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Violaine Géraud Interruptions et ellipses dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais In: L'Information Grammaticale, N. 61, 1994. pp. 27-32. Citer ce document / Cite this document : Géraud Violaine. Interruptions et ellipses dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais . In: L'Information Grammaticale, N. 61, 1994. pp. 27-32. doi : 10.3406/igram.1994.3112 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_1994_num_61_1_3112

Interruptions Et Ellipses Dans Le Mariage de Figaro

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Article on Beaumarchais (French)

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  • Violaine Graud

    Interruptions et ellipses dans Le Mariage de Figaro deBeaumarchaisIn: L'Information Grammaticale, N. 61, 1994. pp. 27-32.

    Citer ce document / Cite this document :

    Graud Violaine. Interruptions et ellipses dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais . In: L'Information Grammaticale, N. 61,1994. pp. 27-32.

    doi : 10.3406/igram.1994.3112

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_1994_num_61_1_3112

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  • INTERRUPTIONS ET ELLIPSES DANS LE MARIAGE DE FIGARO DE BEAUMARCHAIS

    Violaine GERAUD

    On sait, depuis la thse de P. Larthomas (1) sur les spcificits du langage dramatique que le texte thtral russit un dlicat compromis entre le dit et l'crit . Or, parmi les procds les plus usits pour viter au langage dramatique de prendre l'allure empese d'un texte trop crit, figurent, en bonne place, les accidents du langage :

    Car on conoit aisment que tout langage dramatique peut se dfinir par l'importance plus ou moins grande qu'il accorde ces accidents du langage si frquents [...] dans la conversation quotidienne [...] Leur emploi ne peut tre que calcul : l'accident de langage devient effet de style. Le problme est de savoir comment et pourquoi. (2)

    Recherchant l'accident du langage le plus ordinaire, P. Larthomas rvle qu'il s'agit de l'interruption, dont il relie la frquence la violence des passions, ce que Beaumarchais appelle la crise . Les interruptions ont galement une rpercussion sur le rythme du dialogue et participent de la recherche du mouvement dans l'change verbal. Ces interruptions tmoignent en outre d'une qute du naturel, aux antipodes des artifices de la rhtorique de l'crit. Elles engendrent des noncs incomplets et vont par consquent s'intgrer l'ensemble des noncs lacunaires, ensemble particulirement dvelopp dans le Mariage de Figaro. Si ces noncs elliptiques, interrompus ou inachevs, remplissent des fonctions mimtiques et rythmiques, ils favorisent aussi une esthtique de l'implicite, esthtique risque, jouant avec l'entente. Celle-ci est pourtant d'ordinaire facilite au thtre, car il faut bien que le texte franchisse les feux de la rampe. Or, les nonces lacunaires engendrent un art du sous-entendu et, ce qui est plus surprenant, une dperdition du sens sur laquelle il faudra rflchir: il se pourrait que ces noncs elliptiques nous rvlent, au-del de leur appartenance aux procds caractristiques du langage dramatique, un trait original de l'criture de Beaumarchais. Cependant, l'incompltude pose un premier problme : o se situe le manque, et quel niveau, le cas chant, trouve-t-il une forme de compensation ? C'est bien videmment lorsque rien ne vient dfinitivement complter l'nonc, lorsque sa signification demeure suspendue et

    1. Le Langage dramatique, Paris, PUF, 1972. 2. P. 221.

    son interprtation ouverte, que notre enqute trouvera son vritable enjeu.

    1. INCOMPLTUDE SYNTAXIQUE ET/OU SMANTIQUE ? Avant de nous interroger sur les incidences esthtiques de ces noncs incomplets, il convient de les apprhender, tche que rend malaise leur foisonnante diversit. Or, deux units se font concurrence ds qu'il s'agit de reprer d'ventuelles lacunes : la phrase et l'nonc. Si tout acte d'nonciation produit un nonc, pour que cet nonc soit une phrase, il faut, si on en croit la grammaire traditionnelle, que cet nonc forme une unit de discours. Encore faut-il savoir de quelle unit on parle : cette unit se ralise-t-elle par la syntaxe ou dans la smantique ? Une phrase syntaxiquement lacunaire pourra tre sman- tiquement complte, ce qui complique le problme. En outre, mme si l'on ne s'attache qu' la smantique, l'incompltude/compltude de l'nonc pourra tre analyse trois niveaux : - le niveau phrastique, en considrant la phrase comme devant former une entit smantique (le point, qui traduit dans le code crit l'achvement d'une unit mlodique, devrait en principe concider avec l'accomplissement de sa signification) ; - le niveau discursif, qui fait que la signification se ralise non pas dans la phrase, mais dans l'change dialogu (lorsqu'une phrase en soi incomplte ne trouve pas sa cohrence dans celle de l'change dialogu, on la dira incomplte au niveau discursif) ; - enfin nous distinguerons le niveau pragmatique (3), particulirement intressant pour un texte thtral, puisque celui-ci met devant les spectateurs les actes de langage accomplis par les personnage. Cependant, la pragmatique du langage dramatique est double, les actes de langage ayant aussi pour cibles les spectateurs. Ds lors, que devient cette pragmatique double dtente, consquence d'une nonciation qui a toujours deux destinataires et d'un nonc encode pour une double entente, lorsque le texte se tait? Le spectateur peut tenter, par la confrontation de l'nonc et de la situation d'nonciation, d'interprter les sous-entendus, afin de complter un nonce demeur lacunaire. Cependant, cette compltude octroye par le spectateur (aide en cela

    3. Voir R. Martin, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983, p. 204

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  • par le metteur en scne) reste en grande partie subjective, incertaine. Lorsque la rgle qui fait que tout message est porteur d'une information exhaustive (loi d'exhaustivit(4)) est doublement enfreinte (pour les personnages prsents sur la scne et pour les spectateurs), on essaiera d'analyser les raisons pour lesquelles le dramaturge prfre un implicite evanescent une signification pleinement dfinie. Nous analyserons d'abord des phrases provisoirement et syntaxiquement lacunaires que la cohrence discursive vient en fait complter, puis des noncs qui demeurent incomplets au niveau discursif, et auxquels la pragmatique ne parvient pas toujours confrer une signification entire et arrte.

    2. L'INCOMPLTUDE AU NIVEAU PHRASTIQUE (nous ne traiterons que des trois cas les plus rvlateurs)

    Examine en soi, la phrase parat incomplte. Est-ce dire que sa signification se drobe vraiment ? L'incompl- tude n'est-elle pas faussement limite par le dcoupage syntaxique ? La compltude smantique peut se raliser l'intrieur mme de la phrase, de sorte qu'un dcalage se cre entre la phrase syntaxique et la phrase smantique. Il se peut aussi que la phrase trouve sa plnitude par-del le point, dans l'change dialogu, ce qui posera le problme de la ponctuation et de sa vritable fonction dans le texte.

    2.1. L'ellipse lexicalise Certains noncs ne sont que syntaxiquement incomplets ; de fait, ils ont en discours une pleine signification, celle d'exprimer le haut degr :

    la comtesse, se servant de l'ventail. [...] // fait une chaleur ici I ... (Il, 1) Suzanne. Mon cher ami, viens donc I Madame est dans une impatience I... (Il, 2) le comte. Pardon, je suis d'une confusion ! ... (Il, 19)

    Les points de suspension marquent l'inachvement syntaxique de la phrase, tandis que les points d'exclamation en signalent la modalit. Celle-ci, jointe l'usage de l'article indfini pour actualiser le nom, forme une sorte de superlatif ( la plus grande des chaleurs, des impatiences, des confusions ), avec un surcrot d'expressivit qui tient paradoxalement au refus d'exprimer. Directement emprunte l'oral, cette ellipse lexicalise place le haut degr dans l'indicible. Elle fait mine de laisser en suspens ce qu'elle a parfaitement signifi. Par une sorte d'effet compensatoire, la modalit exclamative vient smantique- ment clore une phrase syntaxiquement demeure en suspens (ce que peut symboliser la double ponctuation). Cette expression par dfaut du haut degr (et mme du plus haut degr) passe par une conomie de mots. Or,

    nombreuses sont les phrases du Mariage de Figaro qui prennent leur force expressive dans le raccourci et se rduisent pour plus d'efficacit.

    2.2. La rduction au prdicat

  • Suzanne, // me renvoie. 12 3 4

    Chrubin, quelque sottise ! 12 3 4

    Les mots sont aussi sacrifis l'expressivit. Or, si le thme peut s'effacer dans une phrase, c'est souvent parce qu'il est exprim dans la rplique prcdente et demeure prsuppos. La rduction au prdicat contraint donc le spectateur enchaner logiquement les rpliques, les inscrire dans une cohrence discursive qui, comme la signification, se trouve de ce fait renforce. La smantique prend alors le pas sur la syntaxe, de sorte que la phrase n'est plus une unit pertinente : ses limites, si elles dcoupent syntaxiquement la parole, sont sans cesse dpasses pour que la signification s'impose. C'est par ces dbordements au-del des points et de la rplique que l' criture conomique (6) vivifie le dialogue en le resserrant pour lui donner cette parfaite indication ou concatnation, qui le distingue de nos dialogues ordinaires disperss ou effilochs. Cet art d'enchaner sur le signifi vient s'ajouter celui d'enchaner sur le signifiant :

    fiqaro. Elle a raison ! le comte, part. Que trop raison I brid'OISON. Elle a, mon-on Dieu, raison I (Ill, 16) la comtesse. Il n'y a plus rien cacher, Figaro ; le badinage est consomm. Figaro, cherchant deviner. Le badinage ... est consomm ? le comte. Oui, consomm. Que dis-tu l-dessus ? figaro. Moi ! je dis ... que je voudrais bien qu'on en pt dire autant de mon mariage ; et si vous l'ordonnez... (Il, 20)

    Dans ces deux exemples, la reprise d'un mme terme produit des effets de sens opposs : si les trois hommes font comiquement chorus pour acquiescer aux thses fministes de Marceline dans la scne 16 de l'acte III, en revanche Figaro, dans la scne 20 de l'acte II, reprend les mots qu'il ne comprend pas, reprise par consquent distancie, rvlatrice d'une profonde msentente. A cette reprise qui est aussi une esquive vient s'enchaner la pirouette finale qui joue sur le double sens du verbe consommer : le lien sur le signifiant est ainsi prolong par un lien sur le signifi. C'est dans cet art d'enchaner les enchanements tout en les faisant varier, dans cette continuit qui mnage bien des surprises, que rside la virtuosit du dramaturge. Ainsi sont reproduites au sein de l'unit nonciative.ces pripties-clairs m qui scandent la dramaturgie de la pice et en caractrisent la structure. Dans le Mariage de Figaro, la discontinuit

    6. Voir G. Conesa, La Trilogie de Beaumarchais, Paris, PUF, Littratures modernes , 1985, p. 13.

    7. Expression de J. Schrer : Ce terme (de priptie-clair) peut mme tre employ dans tous les cas o la premire priptie, mme si elle dure plus qu'un clair, n'a pas eu le temps de produire de consquence

    sauf la surprise du spectateur - quand commence la seconde. La Dramaturgie de Beaumarchais, Paris, Nizet, 1989, p. 146.

    obit un ordonnancement suprieur qui la dpasse : elle ouvre, dans un travail comparable celui de la broderie, des jours destins relier les motifs de l'ouvrage. Ailleurs, la phrase se ralise sur plusieurs rpliques, jouant, l encore, sur une apparente scission propre imposer une parfaite cohsion.

    2.3. L'ajout par subordination ou coordination Dans certaines occurrences, la phrase syntaxiquement incomplte se prsente comme un ajout, raccroch tardivement une phrase qui paraissait close, et qui doit se rouvrir, contre toute attente :

    Suzanne. Mais, monsieur, avez-vous song ? ... figaro. Oui, madame ; oui, j'ai song. Suzanne. ... Que pour la colre et l'amour... figaro. . Tout se qui se diffre est perdu. (V, 8)

    Suzanne rouvre la phrase de Figaro en commenant une subordonne compltive qu'elle laisse Figaro achever. Ce type d'enchanement dborde lui aussi les limites dsormais caduques de la phrase (en tant qu'elle est cense s'achever par un point) et de la rplique ; il pose le dlicat problme de la ponctuation, commencer par le point de suspension, marque ordinaire de l'incompltude ou de la rupture. On peut d'abord rflchir la place des points de suspension : ceux-ci ont-ils le mme rle, selon qu'ils prcdent, interrompent ou suivent la rplique ? Si l'on suppose qu'ils marquent tous un silence, un blanc dans l'change dialogu, le sens de ce blanc varie selon sa situation dans la phrase et le contexte : hsitation, interruption, autocorrection, parole prise ou donne. Dans tous les cas, le point de suspension, comme son nom l'indique, ne clt pas la phrase de sorte qu'il fonctionne comme l'antonyme du point: il apparat chaque fois qu'une ouverture se cre au sein de la phrase et que s'instaure une discontinuit. Mais, en mme temps, il cre une continuit entre des bribes de phrases qui peuvent ensuite d'autant mieux s'assembler qu'elles n'auront pas t fermes. Ainsi, les points de suspension ouvrant la rplique de Suzanne puis, la suite, celle de Figaro, rvlent-ils, par-del la visible fragmentation, la poursuite de la phrase. Toutefois, il arrive que le rajout se fasse malgr le point, crant une sorte d'hyperbate :

    figaro. Cela serait bien gnreux I bartholo. Certainement, et par trop sot. (I, 4)

    Dans la rplique de Figaro, le point utilis n'est pas un point de suspension ; il marque donc bien, en principe, la fin de la phrase dont il spcifie la modalit exclamative. En ce cas, la coordination instaure une galit grammaticale entre les deux adjectifs smantiquement contradictoires ( gnreux et sot s'opposent axiologique-

    8. L'hyperbate dsigne (...) une perturbation par rallonge : quand la phrase ou le dveloppement paraissent termines, pour des raisons grammaticales ou thmatico-logiques, le discours se poursuit tonnamment, selon un ajout qui n'est pas sans produire chaque fois un effet saisissant G. Molini, Dictionnaire de rhtorique, Paris, Le Livre de poche, 1992.

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  • ment). Or, en coordonnant un adjectif ironique (celui de Figaro) celui de Bartholo qui ne l'est pas, Beaumarchais suscite une rupture de ton que vient compenser une runification syntaxique : cet art d'enchaner les rpliques contradictoires rvle l'esprit d'-propos de la plupart des personnages, esprit d'-propos qui fait de la mimsis de l'oralit un plaisir ludique :

    bazile. Monseigneur est brutal sur l'article. Suzanne, outre. Et vous bien sclrat, d'aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tomb dans la disgrce de son matre. (I, 9) figaro, vite. Parce qu'il fait de plats airs de chapelle ? bazile, vite. Et lui des vers comme un journal ? (IV, 1 0)

    Dans tous ces cas, les limites de la phrase syntaxique sont dbordes et la ponctuation n'a plus un rle syntaxiquement ni smantiquement dmarcatif. On pourrait en dduire qu'elle assume une fonction purement intonative, marquant un changement mlodique, alors que les points de suspension respectent, instaurent ou restaurent une continuit de la mlodie intonative. Il n'est gure tonnant que dans un texte fait pour tre profr, les intonations prvalent, ni que ce soit sur leur variation, ainsi que sur les changements de voix que joue sans cesse Beaumarchais. Faut-il rappeler que celui-ci a aussi une exprience musicale, et qu'il a surveill de prs la composition faite par Saliri de son opra, Tarare ? Du reste, la souplesse de la ponctuation rvle celle des schemes syntaxiques et favorise ia mobilit des acteurs, mobilit aussi bien phonique que physique. Toutefois, tous les noncs elliptiques ne trouvent pas dans la cohrence discursive leur plnitude smantique. Certains demeurent obstinment incomplets ; ils favorisent alors l'implicite et exigent une coute active du spectateur, moins qu'ils ne se plaisent rsister (et alors pour quelles raisons ?) cette coute.

    3. L'NONC INCOMPLET AU NIVEAU DISCURSIF Bien qu'insr dans son cotexte m, c'est--dire dans le dialogue qui immdiatement le prcde ou le suit, l'nonc demeure incomplet, jusqu' ce qu'une interprtation fonde sur la pragmatique tente de lui rendre sa pleine signification. Or, si tout texte thtral relve de la pragmatique, et mme d'une double pragmatique, d'une pragmatique de la pragmatique, puisque deux dcodages (l'un opr par les protagonistes sur la scne, et l'autre effectu par les spectateurs) se superposent, que devient cette configuration en soi duelle et complexe lorsque l'nonc est bel et bien incomplet ? Beaumarchais joue- t-il alors, en dramaturge lucide, sur les possibilits et les limites de la communication thtrale ? Et pour quel effet, quelle finalit ?

    9. La notion usuelle de contexte est en effet ambigu. Elle dsigne aussi bien le cotexte, c'est--dire le contexte verbal dans lequel se trouve pris un nonc que les donnes du contexte (situationnel) qui dfinissent la spcificit d'une certaine situation de communication. D. Maingueneau, Elments de linguistique pour le texte littraire, Paris, Bordas, 1986, p. 10.

    3.1. L'apodose drobe Dans les situations de crises et dans les dialogues qui tournent la querelle, il arrive qu'un personnage coupe la parole un autre, inventant sa place l'apodose de sa phrase, s'en appropriant du mme coup la mlodie :

    bazile. De toutes les choses srieuses le mariage tant la plus bouffonne, j'avais pens ... Suzanne, outre. Des horreurs! Qui vous permet d'entrer ici ? (I, 9)

    Les points de suspension marquent l'interruption de la phrase, le changement de locuteur, en mme temps que la mise en continuit mlodique. Or celle-ci est un leurre, puisque la phase assertive s'achve en phrase excla- mative : on voit comment Beaumarchais exploite les modulations intonatives et les changements de tessiture vocale. Il combine les noncs avec la rigueur d'un compositeur qui rgle ses contrepoints et prpare l'orchestration. La complmentarit grammaticale des deux rpliques pragmatiquement opposes, les deux personnages dfendant des causes et des intrts contradictoires, assure malgr tout la cohsion du dialogue. Le dcalage entre la phrase syntaxique et la phrase smantique russit un difficile compromis : elle exprime la violente confrontation des locuteurs sans engendrer de heurts dans le dialogue. Dans l'occurrence suivante aussi, l'interruption rvle que toute prise de parole est d'abord un acte et que le thtre est fondamentalement une pragmatique :

    Suzanne. Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur et qu'il l'pousa par amour, lorsqu'il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur ... le comte, gaiement. Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette, ce droit charmant ! (I, 8)

    On pourrait rapprocher ces noncs deux voix de la figure de l'ironie qui mle deux paroles opposes

  • l'homme, parmi lesquels le droit d'expression apparat juste titre crucial. Cependant, il arrive aussi que ce soit de lui-mme que le locuteur s'interrompe et s'autocensure.

    3.2. La rticence ou aposiopse Parfois, en effet, le personnage n'ose poursuivre ni achever sa propre rplique, qu'il abandonne l'interprtation de son interlocuteur et du spectateur :

    SUZANNE. Apprends qu'il la destine obtenir de mol secrtement, certain quart d'heure, seul seule, qu'un ancien droit du seigneur .. Tu sais s'il tait triste / (1, 1 )

    Sans doute est-ce pour mnager son fianc que Suzanne laisse sa premire phrase en suspens. On relve, dans cette scne d'exposition, d'autres aposiopses, toutes relies ce certain quart d'heure , et donc l'vocation du droit du seigneur . L'nonc semble butter sur le tabou de la sexualit, et la pice parat respecter (mais on peut penser qu'elle feint de respecter) les biensances. Elle noue par consquent une relation chastement allusive avec le spectateur. Ce dernier, cependant, n'a gure de peine dcoder le message. Ds que l'aposiopse est lie l'obscnit, elle laisse en pointills (en points de suspension) une partie de l'nonc ; mais le sous-entendu est clair :

    figaro, se frottant ia tte. Ma tte s'amollit de surprise, et mon front fertilis... (1,1)

    De fait, tout sous-entendu (11) obscne est un pige pour le spectateur qui le dcode, mais un pige dans lequel il tombe gaiement, un pige qui est aussi un jeu et peut- tre mme un plaisir. Le pige peut aussi se refermer sur l'un des personnages, puisque les sous-entendus sont d'abord destins l'interlocuteur prsent sur la scne :

    le comte, lui prend la main. J'emmne avec mol Figaro ;je lui donne un excellent poste ; et, comme le devoir d'une femme est de suivre son mari ... (I, 8)

    On distinguera donc deux sortes d'noncs demeurs smantiquement incomplets, ceux o le sous-entendu oriente clairement la pense, et ceux qui ne peuvent tre complts. Les premiers suscitent la complicit du spectateur, le contraignent entrer dans le jeu et renforcent sa fonction de destinataire second. Beaumarchais fait confiance au spectateur comme la comtesse son mari lorsqu'elle lui fixe allusivement le rendez-vous des grands marronniers :

    la comtesse. Chanson nouvelle, sur l'air... Qu'il fera beau ce soir, sous les grands marronniers... Qu'il fera beau ce soir ... Suzanne crit. Sous les grand marronniers... Aprs ? la comtesse. Crains-tu qu'il n'entende pas ? (IV, 3)

    11. Le sous-entendu (...) concerne la faon dont (le) sens doit tre dchiffr par le destinataire (...) le processus au terme duquel le destinataire doit dcouvrir l'image de ma parole que j'entends lui donner. O. Ducrot, Le Dire et le Dit, opus cit, pp. 44-45.

    Avec la seconde catgorie d'noncs incomplets, laquelle appartiennent la plupart des apodoses drobes, le spectateur reste frustr du sens, parce qu'il n'a ni le temps ni les moyens de reconstruire le sous-entendu. Trop d'lments lui manquent. Dans les deux cas, le dramaturge exploite le double langage spcifiquement thtral, mais il en tire des effets diffrents. Lorsque le sous-entendu se cristallise pour combler la lacune offerte (comme pour les allusions grivoises), le spectateur gote le plaisir de l'entente, plaisir d'autant plus gratifiant qu'il est subtil. Lorsque la faille demeure, elle est comme un appel d'air ou une ligne de fuite. Et sans doute la griserie du texte de Beaumarchais tient-elle en grande part ces incertitudes qui font dcoller le sens et souffler l'esprit. Les difficults d'interprtation peuvent aussi dissminer l'ironie : ainsi, dans l'exemple extrait de la scne 8 de l'acte II donn ci-dessus, on peut se demander si l'ironiste est le dramaturge qui met dans la bouche d'Almaviva le mot exprs dplac de devoir , ou Almaviva lui-mme, libertin lucide et provocant. L'implicite ddouble, ou mme dmultiplie le pouvoir de signification que recle le texte thtral : ces lacunes sont ductiles, car rceptives l'interprtation du metteur en scne et des acteurs, comme celles des spectateurs et des lecteurs. Et si les dialogues emportent le plus souvent dans leur course-poursuite les vellits qu'on aurait pu avoir de combler les noncs incomplets, il faut sans doute s'en rjouir : la vritable plnitude n'est-elle pas dans ces ouvertures, qui reproduisent, au sein du texte, ce troisime lieu qui dmultiplie l'espace scenique (le premier tant la scne, le second tant les coulisses) et que J. Schrer signale comme une invention originale de Beaumarchais ?

    ... le troisime lieu est dou d'une valeur dynamique (...) Il est li des notions aussi fondamentales et aussi universelles que celles de cachette, de surprise, de dguisement et de mensonge. Beaumarchais a jou avec virtuosit des proprits changeantes et quivoques du troisime Heu. (La dramaturgie de Beaumarchais, Paris, d. Nizet, 1989, p. 172)

    C'est lorsque des fragments d'noncs disparaissent, l'quivoque s'insinuant, que l'criture s'anime. Parmi les ambiguts frquentes, on trouve encore la difficult distinguer l'interruption de la rticence : le locuteur se tait-il de lui-mme, ou bien est-ce son allocutaire qui lui coupe la parole ? Au metteur en scne de deviner, au lecteur d'imaginer.

    3.3. Interruption et/ou rticence Certains points de suspension sont en effet ambivalents : on ne sait s'ils marquent une hsitation du locuteur, ou bien la prise de parole de l'interlocuteur, ou encore les deux la fois :

    Marceline. On en rompt de plus avancs : et, s! je ne craignais d'venter un petit secret des femmes I ... bartholo. En ont-elles pour le mdecin du corps ? 0,4)

    L'Information grammaticale n 61, mars 1994 31

  • Marceline hsitant divulguer ce petit secret afin de mnager un certain suspens, Bartholo lui prend la parole. Il dtruit par consquent l'effet que devait produire la rvlation de Marceline. Cette ambivalence (interruption / aposiopse) montre en outre combien, dans un dialogue, les paroles sont interdpendantes, chaque nonciation s'imbriquant dans celle de l'autre :

    Suzanne, trouble. Monseigneur, que me voulez- vous ? Si l'on vous trouvait avec moi ... le comte. Je serais dsol qu'on m'y surprt ; mais tu sais tout l'intrt que je prends toi. (I, 8)

    Dans ces deux occurrences, une parole fminine hsitante est confronte une parole masculine premptoire, ce qui n'a rien d'un hasard dans une pice qui dfend la cause fministe , par l'entremise de Marceline (Acte III, se. 16). En gnral, celui qui profite de l'hsitation oblige son interlocuteur se reconnatre le plus faible ; en s'emparant de la parole provisoirement affaiblie, il assure son autorit. C'est ainsi que ces rticences devenues interruptions sont particulirement rvlatrices des positions qu'occupent les personnages dans la lutte gnralise qu'ils se livrent pour conqurir, sinon le pouvoir, du moins leur libert :

    Marceline. Vous tes un grand seigneur, le premier juge de la Province... le comte. Prsentez-vous au tribunal, j'y rendrais justice tout le monde. (Il, 22)

    Toutefois, les rles peuvent s'inverser, et la femme profiter d'une parole masculine hsitante (mais on sait que la masculinit de Chrubin n'est pas encore bien affirme, ceci expliquant cela) :

    chrubin, hsitant. Quand un ruban ... a serr la tte ...ou touch la peau d'une personne ... la comtesse, coupant la phrase. ... trangre, il devient bon pour les blessures ? J'ignorais cette proprit. (Il, 9)

    La comtesse feint la colre et ne se contente pas de drober l'apodose de sa phrase au malheureux Chrubin : elle en change aussi la modalit ; l'interruption et sa continuation dveloppent la fois une puissance illocu- toire(12>, en changeant les lois de la communication, et perlocutoire (13), par les vises psychologiques secondes qui se greffent sur l'nonciation de la comtesse (celle-ci interdit l'aveu de Chrubin, veut masquer son propre trouble, instaurer des relations de mre enfant en guise d'chappatoire...). Le spectateur ne doit pas seulement complter l'nonc interrompu, il doit aussi interprter l'acte d'interruption lui-mme, examiner les forces en prsence et les enjeux de chacun. En fait, l'interruption amorce une sorte de spirale interprtative. Les effets de

    12. L'acte illocutoire apparat alors comme un cas particulier d'acte juridique, comme un acte juridique accompli par la parole. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, opus cit p. 78.

    13. Autre niveau d'activit linguistique : les actes dont la parole est l'instrument (...) Cette stratgie, dont la parole est le moyen tactique, Austin l'appelle perlocutoire. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, opus cit, p. 75.

    sens s'engouffrent dans la brche ainsi ouverte. Et la rapidit de l'change ne laisse sans doute pas le temps ncessaire la colmater. Apparemment coercitive contre le personnage interrompu, l'apodose drobe vise aussi le spectateur : les lacunes sont des stimulants pour l'esprit, mme et surtout lorsque celui-ci choue a les combler. L'humour peut en outre ajouter au triomphe de qui s'approprie une parole suspendue :

    bazile, lui-mme. Ah, je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis... figaro. Qu'une cruche. (Il, 23)

    Cette cruche a une porte symbolique : elle peut reprsenter celui qui, dans l'art du discours, n'a pas su aiguiser ses armes, car il n'est pas de pot de fer qu'un bon mot ne fissure. Dans le Mariage, le triomphe est celui de l'esprit, qui donne la vie et libre le sens prisonnier de la lettre. Or, c'est par l'incompltude, par l'ouverture d'un texte, que peut advenir le rgne de l'esprit. Les interruptions et les ellipses ressortissent la fois au genre dramatique dont elles marquent la spcificit, et l'esthtique du Mariage de Figaro, dont elles rvlent l'originalit. Lorsque l'incompltude est syntaxique, et qu'elle se situe au niveau de la phrase, ni l'allocutaire direct, ni le spectateur (lecteur) n'ont vritablement le choix, puisqu'il s'agit de rtablir une normalit, de revenir une grammaticalit, de recouvrer une plnitude d'ailleurs impose par la cohrence discursive. Au demeurant, tous les noncs ne peuvent tre complts : alors la lacune enrichit le texte en y librant les interprtations, celles des acteurs comme des spectateurs et des lecteurs. Il va de soi que les noncs incomplets acclrent le rythme et fluidifient l'enchanement du dialogue. On a vu qu'ils avaient aussi une fonction musicale, orchestrant les mlodies phrastiques, jouant sur les discordances pour en faire de nouveaux accords, plus neufs et plus subtils. Au-del de ces effets : les noncs incomplets ont partie lie avec l'ironie et l'humour, omniprsents dans l'oeuvre, et qui, eux aussi, frlent les limites de la communication humaine, en s'y appropriant le non-dit. Beaumarchais inscrit aussi sa parole dans une forme de provocation, provocation politique qu'on ne saurait sparer d'une provocation dramaturgique : il choisit pour cette raison de jouer sur l'entente (d'ailleurs les jeux de mots sur le double sens du verbe entendre sont nombreux dans la pice) pour prendre son spectateur par surprise. Constamment, la crativit verbale de Beaumarchais fonctionne sur le mode du jaillissement spirituel, de l'immdiat -propos. Dans cette transmutation des failles en saillies et des accidents du langage en traits d'esprit, s'impose la souveraine matrise du dramaturge. Il en va de la comdie de Beaumarchais comme de la musique de Mozart : les silences y ont du gnie.

    Violaine Graud Universit de Nice

    32 L'Information grammaticale n 61, mars 1994

    InformationsAutres contributions de Violaine GraudPagination272829303132Plan1. Incompltude syntaxique et/ou smantique2. L'incompltude au niveau phrastique2. 1. L'ellipse lexicalise2. 2. La rduction au prdicat2. 3. L'ajout par subordination ou coordination3. L'nonc incomplet au niveau discursif3.1. L'apodose drobe3.2. La rticence ou aposiopse3. 3 Interruption et/ou rticence