectif d‟enseignement et les contenus d‟enseignement proprement dits qui devraient être définis

en fonction des publics et de leurs besoins en matière de communication » (Bulea & Jeanneret,

2007, en référence à Coste, 1976).

Elles identifient ensuite une nouvelle étape, dans l’évolution de la conception de la

compétence de communication, induite par les recherches sur l’acquisition du langage.

Ces dernières, avec la notion d‟ « interlangue », attestent du caractère évolutif du développement

langagier. Il correspond davantage à un processus de « socialisation langagière », semblable à un

processus « d‟intégration (et non pas de juxtaposition) de ressources langagières et de

reconfiguration dynamique du répertoire de l‟individu » (Bulea & Jeanneret, 2007). Le Cadre

Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), affirment Ecaterina Bulea et

Thérèse Jeanneret, marque enfin une dernière étape d‟évolution, dans la mesure où il tente de

définir la compétence de communication par des critères objectifs, afin de servir de base

commune à la reconnaissance des qualifications en Europe pour faciliter la mobilité. Et de

conclure que « dans les sciences du langage, on a donc assisté à un déplacement/élargissement

1 Cf. Bulea E. Jeanneret T., « Compétences de communication, processus compétentiel et ressources : les apports des

sciences du travail et des sciences du langage », in Verdelhan-Bourgade M. (2007), Le français langue seconde : un concept et

des pratiques en évolution, Bruxelles : De Boeck Université, 2007.

2 Ecaterina Bulea et Thérèse Jeanneret soulignent à ce titre que Hymes remarque l‟emploi émergent sans pour autant

se l‟approprier.

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progressif des traits sémantiques de la compétence, depuis une capacité innée vers une

capacité adaptative et située, requérant des démarches d‟appropriation et de formation » (Bulea &

Jeanneret, 2007) (nous soulignons).

La reconceptualisation de la notion de compétence de communication, qui inscrit

l‟usage et l‟apprentissage des langues dans une perspective actionnelle, renvoie à la dimension

praxéologique reconnue à l‟activité langagière par le référentiel du Conseil de l’Europe. Or, on

explique ce phénomène par l’influence des milieux du travail et de la formation

professionnelle. En effet, l‟exploitation de la notion de compétence dans ces domaines

correspond à une remise en question profonde de la logique de qualification des métiers. Nous

reviendrons plus en détails sur cette évolution des milieux professionnels dans le point 2.1.3 pour

comprendre comment elle affecte les publics en insertion. Retenons pour l‟instant que les

transformations importantes et rapides qu‟ont connues les organisations, jusqu‟à toucher les

situations mêmes de travail, ont décloisonné les postes et les fonctions associées en favorisant –

voire en exigeant – la mobilité professionnelle des personnels. Dès lors, le principe selon lequel

correspondaient à chaque métier des connaissances préétablies et stables sanctionnées par un

diplôme – la logique de qualification – s‟est avéré de moins en moins compatible (Bulea &

Jeanneret, 2007). Les besoins des entreprises – liés à une redéfinition permanente du type

d’activité et à la reconfiguration des postes – ont été de plus en plus définis à partir des

situations professionnelles, nécessitant plus de flexibilité de la part des agents. La notion de

compétence a été adoptée parce que son acception, qui recouvre des caractéristiques

« adaptatives » et « situées » – nous venons de le voir – permet de rendre compte des capacités

d‟adaptation requises sur le terrain. Ainsi, le passage de cette notion par les milieux du travail a

contribué à son évolution conceptuelle. « La remise en cause de la qualification sous son aspect

d‟attribut statique de la personne a donc conduit, concluent Ecaterina Bulea et Jean -Paul

Bronckart, dans le champ du travail, à l‟adoption d‟une acception de la compétence en tant que

candidat flexible à la fonction d‟instance de régulation entre l‟individu et le contenu de son

activité, et cette transformation qualitative du concept est décisive, en ce qu‟elle instaure la praxis,

ou l‟agir, comme fondement incontournable de sa définition » (Bulea & Bronckart, 2005). Ainsi,

la notion de compétence se croise avec celle de l’agir, du fait de prendre pour point de

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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départ l’activité située dans un contexte donné. A partir de là sont définis des besoins qui

deviendront des objectifs1 orientés vers le développement d‟une capacité d‟action.

1.3.1.2Les divergences de traitement du concept de compétence

« La référence à l‟agir, bien que décisive, n‟est pas en elle-même suffisante pour garantir

une conception de la compétence à même de s‟articuler véritablement au caractère

intrinsèquement processuel et situé de celui-ci » (Bulea & Jeanneret, 2007). Cette remarque part

du constat que les diverses manières observables d‟entendre ou de saisir la notion de compétence

révèlent des différences dans son traitement par ses utilisateurs. Cela a pour effet de mettre de

côté la dimension praxéologique sur laquelle sont pourtant censées reposer les approches qui se

basent sur une logique de compétence. En effet, on aurait tendance à mettre « l‟accent sur la

compétence observable de l‟apprenant en tant que produit de l‟extériorisation de savoirs et de

savoir-faire déposés dans son cerveau », tendant ainsi à « méconnaître la sensibilité situationnelle

des compétences (qu‟elle soit d‟ordre linguistique ou pragmatique) et leur imbrication dans les

activités pratiques de l‟apprenant et de ses interlocuteurs » (Pekarek-Doehler, 2005). Cette

focalisation sur les éléments constitutifs de l’approche communicative au détriment des stratégies

d‟enseignement qu‟elle dessine expliquerait, selon Jean-Claude Beacco dans le domaine du

Français Langue Etrangère (FLE), l‟émergence d‟une « version basse » de l’approche communicative

toujours empreinte des méthodologies traditionnelles. Ainsi, Jean-Paul Bronckart relève deux

orientations profondément divergentes dans les conceptions de la nature même des compétences,

qui tiennent à « la possibilité/nécessité de distinguer, ou non, les composantes de la compétence

d‟une part, leur mise en œuvre ou leur manifestation d‟autre part » (Bulea & Bronckart, 2005).

Selon la première tendance relativement répandue, certains se focalisent, en effet, sur les

éléments constitutifs de la compétence (les savoirs, les savoir-faire, les comportements) et sur son

produit (le texte, la langue au sens de code), plus que sur son caractère processuel. La

compétence perd de son essence dynamique propre et se fige alors en un état limité aux

seules ressources qu‟elle mobilise normalement dans la conduite de l‟action pour accomplir une

tâche. Par « ressources » Thérèse Jeanneret entend « les éléments divers qui peuvent être des

connaissances, des schèmes, des savoirs, etc., ayant des degrés de complexité différents. Ces

1 Mariela De Ferrari, didacticienne et linguiste, directrice des programmes au Comité de Liaison pour la Promotion des

migrants et des publics en insertion (CLP), fait régulièrement ce rapprochement entre besoins sur le terrain et objectifs

d‟apprentissage dans le cadre de formations de formateurs.

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éléments peuvent être internes (connaissances, savoirs de l‟acteur ne faisant pas forcément l‟objet

d‟une métaréflexion) ou externes (par exemple un texte ou document fourni en classe de langue

en vue d‟être exploité par les étudiants, une liste de mots, etc.), se présentant sous formes d‟états

ou de produits » (Jeanneret, 2005, citée par Bulea & Jeanneret, 2007). Selon cette première vision,

les ressources préexistent à l‟action. Le souci est surtout d‟en disposer, plus que de les mettre en

œuvre, étant donné que cela s‟opère a priori selon un mécanisme quasi « behavioral » de

« délocalisation/relocalisation », qui se produit sans apprentissage (Bulea & Jeanneret, 2007, en

référence à Toupin, 1995). Pourtant, « la réalité dynamique de la compétence ne se réduit pas à un

simple déplacement de ressources, mais elle réside en un permanent processus de négociation à

triple orientation : vers le monde (l‟objet), vers soi-même et vers les autruis » (Bulea & Bronckart,

2005). La conception figée de la compétence renvoie à une conception de

l‟enseignement/apprentissage que Guy Jobert (2000) décrit par la métaphore du « savoir comme

stock ». Cette image induit un transfert de savoirs dans le bagage considéré vide de l‟apprenant.

Dans ce cas, l‟apprentissage ne se pense avant tout que comme la constitution de répertoires de

mots et d‟expressions qui, simplement agencés suivant quelques règles de grammaire, permettront

une utilisation pertinente de la langue pour communiquer. On est loin du processus d‟intégration

progressive découvert suite aux recherches sur l‟acquisition du langage avec l‟évolution de

l‟interlangue, que nous évoquions plus haut. A l‟image du savoir comme « stock », Guy Jobert

oppose un modèle du savoir comme développement actif plus complexe certes, mais aussi plus

réaliste (Jobert, 2000), qui se rapproche de la deuxième tendance observée par Jean-Paul

Bronckart.

Selon cette seconde vision, la compétence ne peut être un acquis en soi qui se remobilise

tel quel dans une situation donnée. La compétence n‟est pas quelque chose que l‟on a mais

quelque chose que l‟on fait (c‟est-à-dire, un processus de mise en œuvre). En somme, elle

implique un acte, une pratique dont l’exécution repose sur l’intégration préalable d’une

expérience passée, ce qui n‟est pas sans nous rappeler le développement d‟un « sens pratique »

et de « dispositions » à l‟action dont parle Pierre Bourdieu. Ainsi, la compétence se mobilise dans

une situation dont les paramètres contextuels sont reconnus par l‟agent. En fonction des

caractéristiques propres à la nouvelle situation, les schèmes d‟actions peuvent se reconstituer en

tenant compte de certains nouveaux paramètres légèrement différents. C‟est pourquoi « les

compétences ne sont pas simplement mobilisées dans l‟activité (langagière) ; elles sont

susceptibles d‟être élaborées et reconfigurées à travers l‟activité collective […] Dire que les

compétences se déploient de manière contextuelle signifie assumer qu‟elles se manifestent de

façon variable en fonction : (a) de l‟interprétation que l‟apprenant fait des conditions

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situationnelles dans lesquelles il est impliqué ; (b) de la façon dont les activités de l‟apprenant

s‟articulent aux activités d‟autrui » (Pekarek-Doehler, 2005). Pour Jean-Paul Bronckart, penser la

compétence en termes d’état ne permet pas de recouvrir toute la dimension

praxéologique qui justifie pourtant qu’on recoure à elle. Cette conception véhicule une

vision clairement réductionniste et de l‟agir et du sujet. « La compétence est en elle-même acte,

(re)construction processuelle ou processualité configurante, se manifestant comme émergence, et sa

réalisation coïncide avec la reconfiguration des ressources, voire de la situation dont elle procède.

Le rapport que la compétence ainsi définie entretient avec l‟agir est de l‟ordre de la conjonction :

l‟agir n‟est pas un cadre extérieur de déploiement de la compétence, mais un processus qui

accueille, permet ou produit un autre processus […] La compétence n‟existe donc qu‟en tant que

compétence en action […] Prendre en compte la processualité dynamique revient d‟abord à

reconsidérer le rapport indissoluble qui existe entre „ être ‟ et „ devenir ‟, et à admettre que

l‟activité, la production de formes à travers les interactions, sont des propriétés fondamentales ou

intrinsèques de la matière » (Bulea & Bronckart, 2005).

11..33..22 LLaa ccoommppéétteennccee eett sseess ddeessccrriipptteeuurrss

Ainsi, nous nous rendons compte que la complexité du concept et que la difficulté à le

saisir sont liées au caractère dynamique et non figé de ce qu‟il recouvre. Comment, sur cette base,

élaborer des outils qui, fixes, permettront de contenir l‟essence dynamique de la compétence qui

justifie son recours dans le cadre de la perspective actionnelle ? Une confusion semble persister entre

le produit de l‟activité langagière et l‟activité elle-même. Pour cela, il faut d‟abord tenter de bien

cerner le mouvement qui s‟opère dans la mise en œuvre de la compétence de communication. On

pourra ensuite envisager la mesure dans laquelle les descripteurs textuels d‟un référentiel peuvent

satisfaire l‟orientation générale dans une perspective actionnelle.

1.3.2.1La mobilisation dynamique des ressources cognitives

Pour Ecaterina Bulea et Thérèse Jeanneret, ce qui pose problème dans la divergence de

conceptions autour de la nature de la compétence, c‟est l‟opposition contradictoire dans le fait

d‟attribuer « tantôt [à la même notion] ce qui relève du caractère statique d‟un état, tantôt ce qui

relève de la dynamique processuelle ». Elles déplorent cette opposition entre « stabilité » et

« processualité » parce que cela laisse croire à une incompatibilité de nature entre ressources et

agir, et parce que la tendance à catégoriser les ressources dans ce qui est de l‟ordre du statique

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risque d‟occulter la nature praxéologique de leur origine même – leur « source » ou « point de

départ ». En effet, « quels que soient leur nature ou leur mode d‟organisation, ces ressources [que

l‟on mobilise dans l‟exercice des compétences] ont leur origine dans l‟agir. Nous dirons donc que

même si les traces de leur construction ne sont plus apparentes, les ressources conservent des

traces de l‟agir et/ou du contexte qui l‟ont vu surgir. C‟est ce qui leur confère un trait de

dynamicité intrinsèque […] Si elles se dégagent progressivement (et forcément) du contexte réel

et effectif de leur construction, elles ne perdent pas pour autant le trait de dynamicité

praxéologiquement acquis en vertu duquel elles peuvent à tout moment y être réinjectées, être

transformées, complexifiées, réorganisées » (Bulea & Jeanneret, 2007). En définitive, les

ressources portent en elles, c‟est-à-dire au sein des réseaux d‟éléments cognitifs qui en constituent

les représentations mentales, des traits renvoyant à l‟expérience de chaque situation où elles ont

été mobilisées. Ces composantes sont les traces de leur utilisation en contexte. Les ressources

deviennent opérantes justement parce qu’elles sont rattachées, au niveau cognitif, à ces

traces mémorielles de l’action expérimentée. Les dispositions à l‟action, sur lesquelles Pierre

Bourdieu fait reposer le « sens pratique », émergent de ces traces expérientielles qui font partie de

l‟ « habitus » incorporé. D‟après nous, dire que « les ressources langagières s‟acquièrent et se

développent dans l‟agir » (Bulea & Jeanneret, 2007) s‟accorde entièrement avec la théorie de

l‟action développée par Pierre Bourdieu, pour qui la pratique a une logique propre et immanente :

« La théorie de l‟action que je propose (avec la notion d‟habitus) revient à dire que la plupart des

actions humaines ont pour principe tout à fait autre chose que l‟intention, c‟est -à-dire des

dispositions acquises qui font que l‟action peut et doit être interprétée comme orientée vers telle

ou telle fin sans que l‟on puisse poser pour autant qu‟elle a eu pour principe la visée consciente de

cette fin » (Bourdieu, 1994).

L‟anticipation n‟est, en effet, que la reconnaissance des conditionnements objectifs de la situation

de l‟action par rapport à une situation similaire vécue dans le passé (voir le point 1.1.3). Pour

« assumer une conception actionnelle du langage », Thérèse Jeanneret et Ecaterina Bulea

proposent de désigner la compétence par le terme de « processus compétentiel », c‟est-à-dire « le

processus d‟exploitation dans le cours de l‟agir des traces dynamiques que les ressources

conservent des situations d‟action antérieures dans lesquelles elles ont été construites et/ou

mobilisées » (Bulea & Jeanneret, 2007). La pratique langagière est ainsi pensée comme un

mouvement de décontextualisation/recontextualisation des ressources acquises par ailleurs,

au cœur d‟un processus dynamique qui est l‟essence de la compétence. Cette logique s‟oppose à

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celle de délocalisation/relocalisation, figée et détachée de tout contexte. « Dans notre optique,

c‟est en vertu de la compétence conçue comme processus compétentiel (et donc non morcelable parce

qu‟il ne s‟agit pas d‟une entité) que s‟effectue tant l‟intégration en un système évolutif des diverses

acquisitions contextuelles de l‟individu, que leur re-déploiement tout aussi contextuel dans des

situations variées. Intégration et re-déploiement qui sont autant d‟occasions de restructuration et

de réorganisation des ressources elles-mêmes » (Bulea & Jeanneret, 2007, p. 109).

1.3.2.2 La problématique de la description textuelle des

compétences

En rendant compte des différences entre chaque conception, nous avons distingué les

diverses manières de comprendre la nature d‟une notion telle que la compétence. Cela nous

amène à présent à nous poser la question des moyens pour saisir – ou fixer – son essence

conceptuelle dans une représentation concrète et durable qui permette de la manipuler, de la

transmettre, de l‟analyser, de la commenter, etc., et surtout de l‟évaluer comme visé par l‟initiative

du Conseil de l’Europe. L‟écriture en tant qu‟ « instrument d‟éternisation », pour reprendre les

termes de Pierre Bourdieu, permet cette fixation concrète. Or, nous l‟avons vu, la nature de la

compétence relève avant tout d‟un processus de mise en œuvre dynamique . Ainsi, quelle peut être

la pertinence et/ou la suffisance de descripteurs textuels pour contenir cette caractéristique en

rompant avec toute conception isolante et figée ?

Les conditions de description et de modélisation de la compétence présentent, selon Ecaterina

Bulea et Thérèse Jeanneret, « une difficulté de taille et quasi insurmontable » pour tenter de saisir

dans un texte le principe d‟une notion dont la logique est ancrée dans la processualité, c‟est-à-dire

dans une temporalité, par définition exclue de la nature même du produit écrit. Dès lors, « la

compétence (le processus compétentiel) peut bien être un objectif de l’appropriation des

langues étrangères (c‟est-à-dire une combinaison dans l‟articulation et/ou dans la succession de

l‟apprentissage in vitro et de l‟acquisition in vivo) mais elle ne peut représenter un contenu de

connaissances langagières à évaluer » (Bulea & Jeanneret, 2007) (nous soulignons). Cela nous

renvoie à la problématique de la « logique pratique » que Pierre Bourdieu oppose

catégoriquement à la logique théorique. Le rapport à la temporalité constitue la base à partir de

laquelle ces deux logiques ne peuvent être mêlées, selon lui. Ainsi, il rejette toute initiative de

« totalisation de la pratique1 » parce qu‟elle implique nécessairement de se défaire de ce qui en

1 C‟est-à-dire, le fait d‟avoir et de rendre compte d‟une vision globale et synoptique des phases successives d‟une

pratique (cf. Bourdieu, 1980).

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constitue pourtant l‟essence même : ce que Jean-Paul Bronckart désigne par la « processualité ».

« Il y a un temps de la science qui n‟est pas celui de la pratique […] La pratique scientifique est si

détemporalisée qu‟elle tend à exclure même l‟idée de ce qu‟elle exclut : parce qu‟elle n‟est possible

que dans un rapport au temps qui s‟oppose à celui de la pratique, elle tend à ignorer le temps, et,

par là, à détemporaliser la pratique […] Il faut reconnaître à la pratique une logique qui n‟est pas

celle de la logique pour éviter de lui demander plus de logique qu‟elle n‟en peut donner et de se

condamner ainsi soit à lui extorquer des incohérences, soit à lui imposer une cohérence forcée »

(Bourdieu, 1980). Comprenons ainsi qu‟il est une limite à l‟explication ou à l‟explicitation par des

définitions, lorsqu‟il s‟agit de véhiculer les principes de la logique de la pratique (langagière, et

autres). La pratique ne peut se comprendre intrinsèquement qu’en étant vécue,

expérimentée pour être incorporée. Toute entreprise d‟écriture théorique ne peut aboutir au

final qu‟à une « synchronisation forcée du successif », à une « totalisation partielle », à une

« neutralisation des fonctions pratiques » et à une « substitution du système des produits au

système des principes de production », par « effet de théorisation » (Bourdieu, 1980). La pratique

dépasse les mots. Ainsi, Thérèse Jeanneret et Ecaterina Bulea d‟affirmer à propos du Cadre

Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) que « si la conception praxéologique de la

compétence est bien la plus adéquate pour réfléchir à la dynamique des appropriations à travers

l‟action, cette compétence – soumise aux mêmes conditions de saisie que l‟action elle-même – ne

peut, par définition, être embrassée par, ce qui est au bout du compte, le produit d‟une action

langagière située, quelles que soient par ailleurs les qualités et l‟utilité pratique de ce texte » (Bulea

& Jeanneret, 2007).

En effet, il ne s‟agit pas tellement de remettre en cause la logique de compétence sur laquelle

s‟appuient désormais les publications officielles en didactique des langues. Mais on doit garder à

l‟esprit les limites que comporte toute initiative de fixation des principes d’une pratique

dont on cherche à encadrer l‟enseignement, l‟apprentissage et l‟évaluation. Il ne suffit pas

d‟analyser et de décomposer en catégories bien spécifiques ce qu‟on considère comme consti tutif

de ce qu‟on tente de s‟approprier ou de faire s‟approprier. Le développement de pratiques doit

passer inévitablement par une réflexion sur les situations organisées pour l‟apprentissage. Et

Pierre Bourdieu de remarquer que si « les schèmes [peuvent] aller de la pratique à la pratique sans

passer par le discours et par la conscience, cela ne signifie pas que l‟acquisition de l‟habitus se

réduise à un apprentissage mécanique par essais et erreurs […] Le matériel qui se propose à

l‟apprentissage est le produit de l‟application systématique d‟un petit nombre de principes

pratiquement cohérents et, dans sa redondance infinie, il livre la raison de toutes les séries

sensibles qui sera appropriée sous forme d‟un principe générateur de pratiques organisées selon la

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même raison » (Bourdieu, 1980) (nous soulignons). Concevoir l‟apprentissage des langues

étrangères comme le développement d‟une pratique impose donc de repenser la situation

d‟apprentissage comme ont commencé à le faire l‟approche relationnelle, les créateurs de la simulation

globale, Jacques Montredon, ou encore d‟autres à leur niveau. C‟est bien à ce niveau que se joue le

passage à ce qui relève d‟une réelle pratique (socio langagière).

Nous l‟évoquions dans l‟introduction générale, l‟intérêt pour nous d‟observer le champ de la

formation des migrants en insertion réside dans le fait qu‟on y traite justement de besoins

langagiers indissociables des contextes où s‟exerce la communication. Les initiatives pédagogiques

qui y ont cours orientent les actions et les pratiques de formation (chargées de mettre en œuvre

les dispositifs spécialement imaginés) dans une perspective résolument actionnelle.

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2 LA FORMATION DES ADULTES MIGRANTS EN INSERTION

Dans la première grande partie de notre travail, nous avons tenté de mettre à jour les

implications réelles de la perspective actionnelle du Cadre Européen Commun de référence pour les Langues

(CECRL). Nous avons vu que les enjeux du développement de la compétence de communication

reposaient sur la nécessité d‟envisager l‟activité langagière et son acquisition comme une pratique.

Son exercice soulève la question du rôle social de l‟apprenant/usager de langues étrangères dans

des contextes donnés ; elle est indissociable d‟un vécu individuel qui place la notion d‟expérience

au cœur de la problématique de l‟apprentissage pour l‟acquisition du langage. Si l‟approche par

compétence offre une logique à même d‟ouvrir sur la dimension praxéologique visée par la

perspective actionnelle, l‟évolution pédagogique dans ce sens ne peut venir que d‟une nouvelle

manière de penser la situation d‟apprentissage.

Sur le terrain de la formation à visée d‟insertion émergent des besoins spécifiques, dont la natu re

très située renvoie automatiquement à des finalités pratiques. De plus, les fréquentes situations de

précarité sociale et/ou professionnelle poussent à innover et à favoriser le développement de

nouveaux dispositifs de formation. Dans cette seconde grande partie, nous nous pencherons

donc sur l‟offre générale de ce secteur. Dans un premier temps, nous dresserons un état des lieux

de ce qui caractérise les publics bénéficiaires de ces formations et de leurs besoins. Dans un

second temps, nous rendrons compte de la réflexion active à partir de laquelle sont élaborés les

dispositifs, en mettant en évidence ce qu‟ils ont de spécifique et d‟innovant et qui s‟inscrit dans

une perspective actionnelle.

2.1 LES PUBLICS

Les profils des adultes migrants pris en charge par la formation à visée d‟insertion se sont

diversifiés depuis les premières actions qui ont débuté dans les années 1960. A cette époque, elles

ciblaient essentiellement des populations issues des anciennes colonies – particulièrement du

Maghreb – que la France avait fait venir pour des besoins économiques. Provenant à l‟origine de

milieux plutôt ruraux et modestes, la plupart de ces personnes – surtout des hommes – n‟avaient

pas été scolarisées, ou très peu. A la fin des années 1970 et dans les années 1980, l‟évolution des

perspectives de séjour de cette vague de migrants qui, au départ, était censée constituer une main

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d‟œuvre provisoire, a amorcé une politique du regroupement familial. Beaucoup de femmes – peu

ou pas scolarisées – et d‟enfants sont arrivés, avec souvent un faible niveau de maîtrise du

français. Enfin, dans les années 1990, ce paysage s‟est encore modifié avec la venue de nouveaux

flux. Cette fois, il s‟agissait davantage de demandeurs d‟asile et de réfugiés politiques pris dans

une conjoncture mondiale marquée par de nombreux conflits qui perdurent encore aujourd‟hui.

La demande de français langue étrangère s‟est alors accrue de la part de ces personnes issues de

catégories sociales variées, plus souvent scolarisées mais aussi diplômées.

Cette diversité de parcours de migration se ressent localement, dans les formations, à travers

l‟hétérogénéité caractéristique des groupes d‟apprenants. Longtemps, la tendance était de réunir

les gens et de les qualifier en fonction de leurs lacunes (« analphabètes », « FLE », etc.). Cette

pratique aura contribué à leur cloisonnement dans des catégories souvent stigmatisées.

L‟enferment des personnes dans les difficultés qu‟elles rencontraient est devenu un frein à leur

insertion, paradoxalement et en partie actionné par les réseaux militants investis dans les actions

d‟ « alphabétisation » ou de « lutte contre l‟illettrisme ». Aujourd‟hui, on préfère parler de

« formation de base » ou de développement des « compétences clefs » (termes qui recouvrent

également les problématiques de l‟illettrisme). On tend de plus en plus à prendre en compte les

compétences préalables et à s‟appuyer sur les besoins partagés pour constituer des groupes et

définir des objectifs qui visent une perspective commune d‟insertion.

La formation linguistique des migrants recouvre ainsi aujourd‟hui diverses problématiques,

comme le fait observer Sophie Etienne 1 (Etienne, 2008). Toutes émergent dans un contexte

d‟immersion socio linguistico culturelle. La question de l‟installation et de l‟intégration n‟échappe

pas non plus à celle de la situation économique et administrative des personnes, l‟une étant

souvent liée à l‟autre. La précarité est une donnée inévitable à prendre en considération. Elle

induit un facteur d‟urgence qui affecte sensiblement les actions, l‟innovation et le fonctionnement

des dispositifs de formation.

Pour tenter de dresser un aperçu de cette diversité des besoins émergeant sur le terrain, nous

verrons dans un premier temps ce qui rapproche ces publics en insertion, avant de faire état des

caractéristiques qui les distinguent et qui sont à prendre en compte pour l‟élaboration de

démarches méthodologiques pertinentes. En dernier point, nous aborderons également la

1 Sophie Etienne est chargée de mission à la Fédération nationales des Associations pour l’Enseignement et la Formation des

Travailleurs Immigrés et de leurs familles (AEFTI). Docteur en Didactologie des langues et des cultures, elle est auteur du

manuel Trait d‟Union Ecrire, et co-auteur de Lecture écriture et livret 2 de trait d‟Union (collection d‟ouvrages

spécialisés pour les publics migrants).

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question des évolutions du monde du travail qui créent de nouveaux enjeux pour la formation à

visée d‟insertion.

22..11..11 CCee qquuii rraapppprroocchhee lleess ppuubblliiccss mmiiggrraannttss

D‟ordinaire, l‟apprentissage d‟une langue en contextes académiques (comme à l‟école ou à

l‟université) concerne des personnes qui gardent, vis-à-vis de cette langue et de la culture qu‟elle

porte, un rapport d‟étranger. Et si des programmes d‟étude tels ERASMUS permettent à des

étudiants de séjourner sur une certaine durée à l‟étranger, il y a le plus souvent un projet ou une

possibilité de retour chez soi, dans son pays d‟origine. Dès lors, même si le locuteur devient , le

temps de son séjour, un usager1 de la langue locale, celle-ci reste pour lui étrangère dans la mesure

où son séjour est temporaire et son retour envisagé, peu importe la date qui en est fixée.

La condition de migrant change ce rapport à la langue et à la société d‟accueil, faisant

émerger des problématiques liées aux enjeux du plurilinguisme (voir 1.1.2). Certes, si le contexte

d‟immersion est partagé par les étudiants, Hervé Adami attire l‟attention sur le fait que

l‟immigration est impulsée par des raisons politiques ou économiques qui ne laissent pas, dans la

plupart des cas, présager d‟un possible retour. Ce déplacement est motivé par l‟intention de

s‟installer, dont les conséquences sur le rapport à la langue et à la société distinguent radicalement

les migrants des étudiants. Pour les premiers, l‟apprentissage de la langue, en l‟occurrence le

français dans le cas qui nous intéresse, fait moins l‟objet d‟un choix que d‟une nécessité vitale. I l

devient une des conditions pour l‟insertion des personnes, pour qu‟elles prennent part à la vie de

la société française où elles vivent désormais (Adami, 2005).

Les parcours effectués par les migrants sont variés, créant de multiples profils dont la

singularité fait émerger des besoins différenciés. Mais nous sommes d‟accord avec Hervé Adami

pour dire que, « du point de vue sociétal, le français n‟est pour le migrant ni une langue étrangère

ni même une langue seconde, mais une langue première : c‟est celle de la majorité des locuteurs,

de l‟école, des médias et parfois même de sa propre famille puisque souvent les enfants de

migrants parlent français entre eux et à leurs parents. Du point de vue individuel, le français est

en revanche pour le migrant une langue étrangère » (Adami, 2005). Sur ce point, tous les migrants

se retrouvent. L‟enjeu pour eux, au travers des formations proposées, est alors de pouvoir

s‟approprier la langue en tant que moyen « pour évoluer et fonctionner de façon harmonieuse dans

1 Cf. Conseil de l‟Europe, le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, 2001.

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ce nouvel univers proposé par la société française contemporaine devenue leur nouvel

environnement, leur nouvel espace social et citoyen d‟appartenance » (De Ferrari, 2007). La

situation d‟immersion sera une donnée majeure à considérer pour l‟élaboration d‟une

méthodologie. La finalité des apprentissages devra viser bien au-delà de la seule maîtrise de la

langue. « L‟appropriation de langues secondes sous-tend non seulement un processus cognitif et

psycholinguistique mais aussi l‟observation et la participation à une pratique sociale et culturelle »

(Bulea & Jeanneret, 2007). En somme, si incontournable soit-il, le français ne reste qu‟un moyen

pour l‟insertion en France. Si les enseignements/apprentissages ne nourrissent pas ce lien avec les

situations concrètes relevant des interactions sociales, on risque de développer une compétence

en langue inexploitable pour participer à la vie de la société. Cette compétence pourra certes

présenter un intérêt tout à fait estimable si l‟on souhaite par exemple développer des

connaissances livresques du français, mais elle sera caduque dans une perspective concrète et

pratique d‟insertion.

22..11..22 CCee qquuii ddiissttiinngguuee lleess ppuubblliiccss mmiiggrraannttss

Dans une situation où tous font face à des enjeux d‟intégration, la pluralité des parcours

des migrants esquisse des profils variés et nuance les types de besoins. Ce public est hétérogène ;

une caractéristique qui se retrouve jusque dans les groupes d‟apprenants en formation. Elle est

liée à plusieurs facteurs comme le remarque Hervé Adami dans son article les faux jumeaux

didactiques (2005).

Tout d‟abord, quand ils arrivent en France, les migrants ont un degré différent de maîtrise

du français. Certains ne peuvent pas encore s‟exprimer à l‟oral alors que d‟autres le pratiquent

déjà avec parfois une relative aisance. Toutefois, les compétences à l‟oral ne déterminent pas

toujours l‟ensemble des compétences à communiquer dans la langue. Ainsi, il y a des personnes,

notamment de langue maternelle romane, qui peuvent atteindre un certain degré de

compréhension de l‟écrit, par intercompréhension.

Le degré de scolarisation représente un autre facteur de distinction des profils. Ce critère

renvoie principalement aux compétences en lecture et en écriture parce que cet apprentissage

caractérise en priorité l‟école. Depuis les actions d‟alphabétisation qui ont vu le jour dans les

années 1960-1970, on a tendance à se représenter les publics de la formation à visée d‟insertion

comme « analphabètes ». Or, si en effet une partie des intéressés a été peu ou nullement scolarisée,

ce n‟est pas toujours le cas. Les centres de formation accueil lent aussi, en nombre, des personnes

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qui ont un niveau d‟étude parfois très élevé, dont les origines peuvent balayer tous les continents.

Par ailleurs, le critère de scolarisation est à prendre avec délicatesse. Malgré une faible, ou nulle

fréquentation de l‟école, il n‟est pas rare de rencontrer des personnes autodidactes qui ont

développé suffisamment de compétences en lecture et en écriture pour rejoindre le niveau d‟un

individu scolarisé.

Les migrants n‟intègrent pas une formation systématiquement dès leur arrivée en France.

Si c‟est le cas pour certains, d‟autres y résident depuis plusieurs décennies. Dans ce cas, il est clair

que les motivations et les projets d‟apprentissages sont différents. En effet, si les uns sont

concernés par de réels enjeux de socialisation, les autres qui sont déjà établis dans un réseau

communautaire ont trouvé un style de vie, même s‟il s‟agit d‟une vie en retrait de la société

française. Toutefois, ces personnes font le choix de suivre une formation. Pour bon nombre

d‟entre elles, et particulièrement des femmes, cela représente un accès à un espace de socialisation,

et parfois le seul auquel elles soient autorisées par leur famille. C‟est un aspect que les organismes

de formation ne peuvent ignorer. Il leur faut d‟un côté aménager des espaces adaptés à ces

personnes qui sont souvent moins en recherche de développer des compétences langagières

(inutiles une fois chez elles, d‟où elles ne peuvent sortir) que de nouer des liens sociaux, mais

également penser des contenus susceptibles de faire évoluer un tant soit peu les situations de ces

personnes en leur faisant découvrir d‟autres espaces de socialisation.

La situation sociale des personnes en insertion est également un élément qui, d‟une part,

les influence dans le choix du type de formation, et qui, d‟autre part, peut jouer sur l‟efficacité de

l‟apprentissage. Elle est souvent précaire, et de fait la question pécuniaire rentre en ligne de

compte pour la sélection des établissements. C‟est une caractéristique très relative à la situation

administrative vécue. Ce secteur de la formation accueille en effet beaucoup de demandeurs

d‟asile, ainsi que des gens en attente de régularisation. Il faut bien distinguer le secteur de la

formation à visée d‟insertion, de celui, plus général, de la formation linguistique, qui, même s‟il

peut relever du monde associatif, accueille des personnes engagées dans le cadre d‟un Contrat

d’Accueil et d’Intégration (CAI). Il s‟agit d‟un dispositif mis en place par l‟Etat français, initialement

par l‟intermédiaire de l‟Agence Nationale d’Accueil des Etrangers et des Migrations (ANAEM) puis

courant 2009 par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII). Il encadre des parcours

« réguliers » d‟intégration pour les migrants dits « primo-arrivants » qui recevront une carte de

séjour de longue durée à condition d‟obtenir un Diplôme Initial de Langue Française (DILF). Dans

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cette perspective, ces derniers s‟engagent dans des formations adaptées, dispensées par des

organismes qui répondent aux appels d‟offre des marchés publics.

Enfin, la situation professionnelle est un critère de distinction des publics en insertion. Ce

critère est relativement indépendant de tous les autres, car peuvent travailler des personnes

francophones ou non, des personnes en situation administrative régulière ou non, des personnes

scolarisées ou non, etc. Pour ceux-là, la question de l‟autonomie sociale ne se pose plus de la

même manière car on peut considérer que la plupart ont déjà un certain nombre de repères dans

la société française. Néanmoins, les évolutions qui marquent le monde du travail, comme nous le

verrons dans le point suivant, remettent en cause un certain nombre d‟ « acquis » en termes

d‟intégration professionnelle, jusqu‟à créer de nouveaux besoins à prendre en compte dans le

cadre des formations à visée d‟insertion.

Concernant les besoins des publics, d‟une manière plus générale, il est important de noter

le décalage qui persiste avec leurs attentes, telles qu‟ils les expriment. En effet, la représentation

générale et dominante de l‟apprentissage renvoie à l‟image de l‟école, de l‟enfant derrière son

pupitre, stylo en main, en train d‟écrire. Ainsi, « apprendre à lire et à écrire » est une demande

récurrente, et elle est reliée dans les imaginaires au déchiffrage mot à mot, au recopiage et à

l‟écriture de lignes sans objet. Or, pour ce qui est des adultes, lire et écrire doit rentrer dans une

perspective fonctionnelle, en lien avec des situations de communication concrètes dans lesquelles

elles sont impliquées au quotidien. Les apprentissages doivent donc s‟appuyer sur ces situations

pour développer les compétences langagières en général. Dans les esprits des apprenants, « lire et

écrire » semble lié à une certaine légitimité, si bien que travailler l‟oral – nécessaire avant

d‟aborder la lecture et l‟écriture par exemple – est souvent perçu comme une perte de temps.

Pour les personnes peu ou non scolarisées, arrivées dans un pays comme la France, le « manque

d‟école » peut développer un certain complexe induit par le regard extérieur ; un regard très

empreint de misérabilisme. Une fois en formation, elles demandent « l‟école ». Pourtant, il s‟agit

de formation d‟adultes, où les pratiques et les objectifs scolaires ne sont pas pertinents. C‟est

donc un travail important et difficile pour le formateur que de résister à ces demandes, de faire

comprendre pourquoi il est inutile de donner « l‟école » dans ce contexte. C‟est d‟autant plus

difficile que proposer des activités scolaires, qui certes occuperont facilement l‟attention, permet

de contourner un certain nombre de difficultés pédagogiques propres à ce domaine de la

formation.

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Nous aurons l‟occasion de revenir sur cela dans le point 2.2 consacré à la réflexion didactique

autour des questions de la formation à visée d‟insertion, et dans l‟enquête sur les pratiques de

formateurs bénévoles, en troisième partie. Retenons ici que les besoins sont contrastés, et pas

toujours en adéquation avec les attentes des apprenants. Cela suppose pour les formateurs, un

travail de repérage, d‟identification qui appelle déjà une certaine expertise du regard sur les

questions liées à l‟insertion, de même qu‟une posture rigoureuse face à la demande parfois très

pressante.

22..11..33 LLeess éévvoolluuttiioonnss dduu mmoonnddee dduu ttrraavvaaiill eett ll’’iinnttééggrraattiioonn eenn

mmiilliieeuu pprrooffeessssiioonnnneell

Nous venons de l‟évoquer, les situations professionnelles des publics migrants sont

diverses selon que les personnes se trouvent en recherche d‟emploi, ou qu‟elles occupent déjà un

poste. Or, les évolutions qui touchent depuis quelques années le monde du travail font apparaître

de nouveaux enjeux qui, d‟une part, conditionnent l‟accès à l‟emploi des uns, et qui, d‟autre part,

remettent en question l‟intégration professionnelle acquise des autres.

Depuis une trentaine d‟années, le développement de la consommation, prégnant dans les

sociétés occidentales, favorise l‟augmentation de la production de services. Ainsi, le monde du

travail est marqué par un phénomène sensible de tertiarisation, dans son ensemble. Dans un souci

d‟efficacité, de qualité et de prévention sécuritaire pour répondre à une demande sans cesse plus

exigeante, les entreprises sont contraintes d‟adopter un certain nombre de normes. Pour assurer

leur bonne application on a responsabilisé les employés. Le suivi de leur travail est optimisé par

des outils élaborés issus des récentes évolutions technologiques comme par exemple l‟Internet,

qui sont par ailleurs elles-mêmes à l‟origine de nouveaux métiers comme ceux de la

télécommunication. La répercussion générale de ces évolutions sur les pratiques professionnelles

se traduit par une nette augmentation de la « part langagière au travail » comme le constate

Florence Mourlhon-Dallies. Qu‟il s‟agisse de devoir systématiquement rendre compte des

opérations effectuées, d‟appliquer des consignes transmises par écrits, ou plus simplement de

communiquer avec le client, etc., pour elle le « faire » professionnel revient de plus en plus à du

« dire » (Mourlhon-Dallies, 2007).

Par ailleurs, dans une étude réalisée en 2005 par le Comité de Liaison pour la Promotion des

migrants et des publics en insertion (CLP) pour le compte de la Direction de la Population et des Migrations

(DPM), Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-Dallies font état des changements plus

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généraux qui percutent le monde du travail et « qui interrogent le fonctionnement du système

dans son ensemble ainsi que l‟organisation et les contenus des métiers en particuliers. »

Au sein même de l‟entreprise, le passage d‟une logique de qualification, où chacun est assigné à

un poste dont les fonctions sont établies et fixes, à une logique de « management par et de la

compétence » (De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2006), où on peut faire appel à toutes les

ressources des salariés pour le projet de l‟entreprise, a décloisonné les cadres d‟intervention des

employés. Historiquement, la taylorisation du travail avait contribué à dessiner un paysage

professionnel où se distinguaient, d‟un côté, un corps de têtes pensantes auxquelles seules il

revenait la responsabilité des décisions, et de l‟autre, une main d‟œuvre assignée à l‟exécution pure

et simple des tâches planifiées en amont. La notion de compétence implique, au contraire, de la

part de l‟individu une mobilisation de ses ressources qui tienne compte de données situationnelles

au moment où il s‟apprête à accomplir une tâche. Son action s‟inscrit donc dans un cadre

collaboratif réunissant l‟ensemble de ses collègues. L‟entreprise devient, en soi, un système d‟

« action collective organisée » (Crozier, 1977) unifié par une culture d‟action commune.

« L‟avènement [de cette] nouvelle culture de management […] place sur le devant de la scène la

collaboration des différents acteurs de l‟entreprise. Tout le monde est désormais appelé à prendre

la parole, à l‟oral comme à l‟écrit, face à des environnements communicationnels différenciés »

(De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2006).

Florence Mourlhon-Dallies observe cette « grande nouveauté » à tous les niveaux de qualification.

Si travailler revient donc de plus en plus à parler, écrire, lire, alors « la maîtrise de la langue, et plus

particulièrement des codes de la communication professionnelle, peut apparaître comme un

facteur déterminant pour accéder à l‟emploi » (Mourlhon-Dallies, 2007). Toutefois, dans un

contexte qui favorise désormais la parole au travail, le développement des compétences de

communication dans le cadre professionnel, ne saurait se limiter à la question d‟une simple

maîtrise linguistique. Il va de pair avec une évolution des postures de travail, en particulier chez

les personnes qui ne sont pas habituées à prendre l‟initiative de s‟exprimer sur ce qu‟elles font.

« La montée en puissance de l‟activité de parole au travail lance donc de rudes défis à la

didactique des langues, défis d‟autant plus importants que les questions soulevées par le

développement de la parole à tous les échelons hiérarchiques ne renvoient pas exclusivement à la

maîtrise de la langue ni même seulement à celle des discours professionnels » (Mourlhon-Dallies,

2007).

A travers « les mutations techniques, l‟évolution des métiers vers une certaine polyvalence,

les normes internationales et la recherche de qualité, » Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-

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Dallies perçoivent donc un « accroissement des exigences en matière de compétence linguistique

orale et écrite. » En conséquence, pour les migrants, si l‟accès à l‟emploi des uns s‟y heurte, il en

est de même pour le maintien dans l‟emploi des autres. Au regard des évolutions et de la crise

actuelle, perceptible dans les difficultés de recrutement qui touchent les entreprises ou encore

dans les tensions sur le marché, se jouent en effet les questions de la mobilité professionnelle et

de l‟adaptabilité. Elles sont inhérentes à un monde du travail aujourd‟hui « flexible, mouvant et

souvent transitoire ». Adaptabilité et polyvalence appellent des compétences transversales qui

doivent « être transférées rapidement dans des situations de travail multiples et variées, » ce pour

prévenir notamment « les risques d‟exclusion professionnelle ainsi que les ruptures de parcours

professionnels » (De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2005).

Pour conclure sur les publics de la formation à visée d‟insertion, nous insisterons sur le

fait que la situation d‟immersion linguistique dans laquelle vivent les migrants constitue une

donnée majeure à considérer dans le cadre des enseignements/apprentissages. Elle modifie

d‟emblée le rapport à la langue, à la culture et à la société françaises , qui se construit dans une

perspective plurilingue et pluriculturelle. Cette spécificité est à prendre en compte pour

l‟élaboration des contenus des formations qui leur sont adressées. « Les besoins qui traversent

tous ces profils se situent au niveau de la biculturalité et de la connaissance de la société française,

de ses codes sociaux et de ses fonctionnements. La question des références sociolinguistiques se

pose également pour tous et les processus d‟adaptation et de changement traversent également

tous les „ niveaux linguistiques ‟ » (De Ferrari, 2007). Pour répondre à ces besoins, des écoles de

langue ordinaires, où l‟on reproduirait les mêmes types d‟enseignements que ceux adressés aux

étrangers qui ne se trouvent pas dans un contexte francophone, ou aux touristes de passages, ne

seraient pas adaptées. Pour englober toutes les dimensions, communicative et fonctionnelle,

socioculturelle et interculturelle, il faut donc penser des dispositifs innovants, qui abordent les

problématiques spécifiques en question, pour développer une offre de formation plus efficace.

Aujourd‟hui, la réflexion qui s‟est construite autour de la formation à visée d‟insertion en France a

fortement contribué à un élargissement du champ disciplinaire de la didactique du Français Langue

Etrangère (FLE) et pousse les acteurs de terrain à faire évoluer leurs pratiques.

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2.2 LA REFLEXION ET LES REPONSES DIDACTIQUES

Depuis les années 1970, au fil des initiatives d‟accompagnement et de formation des

publics issus des vagues successives de l‟immigration dans un secteur social militant et engagé, on

a développé petit à petit des pratiques pédagogiques fondées sur « la primauté de l‟expérience et

du terrain, sur les particularités de son public » (Adami, 2005). Malgré des problématiques propres

à ce secteur, et qui le distinguent de l‟enseignement/apprentissage « ordinaire » du Français Langue

Etrangère (FLE), les pratiques se sont constituées pendant longtemps sans références scientifiques

spécifiques et solides. Cela aura contribué à dessiner un paysage très diversifié en termes d‟offre,

et peu stabilisé en termes de pratiques. Pourtant, la singularité des besoins sur le terrain exige,

comme nous l‟avons vu, des réponses urgentes, adaptées et efficaces. Tenant compte de cela, les

formations, pour accompagner les processus d‟insertion, ont progressivement fait évoluer leur

offre en proposant des contenus qui dépassent largement le cadre d‟un apprentissage purement

linguistique et qui renvoient plus ou moins directement à ces besoins comme par exemple la

recherche d‟emploi, l‟utilisation de services particuliers etc. Néanmoins, la référence à

l‟alphabétisation, qui a fortement marqué ce domaine, continue de conditionner un certain

nombre de pratiques. Et Hervé Adami d‟ajouter sur ce point que « le faible niveau de

scolarisation d‟un nombre important de migrants et leurs difficultés à l‟écrit, y compris dans leurs

propres langues, contribue à pérenniser cette représentation [d‟un recours indispensable à des

pratiques d‟ « alphabétisation », sous-entendues scolaires] » (Adami, 2005).

Depuis les années 1980, alors que la question de l‟immigration (avec notamment la politique du

regroupement familial) est plus ancrée que jamais dans l‟actualité, la réflexion et la recherche dans

le secteur de la formation à visée d‟insertion se sont progressivement structurées dans la

perspective d‟un objectif ultime : « l‟insertion sociale et professionnelle des apprenants » (Adami,

2005).

22..22..11 LL’’iinnsseerrttiioonn àà vviissééee ssoocciiaalliissaannttee

Les enjeux des formations à visée d‟insertion sont vitaux, compte tenu du caractère

essentiel des besoins qui ont trait notamment à des problématiques identitaires et sociales.

Mariela De Ferrari rappelle qu‟on « apprend la langue du pays d‟installation pour évoluer dans sa

société de façon durable, souvent définitive et pour développer un ancrage et des appartenances

qui peuvent se construire au travers de l‟apprentissage linguistique » (De Ferrari, 2008).

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2.2.1.1Adopter une approche systémique

La spécificité qui distingue les publics de la formation à visée d‟insertion des publics

« ordinaires » du Français Langue Etrangère (FLE), tels qu‟on les trouve par exemple à l‟étranger, est

bien la situation d‟immersion durable dans une nouvelle société, qui est désormais la leur, et où ils

se retrouvent plongés. Ce n‟est pas une moindre donnée. Dès leur arrivée, cet univers constitue le

« milieu naturel » dans lequel s‟effectue l‟essentiel de l‟apprentissage, comme l‟affirme Hervé

Adami pour qui « l‟apprentissage guidé ne représente qu‟un moment du processus global

d‟apprentissage » (Adami, 2005).

De ce point de vue, le contexte immersif devient une sorte de « centre de ressources »

intarissable sur lequel les actions de formations adressées aux migrants ont tout intérêt à

s‟appuyer. Tenir compte de cet aspect et l‟exploiter dans le cadre des

enseignements/apprentissages est le moyen de favoriser le développement de l‟ancrage dans le

pays d‟installation.

Le quotidien est à percevoir comme une source authentique de données exploitables pour guider

chaque apprenant vers davantage d‟autonomie dans sa société d‟accueil. Le temps de formation

intervient toutefois à un moment où ce processus est amorcé depuis l‟arrivée même des

apprenants en France. Mais tous, pour des raisons variées qui renvoient davantage à des

caractéristiques individuelles, ne sont pas nécessairement en mesure d‟exploiter cet univers dans

une telle perspective. Le temps de la formation, comme le souligne Hervé Adami (2005), plutôt

que le moment où se jouent les apprentissages, doit être pensé comme un « tremplin » pour mieux

s‟engager dans la vie au sein de la nouvelle société d‟accueil.

Il s‟ensuit donc que « les choix didactiques et pédagogiques s‟appuieront sur l‟immersion

comme source d‟apprentissage et d‟articulation entre les espaces pédagogiques formels et les

espaces sociaux, lieux de réalisation des compétences langagières visées par les actions

linguistiques » (De Ferrari, 2007). Toutefois, on attirera l‟attention sur le fait que les apprenants

puissent ne pas se rendre compte à quel point leur environnement quotidien constitue leur

principale source d‟apprentissage. Ils peuvent vivre une immersion de manière passive, voire

subir cette situation, sans trouver le moyen de l‟exploiter à leur avantage. Pour cette raison,

Mariela De Ferrari préconise encore que les situations de formation soient « entourées de ces

mises en perspective, toujours en lien avec les usages sociaux de la langue et les participations

inclusives auxquelles ils peuvent donner lieu » (De Ferrari, 2007).

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Exploiter directement l‟environnement sociétal comme objet des apprentissages par

excellence pour le développement des compétences langagières expose d‟emblée à la complexité

inhérente à la réalité du quotidien des apprenants. Guy Jobert rappelle que « l‟application pure et

simple des savoirs scolaires ou des consignes, conçus en référence à des situations standardisées

et stabilisées, expose à l‟échec à cause de la variabilité des situations concrètes et de la singularité

des objets lorsqu‟on les considère tels qu‟ils sont et non tels qu‟ils ont été construits pour les

besoins de la recherche ou de l‟enseignement » (Jobert, 2000). Il est donc nécessaire de relier les

apprentissages aux situations concrètes de la vie, certes, mais il faut aussi traiter la complexité de

ces situations dans leur ensemble.

Pour les acteurs pédagogues de la formation à visée d‟insertion il est tentant cependant

d‟adapter – jusqu‟à aseptiser – ces situations pour les rendre plus accessibles et plus faciles à

traiter, surtout par des débutants. Pourtant, c‟est ignorer qu‟en dehors des espaces pédagogiques,

les apprenants sont de toute façon confrontés à cette complexité, et qu‟a priori, ils trouvent déjà

un moyen de la gérer. La formation, pour rappeler les propos d‟Hervé Adami, s‟inscrit dans un

processus d‟apprentissage qui a débuté dès l‟arrivée en France des apprenants qui ont déjà

observé des fonctionnements particuliers du nouvel univers où ils sont plongés. Elle doit alors

alimenter et encourager ces stratégies en place – ou les impulser le cas échéant, puis c‟est à travers

la verbalisation des expériences qu‟elle développera les apprentissages. Pour ce faire Mariela De

Ferrari invite à décloisonner la formation de l‟environnement d‟immersion en faisant de l‟espace

pédagogique « un lieu ouvert et mouvant à l‟image de la réalité quotidienne rencontrée par les

apprenants » (De Ferrari, 2008).

Dans cette perspective la société, où évoluent les apprenants, devient le théâtre d‟une

démarche et l‟objet traité par une approche systémique à mettre en place. C‟est cette dernière qu‟il

s‟agit de « connaître et s‟approprier pour mieux interagir avec elle et y trouver une place sociale

reconnue (quel que soit leur degré de maîtrise de la langue) » (De Ferrari, 2007).

2.2.1.2 Construire de nouvelles appartenances

Une autre finalité importante des formations à visée d‟insertion sociale est la construction

de « nouvelles appartenances », selon les termes de Mariela De Ferrari, pour qui « l‟apprentissage

de la langue s‟inscrit dans les changements de dynamiques identitaires […] accrus par le

changement migratoire » (De Ferrari, 2007).

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De fait, la question de la construction des identités en relation à un nouvel environnement et à

travers le contact avec l‟Autre introduit la dimension interculturelle dans la réflexion sur la

formation à visée d‟insertion.

Pendant longtemps, « faire de l‟interculturel » pouvait se réduire à une simple

comparaison de points de vue, de coutumes, et au seul constat des différences des autres, de « ces

gens-là », sans chercher particulièrement à dépasser les premières impressions qu‟elles laissaient.

Par une telle posture, où chacun reste dans les limites de « sa propre culture », l‟étranger sera

toujours l‟Autre, même si on se trouve chez lui. On demeure la norme sur la base de laquelle on

peut juger de la différence – voire de la bizarrerie, mais à aucun moment ne nous viendrait-il à

l‟esprit de se penser soi-même comme l‟étranger dans cette relation – s‟il en est une – avec l‟Autre.

Or, dans le cas spécifique de la construction de nouvelles appartenances, qui concerne les

migrants tout comme ceux qui sont en relation avec eux, le dépassement des représentations sur

l‟Autre s‟impose, à défaut de quoi les catégorisations cloisonnées persistent, encourageant ainsi le

repli communautaire d‟un côté comme de l‟autre. De plus, dans la relation avec les migrants,

l‟Autre n‟est plus l‟étranger qui serait toujours ancré uniquement dans un ailleurs plus ou moins

lointain. Les points de vue doivent évoluer car, pour ce qui est des migrants, « lorsque l‟on

acquiert la langue du pays d‟accueil, „ eux ‟ ne sont plus „ chez eux ‟. A présent, ici c‟est „ chez

eux ‟ et „ notre langue ‟ devient „ leur langue ‟ aussi » (De Ferrari, 2008).

Une approche interculturelle nécessite donc d‟interroger « les regards portés sur les

nouveaux paramètres sociétaux observés » et de confronter les différents points de vue qu‟ils

expriment, afin d‟ouvrir les yeux sur la diversité du monde. L‟adaptation à de nouveaux

fonctionnements dépend d‟une aptitude à faire preuve d‟empathie à l‟égard de l‟Autre et à se

décentrer. Cela fait l‟objet d‟une vraie compétence à développer au sein même de la formation

linguistique des adultes migrants. Pour Mariela De Ferrari « La compétence interculturelle n‟est

pas une compétence qui permet de dialoguer avec un étranger (avec une personne de nationalité,

de culture différentes), mais avec autrui (une autre personne). Altérité et décentration deviennent

des notions à convoquer pour la conception des démarches formatives – et pour les acteurs et

pour les publics cibles […] » (De Ferrari, 2007). Elle souligne également l‟importance de ce travail

d‟autant qu‟on a affaire à des personnes moins scolarisées. La formation devient alors l‟occasion

de constituer un « outillage cognitif » pour faciliter la prise de distance par rapport au vécu

immédiat et pour développer des « stratégies pertinentes » de perception et de lecture des

nouveaux paramètres sociétaux.

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Dans une approche systémique, l‟espace pédagogique constitue en soi un échantillon de

société, un espace de simulation où se jouent déjà les questions du vivre ensemble. La

compétence interculturelle se développe sur deux axes relationnels.

D‟une part, celui qui met en rapport le formateur et les apprenants. Le premier personnifie la

société d‟accueil et les seconds, l‟Autre. « Le fil reliant le „ je/tu-vous ‟ de la communication

formative devient donc l‟espace sociétal partagé, le système commun de vie sociale et

professionnelle, la société française et la langue qui permet d‟y interagir. C‟est à travers la

connaissance de ce système que les apprenants construisent leurs appartenances progressives et

élaborent la distanciation de leurs références premières » (De Ferrari, 2007).

D‟autre part, intervient l‟axe qui met en rapport, au sein même du groupe, les apprenants entre

eux. Il se joue là le contact avec la diversité (car les groupes sont souvent constitués de personnes

d‟origines très diverses) et par ce biais « la compréhension des fonctionnements socio-culturel

différenciés » (De Ferrari, 2007).

Dès le départ, la construction de l‟interculturalité appelle chez le formateur une posture

réfléchie. Mariela De Ferrari parle de « neutralité culturelle » en faisant écho à l‟expression de

« neutralité affective » employée par Martine Abdallah-Prétceille dans le cadre de la relation

pédagogique. Il s‟agit de pouvoir se distancier, en tant que formateur, de ses propres

représentations et idées reçues sur des profils culturels, car personne n‟échappe à des prises de

positions subjectives envers autrui. L‟objet des apprentissages est en rapport avec les besoins des

apprenants en tant que sujets sociaux, et il ne s‟agit nullement de leur « apprendre une culture » (à

eux, pris en tant que sujets culturels). « Les manières de regarder et de nommer devront veiller à

ne jamais généraliser, à ne jamais noyer le sujet dans une quelconque appartenance nationale ou

culturelle » (De Ferrari, 2008).

2.2.1.3 Une démarche didactique à élaborer

Les problématiques que nous évoquons ici, telles qu‟elles sont soulevées par la réflexion

autour des besoins spécifiques des publics migrants en insertion, sont à prendre en compte dans

l‟élaboration d‟une démarche didactique adaptée. Or déjà, le Cadre Européen Commun de Référence

pour les Langues (CECRL) fournit un certain nombre de principes théoriques, méthodologiques et

pratiques, comme l‟affirment Hervé Adami (2005) et Mariela De Ferrari (2007), et formalise ainsi

le cadrage général de ce qu‟il convient de mettre en œuvre. Le besoin primordial de pouvoir

interagir au quotidien dans les diverses situations de communication rencontrées justifie la

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pertinence de l‟approche communicative pour ces publics. Et le recours aux documents authentiques

est nécessaire pour donner consistance et sens aux activités, et mettre en perspective les finalités

concrètes de la formation.

De même la perspective actionnelle privilégiée par le Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (CECRL), dans laquelle s‟inscrit l‟approche communicative, répond à une des caractéristiques

essentielles des publics migrants d‟être déjà des apprenants « usagers » de la langue dans le cadre

des « actions sociales » qu‟ils ont à mener au quotidien, et pour lesquelles l‟autonomie sera en

partie la condition d‟une intégration effective.

Cependant, le cadrage – dont nous avons vu les limites précédemment – fourni par le

Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) ne saurait suffire à englober

l‟ensemble des questions à considérer dans le cadre de la formation à visée d‟insertion. Mariela

De Ferrari souligne la particularité de ce secteur de se situer au croisement de plusieurs champs

disciplinaires. Ils incluent, en sus de celui du Français Langue Etrangère/Seconde (FLE/S), ceux de la

pédagogie des adultes et de celle de l‟entrée dans l‟écrit, dont « les dynamiques d‟apprentissage et

d‟acquisition [tardifs chez les adultes] diffèrent profondément de celles de l‟enfant » (De Ferrari,

2008). Du reste, il est à noter que la notion d‟alphabétisation, qui reste largement employée par de

nombreux acteurs dans ce domaine, et ce à plusieurs niveaux d‟action, pose question au sens où

elle renvoie à des pratiques scolaires uniquement, donc inadaptées dans le contexte de la

formation des adultes. « C‟est l‟école qui alphabétise, à l‟âge de six ans » (De Ferrari, 2008).

La démarche à élaborer pour ce secteur particulier de la formation linguistique doit en

conséquence tenir compte des différents paramètres propres au contexte d‟apprentissage des

publics concernés. Et si la didactique du Français Langue Etrangère/Seconde (FLE/S) demeure la

référence dans le cadre de la pédagogie des adultes en formation d‟insertion, pour Mariela De

Ferrari « la formation linguistique des migrants demande donc de construire une didactique qui

croise „ enseignement-apprentissage-acquisition ‟ et qui, tout en visant un référentiel de

compétences, privilégie les processus à l’œuvre et non pas les contenus » (De Ferrari, 2008)

(nous soulignons).

Parler de « processus à l‟œuvre » renvoie notamment à la conception de la « formation

comme développement » qui se fonde – nous l‟avons évoqué en première partie – d‟après Guy

Jobert (2000) sur un modèle d‟appropriation processuelle « d‟expériences sociales préexistantes,

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cristallisées sous de multiples formes dans des systèmes d‟outils, d‟objets produits et de signes , »

et dans lequel « chaque fonction, chaque activité est profondément sociale, puisque rendue

possible par des instruments sociaux qui ont leur origine dans des situations sociales » (Schneuwly,

1987, cité par Jobert, 2000).

Guy Jobert se réfère à la théorie du socio constructivisme, sur la base des travaux de Vygotski,

qui postule un processus non linéaire de construction du savoir en relation avec un cadre social et

les interactions qui y ont cours. Le langage, outil psychologique d‟excellence pour intérioriser

l‟activité pratique en activités mentales jusqu‟à la formation de nouveaux concepts , joue un rôle

essentiel dans l‟apprentissage. La verbalisation des expériences, après leur analyse, permet au sujet

d‟objectiver son vécu pour mieux se l‟approprier et l‟intégrer. « C‟est dans les écarts ou les

discordances entre les activités construites par les récits successifs que se dégage la conscience de

ce qu‟a été [l‟activité du narrateur] mais aussi de ce qu‟elle n‟a pas pu être et de ce qu‟elle aurait pu

être. L‟activité dirigée vers autrui fait alors retour vers le sujet pour agir sur lui dans le sens du

développement […] La verbalisation de l‟expérience […] constitue une expérience nouvelle,

actuellement réalisée dans un rapport interpersonnel qui transforme l‟expérience passée » (Jobert,

2000). Ainsi, en tenant compte de ces paramètres, la démarche didactique à élaborer pour la

formation des migrants revêt une dimension interactive nécessaire pour l‟intégration de leurs

expériences en tant que sujets/agents de leur propre apprentissage, et acteurs de leur propre

insertion.

Des implications didactiques de cette réflexion autour des besoins socio-langagiers des

publics migrants découle également une remise en question du rôle du formateur au sein de la

relation pédagogique enseignant-apprenant. Le modèle qui le place comme le détenteur du savoir

à diffuser à des sujets passifs, vierges de toutes connaissances, est en effet éloigné d‟une « vision

interactionnelle de la genèse psychologique » que décrit Guy Jobert. Selon lui, le formateur n‟est

plus la source des connaissances qu‟il s‟agit de faire transiter comme un stock pour remplir le

bagage vide d‟apprenants-acquéreurs. Cela renvoie à une métaphore très prégnante du « savoir-

stock » dans les discours autour du monde de la « transmission », qui est révélatrice des postures

pédagogiques et des pratiques qu‟ils engendrent ou justifient.

Pour Guy Jobert, le formateur ne doit désormais plus centrer son intérêt sur les savoirs à

transmettre, ou les personnes à instruire. Il doit davantage le porter sur les situations de travail où

il s‟efforcera de faire émerger le savoir et de « transformer [les apprenants] dans un sens

favorisant le déploiement de l‟intelligence ». Il intervient ainsi comme un « catalyseur qui, dans le

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meilleur des cas, va contribuer à créer les conditions sociales favorables au développement de la

compétence ». La conception de la formation comme processus de développement personnel et

intellectuel « donne une assise conceptuelle solide à l‟évolution […] du métier de formateur vers

une fonction d‟aménagement des conditions sociales d‟émergence de la compétence, jusques et y

compris à travers l‟organisation du travail ou la conception et l‟agencement des équipements

techniques » (Jobert, 2000).

2.2.1.4 L’exemple des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques

En écho à la réflexion dont nous venons de rendre compte, le Comité de Liaison pour la

Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP) a contribué, ces dernières années, à la

formalisation des actions de proximité conduites en Ile-de-France par le secteur associatif sur le

terrain. Il a développé un dispositif de formation qui tente de répondre aux diverses

problématiques que nous avons soulevées ici. Il s‟agit des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques

(désormais ASL).

L‟objectif des ASL, cité dans le guide édité en 2004 par le CLP, est que les publics qui y

participent « s‟approprient les règles d‟un environnement donné afin d‟y évoluer

individuellement » et « d‟atteindre une autonomie sociale leur permettant d‟agir de façon

harmonieuse dans la société française et de faire des choix pertinents ». Pour ce faire, le dispositif

s‟appuie sur des partenariats avec les espaces sociaux de proximité les plus souvent fréquentés par

les participants, et sélectionnés en fonction des besoins de ces derniers. Il s‟agit en effet d‟aborder

leur organisation et leur fonctionnement, tels qu‟ils peuvent poser problème aux participants,

pour leur faciliter l‟utilisation des services proposés et contribuer ainsi à plus d‟autonomie dans

les activités du quotidien. Les « compétences socio-langagières », nécessaires aux interactions dans

les espaces sociaux, sont développées sur une progression en trois phases d‟appropriation qui suit

une logique en spirale1. Le guide du CLP les décrit ainsi :

- La phase de « découverte » où il s‟agit de « faire acquérir aux participants des

connaissances générales sur la fonction des espaces, leur mode de fonctionnement, et leur

localisation. Il s‟agira aussi d‟identifier les services et les acteurs y travaillant . Le

1 Le guide des ASL, publié par le CLP (2004), décrit la logique en spirale (ou « spiralaire ») comme « une progression

impliquant des retours sur ce qui a été traité. Les mêmes situations sont abordées de façon récurrente mais les

contenus abordés s‟élargissent et s‟intensifient au gré des évolutions ».

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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formateur-animateur devra sélectionner les informations en fonction de leur utilité

première et immédiate » ;

- La phase d’ « exploration » où il s‟agit de « compléter ces connaissances. Les

informations sont approfondies, particulièrement celles relatives au fonctionnement et

aux thématiques abordées par les espaces. Des intervenants extérieurs sont accueillis au

sein des ateliers. Le formateur-animateur accompagne le groupe dans ces espaces en vue

d‟une exploration approfondie » ;

- La phase d’ « appropriation » qui vise la « mobilité individuelle. Cette dernière phase

compte peu de nouvelles informations puisqu‟il s‟agit d‟exploiter et mobiliser les

informations déjà abordées, en vue d‟une utilisation personnalisée et individualisée. Les

participants se préparent à exploiter seuls les espaces. Des enquêtes en mini groupes et

des visites individuelles peuvent être organisées. Des échanges sont prévus au sein de

l‟atelier afin de rendre compte des éventuelles difficultés rencontrées et de permettre aux

personnes de continuer à exploiter les espaces sociaux et culturels dans leur vie

quotidienne. »

Le choix des espaces renvoie à quatre grands domaines définis comme « la vie publique », « la vie

citoyenne et le fonctionnement de la société », « la vie culturelle », « la vie personnelle ». Par

ailleurs la démarche suit également une « logique calendaire » où l‟actualité influence le choix des

contenus traités pour plus de pertinence avec la réalité de l‟environnement des participants. Enfin,

« les principes de la République et leur répercussion dans les espaces sociaux que l‟on s‟approprie

par ailleurs (démocratie, liberté, égalité, fraternité, laïcité) » précise Mariela De Ferrari, constituent

« un troisième pivot permettant de structurer les contenus ».

En somme, le dispositif se place dans la lignée d‟une démarche réellement innovante, qui

est à la fois :

- actionnelle, car les ASL visent le développement de « compétences sociales en

communication » à travers des activités qui répondent à des objectifs langagiers

fonctionnels en prise directe avec l‟action sociale sur le terrain des « espaces de

proximité de l‟environnement immédiat des participants » (De Ferrari, 2008) ;

- interculturelle, car, dans le cadre d‟une approche systémique, les ASL exposent à la

société telle quelle et ils encouragent l‟émergence d‟étonnements et de points de vue à

interroger, ouvrant ainsi un espace propice au questionnement et au décentrage ;

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- interactive, enfin, parce que les participants développent leurs compétences dans le

cadre d‟un projet commun d‟insertion. Ils le mènent ensemble le temps de la formation

et les échanges au sein du groupe, et avec le formateur-animateur, contribuent à

l‟intégration des expériences vécues.

L‟ancrage immersif qu‟elle exploite est également un moyen de répondre à la question de la

motivation des apprenants. L‟existence de besoins concrets, ou encore la menace d‟une

marginalisation de la société, ne suffisent pas à l‟entretenir si derrière, l‟offre est déconnectée de

ce qui justifie la présence dans les formations des publics qu‟elle vise. « La „ motivation ‟ […] est

d‟abord affaire de sens » (Jobert, 2000).

Nous venons de voir comment se développe actuellement la réflexion autour des besoins

des adultes migrants en insertion. Le dispositif des ASL nous donne un exemple de réponse

possible, en termes d‟offre de formation, qui tienne compte de la spécificité des publics

concernés ici, du point de vue social. Or, la diversité des situations d‟immigration, et donc des

profils qui en découlent, pousse la réflexion à investir le champ du travail, car le monde

professionnel concerne aussi ces publics, qui peuvent rencontrer des difficultés d‟insertion ou de

maintien dans l‟emploi comme nous l‟avons évoqué précédemment.

22..22..22 LL’’iinnsseerrttiioonn àà vviissééee pprrooffeessssiioonnnnaalliissaannttee

Dans l‟ensemble, qu‟il s‟agisse de la contextualisation des activités proposée dans les

espaces pédagogiques, du développement de l‟interculturalité ou de la dimension interactive des

apprentissages, les principes qui sous-tendent une démarche de formation à visée socialisante

valent également dans le cadre de l‟insertion à visée professionnalisante. Néanmoins, par souci

d‟adéquation à la réalité des contextes professionnels, Mariela De Ferrari souligne que la prise en

compte des mutations du monde du travail (voir le point 2.1.3), et des nouveaux besoins qu‟elles

font émerger, s‟est avérée nécessaire pour extraire les pratiques pédagogiques des logiques dites d‟

« alphabétisation », ou de formation aux « savoirs de base » et les adapter aux cadres de la

formation professionnelle.

2.2.2.1 La formation professionnelle et la formation en français

Le 4 mai 2004, la reconnaissance de la maîtrise du français comme compétence

professionnelle est entérinée par une loi inscrite dans le code du travail. Celle-ci est promulguée

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dans le cadre de la réforme de la formation professionnelle qui s‟élargit et s‟ouvre ainsi en partie

au champ de la formation linguistique. Or, dans l‟étude réalisée en 2005 par le Comité de Liaison

pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP) pour le compte de la Direction de la

Population et des Migrations (DPM), Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-Dallies remarquent

que, dans les entreprises, on considère encore souvent la maîtrise du français comme relevant du

« développement personnel ». De ce fait, dans l‟esprit de leurs chefs, il incomberait davantage à

l‟Etat de prendre en charge ce type de formation.

Par ailleurs, les amalgames persistants entre faible niveau de langue et bas niveau de qualification,

ou encore analphabétisme et illettrisme – avec le poids de la stigmatisation véhiculée par ces

notions – tendent à masquer les compétences déjà acquises par les salariés et empêchent ainsi de

voir la véritable portée problématique de la maîtrise du français au travail. C‟est négliger, pourtant,

la part que jouent les compétences communicatives, de l‟oral et de l‟écrit, pour la conduite des

opérations dans la plupart des espaces professionnels, si on considère l‟augmentation de la part

langagière que nous évoquions précédemment. Sans oublier qu‟elles favorisent l‟intégration du

salarié, « son appartenance à la culture de la structure et lui permettent d‟accéder à d‟éventuelles

promotions » (De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2005).

Toutefois, pour certaines branches d‟activité, la question devient incontournable. Les

entreprises de travail temporaire, qui ont repéré la pénurie de main d‟œuvre dans les secteurs dits

« en tension », parce que l‟offre dépasse largement la demande, et qui forment des gens pour les

postes à pourvoir, font donc directement face à la question linguistique dans le cadre des

formations aux métiers qu‟elles proposent, tant elle concerne les publics à même de pourvoir ces

postes aujourd‟hui (De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2005).

Dans ces conditions, l‟enjeu pour la didactique des langues, et celle du Français Langue Etrangère

(FLE), est d‟investir ce nouveau champ de la formation en adaptant la réflexion aux

problématiques qui en relèvent. Le contexte juridique impulse de nouvelles évolutions et crée des

opportunités à saisir. Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-Dallies attirent l‟attention sur

l‟importance, pour les concepteurs, d‟élaborer une ingénierie de formation adaptée aux besoins

spécifiques du monde professionnel.

2.2.2.2 Un champ disciplinaire en évolution

La question d‟un enseignement/apprentissage du français adapté au monde du travail

n‟est pourtant pas récente. L‟étude du Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en

insertion (CLP, 2005) nous rappelle que dès les années 1960, le champ de la didactique du Français

Langue Etrangère (FLE) s‟engage sur des voies disciplinaires qui l‟ont conduit au développement

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progressif d‟une branche « professionnelle », toujours en pleine évolution aujourd‟hui. La création

d‟un « français scientifique et technique », en relation avec l‟émergence du français fondamental à

l‟époque, pose ainsi les premiers jalons de ce qui deviendra ensuite le « français de spécialité ».

Cette nouveauté marque un élargissement du champ qui visait notamment à appuyer le

rayonnement de la langue française sur la scène internationale. Cette orientation permettait de

doter les apprenants d‟un bagage linguistique limité à des domaines spécialisés pour préparer à

exercer dans des secteurs particuliers. Au milieu des années 1970, influencé par les principes de

l‟approche communicative qui voit alors le jour, apparaît la notion de « français fonctionnel ». La

démarche qui en découle, davantage axée sur les besoins qu‟exige la communication

professionnelle en contexte, recentre les enseignements sur les apprenants, et non plus sur la

langue et son lexique comme c‟était le cas jusque là. Elle se structure et devient le Français sur

Objectifs Spécifiques (FOS), d‟après la dénomination anglaise d‟English for Special Purposes (ESP).

Le Français sur Objectifs Spécifiques (FOS) concerne des publics de professionnels étrangers

non francophones qui n‟opèrent généralement pas dans un environnement francophone. Leurs

besoins en français portent sur des réalisations très ciblées dans le cadre de l‟exercice de leurs

fonctions. Cette démarche vise donc à leur donner les moyens d‟accomplir leurs missions en

français parce que leur métier l‟exige (par exemple un réceptionniste dans un hôtel du Mexique

avec des touristes belges francophones). Elle sous-tend des ingénieries de formations courtes

dont les modules se limitent à un poste précis.

Cependant, pour les publics migrants qui nous intéressent ici, nous avons vu que les besoins,

dans le cadre professionnel, n‟étaient pas restreints aux interactions qui entrent uniquement dans

le cadre de le strict exercice d‟une fonction (voir le point 2.1.3). La problématique est plus large

car, pour ces personnes qui évoluent dans des contextes professionnels francophones, elle touche

les questions plus générales de l‟intégration au sein d‟une entreprise, en tant que « système

d‟action collective » (Crozier, 1977). Ce n‟est plus la langue comme un simple outil d‟exécution

d‟une tâche, mais la langue comme « pratique sociale » (Grünhage-Monetti, 2007) au sein de

l‟organisation de l‟entreprise dont dépend l‟articulation des interactions pour la réalisation du

projet auquel contribuent tous les salariés.

La dynamique de collaboration impulsée par les nouvelles cultures managériales (voir le

point 2.1.3) appelle une appréhension du monde professionnel selon une dimension plus

transversale, pour se défaire des logiques de métiers cloisonnés et pour correspondre davantage à

la réalité flexible de l‟organisation de l‟action sur le terrain. Par ailleurs, les récentes mutations du

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travail ont redéfini l‟articulation entre les compétences professionnelles et les compétences

linguistiques comme nous le font remarquer Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-Dallies

(voir le point 2.1.3). Cette tendance a engagé la réflexion didactique sur de nouveaux axes. Dans

les années 1990, les problématiques liées à une pratique socio-professionnelle du français, qui

recouvre tous les aspects – formels et informels – de la vie en entreprise, ont esquissé les

contours d‟une nouvelle branche disciplinaire du français à visée professionnelle. Aujourd‟hui,

Florence Mourlhon-Dallies propose l‟appellation de Français Langue Professionnelle (FLP) qui

concerne, selon elle, « l‟exercice en français d‟une profession donnée, que l‟on soit en France –

natif ou migrant – ou à l‟étranger, dès qu‟on travaille dans une entreprise ou une institution

française dans laquelle le français est une langue dominante. » Dans cette perspective, le français

est pris comme « la langue des échanges professionnels mais aussi de conversations plus

informelles entre collègues : le français fait, dans le cadre du FLP, entièrement partie du cadre

d‟exercice de la profession » (Mourlhon-Dallies, 2007). A la différence du Français sur Objectifs

Spécifiques (FOS), le Français Langue Professionnelle (FLP) se distance des besoins spécifiques requis

par un poste en particulier pour approcher la situation de travail dans l‟entreprise perçue comme

un système d‟interactions coordonnées où l‟action des uns fait sens dans le « maillage » qui la

rattache à celle des autres, pour reprendre le terme de Florence Mourlhon-Dallies. On retrouve

ainsi une approche systémique des espaces professionnels comme pour la démarche des Ateliers de

Savoirs socio Linguistiques (ASL) que nous avons présentée plus haut. Cette approche permet de

traiter d‟emblée la complexité des situations auxquelles sont exposés les salariés. Elle vise

notamment à développer les stratégies cognitives d‟appréhension des environnements socio-

professionnels. De fait, avec les publics migrants, elle se justifie parce qu‟il s‟agit de favoriser

l‟intégration dans ces milieux du monde du travail.

2.2.2.3 La dimension interculturelle

Face à la complexité du système dont la productivité repose sur la collaboration effective

de ceux qui y prennent part, se pose la problématique de l‟interculturel lié au plurilinguisme, tel

que nous l‟évoquions également dans le cadre de l‟insertion à visée socialisante. Cette dimension

interculturelle se joue dans le microcosme sociétal formé par l‟entreprise. « Le monde du travail

va, » remarquent Mariela De Ferrari et Florence Mourlhon-Dallies, « confronter les salariés

migrants aux réalités culturelles environnantes, en termes de rapports sociaux – avec les collègues

et les supérieurs hiérarchiques – ainsi qu‟au fonctionnement culturel de l‟entreprise, marqué lui

aussi par les codes culturels de la branche et des métiers concernés, déterminés par le substrat

socio-historique français » (De Ferrari & Mourlhon-Dallies, 2005). La maîtrise de l‟expression

langagière à l‟oral et à l‟écrit n‟est pas suffisante, en effet, pour assurer la place d‟un

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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travailleur/employé migrant dans une société, de même que son intégration dans l‟entreprise ne

se joue par sur ses seules capacités opérationnelles.

Florence Mourlhon-Dallies attire l‟attention sur la part d‟implicite, contenue à l‟arrière plan tacite

des échanges professionnels, qui constitue en partie une “ dimension cachée ”, pour reprendre le

concept d‟Edward T. Hall, sous-jacente aux interactions dans le travail. Elle fait remarquer en

effet que, dans les échanges professionnels, il existe une part de « conniventiel » sur laquelle se

fonde l‟exercice des opérations. Ainsi par exemple sur un chantier, le chef d‟une équipe peut

donner des instructions, verbales ou gestuelles, sans rentrer dans une description détaillée de ce

qu‟il faut faire. L‟expérience et le savoir professionnel permettent aux travailleurs d‟interpréter la

consigne et d‟effectuer le nécessaire comme il se doit. Pratiques et discours s‟entremêlent ainsi

dans un « maillage de pratiques » (De Saint-Georges, cité par Mourlhon-Dallies, 2007). Et « il

devient difficile de dissocier les compétences discursives et langagières des compétences „ métier ‟,

car le plan du dire et celui du faire s‟interpénètrent au sein même des compétences

professionnelles » (Mourlhon-Dallies, 2007).

Si l‟action, sa conformité et sa recevabilité dans le milieu professionnel sont conditionnées par

une part d‟implicite contenue dans les échanges au travail, c‟est qu‟en amont l‟action et le

discours, qui s‟imbrique avec elle, dépendent de ce que Florence Mourlhon-Dallies désigne

comme les « cultures professionnelles ». Elles sont selon elle « aussi importantes, si ce n‟est plus –

pour accéder à la maîtrise du volet langagier au travail – que „ la ‟ culture cultivée et que la culture

„ quotidienne ‟, telles qu‟elles se jouent d‟une langue et d‟un pays à l‟autre ». Cette dimension

tacite, impalpable, est pourtant réelle. Elle influence l‟exercice de toute profession. Or, elle

échappe souvent aux migrants au point de « mettre en péril leur bonne intégration dans les

équipes ou leur employabilité aux yeux de la hiérarchie » (Mourlhon-Dallies, 2007).

2.2.2.4 L’exemple d’un nouvel outil pour de nouvelles pratiques

formatives

Au regard des problématiques que nous venons d‟évoquer, et sur la prise en compte

desquelles se joue la pertinence des formations linguistiques dans le cadre de la formation

professionnelle, le Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP) a

récemment créé un outil de positionnement pour donner des bases innovantes à une ingénierie

de formation adaptée aux besoins du monde du travail. En effet, Mariela de Ferrari, en tant que

directrice des programmes de cet organisme, remarque la lenteur de l‟évolution des pratiques

pédagogiques dans ce secteur de la formation. « Rattachée au domaine des „ savoirs de base ‟,

évaluée souvent à travers des référentiels de „ français généraliste ‟ menant à des certifications de

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même nature, la compétence linguistique s‟évalue „ à part ‟ et est traitée de façon dissociée des

compétences professionnelles » (De Ferrari, 2007).

La démarche sous-jacente prend pour point de départ l‟entreprise comme situation d‟immersion

des salariés migrants. Dans ce contexte sont produits de multiples discours en fonction des

situations que ces derniers rencontrent, et ce aussi bien pour interagir dans le cadre formel de

l‟exercice de leur travail, ou dans celui des échanges moins formels entre collègues. Plusieurs

dimensions interviennent dans l‟élaboration et la production de ces discours. Elles représentent

les composantes à considérer pour développer la compétence en Français Langue Professionnelle

(FLP), et que Mariela De Ferrari répertorie comme suit (De Ferrari, 2007) :

- Une composante discursive et communicative, où se jouent la circulation de

l‟information et la transmission des consignes depuis leur émission jusqu‟à leur

réalisation ;

- Une composante cognitive, sur laquelle reposent toutes les opérations de traitement

de l‟information reçue et perçue pour développer petit à petit l‟autonomie d‟action dans

l‟environnement professionnel ;

- Une composante critique et pragmatique, qui permet d‟adapter le degré de

recevabilité du discours en fonction des situations et du destinataire ;

- Une composante socio-affective, qui concerne davantage la gestion des émotions

face à l‟Autre dans des situations pouvant être déstabilisantes, pour pouvoir « „ prendre

sur soi ‟ la part de dysfonctionnements (blagues, ironies…) relationnels tout en restant

en communication » (De Ferrari, 2007).

La communication est abordée ici dans sa dimension relationnelle ; elle se justifie dans le cadre

des interactions qu‟elle favorise. Ainsi, le français ne se réduit pas à un lexique. Les documents

authentiques ne sont plus de simples textes car ils prennent sens et vie dans les échanges entre les

interlocuteurs. Par ailleurs, la démarche repose sur une appréhension transversale des questions

liées aux pratiques professionnelles, selon les axes théoriques développés par la réflexion autour

de la discipline du Français Langue Professionnelle (FLP). Plus spécifiquement, cette transversalité est

celle des pratiques langagières qui transcendent les différents contextes du monde du travail.

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L’outil de positionnement transversal créé par le CLP

(Cf. De Ferrari Mariela et Mourlhon-Dallies Florence, Français en situation professionnelle : un outil de positionnement transversal, Paris, CLP, 2008)

Comprend les enjeux à l’œuvre dans les rapports avec les différents acteurs

de son secteur d’activité

Comprend les fonctions et champs d’action des acteurs de

son environnement professionnel

Perçoit la spécificité de son entreprise dans le secteur

d’activité

Identifie globalement le secteur d’activité de son

entreprise

Perception du

secteur d’activité

Perception du

poste de travail

Peut rendre intelligible son poste de travail à un expert comme à une personne

étrangère au secteur d’activité

Comprend où se situe son poste par rapport au fonctionnement global de

l’entreprise, ainsi que les enjeux de la chaîne de travail

Comprend la place de son poste de travail par rapport

au chaînage de l’activité

Traite des informations

selon une intention

spécifique, en vue de les

transmettre

Recueille l’information

nécessaire sur une tâche

nouvelle

Recueille les informations de

son environnement

proche

Gestion de

l’information

Repère les spécificités de son poste de travail et les

modalités qui

s’y rattachent

Perception du cadre

réglementaire

Comprend les contraintes et enjeux de l’entreprise en matière de normes et

réglementations

Comprend le sens et la valeur des réglementations de son

environnement professionnel proche

Connaît l’existence de réglementations

dans son environnement professionnel

proche

Peut sensibiliser son entourage au respect des normes et

réglementations

Commence à jouer un rôle

dans l’équipe (leadership)

Connaît les fonctions et

rapports coopératifs /

hiérarchiques

Peut prendre part à la constitution

et à la gestion de l’équipe

Identifie les personnes de son environnement

professionnel proche

Gestion des

relations au sein de l’équipe

Connaît et gère les modalités inhérentes

aux tâches confiées

Peut anticiper les conséquences logiques d’une

action

Peut planifier et coordonner les

tâches et activités d’une équipe

Comprend et mesure les enjeux liés à la bonne

conduite des missions qui lui sont confiées

Comprend une consigne explicite et directe

Comprend une consigne explicite

complexe

Comprend et produit tout type de consigne

Comprend et peut transmettre une consigne complexe même indirecte

Gestion des

consignes Interactions

professionnelles à l’oral

S’adapte à tout interlocuteur dans des situations formelles

ou informelles

Interagit en face à face, au téléphone, etc.

Interagit en face-à-face avec un interlocuteur inconnu sur des activités récurrentes dans sa

situation de travail

Interagit avec son environnement proche

sur ses activités récurrentes

Explique ce qu’il fait

Formule et organise le récit

d’événements liés au contexte de

son activité

Produit des discours clairs et argumentés

sur les enjeux de son activité au sein de

l’organisation

Verbalisation de l’activité

effectuée

Décrit ce qu’il fait

Ecrits professionnels

en interaction

Comprend les écrits professionnels liés à son poste de travail

Peut reformuler l’objet d’un document et y répondre

Maîtrise des écrits professionnels variés et

peut y apporter une réponse adaptée

Identifie les écrits professionnels récurrents

dans sa situation de travail

Utilise les nouvelles

technologies récurrentes en

complète autonomie

Peut expliquer le fonctionnement

des outils informatiques

Gestion des nouvelles

technologies

Utilise des fonctions de base

d’outils informatisés

Utilise les outils informatiques récurrents dans sa situation de travail

Traite l’information en la hiérarchisant et en l’adaptant au contexte

et aux personnes

Gestion de

l’activité

Capacité d’intervention sur l’organisation de l’activité ou de

l’institution

Vision d’ensemble de l’activité de

l’entreprise ou de l’organisation

Le poste de travail dans le chaînage (en amont et en aval)

des activités

Occupation du poste de travail

/ centration sur les tâches

Pôle réflexif

Pôle communicationnel

Pôle organisationnel

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

77

L‟outil créé par le Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en insertion

(CLP) sert au positionnement des futurs bénéficiaires d‟une formation dans le cadre du Français

Langue Professionnelle (FLP). Cela permet, en amont, d‟établir un diagnostic pour définir les axes à

travailler ensuite. Il se présente sous la forme d‟une carte de compétences, inspirée d‟un modèle

proposé par Geneviève Zarate et Aline Gohard-Radenkovic1. Cette carte propose une vision des

compétences échelonnées sur des axes fléchés, relatifs aux diverses composantes de la

compétence visée, qui partent du centre vers l‟extérieur d‟un diagramme. Le choix d‟un tel format

se justifie d‟abord par la visibilité précise et concrète qu‟il donne du positionnement de la

personne évaluée. De plus, il offre une illustration graphique de son profil qui permettra de voir

d‟un coup d‟œil l‟évolution de l‟ensemble des axes de la compétence après l‟évaluation finale. Sa

lisibilité en fait un outil intéressant dans le cadre de la collaboration entre la structure de

formation et l‟entreprise commanditaire, pour que cette dernière puisse mesurer les résultats de

son investissement.

Cet outil est accompagné d‟un référentiel de compétences dont les descripteurs articulent le

linguistique au professionnel. En les utilisant, les ingénieurs de formation bénéficient d‟un bon

complément à l‟analyse des besoins qu‟ils s‟effectuent en amont, par une observation des

situations de travail. A partir du matériel recueilli, ils pourront construire un curriculum de

formation en fonction des objectifs définis, comme le préconise Matilde Grünhage-Monetti

(2007).

Cet outil sert, par ailleurs, à visualiser les processus d‟appropriation au fur et à mesure de la

formation. Du centre à la périphérie, le diagramme se décompose en quatre cercles qui marquent

des étapes successives d‟acquisition. Il schématise de cette façon plusieurs dynamiques de

progression qui sous-tendent le développement des compétences communicatives en situation

professionnelle.

Nous venons de voir dans ce point 2.2 de quelle manière une réflexion s‟est développée

autour des questions soulevées par la problématique générale de l‟insertion sociale et

professionnelle des publics migrants. Nous avons vu comment la spécificité des situations vécues

par les migrants, par rapport aux publics ordinaires visés par la diffusion de la langue française,

des cultures et des valeurs qu‟elle porte, amenait à changer l‟approche méthodologique dans son

ensemble. Depuis une vingtaine d‟années, cette réflexion, aujourd‟hui riche, a donc permis la

création de dispositifs innovants pour apporter des réponses adaptées aux besoins des publics en

1 Cf. Zarate G., Gohard-Radenkovic A., La reconnaissance des compétences interculturelles : de la grille à la carte, Paris : Didier,

« les cahiers du CIEP », 2004.

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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insertion. La démarche générale qui sous-tend les dispositifs de formation comme celui des Atelier

de Savoirs socio Linguistique (ASL) ou qui découle du champ du Français Langue Professionnelle (FLP)

ne peut donc s‟appliquer sans une réelle évolution des pratiques des formateurs par rapport à

celles des premières actions menées dans le cadre de l‟alphabétisation ou de la lutte contre

l‟illettrisme ; mais qu‟en est-il concrètement sur le terrain ? Dans la partie suivante, nous nous

pencherons sur ce point. Nous mettrons en évidence les caractéristiques du secteur de la

formation à visée d‟insertion en France, et nous tenterons de cerner les enjeux qui interviennent

dans la mise en œuvre des dispositifs élaborés spécialement pour les besoins qui en émergent.

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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3 L’ENQUETE DE TERRAIN

Dans la seconde grande partie de notre travail, nous avons dressé un état des lieux des

publics de la formation des adultes migrants en insertion et de la réflexion qui sous-tend la

création de dispositifs innovants, pensés pour répondre avec pertinence aux besoins identifiés.

Nous avons vu que des dispositifs comme les Ateliers de savoir socio Linguistiques (ASL), ou encore

l‟Outil de Positionnement Transversal du Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en

insertion (CLP) concrétisaient des aspirations pédagogiques novatrices ancrées dans une perspective

actionnelle. Dans cette troisième grande partie, nous nous intéresserons aux terrains où ces

dispositifs sont mis en œuvre. Le secteur de la formation à visée d‟insertion s‟étendant sur un

paysage complexe et mouvant, nous commencerons par en donner un historique pour avoir les

repères institutionnels nécessaires à la compréhension du contexte dans lequel les différents

acteurs locaux sont amenés à faire évoluer leur action. Disposant de ces données générales, nous

pourrons ensuite nous concentrer sur l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs – notre terrain

d‟enquête – pour le décrire afin de cerner l‟environnement dans lequel se joue la question des

pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles. Enfin, nous consacrerons une dernière partie à

l‟enquête proprement dite, où nous présenterons nos méthodes et nos outils d‟observation. C‟est

alors que nous décrirons précisément notre corpus d‟analyse.

3.1 LE SECTEUR DE LA FORMATION A VISEE D’INSERTION

L‟amplification du nombre de bénéficiaires a nécessité une structuration de plus en plus

organisée des actions de formation. Ce phénomène a provoqué une mutation importante du

secteur où l‟on est passé d‟une « alphabétisation militante et bénévole […] à une organisation

professionnelle ouverte à différents publics » (Etienne, 2008). En effet, dans les années 1960, les

formations étaient portées par des militants essentiellement bénévoles au sein de groupes

syndicaux ou associatifs, qui proposaient « des cours d‟alphabétisation sur la base d‟une position

humaniste » (Etienne, 2008). Il y avait notamment des enseignants engagés contre l‟exclusion

sociale des ouvriers immigrés. Les pratiques pédagogiques reproduisaient surtout des modèles

scolaires, éloignés de la réalité des publics, fondées sur une approche empirique souvent

dépourvue d‟un arrière plan théorique. Ensuite, le regroupement familial a vu se développer des

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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actions de proximité pour les femmes dans les quartiers, portées elles aussi par les associations ;

de son côté, l‟Education nationale développait son système de classes d‟accueil pour les mineurs.

Avec le chômage de masse des années 1980 qui nécessitait la reconversion des travailleurs, puis

les nouvelles vagues d‟immigration des années 1990, l‟augmentation et la diversification des

besoins de plus en plus liés à de réels enjeux socio économiques ont favorisé une prise en charge

de ces questions par des dispositifs de plus en plus spécifiques. Leur degré accru d‟élaboration,

tenant compte d‟un champ problématique bien plus vaste que celui de la langue, exigeai t ainsi des

acteurs une formation adaptée et solide. Devenant un problème politique majeur, la formation

des migrants a connu une institutionnalisation avec la création de marchés publics au début des

années 2000. Le paysage s‟est donc sensiblement restructuré, délimitant ainsi les actions des

organismes intervenants pour une répartition plus claire des actions et des financements1.

Dans la région Ile-de-France, pendant des années, les actions linguistiques fonctionnaient

sur le mode de la subvention grâce au soutien du Fonds d’Aide et de Soutien pour l’Intégration et la

Lutte contre les Discriminations (FASILD), devenu Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Egalité

des chances (ACSE) en 2006. Ces actions étaient portées par les associations, par des centres

sociaux et par des organismes de formation linguistique qui proposaient des offres diversifiées en

fonction des publics ciblés. A partir des années 2000-2001 en Ile-de-France, le FASILD décide de

structurer ces actions en créant des parcours linguistiques calés sur les référentiels du Centre

Université-Economie d’Education Permanente (CUEEP). Le paysage de la formation s‟organise. Les

personnes sont orientées par un organisme évaluateur sur des parcours spécifiques appropriés,

constitués :

- des Ateliers de Formation de Base : 6 à 9 heures de formation par semaine ;

- des Stages de Formation Linguistique : 12, 16 ou 20 heures de formation par semaine ;

- des Dispositifs Permanents de Perfectionnement : 20 à 30 heures de formation par semaine ;

- des Ateliers Permanents de Formation Linguistique : 20 à 30 heures de formation par semaine.

Les Ateliers de Formation de Base se distinguaient du reste des parcours. Ils correspondaient aux

actions de proximité portées par les associations, et aux anciennes actions dites « de quartier » ou

« d‟alphabétisation ». Pour reprendre les mots de Véronique Leclerc « la formation de base

englobe les différentes formations s‟adressant à des publics faiblement scolarisés et visant le

1 Pour ce point, nous nous appuyons notamment sur une synthèse présentée par la conseillère pédagogique aux

formateurs de l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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développement des connaissances de base nécessaires à la vie sociale et professionnelle : lire,

écrire, compter mais aussi raisonner, connaître son environnement » (Leclerc, 1999). Le reste des

parcours était porté par les organismes de formation, proprement dits.

En 2002, la mise en place d‟un marché public pour le domaine de la formation

linguistique a modifié cette organisation, en détachant complètement les Ateliers de Formation de

Base de l‟ensemble des actions de formation linguistique. Le fait que certains organismes

proposent également des formations extensives de quatre à six heures par semaine a remis en

question la pertinence des financements alloués aux Ateliers de Formation de Base. Ceux-ci, pour

bien se démarquer des organismes dits « de formation » et continuer de justifier leurs

financements, sont alors devenus Ateliers de Savoirs de Base en 2003, faisant disparaître les termes

“formation”. Toutefois, la distinction n‟était pas clairement marquée dans les pratiques sur le

terrain. Un processus de formalisation de leur démarche a été entamé, notamment à l‟initiative du

Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP). Les Ateliers de Savoirs de

Base ont été renommés Actions Socialisantes à composante Langagière (ASL) pour éviter les glissements

vers des pratiques pédagogiques qui reproduiraient des modèles scolaires, sous-entendus par la

dénomination « savoirs de base », inadaptées à un public d‟adultes. Cette nouvelle appellation

correspond à la phase de formalisation de la démarche pédagogique qu‟ils mettent en œuvre , qui

s‟opère à l‟initiative du Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en difficulté

d’insertion (CLP). Ce travail a abouti, en 2006, à la reconnaissance institutionnelle par le Comité

Interministériel à l’Intégration (CII) des actions menées dans le cadre de cette démarche, validant en

même temps le dispositif des ASL désormais Ateliers de Savoirs socio Linguistiques, dont nous avons

vu les principes méthodologiques précédemment.

Depuis mars 2007, l‟ACSE distingue nettement les actions de formation linguistiques de

celles menées dans le cadre des ASL, qui bénéficient à ce titre de financements spécifiques.

Toutefois, sa fusion avec l‟ANAEM envisagée courant 2009 pour devenir l’Office Français de

l’Immigration et de l’Intégration (OFII) – sous la tutelle du Ministère de l‟Immigration, de

l‟Intégration, de l‟Identité Nationale et du Développement Solidaire – laisse planer beaucoup

d‟incertitudes quant aux financements des divers dispositifs, et au devenir de l‟offre de formation

pour les adultes migrants.

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3.2 L’ATELIER FORMATION DE BASE D’EMMAÜS

Comme nous venons de le voir, le secteur de la formation à visée d‟insertion s‟est

fortement structuré depuis les premières initiatives en direction des publics concernés.

L‟encadrement administratif et politique des actions constitue une donnée observable majeure et

déterminante pour leur avenir. L‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs mène son action dans

ce paysage. Il est confronté aux mêmes questions que les autres acteurs du milieu associatif du

fait des caractéristiques de son mode d‟organisation sur la base d‟une action militante, de même

que par l‟adoption du dispositif des ASL pour ses bénéficiaires. Il constitue notre terrain

d‟enquête que nous allons à présent décrire, pour pouvoir ensuite analyser l‟appropriation par les

formateurs d‟une démarche pédagogique innovante dans un contexte de professionnalisation

générale des pratiques de formation. Nous en dresserons tout d‟abord un bref historique pour

identifier ses missions. Nous décrirons ensuite son offre, les moyens pour la mettre en œuvre, et

plus spécifiquement le dispositif d‟accompagnement pédagogique des formateurs bénévoles.

33..22..11 SSeess mmiissssiioonnss eett sseess ppuubblliiccss

L‟Atelier Formation de Base (AFB) est un service de l‟Association Emmaüs. Elle a été créée en

1953 pour organiser et développer le mouvement Emmaüs, qui a vu le jour à l‟initiative de l‟Abbé

Pierre en 1949. Elle constitue aujourd‟hui une véritable institution organisée en un vaste réseau de

centres et de services qui œuvrent pour « lutter contre la misère et l‟exclusion ». Elle étend son

action sur la grande couronne parisienne, mais possède également deux points d‟ancrage

respectivement en région Centre et en Normandie.

Fidèle à sa vocation historique, l‟Association Emmaüs s‟efforce donc d‟accompagner les déshérités

« de la rue à l‟insertion ». Elle se situe dans la branche « action sociale et logement » d‟Emmaüs

France, au même titre que les « communautés » et la branche « économie solidaire et insertion ».

Elle s‟attache à faciliter l‟insertion des déshérités, par un accueil inconditionnel, par

l‟hébergement, la domiciliation des allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI)1, par l‟aide à

l‟accès aux soins, ou encore par la formation pour le développement des compétences langagières

1 En mai-juin 2009, les réformes institutionnelles généralisent l‟application du dispositif du Revenu de Solidarité Active

(RSA) ; ses bénéficiaires sont pris en charge par l‟Association Emmaüs au même titre que ceux du RMI qui disparaît.

Dans l‟attente d‟une appropriation des nouvelles dispositions du dispositif par la structure – qui se traduira

notamment par une nouvelle appellation du dit « service RMI » – on continue de parler de « RMIstes ».

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à visée sociale et/ou professionnelle. L‟accès à l‟autonomie dans une perspective d‟insertion est le

principe qui sous-tend toutes les actions et les activités de l‟Association Emmaüs. Son mot d‟ordre,

« Aider sans assister », traduit une philosophie où chacun est perçu comme potentiellement apte à

devenir acteur de son propre devenir, et à se prendre véritablement en charge. De plus, il est

essentiel de rappeler que la laïcité est une des valeurs fortes de l‟association, bien que le nom

d‟Emmaüs ait une référence religieuse, et que le fondateur du mouvement soit un prêtre.

Les actions dites « d‟alphabétisation » et de « lutte contre l‟illettrisme » – termes employés

par l‟Association Emmaüs pour définir les missions de l‟Atelier Formation de Base (AFB) – se joignent

à celles d‟autres organismes du réseau dont le but est de proposer des solutions complémentaires

et innovantes pour les personnes en difficulté. On trouve notamment des Centre d’Hébergement et de

Réinsertion Sociale (CHRS), des Centre d’Hébergement d’Urgence (CHU) et des Espaces Solidaires

d’Insertion (ESI). Depuis 2008, la structure du réseau qui était surtout organisée par type d‟accueil

(activités de jour, de nuit) connaît un réaménagement profond. Les services sont désormais

répartis en cinq territoires géographiques (Nord, Sud, Est, Ouest, Paris Centre) ; certains qui,

comme l‟Atelier Formation de Base (AFB) relevaient du département des activités de jour, passent

au statut d‟action transversale de l‟Association Emmaüs, sous la supervision de la Direction des

Interventions Sociales et Solidaires (DISS). Ces modifications entraînement des bouleversements

considérables qui réinterrogent les champs d‟action et les compétences de tous les services. En

2009, le processus de réorganisation n‟a pas abouti, ce qui n‟est pas sans affecter le

fonctionnement de l‟Atelier Formation de Base (AFB), particulièrement dans un contexte politique

mouvant.

Dans le cadre de la « lutte contre toutes les formes d‟exclusion », l‟Atelier Formation de Base

(AFB) vise, depuis ses débuts en 1985, à restituer à la personne son rôle d‟acteur social, en

l‟aidant à développer les moyens d‟agir sur sa vie et dans la société. Concrètement, ses missions,

telles qu‟explicitement exprimées dans son rapport d‟activité pour l‟année 2007, consistent à :

- Accueillir, dans le respect et la dignité, des publics fragilisés par une insuffisante maîtrise

de la langue française ou des savoirs de base ;

- Répondre aux besoins de chaque personne par une formation adaptée et des méthodes

spécifiques et pertinentes ;

- Promouvoir l‟autonomie individuelle et collective ;

- Permettre l‟épanouissement social et culturel de chacun par l‟écoute partagée, l‟échange et

l‟expression individuelle ;

- Favoriser l‟insertion ou la réinsertion socio-professionnelle ;

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Par ailleurs, conformément à ses nouvelles missions transversales, l‟Atelier Formation de Base (AFB)

accompagne, coordonne et promeut toute action de formation liée à la pratique langagière sur les

différents sites de l‟Association Emmaüs. L‟année 2007/2008 a été celle d‟une transition pour lui,

ainsi que pour tous ses acteurs. Son directeur, gérant l‟axe administratif, financier et pédagogique,

a pris sa retraite. Avec la nouvelle directrice, la mission reste inchangée mais le projet a pris une

nouvelle voie en tentant de concilier les réalités du terrain, de l‟Association Emmaüs et du contexte

politique. La diversification de l‟offre demeure une priorité au regard de l‟évolution des besoins

des accueillis ; mais il faut également conforter les financements devenus précaires. La qualité du

projet, au cœur des préoccupations de l‟Association Emmaüs et de l‟Atelier Formation de Base (AFB),

a entraîné un certain nombre de réajustements au niveau de l‟organisation et du fonctionnement

interne, de l‟accompagnement et de l‟accueil du public. Elle pose en son sein la question de la

professionnalisation des pratiques, induite aussi inévitablement par l‟octroi de plus en plus

fréquent de financements dans le cadre des marchés publics.

A l‟image des publics de la formation à visée d‟insertion, les bénéficiaires de l‟action de

l‟Atelier Formation de Base (AFB) constituent un ensemble bigarré de profils caractérisés par des

problématiques diverses. D‟une manière générale, il s‟agit de personnes en situation précaire , qui

proviennent de Paris et de la Grande Couronne ; « l‟accueil inconditionnel » qui est une des

valeurs de l‟Association Emmaüs explique la présence d‟étrangers non régularisés dans les effectifs.

Pour intégrer une formation, les personnes doivent uniquement être suivies par un référent dont

le statut reste large – travailleurs sociaux, conseillers ANPE ou personnels d‟association qui les

accompagnent dans leurs démarches.

L‟origine des accueillis, qu‟on nomme « stagiaires », est très diversifiée aussi. Le rapport

d‟activité 2007 fait état de soixante-treize nationalités différentes. Il s‟agit de personnes arrivées

récemment ou depuis longtemps en France, mais qui – dans le second cas – fréquentent peu les

milieux francophones. On compte également beaucoup de demandeurs d‟asile. Certains, bien que

régularisés au niveau administratif, sont en situation précaire. D‟autres, n‟ayant pas encore obtenu

le statut de réfugié, ne peuvent accéder à aucune formation linguistique parce qu‟en attente d‟une

régularisation administrative. Ces adultes ont été scolarisés dans leur langue d‟origine, ou non.

Certains ont pu suivre des études secondaires ou supérieures avant d‟arriver en France.

De manière générale, l‟Atelier Formation de base (AFB) distingue les publics qui bénéficient

des formations en journée de ceux qui viennent le soir. Dans ce dernier cas, il s‟agit surtout

d‟hommes qui travaillent. Même si leurs besoins socio-langagiers tendent à se diversifier – il y a

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de plus en plus de personnes scolarisées qui ont besoin de développer leurs compétences à l‟oral

– ces bénéficiaires font preuve d‟une relative autonomie sociale. En journée, où la quantité de

femmes est beaucoup plus importante, on trouve surtout des personnes qui dépendent encore

plus ou moins – complètement parfois – de leurs proches pour toutes les démarches de la vie

quotidienne ou de recherche d‟emploi. Cela dit, il y en a aussi qui travaillent – surtout, comme en

soirée, dans les secteurs dits « en tension » de métiers comme les Bâtiment et Travaux Publics (BTP),

la restauration, l‟aide à la personne, etc. – et dont les horaires leur permettent de venir en journée.

Avec l‟expérimentation en 2008 d‟un module de formation en Français Langue Professionnelle (FLP),

basé sur l‟outil de positionnement transversal du Comité de Liaison pour la Promotion des migrants et des

publics en insertion (CLP), l‟Atelier Formation de Base (AFB) entend développer son offre en direction

des salariés en Insertion par l’Activité Economique (IAE) dans le cadre de la loi du 4 mai 2004 sur la

formation professionnelle tout au long de la vie. Aussi, les besoins identifiés sont très variés, tant

d‟un point de vue socio-professionnel que langagier. Enfin, nous n‟oublions pas que les

personnes scolarisées en France qui – habituellement considérées en situation d‟illettrisme parce

que rencontrant malgré leur instruction des freins dans les activités quotidiennes qui mobilisent

des compétences de lecture et d‟écriture – constituent également un public ciblé par l‟Atelier

Formation de Base (AFB). Toutefois, il reste très difficile de rentrer en contact avec elles, ou de les

attirer. Proposer une offre qui les désigne d‟emblée comme « illettrées » est, en effet, trop

stigmatisant pour réellement les atteindre. L‟Atelier Formation de Base (AFB) a envisagé, il y a

quelques années, la création d‟un groupe de “ remise à niveau ” qui leur serait adressé, mais qui

n‟a pas pu actuellement le mettre en place, faute de candidats. Il n‟empêche que, parmi les

accueillis, certaines personnes relèvent de situations d‟illettrismes. Le projet de l‟offre en Français

Langue Professionnelle (FLP), semble être une piste intéressante à creuser pour elles. Il permet

justement une approche positive orientée sur les besoins identifiés et non plus sur ce qui est

perçu comme un manque – c‟est-à-dire celui d‟une scolarité réussie. Or, si aujourd‟hui aucune

méthodologie n‟est reconnue pour solutionner le phénomène, on sait que les perspectives

concrètes et utiles de ce type de formation ont des effets encourageants pour traiter des questions

qui en relèvent.

Au cours de l‟année 2007-2008, environ sept cents personnes se sont inscrites pour une

formation à l’Atelier Formation de Base (AFB). Le manque de précision quant au nombre suivant

effectivement et avec régularité les formations est dû aux fluctuations des effectifs dans les

groupes pendant l‟année. Après les formalités d‟inscription administratives, les intéressés passent

une évaluation initiale pour être positionnés et affectés à un groupe, en fonction de leurs besoins

et de leurs motivations. Les critères à croiser sont :

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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- le niveau de compétence langagière,

- le degré d‟autonomie dans les espaces sociaux et professionnels,

- la formulation d‟un projet d‟apprentissage.

A partir de là, une première catégorisation des stagiaires permet de cerner trois ensembles définis

sur la base des priorités identifiées du point de vue langagier :

- Celui qui réunit des personnes dont le besoin prioritaire est d‟acquérir une certaine

maîtrise de la compétence de communication orale. Ces groupes rassemblent aussi

bien des profils de stagiaires antérieurement scolarisés que non scolarisés. Dans ce cas

de figure, les besoins à l‟oral étant du même ordre, cela permet de réunir des profils

qu‟on a tendance à séparer. On le fait pour sortir des clivages basés sur les lacunes qui

favorisent à terme les logiques stigmatisantes et les discriminations.

- Celui qui réunit des personnes pour une formation visant prioritairement la

communication écrite. Ce sont des adultes qui ont atteint un certain degré de

compétence à l‟oral. Ils ont déjà appris à lire et écrire dans une langue quelle qu‟elle soit,

mais ils ne maîtrisent pas l‟expression écrite en français pour être suffisamment

autonomes dans les activités du quotidien, qui font justement appel à ces compétences.

Il ne s‟agit pas systématiquement de personnes scolarisées, car sans avoir été à l‟école ,

certains ont suffisamment appris en autodidactes pour pouvoir intégrer un tel groupe.

- Celui qui réunit des adultes d‟origine étrangère qui commencent l’apprentissage de la

lecture et de l’écriture. Ils ne sont pas ou peu familiers avec l‟univers et les principes

de l‟écrit. Pour intégrer ce groupe, il est néanmoins indispensable de posséder déjà un

certain degré de maîtrise de l‟oral afin d‟éviter le double obstacle de l‟apprentissage de la

lecture/écriture dans une langue inconnue. Ces stagiaires se distinguent complètement

de ceux qui n‟ont qu‟à développer la communication écrite. Dans l‟apprentissage de la

lecture/écriture on vise surtout le développement de mécanismes cognitifs, à travers

des activités de repérage, de compréhension globale, de découverte de la structuration

des écrits, de développement de la conscience graphophonologique, et de mémorisation

de l‟écrit. Il est très important de ne pas faire l‟amalgame entre ce type de public, et celui

qui relève des questions de l‟illettrisme. Le fait que des personnes n‟aient pu suivre une

scolarité ordinaire n‟exclut pas pour elles la possibilité de développer les compétences

ordinaires à l‟écrit. Les freins observables au moment de l‟entrée dans l‟écrit ne les

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concernent pas plus que toute autre qui apprend à lire et à écrire dans quelque pays que

ce soit. Ce sont ces problématiques, propres à aucune origine ethnico-culturelle en

particulier, que le concept français d‟illettrisme recouvre.

33..22..22 SSoonn ooffffrree ddee ffoorrmmaattiioonn

L‟Atelier Formation de Base (AFB) met en place un dispositif de formation élaboré. Il

entend répondre au mieux aux besoins des publics accueillis en perspective d‟une autonomie

sociale et/ou professionnelle dans les actions qui mobilisent des compétences de communication.

L‟offre de formation proposée aux stagiaires varie selon qu‟il s‟agisse des formations en journée

ou en soirée. De manière générale, elle se décline en différentes combinaisons d‟ « espaces

pédagogiques », matérialisant des propositions de parcours différents.

En 2007-2008, on a officiellement lancé en journée la mise en œuvre des Ateliers de Savoirs

socio Linguistiques (ASL) (voir 2.2.1.4). A l‟Atelier Formation de Base (AFB), les parcours de formation

ASL ciblent tous les types de publics, quelques soient leurs priorités au niveau langagier.

S‟appuyant sur les principes généraux décrits dans le Guide des Actions Socialisantes à composante

Langagière (CLP, 2004), des groupes ont été créés et dénommés en fonction des besoins sociaux

identifiés lors des évaluations initiales – « ASL vie quotidienne », « ASL emploi », etc. Ici, la

démarche est envisagée dans une logique transversale qui tient compte du fait que les

bénéficiaires ne résident pas tous dans le quartier. Le choix des espaces sociaux et le travail autour

des paramètres sociétaux sont faits de manière générique pour que les acquis puissent être ensuite

transférés par les personnes dans leurs environnements quotidiens.

En outre, depuis le printemps 2008, l‟Atelier Formation de Base (AFB) a lancé, en journée,

un module de Français Langue Professionnelle (FLP). Il est adressé à des salariés en Insertion par

l’Activité Economique (IAE) qui bénéficient d‟une formation dans le cadre du Droit Individuel à la

Formation (DIF). Il repose sur la démarche de positionnement développée par le Comité de Liaison

pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP) dont nous avons également abordé le

fondement théorique plus haut (voir 2.2.2). La mise en place de ce module souligne l‟importance

de l‟Atelier Formation de Base (AFB) dans le champ des missions transversales du réseau de

l‟association. Ce premier module réunit, en effet, des salariés de l‟entreprise d‟Emmaüs Alternatives

spécialisée dans le recyclage et la vente de vêtements de seconde main. Il sera cependant

développé et étendu à d‟autres publics du réseau de l‟Association Emmaüs, mais aussi à l‟extérieur.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Dans le cadre de l‟expérimentation, ce module a été articulé avec des groupes ASL ordinaires

dans lesquels sont répartis par ailleurs les salariés participants. Le module de Français Langue

Professionnelle (FLP) les réunit une fois par semaine autour d‟un même projet d‟insertion, comme

un complément spécifique à leur parcours d‟insertion professionnelle. Ainsi, les besoins

langagiers seront certes traités, mais toujours dans le cadre de leur activité au sein de l‟entreprise

où ils travaillent.

Le soir, l‟offre est différente. On n‟y applique pas les dispositifs ASL, ni Français Langue

Professionnelle (FLP). On vise plus simplement le développement des compétences

communicatives. Néanmoins, la démarche demeure identique sur le fond, s‟appuyant sur une

approche actionnelle, interculturelle, et interactive. La contextualisation des activi tés est un point

majeur qui doit définir les orientations et les choix pédagogiques des formateurs.

Enfin, des ateliers de pratiques artistique, culturelle ou citoyenne sont aussi proposés aux

publics accueillis. Depuis septembre 2007, l‟affectation se fait en fonction de la cohérence avec le

parcours général de formation. Ces ateliers concernent aussi bien les stagiaires du jour que ceux

du soir. Ils ont vocation à compléter la formation, en proposant un autre moyen (moins direct)

d‟aborder la langue. Mais surtout, ils constituent une ouverture sur la société par un angle

différent qui contribue de manière tout aussi importante à l‟insertion. Ces ateliers ne sont pas

fixes d‟une année sur l‟autre, et sont proposés à l‟initiative des formateurs qui le souha itent,

moyennant la présentation d‟un projet clair et pertinent pour être validé par la direction.

33..22..33 SSeess mmooyyeennss

3.2.3.1 Les locaux

L‟Atelier Formation de Base (AFB) loue actuellement à l‟OPAC des locaux d‟une superficie

totale de 460 m2 qui recouvrent deux parties communiquant par un sas situé dans le fond, au

centre. Ils sont agencés de la manière suivante :

- 1 espace d‟accueil ouvert, où on arrive quand on rentre depuis l‟extérieur. De là part un

grand couloir en demi cercle vers la gauche qui traverse tous les locaux en passant par le

sas, au fond. Ce lieu fait office de salle d‟attente avec des sièges autour d‟une table basse.

On y apporte une collation en matinée et en soirée, et un goûter l‟après-midi ;

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- 1 bureau d‟accueil où toutes les personnes extérieures peuvent se renseigner quand elles

arrivent. Il est situé dans l‟entrée. Il communique avec l‟espace d‟accueil, et par une

autre porte il ouvre sur un petit bureau ;

- 5 bureaux : celui du relais pédagogique et de la personne chargée du développement des

ressources est situé entre le bureau d‟accueil et une salle de documentation (ces tro is

espaces longeant le couloir) ; le secrétariat, le bureau de la directrice et celui du

coordinateur des ateliers se trouvent côte à côte dans le fond de la première partie des

locaux. On arrive dessus par le couloir d‟entrée avant qu‟il ne tourne à gauche. Enfin,

un petit bureau se situe après le sas. Il sert pour les permanences ponctuelles de

personnes extérieures (par exemple la permanence juridique) ;

- 6 salles de formation situées dans la deuxième partie des locaux. Elles sont toutes

munies d‟un téléviseur avec un lecteur audiovisuel incorporé . Leur taille varie, et

peuvent accueillir une jauge de douze personne en moyenne ;

- 1 salle polyvalente modulable avec un espace multimédia et un téléviseur connecté au

câble. On peut y accéder d‟une part depuis l‟espace d‟entrée, d‟autre part depuis le fond.

Elle est fréquemment coupée en deux par une paroi amovible pour créer une salle de

formation équipée comme les autres. Dans la partie qui jouxte l‟entrée on apporte tous

les matins un chariot avec de quoi prendre un petit déjeuner. Tout le monde y a droit :

stagiaires, formateurs, salariés. C‟est un moment d‟échange qui permet aussi aux plus

défavorisés de prendre un petit déjeuner sans être affichés ;

- 2 salles multimédia équipées d‟ordinateurs avec un accès Internet, d‟une imprimante, et

d‟un rétroprojecteur. Elles se situent dans la deuxième partie des locaux et sont vouées

à la formation ;

- 1 espace ressources pédagogiques, dans la salle de documentation située dans le

prolongement du bureau du relais pédagogique et de la chargée du développement des

ressources. Il est communément appelé « salle des formateurs », ce qui n‟est pas sans

faire écho à un modèle d‟établissement scolaire ;

- 1 cuisine équipée pour la préparation d‟événements, mais aussi pour les ateliers de

cuisine destinés aux stagiaires. Elle se trouve au fond à droite de la première partie des

locaux, à côté du secrétariat et du fond de la salle polyvalent, avec laquelle elle

communique par une porte ;

- 1 douche située dans la deuxième partie des locaux pour un accueilli qui en aurait

besoin. C‟est aussi là que l‟agent d‟entretien se change et stocke ses produits.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Bien qu‟il manque parfois de la place pour accueillir l‟ensemble des publics, l‟espace de l’Atelier

Formation de Base (AFB) dispose malgré tout de moyens favorables à la mise en œuvre de son

projet, avec notamment un matériel de pointe au niveau technologique. L‟organisation des lieux

est pensée en fonction des stagiaires, pour répondre également à des besoins occasionnels liés à la

précarité que certains connaissent. Toutefois, il convient de souligner que l‟Atelier Formation de

Base (AFB) ne fait pas de travail social car il n‟en a pas les compétences. Son offre repose

uniquement sur une action de formation. C‟est aussi un choix délibéré par lequel on souhaite

donner aux stagiaires la possibilité d‟être accueillis dans des conditions ordinaires comme les

individus qu‟ils sont, au même titre que les formateurs et les salariés, sans les catégoriser par les

difficultés diverses qu‟ils rencontrent. Ainsi, on n‟accueille pas des « SDF », des « sans papiers »,

etc. mais bien des personnes.

3.2.3.2 Les financements

Le plus important financeur de l‟Atelier Formation de Base (AFB) est le Conseil Général,

avec lequel il a signé une convention en juin 1993. Il finance une partie des actions proposées en

fonction d‟un quota de personnes allocataires du RMI, qu‟il s‟agisse de personnes en situation

d‟illettrisme, ou de tout autre public exclu du droit à la formation et aux dispositifs de droit

commun.

En seconde position, parmi les financeurs publics, on compte l‟Agence Nationale pour la Cohésion

Sociale et l’Égalité des chances (ACSE), qui dépend à la fois du Ministère de la ville et du Ministère de

l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale. Il finance depuis 2004 des organismes ayant opté

pour les marchés publics, et dédiés au Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI). Concernant l‟Atelier

Formation de Base (AFB), et au même titre que d‟autres associations qui relèvent des actions de

proximité, il octroie un autre financement sous forme de subventions pour les ASL comme nous

l‟avons expliqué plus haut (voir 2.3.1). Outre la pertinence reconnue des ASL dans le cadre du

projet, l‟Atelier Formation de Base (AFB) généralise la mise en œuvre expresse de son dispositif à

son offre pour continuer de prétendre à ce financement en 2007 qui s‟est tout de même vu réduit

d‟un tiers. C‟est dire la pression administrative – publique – qui s‟exerce sur ce type d‟organismes

et qui met d‟une année sur l‟autre, au fil des reconductions budgétaires, leur action en péril. Ainsi,

ces réalités sont à prendre en compte tant dans les orientations choisies que dans la viabilité des

structures.

Enfin, fondations et entreprises de type capitalistique (Caisse d’Epargne Ile de France, Fondation

Orange, Japan Tobacco Inc.) contribuent également à mener à bien les nombreux projets de l‟Atelier

Formation de Base (AFB) et à garantir leur qualité. En tant que mécènes, ils financent

essentiellement l‟équipement, le matériel pédagogique et celui de la formation. Ces financements

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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ont, du reste, permis d‟équiper les locaux avec du matériel de pointe. C‟est grâce à eux que

l‟Atelier Formation de Base (AFB) a pu se munir d‟un parc multimédia moderne et conséquent, pour

soutenir la dynamique innovante qui sous-tend sa démarche.

3.2.3.3 Les moyens humains

Au sein de l‟Atelier Formation de Base (AFB), l‟action est portée par une équipe constituée

de personnels rémunérés (internes ou externes) ou bénévoles.

Le fonctionnement administratif et local est assuré par cinq salariés de l‟Association Emmaüs

équivalents temps plein :

- la Directrice qui supervise l‟ensemble de l‟action, du point de vue financier,

organisationnel et pédagogique ;

- la secrétaire chargée du suivi de l‟organisation interne, de la constitution des plannings,

de la répartition des salles ;

- le préposé à l’accueil qui répertorie les présences en formation, et qui a par ailleurs à

charge une partie de la maintenance ;

- le relais social qui oriente les stagiaires, sur leur demande, vers les professionnels

adéquats en cas de problème. Il assure par ailleurs des fonctions de secrétariat ;

- une femme de ménage qui aide le préposé à l‟accueil dans le service des petits-

déjeuners et des collations.

La coordination pédagogique est assurée par une équipe de personnes qui interviennent sur

des volumes horaires et des fréquences divers, toutes supervisées par la Directrice :

- la conseillère pédagogique, dont les modalités d‟intervention ont évolué depuis son

arrivée en 2002. Ces deux dernière années, elle intervient comme consultante sur un

volume horaire régulier équivalant à une vingtaine d‟heures par mois ;

- le relais pédagogique, arrivé en février 2008. Il est salarié à temps plein de l‟Association

Emmaüs ;

- la personne chargée du développement des ressources employée à temps plein

dans le cadre d‟un contrat d‟apprenti du supérieur ;

- le coordinateur des ateliers de pratiques citoyenne, artistique et culturelle, qui est

salarié à temps plein de l’Association Emmaüs ;

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- des formateurs de formateurs extérieurs, appelés ponctuellement pour des

formations thématiques d‟une ou deux journées ;

- des stagiaires universitaires rémunérés dans ce cadre et qui contribuent

occasionnellement au projet, sur des périodes de quelques mois.

En somme, sur ces effectifs, huit personnes employées à temps plein assurent une présence

quotidienne au sein de l‟Atelier Formation de Base (AFB). De plus, la conseillère pédagogique et les

stagiaires, bien qu‟intervenant sur des temps partiels, sont également régulièrement présents.

Nous laissons pour l‟instant de côté la description des fonctions propres aux membres de l‟équipe

pédagogique, sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans le point suivant. Nous allons nous

attarder sur le profil des formateurs de l‟Atelier Formation de Base (AFB), qui sont en première ligne

de l‟action envers les stagiaires.

Conformément aux valeurs défendues par le mouvement Emmaüs, l‟Atelier Formation de Base

(AFB) fonctionne essentiellement sur la base du bénévolat. Ainsi, tous les formateurs sont

actuellement des bénévoles, issus de milieux divers et aux parcours variés, qui contribuent à la

mise en œuvre du projet pédagogique, dans le cadre de l‟Association Emmaüs. C‟est une

caractéristique importante du secteur associatif en général, mais particulièrement de cette

association dont l‟action est mue en grande partie par un élan caritatif et militant, imprégné de

surcroît de l‟aura de l‟Abbé Pierre. Cette contribution est, en conséquence, d‟autant plus mise en

valeur par la Direction Générale de l‟association, qu‟elle lui est nécessaire pour continuer de

mener certaines actions. L‟importance des bénévoles au sein de l‟Association Emmaüs – bien que

l‟Atelier Formation de Base (AFB) réunisse à lui seul quatre-vingt dix pour cent de tous ceux

intervenant dans le réseau – est telle qu‟ils occupent la plupart des sièges du Conseil

d‟Administration, et qu‟ils président des commissions thématiques où se jouent les grandes

orientations des actions de l‟association. C‟est donc une responsabilité non négligeable, qui

entoure la fonction des intervenants bénévoles d‟un pouvoir certain, qu‟il soit réel pour ceux du

Siège, ou symbolique pour les autres. Cela influence de manière significative la marge de

manœuvre décisionnelle laissée aux responsables des divers services de l‟association, dont l‟Atelier

Formation de Base (AFB). Cette situation conduit à des paradoxes lorsque les chefs de services

engagés pour leurs compétences professionnelles se trouvent entravés par des décisions

influencées par ceux qui n‟ont souvent pas l‟expertise. A l’Association Emmaüs, le mode

d‟engagement des bénévoles distingue deux niveaux d‟action. D‟un côté, la participation au

mouvement et la contribution à l‟évolution globale du projet d‟Emmaüs se fait par l‟adhésion

annuelle à l‟association, mais les bénévoles n‟y sont pas tenus. En tant qu‟adhérents, ils assistent

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aux assemblées et peuvent postuler pour un siège au Conseil d‟Administration. Au niveau local

des services, la contribution au mouvement se traduit uniquement par la mise en œuvre du projet

selon le cadre et les modalités définis par les responsables sur place. Les deux modes

d‟engagement ne peuvent pas se cumuler ; par exemple, quelqu‟un qui siège au Conseil

d‟Administration ne peut faire du bénévolat dans un des services du réseau en même temps.

Pour l‟année 2007-2008, on comptait au total cent quinze formateurs bénévoles engagés à

l‟Atelier Formation de Base (AFB), dont l‟essentiel avait effectivement à charge un groupe, auprès

duquel ils intervenaient en binômes ou trinômes. Chaque année, les effectifs sont renouvelés. On

demande aux formateurs s‟ils veulent réitérer leur engagement, et on intègre de nouveaux

volontaires. On distingue d‟emblée deux profils de bénévole :

- ceux qui interviennent en formation le jour : pour la plupart des retraités (entre 60 et 75

ans) issus de classes moyennes et supérieures fréquemment de gauche, qui ont occupés

des postes à (parfois haute) responsabilité dans leur carrière professionnelle. Toutefois,

il y a également parmi eux des personnes plus jeunes (d‟une moyenne d‟âge de 45 ans)

qui sont actifs, ou qui sont en transition professionnelle.

- ceux qui interviennent en formation le soir : tous actifs (voire étudiants), d‟une

moyenne d‟âge de 30-35 ans. Ils appartiennent en général à une classe sociale moyenne

plutôt à gauche également, et ils exercent des activités dans des domaines très variés

(employé dans une société de télécommunication, finance, éducation nationale,

secrétariat, culture etc.).

Sur l‟ensemble, seule une petite minorité provient ou exerce dans le domaine linguistique, ou des

langues au sens large.

L‟implication demandée est forte. En journée, chaque formateur est amené à intervenir

deux fois deux heures. En l‟occurrence, deux séances qui demandent un certain temps de

préparation, d‟autant plus important qu‟on débute. Certains peuvent encore intervenir davantage

s‟ils le souhaitent. En soirée, les formateurs interviennent au moins une fois une heure et demie

par semaine. L‟évolution du secteur de la formation des adultes migrants en insertion qui a vu se

mettre en place une organisation de plus en plus professionnelle des actions explique le degré

d‟exigence attendu dans la mise en œuvre du projet à l‟Atelier Formation de Base (AFB). Pour

pouvoir s‟y conformer, la structure déploie un dispositif de formation et d‟accompagnement

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pédagogique des bénévoles. Que ce soit en soirée ou en journée, tous sont tenus d‟assister

régulièrement aux différentes instances organisées régulièrement – à raison en moyenne d‟une

fois par mois – dans le cadre de leur formation continue.

33..22..44 LLaa ffoorrmmaattiioonn àà llaa ddéémmaarrcchhee eett ll’’aaccccoommppaaggnneemmeenntt ddeess

ffoorrmmaatteeuurrss bbéénnéévvoolleess

La formation et l‟accompagnement des formateurs dans leurs pratiques nécessitent un

dispositif qui mobilise à la fois une équipe pédagogique, et des ressources pour favoriser la mise

en œuvre du projet de l‟Atelier Formation de Base (AFB).

3.2.4.1 L’équipe pédagogique

Comme nous avons commencé à le voir au point 3.2.3.3, le dispositif de formation et

d‟accompagnement mobilise une équipe pédagogique constituée de personnes rémunérées dans

ce but selon des modalités diverses. Depuis une vingtaine d‟années que l‟Atelier Formation de Base

(AFB) a vu le jour, le projet a connu de sérieuses remises en question, et des remaniements qui

continuent de s‟opérer à cette heure. L‟arrivée de la conseillère pédagogique en 2002, a

considérablement contribué à engager l‟Atelier Formation de Base (AFB) dans un virage

pédagogique décisif. En six ans, elle a œuvré pour le mettre en phase avec la réflexion en cours

autour des problématiques de l‟insertion. Cela a nécessité une profonde restructuration pour en

arriver à l‟offre de formation que nous venons de présenter. Seule à intervenir au départ, elle a

aussi fait en sorte de créer une équipe pédagogique qui compte maintenant un certain nombre de

personnes. Ainsi, au moment de notre enquête collaborent :

- la conseillère pédagogique : son rôle est de participer à la définition des grandes

lignes du projet pédagogique et de coordonner la globalité de l‟offre de formation. Elle

est chargée d‟animer les formations initiales de bénévoles, et les coordinations

pédagogiques ;

- le relais pédagogique : il n‟intervient que sur les aspects du projet liés à la formation

socio-langagière. Il est chargé de la coordination des pratiques pédagogiques par un

accompagnement quotidien des formateurs. Il les aide à mettre en application concrète

les principes théoriques et méthodologiques de la démarche. Il s‟appuie pour cela de la

personne chargée du développement des ressources, ainsi que des outils à disposition

qu‟il contribue à développer. Il articule son action avec celle de la conseillère

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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pédagogique, qu‟il répercute par un suivi quotidien et rapproché. Par ail leurs, il

intervient également dans l‟ingénierie de nouvelles offres de formation qu‟il anime dans

le cadre de leur expérimentation. C‟est le cas pour le module de Français Langue

Professionnel (FLP) ;

- l’animatrice en charge du lieu ressource : elle a à charge la création d‟un lieu

ressource, son développement et son animation en collaboration avec le coordinateur

pédagogique ;

- le coordinateur des ateliers de pratiques citoyennes, artistiques et culturelles : il a

à charge la répartition des ateliers selon les groupes, leur suivi et leur coordination, ainsi

que la préparation des événements de l‟Atelier Formation de Base (AFB) tels que les portes

ouvertes, ou la fête de fin d‟année en décembre ;

- des formateurs de formateurs intervenants extérieurs qui animent, dans le cadre de la

formation continue des formateurs bénévoles, des formations ponctuelles sur

commande de l‟Atelier Formation de Base (AFB), en complément de l‟accompagnement

pédagogique ;

- des stagiaires qui interviennent occasionnellement sur des périodes de durée relative.

Actuellement, une personne est chargée de mettre en place un projet d‟accueil des

familles au sein de l‟Atelier Formation de Base ; une autre contribue au développement des

outils et anime des espaces pédagogiques ;

A l‟automne 2008, les départs de la conseillère pédagogique, de l‟animatrice en charge du lieu

ressource et du stagiaire qui participait au développement des outils se sont répercutés sur

l‟organisation de toute la coordination pédagogique. Ils ont fait émerger la nécessité d‟envisager

de nouveaux recrutements indispensables pour pouvoir continuer d‟assurer l‟accompagnement

pédagogique. Toutefois, notre observation ayant pris fin quelques mois plus tôt, nous présentons

ici cette équipe qui était celle en place pendant le temps de l‟enquête.

3.2.4.2 Le dispositif d’accompagnement des bénévoles

La mise en œuvre de la démarche ASL, autour de laquelle porte notre recherche, mobilise

avant tout la conseillère pédagogique, le relais pédagogique, l‟animatrice en charge du lieu

ressources ainsi que certains formateurs de formateurs. Les modes d‟intervention de chacun

diffèrent selon la spécificité de leurs fonctions, et l‟accompagnement pédagogique en général se

concrétise à travers diverses instances :

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- la formation initiale à laquelle chaque bénévole assiste obligatoirement pour intégrer

l‟Atelier Formation de Base (AFB). Elle se déroule sur trois journées complétées par des

observations de séances par les futurs bénévoles. C‟est un temps fort où doivent être

impulsés les questionnements et la réflexion autour du projet et de la démarche, et où

les futurs formateurs reçoivent les premières clefs pour l‟élaboration et l‟animation des

séances. Le premier jour, la responsable de l‟Atelier Formation de Base (AFB), ainsi que

des personnes du siège de l‟Association Emmaüs interviennent pour présenter le projet

global d‟Emmaüs et la philosophie de la démarche pédagogique. C‟est également

l‟occasion d‟interroger des notions telles que l‟illettrisme et l‟analphabétisme, et de

toucher les représentations générales sur le type d‟action dans laquelle les bénévoles

s‟apprêtent à s‟engager. Le deuxième jour est consacré aux bases théoriques de la

pédagogie de l‟oral. Le troisième jour, à celles de la pédagogie de l‟écrit. Ces deux

dernières journées sont le moment où l‟on donne des premiers éléments de

méthodologie, et où l‟on interroge de nouveau les représentations, celles sur

l‟enseignement/apprentissage des langues, en soulignant les spécificités du public

accueilli et en traversant les différents champs du Français Langue Etrangère/Seconde

(FLE/S), de la pédagogie des adultes et de l‟apprentissage de l‟écrit ;

- les coordinations pédagogiques sont des moments d‟échange autour des

problématiques de formation, qui réunissent tous les formateurs à raison d‟une fois

toutes les six semaines pendant une demi-journée. Elles sont l‟occasion d‟aborder les

grandes questions qu‟ils se posent dans le cadre de leurs pratiques et de favoriser le

partage des expériences. Elles préparent également aux échéances du calendrier telles

que les évaluations intermédiaires en décembre, et finales en mai.

- l’accompagnement au quotidien est assuré par le relais pédagogique en collaboration

étroite avec l‟animatrice chargée du lieu ressources. Il peut prendre différentes formes

et évolue en fonction des besoins des bénévoles. Il peut se traduire par des entretiens

individuels ou avec les binômes de formateurs sur des questions spécifiques ; il est

également assuré par une présence quotidienne pour répondre à toutes les sollicitations

sur le moment si les formateurs le demandent ; il est aussi proposé à travers des

animations pour présenter des outils sur la demande des formateurs (par exemple la

présentation d‟un modèle de progression méthodologique pour une séquence

pédagogique, la démonstration de l‟utilisation des appareils de lecture audiovisuelle,

etc.). Enfin, cet accompagnement s‟effectue par des observations des formateurs dans

leur pratique ;

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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- la formation continue est échelonnée en formations ponctuelles, d‟une journée ou

deux, qui ont lieu à plusieurs moments de l‟année, sur des thématiques diverses. Elles

sont animées par des intervenants extérieurs. Elles portent sur des questions de

pédagogie mais peuvent également recouvrir des champs plus larges en rapport avec

l‟interculturel, la sociologie, etc. Par ailleurs, les formateurs ont également la possibilité

d‟assister à des formations en dehors des murs de l‟Atelier Formation de Base (AFB).

Ainsi, l‟Atelier Formation de Base met en place un dispositif de formation et d‟accompagnement

élaboré et structuré pour favoriser l‟appropriation de sa démarche par les formateurs, et par là

l‟évolution de leurs pratiques. En outre, il met à disposition un ensemble de ressources variées

ainsi que des outils élaborés dans l‟esprit de la démarche privilégiée.

3.2.4.3 Les ressources et les outils à disposition

L‟implication de la conseillère pédagogique s‟est également traduite par une sélection de

manuels de référence à l‟usage conseillé des formateurs. Puis, à son arrivée, la Directrice a

impulsé un projet de constitution de lieu ressources pour enrichir le matériel à disposition des

formateurs bénévoles. A moyen terme, dans le cadre de la mission transversale de l‟Atelier

Formation de Base (AFB), ce projet visait également à faire partager son expertise à tous les autres

services du réseau Emmaüs qui souhaiteraient mener des actions de formation. Dès lors, une

réflexion a été menée autour de la mise en place de ce lieu pour en définir le contenu. La

Directrice a validé une sélection d‟ouvrages de réflexion théorique autour des problématiques qui

concernent directement l‟Atelier Formation de Base (AFB), et de manuels choisis en fonction de leur

pertinence au regard des publics accueillis.

En septembre 2007, dans le but de favoriser la mise en œuvre de la démarche ASL, la structure

s‟est munie de plusieurs exemplaires du guide des Actions à composantes Socio Langagières (CLP, 2004),

et a répertorié toutes les fiches de séquences pédagogiques d‟ASL déjà animées par d‟autres

structures associatives, disponibles sur le site du Comté de Liaison pour la Promotion des migrants et des

publics en insertion (CLP). En outre, le lieu ressources prévoit de constituer un fonds de fiches

pédagogiques produites et expérimentées par les formateurs bénévoles de l‟Atelier Formation de

Base (AFB), dans le cadre d‟une formalisation générale de leurs pratiques. Ce fonds fournirait à

tous ceux qui le souhaitent des séquences concrètes réutilisables pour leurs séances.

Outre les ressources, il existe un certains nombres d‟outils spécifiques élaborés à

l‟initiative de la conseillère pédagogique pour favoriser la cohérence de ces pratiques, ainsi que

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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leur suivi dans le cadre de l‟accompagnement quotidien. On a mis en place pour chaque groupe

constitué un système de classeurs où sont rangés tous les documents utilisés dans le cadre de la

formation, et toutes les informations sur les stagiaires utiles pour l‟action pédagogique. Ce

classeur un outil de communication indispensable entre les formateurs qui se partagent les

groupes. On y trouve :

- des feuilles de présences ;

- un dossier individuel sur chacun stagiaire. Ce dossier contient une grille de

positionnement, et divers documents qui rendent compte des performances du

stagiaire lors des évaluations initiales. Il faut savoir que les évaluations des stagiaires ont

été instaurées par la conseillère pédagogique dans le souci d‟améliorer la pertinence et la

qualité de l‟offre de formation. Ses outils ont été créés pour l‟occasion par des groupes

de travail de formateurs qu‟elle a coordonné dans ce but. Au fil des années, ces

documents ont été améliorés en même temps que les modalités d‟évaluations étaient

revisitées. Cette feuille suit le stagiaire pendant toute une année et permet de voir la sa

progression entre le début, le milieu et la fin de sa formation ;

- une feuille dédiée à la définition, à court terme, des objectifs de séance et à la

sélection des supports adéquats. Il est utilisé par les binômes de formateurs qui doivent

le remplir dès la rentrée après une première estimation du groupe ;

- une fiche de suivi pédagogique remplie pour chaque séance de formation. Ce

document est un outil intéressant à plusieurs niveaux. Elle permet tout d‟abord de

favoriser la collaboration entre binômes pour assurer une certaine cohérence des

propositions faites au groupe. Elle est également un moyen pour les formateurs de

prendre un peu de distance vis-à-vis de leurs propres pratiques pour faire le point à

chaque séance. Elle est enfin un second outil de base sur lequel le coordinateur

pédagogique peut prendre appui dans le cadre de l‟accompagnement des formateurs.

L‟ensemble du dispositif d‟accompagnement de l‟Atelier Formation de Base (AFB) témoigne

d‟un souci particulier porté sur le suivi des bénévoles, qui soit à la hauteur du degré d‟exigence

attendu en contre partie au niveau des pratiques pédagogiques. Toutefois, la bonne mise en

œuvre du projet ne va pas de soi ; même si d‟elle dépendent la qualité de l‟offre et la pérennité de

l‟action. Dans notre enquête, nous avons voulu comprendre comment les formateurs bénévoles

parviennent à s‟approprier le dispositif, et comment ils peuvent, dans leurs pratiques

pédagogiques, suivre la réflexion en cours pour l‟amélioration de l‟offre. Nous avons, pour cela,

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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choisi de centrer notre observation sur eux – et non sur l‟équipe pédagogique – et de sélectionner

un corpus qui nous permettrait d‟identifier les leviers et les freins à l‟application d‟une démarche

innovante, comme celle des ASL, à leur niveau.

3.3 LE RECUEIL DES DONNEES D’ANALYSE POUR L’ENQUETE DE TERRAIN : LE

CORPUS

En présentant l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs, nous avons vu d‟une part que

son projet visait un degré d‟exigence élevé marqué par une élaboration et des moyens importants

et qu‟il s‟appuyait, d‟autre part, dans une grande mesure sur le bénévolat. C‟est dire à quel point la

question des pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles est importante pour sa mise en

œuvre effective. Ainsi, pour mener l‟enquête, nous avons tenté de nous doter des meilleurs

moyens pour analyser ce qui se faisait sur le terrain et pour constituer un corpus pertinent qui

cerne notre objet recherche et ses implication. Après avoir présenté notre méthode et nos outils

d‟enquête, et après avoir décrit notre corpus, nous accorderons une troisième partie aux

difficultés que nous avons pu rencontrer au cours de notre observation.

33..33..11 LLaa mméétthhooddee eett lleess oouuttiillss ddee ll’’eennqquuêêttee :: ll’’oobbsseerrvvaattiioonn

ppaarrttiicciippaannttee

Notre relation au terrain de l‟enquête se caractérise par deux présences successives entre

lesquelles notre statut et notre rôle sur place ont évolué.

Je suis arrivé à l‟Atelier Formation de Base (AFB) pour la première fois en avril 2007 à l‟occasion

d‟un stage pédagogique de trois mois effectué dans le cadre de la première année du master de

didactique dans une perspective plurilingue et pluriculturelle. Je faisais alors surtout des observations de

séances de formation, puis on m‟a demandé de rédiger un court rapport sur la cohérence entre les

pratiques pédagogiques en œuvre et la démarche promue. Cette question semblait se poser depuis

quelques années déjà, et elle ressurgissait à ce moment-là, alors que la structure amorçait une

phase de réorganisation avec l‟arrivée d‟une nouvelle personne à la direction. Le changement allait

ensuite se prolonger avec la mise en place du dispositif des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques

(ASL) à la rentrée de septembre 2007. A la fin de ce stage s‟est envisagée pour moi la possibilité

d‟une embauche qui ne s‟est toutefois précisée qu‟en janvier 2008. J‟ai donc réintégré l‟Atelier

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Formation de Base (AFB) le 4 février 2008 avec, cette fois, un nouveau rôle et une nouvelle place :

en tant que relais pédagogique, j‟étais principalement chargé de l‟accompagnement au quotidien

des formateurs pour les aider à mettre en œuvre la démarche pédagogique et pour assurer le bon

fonctionnement du dispositif en coordination avec l‟action de la conseillère pédagogique . Cette

mission s‟inscrivait dans le prolongement de celle qui m‟avait été confiée plus tôt lors de mon

stage. Ainsi, l‟objet de ma recherche aura pris forme depuis le terrain ; il s‟est esquissé par le biais

des questions liées notamment à la mise en œuvre du dispositif de formation ASL.

Depuis le 4 février 2008, ma présence à l‟Atelier Formation de Base (AFB) s‟inscrit dans une

durée contractuellement indéterminée. Il m‟a donc semblé indispensable de délimiter une période

pour l‟enquête. Cette nécessité s‟est également imposée du fait des changements survenus dans

l‟organisation interne et dans l‟offre qui, du reste, continuent de s‟opérer sur l‟année 2008-2009.

Tout ce que j‟ai pu observer depuis mon stage en avril 2007 est certes intéressant à considérer

dans le cadre de cette recherche autour des pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles.

Néanmoins, j‟ai choisi le premier jour de mon embauche comme point de départ parce qu‟elle

arrive après que la mise en œuvre du dispositif ASL fut officiellement lancée en septembre 2007 ,

et dont il m‟importe d‟observer l‟appropriation par les intéressés. C‟est courant juin 2008 que j‟ai

choisi d‟arrêter mon observation, car les formations se terminent pour l‟été à cette période.

Toutefois, malgré cette délimitation temporelle je me suis aperçu qu‟il était difficile de mettre un

terme net à l‟observation, parce que ma présence continue sur le terrain ne cesse de m‟exposer à

des éléments pertinents qui nourrissent mon analyse. Finalement, du moins dans mon cas,

l‟enquête recouvre plusieurs niveaux temporels. La période clairement définie est centrale, car

c‟est là où s‟effectue la constitution du corpus ; mais elle ne peut être coupée de l‟amont et

surtout de l‟aval.

Rendre compte des pratiques pédagogiques pose ensuite la question de leur observation

pour la constitution du corpus à analyser. Ne s‟observent-elles qu‟au moment et à travers leur

mise en œuvre concrète ? A bien « regarder », pas uniquement. On s‟aperçoit, en effet, qu‟elles se

manifestent selon plusieurs modalités : certes, à travers leur exercice même, mais aussi à travers le

discours que les formateurs portent dessus (par exemple lors des courts entretiens de débriefing

après les observations), à travers ce qu‟ils en laissent paraître dans chaque compte-rendu écrit

après chaque séance, et à travers l‟utilisation des outils qu‟ils ont à disposition. Par ailleurs, pour

comprendre les pratiques pédagogiques, il faut aussi pouvoir saisir ce qui les motive, les

intentions de départ qui ont poussé les formateurs à s‟engager dans l‟action pédagogique de

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l‟Atelier Formation de Base (AFB). Le recueil de ces données, que nous allons présenter ensuite, a

induit pour nous l‟adoption d‟une approche ethnologique du terrain afin d‟y accéder.

Même en arrivant sur place avec un rôle précis, il nous fallait trouver la posture par

laquelle les formateurs nous « ouvriraient leur porte ». Le 4 février 2008, malgré l‟expérience de

stage qui avait précédé, s‟est immédiatement ensuivie une phase d‟installation inévitable, ne fût-ce

que pour occuper ma nouvelle fonction. Certes, cette phase est plutôt celle des premiers

repérages que celle d‟une observation « active ». Elle constitue néanmoins la première étape de

l‟observation participante, comme l‟identifie Jean Copans (Copans, 1999). Ce n‟est qu‟une fois

rentré dans une certaine routine, que j‟ai été en mesure de prendre davantage de recul pour

envisager l‟observation proprement dite.

L‟installation s‟est donc effectuée à plusieurs niveaux. Tout d‟abord, il a fallu délimiter mon

espace matériel de travail. Bien que pouvant intervenir dans les salles de formation, j‟avais un

bureau que je partageais avec la personne chargée du développement des ressources. Sa

localisation, entre le bureau d‟accueil et la salle de documentation accessibles de part et d‟autre

par des portes en vis-à-vis, en faisait une sorte de couloir de passage où les personnes circulaient

librement. Ma première réaction a donc été de condamner la porte du bureau d‟accueil pour

arrêter ce flux et disposer vraiment d‟une pièce. Elle était un lieu stratégique car elle

communiquait directement avec la salle de documentation où se réunissent les formateurs avant

et après leur séance.

L‟aspect relationnel a constitué un autre niveau important de l‟installation. Il a littéralement fallu

trouver un terrain de communication avec mes différents interlocuteurs pour, d‟une part, asseoir

mon rôle et, d‟autre part, créer un climat de confiance qui me permettrait aussi bien de travailler

que d‟enquêter. Cela a pris un certain temps. Au départ, je restais beaucoup dans mon bureau

pour prendre mes marques et me mettre au clair avec une méthode de travail, mais très vite cela a

été perçu par les formateurs comme un isolement et un mur placé volontairement entre eux et

moi. En outre, ce sentiment était renforcé par une impression de mépris à leur égard, suite à une

présentation où ma responsable avait insisté pour que je souligne mon parcours personnel et

universitaire qui justifiait mon embauche à ce poste. Dès lors, une stratégie de communication

s‟est imposée. Je veillais à prendre parfois un temps pour des petits échanges et j‟ai commencé à

laisser ma porte ouverte à certains moments pour inviter à entrer. Puis, au fil de mes diverses

interventions et des échanges informels le contact a pris, des inquiétudes se sont dissipées et une

confiance s‟est installée. Si cela a pris un certain temps, c‟est qu‟il n‟y avait pas vraiment de cadre

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opératoire auquel je pouvais me référer car ma fonction n‟existait pas avant que j‟arrive. Il me

fallait l‟organiser, et c‟est sur ce troisième aspect que s‟effectuait également l‟installation.

Comme je ne remplaçais vraiment personne, il a fallu trouver un mode de travail. Certes, la

conseillère pédagogique avait, à un moment, pris en charge une partie de l‟accompagnement

quotidien des formateurs, mais il n‟y avait aucune sorte de « protocole d‟accompagnement

quotidien » véritablement défini, du moins auquel on m‟aurait familiarisé . Il fallait donc trouver

des modalités de travail au jour le jour pour tenter de structurer une pratique. Finalement, même

pour les autres acteurs de la structure, salariés et bénévoles, la plupart avait son idée de ce que je

venais faire sans pour autant savoir que faire de moi. L‟organisation du travail n‟était cependant

pas celle de l‟enquête, mais mon premier statut – et évidemment le seul aux yeux des acteurs de la

structure – était celui du salarié missionné. Ce fut là, une des difficultés à laquelle je faisais face

pour pouvoir prendre le recul nécessaire à l‟enquêteur. Car les dispositions liées à chaque position

– celle du professionnel et celle de l‟enquêteur – appellent un regard différent ; Jean Copans

l‟exprime en remarquant que « la durée de l‟enquête n‟est pas la temporalité de la vie culturelle et

sociale locale. Elle possède a priori des contraintes matérielles, humaines, financières ou

administratives qui n‟ont rien à voir avec les rythmes et les obligations de la communauté

d‟accueil » (Copans, 1999). J‟étais ainsi tenu par les obligations liées à mon rôle de relais

pédagogique qui m‟occupaient sur toute la durée de mon temps de travail – autrement dit de ma

présence sur place. Ces obligations étaient bien réelles, au sens où elles ne relevaient d‟aucune

stratégie d‟adaptation au terrain pour les besoins de l‟enquête, mais bien du niveau professionnel.

Aussi, la mémoire aura pu constituer une ressource de données pour l‟analyse qui a suivi. Jean

Copans soulève cette problématique qu‟il reconnaît propre à l‟enquête ethnologique de terrain.

« L‟observation, affirme-t-il, est à la fois comportement social et mémorisation technique ou

analytique. Si le comportement est indissociable de la phase proprement dite de l‟observation, le

recours à la mémorisation devient lui une observation décalée, a posteriori. La fiabilité du résultat

dépend autant de ce qui est vu que de ce qui est retenu » (Copans, 1999). Si « ce qui est retenu »

renvoie ici à ce qui est mémorisé, nous pouvons le comprendre aussi comme ce qui constitue

l‟ensemble des données à analyser. Le corpus est sélectionné par l‟enquêteur qui doit se demander

ce qu‟il garde du terrain car c‟est à partir de là qu‟il en reconstruit une représentation de la réalité.

33..33..22 LLaa ccoonnssttiittuuttiioonn eett llee ttrraaiitteemmeenntt dduu ccoorrppuuss :: lleess ttrrooiiss

ccoorrppoorraa

La question de l‟évolution des pratiques pédagogiques à l‟Atelier Formation de Base (AFB)

porte essentiellement, dans l‟enquête, sur la mise en œuvre du dispositif des Atelier de Savoirs socio

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Linguistiques (ASL). Nous l‟avons vu, ce dispositif repose sur une démarche innovante dans sa

manière de décloisonner l‟espace des apprentissages – limité d‟ordinaire aux quatre murs de la

salle de classe – en ouvrant sur l‟extérieur ; elle l‟est également par son approche systémique de la

société où convergent les problématiques socio langagières et interculturelles. S‟inscrivant dans

une perspective résolument actionnelle telle que la privilégie le Cadre Européen Commun de Référence

pour les Langues (CECRL), la question de l‟appropriation du dispositif ASL par les formateurs

bénévoles induit inévitablement celle de l‟évolution des pratiques pédagogiques. Ne concernant

exclusivement que lesdits « cours du jour », nous n‟avons en conséquence pas tenu compte dans

notre observation des pratiques en « cours du soir », et nous n‟avons pas recueilli de données

auprès des bénévoles qui interviennent sur ces derniers créneaux. Le choix des données pour

notre corpus répondait au souci de « saisir » les pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles

sous des angles variés – par leur observation empirique et à travers le discours porté sur elles, tout

en les ancrant dans leur contexte personnel d‟exercice – c‟est-à-dire les motivations individuelles

et le regard sur la démarche des ASL. Ainsi, notre corpus se divise en trois corpora :

- Des outils de suivi (grilles de positionnement et fiches de suivi pédagogique) ;

- Les réponses à un questionnaire sur la démarche ASL ;

- Des entretiens enregistrés avec des formateurs bénévoles ;

3.3.2.1 Premier corpus : des outils de suivi pédagogique

En fait, nous réunissons dans ce corpus l‟ensemble des outils de suivi que nous avons

présentés plus haut. Cependant, l‟essentiel de notre analyse – pour ce sous ensemble du corpus –

porte sur les fiches de suivi parce que les feuilles dédiées à la définition des objectifs n‟ont pas du

tout été utilisées, et que nous nous servons des grilles de positionnement – qui ne révèlent rien

sur les pratiques pédagogiques de formation en tant que telle – uniquement pour donner quelques

indications sur la compréhension globale du projet.

Les grilles de positionnement se présentent sous la forme de des grilles de compétences1,

contenues dans un format A3 plié en deux, pour évaluer la communication à l‟oral et à l‟écrit.

1 Ces grilles ont été élaborées à l‟appui des grilles du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langue (Conseil de

l‟Europe, 2001), et de celles du référentiel A1.1 (cf. Beacco, De Ferrari, Lhote et Tagliante, 2005). En mai 2008 elles

ont fait l‟objet d‟une remise à jour. Toutefois, celles que nous décrivons ici sont celles qui étaient utilisées entre

février et juin 2008.

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Chacune d‟elle est divisée en colonnes renvoyant à un niveau. Elles contiennent une série de

critères qui illustrent de manière fonctionnelle les objectifs à atteindre pour valider le profil en

question (par exemple « comprend une annonce publique », « produit une liste de course pour son utilisation

personnelle », « s’exprime sur son parcours par bribe de phrases », etc.). Les critères d‟une colonne se

suivent donc dans des cases, les unes au-dessous des autres, où figurent trois petites formes

géométriques à cocher : un carré, un triangle et un rond. Ainsi chaque forme renvoie

respectivement à une étape d‟évaluation : initiale, intermédiaires et finale. On coche le critère qui

a été réalisé ; puis tout est synthétisé en première ou en dernière page, selon la phase de

l‟évaluation, pour donner une vision globale du positionnement en termes de compétences

langagières. Cette partie synthétique renseigne, par ailleurs, sur le projet d‟apprentissage identifié

par le formateur, ou formulé par le stagiaire. Une grille d‟évaluation des compétences

informatiques est adjointe au dossier ; elle repose sur le même principe de configuration et a été

élaborée à partir de besoins observés chez les publics accueillis.

L‟intérêt de ce document réside donc dans la vision globale qu‟il donne du positionnement du

stagiaire, et dans le fait qu‟il permette de rendre compte en un coup d‟œil de son évolution grâce

au système des formes géométriques juxtaposées à cocher. Au cours de l‟année, les formateurs

peuvent s‟inspirer des critères non cochés pour définir des objectifs dans le cadre de leurs séances.

Ces feuilles sont également utilisées par l‟équipe pédagogique salariée pour constituer les groupes

ou valider des repositionnements éventuels de stagiaires. Ainsi, leur remplissage doit être régulier

et clair pour être ensuite lisible par toute personne extérieure au binôme. Pour l‟enquête, ces

grilles donnent une idée de la compréhension par les formateurs des caractéristiques distinctives

des publics ; des informations intéressantes qui illustrent en partie leur connaissance du groupe

sur le plan langagier. Nous en avons recueillie cinq en fonction de la manière dont elles avaient

été remplies. Les informations qu‟elles livrent donnent des éléments de compréhension sur la

définition des objectifs de séance et le choix des activités, au cœur des pratiques pédagogiques de

formation.

Les fiches de suivi pédagogique renseignent davantage sur ces points. Elles se présentent

sous la forme d‟une feuille de format A4, remplie au recto et au verso. Au recto figurent des

champs à renseigner, intitulés comme suit :

- « Date de la séance » ;

- « Nom du formateur » ;

- « Groupe » ;

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- « Espace social travaillé pendant la séance » ;

- « Phase d‟appropriation » (où il faut cocher « découverte », « exploration » ou

« appropriation ») ;

- « Pendant cette séance, les stagiaires apprennent à … » ;

- « Pour atteindre cet objectif, on se sert du ou des documents/supports suivants… » ;

- « Déroulement de la séance » (avec un renvoi au tableau du verso à remplir) ;

- « Remarques du formateur à l‟issue de la séance » ;

Le verso comporte un tableau pour la préparation de la séance. Il est compartimenté en trois

colonnes avec les mentions suivantes :

- « objectifs » ;

- « déroulement des activités » ;

- « modes d‟animation ».

Ces fiches donnent une idée de ce qui est proposé dans les séances de formation. Mais leur

intérêt principal, pour nous dans le cadre de l‟enquête, réside dans le fait qu‟elles nous permettent

surtout de voir, à travers la reformulation à l‟écrit des activités proposées, la perception qu‟ont les

formateurs de leurs propres pratiques. Certes, il faut tenir compte du fait qu‟en sortant des

séances, certains formateurs peuvent être pressés ou n‟ont tout simplement pas l‟envie ni

l‟inspiration de les remplir. Dans ce cas, ils le font rapidement ce qui peut en biaiser le contenu.

Toutefois, elles livrent des éléments relativement pertinents sur la distance qu‟ ils ont vis-à-vis de

ce qu‟ils font. De plus, la capacité de verbaliser sa propre pratique est un indicateur de la

perception qu‟on en a.

Nous en avons recueilli trente-deux dans les classeurs des groupes présents en journée. Nous les

avons sélectionnées en nombre pour essayer de relativiser l‟importance de celles qui seraient

exceptionnellement moins bien renseignées que d‟habitude par un formateur. Mais nous avons

finalement gardé un échantillon réduit par rapport à la quantité disponible1. Nos critères de choix

visaient à donner un panel relativement représentatif des variantes de ce que produisaient les

formateurs. A ce moment-là, nous n‟avons pas tenté de prédéfinir des catégories pour nous

assurer d‟obtenir un nombre identique de fiches par paquets. Ce n‟est qu‟au moment de l‟analyse

que nous les avons classées et reclassées en fonction de ce qu‟elles donnaient à voir, peu importe

1 Pour donner un ordre d‟idée, il y a une vingtaine de groupes qui suivent en moyenne quatre séances de formation

par semaine pour chacune desquelles une fiche est produite.

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la quantité répartie dans chaque ensemble constitué. Pour l‟analyse, nous avons utilisé une grille

de lecture fondée sur les critères suivants :

- Le mode de remplissage des fiches : la fiche est-elle entièrement remplie ? Est-

ce que la fiche est correctement remplie ? Si non, qu‟est-ce qui fait défaut ? Y a-t-il

des confusions sur les notions didactiques ?

- La définition des objectifs : y a-t-il un objectif clair ? Comment est-il formulé ?

Sur quoi porte-t-il ? Est-ce vraiment un objectif ? Combien y a-t-il d‟objectifs

pour la séquence ?

- La définition des activités et leur progression dans la séquence : à quoi

correspondent les différentes activités (compréhension orale, écrite, production,

etc.) ? Comment les activités s‟articulent entre elles ? Y a-t-il une logique de

progression entre les activités ? Laquelle, selon quelle méthodologie ? Quelle est la

pertinence des activités proposées au regard des besoins identifiés du groupe ?

- La définition des modes d’animation : sont-ils définis ? Quelle alternance des

dynamiques d‟animation est-il envisagé ?

Ces fiches ne constituent malgré tout qu‟un compte-rendu de séance, dépourvu de toutes les

informations authentiques de la situation pédagogique qui ont été filtrées lors de la mise en texte.

Nous les avons donc croisées avec ce que nous avons directement observé sur place pour

restituer davantage ce qui se passait dans les espaces pédagogiques.

3.3.2.2 Deuxième corpus : les questionnaires

Nous avons également recueilli les réponses à un questionnaire élaboré à l‟initiative de la

responsable et de la conseillère pédagogique. Il a été diffusé à l‟ensemble des formateurs

bénévoles intervenant en journée quelques semaines avant un bilan sur la mise en œuvre du

dispositif ASL. Chaque formateur pouvait répondre aux deux questions suivantes par oui ou par

non – en expliquant pourquoi :

- « Le dispositif ASL répond-il aux besoins de notre public ? »

- « Le dispositif ASL a-t-il fonctionné avec votre groupe ? »

Ces données, qui ont été recueillies dans un cadre extérieur à celui de l‟enquête , nous ont semblé

intéressantes, car elles révélaient des points de vue vis-à-vis de la démarche pédagogique à

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s‟approprier. Or, pour comprendre les pratiques il faut aussi comprendre comment on se

positionne vis-à-vis du cadre où elles s‟exécutent. Quinze réponses ont été reçues, et donc réunies

pour l‟enquête. Ce nombre correspond à celui des documents retournés par les formateurs. Il ne

recouvre pas la totalité des personnes concernées mais il faut remarquer que, fonctionnant par

binômes sur les groupes, certains ont préféré répondre à plusieurs.

Le mode de présentation de ces divers points de vue dans le présent travail donne à voir celui que

nous avons employé pour l‟analyse de ce corpus. Tout d‟abord, soulignons que le questionnaire

était anonyme. Si certaines personnes l‟ont signé, ou ont choisi de le retourner par courriel, nous

avons opté pour des lettres de l‟alphabet plutôt que des prénoms pour caractériser chaque

réponse dans la perspective de l‟analyse. Notre volonté de maintenir une certaine neutralité

identitaire pour ce corpus tient au fait que les prénoms – que nous avons justement choisis pour

le corpus suivant – portent une dimension biographique liée notamment au parcours de vie.

Nous ne souhaitions pas la prendre en compte ici, étant donné qu‟à l‟origine de cette initiative il

s‟agissait de recueillir uniquement des opinions. Il a été du reste intéressant de constater que

certains avis ne rentraient pas toujours totalement en adéquation avec les attitudes et les pratiques

personnelles comme chez quelqu‟un qui, par exemple, adhère à cent pour cent à la démarche et

fait ce qu‟il peut pour la mettre en œuvre, bien qu‟il doute de son entière pertinence à l‟Atelier

Formation de Base (AFB).

Nous appuyant donc sur ce qu‟ont exprimé les personnes, plutôt que sur qui elles étaient et

comment elles agissaient, nous avons classé les données en fonction des réponses écrites comme

suit :

- Pas de réponse directe, mais un simple avis général ;

- « non » ;

- « oui » et « non » ;

- « oui ».

Cela nous a donc permis de définir quatre types de réponses d‟après des critères objectifs. Sur

cette base, nous avons ensuite pu procéder à des comparaisons en rentrant dans le détail de

l‟argumentation fournie par chaque formateur bénévole.

3.3.2.3 Troisième corpus : les entretiens

Au cours du mois de mai 2008, nous avons mené sept entretiens avec des formateurs qui

se sont proposés après un appel que nous avions lancé. Ce nombre représente à peu près dix à

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quinze pour cent des bénévoles qui intervenaient en journée sur des ASL entre septembre 2007 et

juin 2008. Parmi ces personnes, nous avons tenté d‟opérer une sélection qui donne à voir la

diversité des profils au niveau de l‟âge, de la situation socio-professionnelle et du sexe. A travers

cette palette, nous espérions rendre compte au possible d‟une majorité des questions soulevées

par leur engagement dans le projet de l‟Atelier Formation de Base (AFB). Avant l‟analyse des

données recueillies par ces entretiens, nous présenterons chaque profil par un résumé des

données biographiques objectives, c‟est-à-dire de ce que les personnes ont fait et font, de leur(s)

origine(s), de leur parcours, etc. Cette présentation ne suit aucun ordre particulier, si ce n‟est celui

dans lequel ont été faits les entretiens. Dans le respect des règles de l‟anonymat, nous avons

remplacé les identités par d‟autres prénoms que nous avons choisis en prenant le parti de laisser

apparaître, parfois, des signes liés par exemple à une origine, quand cela se justifiait au regard de

certains aspects du parcours.

En préparation aux entretiens, nous avions constitué un questionnaire générique,

comportant les points suivants :

- Une description de l’activité ou des activités en cours : que faites-vous à l‟Atelier

Formation de Base (AFB) ? Depuis combien de temps ? Intervenez-vous également

ailleurs ? Où ? Exercez-vous une autre activité à côté (loisir, autre…) ? Laquelle ?

- Une description du répertoire linguistique : quelles langues parlez/connaissez-

vous/avez-vous apprises ? Comment les avez-vous apprises ?

- Le parcours et l’expérience : que faisiez-vous avant de venir à l‟AFB ? Combien de

temps ? Avez-vous eu l‟occasion de vous déplacer pour voyager ou vivre ailleurs ? A

quelle fréquence ? Pour quelle durée ? Avez-vous déjà fait de la formation/du

bénévolat ? Dans quel domaine ? Combien de temps ? Aviez-vous déjà eu une

expérience du public accueilli à l‟Atelier Formation de Base (AFB) auparavant ? Laquelle ?

- Une description des motivations pour exercer à l’Atelier Formation de base

(AFB) : le choix du lieu : comment êtes-vous arrivé à l‟Atelier Formation de Base

(AFB) ? Aviez-vous d‟autres endroits en vue ? Avez-vous choisi Emmaüs et/ou l‟Atelier

Formation de Base (AFB) ? Pourquoi ? Le choix du secteur : avez-vous choisi de faire de

la formation en particulier ou une autre activité aurait été aussi bienvenue ? Pourquoi ce

choix ?

- La perception du projet : comment vous y retrouvez-vous dans le projet ?

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Cette liste constituait davantage le fil rouge de l‟entretien. Nous nous sommes efforcés de

conduire le questionnement de manière naturelle plutôt que systématique, dans un souci d‟écoute

et de disponibilité afin de créer un climat de détente favorable à l‟échange. Ces entretiens on été

menés en tête à tête dans une petite pièce isolée au sein des locaux de l‟Atelier Formation de Base

(AFB). Ce choix s‟explique parce que nous ne disposions pas, en semaine, du temps suffisant en

dehors de la structure pour les conduire ailleurs, et parce qu‟il était plus difficile de faire se

déplacer un bénévole spécialement le week-end alors que nous nous côtoyions les autres jours. Ils

ont été enregistrés sur bande magnétique, puis retranscrits. Notons que nous avons également

retenu un des entretiens menés par Jeanne Baxerres, alors apprentie du supérieur en contrat à

l‟Atelier Formation de Base (AFB) qui, dans le cadre d‟un mémoire de master professionnel en

didactique du Français Langue Etrangère (FLE) à la Sorbonne nouvelle (Paris), a recueilli ce type de

données au même moment, à partir des mêmes questions.

A vrai dire, lorsque nous avons décidé de recueillir des discours de formateurs bénévoles,

nous n‟avions pas d‟idée prédéfinie de ce qu‟ils devaient contenir. Il s‟agissait simplement d‟avoir

des témoignages personnels pour comprendre ce qui pouvait amener quelqu‟un à s‟engager dans

une action comme celle de l‟Atelier Formation de Base (AFB). De plus, comme nous l‟avons dit,

notre objet s‟est plutôt défini au contact plus général avec le terrain, et à trave rs les missions que

nous avions reçues. Néanmoins, force fut de constater pour nous, qu‟au fil de la relecture de leur

transcription, nous avons vu apparaître des éléments intéressants qui ont fait avancer notre

analyse. Nous avons ainsi pu dégager deux grilles de lecture en fonction des grands axes

argumentaires qui émergeaient. Elles nous ont servi à comparer les propos, sur la base de critères

que nous avons croisés, pour tenter d‟identifier des tendances dans les profils. Ainsi, relativement

à notre intérêt de départ qui portait plus sur les questions de la motivation pour l‟engagement

dans l‟action de formation en question, nous avons dégagé et réparti des propos en fonction des

quatre points suivants :

- La volonté initiale de faire du bénévolat : avaient-ils décidé de le faire ou leur est-ce

venu par hasard ?

- Les besoins : à quels besoins répond cet engagement ? Il s‟agit là de données plus

concrètes (mais pas matérielles) et explicites qui caractérisent l‟action où ils se sont

engagés, et qui peuvent être décisives dans le choix d‟une activité (par exemple, le

besoin de contact, d‟un cadre, etc.)

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- Les attentes : que cherchent-ils à travers cet engagement ? Ces données sont plus

abstraites que les précédentes. Nous y avons compris tout ce qui touchait davantage au

personnel et à l‟affect, et qui relève parfois de l‟implicite (par exemple, la recherche

d‟une forme de reconnaissance, de gratitude, etc.).

- Le regard sur les publics accueillis : à travers les mots et les expressions employés

pour les désigner pour tenter de cerner des représentations.

La seconde grille s‟appuyait davantage sur un axe relatif au rapport avec le projet, de manière plus

générale que les questionnaires. Il nous a semblé intéressant de relever les propos de cet ordre. Ils

exprimaient notamment une position vis-à-vis du degré d‟exigence fixé par la démarche

pédagogique de l‟Atelier Formation de Base (AFB), dans un contexte clairement identifié par les

bénévoles de professionnalisation des pratiques pédagogiques. Quatre critères nous ont servi

pour classer les propos en relation à cet aspect :

- La perception du projet global ;

- La perception du lancement des ASL en septembre 2007 ;

- Le rapport à la démarche dans le cadre de sa mise en œuvre à l’Atelier

Formation de Base (AFB) ;

- La perception et la conception de leur rôle de formateur bénévole ;

Le choix des corpora répondait donc à une volonté de cerner les pratiques pédagogiques

depuis plusieurs angles. Pour l‟analyser, nous avons eu recours à des grilles de lecture basées sur

des critères que nous nous sommes efforcés de définir objectivement . Au sujet de l‟entretien

compréhensif, Jean-Claude Kaufmann souligne toutefois que « quelle que soit la technique,

l‟analyse de contenu est une réduction et une interprétation du contenu et non une restitution de

son intégralité ou de sa vérité cachée » (Kaufmann, 2007,2008). D‟après Pierre Bourdieu un

premier filtre se glisse déjà au moment de la retranscription des entretiens, qui est nécessairement

une réécriture du discours (Bourdieu, 1993). Nous sommes conscients que cela s‟applique

également, de manière plus générale, à l‟ensemble du corpus dont la constitution opère une

sélection inévitable de parcelles de données censées refléter le terrain. Certes, par moment nous

avons croisé nos observations avec des éléments de lecture qui nous permettaient d‟étayer notre

propos, de faire avancer notre réflexion et de « cadrer la recherche » (Copans, 1999). Mais nous

ne pouvons omettre la part de données issues d‟observations informelles dont nous n‟avons

aucune trace, si ce n‟est en mémoire. Pourtant, leur apport représente un complément

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indispensable au point qu‟elles constituent à elles seules une partie du corpus. Jean Copans le

reconnaît, se souvenant d‟une enquête où « les questionnaires, les entretiens, les photographies ne

pouvaient suppléer à l‟expérience même de ces sociabilités particulières où la vision et l‟ouïe

engagent la mémoire vers d‟autres images, comparaisons et explications. Inversement, la seule

observation ne semblait produire aucune connaissance décisive par elle-même sans l‟aide de toute

la panoplie classique de l‟enquête en sciences sociales » (Copans, 1999).

Qu‟est-ce qui transparaît finalement de notre terrain à travers notre texte d‟analyse, si ce n‟est une

interprétation de toutes ces données ? Cette question interroge la posture de l‟enquêteur sur son

terrain et face à son objet, mais elle appelle une considération nuancée du critère d‟objectivité

dans le processus d‟objectivation. Dans un souci d‟ « explication compréhensive du social », Jean-

Claude Kaufmann considère le subjectif comme « un moment dans la construction de la réalité, le

seul où l‟individu ait une marge d‟intervention, moment marqué par la nécessité de la sélection et

l‟obsession de l‟unité » (Kaufmann, 2007,2008). Dans notre cas, une difficulté majeure résidait

dans la capacité d‟alternance de nos modes de relation au terrain ; autrement dit pouvoir

distinguer nos rôles pour identifier notre objectif en fonction du point de vue adopté – celui du

professionnel et/ou celui de l‟enquêteur selon les moments.

33..33..33 LLeess iinntteerraaccttiioonnss dduu rreellaaiiss ppééddaaggooggiiqquuee eett dduu cchheerrcchheeuurr

ssuurr llee tteerrrraaiinn ddee ssoonn eennqquuêêttee

Jean-Claude Kaufmann et Pierre Bourdieu attirent l‟attention sur l‟influence des positions

occupées respectivement par l‟enquêteur et l‟enquêté sur la teneur des propos échangés pendant

l‟entretien. Ils appellent notamment à une certaine vigilance quant aux « effets de dissymétrie »

(Bourdieu, 1993), liés à une « hiérarchie dans l‟interaction » (Kaufmann, 2007, 2008) qui affecte le

discours de l‟enquêté. Ces considérations interrogent la neutralité de l‟enquêteur ; une question

déterminante d‟un point de vue épistémologique, qui s‟est posée particulièrement dans le cadre

général de mon enquête. En effet, la spécificité de mon statut sur place n‟a pas été sans

conséquences sur ce travail. Etant doublement lié à la question des pratiques pédagogiques des

formateurs bénévoles – tant dans le cadre de mes missions professionnelles que dans celui de

mon observation – mes rôles sous-tendaient une double relation à mon objet. Ils posaient la

question de ma propre neutralité aussi bien vis-à-vis des formateurs bénévoles pour le recueil des

données – en particulier lors des entretiens – que vis-à-vis de l‟ensemble des acteurs et des enjeux

locaux, auxquels je suis associé en tant que salarié de la structure, pour l‟exercice de mon travail

ou la production de l‟analyse.

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A première vue, mon rôle professionnel a comporté des avantages pour l‟observation

proprement dite. D‟emblée, mon implication m‟a permis d‟accéder à l‟ensemble des

problématiques liées à la vie et à l‟activité de la structure. Mon enquête s‟inscrivait ainsi

inévitablement dans une démarche participante. Toutefois, il a fallu garder à l‟esprit, notamment

pour le recueil des entretiens, que ma position vis-à-vis des informateurs a pu influencer leurs

propos, malgré une explication claire, en amont, des raisons qui me motivaient. A mon arrivée,

beaucoup de formateurs ont eu tendance à me prendre pour un inspecteur, un contrôleur dont la

fonction était de « fliquer » leurs pratiques. Cette méfiance, qui s‟est ensuite estompée, a pu les

retenir dans ce qu‟ils pouvaient me dire. Mais il est également intéressant de constater que , pour

quelques personnes, l‟entretien a aussi servi de mise en confiance qui a favorisé, ensuite à mon

sens, la communication dans les rapports de travail.

Paradoxalement à cela, il est aussi arrivé que je perçoive, dans ce qui m‟était adressé, des

remarques à prendre en compte concernant mes propres attentes de salarié vis-à-vis d‟eux et mon

propre accompagnement pédagogique. Cela révèle que, malgré l‟explication du cadre dans lequel

nous échangions1, les enquêtés s‟adressaient à moi d‟abord en tant que personnel salarié. Il est à

noter que l‟endroit où s‟effectuaient les entretiens – à l‟Atelier Formation de Base (AFB) – a dû jouer

dans ce sens. Toutefois, si la configuration de la relation n‟était pas complètement symétrique

dans le rapport liant nos rôles respectifs2, le fait de faire partie d‟une même équipe autour d‟un

même projet a pu créer un effet de proximité que je n‟aurais peut-être pas obtenue en étant

complètement extérieur à l‟Atelier Formation de Base (AFB). Pour Pierre Bourdieu, la question de la

« „ neutralité ‟ de l‟enquêteur » reste relative dans le cadre des entretiens. Adopter une posture

neutre ne provoque pas nécessairement la spontanéité recherchée des discours et des propos

livrés ; et la spontanéité n‟est pas toujours synonyme d‟authenticité, car on peut retrouver dans les

propos spontanés tous les lieux communs reflétant les représentations sociales. La

compréhension appelle une « disposition accueillante » et un rapprochement du point de vue de

l‟Autre pour « neutraliser les effets de dissymétrie » dans le cadre d‟une « communication „ non

violente ‟ » sur un plan symbolique (Bourdieu, 1993). Ce qui compte davantage, c‟est

l‟objectivation des données, autrement dit la distanciation du chercheur pendant leur analyse.

1 J‟insiste notamment sur le fait que, de ce qui s‟est dit lors des entretiens, absolument rien n‟a été rapporté à aucun

moment – même sous le couvert de l‟anonymat – aux autres membres de l‟équipe. La confidentialité des propos

recueillis a fait l‟objet d‟une attention particulière de ma part.

2 Rappelons toutefois que, dans le cadre de mes fonctions, je n‟ai aucun rapport d‟autorité hiérarchique vis-à-vis des

formateurs bénévoles. Mes décisions ne portent que sur le choix du mode d‟accompagnement pédagogique, non sur

la gestion du projet que seule la responsable pilote.

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C‟est sur ce deuxième niveau que s‟est joué la question de ma neutralité – ou des

interactions entre mes rôles – pendant toute l‟enquête, jusqu‟à la production du mémoire. Il s‟agit

de celui où la configuration spécifique des relations entre les acteurs du terrain – dont je fais

partie – peut transformer, dans un contexte particulier, les enjeux de l‟enquête pour chaque partie

concernée.

Au cours des mois qui ont suivi mon embauche, de fortes tensions ont émergé, générant un

conflit entre la Directrice de l‟Atelier Formation de Base (AFB) et la conseillère pédagogique. Il s‟est

soldé par le départ anticipé de cette dernière en octobre 2008 dans un climat extrêmement tendu.

Il semble que de premières tensions manifestes aient pris naissance, avant mon arrivée effective le

4 février 2008, dans des divergences de discours adressés de part et d‟autre aux formateurs sur la

mise en œuvre du projet. Elles avaient pour effet de déstabiliser son pilotage dans un contexte

déjà fragilisé par le lancement des ASL. Ensuite, des désaccords sur certaines orientations sont

survenus, pour s‟étendre enfin à un conflit généralisé sur la question du statut, de la place et des

rôles des parties intéressées au sein de l‟équipe. S‟il s‟est essentiellement manifesté à travers la

relation entre la Directrice et la conseillère pédagogique, il faut néanmoins le restituer dans le

contexte plus global de l‟ensemble de l‟Association Emmaüs où, pour des raisons liées à un passé

qui m‟échappe, je peux certifier de la volonté explicite au niveau du siège de se passer des services

de la conseillère pédagogique, au prétexte, cette-fois-ci, de mon embauche.

Je me situais donc entre les deux parties, tiraillé également par plusieurs sentiments . D‟une part,

c‟était auprès de la conseillère pédagogique que j‟avais pris contact pour trouver un stage en 2007.

Elle m‟avait orienté vers l‟Atelier Formation de Base (AFB), et elle a, par la suite, fortement soutenu

mon embauche au poste que j‟occupe actuellement. D‟autre part, c‟est à la Directrice de la

structure que je rends des comptes, sans oublier qu‟elle a aussi, de son côté, fortement appuyé ma

candidature auprès de ses supérieurs pour que j‟intègre l‟équipe. Très rapidement dans les

premiers mois de mon arrivée, l‟une et l‟autre communiquaient de moins en moins directement .

Je suis devenu l‟interface entre les deux, implicitement pris à parti, dans les temps de travail tantôt

avec l‟une ou l‟autre. Dès lors, la difficulté a été de rester extérieur au conflit dans lequel j‟ai

même été impliqué à un moment où la conseillère pédagogique avait des doutes à mon égard ;

c‟était également la difficulté de ne pas « verser dans l‟affect », par exemple à cause des sentiments

de reconnaissances ou de gratitude que j‟ai continué d‟avoir pour chacune , ou d‟irritation liée à la

colère vis-à-vis de la situation. C‟était indispensable, tout d‟abord pour pouvoir continuer à

travailler, mais également pour pouvoir garder le recul nécessaire à l‟enquête. L‟enchaînement

successif des événements a, de fait, amorcé ce recul. Dans un premier temps, la conseillère

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pédagogique a cessé de douter à mon égard. Ensuite, son départ a provoqué une rupture dans les

tensions qui s‟étaient exacerbées, mais c‟est surtout en prenant une période de congés et en

partant loin, au calme, que j‟ai pu trouver le détachement nécessaire pour me lancer dans l‟analyse

de mon corpus et rédiger l‟enquête.

Si notre objet cible précisément les pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles sans faire

intervenir la Directrice ni la conseillère pédagogique, il s‟inscrit dans le même contexte où elles

étaient présentes au moment de l‟enquête. L‟évocation de ce conflit répond au souci de présenter

tous les paramètres qui ont joué pendant l‟observation et qui font partie de l‟histoire de ce

mémoire. Néanmoins, l‟intention n‟est pas d‟atteindre leur image. Outre le principe de l‟anonymat

requis dans toute approche sociologique, cette intention justifie d‟autant mon choix de désigner

les salariés de l‟Atelier Formation de Base (AFB) par leur fonction, plutôt que par des noms, même

transformés. C‟est une décision qui aura finalement contribué, pour moi, à la prise de distance

vis-à-vis du conflit en le resituant à sa place, c‟est-à-dire dans une configuration relationnelle

d‟acteurs, et non de personnes.

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4 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA DEMARCHE ASL

Nous avons vu que la réflexion autour des problématiques liées à la formation des adultes

migrants en insertion faisait émerger la question de l‟évolution des pratiques pédagogiques vers

leur professionnalisation. En effet, les dispositifs innovants qui voient le jour sont de plus en plus

élaborés. Ils exigent une plus grande expertise à ce niveau, alors que les personnes chargées de les

mettre en œuvre sont souvent bénévoles. A l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs, le

dispositif d‟accompagnement des formateurs vise, dans cette optique, à optimiser l‟appropriation

de la démarche des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques (désormais ASL) privilégiée depuis la

rentrée 2007-2008.

Notre observation sur le terrain nous aura permis de dégager quelques éléments de

compréhension les facteurs qui peuvent conditionner l‟évolution des pratiques pédagogiques.

L‟usage du dispositif d‟accompagnement pédagogique et des ressources, ainsi que l‟appropriation

des outils et de la démarche en constituent les premiers que nous aborderons. Ils recouvrent

l‟aspect essentiellement technique de la question. L‟étude des données plus personnelles

recueillies par les questionnaires et lors des entretiens nous a, par ailleurs, révélé trois autres

facteurs qui jalonneront la suite de l‟analyse ; il s‟agit de la conviction dans les orientations et la

démarche choisie, des motivations des formateurs bénévoles liées à leurs parcours, et de leurs

attentes et de leurs représentations vis-à-vis d‟une action de formation des adultes migrants.

Enfin, nous terminerons sur le positionnement et le comportement des formateurs face à la

question de la professionnalisation de leurs pratiques.

4.1 L’USAGE DU DISPOSITIF, DES RESSOURCES ET DES OUTILS

Bien que le dispositif mobilise une équipe qui s‟est beaucoup structurée, qu‟on mette à

disposition une panoplie d‟outils pensés et développés sur la base de référentiels scientifiques, et

bien que la démarche repose sur de solides fondements théoriques à la pointe de la réflexion en

cours, il n‟est pas évident que cela suffise à assurer leur appropriation par les formateurs

bénévoles. L‟usage général du dispositif d‟accompagnement, des ressources et des outils de suivis

nous donne quelques premières indications intéressantes qui ont une part d‟influence sur

l‟appropriation générale de la démarche.

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Si la présence à la formation initiale ne fait pas de doute, nous avons pu cependant

constater que la fréquentation des diverses instances de l‟accompagnement, et notamment celles

qui rentrent dans le cadre de la formation continue, n‟est pas stable et mobilise à des degrés très

différents les formateurs. Particulièrement en ce qui concerne les coordinations pédagogiques qui

réunissent en moyenne un tiers des personnes intéressées. Il peut y avoir un problème de

circulation de l‟information, car il se trouve toujours des personnes qui disent ne pas avoir été au

courant. Toutefois, rappelons que les informations sont publiées dans le journal des “ nouvelles

de l‟AFB ”, adressé à toute l‟équipe de l‟Atelier Formation de Base – salariés et bénévoles, qui fait un

point régulier sur le calendrier du service. Les modifications de dates qui peuvent parfois survenir

y sont expressément signalées. De plus, un panneau d‟affichage sert également à ce type de

communication.

En ce qui concerne les ressources, on constate un recours généralement important à des

manuels. Il faut toutefois souligner que leur utilisation n‟est pas toujours appropriée aux

spécificités des groupes de stagiaires. Par exemple, nous avons observé que certains formateurs

utilisaient, pour l‟apprentissage de la lecture et de l‟écriture, des manuels qui ne visaient pas ces

compétences, alors que la même collection éditoriale proposait une version – disponible sur place

– spécialement axée sur les particularités de cet apprentissage par des adultes. Il arrive également

que quelques formateurs se procurent, de leur côté, des ouvrages qui ne sont pourtant pas

recommandés par la structure, parce qu‟ils reprennent des logiques qui ne tiennent pas compte

des besoins des publics accueillis ou qui sont complètement en dehors de la démarche choisie.

On a même déjà assisté à l‟utilisation de livres de lecture, datant des années 1960, adressés à des

enfants de primaire africains. A côté de cela, une partie des ressources dorment, parmi lesquelles

des outils spécialisés comme les recueils de fiches ASL – téléchargées à partir du site du Comité de

Liaison pour la Promotion des migrants et des publics en insertion (CLP) – qui donnent une trame

pertinente qu‟il ne reste qu‟à compléter pour préparer des séances. Dorment également tous les

supports qui nécessitent l‟utilisation – toujours problématique car non maîtrisée – des lecteurs

audiovisuels. A ce sujet, l‟exploitation du parc multimédia à disposition reste très limité à ceux qui,

soit en ont les compétences, soit osent employer de nouveaux supports pour sortir de l‟éternel

manuel.

Enfin, l‟utilisation des outils de suivi pédagogique, que nous avons décrits plus haut, ne

semble pas avoir été complètement assimilée, dans son importance, par tous les formateurs. Elle

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manque particulièrement de rigueur. Il faut dire qu‟elles font régulièrement l‟objet de remarques,

surtout parce qu‟elles demandent de l‟attention, et donc un certain temps à y consacrer. Parfois,

les formateurs les trouvent redondants ou peu clairs. La fiche de prévision des objectifs est tout à

fait révélatrice à ce sujet. Elle avait été diffusée il y a déjà quelques années dans les classeurs des

binômes, mais était finalement tombée dans l‟oubli et avait disparu. En 2007-2008, personne ne

l‟avait remplie. Il faut admettre que la définition des objectifs demeure un point délicat qui

nécessite un accompagnement, tout particulièrement avec des bénévoles. C‟est la raison pour

laquelle j‟ai décidé de le faire avec chacun d‟eux à partir de la rentrée 2008-2009.

En somme, à partir de ces quelques éléments d‟observation, un premier constat s‟impose

qui laisse apparaître quelques dysfonctionnements, dont il est permis de supposer les répercutions

potentielles au niveau des pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles. Pour rentrer

davantage dans le vif de notre sujet, nous avons tenté de mesurer le degré d‟appropriation des

outils de suivi. Leur utilisation nous semble particulièrement intéressante pour se représenter ce

qui se fait concrètement sur le terrain, dans les espaces pédagogiques.

4.2 PREMIER CORPUS CROISE AVEC LES OBSERVATIONS INFORMELLES :

L’APPROPRIATION DES OUTILS ET DE LA DEMARCHE

Pour l‟analyse des outils de suivi, nous nous sommes certes penché sur l‟utilisation de la

feuille de positionnement, mais plus particulièrement sur celle des fiches de suivi pédagogiques

parce qu‟elles comportent des informations directes sur l‟élaboration des séances . Nous avons

également croisé ces données avec des éléments d‟observation directe des espaces pédagogiques.

Nous n‟avons pas tenu compte de l‟utilisation de la feuille de prévision à court terme des objectifs,

car elle n‟a jamais été vraiment utilisée par les formateurs malgré sa présence dans les classeurs

des groupes, comme nous l‟avons mentionné. Aussi, à partir de l‟analyse de ce premier corpus,

nous avons pu identifier trois axes sur lesquels il est possible d‟estimer l‟appropriation globale de

la démarche ASL adoptée par l‟Atelier Formation de Base (AFB) :

- L‟appropriation des outils de suivi ;

- L‟appropriation de la méthodologie ;

- L‟appropriation de la démarche ASL.

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44..22..11 PPrreemmiieerr aaxxee dd’’aannaallyyssee :: ll’’aapppprroopprriiaattiioonn ddeess oouuttiillss ddee ssuuiivvii

Le remplissage de la grille de positionnement et des fiches de suivi fait régulièrement

l‟objet de questions de la part des formateurs bénévoles. Il est vrai que ces outils sont plus ou

moins complexes et qu‟ils nécessitent de leur part d‟y consacrer du temps.

Concernant les grilles de positionnement que les formateurs sont amenés à remplir aux

phases d‟évaluation intermédiaire et finale, les questions les plus récurrentes portent sur la

manière d‟employer l‟outil, que ce soit pour le remplir, ou pour le lire. Le système des trois

formes géométriques à cocher pour chaque critère de compétence évalué, symbolisant les trois

phases globales de l‟évaluation sur l‟année, n‟est pas toujours compris de tous. Et surtout, la

décision de valider ou non un critère suscite très souvent de la confusion ou justement de

l‟indécision. Le principe, rappelons-le, est de cocher ce qui a été réalisé. Cela signifie que ce qui

n‟est pas coché – parce qu‟il n‟a simplement pas été réalisé – peut indiquer soit que le stagiaires ne

peut pas atteindre l‟objectif décrit par le critère, ou bien qu‟on ne sait pas car ce critère n‟a pas été

évalué. C‟est un point important qui semble déstabiliser un grand nombre, dès qu‟ils sont

confrontés à une case vide. Du coup, on observe plusieurs détours pour y faire face : soit on

coche quand même en rectifiant d‟un commentaire un critère qui n‟a finalement pas été atteint,

soit on coche un critère qui avait été validé lors de la phase précédente, soit on coche d‟une

certaine manière pour signifier que c‟est à moitié réalisé mais seul l‟évaluateur pourra décoder ce

qu‟il a voulu dire. Certes, on ne peut pas « faire rentrer des gens dans des cases ». Néanmoins, ces

manquements posent problème ensuite dans la mesure où ces documents, sont réutilisés par

d‟autres personnes extérieures aux binômes du groupe – notamment pour orienter vers un

nouveau positionnement – ou par les formateurs eux-mêmes pour définir des objectifs de séance

sur le base des critères a priori non encore réalisés. La lisibilité est fortement réduite et les

informations contenues dans le document sont inexploitables.

Un autre point source de confusion, renvoie à la distinction mal saisie des profils décrits par les

grilles de compétences communicatives. Il est courant de retrouver des personnes qui savent déjà

lire et écrire, évaluées sur les critères de ceux qui commencent à apprendre à lire et à écrire. C‟est

particulièrement le cas lorsque les formateurs ont affaire à des stagiaires non francophones qui

savent déjà lire et écrire dans un système graphique différent de l‟alphabet romain. Pour eux, ces

personnes ne savent ni lire ni écrire. Or, ils omettent que, maîtrisant déjà l‟écrit d‟un autre

système, elles ont développé un rapport d‟aisance à l‟univers de l‟écrit, ainsi que des compétences

générales de lecture et d‟écriture immédiatement transférables pour l‟apprentissage du système

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romain. Il s‟agit surtout de compétences cognitives, ce qui constitue un point de distinction

majeur avec les novices en la matière. Ce problème est révélateur d‟une immense confusion qui

persiste à ce jour chez beaucoup de formateurs, et qui a des implications fortes sur leurs pratiques

pédagogiques, de fait pas toujours pertinentes.

Concernant les fiches de suivi pédagogique à remplir à l‟issue de chaque séance, les

formateurs sont régulièrement déstabilisés par la quantité des informations à fournir, et

particulièrement par la distinction qu‟ils ne perçoivent pas toujours entre les différents types

d‟information demandée. Rappelons que l‟intérêt de ces fiches se joue à plusieurs niveaux. Tout

d‟abord elles servent de médium de communication entre les binômes pour favoriser la

cohérence des séances. Elles permettent également de pousser les formateurs à structurer leurs

pratiques. Dans cette perspective, elles sont enfin un outil de référence pour l‟accompagnement

pédagogique qui leur est adressé. A terme, ces fiches devraient, en outre, être réunies pour

constituer un fonds d‟exploitations pédagogiques prêtes à l‟emploi, ce qui nécessite une certaine

rigueur dans leur remplissage. Or, on constate souvent que les fiches restent incomplètes. Sur les

deux parties du document, celle qui présente un tableau pour la préparation détaillée de la séance

est fréquemment vide ou très brièvement renseignée. L‟autre partie sur le bilan de la séance est en

général plus fournie, mais fait toutefois régulièrement état de confusions. Dans le cas de séances

d‟ASL on remarque :

- Que l’espace social reste encore difficile à définir. On le confond parfois avec une

situation de communication, un acte de parole ou un thème (par exemple pour « Espace

social travaillé pendant la séance » on trouve : « l’entretien d’embauche », « faire connaissance »,

« la santé », etc.). Parfois il est complètement omis.

- Que la distinction entre l’espace social et l’objectif de la séance n’est pas claire.

Soit on renseigne les deux champs d‟une manière similaire (par exemple, « Espace social

travaillé pendant la séance : la demande de renseignement et le déplacement », puis « Pendant

cette séance, les stagiaires apprennent à s’informer sur un itinéraire »). Soit on omet de

renseigner l‟un pour l‟autre est vice versa.

- Que les objectifs de séances restent thématiques au lieu d’être communicatifs, et

ce malgré ce qui est préconisé en formation de formateur, et qui est induit par la

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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mention du champ à renseigner (par exemple « Pendant cette séance, les stagiaires

apprennent à les mots de l’emploi »).

- Que la distinction des trois étapes d’appropriation – « découverte »,

« exploration », « appropriation » – et la logique méthodologique qui en découle,

ne sont pas clairement perçues. Souvent, au lieu de cocher l‟une ou l‟autre des étapes

pour spécifier dans laquelle se situe la séance en question, les formateurs les cochent

toutes ou aucune.

- L’absence de supports pédagogiques (documents authentiques, etc.).

Ces différents éléments observés permettent de mettre en évidence les difficultés persistantes

dans l‟appropriation des outils qui sont pourtant élaborés en adéquation avec les principes de la

démarche ASL, pour aider à sa mise en œuvre. Certes, il faut d‟un côté régulièrement repenser

leur présentation et leur composition pour en affiner l‟efficacité et la facilité d‟utilisation. Mais il

ne s‟agit pas simplement d‟un problème technique lié au seul document et de la pénibilité pour les

remplir qui influencerait la précision des informations fournies. Ce que nous avons observé

directement dans l‟exercice des pratiques permet également de supposer un manque de

compréhension vis-à-vis des principes méthodologiques, qui en tout cas se traduit par le caractère

confus et peu structuré des renseignements censés expliciter la trame d‟une séance animée, ou à

animer. Si les pratiques ne se résument pas à ces fiches, ces dernières permettent toutefois de

rendre compte de la propre perception qu‟ont les formateurs de ce qu‟ils font , à travers la

reformulation écrite. Aussi, nous nous sommes penché sur le rapport d‟aise à la méthodologie

préconisée en théorie, lors des moments de formations des bénévoles.

44..22..22 DDeeuuxxiièèmmee aaxxee dd’’aannaallyyssee :: ll’’aapppprroopprriiaattiioonn ddee llaa

mméétthhooddoollooggiiee

Comme point de comparaison, prenons le tableau de préparation d‟une séance sur une

fiche – issue du corpus – explicitement remplie par un formateur (voir page 114). Il s‟agit d‟une

séance animée dans le cadre d‟un groupe ASL intitulé « vie professionnelle », c‟est-à-dire attribué

à des personnes qui sont a priori dans une démarche de formation à visée plutôt

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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professionnalisante 1 . Ce groupe est constitué de stagiaires qui sont en troisième étape

d‟apprentissage de la lecture et de l‟écriture.

Cette fiche présente une séance structurée selon une progression cohérente, qui reprend les

grandes lignes des principes méthodologiques abordés en formation de formateur. Tout d‟abord,

on observe un objectif de séance clairement défini. Ensuite, la progression de la séance respecte

une logique “ en entonnoir ” qui part d‟activités de compréhension globale puis affinée, et se

termine sur des activités de production en lien avec l‟objectif général de la séance. Enfin,

remarquons une description détaillée des modes d‟animation avec une tentative de varier les

dynamiques du groupe au cours de la séance.

1 Précisons qu‟il ne s‟agit pas, dans le cas présent, d‟une séance de Français Langue Professionnelle (FLP), dont les

modules reposent sur une ingénierie de formation élaborée à partir de l‟outil de positionnement transversal créé par le CLP

présenté en deuxième partie de ce travail.

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OBJECTIFS DEROULEMENT DES ACTIVITES MODES D’ANIMATION

Etre capable de justifier une absence au travail (après réception d’une lettre)

comprendre le contenu de la lettre de l‟employeur

argumenter : “ parce que… ”

Approche générale (pas obligé de tout lire…) De quoi s‟agit-il ? (courrier recommandé important) De qui ? (employeur) Date Approche détaillée - objet de la lettre = absence “ injustifiée ” depuis combien de temps ? Que faire ? Compréhension des expressions administratives (pour simplifier le vocabulaire).

Mise en demeure (mettre) Justification/justifier/justificatif

Aux termes…≠ terme A compter de… à défaut

Soit…soit (≠ du soit du début) Prendre les mesures

Hypothèse . s’imposer - Comment peut-on justifier = raison, certificat médical, pourquoi était-on absent ? Mise en situation Oralement : argumenter-justifier = avoir une bonne raison Vérifier le tu/vous (situation professionnelle) le parce que le temps passé (“ j‟étais ”, “ j‟avais ”, “ j‟ai eu ”) A l‟écrit : changer, en leur expliquant pourquoi, le contexte professionnel → AFB (moins formel que l‟employeur pour un écrit).

3-5‟ individuellement, “ prise en main ” du document. 5-10‟ mise en commun Je pose les questions soit individuellement, soit au groupe (selon le nombre et la dynamique) 15‟ questions (idem que plus haut) puis à leur demande, aide à la compréhension du vocabulaire en s‟appuyant sur ce qu‟ils savent déjà même partiellement. Echange sur les obligations dans le travail.

PAUSE “ Vous êtes dans le bureau du chef du personnel. Il vous demande pourquoi vous avez été absent et vous lui répondez. D‟abord exemple de moi et Jade. 2/2 ensuite : “ je ne suis pas venu parce que … ” 5‟ Laisser un mot au formateur pour justifier votre absence. 5‟ écrit individuel. Puis lecture à haute voix pour ceux qui veulent, corrections individuelles par groupe.

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Cet exemple témoigne donc de l‟appropriation de la méthodologie chez certains formateurs,

mais tous ne le font pas aussi explicitement, même si d‟aucuns « tendent vers ». Une des

premières difficultés rencontrées, et certainement la plus importante, réside dans une définition

claire de l‟objectif d‟une séance. Or, bien souvent, les objectifs définis n‟en sont pas. Parmi les

problèmes rencontrés sur ce point, on peut avoir :

- Des objectifs trop généraux (par exemple « aller à la poste ») qui ne permettent pas de

cerner les aspects langagiers sur lesquels on prévoit de travailler ;

- Des objectifs trop ciblés (par exemple « produire un son », « formuler des phrases » ou

encore dans le cadre d‟une séance d‟informatique « utiliser la souris ») qui ne suffisent pas

pour construire une séance. En général, ce type d‟objectif désigne davantage un moyen

pour réaliser un objectif plus global ;

- Des objectifs qui n’ont pas de visée actionnelle (par exemple « les verbes être et avoir »).

Ils ciblent en général des points linguistiques qui ne sont, en réalité, que des moyens

pour communiquer. Ils révèlent une logique qui ne part pas d‟une situation de

communication pour aborder ensuite la pratique langagière à travers les actes de paroles

que requiert le contexte choisi, mais à l‟inverse d‟une logique décontextualisée qui part

de la langue abstraite sans la relier une utilisation concrète. Disons que ces deux

logiques sont possibles, mais elles n‟aboutissent pas aux mêmes résultats. La première

est particulièrement adaptée pour développer la communication dans la perspective

d‟une action sociale, alors que la seconde est davantage axée sur le développement

d‟une connaissance livresque. La première n‟omet pas d‟aborder la langue, elle s‟y prend

différemment et vise au-delà du code ;

- Des objectifs qui décrivent une activité de la séance, mais qui n‟ont pas de finalité

actionnelle réelle (par exemple « les stagiaires apprennent à jouer un jeu de rôle où ils vont

inviter l’un des membres du groupe à aller au cinéma »). Il est évident que les stagiaires ne

viennent pas en formation pour apprendre à jouer des jeux de rôle. Ce n‟est pas un but

en soi, mais un moyen pour les préparer à interagir en situation de communication.

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124

L’enchaînement des activités ignore souvent une progression méthodologique, qui a

par ailleurs été explicitée lors de la diffusion d‟une « charpente1 », c‟est-à-dire un modèle de base

qui reprend et décrit chaque étape de progression d‟une séquence pédagogique. Il s‟agit d‟une

trame qu‟on retrouve dans la fiche présentée plus haut, encore que, même dans cet exemple, il y

ait une omission. En effet, selon la « charpente », les activités s‟enchaînent en commençant par de

la compréhension – de plus en plus fine – jusqu‟à cerner un échantillon clef de langue – une

forme linguistique – dans le cadre de la situation de communication abordée. Avant de passer à la

production, on prend un temps pour observer cet échantillon, le comparer avec d‟autres formes

similaires et conceptualiser les règles de son emploi. Puis on s‟entraîne avec pour la systématiser.

Cette phase qui articule la compréhension à la production est le moment où l‟on se plonge dans

la langue en soi ; mais à cette étape, dans l‟enchaînement des activités, cela fait sens car on

travaille sur du matériel déjà identifié dans un contexte. Or, il se trouve que ce moment de

systématisation est presque toujours omis, comme dans l‟exemple présenté plus haut où, certes

on dégage des formes, mais on ne reste à un niveau relativement lexical d‟explication du sens.

Une autre procédure communément appliquée par les formateurs suit une logique inverse selon

laquelle on propose d‟emblée par faire produire sans avoir pris le temps de travailler autour de la

situation et du contexte visé, et sans planifier la production envisagée. Parfois également, les

activités n‟ont rien à voir entre elles. On passe ainsi « du coq à l‟âne » sans fil conducteur durant

la séance.

En outre, et c‟est là une donnée significative, il nous est apparu à la suite des observations de

séance, lors du point de nous faisions avec les formateurs, que nombre d‟entre eux distinguent

très mal la nature des activités qu‟ils proposent – parfois ils ne savent pas combien ils en ont

proposé. Par exemple, certains font de la compréhension écrite pensant faire de la

compréhension orale. Par exemple, on demande de remplir un questionnaire sur un dialogue

retranscrit et non écouté. Toujours pour rester sur cet exemple, le fait de faire remplir un

questionnaire suffit à dire pour d‟autres qu‟il s‟agit d‟une activité de production écrite. Or, si en

effet les stagiaires écrivent des phrases, il ne s‟agit pas de production écrite au sens communicatif

car la finalité finale de l‟activité n‟est pas, par exemple, une correspondance. Souvent, faire de

l‟oral se réduit dans les conceptions aux interactions pédagogiques, c‟est-à-dire au fait de poser et

répondre à des questions sur les textes. Dans le cadre de la pédagogie de l‟oral tout

particulièrement, on observe beaucoup de difficulté à identifier les finalités des activités, et de fait

à conduire un travail qui porte réellement sur l‟oral.

1 Le modèle de la « charpente » a été défini par la conseillère pédagogique et s‟appuie sur les principes

méthodologiques d‟une approche par les compétences.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Fréquemment, comme nous avons aussi pu l‟observer directement lors des séances, mais

qui apparaît aussi sur les fiches de suivi, on reste dans une logique de questions/réponses.

Cette logique fait largement écho aux méthodologies Audio-Oral et audiovisuelle (voir la méthode

Structuro Globale Audio Visuelle - SGAV) fondées sur une conception structuraliste de la langue et

sur les principes du behaviorisme. Elle ne permet pas de développer chez les apprenants des

stratégies pour construire du sens à partir des situations auxquelles ils sont exposés. Or, c‟est

précisément un des objectifs fondamentaux visés par une approche systémique comme celle des

ASL, où on apprend à décrypter des situations à partir de tous les éléments verbaux, para-verbaux

et non-verbaux à disposition pour comprendre et interagir. Cette démarche suppose que, dans les

espaces pédagogiques, on développe ce mode de réflexion explicitement et en collectif pour

travailler sur les compétences cognitives. Une simple alternance de questions auxquelles ils faut

de bonnes réponses ne favorise pas ce travail, de même qu‟il ne permet pas d‟apprendre à émettre

des hypothèses, comparer des indices, etc. De cette logique découle souvent un rapport au texte

– oral et écrit – qui reste plutôt linéaire. C‟est particulièrement le cas pour les activités de lecture

où on fait lire successivement à chaque stagiaire un extrait à haute voix, on explique le

vocabulaire, puis on termine éventuellement par une dictée des mots nouveaux.

Enfin, il est à noter un manque de pertinence des activités choisies par rapport aux

besoins langagiers du groupe. Régulièrement, et particulièrement avec des groupes qui ont des

besoins prioritaires en communication orale, on retrouve des séances qui travaillent surtout l‟écrit.

Parfois, le dialogue qui est choisi comme point de départ n‟est pas du tout donné à écouter à

l‟aide des enregistrements à disposition, mais est seulement lu à partir d‟une photocopie de sa

retranscription dans le manuel distribuée aux stagiaires. Cela est, en partie, lié aux difficultés à

identifier et distinguer clairement les activités communicatives, comme nous l‟évoquions un peu

plus haut. C‟est aussi parce que l‟écrit, fixe et concret, est plus rassurant que l‟oral, éphémère. Et

toujours selon la logique de question/réponse, il arrive que le formateur laisse au tableau les

questions à préparer – alors que les groupes peuvent réunir des personnes lectrices et non

lectrices – avant de faire une mise en commun à l‟oral des bonnes réponses. Dans ce cas, la

dynamique du groupe est brisée, et les personnes qui ne peuvent pas lire finissent par perturber le

« bon déroulement » prévu par le formateur, qui s‟en trouve complètement déboussolé.

Ces difficultés traduisent un manque évident de cohérence entre la démarche, telle qu‟elle

est préconisée et explicitée en formation initiale puis dans les autres moments plus ponctuels de

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formation tout au long de l‟année, et sa mise en pratique concrète sur le terrain. Elles indiquent

un réel besoin d‟accompagnement pour amener les formateurs à structurer ce qu‟ils font. Si ces

observations rapportent essentiellement des carences en termes de pratique et de méthodologie, il

est important de distinguer, sur l‟ensemble des personnes concernées, plusieurs degrés

d‟appropriation globale de la démarche ASL.

44..22..33 TTrrooiissiièèmmee aaxxee dd’’aannaallyyssee :: ll’’aapppprroopprriiaattiioonn ddee llaa ddéémmaarrcchhee

AASSLL

Nombreux sont, en effet, ceux qui, malgré parfois certaines difficultés, font des

propositions pédagogiques pertinentes et tout à fait intéressantes en accord avec le « fil rouge » de

la démarche ASL. Aussi, nous avons identifié, sur un axe qui irait des formateurs qui s‟en

trouvent en dehors à ceux qui y sont complètement, plusieurs types de profils selon le degré

d‟appropriation de la démarche.

Tout d‟abord, les personnes dont les pratiques en restent le plus éloignées se caractérisent

d‟emblée par une approche complètement décontextualisée, où on fait apprendre la langue

pour la langue en soi. C‟est-à-dire que les activités tournent autour d‟un point de grammaire qui

n‟est rattaché à aucune situation concrète d‟emploi. C‟est encore celles qui ne sortent pas des

listes de vocabulaire – illustré dans le meilleur des cas. Les activités de production se réduisent

souvent à des déclamations de mots assemblés pour faire des phrases sans lien les unes avec les

autres. Parfois, on propose des actes de parole, mais ils demeurent isolés de toute application

concrète (par exemple, on apprend des phrases pour « se renseigner » au lieu d‟apprendre à « se

renseigner pour acheter un téléphone portable »). Ces pratiques reproduisent fréquemment un schéma

scolaire avec des exercices à faire par écrit. L‟espace d‟expression est réduit à un moment

d‟émission de phrases pour répondre à des questions très ciblées. D‟un côté, certains stagiaires

sont en demande de ce type d‟activité parce que cela correspond à une représentation de l‟école

qu‟ils perçoivent comme l‟institution d‟apprentissage par excellence. Mais cette approche se

confronte rapidement à un épuisement de ressources et les formateurs ne savent plus quoi faire

au bout d‟un moment. De plus, l‟absence d‟un objectif concret et clairement perçu par les

stagiaires favorise leurs digressions, et on se retrouve avec des sollicitations tout azimut qui

portent sur tous les sujets, et qui font perdre complètement le fil de ce qui avait été prévu au

départ. A vouloir répondre à tout en même temps, on finit par ne plus rien faire.

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127

Ensuite, on observe des pratiques qui n’exploitent pas les espaces sociaux ou les

autres paramètres sociétaux sur lesquels repose la démarche ASL, mais qui s’inscrivent

néanmoins dans une approche communicative en partant de situations de communication. Il

y a donc un souci de concrétude de la part des formateurs dans le travail de la pratique langagière

avec les stagiaires. Restent des difficultés, comme nous l‟avons observé, dans l‟élaboration des

séances et l‟exploitation de ces situations qui ne sont pas explorées autant qu‟elles pourraient

l‟être. Les étapes de progression méthodologique ne suivent pas toujours une logique cohérente

qui part de la compréhension vers la production. La systématisation est régulièrement omise. Ou

encore, comme ces étapes sont survolées, il arrive qu‟on comble le reste du temps avec d‟autres

activités sans lien avec ce qui a été proposé au départ. Si le travail à partir de situations de

communication rentre dans le cadre d‟une approche contextualisée, il reste cloisonné entre les

murs de la classe sans réel rattachement à l‟espace sociétal d‟immersion des publics visés. On est

toujours dans une finalité d‟autonomie qui ne sort pas de la dimension du langage. C‟est en cela

que la simple approche communicative ce distingue de la démarche actionnelle, interactive et

interculturelle des ASL. Elle n‟explore pas tellement le terrain sociétal, en tout cas pas

suffisamment concrètement pour en envisager une réelle appropriation. La société reste de

l‟ordre d‟un domaine toujours plus ou moins fictif dans la mesure où les situations travaillées ne

la visent que d‟une manière hypothétique, et d‟un point de vue général.

On rencontre enfin des pratiques pédagogiques qui explorent plus directement

certains des paramètres sociétaux visés par la démarche ASL. Le plus fréquemment le choix

des formateurs porte sur un espace social auquel ils consacrent un moment. Certes, il y a

régulièrement quelques difficultés techniques qui ont trait à la définition d‟objectifs, à la mise en

place d‟une progression échelonnée et cohérente comme nous l‟avons mentionné plus haut. Cela

persiste, du reste, à tous les niveaux d‟appropriation de la démarche ASL. Néanmoins, d‟autres

difficultés plus spécifiques aux ASL portent sur la compréhension de la progression propre au

dispositif, selon une logique de découverte, puis d‟exploration et enfin d‟appropriation. Il semble,

en effet, que les contenus visés à chaque étape ne soient pas clairement saisis, ainsi que la manière

de les exploiter sur le plan pédagogique. Cela fait régulièrement l‟objet de questionnements et, au

final, chaque étape est survolée en une séance. Par exemple, on en reste à savoir où se situe ce

lieu et quels sont les services qu‟il propose sans travailler sur les situations de communication

susceptibles d‟être rencontrées sur place. Parfois, une séance recouvre les trois phases

d‟appropriation ; dans ce cas l‟espace social ne sort pas du simple champ thématique, car aucun

déplacement pour le travail d‟observation n‟est prévu sur les lieux. Ces difficultés relèvent surtout

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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d‟une analyse du terrain approché qui demeure partielle, parce que le regard peu exercé, et peu

distancié des pédagogues, laisse passer toutes les évidences du quotidien qui pourtant mériteraient

plus d‟attention. En outre, le caractère heuristique de la démarche échappe au plus grand nombre.

La tendance générale, qui sous-tend les approches de la plupart des formateurs, suit une logique

qui s‟attache essentiellement au produit final – les connaissances acquises – plutôt qu‟aux

« processus à l‟œuvre », pour reprendre les termes de Mariela De Ferrari – c‟est-à-dire, le chemin

pour acquérir ces connaissances. Il s‟agit de processus cognitifs qui font appel aux capacités de

traitement de l‟information par l‟observation, l‟analyse, les associations d‟idée, l‟inférence, etc. A

travers eux, les apprenants construisent eux-mêmes leurs propres connaissances, comme ils ont

commencé à le faire en immersion. Cependant, les formateurs tendent à livrer d‟emblée toutes les

explications comme s‟ils étaient des dictionnaires vivants.

Dans l‟ensemble, on peut donc faire état de divers degrés d‟appropriation de la démarche

ASL, avec quelques formateurs qui tendent réellement vers cette logique dans leurs pratiques. Il

est clair que ce dispositif peut être déstabilisant parce qu‟il exige d‟eux d‟abandonner leurs

schémas de la formation linguistique au sens ordinaire du terme. Pour que ce soit possible, il faut

d‟une part que les nouveaux principes privilégiés soient compris, mais encore, que la démarche

convainque ceux qui sont censés la mettre en pratique. Or, l‟analyse des questionnaires nous

montre que cette question se pose toujours après que le dispositif a été officiellement lancé.

4.3 DEUXIEME CORPUS : L’ESPACE DES POINTS DE VUE – L’ADHESION AU CHOIX

DE LA DEMARCHE ASL

Avant de rentrer dans une analyse qui nous éclairera sur la conviction des formateurs de la

pertinence de la démarche ASL à l‟Atelier Formation de Base (AFB), rappelons comment ce

dispositif a été instauré dans la structure.

Par le travail de la conseillère pédagogique, les principes de cette démarche ont été insufflés au

projet de l‟Atelier Formation de Base (AFB) bien avant leur lancement concret, effectif et officiel en

septembre 2007 auprès des formateurs. Par ailleurs, l‟Atelier Formation de Base (AFB) bénéficiait

déjà de financements accordés par l‟Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Egalité des chances

(ACSE) pour ce type d‟action. Toutefois, n‟estimant pas que ce qui était proposé avant septembre

2007 corresponde réellement à des ASL, l‟institution a réduit de moitié ses subventions. Aussi,

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

129

l‟année 2007-2008 s‟est présentée comme celle de la mise en place générale 1 et effective du

dispositif à l‟Atelier Formation de Base (AFB), validée par la nouvelle Directrice.

Lors du séminaire de rentrée en septembre, où étaient réunis tous les acteurs de la structure, on a

« publiquement » annoncé le lancement des ASL qui était imminent, et dont on parlait

ouvertement depuis plusieurs mois (notamment au bilan annuel de juin 2007, où la conseillère

pédagogique avait présenté l‟historique du dispositif et ses principes méthodologiques). Les

formateurs étaient vivement invités à s‟y investir. Toutefois, certains ont préféré animer un

groupe ordinaire. Ce lancement a causé un grand mouvement de discussions animées par

beaucoup de panique, de questions et d‟opposition également. Durant les deux jours du séminaire,

les formateurs ont eu à constituer leurs binômes et définir l‟orientation de l‟ASL qu‟ils décidaient

de mener à partir du lundi suivant. Six mois après, on a donc recueilli, sous forme de

questionnaire, les avis sur le dispositif qui suscitait toujours de vifs débats.

Dans l‟ensemble, l‟analyse de quinze questionnaires remplis que nous avons recueillis laisse

apparaître quatre types de positionnement vis-à-vis de la démarche ASL, que nous pouvons

classer comme suit :

- Les personnes qui n’ont pas directement répondu aux questions mais qui ont

donné un avis, et qui ne semblent pas saisir le principe de la démarche ;

- Les personnes qui ont répondu par non à la première question, et qui ne sont pas

convaincues de la pertinence de la démarche dans le cadre de l‟Atelier Formation de

Base (AFB) ;

- Les personnes qui ont répondu par oui avec des réserves, ou par oui et non à la

première question, et qui sont plutôt mitigées ;

- Les personnes qui ont répondu oui, même si elles ont fait des remarques, et qui sont

convaincues de la pertinence de la démarche à l‟Atelier Formation de Base (AFB) ;

Pour donner une vision plus globale des retours, nous avons résumé en quelques lignes chacun

des quinze questionnaires recueillis disponibles dans leur intégralité en annexe. Selon l‟ordre de

classement des profils que nous venons de proposer, chaque lettre de l‟alphabet renvoie à une

personne – formateur ou formatrice – ayant rempli le document :

1 C‟est-à-dire à la plupart des groupes. Cette mise en place pouvait difficilement être partielle (sur quelques groupes)

si la structure voulait garder son financement.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

130

Les personnes qui n’ont pas directement répondu aux questions mais qui ont donné un avis :

A ne sait pas se prononcer sur la pertinence des ASL. Pour elle, « il faudrait faire aussi

de l‟alphabétisation ».

B affirme s‟attacher « SURTOUT » à tendre vers « l‟autonomie des stagiaires en matière

de lecture et d‟écriture ».

Pour C, les espaces sociaux et leur organisation sont parfois trop compliqués d‟accès

pour être traités d‟emblée. Il faut au préalable munir les stagiaires d‟un répertoire de

vocabulaire pour les y préparer.

Les personnes qui ont répondu par non à la première question :

D n‟est pas convaincue car, si elle « adhère à 100% avec la philosophie de la démarche »,

cette dernière reste d‟après elle « inadaptée » au groupe dont les besoins vis-à-vis des

espaces sociaux sont beaucoup plus variés que ceux qui sont visés par la dénomination

de l‟ASL qu‟on leur a attribué. De plus, un fonctionnement optimum du dispositif

exigerait une ingénierie de formation plus structurée dont D déplore le manque.

E n‟est pas convaincue parce que l‟Atelier Formation de Base (AFB) n‟est pas une

association de proximité et que le public qu‟il accueille est « déjà débrouillé ».

F n‟est pas convaincue parce que les groupes ne sont pas cohérents en terme de

besoins vis-à-vis des espaces sociaux. De plus, elle signale davantage des besoins en

langue qu‟un manque d‟autonomie sociale.

G n‟est pas convaincue parce que l‟ASL attribué à son groupe ne correspond pas du

tout aux besoins des stagiaires en terme d‟autonomie sociale. Elle attire également

l‟attention sur le fait que ça ne réponde pas aux “ besoins de vocabulaire auquel ils sont

confrontés ”.

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Les personnes qui ont répondu par oui avec des réserves, ou par oui et non à la première question :

H hésite parce que les stagiaires ont besoin d‟après elle d‟un temps d‟adaptation à la

formation « avant de circuler d‟un module à l‟autre ». Elle ne voit pas comment aborder

un espace social sans un travail préalable du vocabulaire.

I hésite car les « possibilités linguistiques » des stagiaires constituent un frein pour

travailler sur les espaces.

J serait plutôt convaincue mais souligne que les stagiaires ont souvent déjà atteint un

certain degré d‟autonomie sociale et que c‟est « l‟expression » qui leur « manque ». De

plus, elle se trouve freinée par les « réticences » manifestes des stagiaires à « aller à

l‟extérieur ».

K serait plutôt convaincue par la finalité concrète que donne le dispositif aux

apprentissages, mais le critère de proximité est « illusoire » dans la mesure où l‟Atelier

Formation de Base (AFB) accueille des personnes venant du « Grand Paris » ; et les

« parrainages » ne se justifient pas toujours étant donné le caractère ponctuel des

sollicitations du partenaire. Par ailleurs, K déplore le manque de cohérence de son

groupe en terme de besoins vis-à-vis des espaces sociaux.

L est « en partie » convaincue parce que le lien avec un espace concret « accélère les

progrès linguistiques ». Elle déplore cependant le cadre « trop restrictif » de l‟ASL

attribué à ses groupes, alors qu‟elle remarque des besoins qui s‟étalent sur un champ

beaucoup plus large que celui désigné par l‟appellation de l‟ASL de son groupe intitulé

« vie professionnelle ».

Les personnes qui ont répondu oui :

M est convaincue de la pertinence du dispositif parce que l‟ASL est un moyen de

travailler sur des besoins quotidiens comme elle l‟a fait avec les commerces de la rue.

Toutefois elle signale la nécessité de prévoir un « volet linguistique ».

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

132

N est convaincue parce qu‟elle perçoit dans l‟ASL une « colonne vertébrale » pour

« consolider le linguistique » ; elle souligne « une transversalité très riche à développer ».

Néanmoins, elle fait remarquer que l‟exclusivité induite par la dénomination de l‟ASL

doit « tenir compte du niveau d‟autonomie et correspondre au besoin du groupe

concerné ».

O est convaincue parce que la démarche favorise concrètement le développement de

l‟autonomie en société. Cependant, elle fait remarquer que l‟Atelier Formation de Base

(AFB) n‟est pas une association de proximité à la différence des structures qui,

d‟ordinaire, mettent en place ce type de dispositif. Elle invite également à réfléchir à la

notion de partenariat qui serait, selon elle, à envisager plutôt au niveau de la structure

que du groupe.

Dans l‟ensemble, on peut estimer d‟après ces retours que certains principes techniques

élémentaires de la démarche ont été relativement saisis par une partie des formateurs , en théorie.

Qu‟ils soient, en effet, plus ou moins convaincus de la pertinence du dispositif, un certain

nombre attire l‟attention, à travers leurs remarques, sur le partenariat de proximité comme un de

ses axes forts. Pour les uns, cet aspect constitue un obstacle à la mise en place des ASL à l‟Atelier

Formation de Base (AFB) qui n‟est pas une association de proximité, alors que d‟autres semblent

s‟accommoder du fait que leurs stagiaires puissent tous ne pas provenir du même quartier.

Néanmoins, il est intéressant de constater que toutes les remarques, sauf celles d‟N, dont l‟ASL

explore l‟impact du calendrier français sur la vie quotidienne, évoquent la question des ASL

uniquement sous l‟angle de l‟appropriation des espaces sociaux. Or, comme nous l‟avons vu dans

la deuxième partie de ce travail, l‟ASL repose sur trois pivots qui balisent la démarche, à savoir les

espaces sociaux, mais aussi « la logique calendaire », et « les principes de la République et leurs

répercussions dans les espaces sociaux » (CLP, 2004). L‟attention reste focalisée sur le premier

pivot qui, des trois, bouscule davantage les pratiques pédagogiques parce qu‟il invite

concrètement à sortir de la classe. On peut d‟ailleurs se demander si cet aspect de la démarche n‟a

pas également polarisé les discours des personnes chargées de la promouvoir et de la mettre en

œuvre, ce qui expliquerait en partie le fait que les visites exploratoires fassent tellement l‟objet de

débats.

Le point sur lequel semble toutefois demeurer le plus de confusion, même pour M qui

affirment sa conviction dans la pertinence de la démarche, concerne la manière d‟établir un lien

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133

avec le développement des compétences langagières au sein des ASL. A travers la notion d‟

« appropriation des espaces » s‟est, en effet, très souvent perdu le point de vue de la langue

comme moyen pour y parvenir. C‟est du reste un point majeur sur lequel, dans la pratique, subsiste

l‟essentiel des difficultés pour rentrer dans une perspective actionnelle, car la langue reste en soi

dans les esprits la seule finalité des apprentissages au détriment de l‟action sociale. Ainsi, on a pu

voir apparaître sur des fiches de suivi des objectifs aussi vagues qu‟ « aller à la Poste » au lieu par

exemple de « demander le chemin pour aller à la Poste », ou encore « chercher sur un plan un

itinéraire pour aller à la Poste ».

Il est à noter que les formateurs les moins convaincus ne rejettent pas systématiquement la

démarche en soi. Pour certains, comme D qui y adhère « à 100% », elle n‟est simplement pas

« adaptée » à la structure de l‟Atelier Formation de Base (AFB) qui n‟est pas une association de

proximité. Ce critère semble souvent perçu comme incontournable pour la mise en place des

ASL, si bien qu‟il justifie le manque de pertinence qui leur est reproché. Le niveau d‟autonomie

acquis par ailleurs dans la plupart des espaces sociaux porterait atteinte à la motivation des

stagiaires, plutôt peu enclins à « aller à l‟extérieur ». On remarquera que, plus les formateurs font

preuve de scepticisme, plus cette autonomie se dresse comme un problème pour mener un ASL

avec leur groupe. On peut supposer que ces réticences de leur part traduisent également une

certaine perplexité quant à la manière de mener les visites d‟exploration, due à un simple manque

de méthode. Ces dernières, lorsqu‟elles ont eu lieu, ont en effet souvent été conduites comme des

visites touristiques, où on allait se promener, voir ce qu‟il y avait et l‟expliquer. La visite

d‟exploration devrait davantage se dérouler comme un jeu de piste avec des consignes

d‟observation pour réunir des indices qui seront analysés ensuite plus longuement en formation.

Dans cette perspective, l‟approche d‟un espace social revêt une toute autre dimension susceptible

d‟intéresser aussi ceux qui le connaissaient déjà a priori. Cependant, cette pratique n‟est pas facile

parce qu‟elle pousse à sortir du traditionnel face à face pédagogique statique induit par le schéma

traditionnel d‟un cours.

Les formateurs les plus sceptiques voient également difficilement comment aborder le

système sociétal sans une préparation préalable qui se résume en réalité, dans les propos recueillis,

à une préparation lexicale. De là, émerge un nouveau point fort d‟incompréhension de la

démarche. L‟approche systémique de la complexité qui se justifie, comme nous l‟avons

précédemment évoqué, par la spécificité des publics de la formation à visée d‟insertion d‟évoluer

quotidiennement en situation permanente d‟immersion linguistique et culturelle, constitue une

difficulté majeure pour de nombreux formateurs habitués à une logique inverse. Pourtant, la

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L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

134

démarche ASL est fondée sur cette approche et perdraient tout intérêt si on procédait autrement.

C‟est d‟ailleurs cette caractéristique qui échappe à tous les formateurs qui préconisent une

préparation préalable au vocabulaire qu‟il faudrait maîtriser pour utiliser les services de tel ou tel

endroit. Ce point de vue est nourri par une représentation persistante de

l‟enseignement/apprentissage comme le moment où se constitue un bagage linguistique, conçu

comme une sorte de réserve si on se rapproche de la métaphore du « savoir comme stock »

proposée par Jobert (Jobert, 2000). Cette image empêche d‟appréhender les espaces pédagogiques

comme le lieu et le moment où se développent des stratégies cognitives d‟élaboration du sens

dans les situations de communication du quotidien. On remarquera que le scepticisme des

formateurs, qui ne se repèrent pas dans une approche systémique, est accru par l‟absence de lien

qu‟ils perçoivent justement entre ASL et pratique langagière.

Les personnes les plus convaincues de la pertinence du dispositif lui reconnaissent un

apport concret dans la perspective d‟autonomie sociale visée par l’Atelier Formation de Base (AFB).

Elles y trouvent également un fil conducteur pour donner plus de cohérence aux les activités de

« consolidation linguistique ». Si le lien entre l‟appropriation des paramètres sociétaux et la

pratique langagière ne fait donc plus de doute ici, des questions subsistent quant à l‟organisation

du dispositif au sein de l‟Atelier Formation de Base (AFB). Tout d‟abord, force est de constater chez

la plupart des formateurs, convaincus ou pas, des remarques concernant la cohérence de leurs

groupes en terme de besoins. Il semblerait que l‟attribution de tel ou tel ASL n‟ait pas

suffisamment tenu compte des spécificités des stagiaires, et que certains se soient retrouvés par

exemple dans des groupes déconnectés de leurs propres besoins.

Par ailleurs, O s‟interroge sur la notion de partenariat et sur leur mise en place. Quand les ASL

ont été lancés à la rentrée 2007-2008, il a été demandé aux binômes de formateurs de définir des

espaces, ensuite de quoi l‟association se chargeait de prendre contact avec les interlocuteurs

appropriés pour préparer les dits « partenariats ». La nature même de ces partenariats reste floue

au point que K les confonde avec un « parrainage ». Par définition, ils ne peuvent se réduire à des

sollicitations ponctuelles et sporadiques n‟émanant que d‟un côté ; or, c‟est un peu ce qui s‟est

profilé quand chaque groupe allait de son côté « visiter » un endroit. O n‟a pas tort de faire

remarquer que les partenariats seraient plutôt à envisager au niveau global de la structure que du

groupe, ce qui renvoie à la question de la conduite du projet par la structure qui le porte, en

l‟occurrence l‟Atelier Formation de Base (AFB). Cette remarque est du reste reprise par D, pour qui

« rien ne doit être improvisé, mais plutôt planifié et supporté par une structure permanente »,

rajoutant qu‟il serait « quelque peu illusoire de faire reposer cette architecture sur des seuls

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bénévoles dont l‟offre de temps est souvent limitée aux seules heures de cours ». Bien que

l‟organisation joue un rôle certain sur la perception du dispositif par ceux chargés de le mettre en

œuvre, rappelons que l‟objet de cette analyse n‟est pas tant la mise en place des ASL que

l‟appropriation par les formateurs de la démarche qui en découle. Sur ce point, on peut

considérer qu‟il se dégage encore de ces questionnaires beaucoup de confusion, surtout sur la

manière d‟articuler les ASL avec le développement des compétences communicatives, dans une

perspective actionnelle. Dès lors, il faut encore un important travail pour éclaircir cet aspect et

faire évoluer les pratiques dans ce sens. Notons juste que les allusions plus ou moins critiques à

cette organisation traversent tous les formateurs, qu‟ils y soient favorables ou non ; et que,

convaincus ou pas, cela ne détermine pas nécessairement l‟adhésion des formateurs à la

philosophie de la démarche, comme par exemple pour D.

L‟adhésion constitue un point essentiel sur lequel se joue la question de l‟évolution des

pratiques. Michel Crozier1 et Erhard Friedberg adoptent une vision collective de toute action de

changement dirigé, dont on pourrait s‟inspirer pour celui induit par le lancement des ASL à

l‟Atelier Formation de Base (AFB). Ils affirment qu‟il ne s‟agit pas « de décider une nouvelle

structure, une nouvelle technique, une nouvelle méthode, mais de lancer un processus de

changement qui implique action et réactions, négociations et coopération. Il s‟agit d‟une

opération qui met en jeu non pas la volonté d‟un seul, mais la capacité de groupes différents

engagés dans un système complexe à coopérer autrement dans la même action » (Crozier &

Friedberg, 1977). En considérant tout « système d‟action collective » comme un « construit

social » par essence non naturel, les deux sociologues rappellent que le bon fonctionnement de

l‟entreprise repose sur « l‟intégration des comportements » de ses acteurs qui, par ailleurs,

poursuivent des objectifs divergents en rapport avec leur propre recherche de satisfaction. Ils

rapprochent l‟organisation collective à « un univers de conflit » où se jouent continuellement des

stratégies de pouvoir entre ses membres pour se garantir le contrôle des « zones d‟incertitude »

que lui procure le système en place. Or, le changement modifie les paramètres du « jeu » et

menace ces sources de pouvoir. Afin de favoriser le changement, Michel Crozier et Erhard

Fiedberg considèrent donc qu‟il faut « que tout un système d‟action se transforme, c'est-à-dire

que les hommes doivent mettre en pratique de nouveaux rapports humains, de nouvelles formes

1 En France, Michel Crozier a instigué, en fondant en 1965 le Centre de Sociologie des Organisations, un courant de

recherches empiriques sur le fonctionnement des organisations et sur les dynamiques institutionnelles dans les

secteurs publics et privés. Il a contribué au développement de la réflexion autour de l‟organisation d‟action humaine

en tant que système d‟action autonome transcendant les domaines et les secteurs d‟activité. Il s‟est particulièrement

intéressé aux mécanismes du changement institutionnel.

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de contrôle social » (Crozier & Friedberg, 1977). Ils définissent le changement comme « un

processus de création collective à travers lequel les membres d‟une collectivité donnée apprennent

ensemble, c'est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération

et du conflit, bref, une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles

et organisationnelles correspondantes » (Crozier & Friedberg, 1977).

C‟est dire si la question de l‟adhésion au projet est pertinente dans un contexte de changement.

Cependant, concernant l‟Atelier Formation de Base (AFB), l‟évolution des pratiques est également

conditionnée par un degré d‟investissement dont on peut s‟interroger sur les limites dans le cas

précis du bénévolat ; c‟est sur cette question que nous allons à présent porter notre intérêt.

4.4 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEURS – LE PARCOURS ET LES

MOTIVATIONS DE L’ENGAGEMENT BENEVOLE

En intégrant l‟Atelier Formation de Base (AFB), les formateurs valident leur engagement

auprès de la Directrice en signant avec elle une « convention d‟engagement réciproque » (voir le

document disponible en annexe). Ce document délimite le cadre de leur activité dans le respect

des conditions sur lesquelles s‟engage chaque signataire. En quelques mots, l‟association doit

informer le bénévole sur les types d‟activité de sa structure, pour lesquelles il sollicite l‟intéressé(e),

et sur les différentes instances d‟accompagnement qui rentrent dans ce cadre. Elle veille à ce que

leur accès reste compatible avec ses disponibilités. Elle assure les diverses prises en charge

relatives à l‟exercice de ces activités. De son côté le bénévole s‟engage notamment « à respecter

les valeurs du Mouvement Emmaüs exprimées dans son manifeste universel, l‟esprit du projet de

l‟Association, la mission et les règles de fonctionnement de l‟Atelier qui reposent sur des

compétences techniques ». Mais ici, à la différence d‟une entreprise qui embauche des salariés, le

candidat offre ses services sous le couvert de sa bonne volonté. Et, de fait, le rapport qui se crée

entre la structure et lui est d‟une autre nature. L‟implication des bénévoles est conditionnée par

plusieurs facteurs limitant. On peut les répartir en deux grands groupes qui laissent apparaître une

double dimension de leur engagement :

- Une dimension formelle qui renvoie aux modalités contractuelles de cet engagement ;

- Une dimension personnelle, déterminante car c‟est sur elle que reposent les enjeux de

l‟évolution des pratiques pédagogiques des formateurs bénévoles.

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Au regard de ces paramètres, explorés à travers une analyse d‟entretiens recueillis sur le terrain,

nous nous sommes demandé jusqu‟où peuvent pertinemment porter les exigences induites par le

projet de l‟Atelier Formation de Base (AFB), dont l‟ambition est à la hauteur d‟un niveau d‟exigence

professionnel.

Si l‟engagement au sens propre – de même que l‟adhésion au projet – est validé

officiellement par la signature de la convention entre l‟Atelier Formation de Base (AFB) et le

bénévole, il est néanmoins avant tout motivé par une « bonne volonté » fondée sur des

motivations, des besoins et des attentes spécifiques. Il est donc intéressant pour nous, à présent,

de porter notre regard sur les parcours qui ont conduit ces personnes à offrir leurs services, sans

contrepartie matérielle. La variété des entretiens donne un aperçu de la diversité des profils de

formatrices et formateurs qui interviennent en cours du jour sur des ASL à l’Atelier Formation de

Base (AFB) d‟Emmaüs. Rappelons que, le projet des cours du soir étant différent, il n‟aurait pas

été pertinent de solliciter ces bénévoles-là. Nous proposons tout d‟abord un résumé des données

objectives retenues sur chaque entretien pour esquisser les sept profils suivants :

Jocelyne (65 ans) est née en 1943 à Alger de parents fonctionnaires. Elle y a vécu

jusqu‟à 17 ans. Pendant la guerre d‟Algérie, elle est arrivée en France avec ses parents,

où elle est restée depuis. Après quelques années dans le Sud Ouest et dans le Midi, elle

est montée à Paris pour suivre son mari. Elle réside actuellement dans le XIIe

arrondissement. Elle a commencé à travailler comme professeur de secrétariat. En

recherche d‟expérience concrète pour étayer son enseignement, elle a eu une courte

expérience de travail en entreprise. Arrivée à Paris, elle a quitté l‟enseignement, et est

rentrée au Crédit Lyonnais. Elle a été mutée, peu après son embauche, à un poste de

gestionnaire des ressources humaines et de responsable assurance qualité. Au bout de

quinze ans, elle est partie en retraite, et a presque immédiatement enchaîné comme

bénévole à l‟Atelier Formation de Base où elle propose ses services depuis six ans (2001).

Ce fut sa première expérience du bénévolat. Par ailleurs, elle mène diverses activités, et

continue de beaucoup voyager.

Hélène (53 ans) est née en 1955 à Versailles dans les Yvelines. Actuellement, elle réside

à Garches (92). Après une licence de lettres modernes et un BTS de secrétariat de

direction, elle a travaillé pendant cinq ans dans une entreprise chargée de développer la

coopération technique, industrielle et commerciale au niveau international. Puis elle

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s‟est mariée et a eu quatre enfants. Devenue mère au foyer, elle assiste son mari dans

son cabinet médical. Elle fait aussi du bénévolat pour occuper son temps libre,

notamment toujours proche du milieu scolaire (soutien, etc.) par souci de présence

dans l‟environnement quotidien de ses enfants. Elle est également intervenue comme

bénévole à l‟association Accueil des Villes Françaises (AVF) qui accueille des expatriés de

passage. Autrement, Hélène a beaucoup voyagé en famille dans les pays limitrophes de

la France, avec une priorité axée sur « le culturel ». Elle a aussi eu plusieurs fois

l‟occasion de passer des séjours linguistiques en Angleterre et en Italie. En partie libérée

de ses impératifs de mère au foyer, elle est arrivée par hasard à l‟Atelier Formation de Base

il y a un an, après avoir trouvé une annonce sur le site d‟Emmaüs.

Robert (71 ans) est né à Hazebrouck dans le Nord. Il réside actuellement aux Ulysses

(91). En 1958, après une scolarité dans un établissement catholique et une transition de

huit cents jours comme novice bénédictin, il a finalement rompu son sursit militaire et

s‟est retrouvé au Maroc. Il y termine son service en échappant à la guerre d‟Algérie,

puis rentre en France avant de revenir au Maroc comme instituteur. C‟est là qu‟il

commence à « faire de l‟alphabétisation » pour des mineurs de Bouazer en cours du soir.

En 1965, il rentre en France où il travaille un an dans les assurances, et arrondit ses

revenus par de l‟alphabétisation à l’Association pour la Formation des Travailleurs Africains et

Malgaches (AFTAM). Il repart ensuite comme volontaire du progrès au Cameroun où il

devient animateur culturel par le cinéma. Après un bref passage à Roubaix dans les

assurances, il intègre en 1970 l‟Alliance Française d‟Oviedo en Asturies. En 1971, il rentre

définitivement en France. Il devient responsable d‟un foyer de jeunes travailleurs à

Cachan (92). Puis au bout d‟une quinzaine d‟années, il encadre pendant neuf mois un

foyer de logements à Maisons-Alfort (94). Après un transit en tant que bénévole dans

une communauté d‟Emmaüs, il est embauché dans un foyer d‟africains soninkés, qui

sera racheté par la Sonacotra avant son départ en retraite. C‟est en trouvant par hasard

une annonce dans le quotidien Libération qu‟il est arrivé à l’Atelier Formation de Base en

2000. Il intervient par ailleurs également à l‟Association de Solidarité avec les Travailleurs

Immigrés (ASTI) et fait des permanences dans une autre association, “ bien marquée à

gauche ”, d‟anciens combattants.

Eric (45 ans) est né en 1963 en Vendée. Avant d‟arriver à Paris, où il réside dans le

XIVe arrondissement, il a vécu parfois au-delà des frontières de la France. Il a ainsi

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139

passé un an en Ouganda dans le cadre de son service militaire, et également quelques

temps en Norvège. A la suite de ses études dans une école de commerce, il a intégré le

domaine biomédical, où il a touché à plusieurs activités comme le marketing, la

formation professionnelle et la formation commerciale. Pendant vingt ans, il a été

amené à beaucoup voyager dans le cadre de ce travail. En 2007, il fait un break définitif

« sans perspective de retour à une vie professionnelle telle qu‟il la connaissait ». Il

rejoint l‟Atelier Formation de Base, suite à une annonce découverte par hasard dans le

quotidien Libération.

Jean-Pierre (61 ans) est né en 1947. Il est originaire de Neuilly-Plaisance, où il vit

toujours. Il a travaillé vingt-cinq ans dans un groupe informatique où il a occupé

plusieurs postes, au marketing et au management. Les sept dernières années, il était

Directeur Général d‟une filiale du groupe, spécialisée dans les moyens de paiement.

Durant sa carrière, il a eu l‟occasion de se voyager, notamment aux Etats-Unis, pour y

établir des partenariats. Sinon, à l‟exception de quelques expériences à l‟étranger, il ne se

définit pas comme un globe trotter. En 2005, pour des raisons de santé, il négocie son

départ à la retraite. Il a rejoint l‟Atelier Formation de Base à la rentrée 2007-2008 sur une

annonce parue dans Libération. Par ailleurs, il intervient ponctuellement sur des

manifestations de sa municipalité, ou encore auprès de la dirigeante de son ancienne

entreprise à raison de deux demi-journées par mois.

Sylvie (53 ans) est née en 1955 à Neuilly-sur-Seine. Elle réside actuellement à Paris,

dans le XVIe arrondissement. Ses parents vivant en Côte d‟Ivoire, elle y a passé son

enfance jusqu‟à 18 ans, à cheval avec Arcachon où elle est rentrée en pension dès 7 ans.

Après une maîtrise de russe à l‟Institut National des Langues et Civilisations Orientales

(INALCO) et une licence d‟anglais à la Sorbonne, elle se retrouve à 26 ans en URSS,

comme formatrice de futurs professeurs de français. Puis, après de brefs passages à

Paris, où elle donne des cours d‟anglais dans une école primaire, et en Allemagne, elle

arrive à Singapour où elle est traductrice bénévole à l‟hôpital. Elle y reste quatre ans et

demi, puis part vivre à New York jusqu‟en 2003, où elle intervient un peu à l‟Alliance

Française comme modératrice de soirée, en plus de quelques cours privés de français.

Elle a rejoint, quelques mois après son retour en France, l‟Atelier Formation de Base suite

à une annonce dans la rue. Elle travaille également comme professeur de français pour

une société privée qui prend en charge des expatriés américains venus vivre à Paris.

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Nadia (58 ans) est née en 1950 à Paris. A moitié algérienne par son père, elle n‟a jamais

été en contact avec sa famille nord africaine mais a toujours revendiqué son arabité.

Après le baccalauréat, elle travaille à la Caisse d’Epargne où elle occupe plusieurs postes

au secrétariat et à la comptabilité. Suite à une formation de cinq ans au Conservatoire

National des Arts et Métiers (CNAM) en ressources humaines et sociologie des

organisations, elle devient formatrice en techniques de vente de produits bancaires. Elle

garde cette fonction pendant dix ans, et s‟implique fortement par ailleurs dans des

activités syndicales et politiques. Une année d‟école de Hautes Etudes Commerciales (HEC),

avec une spécialité en ressources humaines, l‟amène à pourvoir un poste de responsable

RH dans son entreprise. Puis, en 1998, suite à une réorganisation interne, elle passe à la

communication. Lassée, elle négocie sa retraite et commence à intervenir

ponctuellement à l‟Atelier Formation de Base en parallèle, avant de le faire régulièrement,

une fois partie de son entreprise.

Ces profils de formateurs du jour de l‟Atelier Formation de Base (AFB) sont assez

représentatifs de l‟ensemble des profils des bénévoles qui y interviennent en journée. Ils décrivent

des personnes relativement différentes les unes des autres. Tout d‟abord, elles n‟appartiennent

pas toute à la même génération, et bien que la dominante dans l‟équipe des formateurs du jour

tourne autour de la soixantaine d‟années, les plus jeunes et les plus âgés ne sont pas rares.

Néanmoins, en journée, on ne descend pas actuellement en dessous de quarante-cinq ans. Par

ailleurs, notons que si la parité homme femme est à peu près respectée sur cet échantillon, la

réalité est toute autre et présente une nette majorité féminine.

A partir de ces portraits nous pouvons également faire un certain nombre de rapprochements. En

général, comme c‟est le cas sur l‟ensemble, tous proviennent des classes moyennes relativement

aisées. Robert fait un peu exception, et se définit lui-même comme un marginal. Nombreux sont

ceux qui ont mené jusque là un parcours très actif, ce qui est une dominante qu‟on retrouve

également sur l‟ensemble de l‟équipe et qui se traduit par des personnalités au fort tempérament.

Six des sept formateurs interrogés mènent en parallèle d‟autres activités.

Enfin, il est intéressant de constater que tous, au moment où ils rejoignent l‟Atelier Formation de

Base (AFB), traversent dans leur parcours un moment de transition. Jocelyne, Robert, Nadia et

Jean-Pierre sont passés à la retraite ; Sylvie est rentrée en France après une quinzaine d‟années en

expatriation ; les enfants d‟Hélène deviennent « tirés d‟affaire » ; Eric a fait un break définitif

« sans perspective de retour à une vie professionnelle telle qu‟il la connaissait ». Dans ces

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situations, l‟expérience de bénévolat peut constituer une plateforme de transition pour amorcer

un nouveau tournant (Eric), pour accompagner un nouveau chemin de vie, voire le compléter

comme dans le cas de Sylvie. C‟est dire les enjeux personnels qui peuvent y être rattachés, et qui

font qu‟il s‟agit de bien plus que d‟un passe temps. Par leur engagement, les bénévoles prennent

part à une entreprise qui répond à certains de leurs besoins, et dont ils attendent plus ou moins

consciemment un retour.

Les motivations qui poussent à s‟engager dans une activité de bénévolat sont diverses.

Dans le cas présent, la volonté de départ n‟atteignait pas le même degré chez l‟ensemble des

personnes interrogées. Jocelyne et Nadia s‟étaient plus ou moins préparées et ont pris cette

orientation dès qu‟elles en ont eu la possibilité. Hélène, Sylvie et Robert avaient plus ou moins

envisagé une telle activité comme une possibilité et l‟Atelier Formation de Base (AFB) s‟est présenté

comme une occasion. Eric et Jean-Pierre, de leur côté, en ont également saisi l‟opportunité sans y

avoir spécialement songé avant de trouver l‟annonce de recrutement.

D‟après les différents témoignages dont nous disposons, nous pouvons identifier plusieurs types

de besoins qui justifient l‟engagement dans le bénévolat. Certains sont clairement exprimés alors

que d‟autres se profilent entre les mots.

Jocelyne déclare : « J‟ai besoin de contact […] rester en prise avec la réalité ». Le bénévolat

semble être un moyen pour nouer ou pour garder des liens avec la société active, pour être

ou rester connecté au monde. Et si pour certains il peut simplement s‟agir d‟une présence, ce peut

être aussi un besoin d‟établir des rapports plus profonds. Hélène a choisi l‟Atelier Formation de Base

(AFB) dans l‟espoir d‟avoir des relations « moins superficielles » avec le public accueilli que par

son expérience avec Accueil des Villes Françaises (AVF). Ce point de vue repose sur une certaine

représentation qui lui appartient ; nous reviendrons sur cette question ultérieurement. Mais d‟une

manière plus générale, il y a la recherche d‟une dimension humaine à travers l‟engagement dans le

bénévolat. On retrouve cet aspect à plusieurs degrés. Jocelyne veut « donner aux autres » et « faire

partager ce qu‟elle sait », tandis qu‟Eric aspire à « offrir des clefs pour mieux accéder au monde

du travail », ce qui l‟a orienté dans le domaine de la formation. Donner, et partager traduisent un

élan d‟altruisme, qui dans certains cas – même si ce n‟est pas systématique – prend la forme d‟un

réel investissement pour une cause. On le ressent tout particulièrement chez Nadia qui

exprime sa volonté de « s‟impliquer pour se sentir responsable ». Ce geste, qui est davantage chez

elle une mobilisation, marque un positionnement clair vis-à-vis d‟un public en général identifié

comme étant « dans le besoin », selon les mots de Sylvie, ou encore comme « défavorisé » ou

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« non privilégié » d‟après Eric. A travers ces propos transparaît une tonalité misérabiliste, qui

colore souvent, de manière plus ou moins prononcée, l‟engagement de nombreux bénévoles

(mais pas systématique non plus, soulignons-le).

A un moment de transition dans leurs vies s‟établit un nouveau rapport au temps.

L‟implication dans le bénévolat sera conditionnée par ce qui peut être vécu comme, par exemple,

une « rupture de travail », pour reprendre les termes de Jean-Pierre définissant sa cessation

d‟activité professionnelle. En effet, pour ceux qui passent à la retraite, il y a un réel souci – plus

ou moins explicitement exprimé – de compenser, voire amortir cette transition. Cela transparaît

en filigrane quand Jocelyne se félicite d‟avoir pu « rebondir, effectuer ce passage sans trop de

heurts » ; lorsque Sylvie est rentrée de New York, elle était quelque peu « désœuvrée ». Ainsi le

bénévolat se présente comme une opportunité pour « ne pas rester dans son petit confort »

(Jocelyne), ou pour « avoir l‟air actif […] ne pas trop se fossiliser » d‟après Robert qui se compare

à sa femme de quinze ans plus jeune, et active.

Chez les différentes personnes que nous avons interrogées nous décelons donc différents

rapports au temps. Pour Hélène, il s‟agit bien de « combler les trous de son emploi du temps » ou

de s‟investir parce qu‟elle a « plus de temps ». Chez Eric, il y a d‟abord l‟envie générale de

« prendre du vrai temps […] redonner du contenu au temps […] ne plus avoir pendant une année

d‟agenda », et son engagement ne devra pas nuire à cette décision. En fait, à travers cette

dimension, nous approchons une sorte de « point de tension » sur lequel se joue en partie une des

limites de l‟implication des bénévoles dans le projet. En effet, la mobilisation ne doit pas prendre

le pas sur la vie personnelle tout en contribuant à un mieux-être. Peut-être que l‟engagement, s‟il

correspond par ailleurs à une réelle volonté d‟implication dans une cause – du moins pour une

partie de ceux qui le choisissent, n‟en demeure pas moins également une manière pour donner

plus de congruence aux articulations des moments parcourus dans leur vie. Jocelyne n‟intervient

d‟ailleurs plus à la Mission Locale parce qu‟elle a « besoin d‟un peu de temps libre, maintenant, de

se poser et de faire des choses pour elle ».

L’aspiration à la découverte, à la nouveauté revient aussi dans plusieurs propos. Elle

constitue une raison supplémentaire pour s‟engager dans une action comme celle portée par

l‟Atelier Formation de Base (AFB). Jocelyne et Eric l‟expriment clairement, que ce soit dans la

volonté de rechercher un contact avec un public inconnu, ou de découvrir autre chose. Cette

notion accompagne la phase de transition qui s‟opère. Le « break » d‟Eric traduit une dynamique

semblable à celle de la « rupture de travail » de Jean-Pierre, mais elle est vécue à un autre niveau,

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positif. Cette nouveauté revêt même chez Jocelyne l‟allure d‟un challenge quand elle affirme

« préférer la difficulté du contact » en général. Cependant, tout le monde ne semble pas partager

ce besoin. Robert a choisi « l‟alpha » parce qu‟il avait « déjà pratiqué » ; et pour Sylvie il s‟agit

réellement de rester dans la continuité de son parcours. Le rapport à la nouveauté, qui nous

transporte vers l‟inconnu, est un nouveau facteur qui peut conditionner la promptitude des

bénévoles à faire évoluer leurs pratiques. En effet, Hélène dit par exemple explicitement qu‟elle a

toujours appris avant de faire. Ainsi, elle a du mal à concevoir d‟exposer directement ses stagiaires

à la complexité sans les préparer en leur donnant un vocabulaire préalable ; et ce rapport à la

complexité dans une approche systémique est bien un aspect de la démarche que tous les

formateurs n‟arrivent pas à intégrer. D‟autre part, se lancer dans une façon de faire qui change

littéralement des modèles qu‟on a reçus est très déstabilisant, et tout le monde n‟assume pas cette

perturbation. D‟aucuns, comme Jean-Pierre et Eric, auront tendance à y faire face comme si

c‟était un jeu, pour Jocelyne – nous l‟avons dit – il s‟agit davantage d‟un challenge, alors que

d‟autres sont désarmés. Mais qu‟ils soient plus ou moins à l‟aise avec le doute qui accompagne

nécessairement ce processus heuristique, on remarque qu‟au quotidien tous expriment, à un

moment ou à un autre, le besoin d’être rassurés dans leur pratique pour savoir s‟ils font « bien »

ou « mal ». C‟est du reste un point délicat pour l‟accompagnement pédagogique qui ne doit pas

verser dans le jugement des pratiques, malgré cette demande pour savoir où ils se situent.

Finalement, le processus d‟apprentissage des formateurs bénévoles est identique à celui qu‟on leur

demande d‟appliquer aux stagiaires ; c‟est-à-dire qu‟ils doivent construire leur savoir eux-mêmes.

4.5 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEUR – LES ATTENTES ET LES

REPRESENTATIONS DES FORMATEURS BENEVOLES

La question des motivations et des aspirations des bénévoles, qui les poussent à proposer

leurs services en tant que tels, nous emmène sur celle de leurs attentes. Mais, plutôt que d‟attentes,

il s‟agit des contreparties qu‟ils tirent de leur activité et qui justifient leur implication. Ces

éléments sont à prendre en considération par les pilotes du projet s‟ils veulent continuer de

bénéficier d‟une participation efficace de leur main d‟œuvre volontaire. Pourtant, il est bien

évident que ce projet nécessite des décisions et une démarche méthodologique qui ne peuvent

toujours – et ne doivent pas forcément – satisfaire les bénévoles. Avant de nous pencher sur la

question de la professionnalisation des pratiques induite par la démarche, attardons-nous sur ce

que Robert désigne comme « les retours sur investissements » escomptés.

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Participer à une action comme celle de l‟Atelier Formation de Base (AFB) est en effet « valorisant »

et « donne le sentiment d‟exister » selon lui. Ce sentiment, partagé avec celui de gratification et

celui de reconnaissance, répond quelque peu à l‟aspiration de donner, partager, et d‟agir pour

une cause. Il résonne aussi avec le besoin de « se sentir utile » (Jean-Pierre). Ce type de sentiment

découlerait peut-être de cette partie des aspirations renvoyant à la dimension sous-jacente qui

pousse à s‟investir dans le bénévolat – comme compenser un manque. Mais ce que les formateurs

de l‟Atelier Formation de Base (AFB) attendent n‟est pas uniquement de cet ordre. Pour Jocelyne qui

est « toujours intéressée par la découverte d‟autre chose » ou pour Eric, il y a l‟envie de continuer

d’apprendre qui semble particulièrement stimulante. Et, en rapport avec cela, de même qu‟avec

toutes les aspirations qui poussent au bénévolat, il y a un facteur de plaisir important pour la

majorité. S‟ils perdent ce plaisir du contact, de la pratique, etc. ils risquent de perdre tout intérêt

à poursuivre leur activité.

A côté de cela, il y a un autre type d‟attente qui peut constituer un nouveau point de

tension, sur lequel se joue l‟évolution des pratiques. Il s‟agit des attentes qui renvoient à la

perception de l‟action à mener ; en d‟autres termes « selon quel mode est-ce que je m‟imagine

devoir intervenir dans le cadre de mon engagement de bénévole à l‟Atelier Formation de

Base (AFB) ? ». L‟appréhension de cette action est liée aux représentations que chacun nourrit

sur l‟action et sur les publics accueillis. La question des représentations est cruciale en ce qu‟elle

détermine la compréhension des orientations du projet qui justifient une évolution des pratiques.

L‟aspect caritatif souvent étroitement lié à un sentiment nourri de misérabilisme qui colore en

partie l‟engagement des formateurs, repose sur une certaine manière de considérer les migrants en

insertion, ainsi que sur une perception plus ou moins fondée de leur situation. Expliquons-nous ;

si nous reprenons l‟ensemble des expressions utilisées par les personnes interrogées pour parler

des publics accueillis à l‟Atelier Formation de Base (AFB), nous aurons – souvent dans une

opposition entre personnes scolarisées et non scolarisées sur laquelle repose beaucoup de lieux

communs – vis-à-vis de « gens plutôt cultivés » (Hélène), des personnes « défavorisées, non

favorisées […] non privilégiés » (Eric), des personnes qui « n‟arrivent à rien » (Hélène), des

« populations dans le besoin » (Sylvie), voire des groupes « moins dégrossis » émis avec des

guillemets et dont Robert reconnaît lui-même le caractère péjoratif. Lors du séminaire de

septembre 2008, une formatrice s‟est même étonnée que, pour des gens « qui n‟ont pas de

culture », les stagiaires de son groupe obtenaient des résultats surprenants. Nadia déclare par

ailleurs s‟impliquer auprès des publics en question « pour les aider, pour qu‟ils aillent mieux ».

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A travers ces différentes « définitions » on peut dégager des logiques de représentation qui

déterminent en partie le type de rapport qui se construit entre les formateurs bénévoles et les

stagiaires, du moins dans un premier temps. En particulier, une logique fataliste de sous-

estimation qu‟illustre particulièrement clairement le propos d‟Hélène : « ils n‟arrivent à rien ».

C‟est un point de vue partagé par de nombreux formateurs souvent décontenancés par un niveau

qu‟ils jugent sur la base de critères faisant référence à une certaine représentation des activités

attendues – en l‟occurrence ici la lecture et l‟écriture. Il va de soi qu‟un tel avis est stigmatisant et

ne peut, même s‟il est seulement pensé, que se répercuter à terme sur les possibilités d‟évolution

des stagiaires. Cette représentation, comme nous l‟évoquions, est particulièrement prégnante en

ce qui concerne les compétences de la lecture et de l‟écriture, parce que dans l‟esprit de beaucoup

il s‟agit d‟une pratique de déchiffrage linéaire, plus que de construction du sens ; or, quand par

exemple on reçoit une facture détaillées, le réflexe le plus courant est, après avoir l‟émetteur et le

cas échéant le destinataire, de se reporter au montant à régler ainsi qu‟à la date limite ou celle du

prélèvement, et ce, avant de rentrer dans le détail de la facture. Pour cela l‟œil du lecteur balaie

tout le document, selon une stratégie de lecture sélective et non linéaire, à la recherche de ces

informations. Les formateurs finissent par ne plus voir que ce qui manque aux stagiaires – au

détriment de leurs besoins concrets – et en font une particularité de ces publics. Mariela De

Ferrari insiste sur ce que « la formation linguistique des migrants est imprégnée des

représentations et discours marqués par des logiques stigmatisantes dont elle essaie de se

distancier aujourd‟hui. Pendant longtemps en effet, il a été question d‟interroger les spécificités

des publics. A force de centrer leurs interrogations sur leurs „ particularités ‟, on s‟est éloigné des

problématiques objectives liées à leurs besoins langagiers en communication et des enjeux de

l‟enseignement/apprentissage d‟une langue-culture en situation d‟immersion » (De Ferrari, 2008).

Car, en effet, face à ce qui est perçu comme une espèce de vide vertigineux d‟ignorance, la

réaction fréquente est d‟y parer en apportant ce qui semble faire défaut, à savoir « l‟école ». Et on

assiste à des pratiques, qui reproduisent ce qu‟on propose à des enfants de Cours Préparatoire (CP),

et qui sont complètement déconnectées des besoins concrets liés au quotidien d‟apprenants

adultes. On occulte tout ce que leur contexte de vie peut comporter de ressources exploitables et

pertinentes pour ce travail d‟entrée dans l‟écrit. En outre, par manque de recul et pris par ce qui

est perçu comme une urgence absolue – car on a du mal à s‟imaginer comment vivre sans

pouvoir ni lire ni écrire, on occulte aussi les besoins qui peuvent persister à l‟oral et qui sont

déterminants avant d‟envisager de passer à l‟écrit. Face à l‟absence de scolarité qui s‟impose aux

regards des formateurs comme un immense clivage avec les stagiaires, il est aussi courant

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d‟omettre les compétences d‟autodidaxie de certains qui sans l‟école, en sachant exploiter les

ressources à leur portée, ont su développer de réelles compétences de lecture et d‟écriture.

Parmi les représentations courantes sur les publics de la formation à visée d‟insertion, il

en est qui reposent sur un amalgame répandu entre les notions d’illettrisme et

d’analphabétisme. Cet amalgame est souvent révélateur d‟une mauvaise connaissance de ce que

ces notions recouvrent en réalité. Par exemple, on entend parfois des gens qui pensent qu‟on peut

être analphabète dans une langue particulière du seul fait que, ne la connaissant pas, on ne peut la

lire ni l‟écrire. Rappelons juste que l‟analphabétisme désigne le fait de ne pas avoir suivi de

scolarité – qui se caractérise fondamentalement par l‟apprentissage de la lecture et de l‟écriture ; la

notion d‟illettrisme – qui est un concept français – renvoie à un phénomène touchant des

personnes complètement scolarisées qui, pour des raisons toujours difficiles à cerner avec

précision, ont été entravées dans leur entrée dans l‟écrit , et ne le maîtrise pas. Analphabétisme et

illettrisme renvoient pour certains à une absence de culture – un vide d‟ignorance. Lors du

séminaire de l‟Atelier Formation de Base (AFB) de septembre 2008, une bénévole qui s‟occupe

d‟organiser des sorties culturelles, a présenté un projet qui allait d‟après elle changer de l‟ordinaire.

En effet, dans le cadre d‟une visite du musé du Quai Branly à Paris qui renferme, selon ses dire,

« des objets issus des pays des stagiaires », l‟idée était que pour cette fois ce ne serait plus aux

bénévoles de « transmettre la connaissance » mais l‟inverse !

Pour en faire des causes politiques et sensibiliser les Etats afin d‟y apporter des réponses fortes,

ont mobilisé autour de l‟analphabétisme et de l‟illettrisme beaucoup de monde dans des

campagnes militantes, menées par les associations et des syndicats. Elles ont contribué à

développer autour de ces phénomènes un halo d‟idées reçues dont un revers important a été la

stigmatisation des publics concernés1. Mariela De Ferrari souligne l‟impact des mots qu‟on utilise

pour nommer les phénomènes et référer aux publics. Pour elle, on a fait glisser des

problématiques sur ceux-là mêmes qui en relevaient, si bien que ces personnes en ont récupéré la

caractéristique et sont devenues « les illettrés », « les analphabètes » – sous-entendu le problème à

traiter directement. Ce raccourci aura eu pour effet un manque d’objectivation des

problématiques par ceux qui œuvrent pour y remédier. Plutôt que d‟agir sur ces problèmes et les

besoins qui en découlent avec des moyens appropriés, ils tentent d‟agir sur les personnes avec des

moyens non pertinents parce qu‟inadaptés à leurs spécificités. De plus, les campagnes militantes,

en appuyant sur les enjeux liés aux problématiques de l‟analphabétisme et de l‟illettrisme , les ont

1 Voir notamment les travaux de Bernard Lahire, et en particulier l’invention de l’illettrisme, sur le développement du

concept et son adoption par l‟Etat en tant que cause nationale.

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fait apparaître à outrance comme des fléaux1. Loin de minimiser les multiples implications liées à

ces questions, cela aura également eu pour effet de nourrir les logiques misérabilistes. On le

ressent par exemple quand Nadia affirme qu‟elle veut « les aider pour qu‟ils aillent mieux » ;

souvent les bénévoles semblent retenir le malheur comme l‟unique caractéristique de la vie des

publics migrants en insertion. Smaïn Laacher2 remarque que ce sont les « figures », avec celle du

populisme, qui s‟esquissent toujours en arrière plan quand il s‟agit d‟argumenter en faveur de

l‟immigration. Or, « la figure du misérabilisme » fait, selon lui, l‟économie de l‟histoire des

personnes en ne les prenant que pour ce qu‟elles sont seulement au moment où elles débarquent

– démunies – en France. Remettre en question ces points de vue ne revient pas, soulignons-le, à

nier les difficultés rencontrées par les populations immigrées dans leur terre d‟accueil, et encore

moins à remettre systématiquement en cause les motivations de certains bénévoles. C‟est

davantage, pour nous ici, une invitation à réfléchir pour cesser de prendre les publics migrants en

insertion comme de pauvres gens, parfois comme des bêtes curieuses – et exotiques. Cela

paralyse, d‟une part, les intervenants dans leurs actions auprès des publics ; ils n‟osent pas fixer un

certain degré d‟exigence pour ne pas les brimer. Cela induit, d‟autre part inévitablement, une

dissymétrie sociale et culturelle dans le rapport entre le formateur et le stagiaire, qui peut se

traduire par de l‟infantilisation, du maternage ou des postures teintées de paternalisme

défavorables à tout processus d‟autonomisation.

La philosophie du projet de l‟Atelier Formation de Base (AFB) invite tous ceux qui y

contribuent – salariés et bénévoles – à interroger leurs propres représentations sur les publics

accueillis au sein de la structure, afin qu‟ils repensent les rapports qu‟ils construisent dans leur

expérience avec eux, et avec l‟Autre en général. Certes, l‟engagement dans le bénévolat répond à

des besoins qui émergent à des moments singuliers des parcours de vie. Cependant, si un projet

comme celui de l‟Atelier Formation de Base (AFB) remet complètement en cause les motivations de

départ qui ont poussé à cet engagement, cela risque d‟en ébranler également les motivations qui

l‟ont justifié. Pourtant, « l‟imbrication dans les représentations et dans les discours de ces trois

notions „ difficultés/analphabétisme-illettrisme/scolarisation ‟ mérite d‟être déconstruite

aujourd‟hui si nous souhaitons véritablement faire évoluer les pratiques de terrain, si nous

voulons „ voir ‟ et rendre visibles les apprenants en tant que sujets sociaux adultes, acteurs de la

société française contemporaine et ce, quel que soit leur degré de scolarité et leur „ origine ‟ » (De

1 Idem.

2 Smaïn Laacher, sociologue, est intervenu lors du séminaire de rentrée de l‟Atelier Formation de Base (AFB) en

septembre 2008, sur ces questions-là. Nous reprenons ici ses arguments.

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Ferrari, 2008). L‟offre de formation de l‟Atelier Formation de Base (AFB) a été élaborée sur le base

d‟un dispositif réfléchi et structuré dont la mise en œuvre incite tous ceux qui sont chargés d‟y

participer à adopter des postures et des pratiques professionnelles, afin de contrôler les dérives

notamment affectives.

4.6 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA PROFESSIONNALISATION DES PRATIQUES

PEDAGOGIQUES

Dans l‟ensemble, si on se réfère aux propos recueillis dans les entretiens, les formateurs

identifient clairement la voie prise par l‟Atelier Formation de Base (AFB). « Les choses sont allées en

se professionnalisant » nous dit Jocelyne, ou encore Robert qui nous fait part d‟une impression de

« professionnalisation progressive » pour « devenir plus pointus et plus efficaces ».

Le lancement des ASL en septembre 2007, nous l‟avons dit, a provoqué l‟effet d‟un « pavé

dans la marre ». Tout le monde s‟est senti perturbé, déstabilisé, « parfois désarmée » (Nadia), ce

qui « a nui un peu à la cohésion du groupe » d‟après Jocelyne. L‟analyse de l‟appropriation des

outils et de la démarche nous a montré que, sur un plan technique, un certain nombre formateurs

ne maîtrisaient pas – voire ne comprenaient pas – tous les principes méthodologiques liés aux

ASL, et leur mode d‟application. Face aux difficultés éprouvées dans la mise en œuvre du

dispositif innovant, on a pu remarquer plusieurs réactions. Quelques uns ont délibérément fait ce

qu‟ils avaient l‟habitude de faire sans tenir compte des nouvelles directives, mais cela est resté au

niveau de cas plutôt isolés. Ceux qui ne mettaient pas en œuvre la démarche étaient le p lus

souvent ceux qui ne s‟y retrouvaient pas et n‟en saisissaient pas les principes. Puis, il y a eu ceux

qui ont « essayé de coller », pour reprendre les mots de Jean-Pierre. Parmi eux, certains se sont

finalement octroyés un espace de liberté ou d‟improvisation, d‟adaptation comme l‟admettent

Jocelyne, Eric et Jean-Pierre. Ces personnes-là ne s‟opposent d‟ailleurs pas au dispositif. Elles y

sont même plutôt favorables, à la différence d‟autres, plus sceptiques, qui l‟ont mal vécu. Pour

Eric et Jean-Pierre, cela a pu constituer une sorte de jeu auquel il fallait trouver un moyen de

prendre part. Aussi au terme de l‟enquête, nous pouvons estimer que le processus d‟appropriation

de la démarche ASL est amorcé. Toutefois, le degré d‟exigence d‟un côté et le manque d‟expertise

de l‟autre nécessitent un suivi rapproché qui se trouve vite limité par certaines caractéristiques

inhérentes au bénévolat. Plusieurs facteurs conditionnent les pratiques pédagogiques. Certes,

l‟analyse des questionnaires nous a finalement montré que, s‟il n‟était pas tant question de

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l‟adhésion à la philosophie du dispositif, la conviction dans sa pertinence à l‟Atelier Formation de

Base (AFB) n‟avait pas été totalement acquise. Or, sans elle il serait difficile d‟imaginer que le

dispositif puisse fonctionner sans heurts. Néanmoins, même sans conviction absolue, le cadre

conventionnel de l‟engagement – et la possibilité de choisir de signer ou pas – devrait faire de cet

aspect un moindre facteur limitant. Nous avons observé que les freins les plus importants se

situaient à un niveau plus personnel, c‟est-à-dire :

- au niveau des motivations de l’engagement, de la disponibilité des personnes, et à ce

titre de la place qu‟elles accordent à cette activité dans leur vie ;

- au niveau des représentations qu‟ils ont de l‟action dans laquelle ils se sont engagés, et de

qu‟ils ont des publics. Les remettre complètement en question peut remettre en cause les

motivations de départ et le sens donné à l‟engagement.

Le processus de professionnalisation des pratiques pédagogiques est perçu à travers le fait

qu‟il y ait « plus d‟informations » pour Sylvie, et pour Hélène surtout à travers un sentiment de

« pression administrative », « d‟obligation de résultat ». En général, les formateurs ressentent plus

d‟exigence, un cadre souvent contraignant, voire trop rigide. Or, la plupart des personnes

interrogées s‟accordent sur un point de vue que résume ce propos de Jocelyne : « les ASL, OK,

mais pas de carcan […] en adaptant à son groupe […] en cherchant les pistes ».

L‟aspect contraignant peut produire une baisse du désir de poursuivre l‟activité. D‟ailleurs,

certains des formateurs laissaient entendre sur les derniers mois de l‟année 2007-2008 une

lassitude accompagnée du doute de vouloir reconduire leur engagement l‟année suivante. Ce

sentiment apparaît lorsque le plaisir n‟y est plus. Ce n‟est pas souhaitable, d‟une part pour eux,

mais également dans le cadre des espaces pédagogiques qu‟ils animent car ils attachent moins

d‟importance à ce qu‟ils proposent, n‟y prenant plus goût. On a pu déceler également un

découragement lié à un sentiment d’incompétence chez les formateurs qui, malgré toute la

bonne volonté qu‟ils y mettent, n‟y parviennent pas et se trouvent toujours « hors sujet ». Ce

sentiment qui peut devenir réellement déprimant, détruit toute impression valorisante et

gratifiante que pourrait leur procurer leur activité et finira aussi par les démobiliser.

Dans le même temps, il est tout aussi intéressant de constater que les formateurs ne déplorent pas

le caractère structuré du projet et du dispositif. Bien au contraire, il semble même que cela les ait

séduits. Par exemple, Nadia se demandait : « comment je vais pouvoir donner mon temps pour

une activité comme [la lutte contre l‟illettrisme], je sais que je ne peux pas faire n‟importe quoi au

niveau du bénévolat ; il y a des actions que je ne pourrais pas faire ». On ressent clairement dans

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ce propos le souci du projet dans lequel elle allait s‟investir. Si on relève dans les entretiens ce

qui a été le critère décisif qui a poussé à « faire le pas », il est intéressant d‟observer que la qualité

du projet demeure une donnée importante. Le bénévolat semble subir lui-même les a priori des

futurs concernés. Eric de s‟en cache pas quand il admet que pour lui « les bonnes volontés, c‟est

un bordel, quoi ». L‟existence d‟un projet pensé, qui se traduit par un dispositif structuré,

représente donc un critère décisif pour l‟engagement des bénévoles qui ont besoin de se sentir

encadrés.

Pour conclure notre enquête, il importe de nous pencher sur la mesure des enjeux de la

professionnalisation des pratiques pédagogiques pour les formateurs bénévoles. Autrement dit, il

faut la considérer dans ce qu‟elle remet fondamentalement à plat au sein de la structure. Il s‟agit

finalement de la question de la place et du rôle de tous les acteurs dans « l‟organisation » que

Michel Crozier et Erhard Friedberg associent à un « univers de conflit [dont] le fonctionnement

[est] le résultat des affrontements entre les rationalités contingentes, multiples et divergentes

d‟acteurs relativement libres, utilisant les sources de pouvoir à leur disposition » (Crozier &

Friedberg, 1977). D‟après les propos recueillis en entretien, les bénévoles semblent faire

clairement la distinction entre leur rôle en tant que tels, vis-à-vis de celui des professionnels que

sont en l‟occurrence les salariés. Jocelyne insiste pour dire que les objectifs de chacun ne sont pas

les mêmes. « Restons à notre place », affirme-t-elle, « essayons de tirer ce que vous [les

professionnels] pouvez nous apporter […] On est là pour apporter quelque chose aussi ». La

question demeure celle de la place qu‟on entend leur donner. Or, Eric refuse d‟être « le vecteur

de translation d‟une méthodologie ou d‟un contenu qu‟on veut [lui ] faire délivrer. Et [il] trouve

que souvent [il] percevait la manière dont ça [leur] était présenté comme „ soyez le vecteur de ce

contenu qu‟on vous donne ‟ ». Cet avis, qu‟il n‟est pas seul à partager, pose question. En effet, en

tant que pilotes du projet, qu‟attend-on finalement des bénévoles ? Pourquoi les emploie-t-on ?

Parce qu‟on n‟a pas le choix ? Y trouvons-nous une ressource et si oui, laquelle ? Et surtout peut-

être, dans quelle mesure ou jusqu‟où exploiter ce potentiel dans le cadre du projet qui réunit des

acteurs aux statuts différents ?

Dans une structure où il est de tradition que les bénévoles bénéficient d‟une forte considération –

longtemps dans les premières années de l‟Atelier Formation de Base (AFB), ils assumaient des

fonctions qui dépassaient de loin les limites de la formation ; de même qu‟il n‟est pas anodin de

rappeler qu‟ils peuvent occuper une place importante au Conseil d‟Administration de l‟Association

Emmaüs – la professionnalisation implique inévitablement un remaniement des pouvoirs de

chacun, ce qui génère des tensions. Au cours de l‟année 2007-2008, une polémique a pris

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naissance auprès de certains formateurs autour du « jargon » employé par les professionnels.

Cette polémique mettait en cause la personne chargée de la création du lieu ressources et le

coordinateur pédagogique – moi-même – désignés comme « les jeunes ». Elle a pris une ampleur

telle, que le siège de l‟Association Emmaüs a reçu une lettre anonyme dénonçant cette méprise de la

part des salariés. « On se fout de notre gueule ! » hurlait notamment un des bénévoles lors d‟une

coordination pédagogique où cette question a émergé. Sans rentrer dans un argumentaire sur la

pertinence du jargon et sur la mesure à lui accorder, cette problématique renvoie directement à la

question du pouvoir détenu par les uns, aux dépend d‟autres. Or, Pierre Bourdieu souligne que

« s‟approprier „ les mots de la tribu ‟, c‟est s‟approprier le pouvoir d‟agir sur le groupe en

s‟appropriant le pouvoir que le groupe exerce sur lui-même à travers son langage officiel : en effet,

le principe de l‟efficacité magique de ce langage performatif qui fait exister ce qu‟il énonce, qui

institue magiquement ce qu‟il dit dans des constats constituants, ne réside pas, comme le croient

certains, dans le langage lui-même, mais dans le groupe qui l‟autorise et qui s‟en autorise, qui le

reconnaît et qui s‟y reconnaît » (Bourdieu, 1980). Le jargon est maîtrisé par ceux qui, grâce à leur

expertise du domaine dans lequel ils interviennent, sont reconnus pour piloter des actions. Ainsi,

dans le cas de l‟Atelier Formation de Base (AFB), à un moment de son histoire où l‟équipe

pédagogique salariée s‟est renforcée pour mieux encadrer le projet, s‟est posé et se pose toujours

en quelque sorte la question d‟une nouvelle répartition du pouvoir dans le cadre de l‟action

menée, et ce, en outre, au moment de lancement d‟un nouveau dispositif de formation.

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CONCLUSION GENERALE : L’EVOLUTION DES PRATIQUES

Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) fait écho aux

problématiques du plurilinguisme et du pluriculturalisme, qui émergent de la volonté

d‟encourager la mobilité des populations sur l‟espace européen et international. Il amorce, à

travers la perspective actionnelle, un nouveau tournant méthodologique orienté vers l‟agir social. Il

s‟agit par là de restituer à l‟apprentissage et à l‟usage des langues étrangères leur dimension

praxéologique, conformément à une conception de la communication comme pratique socio

langagière. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme soulèvent des enjeux identitaires et sociaux

au regard desquels il importe, en effet, de s‟interroger sur les implications réelles de la perspective

actionnelle. Or, penser la communication comme un agir social nécessite de bien en comprendre la

logique fondamentale. Les travaux de Pierre Bourdieu donnent un éclairage intéressant sur « la

pratique » dont il pousse à chercher l‟essence dans les structures profondes des schèmes d‟action

et de représentation incorporés par l‟expérience. Appliquées à la question de

l‟enseignement/apprentissage des langues, ces lumières invitent à considérer sérieusement la part

de la dimension expérientielle dans le processus d‟acquisition du langage.

Pour marquer le virage dans la perspective actionnelle, le Cadre Européen Commun de Référence pour les

Langues (CECRL) se constitue en un référentiel de compétences décomposées et décrites.

L‟approche par compétences est, désormais, officiellement choisie pour fonder une méthodologie

censée ouvrir sur la dimension praxéologique visée. Or, nous avons vu que la logique propre de la

pratique ne saurait être contenue dans une batterie de descripteurs textuels qui vident la

compétence de son essence dynamique et processuelle, en tendant à ne saisir que ce qui résulte de

l‟acte communicatif : un produit de parole. Aussi, on pourra se poser la question de leur

pertinence et/ou de leur suffisance pour contenir la dimension praxéologique. Concevoir

l‟apprentissage des langues étrangères comme le développement d‟une pratique impose donc de

repenser la situation d‟apprentissage comme ont commencé à le faire les approches alternatives, à

leur niveau. Autrement dit, la langue ne peut être enseignée dans une perspective actionnelle au même

titre que d‟autres matières scolaires « figées » vouées au seul développement de la culture générale.

« Ce qui est au centre du processus d‟apprentissage, nous dit Gérard Clergue, ce n‟est pas le

savoir en soi mais la relation que le sujet se construit au savoir, avec les autres ; en même temps

que par son action sur le réel il en transforme les conditions d‟appropriation » (Clergue, 1997).

Cependant, le poids de l‟institution académique est peut-être tel que les marges de manœuvre

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sont trop étroites pour favoriser l‟innovation pédagogique. En effet, l ‟apprentissage des langues

est d‟ordinaire pris en charge par l‟école dans un premier temps, puis par l‟université également.

La plupart des initiatives d‟enseignement/apprentissage des langues visent aujourd‟hui, comme

stipulé dans le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), à « améliorer la

communication entre Européens [et par extension entre les personnes] de langues et de cultures

différentes parce que la communication facilite la mobilité et les échanges et, ce faisant, favorise

la compréhension réciproque et renforce la coopération » (Conseil de l‟Europe, 2001). Pourtant,

les savoirs scolaires n‟ont pas de finalités concrètes en ce sens qu‟ils ne visent pas d‟application

directe sur le terrain de la société. Ils relèvent davantage de la « culture générale », à moins de

rentrer dans le cadre d‟un enseignement technique ou professionnel – encore qu‟il serait

intéressant d‟observer là aussi quelles sont les pratiques pédagogiques d‟enseignement des langues,

en quoi elles diffèreraient des pratiques ordinaires. Aussi, repenser les situations

d‟enseignement/apprentissage des langues dans une perspective actionnelle demande de remettre en

question certains des paramètres qui font de l‟institution ce qu‟elle est. Est-il possible d‟envisager,

par exemple, que la classe de langue dans les écoles élimine désormais totalement tous les

éléments qui positionnent apprenants et enseignants dans un rapport de professeur à ses élèves –

tant au niveau physique que symbolique – comme, par exemple, pour la Psychodramaturgie

Linguistique (PDL) ?

Dans le champ très général du Français Langue étrangère (FLE), le domaine de la formation à visée

d‟insertion bénéficie justement d‟une certaine indépendance vis-à-vis de l‟institution académique,

ce qui peut favoriser la créativité pédagogique. Il présente un intérêt particulier, dans le cadre de

la mise en œuvre d‟une démarche inscrite dans une perspective actionnelle, car il traite de besoins

socio-langagiers indissociables des contextes où s‟exerce la communication, s‟inscrivant dans une

perspective résolument actionnelle.

En effet, nous avons vu que, dans le secteur de la formation à visée d‟insertion, les

paramètres contextuels des situations d‟immersion vécues faisaient émerger des besoins concrets

et vitaux qui engagent d‟emblée dans une perspective actionnelle d‟autonomie sociale et/ou

professionnelle ; on a affaire à des publics en immersion dans un environnement linguistique et

culturel inconnu ou peu connu. Pour eux, l‟enjeu réside dans la possibilité de « s‟investir » dans

« le jeu social ». Ces termes de Pierre Bourdieu nous montrent à quel point il est pertinent

d‟appréhender la question de l‟apprentissage de la langue et de la communication en immersion

sous l‟angle de la pratique sociale. Ainsi, la réflexion est mue par un contexte propice à

l‟innovation. Elle incite les acteurs à faire évoluer leurs représentations et leurs pratiques grâce à

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la création de dispositifs de formation – tel celui des Ateliers de savoirs socio Linguistiques (ASL) –

adaptés aux spécificités des publics.

Cependant, nous avons également vu que la réalité des terrains d‟application de ces dispositifs

était soumise à des conditions tout aussi peu favorables au développement des initiatives. Au

contraire des actions chargées de diffuser la langue et la culture françaises à travers le monde, on

se trouve ici dans un secteur qui souffre d‟un prestige très faible, relatif à la considération que l‟on

porte, à un certain niveau institutionnel, aux publics immigrés. Les enjeux politiques forts qui ont

émergé ces dernières années autour des questions de l‟immigration et de l‟intégration génèrent un

ensemble de mesures contraignantes et restrictives qui mettent rapidement en péril les initiatives

innovantes. De fait, même si l‟on s‟engage dans une organisation de plus en plus professionnelle

des actions de formation à visée d‟insertion, ces dernières n‟en restent pas moins portées par des

structures souvent associatives ; et leur particularité de recourir beaucoup au bénévolat peut

contredire tout processus de professionnalisation. Du reste, cette caractéristique est en partie

révélatrice d‟un manque de reconnaissance institutionnelle de la fonction des acteurs formateurs

et concepteurs de formations d‟adultes en insertion. Si le bénévolat offre des ressources, notre

enquête nous a montré qu‟il comportait malgré tout des limites. Certes, le contact des publics

avec les bénévoles permet une mise en relation directe avec une partie de la population

accueillante. Que ce soit des stagiaires envers ces formateurs ou l‟inverse, les espaces

pédagogiques deviennent alors l‟occasion, pour chacun de ces acteurs qui partagent un même

espace sociétal, d‟interroger les regards respectifs des uns sur les autres dans une réelle

perspective d‟insertion et d‟intégration qui mobilise autant les deux parties. Néanmoins, nous

avons vu également que la professionnalisation des pratiques se heurtait inévitablement aux

limites de l‟engagement des bénévoles et de leur expertise. Elle nécessite donc aussi de recourir à

des acteurs formateurs professionnels capables d‟objectiver les problématiques de la formation

des adultes migrants dans une perspective d‟insertion pour y apporter des réponses mesurées et

pertinentes.

Au cœur de la question de l‟évolution des pratiques pédagogiques se joue donc celle de

l‟appropriation des dispositifs innovants par les acteurs chargés de les mettre en œuvre, comme

par exemple pour l‟application des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques (ASL) par des formateurs

bénévoles à l‟Atelier Formation de Base (AFB) d‟Emmaüs. A un niveau plus général, l‟évolution

marque le changement d‟organisation de tout un « système d‟action » qui est, en l‟occurrence dans

le domaine de l‟enseignement/apprentissage des langues étrangères, marqué par une tradition

toujours ressentie dans les pratiques pédagogiques. Michel Crozier et Erhard Friedberg

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considèrent que « ce n‟est pas au sommet que les finalités prennent leur sens. C‟est au niveau où

elles sont effectivement vécues. Certes, des choix sont nécessaires au sommet, mais ils ne

commandent pas automatiquement les choix qui se font à la base » (Crozier & Friedberg, 1977).

Est-ce à dire que les seuls pilotes d‟une organisation sont en réalité les acteurs du système chargés

de mettre concrètement en œuvre un projet, alors que ceux qui en sont officiellement à la barre

n‟ont qu‟à valider ce qui est effectivement pratiqué ? La problématique, dès lors, qui émerge pour

nous met en regard d‟un côté les enseignants face à l‟ambition de la perspective visée , et de l‟autre

l‟ambition de cette perspective face aux dispositions des enseignants. Et Guy Jobert de remarquer

que « les entreprises de rationalisation inspirées des pratiques industrielles (ingénierie, pédagogie

par objectifs…), qui prétendent assigner leurs finalités aux formations avant qu‟elles aient eu lieu

et qu‟elles aient été investies par des personnes concrètes, sont toujours débordés par les effets

inattendus de ce qu‟elles ont planifié. Si un modèle référentiel de l‟action formative préexiste à

celle-ci et l‟inspire, ce n‟est jamais dans un rapport de prescription » (Jobert, 2000). Si l‟on

maintient le cap des orientations choisies, se pose la question dans les structures d‟éducation ou

de formation, d‟une part de la pédagogie à mettre en place auprès des enseignants/formateurs

pour les accompagner vers ce changement, et d‟autre part du moment idéal pour enclencher ce

changement – c‟est-à-dire avant de l‟impulser ou une fois qu‟il a été amorcé et qu‟on a obtenu des

résultats. On pourrait vraisemblablement parler d‟une pédagogie des pédagogues.

Enfin, n‟oublions pas non plus que l‟innovation demande un espace de recherche et

d‟expérimentation qui nécessite du temps, des moyens et une certaine marge de manœuvre

suffisante pour essayer, se tromper et recommencer. La prise en charge des questions de la

didactique des langues et des cultures à un niveau européen constitue, certes, une avancée au

regard de la réflexion qu‟elle génère et des perspectives qu‟elle lance. Toutefois, il serait dommage

de se limiter aux seules ornières tracées par le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues

(CECRL) et les outils qui en découlent. L‟innovation continuera aussi à bénéficier de ces apports

indispensables extérieurs au cadre pourvu que les dispositifs, sans trahir leur philosophie, gardent

une souplesse qui permettra à chaque acteur du système d‟y contribuer personnellement.

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ANNEXE

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PPrreemmiieerr ccoorrppuuss :: lleess ggrriilllleess ddee ppoossiittiioonnnneemmeenntt

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PPrreemmiieerr ccoorrppuuss :: lleess ffiicchheess ddee ssuuiivvii ppééddaaggooggiiqquuee

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DDeeuuxxiièèmmee ccoorrppuuss :: lleess rrééppoonnsseess aauuxx qquueessttiioonnnnaaiirreess rreemmiiss aauuxx

ffoorrmmaatteeuurrss bbéénnéévvoolleess

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TTrrooiissiièèmmee ccoorrppuuss :: lleess eennttrreettiieennss ddeess ffoorrmmaatteeuurrss bbéénnéévvoolleess

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Eric

Entretien avec Eric, le 05/06/2008. Formateur bénévole depuis un an à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Responsable de deux groupes de lecture-écriture 1. Né en 1963, en Vendée. Résidant à Paris 14e. M : Est-ce que tu peux me décrire ton activité ici à l’AFB ? Eric : Je suis bénévole et je donne des formations en français auprès des publics qui sont accueillis ici, à l’AFB. Je fais 4h par semaine. J’avais deux groupes différents cette année. C’est ma première année ; j’avais répondu à une annonce dans Libé en juin dernier. M : Est-ce que c’était ta première expérience avec ce type de public ? Eric : Oui, toute première. C’était une volonté justement de vouloir toucher un public que je ne connaissais absolument pas, qui était aux antipodes du public auquel j’étais habituellement confronté. M : Ce public-là en particulier, ou un public que tu ne connaissais pas ? Eric : Un public que je ne connaissais pas. Je savais que c’était des cours de français qui me semblaient le plus approprié, ou en tout cas des formations sur l’accès au monde du travail. Initialement c’était ça ma perspective, puisque je viens d’un monde du travail très établi. Je me disais : « peut-être je peux offrir des clefs à des personnes qui peut-être ne connaissent pas », pour essayer de mieux accéder au monde du travail, mais en jouant sur des publics qui étaient complètement aux antipodes de celui auquel j’étais confronté. Mais il y avait la notion de formation qui m’intéressait. J’en avais fait par le biais du marketing. Et de m’adresser vraiment à un public autre que celui auquel j’étais confronté. Alors, ce que je ciblais c’était effectivement des associations sur des publics que moi je qualifiais de « défavorisés » ou de « non privilégiés » à l’époque, mais en en faisant une ouverture assez large. Et donc, il y a une sorte de spécificité du public qui est accueilli ici à l’AFB. C’était pas spécifiquement ce public auquel je voulais m’adresser, c’était plus large que ça, mais en même temps ça correspondait à le cible large que je m’étais fixée. M : Est-ce qu’à côté de ça tu interviens aussi ailleurs dans des endroits ? Eric : Pour l’instant, non. Ma seule activité c’est ça. M : Est-ce que tu pourrais me décrire, m’esquisser ton répertoire linguistique ? C’est très large. Ça peut être des langues que tu as apprises dans divers contextes : académique, sur des terrains divers ; ça peut être des langues que toi tu estimes pratiquer ou que tu ne pratiques plus, ou que tu pratiquais, que tu pratiques dans une certaine mesure…Toutes les langues avec lesquelles tu as été en contact et qui ont pu avoir un reste… Eric : Ok. Je suis né dans l’Ouest de la France où mes grands-parents, et mes parents dans une certaine mesure mais moindre que mes grands-parents, parlaient un patois que je comprenais même si je le parlais très peu. J’en ai encore des restes au sens où je peux encore utiliser des mots qui viennent de ce patois-là, qui est un dérivé du français. C’est un vrai patois, un patois vendéen qui s’appelle le maraîchin, toujours très localisé. Comme c’était une région où il n’y avait absolument pas de passage, évidemment les patois sont très localisé dans le sens où il n’y a pas de passage (les gens restent confinés dans un village et celui du village d’à côté est quasiment différent…) enfin bref. Donc ça, c’était ma première confrontation à ce que j’appellerais une différence par rapport au français qu’on enseignait à l’école. Ensuite j’ai appris des langues à l’école. J’ai appris l’anglais, l’allemand, l’espagnol. J’ai appris, dans le cadre d’une relation, que j’avais un moment donné, le norvégien. Alors, ce qu’il me reste de tout ça, j’ai beaucoup pratiqué…j’étais dans une société où on ne parlait que l’anglais donc je pratique assez bien l’anglais.

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M : Au niveau du travail ? Eric : Oui, au niveau du travail. J’ai bien parlé l’allemand parce que je suis allé beaucoup en Allemagne quand j’avais 15, 16, 17 ans. J’y allais tous les ans pendant un mois, un mois et demi justement pour pratiquer la langue. A l’époque je parlais bien, ceci dit je l’ai jamais pratiqué depuis, sinon pour prendre un taxi. Je ne l’ai jamais pratiqué de façon professionnelle donc j’ai beaucoup perdu. Et puis l’espagnol je le pratique aussi…j’allais dire « comme une vache espagnole » pour ce dont j’ai besoin. Et le norvégien j’ai quasiment oublié. Et français, un petit peu aussi [rire]. M : Donc, soit c’était dans un cadre académique, soit c’était avec des personnes, pas toujours dans un cadre formel d’apprentissage. Eric : J’ai toujours appris les langues au début, dans un cadre formel (collège, lycée et la suite de mon parcours) sauf le norvégien, que j’ai appris par moi-même dans le contact quotidien. Et ensuite beaucoup dans la vie professionnelle, pour l’anglais par exemple, qui a beaucoup dépassé le niveau que j’avais à la fin de mon cursus universitaire. Ça n’a rien à voir ce que je parle aujourd’hui de ce que je parlais même à l’époque. Donc, la pratique…c’était pas académique en même temps. M : Est-ce que tu pourrais justement, parce que tu as commencé à me donner des éléments par rapport à ça, m’évoquer, me parler de ton parcours. Aussi bien professionnel, savoir d’où tu viens etc. Et puis…oui, déjà ça. Eric : Moi, j’ai fait des études commerciales, une école de commerce. Et à partir de là, j’ai toujours voulu travailler sur l’international ou l’export. A l’époque c’était la voie pour réussir à passer à l’international. Donc mes premiers jobs ont tournés autour de ça dans différentes sociétés. J’ai très vite orienté mon parcours dans le domaine biomédical. En fait j’ai quasiment fait toute ma carrière là-dedans. J’avais différentes fonctions, souvent autour du marketing, autour de la formation professionnelle, la formation commerciale, aussi. Toujours dans un contexte international. J’ai quasiment jamais eu de poste au niveau franco français. J’ai adoré ce que j’ai fait, j’ai beaucoup voyagé. Et puis en même temps j’ai fait le tour. J’avais envie de créer un break autour de tout ça et c’est ce que j’ai fait il y a 1 an. J’avais déjà fait une « mise en garde », en tout cas « un avant propos » en prenant une année sabbatique il y a 3-4 ans. Et en fait j’ai bien qualifié ma chose et je me suis décidé à mettre un vrai stop, c’est-à-dire sans perspective de retour à une vie professionnelle telle que je la connaissais. Je ne m’interdis pas, d’ailleurs c’est en train de se passer, de revenir dans un environnement actif et tout ça, mais en tout cas pas dans le même domaine et pas dans les mêmes circonstances. Parce que j’en ai eu marre, en particulier parce que j’adorais l’environnement biomédical dans lequel j’étais, et j’ai une sorte d’allergie à tout ce monde de l’entreprise, de la société avec ces espèces de pression sur la rentabilité, la productivité…tout ce que tu peux imaginer, qui n’était pas de l’imagination quand on le vit au quotidien. J’avais envie de couper cours à tout ça. M : Grosso modo, pendant combien de temps tu as exercé ces activités ? Eric : 20 ans. M : Et tu faisais de la formation dans le cadre commercial, c’est-à-dire… Eric : Je mettais en place des formations et je participais aux formations. Il y en avait certaines que j’animais, ou sur lesquelles je faisais intervenir des gens qui étaient des experts, sur la formation commerciale pour les forces de vente de l’une des divisions de la société pour laquelle je travaillais, au niveau européen. M : Avec cette activité, tu as été amené à pas mal voyager, tu m’as dit. Est-ce que tu pourrais me parler de cet aspect-là ? De ta mobilité, de tes déplacements parce que déjà tu viens d’une autre région ? Est-ce que tu as été amené à séjourner à plus ou moins long terme, pour des raisons diverses, à l’étranger ? Eric : J’ai beaucoup voyagé mais de façon très…pour des voyages de relativement courte durée. En fait, le maximum qu’il m’est arrivé de voyager dans le cadre de mes activités professionnelles que je viens de décrire, ça ne dépassait jamais 15 jours. Même 15 jours d’affilée c’était rarissime, c’était quelque chose d’invraisemblable. C’était toujours des séjours d’une semaine maximum. Même ça, c’était assez rare, c’était surtout des journées de 2,3-4 jours. Le dernier job que j’ai eu était en fait basé en suisse. Donc je faisais un

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comuting entre Paris et la Suisse. J’ai vécu pendant plus d’un an en Ouganda, dans le cadre de la coopération, parce qu’à l’époque il y avait le service militaire et la manière d’y « échapper » c’était de faire de la coopération, donc j’ai eu un poste là-bas. Et j’ai vécu pour des raisons personnelles, aussi à un moment donné où j’avais mis ma vie professionnelle en veilleuse, en Norvège, pour des raisons strictement personnelles. M : Est-ce que ces expériences de vie à l’étranger ont eu un impact sur ta façon d’aborder, ou de prendre les personnes avec qui tu peux travailler ici ? Eric : Ah oui ! Totalement. Je pense que…en particulier, les voyages qui sont les plus marquants, c’est ceux où…en tout cas où les différences sont les plus évidentes. Alors ça peut passer soit par la langue, qui peut être un des critères qui rend les choses difficiles, par exemple le Japon. Et ça peut être aussi les niveaux de vie. Mes premiers voyages en Inde étaient une sorte d’ouverture au monde, à un monde réel qui m’était tota lement étranger à l’époque. Et donc, c’est dans le cadre professionnel, donc en même temps dans des conditions particulières même si j’y suis retourné ensuite à titre privé…dans des conditions un peu particulières où tu aperçois d’autant plus la différence qui existe entre eux…les conditions dans lesquelles tu es là-bas et les conditions dans lesquelles les gens sont. Et je pense que cette appréciation de cette différence entre ce que tu amènes de toi-même et ce que tu trouves en face de toi, t’oblige à une sorte de repositionnement de comment tu parles à ces gens-là, comment tu t’adresses à eux, comment tu essaies de considérer ce qu’ils t’apportent…et en fait je pense que cette notion-là est essentielle même dans l’apprentissage de la langue française, qu’on fait ici. C’est-à-dire que je me suis toujours mis dans la position de celui qui arrive en Chine ou au Japon, dans un endroit où il n’y a rien d’écrit dans nos caractères à part les chiffres, et qu’il faut se débrouiller avec ça ; avec des gens qui ne parlent pas une langue que moi je comprends. Donc je me suis toujours…à chaque fois qu’il y avait des difficultés à passer outre certaines barrières pour essayer de faire comprendre quelque chose, qui sans doute me paraissaient évidentes, je me remettais dans une position où je me disais : « il n’y a rien d’évident et pourtant mes clefs d’accession à des cultures différentes sont sans doute plus éprouvées que les leurs ». Peut-être, et encore là c’est déjà… M : Est-ce que tes expériences ont pu avoir un impact sur ton choix de venir… Eric : En particulier, oui…Oui, peut-être inconsciemment. C’est un peu difficile de dire ça. Je crois que le fait de vouloir faire quelque chose avec des gens qui étaient dans mon esprit non privilégiés ou non favorisés, ou défavorisés…Euh, et pas uniquement dans la langue, je veux dire, faire de l’apprentissage du français en tant que langue qui permette ensuite une meilleure accession, ce n’est pas une démarche, une pensée que j’avais déjà eue en tête. Je l’imaginais mais en même temps ce n’était pas spécifiquement ce que je voulais faire. C’était plus l’accès à l’emploi, à la société telle qu’elle est. Essayer d’ouvrir des portes à qui, d’habitude, on ferme des portes…Enfin, tu vois ce que je veux dire. Donc la langue…Donc, c’est difficile de dire dans quelle mesure ce que j’ai vécu avant ait pu être déterminant. Ça y contribue mais… M : Oui, en fait, quand je te pose cette question, j’ai pas en tête de me dire : « ça a été déterminant ». Ça peut très bien ne pas l’avoir été. Eric : Oui, voilà. Je crois que ça contribue à ce que j’ai pu apporter ici, mais il y a toujours une part de hasard. Même si je suis arrivé là, s’il n’y avait pas eu l’annonce, est-ce que je me serais adressé… ? Parce que j’avais en tête de travailler pour l’humanitaire ? Non. A priori même « Emmaüs » c’était un nom qui m’aurait plutôt…avec le *…+ confessionnel, tu vois, a priori j’aurais peut-être même pas toqué à la porte. M : Oui, je reviendrai un peu sur ça, mais dans les formations que tu as pu animé dans le cadre de ton activité professionnelle antérieure, est-ce que tu les animais en français ? Eric : Non. En anglais. Sauf exception quand vraiment je ne m’adressais juste qu’aux français. M : Ok. Justement, par rapport à ton arrivée ici, est-ce que tu avais déjà fait du bénévolat avant ? Eric : Jamais. M : Comment s’est opérée la transition ? Donc, apparemment c’était un choix de mettre un terme à ton activité professionnelle. Est-ce que tu avais déjà prévu et préparé ce que tu allais faire après ? Tu avais déjà

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une idée sans que ce soit précisément des endroits où tu allais atterrir, mais de comment tu allais t’organiser pour qu’il se passe des choses ? Comment ça s’est fait en fait ? Eric : Ça s’est fait par hasard parce qu’en fait l’idée c’était…Je me suis arrêté en mai 2007, et l’idée c’était de prendre du vrai temps pour le temps. C’est-à-dire redonner du contenu au temps qui passe. Donc j’avais vraiment envie, justement, de ne pas avoir d’activités puisque…le temps, on peut aussi croire qu’on en a la maîtrise en le mettant dans un agenda. C’est très classique dans les sociétés d’ailleurs. C’est comme ça qu’on le gère. Ton temps est occupé en permanence et tu te dis : « je maîtrise tout, puisque tout est [soumis] ». Et en fait, je pense que c’est le contraire. C’est en n’ayant plus rien devant soi qu’on arrive à apprécier ce qu’est la vraie dimension du temps. Et donc je m’étais dit : « je ne veux plus avoir pendant une année d’agenda. Je ne veux plus avoir à gérer d’obligations vis-à-vis de qui que ce soit » sans pour autant être complètement en dehors de la société, mais sans avoir cette notion d’agenda. J’avais envie de faire du bénévolat, mais en même temps je me disais : « bon, il n’y a pas d’urgence puisque j’ai tout le temps devant moi, ce n’est pas la peine d’aller me foutre le nez sur le guidon pour essayer tout de suite d’aller trouver une activité qui va occuper mon temps etc. ». M : Tu n’avais même pas mis de limite ? Complètement dans l’ouverture… Eric : Ah non, je n’avais pas mis de limite. Oui, l’ouverture totale. Et en même temps j’ai vu cette annonce et je me suis dit : « c’est une manière de voir si…» J’avais aucune idée. Je ne savais pas s’il y avait une sélection, une présélection, tu vois ce que je veux dire ? Je n’avais absolument aucune idée du monde dans lequel j’étais. Et donc j’ai envoyé cette candidature. J’ai rencontré Anne1. Elle m’a dit : « écoutez, si vous voulez venir… » et puis voilà. J’ai participé aux formations. J’avais beaucoup de réticence. D’une part sur Emmaüs, parce qu’Emmaüs, avec le notion confessionnelle qu’on connaît…tout en ayant appris rapidement que c’était laïque. La deuxième réticence qui était beaucoup plus forte que celle-ci, c’était le fait que je me disais : « ça va être un bordel sans nom. Ça va être uniquement les bonnes volontés, et il ne va pas y avoir de cadre ». Et je sais que j’ai besoin de cadre pour fonctionner. Même si ensuite on peut sortir du cadre. En tout cas pour moi le cadre est essentiel pour réussir à voir les choses avancer ou reculer, ou ne serait-ce que se positionner. Les bonnes volontés, c’est un bordel, quoi. Je crois que je suis pas fait pour ça. Et puis je sors d’un milieu hyper cadré de partout. Et donc j’avais besoin de quelque chose. Je me disais : « il va y avoir une méthodologie. S’il n’y a pas de méthodologie, très rapidement je vais faire n’importe quoi. Je vais apercevoir que je fais vraiment n’importe quoi », et donc je vais me dire : « qu’est-ce que je fais là ? Pas d’intérêt ». Et en plus tous les amis autour de moi me disaient : « tu ne tiendras pas. Ça ne t’intéressera pas rapidement, parce que tu vas comprendre à quel point c’est un bordel sans nom, ça n’est que de bonnes intentions qui sont…Tu verras que ça ne tiendra pas du tout ». M : Ce type d’activité précisément ? Ou le bénévolat de manière générale ? Eric : Le bénévolat, sur ce type d’activité. Ce type d’organisation. Vraiment la totale, on m’a dressé un portrait noir, et puis je contribuais. Je n’enlevais rien à ça, d’ailleurs, tant que j’y étais pas. Et puis en fait, j’ai été vachement surpris, de façon très positive pas les formations. Avec Corinne2…la structure. Après, il y a des choses sur lesquelles je suis d’accord ou pas d’accord, mais…en tout cas, il y avait une structuration de l’offre que je recevais ; je n’étais pas là uniquement pour donner, je recevais aussi des choses. Et en même temps, même quand on est bénévole, c’est aussi qu’on veut retirer quelque chose. Il y a un bénéfice pour soi. L’altruisme purement gratuit, je pense que c’est que les gens ne veulent pas vraiment apercevoir ce qu’on est en train de voir. En même temps je me disais : « c’est génial », et puis j’apercevais des choses sur la pédagogie que je ne faisais pas du tout dans l’environnement professionnel dans lequel j’étais, et qui m’auraient servi ! Tu vois, j’apercevais dans l’apprentissage de quoi que ce soit à un monde adulte, alors que moi, je partais avec mes repères de tout à fait autre chose. Je veux dire les formations qu’on fait…plutôt du marketing, plus quelque chose de vendeur. Même dans la manière de le formuler. Et là, il y avait quelque chose qui correspondait à des besoins identifiés. Il y avait tout une démarche que je trouvais très pertinente, et qui en même temps avait un écho par rapport à ce que j’avais vécu avant, dans un cadre qui me semblait beaucoup plus cadré, et en même temps où j’avais pas nécessairement tout appris. Donc il y avait tous ces éléments-là qui faisaient que j’étais très vite emballé. Et finalement je me suis dit : « c’est prendre… », en même temps je

1 La directrice de l‟AFB.

2 La conseillère pédagogique de l‟AFB.

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me suis dit : « bon, ça veut dire que c’est une opportunité pour… » Peut-être que j’ai un besoin, je pense aussi, d’activité. Et finalement je me suis laissé vraiment prendre au jeu. J’ai vraiment pris ça comme un jeu, et même temps comme quelque chose de ludique, d’intéressant, avec une forte charge émotionnelle qui m’a beaucoup intéressé. Et puis voilà, quoi. Ça correspond vraiment à…j’ai beaucoup plus besoin de concret que de travailler uniquement sur des idées. Et puis je trouvais que ça me donnait vraiment une manière très concrète de contribuer petitement, mais en même temps sûrement, à ce qui représentait une ambition très générale, très générique dans un premier temps. M : D’accord. Est-ce que tu pourrais me dire quelques mots, sur comment tu te retrouves, tu te positionnes par rapport au projet, tel qu’il est amené, tel qu’il est présenté ? Soit par rapport à son contenu, ou à la manière dont il est amené. Eric : Alors, moi je vais parler des ASL1 parce que ça a été un point de « cristallisation » de ce qu’a été cette année. Je veux dire, je pense que ça a été suffisamment prégnant dans la manière dont les gens se positionnaient…en tout cas les formateurs, par rapport aux « gens qui sont dans l’association », au sens employés, salariés. Moi je suis à cent pour cent…j’ai pas de langue de bois donc ce que je dis c’est ce que je pense, même si j’avais zéro pour cent je l’aurais dit de la même manière que cent pour cent…Je suis à cent pour cent derrière l’histoire des ASL, au sens où c’est effectivement le moyen de rendre une intégration de ces gens-là qui sont déjà en France ! On n’est pas en train d’essayer de créer un environnement dans lequel ils vont essayer de s’intégrer. Ils sont en France. Donc par définition, ils sont déjà dans une certaine mesure « intégrés ». Et je trouve que la manière de regarder la chose est tout à fait pertinente par rapport à ça. Je trouve qu’il faut prendre une liberté parce que chacun amène aussi son vécu, ça manière gérer la chose. Il faut prendre une liberté par rapport à ce cadre tel qu’il est défini. Et la liberté c’est aussi accepté la part de soi-même qu’on donne. Et je pense qu’on ne donne pas…quand je dis « la part de soi-même ce n’est pas une part d’émotion de moi-même », c’est une part de ce que j’apporte par mon expérience professionnelle, par ma culture, par mes sujets d’intérêt, de curiosité…enfin, c’est tout ça. Et ça aussi je peux l’amener. Cette part de liberté est essentielle, moi je l’ai toujours prise depuis le début. C’est-à-dire que même si j’étais dans un « ASL pro », j’étais aussi dans un « ASL vie quotidienne et vie pro », donc la liberté existait au sens où ce qu’on fait c’est a priori de la vie quotidienne, sauf si on est en train de faire l’alphabet, mais on n’a pas fait ça. Dans la vie pro, à des moments donnés, il faut savoir aussi exister par rapport à un échange culturel, par rapport à un échange interpersonnel qui n’a pas nécessairement à voir avec un monde professionnel même large, je veux dire au sens des transports et tout ce qu’on peut imaginer autour du monde professionnel, parce qu’il faut aussi exister dans un rapport formateur-apprenant qui est basé sur un échange. Je ne suis pas que le vecteur de translation d’une méthodologie ou d’un contenu qu’on veut me faire délivrer. Et je trouve que souvent je percevais la manière dont ça nous était présenté comme « soyez le vecteur de ce contenu qu’on vous donne ». Le vecteur, par définition, il intègre l’aspect culturel de qui je suis, l’aspect personnel, émotionnel en partie de qui je suis, et que ça, ça devrait me donner une liberté, moi je l’ai prise. Certains ne se sentaient pas en liberté par rapport à ça. Et je leur disais en même temps ce que moi je faisais, qu’il y a des moments donnés où je débordais par rapport au sujet qui était initialement prévu, parce que le rapport qui existait avec les autres n’est pas fait que de ce contenu qu’a priori j’avais bien compris et bien ciblé dans l’offre qu’on devait faire. Tu vois ce que je veux dire ? Pour moi ça paraissait essentiel à un moment donné de reprendre une liberté par rapport à ça. M : Tout à l’heure tu me disais que dans ton caractère et dans ta façon de faire, tu avais besoin d’être encadré, et que tu recherchais ce type d’encadrement. Comment est-ce que tu comparerais ce cadre-là que tu évoquais en disant ça, et celui qui est amené ? Quelle différence il a ? Est-ce que tu vois où je veux en venir ? C’est-à-dire que…est-ce que…parce qu’il y a un cadre qui est amené ici ; qui est celui qu’il est, amené d’une certaine manière, et qui n’est peut-être pas forcément satisfaisant pour diverses raisons, quelle est la différence entre ce cadre-ci et celui que tu évoquais. Eric : Moi, je pense que quand on est arrivé ici…je vais prendre mon expérience ici qui est la seule que je connaisse. Quand on est arrivé ici il y a un an, en septembre, octobre derniers, qu’on a commencé, on définissait un contenu qui avait un cadre et une méthodologie avec l’histoire des ASL qui nous a été explicité avec quand même une vraie consistance dans le message, donc il y avait le cadre mais derrière il n’y avait pas

1 Atelier de savoirs Socio Linguistiques, un dispositif dont c‟était la première année de lancement à l‟AFB.

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les éléments du bloc qui allaient nous permettre de vraiment…C’est-à-dire on nous donnait une sorte de contenu, mais après le contenu c’était finalement les sujets qu’on pouvait traiter et qui étaient pertinents par rapport à l’ASL dont on avait parlé, on nous donnait pas l’espèce de cadre de, je te l’ai dit l’autre jour, linguistique, ce qu’il faut vraiment faire, et je pense que j’ai vraiment besoin de ça. Je pense qu’on a besoin de ça. Moi en particulier mais je pense que ça peut déborder sur d’autres personnes. Sur les charpentes que tu as commencé à élaborer, bon c’était assez final dans l’offre. Donc je pense qu’on a besoin de ça et que ça c’est du concret, et que ça nous aide une fois qu’on en prend l’habitude parce que c’est un travail. Il faut intégrer ces outils. Il faut avoir une discipline. Et ça on ne l’a pas tout de suite au début. En plus, plus on part « sans cadre bien géré », sans ces « blocs bien gérés », finalement on se débrouille parce que par définition on parle le français, donc on se dit qu’on a une forme de matière, « on a déjà le matériau ». Ce qui à mon avis est une erreur parce que c’est pas parce qu’on connais quelque chose qu’on est en mesure de former les gens. Plus on part en liberté, plus c’est difficile de recadrer ensuite quelqu’un avec des cadres. Tu te dis : « bon, bah attendez, là j’ai déjà bien fait », surtout en se disant que ce qu’on a fait n’était pas si mal que ça. Et quand ça arrive à la fin, on se dit : « je rêve. Il me dit maintenant comment faire mais je sais ». En fait je crois que c’est ça qui est très pertinent. C’est vraiment ces blocs qui vont permettre de bien positionner ce qu’on va faire, comprendre, adhérer à la « charpente », adhérer aux méthodologies qu’on me donne. Au fur et à mesure que je suis allé dans des formations, j’ai pas tout suivi en termes de formation, mais celles que j’ai suivies, notamment sur l’écrit, pour les gens qui sont en situation de débutant, tout ça, ça m’a beaucoup aidé dans la manière de repositionner ce que je faisais. Donc je pense que je ne faisais pas hyper mal. Je me rassure encore a posteriori. Mais en tous les cas il y a des choses sur lesquels on peut améliorer. Je pense que cet apport continuel, d’outils de méthodologie, pour vraiment bien cerner ce qu’on veut faire à l’intérieur d’un truc, un ASL en particulier mais je pense que c’est valable pour d’autres choses, ça reste très pertinent. Et c’est ça à mon avis qui rendra le cadre complètement plein au sens où « après je peux me déterminer pour rester à l’intérieur, pour en sortir, mais pour savoir en tous les cas ce que je fais. J’ai un vrai positionnement, même en distanciation par rapport à ce que je vais faire, alors que là un moment donné tu fais sans vraiment comprendre ce que tu fais. Et tu ne sais pas trop ce qui te manque. Tu sais qu’il te manque des outils pour vraiment bien faire. Tu sais, sur la linguistique, j’ai fait quelques exercices sur des syllabes, dont tu m’avais parlé. Et je trouvais ça très pertinent. Et tu découvres plein de choses. Le problème c’est que je les ai découverts six mois après avoir…Mais bon. Mieux vaut tard que jamais. Maintenant que je sais l’offre disponible quasiment dès le début, pour l’année prochaine, je pense que ça va donner plus de cohérence, beaucoup plus d’apport, quoi. Je veux dire « concrets » pour les gens qui apprennent. Je pense, je sais pas si ça répond à ta question.

Hélène

Entretien avec Hélène, le 29/05/2008. Formatrice bénévole depuis un an à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Responsable de deux groupes : lecture-écriture 1. Né en 1955, à Versailles.

Résidant à Garches (92). M : Pourrais-tu me décrire ton activité ici à l’AFB ? Hélène : J’ai eu en charge deux groupes différents. L’un était lecture-écriture 1 en insertion professionnelle, et le second qui était lecture-écriture 1 vie quotidienne. Pour l’insertion professionnelle, j’étais chargée de l’informatique. M : Donc à chaque fois, « entrée dans l’écrit », avec notamment « informatique ». Et ça fait combien de temps que tu exerces cette activité ici ? Hélène : C’est la première année. M : Et est-ce que tu avais déjà eu l’expérience de ce public auparavant ?

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Hélène : Pas du tout. Je n’avais jamais eu ce style de public, parce que ça fait des années que je fais du soutien scolaire. J’ai également animé des groupes au sein de l’Accueil des Villes Françaises (AVF) pour des gens qui n’étaient pas de langue française, mais qui étaient des gens qui avaient été plutôt scolarisés, et qui étaient plutôt assez cultivés. Et donc là, je suis vraiment arrivée dans un milieu que je ne connaissais pas. M : Et est-ce que tu interviens aussi dans d’autres endroits ? Hélène : Je fais du soutien scolaire. M : C’est pour un organisme ? Comment ça se passe ? Hélène : C’est pour le collège de Garches. M : D’accord. Et est-ce que tu connais, tu as appris, tu peux parler d’autres langues que le français ? Est-ce que tu pourrais me décrire ton répertoire linguistique tel que tu l’identifies, toi ? Hélène : J’ai appris l’anglais et l’italien que j’ai appris un peu mieux parce que je suis allée garder des enfants en Italie quand j’étais jeune, et j’ai ma sœur qui a épousé un italien, donc j’ai pu entretenir cette langue. M : Et tu as commencé à apprendre l’italien… Hélène : Au lycée. M : Comme l’anglais ? Hélène : Non, c’était la seconde langue, à partir de la 4e. M : Tu as fait des langues mortes aussi ? Hélène : J’ai fait du latin. M : Et comment tu te positionnes par rapport à ces langues aujourd’hui ? C’est-à-dire, est-ce que tu te considères comme locutrice de ces langues ? Hélène : Non, parce que je ne m’en sers pas, je n’ai même pas à m’en servir ; si, quand je fais du soutien scolaire en anglais. Mais l’italien, jamais. Je parle avec mes neveux, c’est tout. M : Est-ce que tu pourrais me décrire, si tu veux bien, ton activité antérieure à ta venue ici ? et que peut-être tu poursuis. Apparemment, depuis quelques années, tu faisais du soutien scolaire. Voilà, d’où tu viens…de ton parcours. Hélène : J’ai fait un bac littéraire, à la suite de quoi j’ai fait une licence de lettres modernes à Nanterre. Et comme je ne voulais pas enseigner, j’ai complété par un BTS de secrétariat de direction. J’ai travaillé pendant cinq ans dans un organisme qui s’appelait *la CTIM+ qui est l’Ubifrance, actuellement. M : C’est un organisme qui fait quoi ? Hélène : Dont la vocation était de développer la coopération technique, industrielle et économique. On recevait des stagiaires étrangers. On envoyait des experts à l’étranger pour faire découvrir des produits, etc. C’était sous la direction des relations économiques extérieures au ministère des relations extérieures à l’époque. J’ai travaillé cinq ans là-dedans. Après j’ai eu quatre enfants. Je me suis mariée avec un médecin et j’ai eu quatre enfants. Donc, j’ai arrêté de travailler et j’ai aidé mon mari dans son cabinet médical, ce que je fais toujours, d’ailleurs. En ce qui concerne les activités que j’ai pu avoir, j’ai donc travaillé à l’AVF comme bénévole toujours, beaucoup de soutien scolaire. Voilà pour ce qui est un peu en rapport avec ce que je fais ici. Je fais de l’aquarelle. Je fais beaucoup de peinture à l’huile…qu’est-ce que je peux te dire encore…

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M : Tu fais de l’aquarelle pour toi ? T’as pris des cours ? Hélène : Je suis dans un atelier d’aquarelle tous les vendredis. M : Donc tu as des activités… Hélène : Oui, oui. Et puis j’ai en plus, bon, ce n’est pas une activité en soi, j’ai une maman qui a la maladie d’Alzheimer donc je dois être souvent présente, m’occuper des papiers etc. M : Ok. En gros tu as travaillé… Hélène : 5 ans, comme salariée. M : Et après tu as eu tes enfants… Hélène : Voilà, je les ai élevés et puis j’ai fait du bénévolat à côté. M : Tu es originaire de quelle région ? Hélène : Versailles. J’ai encore ma maman qui habite à Versailles. Et là, j’habite à Garches, 92, à côté de Saint-Cloud. M : Est-ce que, dans ta vie, pour diverses raisons, tu as eu l’occasion de te déplacer ? Alors soit pour vivre, ou pour des voyages d’agrément ? Que ce soit sur le territoire français, ou même à l’extérieur de frontières. Hélène : Avec mon mari, on a toujours privilégié le voyage pour élever nos enfants à bouger beaucoup. On a fait beaucoup de camping, on en fait toujours. Donc on a eu l’occasion de voyager dans plusieurs pays, en Espagne, en Italie, dans des pays limitrophes. J’ai fait des stages linguistiques en Angleterre, enfin, je suis partie en étant plus jeune, je voulais apprendre l’anglais. Trois fois pendant l’été. M : Et comment ça s’est passé ? Hélène : Ça s’est bien passé, sauf la dernière fois, où je suis partie dans une famille qui ne s’occupait pas du tout de moi. Je restais toute la journée toute seule, et j’ai eu très faim parce qu’en Angleterre…je sais pas, j’étais mal nourrie *rire+ mais c’est pas grave. M : Et qu’est-ce que tu en tires du point de vue linguistique ? Est-ce qu’il y a des choses que tu as remarquées sur place pour toi, dans ton rapport avec la langue ? Hélène : Je pense que ça a amélioré mon accent. Certainement ça m’a fait progresser au moment où j’en étais, au point de vue linguistique. C’est tout ce que j’en ai gardé. Je n’ai pas un souvenir impérissable de la Grande Bretagne. M : Tu as observé un décalage ? Comme on dit, quand on a appris dans le monde académique et qu’une fois qu’on est transposé dans la réalité… Hélène : Oui, probablement, parce que tu sais qu’autrefois, enfin toi tu es beaucoup plus jeune, mais on apprenait l’anglais de manière totalement différente. On ne privilégiait pas l’oral, donc tu fais des progrès quand tu pars. C’est là-dessus que j’ai pu noter des différences. M : Et dans tes divers voyages, est-ce que tu as des destinations qui t’ont marquée particulièrement ? Voire qui t’ont plu ou déplu ? Hélène : J’ai beaucoup aimé l’Espagne. Si tu veux, moi j’ai toujours un regard un peu…par *l’aspect+ des belles pierres, l’histoire du pays etc. Donc, on a toujours privilégié des voyages où il y avait un passé, plus que les Etats-Unis ou le Canada, par exemple. Donc, la Grèce, l’Espagne, l’Italie…

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M : Qu’est-ce que tu vas chercher a priori ? Hélène : le culturel. M : Donc, l’Espagne t’a bien plu ? T’es allée où ? Hélène : On a fait tout le Sud. On a fait Saint Jacques de Compostelle, Madrid…un peu partout. M : Tu m’évoquais avoir déjà eu une expérience du bénévolat. Hélène : Oui, beaucoup. M : Tu pourrais m’en parler un peu ? Hélène : Suivant le temps que j’avais, parce que quand tu as quatre garçons tu as des choses à faire, j’ai essayé de combler les trous de mon emploi du temps en faisant du bénévolat. Et ça a commencé quand même toujours par une présence assez proche du milieu scolaire, avec des enfants, au collège, la maternelle, le primaire etc. D’ailleurs je me suis même occupée d’une bibliothèque en primaire. Pendant des années j’étais à la bibliothèque. Donc c’était en rapport avec les activités de mes enfants. M : Volontairement de ta part, ou c’était parce que les occasions se présentaient ? Hélène : Non, parce que je crois que c’est très important, quand tu as des enfants, d’être présent dans le milieu dans lequel ils vivent toute la journée. Donc, j’ai toujours été déléguée de parents d’élèves, par exemple, etc. Après, AVF ça a correspondu à un moment où j’avais plus de temps pour moi, j’avais moins besoin d’être à la maison. Et là, ça m’intéressait de rencontrer des étrangers, justement, dont j’attendais d’avoir des relations différentes de celles que je pouvais avoir avec la population de Garches. Un peu déçue, d’ailleurs, parce qu’en fait, sur une commune comme la mienne, les étrangers auxquels tu as affaire, c’est pas du tout des publics comme ici. Ce sont des femmes de hauts dirigeants qui viennent pour un an en France. Ils sont soit à l’école américaine, soit à l’école allemande, et puis tu n’as pas de suite dans les rapports que tu entretiens avec eux. Ils sont très gentils sur le moment, mais après on ne peut pas approfondir. M : En fait, Accueil de Villes Françaises, c’est quoi ? Hélène : A.V.F. Il y en a à peu près dans toutes les villes importantes de France. Leur action est d’accueillir les gens en leur fournissant des activités différentes. T’as des activités linguistiques, mais tu peux avoir de la cuisine, du dessin, plusieurs activités. C’est un moyen pour ces gens-là de s’insérer dans le milieu social français. M : Tu me dis que tu as quand même cette inspiration, que tu cherches ça à travers ces activités, d’aller à la rencontre d’autres personnes qui viennent d’univers différents, et en particulier étrangers, en tout cas. Et quand tu étais à l’étranger lors de tes divers voyages, est-ce que ça te passait par la tête de pouvoir essayer de chercher ça ? Ou, est-ce que ça ne te semblait pas accessible ? Hélène : Non, mais je pense que la manière dont étaient conçus nos voyages, c’était pendant les vacances…D’abord, quand tu as quatre petits, tu t’en vas pas forcément…Bon, tu vas au camping, t’as pas forcément des publics avec lesquels tu vas pouvoir envisager de faire des choses. C’était pas la priorité, et puis c’était pas des espagnols qu’on voyait dans les campings. Et puis après si tu fais une priorité sur le culturel, c’est pas pour aller…non. C’était pas le premier but de nos voyages. M : Et qu’est-ce qui te pousse à te dire d’avoir envie d’essayer de côtoyer d’autres personnes justement ? Hélène : Moi, je fais partie d’une génération où pratiquement toutes les femmes travaillent. Surtout dans ma commune. C’est une commune assez aisée, et les gens, dès que leurs enfants sont un peu sortis d’affaire, les femmes ont repris du boulot. Donc, si tu restes dans ton coin, tu ne vois que des personnes âgées. Et puis tu n’as plus tellement les mêmes préoccupations que…Par exemple, je me suis déjà sentie décalée par rapport à mon dernier fils qui a 15 ans actuellement, *…+ il y des mamans qui ont 30 ans ; j’exagère un peu, 35 ans, mettons.

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M : Tu as quel âge ? Hélène : Moi, j’ai 53. Donc, si tu veux, mon dernier fils je l’ai eu à 39 ans. Et donc je ne suis plus du tout en phase avec des personnes qui ont 15 ou 20 ans de différence avec moi. Enfin, ça ne les intéresse pas de côtoyer une vieille dame comme moi *rire+ Non, mais tu vois ce que je veux dire. C’est pas les mêmes préoccupations, c’est pas la même génération. Et les filles de la génération d’après, elles travaillent toutes. Moi, j’en connais pratiquement plus qui sont chez elles. Donc, il y a un moment dans ta vie, quand t’as élevé tes enfants, qu’ils sont sortis d’affaire, qu’ils n’ont plus besoin de toi, t’as besoin d’aller à la rencontre d’autres. Et je suis tombée par hasard, sur cette annonce où ils cherchaient des formateurs, et j’ai adhéré. M : D’accord. J’y reviendrai après. Mais auparavant, quelle expérience tu as eue de la formation ? Hélène : Soutien scolaire, exclusivement. Enfin, et puis animer un groupe de gens qui ne savent pas du tout parler français, mais donc c’est uniquement l’oral, là. C’était pas de l’écrit. M : Mais le soutien scolaire, c’était en individuel, ou pas forcément. Hélène : Là par exemple, en ce moment, on est un groupe de dames, on intervient le soir, et on a plusieurs enfants. L’idéal c’est d’en avoir 1, pour *prendre bien+ soin de lui. Ça va jusque 2 ou 3, et ce sont des enfants de 6e qui sont détectés « en difficulté ». Soit « en difficulté sociale », c’est-à-dire qu’ils n’ont personne à la maison pour les aider, ou des parents qui ne parlent pas français etc. soit « en difficulté scolaire », voilà. M : Alors, comment es-tu arrivée à l’AFB ? Est-ce que c’était un secteur, ou plutôt un lieu que tu avais choisi ? Est-ce que tu avais choisi Emmaüs et tu es tombée à l’AFB ? Est-ce que c’était l’AFB que tu voulais ? Est-ce que ça aurait pu très bien être un autre lieu qu’Emmaüs ? Quelle est l’intention qui t’a amenée ici ? Hélène : Alors, je vais très souvent à Emmaüs sur l’île de la Jatte, du côté de Marly le Roi, parce que j’aime bien tout ce qui est « vieilleries ». Et un jour, j’ai dû me brancher sur Internet sur le site d’Emmaüs pour avoir l’adresse de ce truc-là. Et c’est là que je suis tombée sur une annonce de recherche de formateurs. Et je me suis dit : « après tout, est-ce que je ne pourrais pas faire l’affaire ? » M : Donc, ce n’était pas forcément un projet ? Hélène : Non. Ça a correspondu à une période où j’avais envie de m’investir plus, parce que j’avais un peu plus de temps. Après j’ai eu rendez-vous avec Rose-Marie1, et elle m’a expliqué…Alors, déjà, j’avais posé mes conditions. Parce que venant de loin, je me voyais mal intervenir deux fois par semaine. Donc, je lui avais demandé de n’intervenir qu’une fois et c’est là qu’elle m’a mise sur deux groupes. M : Ok, donc ça fait un an que tu es arrivée. Et comment tu te retrouves par rapport au projet de l’AFB ? Au projet pédagogique ? Comment tu t’y retrouves ? Hélène : Alors, moi je te le dis bien franchement, c’est ce que j’ai dit à Rose-Marie, d’ailleurs. Il y a eu une période en milieu d’année où je me suis sentie pas bien du tout. Parce que, d’abord j’ai trouvé quelque chose d’extrêmement structuré, c’est-à-dire obligation de rentrer dans une logique, de remplir tout un tas de formulaires…il y a quand même une pression administrative importante. Une obligation de résultat, presque, hein ? Et je ne m’attendais pas à ça, parce que je n’ai jamais eu ça. Alors, je ne critique pas, au contraire, je trouve que c’est très bien. Mais il faut à mon avis beaucoup plus de temps que les 2 heures…tu vois, moi j’arrivais, j’avais 2 heures là et là, or je vois que je n’ai pas bien fait, parce que j’ai pas pris le temps de découvrir toute la documentation dans laquelle on est paumé au début, de savoir comment structurer un cours etc. Et puis j’ai eu un petit accrochage avec une formatrice à qui j’avais proposé d’aller déjeuner, si tu veux. On était 3, elle est partie sur le terrain politique, et on n’était pas du même bord. Bon, on a le droit de penser ce qu’on veut. Et elle m’a roué dans les gencives que de toute façon chez Emmaüs, tout le monde était du même bord, et que les gens qui n’étaient pas de ce bord-là, ils n’avaient qu’à tourner les talons. Là, je me suis sentie pas

1 La directrice de l‟AFB.

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bien, parce que je me suis dit : « je suis pas venue pour faire de la politique ». J’aurais pu atterrir dans un autre milieu complètement catholique ou n’importe quoi, mais je m’en foutais. Donc j’ai pas été bien, et ce un peu jusqu’au bout parce que je crois qu’on a été mal positionné : 2 débutantes sur des groupes. On était deux débutantes sur un groupe lecture écriture 1, en trinôme avec X qui s’occupait de l’atelier « bouche à oreille ». Et je dois dire que c’est un peu de notre faute. On n’a pas compris qu’il fallait travailler en trinôme. On s’est dit qu’elle faisait son atelier de son côté, pas besoin de voir avec elle. Et elle, de son côté, elle a été faire du linguistique parce qu’elle s’est rendu compte LE1, ils n’arrivaient à rien. Quand tu sais pas lire et pas écrire, comment aller écrire dans un journal ? Tout le monde a été confronté à ces difficultés. On ne les a pas bien gérées parce que moi, je ne peux pas venir pour une demi heure de réunion, j’habite trop loin. Je mets 1 heure pour venir. M : Qu’est que tu entends par « j’avais pas bien fait » ? C’est quoi ce « bien » ? Hélène : J’avais pas bien fait parce que j’ai eu du mal…Tu sais, ça ne s’improvise pas de donner un cours comme ça. Ça s’apprend, et moi j’ai toujours eu l’habitude d’apprendre les choses avant de les faire. Et là, je débarquais, je ne savais pas faire. J’ai fait ce que j’ai pu, mais…je ne sais pas si j’ai bien fait. Je ne sais pas si elles ont été contentes. C’est ça aussi que j’aurais aimé savoir. Avoir une espèce de grille où elles auraient répondu : « avec I c’était pas intéressant, parce qu’on a fait ci… ». M : Ce « bien » tu le poses par rapport à qui, en fait ? Hélène : « Bien », parce que je pense que je n’ai pas bien répondu à la démarche ASL, qui était dans la logique cette année. Et que j’ai pas dû bien faire non plus, parce que je suis incapable de faire l’évaluation d’un de mes groupes, là. Je ne sais pas ce sur quoi elles ont progressé, ce qu’elles font de mieux par rapport au début, tu vois ? Donc, difficultés de remplir la fameuse grille ; ce document que je trouve extrêmement compliqué. M : Tu avais pu assister à la réunion qu’il y avait eu… Hélène : Corinne1 avait fait…Bah si, j’étais là au week-end2. Mais tu sais, pour des gens qui démarraient, on n’a pas du tout reçu une explication de ce qu’on allait faire. C’était plutôt, à mon avis, adressé aux formateurs qui étaient déjà là. Pour leur expliquer le changement de… M : Oui, donc tu es arrivée l’année dernière (cette année en septembre), à un moment charnière. Vous avez eu une formation initiale ? Hélène : Oui, mais trop de choses. Sans quelque chose de pratique. C’est pour ça que l’autre jour…t’étais là l’autre jour à la coordination avec Corinne ? J’ai fini par lui dire : « écoute, Corinne, voilà. Moi j’ai pris trois trucs sur Internet. Est-ce que c’était bien ? Est-ce que c’était mal ? Comment il aurait fallu que je m’y prenne ? » Elle m’a dit : « 2 sur 3 ça ne va pas. Parce que tu les infantilises etc. » Eh bien là, ça m’a servi à quelque chose, parce que j’ai vu. C’est ça qu’on aurait dû avoir dès le début. Et je pense qu’on a eu beaucoup trop de théorie. Je ne mets pas en doute ses compétences mais c’est énormément de théorie. Toi, ça t’intéresse parce que tu as baigné là-dedans, mais quand il faut la mettre en pratique…D’ailleurs, j’ai fait lire à mon mari la moitié d’une page, « la contextualisation » machin truc, faut sortir de… Je ne te dis pas que c’était pas clair. J’ai fait des choses un peu poussées en faculté. Mais pour un lambda qui débarque, c’est pas tellement dans une logique pratique, je trouve. M : C’est une question qui se pose. Hélène : C’est très bien, c’est des recherches. Mais après on est devant un groupe, qu’est-ce qu’on fait ?

1 La conseillère pédagogique.

2 Le séminaire de rentrée, qui s‟est déroulé en septembre à la rentrée, et qui a réuni tous les formateurs pour lancer la

rentrée.

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M : Est-ce que tu as reçu la charpente1 ?

Hélène : Oui. M : Et tu avais pu assister à

2…

Hélène : Non, j’avais pas pu. M : et tu ressens la même chose ? Hélène : Alors, moi, je me suis fait la réflexion, parce que j’ai rempli le nouveau formulaire ASL. Et par derrière…tu te rends compte le temps qu’on met à remplir un truc comme ça

3 ? Et à qui ça sert ? A qui ça sert à

l’arrivée ? Peut-être à vous, parce que vous êtes dans vos démarches. M : Peut-être à vous aussi, mais ça on pourra en reparler… Hélène : Oui, mais bon. Ça voudrait dire, il faut qu’on réétudie tout ça, pour prendre du recul. Beaucoup de travail en amont, après. Tu mets 10-15 minutes à remplir un truc comme ça. A qui ça sert ? Pas à moi, en tout cas. Pas pour le moment, parce que j’ai peut-être pas compris la… M : Mais par rapport au document qui fait une dizaine de pages, tu l’as eu ? Ça t’a semblé opaque ? Hélène : C’est quand même très fouillé ! Mais peut-être qu’il faut en passer par là pour arriver à être performant. Mais j’ai presque pas envie de me mettre dedans. Je suis désolée de te dire ça.

Jean-Pierre

Entretien avec Jean-Pierre, le28/05/2008. Formateur bénévole depuis un an à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Responsable d’un groupe de lecture-écriture 3. Né en 1947. Résidant à Neuilly-Plaisance (93). Mathias : Est-ce que tu pourrais me décrire ton activité ici à l’Atelier Formation de Base ? Jean-Pierre : Oui. Je suis chargé dans le cadre d’un binôme avec X d’instruire un groupe dont la dénomination est « ASL emploi », qui s’adresse à des stagiaires de niveau Lecture-Ecriture 34. C’est la première année à l’AFB, comme tu sais, de l’expérimentation du modèle ASL. On a essayé de coller à ce qui nous a été décrit comme inhérent à ce modèle, peut-être dans certains cas en essayant de démontrer le mouvement en marchant et en improvisant un peu. Mais en tout cas, X comme moi-même, en essayant de ramener chaque fois qu’on a pu le faire et presque toujours, le contenu des sessions à une problématique dans laquelle l’emploi était présent d’une façon ou d’une autre. Pas exclusivement, naturellement, mais en tout cas significativement. Donc, ça a tenu à l’examen de petites annonces, la recherche d’offre d’emploi sur Internet – les sites ANPE et divers, la reconnaissance des différents types de métier, ce qui est constitutif des éléments du monde du travail, la rencontre de professionnels dans le cadre du salon du service à la personne, la visite de l’ANPE avec les

1 Un modèle type pour élaborer une séquence pédagogique, qui a été diffusé auprès des formateurs.

2 …l‟animation pour la diffuser.

3 Il s‟agit d‟une fiche de suivi pédagogique avec d‟une grille où les formateurs écrivent leurs objectifs et le

déroulement de la séance, avec des remarques sur comment ça s‟est passé.

4 3e palier de l‟apprentissage de la lecture et de l‟écriture pour des personnes non scolarisées ; on est en dernière

phase de pré lecture et pré écriture.

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stagiaires, la visite d’une antenne d’Emmaüs dans le 18e qui a trait à l’emploi, la rédaction de CV, de lettre de

motivation. Et autour de ça on a fait du français dans cette démarche qui était assez interactive et réactive vis-à-vis des stagiaires, c’est-à-dire que, quand on était sur une formulation particulière, on faisait un peu de vocabulaire, un peu de conjugaison ou un peu de formulation de français, dans un mode qui est un peu « j’en ai marre-marabout-bout de ficelle ». C’était l’interaction. Par rapport à l’objectif qu’on s’était situé, positionné en début de séance, on s’autorisait à tirer les bords sur des points relatifs à la langue. M : Et ça fait combien de temps que… Jean-Pierre : C’est ma toute première année. M : Et est-ce que tu avais déjà une expérience du public avec lequel on travaille ici ? Jean-Pierre : Pas du tout. M : Et par ailleurs, est-ce que tu interviens dans d’autres endroits ? As-tu des activités diverses à côté ? Jean-Pierre : Pas trop cette année. J’ai participé ponctuellement à des manifestations dans ma municipalité : l’organisation d’un salon *…+ policier, et des trucs comme ça. Mais très ponctuellement. Je vais même un peu monter en charge, d’ailleurs, l’année prochaine. M : T’habites où, en fait ? Jean-Pierre : J’habite Neuilly-Plaisance. M : D’accord. Alors, si tu veux bien, tu pourrais peut-être me parler de ce que tu faisais avant de venir à l’AFB, un peu me dessiner ton parcours. Jean-Pierre : Oui, c’est assez facile. J’ai arrêté de travailler il y a trois ans, consécutivement à des problèmes de santé. On m’a greffé un nouveau foie parce que j’étais porteur du virus de l’hépatite C qui s’est manifestée en récidive, donc tout ça c’est pas réglé. J’avais l’occasion de négocier mon départ à la retraite avec mon employeur, donc je n’avais plus ni l’énergie, ni la motivation pour continuer dans un contexte salarial. Auparavant, j’ai travaillé 25 ans dans un groupe d’informatique, où j’ai fait plutôt dans les dernières années du marketing et du management. Les 7 dernières années j’étais directeur général d’une filiale de ce groupe spécialisé dans les moyens de paiement. C’était un travail de cadre, en gros, de management, d’animation d’équipe, de marketing… M : Et dans le domaine informatique ? Jean-Pierre : Ce que je faisais à la fin, ça impliquait pas mal l’informatique. Mais c’était assez périphérique, parce qu’on distribuait un produit de sécurité des paiements, qui s’adressait aux commerces et à la grande distribution. Donc, un travail de cadre supérieur assez classique. M : Est-ce que, au cours de ta vie pour des raisons diverses, tu as été amené à te déplacer ? Ou es-tu resté essentiellement au même endroit ? Quelle expérience de déplacement géographique, que ce soit au sein de la France ou en dehors ? Jean-Pierre : Oui, dans le cadre de mon activité professionnelle, j’ai fait pas mal de déplacements. J’allais pas mal en province, pour rencontrer des clients ou des partenaires ; également un peu à l’étranger toujours dans des actions marketing dans lesquelles on essayait de faire vivre des partenariats, avec soit des *…+ de logiciels, soit des *…+ de services informatiques en Angleterre, ou aux Etats-Unis – on est beaucoup dans le début des années 1990, commencement de la renaissance Internet – on a fait énormément de voyages en Californie pour essayer justement de trouver des partenariats, d’étudier la façon dont le marché évoluait à cette époque-là. Voir ce qui était transposable en France ou pas. Voilà, donc j’ai pas été un gros globe trotter. M : C’était essentiellement dans le cadre de ton activité professionnelle ?

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Jean-Pierre : C’était dans le cadre professionnel, et puis j’ai eu des vacances un petit peu… mais j’ai pas é té un grand globe trotter, ni dans le domaine des loisirs, ni dans le domaine professionnel. M : Est-ce qu’il y a des endroits qui t’ont marqué ? Jean-Pierre : Bon, la Californie. Dans les années 1990 c’était quelque chose d’étonnant, parce que c’était l’effervescence : les projets qui se lançaient à tous les coins de rue. On n’avait que l’embarras du choix pour trouver des gens qui avaient envie de discuter etc. C’était une époque intéressante de ma vie professionnelle. M : D’accord. Et qu’est-ce que ça t’a fait en arrivant ici ? Tu me dis que tu n’avais jamais été confronté au public qu’on accueille ici. Quelle impression ça t’a fait ? Jean-Pierre : D’accord, pour raccrocher avec l’avant dernière question que tu as posée, je suis allé soit dans le Maghreb, soit en Afrique de l’Ouest en vacances. Et donc, je ne me suis pas confiné dans les hôtels au bord de la mer. Donc effectivement j’ai eu pas mal de contact avec les habitants du Maroc, du Sénégal. J’habite Neuilly-Plaisance par ailleurs, dans la Seine Saint Denis, où il y a une assez grande mixité. *…+ de jeunes enfants qui ont des camarades qui viennent de la diversité. Ce n’est pas des publics qui me sont complètement étrangers. Donc par rapport à l’AFB, c’est l’opportunité, comme beaucoup de bénévoles je crois qui ont vu cette annonce parue dans Libé l’été dernier, et puis le fait que je suis habitant de Neuilly-Plaisance, et puis la figure de l’abbé Pierre à Neuilly-Plaisance et quelque chose d’important parce que c’est qu’il a créé comme tu le sais la première maison en 1954. Donc, c’est un peu une figure historique de la ville, et que le centre est un lieu fréquent de promenade. Et puis le fait, tel que ça m’a été décrit par Rose-Marie1, ça rejoigne une de mes convictions qui est effectivement la toute première des conditions pour arriver à s’intégrer, à faire partie d’une communauté nationale, c’est d’en maîtriser la langue, les codes. C’est ce qui m’a attiré dans le projet AFB. M : Et tu es tombé par hasard sur l’annonce dans Libération ? Jean-Pierre : Par hasard, c’est beaucoup dire, parce que je suis abonné à Libé, mais je ne lis pas tous les jours les annonces, donc c’était un peu par hasard. Etant effectivement en rupture de vie professionnelle, j’étais à l’écoute de toute opportunité qui permettrait de me rendre un peu utile. M : Donc, si je comprends bien, après avoir arrêté ton travail, tu cherchais à trouver une activité, mais est-ce que tu avais Emmaüs ou l’AFB en vue ? Jean-Pierre : Je n’avais ni Emmaüs, ni l’AFB, ni une activité de formation en ligne de mire. M : D’accord, tu n’as pas choisi ce secteur-là en particulier. Jean-Pierre : Non, pas spécialement. Je te dis, c’était une opportunité, j’ai répondu à l’annonce, Rose-Marie m’a reçu. Le contact était sympa, elle m’a décrit le projet, je trouvais ça intéressant. M : Et tu n’avais pas fait de la formation avant ? Jean-Pierre : Quand j’étais étudiant j’ai fait de la formation pour les adultes. C’était dans l’informatique, c’était vraiment du technique en l’occurrence, au Conservatoire National des Arts et Métiers. Il y avait des gens qui faisaient des cursus informatiques, et j’animais des travaux dirigés d’algorithmique à l’époque. M : Pendant combien de temps ? Jean-Pierre : Pendant mes études *…+. M : Donc tu avais déjà une expérience pédagogique. Jean-Pierre : Lointaine, technique, et en direction d’une population adulte, certes, mais d’expression française.

1 La directrice de l‟AFB.

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M : Et, même si c’était des univers différents, est-ce que tu as l’impression d’avoir pu repuiser des choses ? Jean-Pierre : Non, pas vraiment. Je ne me suis pas posé la question, j’ai pas l’impression. Par contre j’ai une sensibilité pédagogique probable du fait que ma femme est professeur de lettres modernes. Donc, la pédagogie est un de nos sujets de… M : Avais-tu déjà fait du bénévolat avant ? Jean-Pierre : Non. M : Donc, c’est nouveau aussi. Jean-Pierre : oui. M : Et est-ce que c’est quelque chose que tu envisageais éventuellement, même quand tu étais salarié ? Jean-Pierre : Oui. J’envisageais de continuer à travailler en indépendant, en tant que consultant. M : Mais pas nécessairement comme bénévole ? Jean-Pierre : Pas nécessairement comme bénévole, et en restant un peu dans le domaine professionnel dans lequel j’étais. Je le fais, mais assez homéopathiquement. Deux demi journées par mois où je continue à faire du conseil auprès de la nouvelle dirigeante de la boîte dont je m’occupais auparavant. Ça me demandait beaucoup de ressources, j’essayais de monter plus en charge. Ça me demandait plus de ressources que lorsque j’étais salarié, donc, comme ce n’était pas économiquement impératif, j’ai un peu lâché le pied. M : Est-ce que tu parles plusieurs langues ? Est-ce que tu as connu, ou tu connais plusieurs langues ? Jean-Pierre : J’ai un assez bon anglais. Voilà. Je l’ai appris à l’école, et puis, comme je te disais, j’ai pas mal voyagé en Angleterre, aux Etats-Unis dans mon activité professionnelle, donc j’ai pratiqué, je me suis un peu amélioré. Donc, pas shakespearien mais un assez bon anglais courant de dialogue et de business. Quand je vais en Italie, j’arrive à commander des pâtes en italien *rire+. M : D’accord. Et comment de manière générale, tu te retrouves par rapport au projet pédagogique global de l’Atelier, ici, tel qu’il est présenté ? Jean-Pierre : Je m’y sens bien. Dans un premier temps…J’ai débarqué, c’est ma première année. On nous a donné les règles du jeu. Notamment les ASL : voilà ce que ça doit être, voilà ce que ça ne doit pas être. J’avais aucun a priori, aucune idée préconçue par rapport à ça. Et donc j’ai néanmoins considéré que ce n’était pas idiot dans la mesure où effectivement l’intégration et la socialisation c’est quelque chose de prioritaire par rapport à la connaissance fine et pointue de la langue. Le fait qu’on mette un peu plus d’importance sur toutes les pratiques qui permettaient de favoriser l’intégration, la socialisation etc. ça me semble être quelque chose qui finalement allait de soi, qui était loin d’être con. Et puis en essayant avec X de dérouler selon cet axe-là on s’est aperçu que ça fonctionnait assez bien finalement, et qu’on arrivait à intéresser les gens. Donc, je m’y sens globalement bien. Ce qui me gêne c’est que, au regard d’un groupe de stagiaires en particulier, qui est celui dont on a à s’occuper et dont le nom est celui d’ « ASL emploi », on n’a pas que des gens qui sont concernés par l’emploi. On a même carrément des gens qui disent qu’ils ne veulent pas travailler. Pour différentes raisons : « j’ai un mari autocrate qui ne veut pas que je sorte », soit « j’ai pas envie de bosser » etc. Et donc je pense effectivement que c’est dû à la première année qu’on est sur le truc. A mon avis, c’est quelque chose à réguler si on peut le faire, parce que ça nuit à la motivation des stagiaires eux-mêmes. M : Comment s’est passée ton arrivée ? Jean-Pierre : Oui, il y a une formation initiale de deux jours, dans laquelle on a eu un panorama global de ce qu’était Emmaüs, et d’où se situait l’AFB par rapport à la nébuleuse Emmaüs. Et puis une formation plus axée

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sur la formation, elle-même. Les conférences données par Corinne1. Puis un séminaire de deux jours, ouvert,

où on est revenu en profondeur là-dessus. Et puis, on s’est lancé. Alors, avec le recul, j’ai peut-être pas suffisamment profité. C’est peut-être parce qu’on voulait mettre l’accent plus sur la problématique emploi, les recommandations des supports pédagogiques. Ce qui fait qu’on n’a pas beaucoup utilisé, ni X ni moi, les supports pédagogiques qui sont à notre disposition. Peut-être qu’on aurait dû le faire un peu plus. On *…+ des sites Internet d’emploi, des petites annonces d’un journal, des trucs comme ça. Je ne sais pas si c’est bien ou si c’est pas bien, mais c’est un élément, effectivement, dont j’aurais peut-être pu plus profiter de la pédagogie. A voir.

Jocelyne

Entretien avec Jocelyne, le26/05/2008. Formatrice bénévole depuis six ans à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Spécialisée dans les groupes de communication orale. Née en 1943, à Alger. Résidant à Paris 12e. Mathias : Peux tu me décrire ton activité à l’AFB ? Jocelyne : Mon activité actuelle ? ou antérieure ? Mathias : Si, ça m’intéresse, mais déjà on va partir sur ce que tu fais ici. Jocelyne : D’accord. Je suis ici depuis environ 5-6 ans, j’interviens sur des groupes de communication orale. J’ai fait à peu près les différents niveaux qui ont existé ou qui existent2 actuellement sur la communication orale. Mathias : D’accord, que la communication orale, en fait. Et est-ce que tu n’exerces qu’une activité ici, ou d’autres activités à côté ? Jocelyne : Je fais ça depuis que je ne travaille plus. Donc je n’ai plus d’activité salariée mais j’ai de nombreuses activités ailleurs, que j’ai un petit peu réduites cette année parce que ça fait beaucoup de choses. Je te donne mes activités personnelles ? Mathias : Oui, tu peux en parler. Jocelyne : Je donne donc des cours ici. Je prends moi-même des cours à la fac en philo. Je prends aussi des cours d’anglais, je fais partie d’un groupe de conversation. Je vais à des conférences, j’aime bien al ler à des expositions de peinture. Je fais régulièrement du tennis 2-3 fois par semaine, et puis de la gymnastique. Voilà, je bouquine, je vois des gens divers et variés. Mathias : Ok. Quand même pas mal variées, les activités. Jocelyne : J’ai besoin de contact. Ne pas penser qu’à moi, rester en prise avec la réalité sans m’enfermer dans mon petit confort. Ce serait si facile, mais si frustrant pour moi. Mathias : Et ça fait longtemps que tu as repris des cours d’anglais ?

1 La conseillère pédagogique qui intervient régulièrement à l‟AFB.

2 Depuis les cinq dernières années l‟Atelier a connu plusieurs remaniements du dispositif pour préciser et faire

évoluer son projet pédagogique. L‟appellation des groupes a fait partie de ces changements.

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Jocelyne : Dès que j’ai arrêté de travailler – j’ai arrêté en juin, je savais exactement ce que je voulais faire et j’ai cherché. J’étais pas préparée, mais j’étais dans une entreprise où il y avait plusieurs plans sociaux. Je n’étais pas trop partante parce que j’avais un job très intéressant, et j’aurais bien continué. Mais au final, étant donné que j’avais des envies par ailleurs et que ma vie ne s’arrêtait pas à mon petit travail, j’ai pu rebondir et effectuer le passage sans trop de heurts. Mathias : Donc, en fait, tu avais déjà décidé et identifié les activités que tu pourrais faire après ton travail ? Jocelyne : Oui, j’avais déjà des envies. J’avais déjà commencé à travailler dans l’enseignement. J’ai toujours besoin de donner aux autres, d’être en contact, de faire partager ce que je sais. Donc mon idée première c’était, effectivement, de m’axer vers la formation. Mathias : Et quand tu dis « enseignement », au départ c’était dans quel domaine ? Jocelyne : C’était dans l’enseignement technique. A l’époque ça s’appelait « professeur de secrétariat ». Il n’y avait pas d’ordinateurs, ça concernait la correspondance, le droit, l’économie, le français, la préparation à des entretiens d’embauche, écrire des courriers, etc. Mathias : D’accord. Alors, avant d’aller un petit peu plus loin, si tu le veux bien, dans le détail de ton parcours, je voudrais savoir quelle expérience tu avais eu du public de l’AFB en y arrivant. Jocelyne : J’avais aucune expérience de ce public. J’avais mon expérience d’enseignante qui datait. Dans ma vie professionnelle j’ai travaillé en solo, mais je préférais la difficulté du contact et le plaisir du contact. J’ai toujours eu des équipes de 15-20 personnes. Donc voilà mon expérience par rapport à l’autre. C’était, tu vois, pas du tout dans ce contexte précis. Mathias : Voilà, et pas avec des personnes qui ont leurs spécificités… Jocelyne : Pas d’étrangers, pas extra professionnel, pas des gens en difficulté. Tu vois, rien de tout ça, c’est une première. Mathias : Ok. Donc, tu as commencé à me donner quelques données sur ton parcours, est-ce que tu veux bien me le décrire, ou me le retracer ? Donc, si je reprends ce que tu me dis tout à l’heure, tu as fait de l’enseignement, c’est ça ? Une fois que tu as quitté cet univers, tu as bifurqué sur quoi ? T’es rentrée dans un secteur différent ? Jocelyne : J’ai fait de l’enseignement technique. Et je trouvais déjà à l’époque que les gens qui donnaient un enseignement pratique n’avaient pas eux-mêmes l’expérience pratique. Donc, un jour j’ai dit, pendant mes trois ou deux mois de vacances : « je vais travailler en entreprise ». Pour moi-même. Mathias : Toi-même pour te faire à la pratique ? Jocelyne : Oui, savoir de quoi je parlais. Donc, comme je n’avais pas de poste à Paris, que mon mari était de manière définitive à Paris de par l’emploi, moi j’aurais été mutée au fin fond de l’Auvergne…Donc, j’ai laissé tomber, j’ai enseigné un moment dans le privé, et après j’ai laissé tombé l’enseignement, et je me suis dit : « je vais essayer de rentrer dans une boîte ». Je suis donc rentrée au Crédit Lyonnais. Pendant un mois j’ai pleuré tous les jours. J’étais comme un oiseau enfermé en cage. Je me confrontais à la réalité, aux horaires, à la hiérarchie, oh là là ! Je me suis dit : « je ne vais pas tenir le coup ». Je me suis dit : « bon, je vais quand même essayer ». Si tu veux le domaine bancaire ça m’effrayait. J’étais totalement inapte à comprendre quoi que ce soit. Je faisais un refus, là, je pense. Et donc j’ai bifurqué vers les ressources humaines. Et là, c’était génial ! Je travaillais au recrutement, j’étais gestionnaire des ressources humaines, et responsable assurance qualité. Et donc ça, ça m’a vraiment passionnée, intéressée etc. et c’est pour ça que je te disais que j’aurais bien continué. Mais bon, j’avais une équipe de vingt personnes, c’était beaucoup, beaucoup donner. Pas d’horaires, des réunions…Et sans cesse faire ses preuves dans ce monde-là. S’adapter aux méthodes…Donc il arrive un moment aussi où, bon… Mathias : T’as fait ça pendant combien de temps ?

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Jocelyne : J’ai fait ça pendant quinze ans, avec des passages dans des secteurs différents. Donc, voilà un petit peu mon parcours. Mathias : C’est intéressant. Et maintenant j’aimerais bien savoir si tu as eu l’occasion, ou pour ton travail ou pour d’autres raisons, de te déplacer. J’aimerais que tu me parles, si tu veux bien, sur ta mobilité sur le territoire français ou même à l’extérieur. Est-ce que tu as eu l’occasion de te déplacer, ou pour des vacances, ou pour le travail ? Si ça t’arrive de changer d’endroit ? Un peu cet aspect-là de ton parcours. Jocelyne : Ah, oui, oui, oui. Me déplacer… bah oui, déjà je suis pas née en France, donc forcément je ne vis pas où j’ai été élevée. Ensuite, j’ai vécu dans différents endroits en France, le plus longtemps c’était dans le midi. Et puis ensuite je suis venue vivre à Paris. Donc, ça c’est un petit peu mon parcours personnel qui m’a obligée à me déplacer, par la force des choses. Là, j’ai pas eu le choix, ça s’imposait à moi. Et puis, autrement, oui, je me déplace. J’ai voyagé aux Etats-Unis, en URSS pour des voyages d’agrément ; au Mexique. Et puis, je continue. Là, cet été je vais retourner aux USA, et au Canada. Donc, oui, oui, oui, oui, je suis toujours pour l’instant intéressée [rire] par la découverte d’autre chose. Je devais faire avec un ami un voyage au Mali, un voyage humanitaire, encore que je me méfie un peu de l’aspect bobo du truc… « C’est nouveau », bon, il y en a pas mal qui s’y engouffrent. Mais bon, voilà, donc, non…des idées comme ça qui peuvent aboutir. C’est pas fermé. Mathias : D’accord. Alors, je rebondis tout de suite sur « tu n’es pas née en France »… Jocelyne : Je suis née en Algérie. Je suis née à Alger. Mathias : T’as passé combien d’années là-bas. Jocelyne : Eh ben, j’y ai vécu jusqu’à 17 ans. Et puis il y a eu l’indépendance, et donc je ne pouvais plus être scolarisée parce que j’allais au lycée, à l’époque, dans une zone où il n’était plus possible d’aller. Mes parents étaient fonctionnaires, et n’avaient pas de mutation. Ils sont restés un moment en Algérie. Et moi je suis revenue, avec un oncle et une tante, en France. J’ai vécu un moment avec eux dans le Sud Ouest. Après j’ai rejoint mes parents à Toulon. Donc, je suis restée un moment à Toulon. Et je suis venue vivre à Paris. Mathias : Et tes parents étaient nés là-bas, en Algérie ? Jocelyne : Mon père est français, né en Algérie. Et ma mère est venue travailler en Algérie, et a connu mon père. Après il y a eu la guerre, ils sont revenus à Paris etc. Ils sont retournés vivre en Algérie. Mathias : Est-ce que…bon, je pense à ça…Tu me dit que tu n’avais jamais été en contact avec le public qu’on accueil ici…Alors, non pas que je compare systématiquement ce public-là à d’autres personnes qu’on pourrait trouver à l’étranger, en Algérie, ou dans d’autres pays…Mais est-ce que tu sens que, quand même, le fait d’avoir vécu ailleurs, là-bas…enfin, pour toi ce n’était pas ailleurs…est-ce que ça t’a donné des clefs pour accéder…ou de par tes expériences de déplacement, parce que par tes déplacement je pense que tu t’es confrontée aussi à d’autres lieux, d’autres habitudes etc. même si c’était peut-être dans des lieux où les cultures n’étaient pas complètement inconnues. Est-ce que t’as pu t’appuyer sur ces expériences, ou elles ont résonné dans les situations dans lesquelles tu as pu te retrouver ici ? Jocelyne : Je ne pourrais pas dire ça comme ça. Je pense que c’est une attitude face à la vie. Parce que tu as des gens qui ont le même parcours, et qui sont totalement fermés à l’étranger, à l’autre, à la différence. Je pense que c’est une question de mentalité et une question d’éducation. Moi, je sais que chez mes parents, si tu veux, la porte a toujours été ouverte à l’autre, à l’étranger. J’ai été élevée comme ça. Et donc, je pense que ça m’a conditionnée, comme peut conditionner l’éducation. Autrement, non, parce que même si à l’époque j’ai vécu ailleurs, les rapports étaient différents entre les gens. Et puis moi, j’avais pas le recul. J’étais jeune, j’étais gamine, ado. J’ai su très tard…c’est bête à dire et ça peut ne pas être crédible, mais j’ai su très tard qu’il y avait des juifs. Et je vivais avec les juifs et les arabes. Mathias : Et tu n’es pas juive ?

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Jocelyne : Je ne suis pas juive. Et je jouais avec eux dans la cour. Et c’est à l’occasion…peut-être j’ai pris conscience, peut-être que quelqu’un a dit quelque chose…ah bon ? j’ai découvert que les juifs existaient. En tant que gamine, ça ne m’avait jamais interpellée. Mathias : D’accord. Et je reviens un peu, est-ce qu’avant l’AFB tu avais déjà une expérience du bénévolat ? Jocelyne : Non. Mathias : C’est ta première expérience ? Jocelyne : Oui, j’y avais souvent pensé, mais en travaillant c’était pas possible. Mathias : D’accord. Jocelyne : En travaillant, on a trop la tête dans le guidon. On a du mal à trouver pour soi un espace de temps sans laisser le mari et les gamins qui sont là pour te faire remarquer que tu consacres beaucoup de temps aux autres, et pas assez à eux…Il y a toujours un équilibre difficile à trouver. J’y ai pensé, mais j’avais pas d’espace de temps, ou j’ai pas été capable de le trouver. Mathias : Mais tu y avais pensé parce que ça t’intéressait dans la démarche ? Jocelyne : Oui. Ça m’intéressait. Quand j’ai été libre, j’ai foncé. Mathias : Et, dans les activités que tu mènes à côté, c’est à l’AFB surtout que tu fais ça, du bénévolat… Jocelyne : Oui. Mathias : …ou tu as servi ailleurs en tant que bénévole ? Jocelyne : A la Mission Locale, accompagner des jeunes en difficulté et en recherche d’emploi. Je l’ai fait pendant quatre ans, et j’ai laissé tomber. J’ai besoin d’un peu de temps libre, maintenant, de me poser, de faire des choses aussi pour moi. Parce que les cours d’anglais, les cours de philo, ça m’intéresse, mais à côté faut lire, faut… Mais je fais une psycho, là. Je me confie, comme jamais je ne le fais [rire] Mathias : Bah écoute, je reçois, et je fais très attention à ça. Mais si… Jocelyne : Ah, non, non, ça ne me gêne pas. Mathias : Enfin, voilà, je ne veux pas que… Jocelyne : Ah, non, non ! Je m’étonne moi-même. Mathias : En tout cas, c’est pour ça que je te donnerai, tu vois…et s’il y a vraiment des choses sur lesquelles tu as envie de revenir, il n’y a pas de problème. Enfin, je veux que tu sois tranquille par rapport à ça. Et est-ce qu’en arrivant à l’AFB, ou en décidant de t’orienter ici, est-ce que t’as choisi ? T’avais cet endroit en vue ici ? Est-ce que t’as choisi Emmaüs en particulier, est-ce que t’as choisi l’Atelier Formation de base en particulier ? Ou tu t’es juste dit, je voudrais faire du bénévolat, et puis t’as fouillé un peu dans plein d’endroits, et puis… Comment tu es arrivée ? Tu vois ? Quelle part de choix il y avait dans ta venue ici ? Jocelyne : Oui, je savais… bénévolat, ok. Le secteur, c’était formation, enseignement, ou cause des femmes…quelque chose en contact et quelque chose où je puisse apporter. Je suis allée dans le XVIIIe, le centre du bénévolat de Paris. Des bénévoles reçoivent des gens qui cherchent un bénévolat, ils ont des carnets d’adresses, des fichiers, etc. Et il se trouve que je suis tombée sur une punaise, pff ! Une nana, acariâtre. Elle avait des fiches, un classeur que je n’ai pas pu consulter perso ! Au début, on ne sais pas trop. J’ai cherché, le bouche à oreille. Je suis allée à l’antenne bénévolat de la mairie du XIIe, je suis tombé sur une femme charmante qui m’a donné plusieurs pistes. Il y avait plusieurs petites associations, et Emmaüs. J’ai

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privilégié Emmaüs, parce que je me suis dit : « je vais aller voir ; il y a sûrement un projet, et puis Emmaüs,…ça me plaît ». C’est comme ça que je suis venue là, et j’ai rencontré Traore et Malik1. J’ai dit ok, j’ai adhéré au projet. Ça s’est fait comme ça, j’avais autrement plusieurs pistes ailleurs. Mathias : D’accord. Et comment tu te situes aujourd’hui par rapport au projet ? Au sens où…parce que ça fait six ans que tu es ici, je pense que ça s’est bien transformé, il y a eu pas mal de mouvement…enfin, moi je suis là depuis peu, en fait, mais d’après ce que j’ai pu comprendre…et comment tu te retrouve par rapport à ça, en fait, tu vois ? Jocelyne : Alors, je dirais que les choses sont allées en se professionnalisant. Ça c’est certain. La venue de Rose-Marie

2 et sa manière de driver son monde a apporté aussi un changement. Il y a eu en même temps la mise en

place de ces fameux ASL3 qui ont perturbé bon nombre. Donc, si tu veux, cette année, c’était une année un peu

de flottement. Et ce flottement a un peu nui à la cohésion, je dirais. Parce qu’il y a eu des choses dites, et leur contraire en même temps. Certains se sont sentis déstabilisés (moi aussi, au début). Et, n’ont pas su où se situer, et se sont enfermés dans cet ASL. L’autre jour nous en parlions à Anne avec Nicole

4. On a été partant

pour l’ASL en se disant : « on va jouer le jeu, on va voir, faut pas dire non a priori avant d’avoir essayé ». On a eu la bonne idée de choisir l’ASL après avoir fait la connaissance de notre groupe. En toute modestie : « on a bien fait, ça nous a aidé », parce qu’on n’a pas calqué un modèle pré établi ; parce qu’on s’est dit : « la priorité c’est quand même le besoin des stagiaires » tu vois ? On a choisi « impact du calendrier français sur la vie quotidienne », et ça a bien correspondu au besoin de notre groupe. Ça a amené beaucoup de transversalité. Et on a pu, par ce biais-là, travailler énormément de choses. Pour ceux qui ont été là, tout le temps, on pense être arrivé à quelque chose. On a essayé de « tendre vers ». Et avec Nicole on s’est dit : « c’est une année expérimentale, on va parler, on va voir si on a d’autres pistes, etc. » La difficulté restant c’est l’appropriation d’un « espace social ». Mathias : Et tu penses que, selon toi, même si ça prend du temps, parce qu’il faut que tous s’approprient le dispositif, mais que c’est envisageable que ce soit mis en route ? Jocelyne : Mais, tout à fait. C’est une entrée parmi d’autres. Mathias : Parce que je pensais, par rapport à ta remarque, où tu dis – et tu n’es pas seule à remarquer ça – que ça se professionnalise etc. mais ça n’exclut pas, comment dire…ça se professionnalise, en fin de compte c’est par rapport à l’exigence qu’on a vis-à-vis des pratiques en fait. Mais est-ce que ça semble pertinent ? Jocelyne : Mais tout à fait… Mathias : Mais par rapport à votre statut, et votre statut de bénévole ? Jocelyne : Oui, alors, moi je dirais oui, si tu veux, que…comment dire ça…Il faut bien réaliser qu’on est bénévole, il faut bien rester dans ce statut de bénévole, il faut pas tout confondre. Il y a la part des salariés, il y a la part des gens comme toi qui viennent pour réaliser un objectif professionnel, qui n’est pas le nôtre. Donc, restons à notre place, mais essayons de tirer le meilleur de ce que vous pouvez nous apporter, et de fonctionner avec, de ne pas s’installer dans des habitudes sclérosantes. C’est ça aussi, l’intérêt du truc…mais on est là pour apporter quelque chose. Mais il faut aussi accepter d’évoluer, être positif. Après, bon, on accepte, ou on n’accepte pas. Et puis il y a des choses qui sont adaptables, c’est pas noir, c’est pas blanc, c’est gris. Donc, bon, les ASL, oui, en ne considérant pas ça comme un carcan, en adaptant au groupe, en cherchant des pistes. Alors évidemment,

1 Respectivement, l‟adjoint et le directeur d‟alors à l‟Atelier Formation de Base.

2 La responsable de l‟AFB, qui y est arrivée début 2007 pour y prendre ses fonctions à l‟automne.

3 Atelier de Savoir socio-Linguistique : dispositif d‟enseignement basé sur des partenariat avec des espaces sociaux

divers, et à travers lesquels on vise à développer l‟appropriation de ces lieux par un public mis en difficulté pour cela,

notamment à cause de ses besoins langagiers. Leur mise en œuvre à causé beaucoup de déstabilisation au sein de

l‟association car ils poussent à revoir les pratiques d‟enseignement.

4 Le binôme d‟M, avec qui elle anime le groupe.

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c’est vrai que vous êtes des pros. Donc vous avez un langage de pro, vous avez des manières de présenter de pro, etc. donc ça peut effectivement déranger certains, effrayer ceux qui n’ont pas été en contact si tu veux, dans une vie professionnelle antérieure, avec ce type de situation. Mathias : D’accord, bah écoute, tu m’as déjà donné pas mal de choses… Jocelyne : [rire] Mathias : Bah écoute, merci… Jocelyne : c’est tout ? Mathias : On a déjà pas mal brassé, on a fait pas mal le tour… Jocelyne : On a bien parlé.

Nadia

Entretien avec Nadia, le 11/06/2008. Formatrice bénévole à l’Atelier Formation de Base (AFB) Responsable d’un groupe de Communication Orale 3.

Née en 1950, à Paris

Nadia : Je suis rentrée à la caisse d’épargne pour tout te dire, par hasard, en 72 en tant que l’équivalent d’un CDD maintenant… j’y suis restée pendant un an, ce que j’y faisait absolument pas passionnant, parce que à l’époque c’était le livret A, un support financier très important , matériellement, on avait des inspections, tu pouvais faire un détournement d’argent avec un livret A, donc le travail que je compostais des Livret, mettre les numéros, c’était un boulot con par excellence, mais il fallait vivre et manger j’avais un petit garçon à l’époque. Après pour rester dans ces réseaux comme dans beaucoup d’administrations de l’époque il fallait passer un concours j’ai attendu qu’il programme un concours, je l’ai eu et donc j’ai continué dans cette entreprise, bon j’avais arrêté mes études Jeanne : Tu avais fait quoi comme études ? Nadia : J’ai me suis arrêté au bac, j’aurais voulu être avocate mais des raisons on t fait que je n’ai pas pu poursuivre donc voilà et donc à la caisse d’épargne j’ai eu la chance de faire pas mal d’activités, j’ai eu accès à beaucoup de formations, à l’époque on commençait à mettre des formations en place, donc j’ai bénéficié d’énormément de formations si bien que j’ai été un peu secrétaire, j’ai fait de la compta ce qui n’étais pas passionnant mais je rencontrais des fournisseurs donc ça c’était sympa, et puis parallèlement j’avais fait un cursus au arts et métiers de ressources humaines, sociologie des organisations, conditions de travail psycho et sociologie, pendant 5 ans. Après y a eu la création d’emploi de formateurs, à laquelle j’ai postulé et j’ai été prise, et donc j’ai été formateur pendant dix ans. Jeanne : Formateur de quoi ? Nadia : Produits bancaires essentiellement, techniques de vente, un peu de formation comportementale. Pendant à peu près 10 ans jusqu’en 1991. Et puis j’ai eu des activités, je le dis non pas pour le dire mais je pense que c’était un peu important car ça a peaufiné ma structure d’esprit, j’ai eu des activités syndicales et politiques très importantes, j’ai beaucoup beaucoup milité au sein de ma boite et en dehors, ce qui m’a amené aussi à rencontrer des situations de travail assez diverses moi j’étais dans une boite très privilégiée, ce qui n’était pas le cas quand je formais des types qui travaillaient à la chaîne dans des usines, donc ça y aussi une ouverture d’esprit par rapport à ça qui t’amène à faire presque une transposition dans ta boite en disant bon les ressources humaine c’est quelque chose d’important il faut qu’on les gère d’une autre façon. Donc après la

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formation parce qu’au bout de 10 ans je trouvais que j’étais un peu fatiguée, j’ai repris la filière j’ai fait une école des cadres à HEC pendant 1 ans et j’avais pris comme spécialité RH. Et après j’ai postulé à un emploi de responsable ressources humaines donc là j’ai fait recrutement, gestion de carrière, bilan de compétences, tutorat, comme je recrutais c’était pas mal de jeunes en contrat de qualif. à l’époque la mise en place de contrat en alternance, donc on les recrutait à bac 2 ou 3 puis on les suivait on faisait du tutorat, du coaching et donc j’ai fait ça jusqu’un 1998. J’ai arrêté non pas parce que j’en avais assez mais parce qu’ il y a eu une réorganisation au niveau de la boite qui m’a amenée à avoir comme responsable hiérarchique un type avec qui je ne voulais absolument pas travailler j’étais prête à démissionner et le président de l’époque de la boite ne voulant pas que je m’en aille il m’a proposé autre chose un poste dans la communication. C’est comme ça que j’ai terminé ma carrière dans la communication. Ce qui n’est pas délirant car il y a des compétences transversales entre la formation les ressources humaine set la communication. C’était presque une suite logique on va d’ailleurs plus facilement des RH à la com que de la com aux RH c’est plus facile car t’as moins à apprendre en ressources humaines t’as des choses à apprendre quand tu fais des recrutements quand tu fais de la gestion de carrière, c’est plus haut à mon sens. Et puis j’en ai eu un peu assez car j’ai terminé en faisant beaucoup d’événementiel, ça c’est bien car tu rencontres beaucoup de gens t’as des projets tu montes un projet mais en même temps c’est épuisant et puis à un moment donné y a eu un problème d’argent ça coûte très très cher, alors d’un coté on dépense un argent fou pour ce genre de manifestations et de l’autre coté on me refusait l’augmentation d’une secrétaire. Et tout ça pour moi c’était un peu de la schizophrénie don à un moment donné j’ai dit j’arrête. Et puis j’ai fait une tentative de retour vers les RH mais le responsable avait changé et y a eu une opportunité où on nous a offert éventuellement de partir avec un chèque et des prestations complémentaires qui permettent d’atteindre ma retraite. Jeanne : OK d’accord Nadia : Mais je suis pas partie, euh, je suis partie très sereine. J’avais décidé, y a eu cette proposition j’ai pris ma décision pendant 6 mois puis ça c’est fait très sereinement j’ai pu passer le relais, voilà. Jeanne : C’est une bonne chose. Bon tu n’avais jamais fait du bénévolat avant et tu n’avais pas eu d’expérience avec le public. Nadia : Non pas du tout, ça n’a rien à voir. Jeanne : Mais pourquoi alors ? Nadia : Alors je savais que je partirais à la retraite comme tout le monde et pour moi partir à la retraite c’était pas m’arrêter, et lors l’illettrisme c’est quelque chose qui me préoccupait beaucoup depuis un bon moment. Alors dans les Caisse d’épargne y a une fondation crée y a une 15 d’années à peu près qui a une antenne illettrisme, qui doit être dirigée par Bentolila. Ils avaient mis en pace au niveau national l’accompagnement des jeunes qui partaient au service militaire, ça s’appelait JAPD, les journées d’accueil pour la défense, ça devait être national, je m’étais dit que c’était quelque chose qui m’intéressait de voir ces jeunes et voir à quel niveau ils sont et de les aider éventuellement, et il se trouve que mon président à refusé de tomber dans ce truc là, i l se trouvait qu’il y avait une récupération dans laquelle il ne voulait pas aller. Donc ce qui m’avait permis de rencontrer quand même au niveau de la fédération un responsable de la structure illettrisme et apprentissage et notre entretien ne s’était pas très bien passé mais c’est quelque chose qui me préoccupait je me disais comment je vais pouvoir après donner de mon temps pour activité comme celle là, je sais que je ne peux pas faire n’importe quoi au niveau du bénévolat y a des actions que je pourrais pas faire. Jeanne : Donc t’as vraiment choisi de faire de la formation dans le milieu bénévole. Nadia : Ouais et en plus, c’est par choix, c’est sans doute ce que je peux faire peut être le mieux et c’est l’activité dans laquelle je me sens la plus à l’aise Jeanne : Et tu es venue à l’AFB par hasard ? Nadia : Oui par hasard. En fait j’avais téléphoné quand j’ai eu cette idée de 4/5e, j’avais téléphoné à plusieurs structures. Ma démarche enfin ma demande était la suivante, moi j’étais formateur, j’ai eu une formation de formateurs, néanmoins c’était un public d’un niveau quelquefois supérieur au mien soit au niveau hiérarchique

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soit au niveau intellectuel mais y avait pas de problème de langage tout ça. Donc je me disais ça je sais faire. Mais pour un public qui ou n’a pas été scolarisé ou l’a été mais ne parle pas notre langue il faut une formation. Et je ne me voyais pas travailler pour ce public là ou donner pour ce public sans formation. Les différentes structures auxquelles j’ai téléphoné ne donnaient pas de formation d’ailleurs elles étaient même étonnées de ma question. J’ai eu alors Ahmed au téléphone il m’a dit qu’il y avait une formation mais qu’il demandait le retour sur investissement, deux demies journées par semaine. Mais bon comme à l’époque je travaillais je lui avais dit écoutez a je vous rappellerai quand j’aurais du temps et quand j’ai su que j’allais partir j’ai pas attendu de partir pour euh venir voir Ahmed et c’est comme ça que j’ai commencé à faire des choses un peu euh je prenais des demies journées de RTT pour pouvoir faire des choses ici démarrer un peu Jeanne : D’accord donc ton critère de sélection c’était la formation à ce public, donc tu aurais pu atterrir dans d’autres structures comme le secours populaire. Nadia : J’aurais pu travailler au secours pop mais ils ne faisaient pas à l’époque ce genre de trucs, j’aurais pu alors c’aurait été plus difficile parce que idéologiquement quand même secours catholique mais bon on peut … Jeanne : pourquoi idéologiquement ? Nadia : Ben heu parce que catho c’est pas trop mon truc, alors que Emmaüs c’est complètement laïque c’était quelque chose qui m’a…mais néanmoins j’aurais pas trouvé, pu j’aurais trouvé au secours catholique j’aurais pu y aller bon après tout… Jeanne : Sinon est ce que tu as eu l’occasion de travailler à l’étranger, ou de te déplacer ? Nadia : Travailler non mais me déplacer oui, pour du voyage, du tourisme, en essayant de pas faire du tourisme idiot, nous on est allés au Mali pendant 15jours on a vécu pendant plus de 10 jours au fin fond du mali avec des touaregs tu vois ça a permis de leur apprendre à lire une carte, notre carte du Mali Jeanne : qu’il y ait un échange quoi… Nadia : voilà. Jeanne : est ce que tu as eu l’occasion d’apprendre des langues étrangères en dehors de ton parcours scolaire ? Nadia : Alors j’ai fait une tentative pour l’instant plutôt avortée d’apprendre l’arabe Jeanne : Pourquoi l’arabe ? Nadia : Parce que moi je le suis à moitié, mes origine sont au-delà de la méditerranée, moi je suis née à paris, j’ai vécu en France tout le temps, je n’ai jamais eu aucune relation avec ma famille algérienne. Néanmoins, moins maintenant parce que ça ferait un peu bizarre, mais j’ai toujours défendu mon arabité, j’avais 6 ans quand je suis rentrée à l’école en 56 en plein guerre d’Algérie dans un village où il y avait 2000 âmes, bon nombre de jeunes soit pères soit fils qui étaient partis. A l’époque on était à peu près 3 arabes et les autres des petits français et bien après j’ai compris pourquoi j’ai compris cette haine il y avait des papas ou bien des confrères qui étaient partis faire la guerre en Algérie, donc si tu veux il y avait un ressenti, y avait du racisme tout ça. Mais j’ai toujours défendu mon arabité très longtemps jusqu’au lycée, puis plus besoin de défendre ça, puis de nouveau dans le boulot, parce que femme, arabe… Jeanne : À quel âge tu as décidé d’apprendre l’arabe ? Nadia : Y a pas très très longtemps. C'est-à-dire que c’est la troisième tentative. Moi j’avais commencé, parce que Mon mari a voulu s’y mettre alors que lui ai complètement français, moi j’ai fait trois tentatives. La première c’était dans un centre culturel égyptien on devait être 100 dans la salle, donc tu pouvais pas bosser, la deuxième ça aurait pu être très bien mais l’association dans laquelle j’allais à fait faillite, et la troisième ça c’est arrêté pour d’autres raisons on a fait pendant pratiquement 1 an on allait à république une fois par semaine

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c’était très bien et puis mon mari a eu un problème de santé très grave et on n’a pas pu reprendre après on a laissé tombé alors j’attends qu’il arrête de travailler puis peut être qu’on reprendra. Jeanne : Ces trois tentatives elles se situent dans un large espace temps ? Nadia : Oui oui oui. La première fois ça devait être quand je faisais les arts et métiers, dans les années 85, Jeanne : Et à la maison c’est ta maman… Nadia : Non c’était mon père mais je n’ai pas grandi avec mes parents Donc tu n’as pas baigné ni dans une culture ni dans une langue Non pas du tout. Là c’est vrai qu’on a des arabes, des amis syriens notamment. et c’est aussi par rapport à eux que mon mari m’a dit on apprend tous les deux. Mais peut être un jour on repartira là dedans. Jeanne : C’est intéressant. Sinon deux ou trois questions sur l’AFB et ce que tu fais toi dans le cadre des cours, tes impressions sur la tenue d’un cours ? Qu’est ce qui te semble particulièrement difficile ou au contraire ce qui te met particulièrement à l’aise par rapport aux cours ? Nadia : Je me sens un peu désarmée parfois mais en plein cours et c’est pour ça que bon j’ai eu encore un petit débat avec Mathias et je crois qu’on l’a eu toutes les deux aussi sur le décalage entre la théorie et la pratique mais même dans la pratique quand tu dis mon objectif de cours c’est celui là et voilà pourquoi et que tu arrives en cours avec cet objectif là et que tu démarres et que tout d’un coup dans le cours y a un mot qui vient une interrogation qui vient moi je ne sais pas ne pas y répondre et si j’y réponds je me laisse quelques fois embarquer en me disant finalement ton objectif c’était ton objectif mais ce n’est pas forcément l’essentiel et c’est là où on peut ne pas être d’accord, l’essentiel c’est leurs besoins et leurs demandes à un moment donné et moi je ne sais pas ne pas y répondre et en même temps je n’ai pas envie de ne pas y répondre même si mon objectif initial est complètement mis de coté. Parce que ils ont besoin de ça ils me posent cette question ils en ont besoin pourquoi est ce que moi je pense que, et c’est peut être pour ça qu’avec les ASL il y a des incompréhensions, moi j’estime qu’il est important qu’ils sachent comment on va à l’hôpital néanmoins ce jour là ils sont préoccupés par le fait qu’il pleut. C’est quoi comment ça s’appelle pourquoi…Mais c’est aussi mon coté je suis beaucoup dans l’empathie donc ils veulent ça je leur donne. C’est ça qui quelques fois je veux pas dire me déstabilise mais je me dis ça y est t’as encore pas tenu ce que tu voulais faire. Et notamment avec ceux qui sont le plus les CO1 par exemple, autant dans un cours par exemple quand je faisais l’atelier égalité avec les stagiaires où j’ai été obligée de leur dire à un moment donné attendez vous arrêtez ça fait 5 minutes qu’on en parle maintenant stop on parle de ça. Ca je trouve c’est beaucoup plus facile à faire avec quelqu’un qui comprend bien ce que tu lui dis que quelqu’un qui ne comprendra pas et qui pourra être blessé si tu lui dis on ne parle pas de ça on est là pour ça. Jeanne : Si tu avais un conseil à donner à un nouveau bénévole lequel donnerais-tu ? Nadia : C’est ce que je viens de te dire, d’être à l’écoute des gens qui sont dans la salle et de vraiment répondre à leurs besoins. Et surtout de ne pas être …quand on fait de la formation il faut faire preuve d’une certaine humilité et oublier qu’on a le savoir. C’est presque comme un don gratuit, comme quand on est avec du proche de la famille on fait des choses parce qu’il faut les faire à un moment donné et là c’est pareil je trouve que ça c’est… Il y a cette proximité là qu’il faut avoir. Répondre à leurs besoins. Ils viennent pour apprendre évidemment. Mais ne nous, laissons les choses à leur juste place. On n’est pas dans des cours professoraux. On est dans une aide, pour qu’ils aillent mieux pour qu’ils se débrouillent mieux chez nous il faut que ce soit du plaisir, ils faut qu’ils viennent là et ils faut qu’ils se sentent bien quand ils sont là. Moi je suis ravie quand j’arrive à les faire rire. Je disais à une autre bénévole l’autre jour s’ils sont bien là avec toi s’ils ont réussi à dire trois mots même si c’est pas ceux que tu voulais l’important c’est qu’ils aient dit les trois mots. Moi je fonctionne plus comme ça. Jeanne : Donc tu te sens bien là tu te retrouves bien dans cette forme d’action bénévole.

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Nadia : C’est quelque chose que je voulais faire. (Le privé a du fric donc je veux être rémunérée, le public non. C’est sur le principe). Je sais plus avec qui j’en parlais hier, je crois que c’était avec Corinne1. C’est plus facile de faire un chèque de trente ou cinquante euros pour une œuvre, et on se dédouane, alors que là tu t’impliques différemment, tu te sens d’avantage responsable même si c’est limité.

Robert

Entretien avec Robert, le 04/06/2008. Formateur bénévole depuis huit ans à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Responsable d’un groupe de Communication Orale 2. Né en 1937, à Hazebrouck Résidant aux Ulysses (91). M : Est-ce que tu pourrais me décrire ton activité ici à l’AFB ? Robert : Ici, je me consacre surtout au perfectionnement du français, vis-à-vis de gens aussi alphabétisés que des étrangers ayant une culture et dont le seul souhait est d’apprendre le français. Donc j’ai eu des niveaux relativement élevés pendant les 6-7 ans. Cette année ils sont moins dégrossis ; l’adjectif est un peu péjoratif…donc ils sont un peu plus difficiles à aborder. M : « Moins dégrossis » c’est-à-dire qu’ils sont d’un niveau moins avancé ? Robert : Oui, c’est ça. D’un autre côté ce groupe a l’agrément d’être très multinational. Donc, le seul véhicule est le français, même en pause ils pratiquent. M : C’est un groupe de quoi que tu as aujourd’hui ? Robert : Communication Orale 2. M : Et tu as toujours eu des « communication orale » ? Robert : Non, j’ai eu des « lecture écriture 3 » il me semble. Je ne sais plus trop parce que j’ai dû commencer en 1999 ou 2000. M : Mais majoritairement tu étais plutôt sur des groupes d’écrit ou d’oral ? Robert : Plutôt écrit. Je ne suis pas très performant à l’oral. Et puis, ce qu’il y a d’embêtant quand tu dures trop comme ça, on a tendance à être un peu fossilisé. Donc, il faudrait…je sais pas...que je me renouvelle un peu. M : C’est-à-dire ? Robert : Ben, 6-7 ans, on s’incruste dans ses habitudes, quoi. M : Et tu exerces une ou plusieurs activités à côté de ce que tu fais ici ? Robert : Effectivement, je fais encore de l’alpha dans l’association de solidarité avec les travailleurs immigrés (ASTI). Mais comme je suis le doyen ils m’ont nommé coordinateur. Donc je viens trois fois semaine en soirée dans une Maison Pour Tous qui est à peu de distance du domicile. Je vois si tout le monde est là. Quelques fois un formateur me plante à l’improviste donc je fais un remplacement improvisé. Sinon, je salue les gens et au bout d’une demi heure je pars. Et puis alors je suis aussi dans une association d’anciens combattants où on fait des permanences, et c’est toujours un peu l’Afrique quand même parce qu’il y a des anciens combattants du Maghreb. Donc, pour leur permettre de faire valoir leurs droits, leur carte d’ancien combattant, leur petite

1 La conseillère pédagogique.

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retraite, la carte Améthyste…donc je suis de permanence. Enfin, c’est une association pas trop « scrogneugneu », républicaine, fondée par Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier. Donc bien marquée à gauche [rire] ça corrige un peu l’aspect « ancien combattant ». M : Donc, pour ces activités tu interviens essentiellement en tant que bénévole aussi. Robert : Ah, bah oui. Il n’y a rien qui me rapporte des sous. M : Donc assez occupé. Robert : Oui, ça réussit à me faire entre 2 et 5 heures jour. M : De présence sur place ? Robert : Non, je compte à peu près 5 heures parce qu’il y a le déplacement. Sinon ça peut être 2 heures. Quand c’est l’*ASTI+ c’est 2 heures de permanence pour les anciens combattants…oui, c’est chaque jour un pet it truc, quoi. Mais l’*ASTI+, l’ennui c’est que ça commence seulement à 19 heures, donc ça occupe pas grand-chose, quoi. M : Ça n’occupe pas beaucoup de temps. Robert : Oui. M : Et ça serait mieux que ça prenne plus de temps ? Robert : Oui, où ailleurs en journée. Mais d’un autre côté, je ne cherche plus tellement parce que Carole a des compensateurs, comme elle travaille la nuit. Et comme j’ai hérité d’une baraque à 300 km d’ici, des fois elle souhaite y aller et donc, finalement, elle arrive à avoir plus de liberté que moi, parce qu’il faut que j’assure un petit peu toute l’année scolaire. M : C’est qui Carole ? Robert : C’est mon épouse depuis 2003, et ma compagne depuis 1997. M : Est-ce que tu pourrais me lister les langues que tu estimes connaître ? Que tu as connues, apprises, parlées…qui constituent un peu ton répertoire, quelque soit le degré de maîtrise que tu en as. Robert : J’ai assez approfondi l’anglais. J’en ai fait sept ans durant mes études secondaires. Je l’ai repris à la maison de l’Amérique, à Marrakech. Un petit peu à Roubaix. J’ai acheté une moto anglaise en 1962, et je suis allé à Birmingham plusieurs fois, et en 2005 je suis encore allé en Ecosse 17 jours. Enfin, je parle comme Maurice Chevalier, mais au point de vue vocabulaire et maîtrise des formes, je crois que c’est pas complètement nul. En 1970, j’ai demandé à l’Alliance Française de m’envoyer dans un pays de soleil anglophone, en réalité ils m’ont envoyé à Oviedo en Asturies où j’ai donc enseigné le français langue étrangère. Et comme les cours commençaient à midi, j’ai chaque jour pris un cours audio visuel d’espagnol, de 10h à 12h. Ce qui fait qu’au bout de l’année scolaire je contrôlais à peu près l’espagnol de la rue ou les conversations de bistrot. Mais comme je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de traverser l’Espagne depuis, c’est un peu perdu. Alors, le latin je m’en suis coltiné 7 ans, et puis j’ai été novice bénédictin 800 jours, donc j’ai pratiqué le latin à l’église. Enfin ça c’est… M : Tu peux m’expliquer ce que c’est « novice » bénédictin ? Robert : Bon, les bénédictins c’est un ordre monastique dont l’abbaye tête de pont est à Saulerne, et s’illustre par des disques de chants grégoriens. Donc, tu es novice, t’es à l’essai. M : C’est pour rentrer dans les ordres, en fait.

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Robert : Oui, mais tu es déjà avec la bure et la boule à zéro. Et tu pratiques la vie comme les copains. Et donc là il y a une pratique du latin, mais comme je suis sorti de là il y a 50 ans, le latin, je sais plus trop. Alors, j’ai fait 6 ans de Maroc, mais comme c’était les bleds tout le monde parlait français, donc je n’ai pas du tout…sauf quelques vagues expressions. M : Alors, tu as commencé à me donner quelques petits éléments de ton parcours antérieur à l’AFB, est-ce que tu pourrais m’en parler un peu plus ? me raconter un peu plus d’où tu viens… Robert : Je suis né dans le Nord, à Hazebrouck, à mi chemin de Dunkerque et Lille. Et comme c’était un bled qui baignait dans l’eau bénite, mes parents m’ont mis dans un établissement catholique à 30 bornes de là, où je suis resté 7 ans à terme, que j’ai glorieusement terminé en loupant philo. Comme j’étais déjà un peu branché dans la mystique, je suis passé sans transition chez les bénédictins. Au bout de 800 jours il était question de faire des vœux, donc j’ai dit : « on va réfléchir », et j’ai stoppé mon sursis et j’ai été appelé. Et j’ai eu la faveur de faire 27 mois au Maroc. C’était de janvier 1958 au 31 mars 1960. Donc c’était en pleine guerre de l’Algérie. Coup de pot, je n’ai pas combattu [rire]. En principe, on allait un peu au Maroc, puis on était muté en Algérie, mais le capitaine baignait un peu dans l’eau bénite et il a dit : « vous êtes du côté de la mystique, vous restez ici, je ne vous mute pas en Algérie ». En fin d’armée, mars 1960, chômeur, donc en octobre j’ai fait pion dans mon bled natal, et puis 150 Frs par mois ça me paraissait un peu léger, donc j’ai fait un dossier à l’éducation nationale de Rabat, et ils m’ont répondu par télégramme qu’ils m’embauchaient comme instituteur à Ouarzazate. On m’a collé en classe unique ex européenne où j’avais les rares petits blancs d’Ouarzazate, une métisse et quelques enfants de notables. Enfin, j’avais cinq niveaux et 12 mômes. M : « De notable », par rapport au milieu social ? Robert : Oui. J’avais entre autre quatre filles du chef qui était marié à une française. Des *…+, des espèces de CRS marocains et tout autre chose en même temps. Après le directeur, qui était français, m’a muté à Bouazer, c’était des mines de cobalt, encore plus proche du désert, et c’est là que, simultanément à une autre classe unique, avec des enfants des cadres de la mine du cobalt, j’ai commencé l’alphabétisation. Parce qu’on m’a demandé de faire un cours le soir pour les mineurs de fond qui souhaitaient acquérir des notions de français. Donc j’ai alphabétisé pour la première fois en 1962-63, dans des conditions d’amateurisme comme l’était mon enseignement. M : C’était quel type de structure ? C’était institutionnel ? Associatif ? Robert : C’était relativement institutionnel parce que j’avais eu la visite d’une responsable qui était soit au ministère du travail du Maroc, ou je ne sais plus. C’était un curé qui avait laissé la religion pour se marier à une assistante sociale, et qui était simultanément porteur de valises pour le FLN, qui devait donc être proscrit pour l’époque puisqu’on n’était qu’en 62. Il avait trouvé le moyen de se faire embaucher comme encadrant de toutes les trucs d’alpha. Il est venu me rendre visite en conseiller pédagogique, et il me semble que je touchais un peu de sous pour ça, mais je suis incapable de dire. Ça a été un truc sans lendemain parce qu’après j’ai été muté plus près de Marrakech, dans un collège technique. En 65 je suis rentré en France parce que j’étais épris d’une souris *sourire+, donc j’ai brutalement baissé de rémunération. Il y avait un supplément « expatrié » ce qui faisait à peu près 1000 balles, enfin c’était pas mal. Je me suis retrouvé rédacteur contentieux sinistre, boulevard Haussmann à Paris, et j’ai cherché à arrondir mes revenus. Et l’Association pour la Formation des Travailleurs Africains et Malgaches (AFTAM) proposait aux gens d’alphabétiser. Il y avait beaucoup de foyers de travailleurs africains et un service de formation à Montreuil qui était assez costaud. D’ailleurs, les bouquins « Gillardin », j’ai l’impression que c’est un rescapé de l’AFTAM. Là dedans il y avait un tas de jésuites missionnaires qui avaient lâché la soutane mais qui se sentaient toujours concernés par leur public, et qui encadraient des foyers et avaient en même temps le souci de leur donner de la formation. Donc je me suis retrouvé mercenaire de l’alphabétisation en 66, toute l’année scolaire. On était en liaison avec les écoles. Souvent il y avait des instituteurs professionnels qui faisaient ça pour arrondir leurs revenus. Ça se passait dans l’école de Bagnolet. Je m’y rendais plusieurs fois par semaine dès que c’était pas les vacances. C’était en soirée. Il n’y avait pas de chômage, les types venaient après leur journée de boulot et on était payé fort largement. Je gagnais 4 Frs de l’heure au boulot et 10 Frs de l’heure pour alphabétiser. C’était le pactole. Malgré tout, la vie d’assureur m’a rapidement fatigué, d’ailleurs ils étaient fatigués de moi aussi parce que j’étais pas performant. Donc je suis arrivé à repartir en Afrique avec les volontaires du progrès, au Cameroun, où j’ai été animateur culturel par le cinéma. J’ai promené un camion, on faisait des projections publiques en plein air devant les

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enfants étonnés. J’ai fait ça pendant deux ans et demi parce que c’était des contrats précaires. C’était volontaire *…+. Après je suis rentré en Europe. J’ai trouvé un boulot d’assureur à Roubaix, parce que chômeur…c’était en octobre 69. Simultanément j’ai fait un peu d’alphabétisation à la maison des jeunes et de la culture. Les assurances, c’était quand même le casse croûte survie. En octobre 70, je suis parvenu à être embauché à Oviedo pour l’alliance française. C’était toujours un petit peu en statut précaire. Il n’y avait pas de retraite. J’avais 34 ans, j’avais cotisé 18 mois à la retraite. Donc à partir de là je suis rentré en France. J’étais volontaire du progrès, mais donné à une association qui s’appelait film et culture, et mon leader était recasé comme responsable du foyer de jeunes travailleurs à Clichy. Il m’a un peu pistonné et en rentrant d’Espagne je suis devenu responsable du foyer de jeunes travailleurs de Cachan, où j’ai duré une quinzaine d’année. A la cinquantaine ils m’ont jeté. Donc après j’ai pris « foyer de vieux » puisque j’étais vieux. J’encadrais un foyer logement à Maisons-Alfort, au bout de neuf mois ils m’ont jeté : « on vous aime mais on avait rêvé de quelqu’un d’autre ». Donc j’étais chômiste. Je ne trouvais pas et j’ai pris un premier contact avec Emmaüs. En avril 88, l’emplacement d’Emmaüs, à Sucy-en-Brie, cherchait animateur responsable. C’était un truc qui s’appelle Emmaüs Brie qui est dissident, qui s’intitule « Emmaüs » - c’est une communauté, le point principal est à la grande paroisse près de Montreaux. Je me demande s’ils sont rattachés à Paris. Ils sont un peu copain avec Emmaüs liberté de Charenton. J’ai fait ça en bénévole parce qu’ils me proposaient un salaire inférieur à mon chômage. Puis j’ai recherché du boulot un peu mieux payé. J’ai été embauché au 61 rue de Charonne pour un foyer d’africains soninkés, maliens etc. C’est là que j’ai connu le siège de cette association qui s’appelait « accueil et promotion ». Ce n’était pas du tout des marchands de sommeil, il y avait de l’alpha, des consultations juridiques… M : « Le siège », c’est-à-dire le siège actuel ? Robert : C’était dans le même bâtiment, rue de la fontaine aux rois, que l’alphabétisation, l’AFB. M : Avant de venir ici Robert : Oui. Et au cours d’échanges informels…Ahmed était à l’étage et l’accueil et promotion au rez-de-chaussée, j’ai connu Malik Salif1, en 1992-95. M : C’était vraiment les tout débuts de l’AFB. Robert : Oui, c’était pas encore aussi structuré. Donc j’ai vu le topo. Dans le foyer, à l’étage il y avait de l’alpha. Moi, j’étais gérant, j’encaissais les loyers, je surveillais l’entretien, j’ai pas fait d’alpha. En 95 on a été vendu, donc j’ai été vendu avec les murs. Et j’ai été repris par la Sonacotra. Et les deux dernières années avant la retraite, j’ai travaillé à Boulogne-Billancourt, dans la Sonacotra. Après, début 98, j’ai été retraité. J’ai rien foutu pendant un moment. Et je crois qu’en 99, en voyant les annonces dans Libération, je suis venu et puis j’ai eu la bonne surprise de retrouver Ahmed. Il m’a pris donc, pour l’année scolaire 99-2000. M : A la retraite tu as décidé de faire du bénévolat, ou d’avoir une activité, c’est ça ? Est-ce que tu visais tout particulièrement Emmaüs et/ou l’AFB ? Est-ce que tu cherchais différentes choses et tu es tombé par hasard sur cette annonce ? Robert : C’est-à-dire que l’alpha, j’avais quand même vaguement pratiqué… M : Donc tu cherchais dans ce secteur-là. Robert : Oui. Alors la première année j’étais simultanément candidat libre à la fac de Créteil pour histoire et philo, un truc pour des vieux. C’était du genre « université du temps libre ». Et puis j’ai abandonné après parce que fallait être ici, repartir à Créteil, revenir aux Ulysses…ça m’intéressait mais j’ai largué au bout d’un moment. Et puis il y avait la dépense en carburant, donc…J’avais quand même le souhait d’avoir l’air actif, puisque Carole a quand même 15 ans de moins que moi. Elle travaille encore. Donc c’était un peu embêtant d’être en train de glander à plein temps, et être utile ça donne le sentiment d’exister comme l’écrivait Christiane Rochefort. L’alpha, j’étais pas une flèche mais j’avais fait deux années d’alpha, une année d’Espagne, puis j’avais été instit.

1 L‟ancien directeur de l‟AFB, remplacé par Rose-Marie Ryan.

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Enfin, c’était de l’amateurisme puisqu’au Maroc le conseiller pédagogique venait une fois par an quand le col n’était pas enneigé. Fallait quand même se débrouiller. M : Depuis que tu es à l’AFB, j’imagine qu’il a dû y avoir pas mal d’évolution, notamment au niveau du projet pédagogique, tel qu’il est défini etc. Est-ce que tu pourrais me faire part de comment tu te retrouves aujourd’hui par rapport à ce projet, surtout depuis tout ce que tu en as vu, les transformations…comment ça te touche ?... Robert : Je ne vais pas tout à fait régulièrement aux stages de perfectionnement, donc on a l’impression d’une professionnalisation progressive, tout en étant bénévole, donc de se rendre plus pointus et plus efficaces. C’est souhaitable parce que souvent au bout d’une année où on a amené les stagiaires, on n’est pas très fixé sur ce qu’on leur a apporté. On se demande s’ils ont beaucoup progressé. Donc, tous ces perfectionnement dans les techniques pour approcher davantage l’usage de l’audio visuel et ainsi de suite, ça paraît efficace. De faire des évaluations plus fréquentes c’est intéressant pour savoir comment on fait évoluer les stagiaires au plus grand profit de leur progrès. J’ai l’impression des fois de suivre pas trop bien, parce qu’il y a des machins que je maîtrise assez peu. Tout ce qui est « assistance par informatique » je suis encore assez analphabète là-dedans. Donc il faudrait que … M : Et quand tu dis que des fois tu ne suis pas, est-ce que c’est aussi dans la manière dont est présenté le projet, la démarche ? Robert : C’est-à-dire que je devrais peut-être venir un peu plus souvent aux stages etc. mais parfois j’en ai un peu plein les bottes. Ce qu’il y a d’assez empoisonnant c’est qu’il y a quand même 1h30-1h40 de transport tant à l’aller qu’au retour. En moto ce serait plus agréable, mais comme ancien combattant je circule en métro gratuitement *rire+. Ça fait un transport assez lourd par rapport à la présence qu’il y a ici, donc venir en plus…parfois je fais pas suffisamment, donc…peut-être me recentrer uniquement sur l’AFB. Laisser tomber le reste, mais je trouve agréable de travailler sur la commune même où j’habite, donc… M : Et qu’est-ce que ça t’apporte aujourd’hui de venir travailler ici ? Robert : Bah, ça m’apporte une vie sociale. Des gens que je connais, des relations sympathiques avec les stagiaires. Une série de formateurs que je connais depuis un certain temps…enfin, ça ouvre pas vraiment sur des relations amicales parce que je suis un peu trop loin. Je ne suis pas parisien, je suis peut-être un peu plus marginal que d’autres, enfin, les échanges informels sont sympas. On ne se fossilise pas trop. Donc, il y a sûrement un bénéfice. C’est valorisant et ratifiant quand même. C’est pas un bénévolat total, « il y a un retour sur investissement » comme disent les capitalistes.

Sylvie

Entretien avec Sylvie, le 04/06/2008. Formatrice bénévole depuis 4 ans à l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs. Responsable de deux groupes : lecture-écriture 1. Né en 1955, à Neuilly-sur-Seine. Résidant à Paris 16e. M : Est-ce que tu pourrais me décrire ton activité ici, à l’AFB ? Sylvie : Je suis formatrice depuis 4 ans et demi dans un groupe de lecture écriture 1. J’ai donc des francophones débutants à la lecture et à l’écriture. J’assure 4 heures par semaine sur deux jours. Je conduis ces cours dans le cadre d’un projet qui a été élaboré par l’AFB. M : Est-ce que tu as toujours eu des groupes de lecture écriture ?

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Sylvie : Non, j’ai fait un peu de tout. J’ai fait communication orale 1, j’ai fait lecture écriture 3, j’ai eu trois groupes de lecture écriture 1. On me donne plutôt des groupes débutants depuis que je suis là. M : Est-ce que tu exerces aussi une activité ? Sylvie : Oui, je suis prof. Je donne des cours de français à des américains essentiellement. M : Dans quel cadre ? Sylvie : Dans un cadre privé. M : Ce n’est pas une institution, une école ? Sylvie : Ce n’est pas une institution. Ce sont des cours privés. Disons que je travaille pour une boîte qui s’occupe de relocation pour les américains à Paris qui ont besoin de se loger, de s’insérer dans la vie parisienne. Je suis dans leurs fichiers et ils me contactent quand ils ont besoin, quand les expatriés américains qui viennent s’installer à Paris ont besoin de prof. M : Et est-ce qu’en arrivant à l’AFB tu avais déjà eu une expérience du public qu’on accueil ici ? Sylvie : Non. Je n’en avais pas l’expérience puisque j’étais en expatriation pendant 15 ans. Donc c’est quand je suis revenue en France il y a 5 ans que j’ai vu une publicité dans la rue. Et comme j’avais l’intention de me diriger vers une activité associative j’ai répondu à l’annonce et ça s’est fait comme ça. M : Est-ce que tu pourrais me décrire, ou me lister ton répertoire linguistique ? C’est-à-dire que ça peut être des langues que tu as apprises de manière formelle ou informelle, que tu connais ; des langues que tu estimes pouvoir maîtriser mais même des langues que tu ne maîtrises peut-être plus…Me donner un aperçu. Sylvie : Ma mère était ukrainienne, mais je n’ai jamais parlé ukrainien. Je me suis mise au russe en 2de-1e. Ensuite j’ai appris le russe à l’INALCO, j’ai fais 5 ans – ma maîtrise, et je suis partie travailler en Russie centrale comme professeur dans un institut pédagogique qui formait des professeurs de français. J’y ai travaillé 2 ans. Donc je parle russe couramment. Je parle anglais évidemment parce que j’ai vécu 10 ans à New York et à Singapour. Je me débrouille en chinois un tout petit peu. Et puis comme j’ai aussi vécu en Allemagne je me débrouille, mais j’ai là, réellement, presque tout oublié de la langue allemande. M : D’accord. Tu me dis que ta mère était d’origine ukrainienne… Sylvie : Oui, ma mère était d’origine ukrainienne. M : Et tu entendais même sans comprendre ? Tu étais un peu en contact avec la langue de manière passive ? Sylvie : Oui, quand j’allais chez mes grands-parents…de manière totalement passive. Je les entendais parler ukrainien entre eux. Je ne leur répondais pas en ukrainien parce que je ne connaissais pas la langue. Evidemment je connaissais un petit peu de vocabulaire courant. Mais j’ai appris le russe qui est une langue de toute façon différente de l’ukrainien, mais qui malgré tout a les mêmes racines de langue slave. Et c’est après que je me suis mise à l’étude du russe et que j’ai travaillé avec le russe, également comme traductrice russe. M : D’accord. Tu as commencé à me donner des petits éléments de ton parcours antérieur à l’AFB. Est-ce que tu pourrais m’en parler un petit peu plus ? Sylvie : Avant l’AFB ? M : Voilà. Sylvie : Tout ce qui est linguistique ?

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M : Ton activité générale, professionnelle, qui est, bon, très attachée à l’univers linguistique, comme tu viens de le dire, et à l’occasion duquel tu as pu te déplacer. Donc aussi, tes expériences de déplacement. Sylvie : Alors le plus intéressant c’est sans doute mon expérience en URSS, je devais avoir 26 ans. Donc je suis partie 2 ans quand j’ai fini l’INALCO, et la Sorbonne où j’ai fait une licence d’anglais. J’enseignais dans une ville où j’étais la seule étrangère, à Tombov. C’est une ville en plein Čiernazjom, en pleine terre noire à 400 km de Moscou, des grandes plaines. Je suis arrivée dans cette ville. J’ai travaillé dans de très très bonnes conditions, je dois dire. Dans une faculté, les étudiants avaient à peu près mon âge. J’avais de petites classes de 10-12, mais vraiment de bonnes conditions à tout point de vue. Des étudiants qui étaient très motivés…Voilà, c’était une expérience vraiment extraordinaire sur tous les plans. Parce que, d’abord, j’étais chouchoutée, j’étais vraiment la seule occidentale dans cette ville. Je suis restée un peu moins de 2 ans, et c’était vraiment très très bien. Ensuite je suis rentrée en France, mais j’étais mariée. Après j’ai travaillé dans l’école de mon fils, comme prof d’anglais dans un cadre ludique. C’est quand les écoles primaires ont commencé à enseigner l’anglais après les cours. Mon fils allait dans une école publique à Paris au parc des Princes, et je donnais des cours à 16h30 à peu près. M : Et quand tu dis dans un « cadre ludique », c’est-à-dire ? Sylvie : C’est-à-dire que ça ne faisait pas partie du cursus de l’école. J’étais payée par l’école comme ça, par les parents d’élèves plus ou moins. C’étaient des parents qui souhaitaient que leurs enfants aient une approche d’une nouvelle langue. M : Et ça veut dire que tu avais des activités particulières, « ludiques » ? Sylvie : Non. C’était quand même dans le cadre d’une classe. On était déjà avec beaucoup d’audio, d’audio visuel, de films… Oui, avec des activités qui n’étaient pas tellement classiques, mais c’était nouveau aussi. Il fallait enseigner à des petits, donc on ne connaissait pas très bien l’enseignement des langues à des publiques très jeunes. J’ai fait ça pendant 2-3 ans. M : Et ça t’as déstabilisée de te retrouver avec ce public-là ? Sylvie : Non, pas du tout. M : Et par rapport à cette discipline que tu avais enseignée à des adultes…ça change. Est-ce que tu t’es retrouvée confrontée à des difficultés pédagogiques, des choses inattendues ? Sylvie : Oui, tu as raison…A des difficultés de discipline. Surtout après 16h30 où les enfants sont fatigués…Oui, certaines classes plus que d’autres. Le CM1, CM2 plus que le CP. Oui, au début c’était pas toujours facile, mais j’ai appris. M : Quel impact, justement, ça a eu sur ta façon d’enseigner ? Sylvie : Beaucoup plus autoritaire, surtout en début d’année. Mais ça on l’apprend à la fin de l’année évidemment *rire+ Beaucoup moins permissive, je pense que oui. Enfin, c’est vraiment très vieux, je ne me souviens plus exactement de ce que je faisais, amis en tout cas des changements d’activité…tu vois, tu apprends ça avec les enfants, qu’ils ont des concentrations à cette heure-là qui sont…donc il faut changer d’activité plus souvent. Tu apprends à varier les activités : des activités très ludiques, après une activité qui demande un peu plus de concentration. Mais, ce n’était pas très long, ça durait 1 heure, donc ça va. Il y avait un film, je ne me souviens plus très bien, une histoire de monstres…évidemment, c’était rigolo, distrayant, ça captait leur attention. J’ai fait ça pendant un an ou deux, et après je suis partie en Allemagne. Là, je n’ai pas travaillé parce qu’on ne peut pas travailler en Allemagne, parce qu’avec les horaires pour les enfants, qui sont très contraignants pour les parents…ils finissent l’école à 13h30 et après il faut s’occuper d’eux. Et ensuite je suis partie à Singapour pendant 4 ans et demi. Là j’ai travaillé. J’étais traductrice dans les hôpitaux, je faisais du bénévolat. Lorsqu’il y avait des touristes rapatriés sur les hôpitaux de Singapour, parce que c’était les meilleurs hôpitaux d’Asie, j’allais les soutenir, et traduire les besoins, les diagnostiques, m’occuper des familles. Et j’ai donné des cours de russe. J’avais deux élèves au lycée, mais en particulier, que j’ai préparés au bac. Ensuite je suis partie 6 ans et

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demi en Amérique à New York. Je n’avais pas de permis de travail, je ne l’ai eu qu’à la fin. Là, j’ai travaillé à l’Alliance Française comme animatrice. Ça ne s’appelle pas animatrice, ça s’appelle modératrice (moderator) c'est-à-dire que j’animais deux fois par semaine un groupe d’américains, ou de toutes les nationalités, qui venaient à l’Alliance Française 2h30, dans le cadre d’un cocktail (petits gâteaux et vin français bon marché), et qui échangeaient en français. Et moi, française, je passais de groupe en groupe et j’animais la conversation. Je formais les groupes, j’animais cette soirée. J’essayais de faire en sorte que tout le monde parle, s’exprime. Et j’ai donné également des cours de français à des américains, mais dans un cadre privé. Et aussi à *… atlantique] comme traductrice. M : Traductrice français anglais ? Sylvie : Non, russe français. M : En général, quand tu étais traductrice c’était russe français ? Sylvie : Oui, mais à Singapour, non. Là, c’était plutôt de l’anglais, parce qu’à Singapour tout le monde parle anglais, mais là je n’étais pas traductrice, j’étais interprète à l’hôpital. Ah oui, et en russe, en effet, pour les marins russes qui étaient hospitalisés, parce que Singapour, étant un des plus grands port au monde, il y avait beaucoup de marins. M : Et après les Etats-Unis tu es rentrée en France. Sylvie : Oui, en 2001, quand il y a eu le 11 septembre on y était encore. J’ai dû rentrer en 2003. Et c’est là que je me suis orientée vers Emmaüs. M : Et depuis que tu es rentrée, tu as, ou vous avez d’autres projets de départ ? Sylvie : Non, pas pour l’instant. M : Et après 15 ans à avoir été à droite, à gauche, ça fait quoi de rentrer ? Sylvie : C’était un peu difficile au début, mais pas trop. Faut pas exagérer, je ne suis pas rentrée dans de mauvaises conditions matérielles, c’est déjà pas mal. Non, j’avais mes enfants qui étaient en France, et je n’avais jamais vraiment quitté la France, dans la mesure où on rentrait tous les étés. Mais c’est pas facile au début, bien sûr. Bon, on retrouve ses amis, quand même, et puis on est dans un cadre culturel et linguistique qui n’est pas inconnu. C’est plus difficile de changer de pays que de rentrer dans son pays, quelque part. Il y a une routine qui se met en place, qu’on va peut-être parfois regretter. Le changement de vie. C’est bien de changer de vie. M : Tu as mentionné une expérience, à l’étranger, de bénévole. Sylvie : Oui, absolument. M : Donc ce n’est pas ta première expérience de bénévole ici. Sylvie : Non, ce n’est pas ma première expérience de bénévole. M : Et tu y étais arrivée par hasard, tu l’avais cherché ? Sylvie : Non, je ne me souviens plus… c’était sûrement par l’Alliance Française, ou par ces organisations de français à l’étranger qui mettent en place, selon les besoins, des services, en fait. Et là, vu le nombre d’hospitalisés à Singapour, il y avait besoin de personnes qui pouvaient être en contact avec ces gens-là, et qui parlaient la même langue. C’était très bien. M : Mais t’avais jamais pensé faire du bénévolat avant cette expérience ? ça ne t’était jamais venu à l’esprit ?

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Sylvie : Non, pas vraiment. J’avais pas eu l’occasion. Ça ne m’était pas…Mais quand je suis rentrée des Etats-Unis, oui, ça m’a…J’avais été un peu traumatisée par l’expérience Bush sur place, par la guerre…On avait pas mal participé à tous ces mouvements de protestation à New York après le 11 septembre. Donc, je sais pas…Pareil, par la misère aux Etats-Unis, ça m’avait terriblement choquée…un pays si riche…Enfin, c’est pas ça, mais ça y contribue. M : Quand tu dis qu’aux Etats-Unis tu as été touchée par la misère qui existe là-bas, elle doit être différente d’ici. Pas au niveau du degré… Sylvie : Elle est voyante, là-bas. M : Elle ne doit pas se manifester de la même manière… Sylvie : En France, la misère, je la connais assez peu, d’abord. Enfin, comme tout le monde, je la connais, bien sûr mais là-bas elle est près de toi. Et surtout elle est très étendue, tu vois. Ici, c’est dans un secteur de ghetto. Quand tu fais le chemin en train entre Washington et New York, ce n’est que de la misère. Ils n’ont même pas l’électricité. Incroyable, c’est sur des kilomètres…Et puis des villes qui ont été complètement sinistrée, comme il peut y avoir dans le Nord, j’imagine. Je ne sais pas. Je ne connais pas bien la France, tu sais. Tu vois, des villes entières sinistrées à cause des industries qui ont fermé. Tu vas dans les Appalaches, les enfants n’ont pas à manger…c’est terrible. Et puis tout ce qui est couvertures sociales qui existent, bien sûr, mais… M : En France, tu es originaire d’où ? Sylvie : Paris, mais moi j’ai vécu en Afrique. Mes parents ont vécu en Afrique toute leur vie. Donc quand j’étais enfant, j’ai vécu en Afrique jusqu’à l’âge de 7 ans, enfin…ça a un rapport quand même avec Emmaüs. J’ai vécu en Afrique jusqu’à l’âge de 7 ans, en Côte d’Ivoire. Ensuite je suis rentrée en pension pendant 11 ans à Arcachon. Il y avait une pension qui accueillait tous les enfants d’Outre Mer – c’était les colonies. Donc mon pays c’était l’Afrique. Je rentrais jusqu’à l’âge de 18 ans, toutes les vacances, rejoindre mes parents. Mes parents rentraient en France, mais c’est plutôt moi qui y allais. Donc je suis très attachée à l’Afrique évidemment. C’était mon pays, pour moi c’était pas la France. Pour moi la France c’était la *punition+ parce que c’était mon lieu de pension. Et donc je suis très attachée à l’Afrique et aux africains. C’est pour ça j’avais toujours souhaité ici avoir des groupes d’africains *sourire+ Et j’en avais fait part, d’ailleurs, à Traoré quand il travaillait ici, mais ça serait de la discrimination que de ne vouloir que des africains, donc je ne dis rien maintenant *rire+ voilà. Donc, oui, j’aime bien. M : La Côte d’Ivoire c’est Abidjan ? Sylvie : Oui, c’est Abidjan, mais j’étais en brousse, moi. M : Mais tu es née en France ? Sylvie : Je suis née en France, à Neuilly-sur-Seine, personne n’est parfait *rire+. M : Donc après tout ce parcours, tu arrives à l’AFB. Alors tu m’as dit que tu as vu une pub dans la rue, mais comment ça se passe ? Tu as peut-être des projets en rentrant, après tout ce parcours. Tu n’as peut-être pas forcément de travail…comment s’oriente ton choix ? Est-ce qu’il y a un choix ? Est-ce que c’est vraiment complètement du hasard ? Sylvie : Non, je n’avais pas de travail en rentrant. C’est un peu du hasard. J’étais un peu désœuvrée, un peu…je ne savais pas très bien quoi faire. Et puis j’ai vu ça, et j’ai trouvé que c’était dans mes compétences, évidemment. Pour des tas de raisons, d’abord parce que j’avais toujours enseigné, même si c’était pas les mêmes populations. Je parlais plusieurs langues et ça m’intéressait. J’avais envie d’être active avec des populations qui étaient dans le besoin. Et puis quand j’ai été convoquée par Ahmed, ça m’a plu, l’organisation, c’était très structuré… M : C’était en quelle année à peu près ?

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Sylvie : Moi je suis rentrée en fin d’année 2003, et c’était en janvier février 2004. Ça correspondait parfaitement à mon parcours, à mes aspirations. Bon, peut-être que si en arrivant en France on m’avait proposé un job salarié, bah non, j’aurais sans doute pris le job salarié. Mais ça s’est fait au bout de 3 mois, en fait. Je suis rentrée en septembre. De septembre à décembre je me suis installée, et j’ai vu ça. J’ai dit : « tiens, pourquoi pas ? ». M : Donc c’est vraiment le secteur et l’activité proposée ici qui t’ont appelé, avant l’étiquette « Emmaüs ». Sylvie : Oui, de toute façon, Emmaüs, je ne connaissais même pas…enfin si, « Emmaüs », « l’Abbé Pierre », j’en avais entendu parler, mais bon je ne connaissais pas très bien. M : Comme beaucoup… Sylvie : Je connaissais l’appel de 54, des choses comme ça, parce que je suis plus âgée que toi…mais c’est tout. M : D’accord, alors du coup…je pense que depuis que tu es arrivée ici tu as dû voir du changement. Il y a des choses qui ont bougé et évolué dans la structuration, dans l’organisation, dans ce qu’on demande aux… Sylvie :…oui, enfin… M : …est-ce que tu pourrais m’en parler ? Comment tu te retrouves par rapport à ça ? Sylvie : Oui, ça a changé. Enfin, tout particulièrement cette année. M : Le gros changement il est, pour toi, opéré cette année ? Sylvie : Bah oui, parce qu’auparavant il y avait Malik1, donc il y avait une continuité dans la manière de faire. Il n’y a pas eu de grands changements pendant les 4 années. Et puis là, il y a eu les ASL qui ont été créé, la réorganisation des groupes, le changement d’horaires, la répartition des formateurs sur les groupes, tout ça a beaucoup changé. Mais bon, c’était une année de transition, d’essai. Donc voilà. Autrement, au niveau personnel, ça n’a pas tellement changé parce que j’avais quand même 4 heures, je pouvais suivre mon groupe de manière assidue… M : Au niveau de la communication ? Sylvie : Au niveau de la communication avec les …les salariés, ça n’a pas tellement changé. Il n’y a pas de problème, si j’ai besoin de dire quelque chose je le dis. Bon, il y a plus de jeunes comme vous, c’est vrai, peut-être plus d’information qui se met en place. Par exemple, ce que vous avez eu, les outils pédagogiques, ce que tu avais fait, oui. Des choses comme ça qui sont nouvelles. Et puis faut dire aussi que les formateurs qui arrivent ont été moins formés que nous. Nous avons été plus formés. M : Ah bon ? Sylvie : Oui. D’abord, ils assistaient, à l’époque, ce qui n’a pas été fait cette année vraiment, ils venaient comme observateurs dans nos cours. Ils apprenaient quand même. Enfin, on n’est pas des pros mais ils observaient et pouvaient en tirer quelque chose. Nous on a eu des formations avec De Keyzer… M : ça durait combien de temps les formations initiales ? Sylvie : 5 jours…et puis il y avait la formation de Mme De Keyzer qui durait 2-3 jours, je crois. Je sais pas, peut-être que c’était une impression. Mais j’ai quand même l’impression quand tu es en salle avec les formateurs, et c’est normal, qu’ils sont démunis. Ils ne sont pas préparés à certaines choses. Nous non plus, d’ailleurs, on n’était pas préparés à la difficulté du travail. Mais c’est pas tellement ça. Il faut être préparé au fait que ce sera très lent. Il y a toujours une phase de découragement chez les formateurs, surtout en janvier février lorsqu’ils

1 Le directeur que remplace depuis cette année Anne.

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se rendent compte que c’est lent. Ils ne savent pas, ils ne comprennent pas. Ils disent qu’ils n’enseignent rien, que sans doute ils n’apprendront rien, ce qui est complètement faux, évidemment. Il n’y a pas de préparation psychologique, en disant : « le travail que vous faites ça portera ses fruits, mais pas tout de suite, il y a un travail de répétition… » C’est un public particulier. C’est pas un public comme un autre. M : Tu me dis que tu n’avais pas vraiment eu d’expérience de ce public-là, dans ce type de relation pédagogique, mais tu évoquais tout à l’heure ton expérience d’enseigner à des enfants. Et c’est quand même un gros changement, je pense, quand on arrive à enseigner à des enfants alors qu’on enseignait à des adultes, qui te remet en question et te pousse à adapter ta pratique. Sylvie : Ici ? M : A cette époque, quand tu commençais à travailler avec des enfants. Est-ce que cette expérience de changement, de devoir se réadapter, tu n’a spas vécu ça ici, en te retrouvant de nouveau, en contact avec quelque chose de similaire ? Sylvie : Surtout avec un nouveau public que je ne connaissais absolument pas. Bon, des adultes certes – je ne parle pas de mon expérience aux Etats-Unis où j’ai travaillé essentiellement avec des jeunes, mais oui, bien sûr, se réadapter à un nouveau public. Et puis à une nouvelle tranche d’âge en général. Mais bon, ça a été. Ça a pas été un problème. Le problème, c’était celui de l’homogénéité de niveaux, c’est plus difficile à gérer. M : Dans les groupes ? Sylvie : Oui, mais bon, bah voilà. C’est une difficulté. M : Et tu donnes des cours à des américains. C’est ponctuel ou régulier ? Sylvie : Si, c’est régulier. C’est un travail. M : Ok, c’est pas : on t’appelle, t’as des périodes ou des mois où tu travailles plus ? Sylvie : Non. Evidemment, les vacances je ne travaille pas. Je n’ai jamais travaillé pendant les vacances. Mais ce n’est pas ponctuel. C’est une société qui m’emploie. En principe ça peut être 6 mois, 1 an, voilà. Enfin bon, c’est très bien, c’est très intéressant, et c’est super bien payé. M : Et pourquoi, alors, tu gardes ton activité ici ? Sylvie : Eh ben parce que ça n’a rien à voir ! L’autre c’est pour gagner du fric, c’est uniquement pour ça que je fais ça, et puis j’en ai besoin. Là, ça n’a rien à voir. D’abord, ça me plaît ! ça fait partie de mes convictions, mes opinions politiques, de tout ce que j’ai entrepris, pensé *rire+ ce à quoi j’ai été formé, éduqué…donc, voilà, c’est dans la continuation [rire] M : Non, c’est une question qui peut se poser. Sylvie : Oui, absolument. Non, et puis c’est très gratifiant.

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BIBLIOGRAPHIE

- ADAMI Hervé, Les faux jumeaux didactiques, in Le français dans le monde, n° 339, Paris, CLE International, mai-juin 2005.

Dans cet article Hervé Adami décrit les publics de la formation à visée d’insertion, dans la complexité de leurs spécificités qui les situent dans des problématiques propres, même si proches de celle du Français Langues

Etrangère (FLE).

- BEACCO Jean-Claude, L’approche par compétences dans l’enseignement des langues, Paris, Didier,

2007. Jean-Claude Beacco retrace l’évolution de l’approche par compétence en relation avec celle de l’approche

communicative. Il donne les grands principes méthodologiques qui distinguent une version haute approche de l’approche communicative d’une approche globaliste.

- BEACCO Jean-Claude, DE FERRARI Mariela, LHOTE Gilbert et TAGLIANTE Christine,

Niveau A1.1 pour le français (Publics adultes peu francophones, scolarisés, peu ou non

scolarisés), Paris, Didier, 2005. Référentiel de compétences communicatives pour l’apprentissage du français par les publics de la formation à visée

d’insertion.

- BOAL Augusto, Le Théâtre de l’Opprimé [El Teatro del Oprimido, 1975], trad. LEMANN

Dominique, Paris, François Maspero, « malgré tout », 1977. Le Théâtre de l’Opprimé défait les barrières qui séparent les acteurs des spectateurs. Incluant ces derniers dans le

jeu, les rendant ainsi actifs, cette pratique permet de réveiller les consciences et d’entraîner le regard sur la vie. Dans cet ouvrage, Augusto Boal présente la technique dramatique qu’il a élaborée, notamment à travers un plan

d’alphabétisation des populations démunies du Pérou des années 1970. Il en pose les fondements théoriques et décrit les exercices qu’il a mis au point.

- BOURDIEU Pierre, « Comprendre », in BOURDIEU Pierre dir., La Misère du monde, Paris,

Seuil, 1993.

L’auteur soutient que « comprendre et expliquer ne font qu’un », l’entretien devant être utilisé comme un « exercice spirituel » fait de « dispositions accueillantes » et d’ « amour intellectuel » permettant de libérer chez l’enquêté tout

ce qu’il peut dire, y compris ce qu’il ne dirait jamais dans une situation ordinaire.

- BOURDIEU Pierre, « L‟espace des points de vue », in BOURDIEU Pierre dir., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

Dans cette contribution introductive, l’auteur invite le lecteur à « abandonner un point de vue unique » dans la lecture des entretiens recueillis dans l’ouvrage. L’enjeu de la perception d’une « représentation juste » de la réalité

sociale décrite ici repose, selon lui, dans la prise en compte des positions singulières d’où émane chaque parole. Ainsi, décrire et expliquer « la misère du monde » nécessite, au-delà d’un simple compte-rendu des raisons qui la génère,

de confronter dans l’espace représentatif du texte tous les points de vue singuliers, tel qu’ils le sont dans la réalité sociale.

- BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Les éditions de minuit, 1980.

Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu explore les fondements de ce qui constitue pour lui le sens pratique, disposition

(ancrée sur la notion d’habitus) qu’il place comme principe de base pour sa conception de la théorie de l’action.

- BOURDIEU Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.

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Cet ouvrage réunit des interventions menées par Pierre Bourdieu lors de conférences internationales. Réunies dans cet ouvrage, elles livrent la vision de Pierre Bourdieu de l’organisation de la société prise comme espace social, où la

pratique est régie par le sens du jeu de l’économie des biens symboliques.

- BULEA Ecaterina et JEANNERET Thérèse, « Compétences de communication, processus

compétentiel et ressources : les apports des sciences du travail et des sciences du langage », in VERDELHAN-BOURGADE Michèle dir., Le français langue seconde : un concept et des pratiques

en évolution, Bruxelles, De Boeck Université, 2007. Dans cette contribution les auteurs montrent tout d’abord l’évolution du concept de compétence, marquée à la fois

par les sciences du langage et par les disciplines du travail. Elles tentent de mettre en relief le caractère essentiellement « processuel » de la compétence qui se traduit, dans l’action, par une « redynamisation située des

diverses ressources » acquises, par ailleurs, avec l’expérience. En regard à cela, elles soulignent « le statut modélisant de sa codification » dans les référentiels.

- BULEA Ecaterina et BRONCKART Jean-Paul, « Pour une approche dynamique des

compétences langagières », in BONCKART Jean-Paul, BULEA Ecaterina et POULIOT

Michèle dir., Repenser l’enseignement des langues : identifier et exploiter les compétences, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005.

Dans cette contribution conclusive, les auteurs évoquent « l’hétérogénéité des acceptions de la compétence ». Ils tentent de la dépasser en soulignant, à l’appui des théories des disciplines du travail qui ont contribué à l’évolution

de la notion, la « dimension fondamentalement praxéologique de toute compétence », et en en proposant une redéfinition « en tant que processus par lequel peuvent être exploitées, dans le cours d’une activité donnée,

les traces dynamiques que les ressources conservent des situations d‟agir antérieures dans le cadre desquelles elles ont été construites. »

- CARE Jean-Marc, Simulations Globales, in Le Français dans le Monde, n° 252, Vanves,

Hachette EDICEF, octobre 1992.

Article qui fait un point sur la simulation globale et ses origines, et qui en résume les principes méthodologiques majeurs.

- CARE Jean-Marc et DEBYSER Francis, Jeu, langage et créativité, Paris, Hachette/Larousse, « le

français dans le monde/B.E.L.C », 1978.

Ouvrage qui réunit diverses publications qui ont paru depuis 1976 dans la revue le Français dans le Monde, et qui traitent de l’intérêt d’exploiter la fonction ludique du langage à travers le jeu dans le cadre de l’enseignement des

langues étrangères. Cet ouvrage présente notamment un certain nombre de pratiques différentes qui vont du simple jeu linguistique (calembour, charade…) aux simulations et jeux de rôles.

- CLERGUE Gérard, L’apprentissage de la complexité, Paris, HERMES, 1997.

Cet ouvrage expose les grands principes des théories de la complexité et du chaos déterministe. Il décrit successivement l’apprentissage, les systèmes non linéaires et l’intelligence collective, et propose, à partir de ces théories ,

une pédagogie où le « faire » trouve sa place à côté du « savoir ».

- COMITE DE LIAISON POUR LA PROMOTION DES MIGRANTS ET DES PUBLICS EN INSERTION,

Guide descriptif des actions socialisantes à composante langagière, Paris, CLP, 2004. Impulsé par une initiative de formalisation des actions de proximité conduites sur le terrain de la formation à visée

d’insertion par les associations, ce guide est un outil qui explicite la démarche des Ateliers de Savoirs socio Linguistique (ASL). Il met à disposition des fiches sur la base desquelles on peut élaborer des modules de

formation.

- CONSEIL DE L‟EUROPE, Cadre européen commun de référence pour les langues. Apprendre, enseigner,

évaluer, Paris, CLE INTERNATIONAL, 2001.

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Référentiel européen qui trace notamment les grandes lignes des nouvelles orientations de la didactiques des langues étrangères en Europe dans une perspective actionnelle.

- COPANS Jean (DE SINGLY François dir.), L’enquête ethnologique de terrain, Paris, Armand

Colin, « 128 », 2005.

L’auteur définit la pratique ethnologique de terrain, lequel est à la fois lieu, objet, tradition et forme d’enquête où l’ethnologue entre en contact direct avec ses interlocuteurs. Un séjour de longue durée, une familiarité culturelle et

linguistique sont caractéristiques de l’ « observation participante » qui est l’instrument de la contextualisation du matériau originel de l’ethnologie – les comportements individuels et collectifs. Il interroge également ce qu’il reste du

terrain dans les séries de textes – notes, entretiens, articles ou ouvrages – qui naissent de l’enquête et qui évoquent autant les manières de faire de l'ethnologue que les coutumes des sociétés étudiées.

- CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.

Les auteurs font une analyse stratégique des organisations, de l’activité collective et du changement

social, entendus comme « construit social ». Ils montrent comment de multiples réalités – relatives à la diversité des acteurs – s’articulent dans les systèmes d’action organisée, en mettant en évidence les

stratégies humaines et la part irréductible de liberté qui existe dans les relations de pouvoir.

- DEBYSER Francis, Les jeux au B.E.L.C, in Le Français dans le Monde, n° 123, Paris,

Hachette/Larousse, août-sept. 1976.

Cet article introduit le numéro 123 de la revue Le Français dans le Monde qui a présenté les premiers travaux d’un groupe de recherche constitué en novembre 1975 qui a travaillé sur l’exploitation du jeu pour l’apprentissage

des langues étrangères. Francis Debyser y fait un inventaire des jeux utilisables dans cette perspective, de leurs caractéristiques et de leur intérêt. Ce numéro de la revue fut entièrement dédié à cette thématique.

- DE FERRARI Mariela et MOURLHON-DALLIES Florence dir., Développer la formation

linguistique au titre de la formation professionnelle continue en entreprise. Etude réalisée pour la

Direction de la Population et des Migrations, Paris, CLP, 2005. Dans cette étude les auteurs analysent les évolutions du monde du travail pour mesurer les enjeux de la formation

linguistique dans le cadre de la formation professionnelle continue en entreprise.

- DE FERRARI Mariela et MOURLHON-DALLIES Florence, Français en situation professionnelle : un outil de positionnement transversal, Paris, CLP, 2008.

A l’appui des recherches sur les évolutions de l’activité de travail et dans le cadre des nouvelles perspectives offertes par la reconnaissance officielle de la compétence communicative comme compétence professionnelle, les auteurs

présentent un outil et une démarche de positionnement pour l’élaboration d’ingénieries de formation linguistique adaptées aux contextes professionnels.

- DE FERRARI Mariela, La construction des bilinguismes tardifs, in Diversité Ville-Ecole-

Intégration, n° 151, Paris, Scérén, décembre 2007.

Dans cet article, l’auteur souligne la nécessité d’adopter une approche systémique des contextes d’immersion socio linguistique où vivent jeunes étrangers arrivés en France, dans le cadre d’un apprentissage du français qui visent le

développement d’une compétence bilingue. Elle indique en quoi la démarche des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques (ASL) apporte une réponse pertinente pour la formation de ces publics.

- DE FERRARI Mariela, « Langue et situations de travail : décloisonner pour mieux

articuler », in MOURLHON-DALLIES Florence coord., Langue et travail, in Le Français dans

le Monde/recherches et applications, n° 42, Paris, CLE International, juillet 2007. Tenant compte de l’évolution des contextes du travail, Mariela de Ferrari propose de repenser la formation

linguistique – dans le cadre de la formation continue en entreprise – en situant la compétence communicative aux

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

208

environnements professionnels. Elle présente une démarche innovante sur la base d’un nouvel outil de positionnement adapté aux besoins des salariés et de l’entreprise.

- DE FERRARI Mariela, « Penser la formation linguistique des adultes migrants en France.

Nommer autrement pour faire différemment », in CHNANE-DAVIN Fatima et CUQ Jean-

Pierre coord., Du discours de l‟enseignant aux pratiques de l‟apprenant, in Le Français dans le Monde/recherches et applications, n° 44, Paris, CLE International, juillet 2008.

Au regard des nouvelles « logiques actionnelles contextualisées » initiées par les récents cadrages de la formation des migrants, Mariela De Ferrari attire l’attention sur les enjeux d’une réelle objectivation des problématiques de ces

publics par les acteurs pédagogues qui œuvrent sur le terrain. Elle invite notamment à « interroger les façons de nommer » qui se répercutent dans les pratiques.

- DUFEU Bernard, La psychodramaturgie linguistique ou l‟apprentissage des langues par le

vécu, in Le Français dans le Monde, n° 175, Paris, Hachette/Larousse, février-mars 1983.

Publié dans ce numéro de la revue dédié aux approches alternatives, cet article est l’un des premiers dans lequel Bernard Dufeu présente son approche en en décrivant les principes et en donnant des exemples d’application.

- DUFEU Bernard, Pour une pédagogie ouverte, in Le Français dans le Monde, n° 246, Vanves,

Hachette EDICEF, janvier 1992.

Dans cet article Bernard Dufeu explique l’intérêt de la psychodramaturgie linguistique comme approche pédagogique innovante dans l’enseignement des langues étrangères. Il souligne l’importance d’interroger les rapports

pédagogiques traditionnels entre enseignant et apprenant, ainsi que la nécessité de recentrer l’enseignement sur le sujet de l’apprentissage (l’apprenant) et non plus sur l’objet (la langue).

- DUFEU Bernard, Les sources de la psychodramaturgie linguistique, disponible sur

http://www.psychodramaturgie.de/sources.html , [consulté en février 2007].

Dans cet article, Bernard Dufeu donne les sources théoriques et pratiques de sa démarche.

- DUFEU Bernard, Les caractéristiques de la psychodramaturgie, disponible sur http://www.psychodramaturgie.de/caracteristique.html , [consulté en février 2007].

Dans cet article, Bernard Dufeu présente de manière détaillée les fondements et les principes théoriques de son approche, faisant de la psychodramaturgie linguistique une méthodologie à part entière.

- ETIENNE Sophie, Une autre idée de l‟enseignement du français aux adultes, in Le français

dans le monde, n° 339, Paris, CLE INTERNATIONAL, mai-juin 2005.

Après une description de la diversité des publics de la formation à visée d’insertion nommée aussi « formation de base », Sophie Etienne soutient une vision de l’enseignement/apprentissage du français « qui ne se limite pas à une

dimension strictement linguistique » mais qui tienne compte des situations d’immersion vécues par les apprenants. Pour l’alphabétisation, elle souligne la nécessité d’adopter une approche non scolaire en phase avec la réalité des

publics visés.

- ETIENNE Sophie, Compétences linguistiques et alphabétisation des migrants, quelles

approches ? La dynamique des approches pédagogiques dans des contextes mouvants, in Cahiers de l’observatoire des pratiques linguistiques, n° 2, Paris, Didier, 2008.

L’auteur dresse une présentation de l’évolution historique des publics et du secteur de la formation linguistique à visée d’insertion, marquée par le passage « d’une alphabétisation militante et bénévole […] à une organisation

professionnelle ouverte à différents publics ».

- FELDHENDLER Daniel, Expression dramaturgique, quand le prof‟ de langue devient

animateur en expression et communication, in Le Français dans le Monde, n° 176, Paris, Hachette/Larousse, avril 1983.

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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Dans cet article, publié dans ce deuxième numéro de la revue dédié aux approches alternatives, Daniel Feldhendler propose une première présentation de la dramaturgie linguistique en en décrivant les principes théoriques et en en

donnant des exemples d’application. Cette approche qui remet en question les rapports entre enseignant et apprenant entend favoriser le développement d’une compétence à communiquer, à s’exprimer dans une langue

étrangère.

- FELDHENDLER Daniel, « Développer la compétence relationnelle dans la situation

d‟apprentissage d‟une langue », in BASAILLE Jean-Paul, FLAMENT BOISTRANCOURT Danièle, LIONS Marie-Laure, PARPETTE Chantal et Pécheur Jacques coord., La didactique

au quotidien, in Le Français dans le Monde/recherches et applications, Vanves, Hachette EDICEF, juillet 1995.

Dans cet article, Daniel Feldhendler présente l’approche relationnelle, et plus particulièrement la dramaturgie relationnelle comme une démarche qui exploite avant tout sur l’aspect relationnel de la communication pour

l’apprentissage des langues étrangères.

- FELDHENDLER Daniel, La mise en scène d‟histoire de vie, in Le Français dans le Monde, n°

290, Vanves, Hachette EDICEF, juillet 1997. Dans cet article, Daniel Feldhendler présente la technique du Théâtre Récit, mise au point par Jonathan Fox,

comme une forme dramaturgique particulière dont il se sert dans le cadre de son enseignement.

- FELDHENDLER Daniel, « La Dramaturgie Relationnelle », in CARE Jean-Marc coord.,

Apprendre les langues étrangères autrement, in Le Français dans le Monde/recherches et applications, Vanves, Hachette EDICEF, janvier 1999.

Article dans lequel Daniel Feldhendler présente en détail son approche en partant des sources dans lesquelles il a puisé, en explicitant sa théorie et en donnant une structure générale d’une séance de travail.

- GERMAIN Claude, Evolution de l‟enseignement des langues : 5000 ans d‟histoire, Paris,

CLE INTERNATIONAL, « Didactique des langues étrangères », 1993.

Claude Germain présente les différentes méthodes ou approches qui ont existées et existent encore dans la didactique des langues étrangères, tout en les situant historiquement et socialement.

- GRÜNHAGE-MONETTI Matilde, « Former en langue des salariés immigrés dans

l‟entreprise : nouvelles orientations didactiques », in MOURLHON-DALLIES Florence coord., Langue et travail, in Le Français dans le Monde/recherches et applications, n° 42, Paris,

CLE INTERNATIONAL, juillet 2007. Sur la base d’une étude de cas Matilde Grünhage-Monetti analyse les enjeux langagiers et communicatifs dans

l’activité de travail. Elle dégage trois dimensions du langage – « opérationnelle, interculturelle et critique » – qu’il convient de prendre en compte dans l’élaboration d’ingénieries de formation linguistique en entreprise.

- JOBERT Guy, Dire, penser, faire. A propos de trois métaphores agissantes en formation

des adultes, in Education permanente, n°143, Genève, 2000-2.

Dans cette contribution Guy Jobert compare les conceptions en termes de formation des adultes en les rattachant à des images métaphoriques prégnantes qui ne sont pas sans influencer les pratiques pédagogiques. Il oppose

notamment une vision de la formation perçue comme le transfert d’un savoir comme “ stock ”, à celle de la formation perçue comme développement.

- KAUFMANN Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007/2008.

L’auteur présente l’entretien compréhensif comme outil de l’enquête ethnologique, et sa méthode. Plutôt que de

« prélever » sur le terrain de quoi répondre à des questions standardisées, il invite à construire la théorie dans le va-et-vient entre proximité et distance, entre accès à l’information et production d’hypothèses, entre observation et

interprétation des faits. Les techniques employées renvoient à chaque fois à l’intention générale de comprendre le

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La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

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social pour l’ « objectiver », le rendre « intelligible » et/ou l’ « expliquer ». Pour l’auteur, il s’agit d’un « renversement du mode de construction de l’objet ».

- KEKENBOSCH Christiane (BLANCHET Alain dir.), La mémoire et le langage, Paris,

Armand Colin, « 128 », 2005.

Après une introduction aux définitions de base de la mémoire, Christiane Kekenbosch recense et explique les théories actuelles sur les structures, les processus d'acquisition, de traitement et de récupération de l’information de

nature langagière qui ont lieu dans notre psychisme.

- KERN Richard et LIDDICOAT Anthony J., « Introduction : de l‟apprenant au

locuteur/acteur », in ZARATE Geneviève, LEVY Danielle et KRAMSCH Claire dir., Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, Paris, Editions des archives contemporaines, 2008.

Dans cette contribution, les auteurs introduisent la notion de « locuteur/acteur » qui donne aux phénomènes de plurilinguisme et de pluriculturalisme une dimension interpersonnelle où se joue, au-delà de la simple question de la

langue, celle de la pleine participation de l’individu « à la création ou à la modification des contextes dans lesquels il ou elle acquiert et utilise la langue. » Les implications sont fortes car elles renvoient à la possibilité d’entrer ou

non dans une nouvelle communauté ; l’acquisition d’une langue supplémentaire touche l’individu et le transforme dans un processus de « reconstitution du locuteur/acteur », qui se dote de nouveaux moyens d’agir dans de

nouveaux contextes.

- KRAMSCH Claire, « Voix et contrevoix : l‟expression de soi à travers la langue de l‟autre »,

in ZARATE Geneviève, LEVY Danielle & KRAMSCH Claire dir., Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, Paris, Editions des archives contemporaines, 2008.

Claire Kramsch introduit la notion de « voix » du locuteur/acteur plurilingue et pluriculturel qui nuance les conceptions ordinaire de l’apprentissage d’une langue étrangère. Ainsi, à l’appui de cas d’étude, elle met en évidence

les implications individuelles et identitaires liées au « développement d’un nouveau mode d’expression que partagent les membres d’une communauté linguistique donnée. »

- LAHIRE Bernard, L’invention de l’ « illettrisme », Paris, La Découverte/Poche, « Sciences

humaines et sociales, 2005.

L’auteur analyse les grandes phases de la construction publique du problème de l’illettrisme, mais surtout, la rhétorique des discours qui portent dessus. Il retrace ainsi l’histoire de l’ « invention » collective de l’illettrisme qui

révèle véritablement la construction d’un « problème social ». Pour Bernard Lahire, il s’agit avant tout de prendre du recul par rapport aux présupposés et aux pièges des discours ordinaires. Son travail permet ainsi de saisir le

poids et la nature des représentations de l’écrit dans notre pays, ainsi que des processus de stigmatisation qu’induit la valorisation sociale de la culture lettrée.

- MARCELLI Agnès, Pédagogie en contexte, disponible sur www.gesticularia.fr , [consulté en

juillet 2007]. Dans cet article, Agnès Marcelli présente les grandes lignes de l’approche pédagogique de Jacques Montredon qui

accorde une place particulière au contexte dans le cadre d’un apprentissage de langue étrangère.

- MONTREDON Jacques, Acquis en didactique des langues étrangères et modélisation contextuelle,

disponible sur http://membres.lycos.fr/montredonjacques , [consulté en juillet 2007]. Quelles situations d’apprentissage créer pour favoriser dans un premier temps la compréhension de la langue

étrangère à apprendre, puis son intégration ? Dans cet article, Jacques Montredon pose les lignes de forces de sa pédagogie, à savoir d’une part la création d’un univers contextuel linguistique qui tente de reproduire celui dans

lequel on pourrait être plongé en immersion et qui comporte des éléments extra discursifs qui favorisent la compréhension de la langue (un cadre interprétatif constitué de références, de repères culturels connus des

apprenants). En outre il exploite également l’aspect non-verbal du langage pour optimiser l’apprentissage de la langue et l’expression.

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- MONTREDON Jacques, « Grandes et petites langues » : approches didactiques, disponible sur

www.gesticularia.fr , [consulté en juillet 2007].

Les situations d’enseignement de certaines « petites » langues ne correspondent pas toujours à la réalité sociolinguistique des univers auxquels elles sont liées. Il convient donc de penser des situations d’apprentissages qui

ouvrent notamment à leurs particularités culturelles pour favoriser leur intégration. Dans cet article, Jacques Montredon donne deux exemples de langues qui peuvent poser certaines difficultés (le breton et une langue de

chasseurs cueilleurs aborigènes).

- MONTREDON Jacques, La gestuelle de l’argumentation, disponible sur www.gesticularia.fr ,

[consulté en juillet 2007]. Après un rappel sur ses travaux autour de l’expression gestuelle, Jacques Montredon explique en quoi le travail de

la gestuelle de l’argumentation peut s’avérer intéressant dans le cadre de l’apprentissage des langues.

- MOURLHON-DALLIES Florence, « Quand faire, c‟est dire : évolutions du travail,

révolutions didactiques ? », in MOURLHON-DALLIES Florence coord., in Le Français dans le

Monde/recherches et applications, n° 42, Paris, CLE INTERNATIONAL, juillet 2007. Florence Mourlhon-Dallies constate les évolutions du monde du travail en mettant en évidence « la part

langagière » importante qui intervient dans l’exercice de toute compétence professionnelle, et qui justifie ainsi la prise en compte d’un volet linguistique pour la formation professionnelle.

- MORENO Jakub Levy, Le Théâtre de la Spontanéité [The Theatre of spontaneity, 1947], trad.

DE RAYMOND Jean-François, Paris, EPI, « Hommes et Groupes », 1984.

Dans cet ouvrage Moreno présente une approche nouvelle du théâtre qu’il a mis au point depuis les années 1920, dans laquelle il favorise l’expression spontanée et abat les barrières qui jusque là séparaient les acteurs du

spectateur dans le théâtre traditionnel. Au fil des années de pratique les applications de sa technique ont évolué pour répondre à des objectifs divers, ainsi une forme thérapeutique du Théâtre de la Spontanéité donna naissance

au psychodrame.

- PEKAREK-DOEHLER Simona, « De la nature située des compétences en langue », in BONCKART Jean-Paul, BULEA Ecaterina et POULIOT Michèle dir., Repenser l’enseignement des

langues : identifier et exploiter les compétences, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005. L’auteur pose un regard critique sur « les conceptions décontextualisées et isolantes de la compétence » en proposant

de la resituer dans le cadre socio-culturel et relationnel des contextes où elle s’exerce. Ainsi, la compétence ne peut être attestée « en dehors de [sa] manifestation dans l’activité pratique ». Simona Pekarek-Doehler met en évidence

les trois propriétés majeures de la notion – son caractère contextualisé, collectif et contingent – pour montrer enfin qu’il est indispensable d’envisager « une didactique réellement interactionniste, articulant étroitement le

développement des connaissances et le développement socio-culturel des personnes. »

- PUREN Christian, L’évolution historique des approches en didactique des langues-cultures, ou comment

faire l’unité des « unités didactiques », disponible sur http://www.tesol-france.org/articles/Colloque05/Puren05.pdf , [consulté en juillet 2008].

A travers une analyse des intitulés d’unités didactiques de manuels, grammaires, ou méthodes utilisés successivement pour l’enseignement/apprentissage de langues étrangères, Puren met en évidence les ruptures

méthodologiques qu’ils laissent apparaître. Il attire l’attention sur la nécessité de ne pas systématiquement substituer une approche à une autre, mais d’élaborer des unités didactiques qui composent et recomposent sans cesse

avec les apports des différentes approches connues, plus ou moins récentes.

- PUREN Christian, Histoire de la didactique des langues-cultures et histoire des idées,

disponible sur http://www.aplv-

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languesmodernes.org/IMG/pdf/PUREN_modeles_ideologiques_DLC.pdf , [consulté en juillet 2008].

Puren soutient que l’évolution des « configurations didactiques » suit étroitement celle des sociétés qui leur sont contemporaines. Il établit notamment un parallèle constant entre conceptions managériales et conceptions didactiques

qui se révèle à travers les orientations pédagogiques d’une époque. Au moment où la « pédagogie actionnelle » reste à inventer, il s’exprime en faveur de conceptions didactiques ouvertes, diversifiées et promptes au mouvement pour

éviter le cloisonnement méthodologique.

- PUREN Christian, Histoire des méthodologies et de l’enseignement des langues, Paris : CLE

INTERNATIONAL, « Didactique des langues étrangères », 1988. L’auteur retrace l’évolution méthodologie de l’enseignement des langues étrangères en France, depuis les premiers

procédés pédagogiques identifiés en tant que tels jusqu’aux ensembles de méthodologies constituées modernes.

- PUREN Christian, Perspectives actionnelles et perspectives culturelles en didactique des

langues-cultures : vers une perspective co-actionnelle co-culturelle, in Les langues modernes : L’interculturel, Paris, APLV, 2002-3.

Puren montre comment toutes les méthodologies, qui se sont succédées dans l’enseignement des langues en France, reposent sur une adéquation entre leur perspective actionnelle d’une part, et leur perspective culturelle d’autre part.

Pour lui, le CECR marque un tournant par rapport à l’approche communicative, et il ébauche les grandes lignes de ce que devrait être la nouvelle cohérence de ce qu’il nomme « la perspective co-actionnelle co-culturelle ». Il insiste

sur ce que cette nouvelle configuration didactique ne doive pas se substituer aux précédentes, mais bien s’ajouter à la panoplie des instruments déjà disponibles pour la gestion du processus d’enseignement/apprentissage.

- PUREN Christian, Explication de textes et perspective actionnelle : la littérature entre le dire scolaire et

le faire social, disponible sur http://www.aplv-languesmodernes.org//spip.php?article389,

[consulté en juillet 2008]. Pour Puren, avec la méthodologie active les activités de classes étaient désormais destinées à « faire dire » aux élèves

dans la langue nouvelle. L’explication de texte littéraire, qui garde une place de choix dans les pratiques pédagogiques en France, était représentative de cette vision. Et si l’approche communicative a pu écarter le document

littéraire qui était moins adapté pour le développement de compétences communicatives, elle n’a pas pour autant su s’extraire de la perspective constante depuis la méthodologie active, à savoir « faire dire ». Puren propose de

réinvestir cet exercice en l’adaptant à la perspective actionnelle du « faire agir avec ».

- STEVICK Earl W., « Les approches „humanistes‟ tiennent-elles de l‟erreur de Yokum ? Une

opinion personnelle [Do the humanistic approaches depend on Yokum‟s error ? A personal view] », in Caré Jean-Marc coord., Apprendre les langues étrangères autrement,

in Le Français dans le Monde/recherches et applications, Vanves, Hachette EDICEF, janvier 1999.

Dans cet article, Earl W. Stevick explique pourquoi, selon lui, les approches dites « humanistes » peuvent présenter un certain intérêt, appliquées à l’enseignement des langues étrangères. Pour cela il s’appuie sur les

dernières recherches scientifiques sur la mémoire.

- TODD Mabel E., Les mécanismes de réactions [Reacting mechanisms], trad. BOM Martine, in Nouvelles de Danse : Incorporer, les nouveaux modes d’enseignement de la danse, n° 46-47,

Bruxelles, Contredanse, 2001. En s’appuyant sur une description du fonctionnement du système nerveux humain, Mabel E. Todd traite dans cet

article de la conscience corporelle et des mécanismes opérants du corps immobile ou en mouvement.

- YAICHE Francis, Les simulations globales mode d’emploi, Vanves, Hachette FLE, 1996.

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Il s’agit d’un ouvrage détaillé sur les simulations globales, leur origine, leurs principes, les théories sur lesquel les elles se basent. Cet ouvrage fut rédigé après un certain nombre d’années de pratique dans laquelle il puise des

exemples pour permettre au lecteur de s’essayer à cette pratique.

- ZARATE Geneviève, « Contrepoint », in ZARATE Geneviève, LEVY Danielle & KRAMSCH

Claire dir., Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, Paris, Editions des archives contemporaines, 2008.

Dans cette contribution conclusive du premier chapitre « De l’apprenant au locuteur/acteur », Geneviève Zarate met en évidence l’apport d’un pont de vue emprunté aux sciences sociales pour traiter des questions de l’enseignement/apprentissage des langues. Elle encourage un élargissement du champ conceptuel de la didactique à de nouvelles disciplines pour nourrir continuellement le débat, pour sortir des conceptions normatives et « standardisées », et pour faire écho aux problématiques réelles qui sont en jeu.

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TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE 5

INTRODUCTION GENERALE 9

1 VERS LE MODELE DE LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE 14

1.1 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE, LE LOCUTEUR ET SA PRATIQUE 14 1.1.1 LA COMMUNICATION COMME PRATIQUE 15

1.1.2 LES ENJEUX D’UNE PRATIQUE LANGAGIERE PLURILINGUE 18

1.1.3 AGIR DANS LE JEU SOCIAL : PIERRE BOURDIEU 21

1.2 DES APPROCHES AVANT-COUREUSES 24 1.2.1 L’APPROCHE RELATIONNELLE 25

1.2.1.1 La Psychodramaturgie Linguistique (PDL) 26 1.2.1.2 La Dramaturgie Relationnelle 28

1.2.2 LA SIMULATION GLOBALE 30

1.2.2.1 Les origines 30 1.2.2.2 Les bases théoriques de la simulation globale 31

1.2.3 PRATIQUER LE CONTEXTE ET LA COMMUNICATION NON-VERBALE 34

1.2.3.1 Des situations d’apprentissage 34 1.2.3.2 L’expression gestuelle 35

1.2.4 LA LANGUE INCORPOREE 36

1.3 LA PERSPECTIVE ACTIONNELLE PAR LES COMPETENCES 40 1.3.1 LA NOTION DE COMPETENCE 42

1.3.1.1 L’évolution du concept 43 1.3.1.2 Les divergences de traitement du concept de compétence 45

1.3.2 LA COMPETENCE ET SES DESCRIPTEURS 47

1.3.2.1 La mobilisation dynamique des ressources cognitives 47 1.3.2.2 La problématique de la description textuelle des compétences 49

2 LA FORMATION DES ADULTES MIGRANTS EN INSERTION 52

2.1 LES PUBLICS 52 2.1.1 CE QUI RAPPROCHE LES PUBLICS MIGRANTS 54

2.1.2 CE QUI DISTINGUE LES PUBLICS MIGRANTS 55

2.1.3 LES EVOLUTIONS DU MONDE DU TRAVAIL ET L’INTEGRATION EN MILIEU PROFESSIONNEL 58

2.2 LA REFLEXION ET LES REPONSES DIDACTIQUES 61 2.2.1 L’INSERTION A VISEE SOCIALISANTE 61

Page 216: Institut National des Langues et Civilisations Orientales I.N.A.L.C€¦ · 1 vers le modele de la perspective actionnelle 14 1.1 la perspective actionnelle, le locuteur et sa pratique

La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

216

2.2.1.1 Adopter une approche systémique 62 2.2.1.2 Construire de nouvelles appartenances 63 2.2.1.3 Une démarche didactique à élaborer 65 2.2.1.4 L’exemple des Ateliers de Savoirs socio Linguistiques 68

2.2.2 L’INSERTION A VISEE PROFESSIONNALISANTE 70

2.2.2.1 La formation professionnelle et la formation en français 70 2.2.2.2 Un champ disciplinaire en évolution 71 2.2.2.3 La dimension interculturelle 73 2.2.2.4 L’exemple d’un nouvel outil pour de nouvelles pratiques formatives 74

3 L’ENQUETE DE TERRAIN 79

3.1 LE SECTEUR DE LA FORMATION A VISEE D’INSERTION 79 3.2 L’ATELIER FORMATION DE BASE D’EMMAÜS 82

3.2.1 SES MISSIONS ET SES PUBLICS 82

3.2.2 SON OFFRE DE FORMATION 87

3.2.3 SES MOYENS 88

3.2.3.1 Les locaux 88 3.2.3.2 Les financements 90 3.2.3.3 Les moyens humains 91

3.2.4 LA FORMATION A LA DEMARCHE ET L’ACCOMPAGNEMENT DES FORMATEURS BENEVOLES 94

3.2.4.1 L’équipe pédagogique 94 3.2.4.2 Le dispositif d’accompagnement des bénévoles 95 3.2.4.3 Les ressources et les outils à disposition 97

3.3 LE RECUEIL DES DONNEES D’ANALYSE POUR L’ENQUETE DE TERRAIN : LE CORPUS 99 3.3.1 LA METHODE ET LES OUTILS DE L’ENQUETE : L’OBSERVATION PARTICIPANTE 99

3.3.2 LA CONSTITUTION ET LE TRAITEMENT DU CORPUS : LES TROIS CORPORA 102

3.3.2.1 Premier corpus : des outils de suivi pédagogique 103 3.3.2.2 Deuxième corpus : les questionnaires 106 3.3.2.3 Troisième corpus : les entretiens 107

3.3.3 LES INTERACTIONS DU RELAIS PEDAGOGIQUE ET DU CHERCHEUR SUR LE TERRAIN DE SON

ENQUETE 111

4 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA DEMARCHE ASL 115

4.1 L’USAGE DU DISPOSITIF, DES RESSOURCES ET DES OUTILS 115 4.2 PREMIER CORPUS CROISE AVEC LES OBSERVATIONS INFORMELLES : L’APPROPRIATION DES OUTILS ET DE

LA DEMARCHE 117 4.2.1 PREMIER AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DES OUTILS DE SUIVI 118

4.2.2 DEUXIEME AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DE LA METHODOLOGIE 120

4.2.3 TROISIEME AXE D’ANALYSE : L’APPROPRIATION DE LA DEMARCHE ASL 126

4.3 DEUXIEME CORPUS : L’ESPACE DES POINTS DE VUE – L’ADHESION AU CHOIX DE LA DEMARCHE ASL 128

Page 217: Institut National des Langues et Civilisations Orientales I.N.A.L.C€¦ · 1 vers le modele de la perspective actionnelle 14 1.1 la perspective actionnelle, le locuteur et sa pratique

La formation des adultes migrants en insertion dans une perspective actionnelle L’évolution des pratiques pédagogiques dans la mise en œuvre d’un dispositif de formation innovant.

L’exemple de l’Atelier Formation de Base d’Emmaüs

217

4.4 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEURS – LE PARCOURS ET LES MOTIVATIONS DE L’ENGAGEMENT

BENEVOLE 136 4.5 TROISIEME CORPUS : PROFILS DE FORMATEUR – LES ATTENTES ET LES REPRESENTATIONS DES

FORMATEURS BENEVOLES 143 4.6 LES FORMATEURS BENEVOLES ET LA PROFESSIONNALISATION DES PRATIQUES PEDAGOGIQUES 148

CONCLUSION GENERALE : L’EVOLUTION DES PRATIQUES 152

ANNEXE 157

PPrreemmiieerr ccoorrppuuss :: lleess ggrriilllleess ddee ppoossiittiioonnnneemmeenntt 159

PPrreemmiieerr ccoorrppuuss :: lleess ffiicchheess ddee ssuuiivvii ppééddaaggooggiiqquuee 161 DDeeuuxxiièèmmee ccoorrppuuss :: lleess rrééppoonnsseess aauuxx qquueessttiioonnnnaaiirreess rreemmiiss aauuxx ffoorrmmaatteeuurrss

bbéénnéévvoolleess 163

TTrrooiissiièèmmee ccoorrppuuss :: lleess eennttrreettiieennss ddeess ffoorrmmaatteeuurrss bbéénnéévvoolleess 165 Eric 167

Hélène 172

Jean-Pierre 178

Jocelyne 182

Nadia 187

Robert 191

Sylvie 195

LLaa ccoonnvveennttiioonn dd’’eennggaaggeemmeenntt rréécciipprrooqquuee eennttrree llee bbéénnéévvoollee eett ll’’AAFFBB 203

BIBLIOGRAPHIE 205

TABLE DES MATIERES 215