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  • InterstylesSemence ......................................................................Frank HERBERT

    Le Clin d’œil du héron ...........................................Jean-Claude DUNYACH

    Exorciser ses fantômes ...........................................Eric BROWN

    Mort d’une ville ........................................................Frank HERBERT

    Carnets de bordBALLADES SUR L’ARC

    Objectif Runes : les bouquins, critiques & dossiers ...........Le coin des revues,par Thomas Day ............................................................A la chandelle de maître Doc’Stolze :Entre conte et SF : un grand écart,par Pierre Stolze ............................................................

    AU TRAVERS DU PRISME : FRANK HERBERT

    Frank Herbert 1920-1986 : de sable, d’eau et d’épice,par Charles Moreau ......................................................I miss you, Frank and Bev,par Philippe Hupp .........................................................La genèse de Dune,par Frank Herbert .........................................................Livres de sable : mosaïques de Dune,par Claude Ecken ..........................................................Le Dune de David Lynch,par Ugo Bellagamba .....................................................Dunes de pages : guide de lecture herbertien ...........................................Bibliographie des œuvres de Frank Herbert,par Alain Sprauel ..........................................................

    SCIENTIFICTION

    De l’abstraction de la quintessence : chimie et SF,par Roland Lehoucq & Stéphane Sarrade .........................

    INFODÉFONCE ET VRACANEWS

    Paroles de Nornes : pour quelques news de plus,par Org ............................................................................

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    Sommaire

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  • « Il est difficile de résumer en quelques phrases la personnalitécomplexe de cet homme qui aimait à insister sur ses origines paysannes,

    cultivait sa terre et produisait son énergie, était capable de recourir àl’informatique pour calculer les ombres sur une planète éclairée par plusieurs

    astres, et se déclarait influencé par Proust, Maupassant, Ezra Pound et T. S.Eliot… » [Lorris Murail - La Science-fiction - Larousse coll. « Guide Totem »]

    « Personnalité complexe », Frank Herbert ? Sans aucun doute. Et œuvre àl’avenant, pour le moins. Sur laquelle tout et son contraire a été dit. Et avant

    tout sur « Dune », naturellement. Ainsi, l’écrivain et critique américain(d’origine anglaise) Charles Platt se rappelle une conversation avec l’auteur

    du « Programme Conscience » : « “Savez-vous que Dune a été descendupar tous les critiques sans exception ?” demanda Herbert. “Si, finalement,

    au bout d’un long moment, Arthur Clarke nous a envoyé une bonnecritique parue en Inde”, se souvint sa femme. » Ce court échange résume

    parfaitement l’accueil public du premier volet de la saga. Saga qui, d’ailleurs,à en croire Gérard Klein, l’éditeur initial d’Herbert dans l’Hexagone, mit

    longtemps en France à trouver son public — jusqu’à se vendre dans desproportions exceptionnelles pour un livre de science-fiction, voire un livre

    tout court : un million d’exemplaires en une année dans son édition poche,chez Pocket, raconte Jacques Goimard au cours de l’interview qu’il nous a

    accordée dans notre précédent numéro, puis un million supplémentairel’année de la sortie sur les écrans du film de David Lynch ! Tout bonnement

    colossal… Ainsi, comme le souligne plus loin Claude Ecken, il existe denombreux malentendus concernant le cycle de « Dune » — et sans doute

    également sur une bonne part de l’œuvre de Frank Herbert. Des malentendusnés de nombreux paradoxes, ou perçus comme tels ; on y reviendra à loisir

    tout au long de notre dossier. Rien n’est simple chez Herbert, et surtout paslui-même. A commencer par son parcours. Il sera d’abord et avant tout

    journaliste. Mais aussi photographe. Plongeur sous-marin. Psychanalyste.Il participera même à la formation des pilotes de la NASA, leur apprenant à

    survivre en milieu hostile… avant d’enseigner les techniques d’écriture àl’université de Seattle (il déclarera, à propos de son enseignement : « Mon

    approche peut être ainsi décrite : je fais comprendre, à la fois en le disant eten le montrant, que mes propositions n’ont pas plus de valeur que celles

    de tout autre participant. ») Une chose ne fait aucun doute, toutefois,Frank Herbert se passionna. Pour tout ou presque et tout le temps.

    La géologie sous-marine, l’écologie, bien sûr, la littérature, la botanique,la psychologie, l’ethnologie… Herbert écrivit peu de nouvelles, autre

    paradoxe dans un domaine (et une époque !) où la forme courte fait figureautant d’école que de référence. Et à vrai dire, il écrivit finalement assez peu

    tout court, en tout cas en ce qui concerne la fiction. Une petite trentainede romans, point barre. Avec pour l’essentiel deux œuvres majeures :

    la tétralogie du « Programme Conscience » (incontournable, mais d’unaccès complexe), et le mondialement connu cycle de « Dune ». L’hommeest passionné, on l’a dit. Et de fait occupé. Dans son temps, son époque.

    Sans oublier qu’il mourra tôt. 66 ans et puis s’en va. Reste un géant de nos

    Editorial

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  • Editorialdomaines. Une figure à l’ombre portée immense à laquelle nous nousattaquons ce trimestre dans une vaste tentative de décryptage. Une œuvredont Gérard Klein, grand découvreur du bonhomme, nous dit, dans sapréface au « Livre d’Or » consacré à Frank Herbert : « Sans prétendre êtreprophétique, elle annonce la venue des prophètes. Elle témoigne de la seulecertitude qui nous demeure, à savoir de la dissolution d’une certaine imagede l’homme et des structures sociales, économiques et politiques qui laportaient, et des incertitudes, des angoisses, des conflits et de la violenceconcomitants à cet interrègne qui prélude peut-être à l’établissement d’unnouvel ordre encore dans les limbes ou à tout le moins indistinct pour nosyeux myopes. Elle nous révèle un avenir peu réjouissant mais pour nous direaprès tout que nous y vivons déjà, et comme fait l’œuvre d’Ursula Le Guin,qu’en tant qu’espèce nous y survivrons. »A voir… Et à lire. Maintenant.

    Olivier GIRARD

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  • comm

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    ❑❑ Option 1Je suis déjà abonné et je parraine un pote pour unan (5 n°) à compter du n°64 ; je reçois Destinationténèbres de F. M. Robinson et j’ai bien de la chance.Je joins un chèque de 45 € plus 6 € de participationaux frais de port, soit 51 € et c’est pas cher payé(60 € pour l’étranger)* et vous communique surpapier libre mon adresse et celle du nouvel abonné.

    ❑❑ Option 2Je ne suis pas encore abonné, je suis au bord dugouffre. Aussi je m’abonne à compter du n°64 et jereçois gratos Destination ténèbres de F. M. Robinsonparce que je le vaux bien. Je joins un chèque de 45 €plus 6 € de participation aux frais de port, soit 51 €et c’est pas cher payé (60 € pour l’étranger)* et vousretourne le coupon ci-dessous ou mon adresse surpapier libre (et c’est la fête, et vous êtes beaux !).

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  • I n t e r s t y l e sissliéeliée

    Eric BrownFrank HerbertJean-Claude Dunyach

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    En 1970, date de parution du présent texte faisant office d’introduction aularge dossier que nous consacrons ici à Frank Herbert, notre auteur a cinquanteans. Son premier roman est paru près de quinze ans plus tôt, son second, Dune,à peine cinq ans auparavant. Un gap d’une dizaine d’années entre ces deuxlivres, donc, au cours duquel Frank Herbert publiera l’essentiel de ses nouvelles.En effet, après 1965, il semble délaisser la forme courte au profit du roman(huit paraissent entre 65 et 70 !). Ainsi, lorsque sort « Semence », en avril 70dans Analog, Frank Herbert vient de publier la première version de L’Etoile etle fouet en épisode dans Worlds of If, roman qui reparaîtra quelques mois plustard, toujours en 1970, en volume. A vrai dire, après « Semence », il n’écrira plusjusqu’à sa mort, seize ans plus tard, qu’une toute petite dizaine de nouvelles,parmi lesquelles « Mort d’une ville », également au sommaire de ce numéro.On découvre dans « Semence » un auteur au faîte de sa maîtrise narrative, et aucœur de certaines des préoccupations qui traversent l’ensemble de son œuvre :la gestion des ressources naturelles, fussent-elles extraterrestres (l’écologie,donc), et la nécessité faite à l’individu de se prendre en charge, de ne pasabandonner à d’autres le poids de son destin. Et c’est bien ici ce que va faireKroudar…

    Frank HERBERT

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    Semence

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    Lorsque le soleil eut presque atteint le niveau de l’océan pourpre au-dessus duquel il flottait tel un gigantesque ballon orange — bien plusgros que celui de la Terre Mère auquel il pensait avec une telle nostal-gie —, Kroudar ramena ses pêcheurs au port.

    Court sur pattes, il donnait une impression de lourdeur, mais, soussa tenue de marin bigarrée, il était aussi noueux que les autres, tout enos et en muscles. C’était la maladie de cette planète, à en croire les mé-decins : le « fardeau des corps », une question subtile de différences dansla chimie, la gravité, le rythme des jours et même l’absence de maréeslunaires.

    Les cheveux blonds de Kroudar, seul trait agréable de sa physionomie,poussaient en liberté, quoique retenus et protégés par un carré de tissurouge qui surmontait son front large, bas, sous lequel s’enfonçaientprofondément de grands yeux d’un bleu délavé ; il avait le nez tordu,écrasé, et ses lèvres épaisses s’entrouvraient sur de grosses dents jaunesirrégulières. Son menton en pomme surplombait un cou tendineux etmassif.

    Partageant son attention entre les voiles et le rivage, Kroudar main-tenait le gouvernail de son pied nu.

    Ils avaient passé la journée dans le courant côtier à pêcher le trodi, sortede crevette qui représentait la principale source de protéines comestiblesde la colonie. Il y avait neuf bateaux et tous les hommes étaient brisésde fatigue, muets, les yeux clos ou grands ouverts, fixant le vide devanteux.

    La brise du soir dessinait des lignes sombres sur l’eau du port, jouaitdans les cheveux jaunes de Kroudar collés sur sa nuque par la sueur etgonflait les voiles, fournissant aux vaisseaux lourdement chargés le der-nier sursaut d’énergie qui les amènerait sur le rivage.

    Les hommes s’animèrent alors. Les voiles tombèrent dans un fracasde frôlements et de frottements. Alourdis par la fatigue, économisantleurs efforts, ils faisaient tout au ralenti.

    Le trodi avait été abondant ce jour-là, et Kroudar avait poussé seshommes jusqu’à la limite de leur résistance. Ce qui n’avait pas été dif-ficile : ils comprenaient tous à quel point c’était important. On n’avaitpas programmé l’essaimage et la reproduction des créatures domestiquesavec une précision satisfaisante sur cette planète. Les choses présentaient

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    des failles étranges et faisaient défaut avec une régularité manifeste. Ilse pouvait que le trodi disparaisse d’un moment à l’autre dans un endroitinconnu, ainsi que cela s’était déjà produit.

    La colonie savait par expérience ce qu’était la faim, les enfants quipleuraient en réclamant une nourriture qu’il fallait rationner. Les hommesn’en parlaient plus guère, mais le souvenir restait présent dans tous leursgestes.

    Plus de trois ans, maintenant, se dit Kroudar en chargeant sur son épau-le un sac de trodi tout ruisselant d’eau et en avançant avec lassitude surle sable de la plage qui montait vers les cabanes où les petits animauxmarins seraient entreposés dans des casiers avant d’être séchés et traités.Il y avait plus de trois ans que leur vaisseau spatial avait atterri.

    On avait conçu le vaisseau de la colonie comme un outil aux mul-tiples usages, empli de souches humaines sélectionnées, de leurs bêtesdomestiques et de tout le nécessaire, et sa mission dans ce lieu éloignéétait d’implanter la vie humaine. Incapable de redécoller, il devait êtredémantelé en éléments récupérables.

    D’une façon ou d’une autre, le nécessaire avait commencé à manquer,et la colonie avait dû improviser ses propres outils. Ils ne s’étaient pasencore vraiment enracinés dans cet endroit, pensait Kroudar. Plus detrois ans — qui correspondaient à cinq sur la Terre Mère — et ils cô-toyaient toujours l’anéantissement. Ils étaient prisonniers de cet endroit.Oui, c’était vrai. On ne pourrait jamais reconstruire le vaisseau. Et mêmesi ce miracle se réalisait, ils ne disposaient d’aucun carburant.

    La colonie était ici.Et tous ses membres connaissaient la vérité délétère de leur piteuse

    situation : la survie n’avait rien de sûr. Une réalité qui s’exprimait pardes détails subtils dans l’esprit illettré de Kroudar, et surtout dans unfait qu’il observait sans pouvoir l’expliquer.

    Aucun d’entre eux n’avait encore accepté un nom pour cette planète.On disait « ici », ou « cet endroit ».

    A moins d’employer bien d’autres termes plus amers encore.

    Il déchargea son sac de trodi sur le porche d’une des cabanes d’entre-posage et essuya son front en sueur. Kroudar avait mal aux articulationsdes bras et des jambes. Il avait mal au dos. Il ressentait la maladie de cetendroit dans ses tripes. Il s’épongea de nouveau le front et ôta l’étoffe

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    rouge qu’il portait sur la tête pour se protéger des rayons du soleil vio-lent.

    Ses cheveux blonds se libérèrent lorsqu’il dénoua le carré de tissu etil les renvoya par-dessus ses épaules.

    La nuit allait tomber.Le linge était sale. Il faudrait le laver encore une fois, avec précaution.

    Kroudar trouvait l’étoffe très insolite : cultivée et tissée sur la Terre Mère,elle finirait ses jours dans cet endroit.

    Comme lui-même, et tous les autres.Il observa fixement le morceau de tissu pendant un instant avant de

    le ranger soigneusement dans sa poche.Tout autour de lui, les pêcheurs accomplissaient le rituel familier. Des

    sacs bruns confectionnés à partir des fibres de grossières racines indigè-nes étaient empilés, tout dégoulinants d’eau, sous le porche des huttesd’entreposage. Certains de ses hommes s’appuyaient ensuite contre lesmontants du porche, d’autres se laissaient glisser au sol, à même lesable.

    Kroudar leva les yeux. Des spirales de fumée s’élevaient dans le cielqui s’assombrissait depuis les feux allumés derrière la falaise au-dessusd’eux. Il eut faim soudain. Il se représenta la technicienne Honida,occupée à la cuisine, là-haut, près des foyers, et leurs jumeaux — deuxans la semaine prochaine — près de la porte de leur longue maisonbâtie avec le métal du vaisseau.

    Evoquer Honida le ranima. Elle l’avait choisi, lui. Malgré tous leshommes des classes scientifique et technique à sa disposition, elle s’étaitabaissée au niveau du groupe des Travailleurs pour pêcher celui qu’onappelait « Vieil affreux ». Je ne suis pas vieux, se disait toujours Kroudar.Mais il savait à quoi il devait ce nom. Cet endroit avait opéré sur lui deschangements plus visibles que sur les autres.

    Kroudar ne se faisait pas d’illusions quant aux raisons qui lui avaientvalu d’être sélectionné pour cette migration humaine : ses muscles etson éducation minimale. La raison figurait en toutes lettres dans lemanifeste du vaisseau : Travailleur. Les auteurs du projet, sur la TerreMère, avaient réalisé qu’il existait des tâches pour lesquelles il faudraitdes muscles humains que n’inhiberait pas un excès de réflexion. Leskroudars ayant atterri ici n’étaient pas nombreux, mais ils se connais-saient et se reconnaissaient pour ce qu’ils valaient.

    Il avait même été question parmi les échelons supérieurs d’interdireà Honida de le choisir comme compagnon. Kroudar le savait. Il n’enfaisait pas particulièrement cas. Il n’était même pas gêné que le vote

    Semence

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    auquel avaient procédé les biologistes — on racontait qu’ils avaientcommenté à loisir sa laideur — ait favorisé le choix de Honida sur desbases philosophiques plutôt que physiques.

    Kroudar n’ignorait pas qu’il était laid.Il savait aussi que sa faim présente était bon signe. Un fort désir de

    revoir sa famille croissait en lui, commençait à embraser ses muscles enprévision de la montée depuis la plage. Il avait particulièrement enviede revoir ses jumeaux, le blond et l’autre, aussi brun que sa compagne.La plupart des mères de famille regardaient ses enfants de haut ; ellesles considéraient comme rabougris et souffreteux, Kroudar le savait. Ellesne parlaient que de régimes et couraient chez le docteur presque tousles jours. Mais tant que Honida ne s’inquiétait pas, il était tranquille,car, après tout, c’était une technicienne ; elle travaillait dans les jardinshydroponiques.

    Kroudar déplaçait lentement ses pieds dans le sable. Il leva à nouveaules yeux vers la falaise. Des arbres indigènes clairsemés poussaient lelong du bord. Leurs troncs épais agrippaient le sol, noueux et torturés,supportant des feuilles bulbeuses d’un vert jaune qui exsudaient dansla chaleur de la journée une sève laiteuse et vénéneuse. Certains desfaucons terriens survivants étaient perchés dans les frondaisons, silen-cieux, aux aguets.

    Les oiseaux réconfortaient curieusement Kroudar. Qu’est-ce que lesfaucons peuvent bien surveiller ? se demandait-il. C’était une question àlaquelle les plus exaltés des penseurs de la colonie n’avaient pas su don-ner de réponse. On avait envoyé des hélicos de recherche à la poursuitedes faucons. Les oiseaux s’envolaient vers le large à la nuit, se posaientparfois sur des îles désertes et revenaient à l’aube. Le commandementde la colonie s’étant montré peu disposé à risquer ses précieux bateauxpour cette quête, le mystère demeurait entier.

    Il s’agissait d’une double énigme, tous les autres oiseaux ayant péri ourejoint un lieu inexploré. Les colombes, les cailles, le gibier à plumescomme les oiseaux chanteurs, tous avaient disparu. Et toutes les poulesde la basse-cour, aux œufs d’ailleurs inféconds, étaient mortes. Kroudary voyait un commentaire de cet endroit, un avertissement à la vie issuede la Terre Mère.

    Quelques chétives têtes de bétail avaient survécu, et plusieurs veauxétaient même nés ici. Mais ils se déplaçaient avec apathie et l’on enten-dait des meuglements de détresse dans les pâtures. Croiser leur regard,c’était plonger les yeux dans des plaies ouvertes. Une poignée de cochonsdemeuraient en vie, mais aussi maladifs et dépourvus d’énergie que le

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    reste du bétail, et toutes les créatures sauvages s’étaient égarées ou étaientmortes.

    Excepté les faucons.C’était vraiment étrange, car ceux qui avaient tout planifié, tout prévu,

    fondaient de grands espoirs sur cet endroit. Les rapports d’expertise étaientprometteurs. Sur les terres émergées de cette planète, il n’y avait pasd’animaux, les plantes indigènes semblaient ne guère différer de cellesde la Terre Mère — à certains égards —, et les créatures marines s’avé-raient primitives au regard des normes évolutionnistes sophistiquées.

    Sans pouvoir l’exprimer dans les belles phrases raffinées dont les autresraffolaient, Kroudar savait où résidait la faute. Parfois, mieux valait cher-cher la solution aux problèmes avec sa chair qu’avec son esprit.

    Il observa tout autour de lui les haillons multicolores de ses hommes.C’étaient ses hommes. Il était le maître pêcheur, celui qui avait découvertle trodi et conçu ces bateaux lourds et laids, bâtis pour répondre auxlimitations imposées par les qualités du bois local. C’était son habiletéà se servir d’un bateau et d’un filet qui assurait la survie de la colonie.

    Il y aurait pourtant encore des problèmes d’approvisionnement entrodi. Kroudar en avait conscience dans son épuisement. Il faudrait alorsfaire des choses impopulaires et dangereuses, toutes nécessaires cepen-dant, parce que les idées avaient tourné court. Les saumons introduitsconformément au projet avaient fui vers les immensités océanes. Lespoissons plats que la colonie élevait dans des viviers souffraient de mys-térieuses maladies. Les insectes s’étaient envolés pour ne jamais revenir.

    Il y a pourtant de quoi manger, ici, argumentaient les biologistes.Pourquoi meurent-ils ?

    Le maïs de la colonie était une plante primitive qui portait d’étrangesépis. Le blé poussait par plaques raboteuses. On ne reconnaissait pas lesschémas familiers de la croissance ou de la migration. La colonie par-venait tout juste à perdurer grâce aux protéines extraites de la transfor-mation du trodi et aux vitamines fournies par les légumes des cultureshydroponiques après un filtrage et un ajustement laborieux de l’eau. Larupture d’un seul maillon de la chaîne pouvait entraîner une catastro-phe.

    Du gigantesque soleil orange, on ne voyait plus qu’un arc-de-cercleau-dessus de l’horizon marin. Les hommes de Kroudar se secouaient,

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    extirpant du sable leur corps las, s’arrachant à l’endroit où ils s’étaientallongés.

    « Très bien, ordonna Kroudar. Rentrons notre pêche et mettons-lasur les étagères.

    – Pour quoi faire ? » demanda l’un des hommes, dans la pénombre.« Tu crois que les faucons vont la voler ? »

    Ils savaient tous que les faucons ne mangeraient pas le trodi. Kroudarreconnut la validité de l’objection : c’était la lassitude de son esprit quis’exprimait. Les créatures semblables à des crevettes ne nourrissaientque les humains — et seulement après la préparation attentive qui enéliminait les dangereux irritants. Il pouvait arriver qu’un faucon s’em-pare d’un trodi aux pattes palmées, mais il le lâcherait après y avoirgoûté.

    De quoi pouvaient bien se nourrir les oiseaux aux aguets ?Les faucons savaient au sujet de cet endroit une chose que les humains

    ignoraient. Ils la connaissaient dans leur chair, de la même façon queKroudar quêtait tout savoir.

    L’obscurité tomba et les faucons s’envolèrent vers le large dans unfurieux claquement d’ailes. L’un des hommes de Kroudar alluma unetorche et, reposés, avides d’escalader la falaise pour aller rejoindre leursfamilles, les pêcheurs se décidèrent à finir le travail qui devait être fait.On hala les bateaux sur des rouleaux. On épandit le trodi en fine couchedans les casiers qui couvraient les parois des cabanes. On mit les filetsà sécher sur les étagères.

    Tout en travaillant, Kroudar pensait avec étonnement aux scientifi-ques, là-haut dans leurs laboratoires brillants. Il éprouvait, à l’instar debeaucoup de ceux qui travaillent de leurs mains, une crainte mêlée derespect envers la connaissance, une certaine servilité devant les titres ettout ce qui semblait si manifestement supérieur, mais il avait aussi laconscience infaillible de l’homme simple quant au dur constat d’échecde cette même supériorité lorsqu’il se manifestait.

    Il n’était pas dans le secret des conférences au niveau du commande-ment de la colonie, mais il cernait l’essence des idées qu’on y débattait.La perception qu’il avait de l’échec et du désastre qui planaient sur euxne bénéficiait pas pour s’exprimer de mots sophistiqués ni de l’éruditionfascinante de ces messieurs, mais son savoir possédait sa propre élégance.Il se basait sur des connaissances anciennes subtilement adaptées auxdifférences de cet endroit. C’était Kroudar qui avait découvert le trodi ;Kroudar qui avait mis au point la méthode pour le capturer et le conser-

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    ver. Il n’avait pas d’expressions raffinées pour expliquer tout cela, maisil savait ce qu’il pouvait faire et ce qu’il valait.

    Il était le premier paysan de la mer, ici.Sans gaspiller d’énergie en paroles, les pêcheurs terminèrent le travail

    puis s’écartèrent des cabanes pour gravir laborieusement le chemin quiescaladait la falaise, progression ponctuée par des hommes porteurs detorches enflammées. Il y avait ces lumières orangées, floconneuses, et cesombres lourdes qui se frayaient pas à pas un chemin escarpé dans unmonde noir, et cela réchauffait le cœur de Kroudar.

    S’attardant après les autres, il vérifia la fermeture des portes des ca-banes avant de suivre la troupe en se hâtant pour la rattraper. L’hommejuste devant lui sur le chemin tenait une torche faite de bois local trempédans de l’huile de trodi. La flamme vacillante, fuligineuse, s’accompa-gnait de fumées toxiques. La lumière révélait une silhouette de troglo-dyte, un corps trop frêle, dont les muscles travaillaient à la limite del’épuisement, vêtu de tissu rapiécé récupéré dans le vaisseau. Kroudarsoupira.

    Il savait que les choses ne se passaient pas comme ça sur Terre. Là-bas, les femmes attendaient sur le rivage que leurs hommes reviennentde la haute mer. Les enfants jouaient avec les galets. Des mains avidesparticipaient au travail, sur la rive, étendant les filets, transportant laprise, tirant les bateaux.

    Pas ici.Et les dangers d’ici n’étaient pas ceux que l’on rencontrait là-bas, chez

    soi. Les bateaux de Kroudar ne s’aventuraient jamais hors de vue desfalaises. Il y avait toujours sur l’un des bateaux un Technicien avec uneradio pour contacter le littoral. Avant sa descente finale, le vaisseauavait parsemé l’espace de satellites : gardiens, observateurs destinés à lespréserver des surprises du temps. La flotte de pêche laborieusementconstituée était toujours prévenue amplement à l’avance de l’arrivéedes tempêtes. On n’avait jamais vu le moindre monstre marin dans cetocéan.

    Cet endroit manquait de la sauvagerie cruelle et de la variété des autresmers que Kroudar avaient connues, mais il n’en était pas moins mortel.Cela, il le savait.

    Les femmes devraient nous attendre sur le rivage, se disait-il.Mais le commandement de la colonie affirmait que l’on avait trop be-

    soin des femmes — et même de certains des enfants — pour un grandnombre d’autres tâches. Les plantes sélectionnées apportées de la Terrerequéraient des soins spéciaux. Chacune des tiges de blé était nourrie avec

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    tendresse ; chacun des arbres du verger disposait de sa servante privée,de sa dryade gardienne.

    Au sommet de la falaise, les pêcheurs arrivèrent en vue des longuesmaisons, baraques taillées dans le métal du vaisseau et dont le nom évo-quait une période et un endroit bien éloignés désormais. Les rues n’étaientpas pavées, et la plupart même pas éclairées. On entendait par endroitsdes bruits mécaniques et des murmures.

    Les hommes vaquaient maintenant à leurs occupations personnelles ;ils ne formaient plus une équipe. Kroudar suivit la rue d’un pas pesant,vers les feux allumés pour la cuisine sur la place centrale. Les foyers deplein air étaient une nécessité, car grâce à eux on préservait les énergiesplus sophistiquées de la colonie. Certains les tenaient pour un constatd’échec. Kroudar y voyait une victoire, car c’était du bois indigène quibrûlait.

    Il savait que dans les collines, au-delà des limites de la ville, les ruinesdes machines à vent qu’ils avaient construites étaient encore debout. Latempête qui avait consacré leur destruction ne les avait pas surpris entant que telle, mais sa puissance les avait tous consternés.

    C’est alors que les penseurs avaient commencé à perdre de leur pres-tige aux yeux de Kroudar. Lorsque la vie aquatique et la chimie localeavaient détruit les turbines installées sur le fleuve qui se jetait dans leport, les hommes de science s’étaient pour lui encore dépréciés. A daterde ce moment, il avait entamé sa propre quête de nourriture indigène.

    Kroudar avait entendu dire que certains végétaux indigènes menaçaientdésormais le système de refroidissement de leurs générateurs atomiques,défiant les radiations d’une manière impossible à toute vie. Certains destechniciens mettaient déjà au point des machines à vapeur faites avecdes matériaux qui n’étaient pas prévus pour cet usage. On disposeraitenfin bientôt de métaux locaux, d’alliages susceptibles de résister auxattaques et à la corrosion de cet endroit.

    Il se pouvait qu’ils y parviennent — pourvu que la maladie endé-mique n’achève pas de les miner.

    S’ils s’en tiraient.Honida l’attendait à la porte de leur baraquement, souriante, gracieu-

    se. Ses cheveux sombres étaient tressés et enroulés autour de son front.Ses yeux bruns brillaient du plaisir de le retrouver. La clarté de la placeprojetait sur sa peau olivâtre des reflets familiers. Les hautes pommettesde ses aïeux amérindiens, les lèvres pleines et le nez fièrement courbé,tout cela le remplissait d’un souvenir ému.

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    Kroudar se demandait si ceux qui prévoyaient tout avaient eu con-naissance de ce trait qui le submergeait d’une telle chaleur : comme elleétait forte et féconde. Elle l’avait choisi, lui, et elle portait encore leursenfants : des jumeaux, une nouvelle fois.

    « Ahhh, mon pêcheur est de retour », dit-elle en l’embrassant sur leseuil de la maison, là où tout le monde pouvait les voir.

    Ils entrèrent, refermèrent la porte, et elle le serra avec une ardeur accrue,plongeant son regard dans son visage qui, reflété dans ses yeux, perdaitalors de sa laideur.

    « Honida », dit-il, incapable de trouver d’autres mots.Puis il lui demanda comment allaient les enfants.« Ils dorment », répondit-elle en le menant vers la table à tréteaux

    rudimentaire qu’il avait fabriquée pour leur cuisine.Il hocha la tête. Plus tard, il irait regarder ses fils. Il n’était pas le

    moins du monde ennuyé qu’ils dorment autant. Il en sentait la raisonquelque part en lui.

    Honida avait préparé une soupe de trodi chaude qui l’attendait sur latable, parfumée avec les tomates et les pois des hydroponiques et conte-nant aussi d’autres ingrédients dont il savait qu’elle allait les chercherdans la nature sans le dire aux scientifiques.

    Kroudar mangeait tout ce qu’elle lui présentait, quoi que ce soit. Il yavait ce soir du pain au curieux goût de moisi qu’il trouva agréable. Ilregarda sa tranche à la lueur de la seule lampe qu’on leur accordait pouréclairer la pièce. Le pain était presque cramoisi — comme la mer. Il lemâcha, l’avala.

    Honida, qui mangeait en face de lui, l’air attentif, finit sa soupe et satranche. « Que penses-tu de ce pain ?

    – J’aime bien.– Je l’ai fait moi-même, dans les braises », dit-elle.Il hocha la tête, en reprit une tranche.Honida remplit son bol de soupe.Ils étaient privilégiés, réalisa Kroudar, de jouir de cette intimité pour

    leurs repas. Bien d’autres avaient choisi la cuisine et les repas collectifs,même parmi les Techniciens et ceux de rang plus élevé qui disposaientd’une plus grande liberté de choix. Honida avait vu quelque chose danscet endroit qui requérait le secret et l’intimité.

    Sa faim assouvie, Kroudar la regardait par-dessus la table. Il l’adoraitavec une dévotion qui allait beaucoup plus loin que le désir. Il ne pou-vait pas dire ce qu’elle était, mais il le savait. S’ils avaient un avenir ici,

    Semence

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    cet avenir résidait en Honida, et dans les choses qu’il pourrait apprendre,former et construire de lui-même avec sa propre chair.

    Sous le poids de son regard, elle se leva et contourna la table pour venirlui masser les muscles du dos — les muscles mêmes dont il se servaitpour remonter les filets.

    « Tu es fatigué, dit-elle. Comment c’était aujourd’hui, en mer ?– Dur », répondit Kroudar.Il admirait sa façon de parler. Elle avait beaucoup de mots à sa dis-

    position. Il l’avait entendue en utiliser certains, lors de réunions de lacolonie et lorsqu’ils avaient fait leur demande d’union. Elle avait desmots pour des choses qu’il ne connaissait pas, et elle savait aussi quandil lui fallait parler avec son corps et non plus avec sa bouche. Elle con-naissait les muscles de son dos.

    Kroudar éprouvait un tel amour pour elle en cet instant qu’il se de-manda si cet amour remontait dans son corps à elle par l’intermédiairede ses doigts.

    « Nous avons rempli les bateaux, dit-il.– On m’a dit aujourd’hui que nous aurions bientôt besoin de cabanes

    supplémentaires pour l’entreposage, fit-elle. Ça les ennuie de consacrerdu temps à leur construction.

    – Dix cabanes de plus », répondit-il.Il savait qu’elle ferait passer le message. D’une façon ou d’une autre,

    ce serait fait. Les autres Techniciens écoutaient Honida. Nombreuxétaient les scientifiques qui la raillaient, on s’en apercevait rien qu’à lasuavité de leur voix ; peut-être était-ce dû au fait qu’elle avait choisiKroudar pour compagnon. Mais les Techniciens l’écoutaient.

    Les cabanes seraient construites.Et elles seraient remplies avant que la manne de trodi ne s’interrompe.Kroudar réalisa alors qu’il savait à quel moment l’approvisionnement

    de trodi cesserait ; il en ignorait la date, mais c’était comme une sensa-tion physique qu’il pouvait palper et toucher. Il regrettait de ne pasconnaître les mots qui lui auraient permis d’expliquer ça à Honida.

    Elle finit de lui masser le dos, s’assit près de lui et appuya sa têtesombre sur sa poitrine. « Si tu n’es pas trop fatigué, dit-elle, j’ai quelquechose à te montrer. »

    Kroudar s’étonna de l’excitation muette qui animait Honida. Est-ceque ça avait quelque chose à voir avec les jardins hydroponiques où elletravaillait ? Il pensa immédiatement à l’endroit dans lequel les scienti-fiques plaçaient tous leurs espoirs, l’endroit où ils sélectionnaient lesgrosses plantes, les plus belles, gorgées de la richesse de la Terre Mère.

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    Est-ce qu’ils étaient enfin arrivés à quelque chose d’important ? Est-cequ’il y avait, après tout, un moyen sûr de rendre cet endroit cultivable ?

    Kroudar était un primitif qui ne demandait qu’à voir ses dieux se ra-cheter. Il se trouva plein des souhaits du paysan pour la terre. Même lespaysans de la mer connaissent la valeur de la terre.

    Pourtant, ils avaient des responsabilités, Honida et lui. Il eut un mouve-ment de tête interrogateur en direction de la chambre des jumeaux.

    « Je me suis arrangée… » Elle fit un geste vers la cabine de leurs voi-sins. « Ils écouteront. »

    Ainsi avait-elle donc prévu ça. Kroudar se leva, lui tendit la main.« Fais-moi voir. »

    Ils sortirent dans la nuit. La ville était plus tranquille maintenant ; ilpercevait au loin le bruit de cascade que faisait le fleuve. Il eut l’im-pression d’entendre la stridulation d’un criquet, mais la raison lui ditque ce ne pouvait être que le craquement des cabanes qui se refroidis-saient dans la nuit. Il n’avait pas de mots pour exprimer à quel point laLune lui manquait.

    Honida avait emporté une des torches électriques rechargeables, cellesque l’on confiait aux Techniciens pour les urgences de nuit. En voyantcette torche, Kroudar ressentit toute l’importance de cette chose mysté-rieuse qu’elle voulait lui montrer. Honida avait l’instinct conservateurdes paysans. Elle ne dilapiderait pas une telle torche.

    Et pourtant, au lieu de l’emmener vers les lumières vertes et les toitsde verre des jardins hydroponiques, elle le conduisit dans la directionopposée, vers la gorge profonde où le fleuve se jetait dans le port.

    Il n’y avait pas de sentinelles le long du chemin, rien qu’une borne depierre, de place en place, et les caricatures de la végétation indigène.Rapidement, sans dire un mot, elle le mena dans la direction du ravinet vers un sentier dont il savait qu’il ne descendait que vers une corni-che rocheuse qui avançait dans l’air humide des vapeurs du fleuve.

    Kroudar tremblait d’excitation tout en suivant la silhouette obscurede Honida et la luciole du rayon lumineux de sa lampe. Il faisait froidsur l’avancée de rocher, et le dessin étranger des arbres indigènes révé-lés par la lumière de la lampe le remplissait d’inquiétude.

    Qu’est-ce qu’elle avait bien pu découvrir… ou créer ?La condensation ruisselait sur les arbres. Le bruit du fleuve était as-

    sourdissant. Ils respiraient l’air des marais, humide et chargé d’odeurs

    Semence

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    bizarres. Honida s’arrêta et Kroudar retint son souffle. Il écouta, maisil n’y avait que le fleuve.

    Il resta un moment sans comprendre qu’elle dirigeait le faisceau orangede sa torche sur sa trouvaille. On aurait dit une des plantes locales, unechose à la tige épaisse, recroquevillée sur le sol, noueuse et torturée, desprotubérances bulbeuses d’un vert jaune réparties sur toute sa longueursuivant des intervalles singuliers.

    Et puis il comprit. Il reconnut un peu de vert plus foncé, la façondont la structure de la feuille s’articulait sur la tige, un bouquet de soiesd’un jaune brun qui s’échappait du sommet de l’une des protubérancesbulbeuses.

    « Du maïs… » murmura-t-il.A voix basse, accordant son explication au vocabulaire de Kroudar,

    Honida lui raconta ce qu’elle avait pratiqué. Il voyait bien dans sesmots, il comprenait pourquoi elle avait fait cette chose en secret, loindu regard des savants. Il lui prit la torche des mains, s’accroupit pourobserver les épis avec une attention recueillie. Ça signifiait la fin de toutesces choses que les scientifiques tenaient pour belles. Ça mettait fin àleurs projets pour cet endroit.

    Dans cette plante, il pouvait voir ses propres descendants. Peut-être unetête bulbeuse, chauve, de grosses lèvres. Peut-être une peau violette.Une petite taille. Il savait tout ça.

    Honida le lui avait assuré — à cet endroit précis, sur la cornichetrempée par l’eau du fleuve. Au lieu de sélectionner les graines des tigesles plus grandes, les plus droites, celles qui portaient les épis les plusparfaits — et qui ressemblaient le plus à ceux de la Terre Mère — elleavait mis son maïs à l’épreuve, presque, de la destruction. Elle avaitchoisi des plantes maladives, rabougries, à peine capables de donner desgraines. Elle avait pris les seules tiges que cet endroit pourrait influencerprofondément. Et, à partir de celles-là, elle avait fini par sélectionnerune lignée qui vivait ici au même titre que les plantes indigènes.

    Du maïs indigène.Elle cueillit un épi, l’éplucha.Il y avait des trous dans les rangées de grains, et lorsqu’elle en écrasa

    un, le jus qui coula était rouge. Il reconnut l’odeur du pain.Voilà ce que les scientifiques ne voulaient pas admettre. Ils s’effor-

    çaient de faire de cet endroit une autre Terre. Mais ça n’en était pas une,et ça ne pourrait jamais l’être. Les faucons avaient été les premiers detoutes les créatures à s’en apercevoir, pensait-il.

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  • collection SF grand format des éditions J’aiLu « Nouveaux millénaires » dirigée parThibaud Eliroff (et ce même si, en ces tempsde déferlante romantico-bit lit’ et de Big Com-mercial Fantasy sur les rayons de genre, unecollection de SF grand format, ça demeureune aubaine, quoi qu’il arrive). Référenceassumée à la prestigieuse « Millénaires »(1998-2004), « Nouveaux millénaires » a doncété lancée, dans l’indifférence plus ou moinsgénérale et en l’absence manifeste d’un quel-conque plan marketing visible, avec… unessai autobiographique ! Signé Daniel Keyes,certes, et consacré pour bonne part à la ge-nèse du roman-phare de l’auteur, Des Fleurspour Algernon, mais tout de même : quelétrange choix pour inaugurer une collection.[Algernon, Charlie et moi de Daniel Keyes- 224 pp. GdF. 16 €.] Admettons… Mais quetrouve-t-on alors en guise de second parrainpenché sur le berceau de cette collectionen devenir ? Idlewild, médiocre roman decyber SF signé Nick Sagan, fils de Carl. Unlivre dont la quatrième de couverture nousdit qu’on y trouvera les ombres de « RogerZelazny, H. P. Lovecraft et Philip K. Dick ».Rien que ça. Et dire qu’il s’agit du premiervolet d’une trilogie (cf. critique de PhilippeBoulier p. 86 du présent Bifrost)… Bref, c’estavec la troisième livraison de la collectionque le lecteur dubitatif s’extraira enfin d’unetorpeur bien naturelle, et ce pour constaterqu’en lieu et place d’un roman, « Nouveauxmillénaires » lui propose cette fois une novel-la, soit 150 pages maquettées en corps 14.On l’aura compris, on s’abstiendra définiti-vement de chercher une quelconque cohé-rence… Reste que ce troisième titre ne man-que pas d’intérêt (on y reviendra comme ilse doit prochainement, avec davantage dedétails), Charles Stross ayant prouvé sacapacité à réinventer le domaine SF depuislongtemps (on parle qui plus est ici d’unprix Hugo 2010, comme nous le rappelle lebandeau violet entourant le texte, bandeauqui omet néanmoins de préciser que le prixen question a été attribué dans la catégorienovella, et non roman…). [Palimpseste deCharles Stross - 158 pp. GdF. 11 €.] Demeu-rent un bilan fort mitigé pour un lancementbien discret (sans parler d’une pelletée d’in-terrogations, du style pourquoi avoir laissé

    filer chez Bragelonne Connie Willis et son ex-cellent diptyque Blackout/All Clear, auteureen son temps publiée chez « Millénaires »et au catalogue J’ai Lu poche depuis deslustres ?) et une inquiétude assez légitimequant à la nature de la quatrième livraison de« Nouveaux millénaires ». Une anthologiefrancophone ? Un omnibus ? Un roman gra-phique ? Les paris sont ouverts…

    Lauriers● Annoncés lors de la convention annuelle

    de la Science Fiction and Fantasy Writers ofAmerica qui se déroula cette année du 19au 22 mai dernier à Washington DC, les lau-réats des Nebula Awards 2010 sont :✔ Meilleur roman : Blackout/All Clear, deConnie Willis (Spectra), titre également enlice pour les prix Hugo et Locus (à paraîtreen France chez Bragelonne).✔ Meilleure novella : « The Lady Who Plu-cked Red Flowers beneath the Queen’sWindow », de Rachel Swirsky (Subterranean,été 2010), texte lui aussi finaliste des prixHugo et Locus.✔ Meilleure novelette : « That Leviathan,Whom Thou Hast Made », de Eric JamesStone (in Analog, septembre 2010), là encoreun texte qu’on retrouve parmi les finalistesdu prix Hugo.✔ Meilleure nouvelle (ex-aequo) : « Ponies »,de Kij Johnson (Tor.com 1/17/10), qui, on l’au-ra deviné, figure dans la liste de vous savezquoi, et « How Interesting: A Tiny Man », deHarlan Ellison (in Realms of Fantasy, février2010), texte qui, en revanche, ne figure pasparmi les finalistes du Hugo (incroyable !).✔ Ray Bradbury Award (pour le meilleur scé-nario de film) : Inception (écrit et réalisé parChristopher Nolan), un film qu’on retrouveparmi les finalistes de… non, je le dis pas.✔ Andre Norton Award (meilleur romanjeunesse) : I Shall Wear Midnight, de TerryPratchett (Gollancz/Harper), paru en Francesous le titre Je m’habillerai de nuit, chezl’Atalante.

    The next one● Le Bifrost 64 proposera un dossier sur

    Jérôme Noirez. Il paraîtra le 20 octobre.

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    l e s é c h o s d u m i l i e u

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  • This is the end...La revue Bifrost est éditée par les éditions du Bélial’Sarl sise au 50 rue du Clos, 77670 Saint MammèsTél : 01 64 69 53 00 - Fax : 01 64 69 53 02email : [email protected] - site : www.belial.frDirecteur de publication : Philippe GADYRédacteur en chef : Olivier GIRARDSecrétaire de rédaction : Pierre-Paul DURASTANTIComité littéraire :Gilles DUMAY, Pierre-Paul DURASTANTI et Olivier GIRARD

    Ont collaboré à ce numéro :Dominique Abonyi, Ugo Bellagamba, Bertrand Bonnet, Philippe Boulier, Eric Brown,Pascal Casolari, Emmanuel Chastellière, Corso, Thomas Day, Olivier Dorveaux,Gilles Dumay, Jean-Claude Dunyach, Pierre-Paul Durastanti, Claude Ecken, Frasier,Philippe Gady, Raphaël Gaudin, Jacques Goimard, Frank Herbert, Philippe Hupp,Patrick Imbert, Michel Jeury, Olivier Jubo, Olivier Legendre, Roland Lehoucq,Laurent Leleu, Sam Lermite, Hervé Le Roux, Jean-Pierre Lion, Xavier Mauméjean,Charles Moreau, Org, Bruno Para, Erwann Perchoc, Eric Picholle, Alise Ponsero,Stéphane Sarrade, Alain Sprauel, Pierre Stolze, Cid Vicious.

    Impression :Europe Media Duplication SAS - Lassay-les-Châteaux (France)

    Diffusion - Distribution :CDE 1 - Sodis

    Remerciements :Si ce numéro fit appel à un nombre de bonnes volontés particulièrement élevé,on remerciera ici tout spécialement les Quarante-Deux, pour l’effort iconographique ;Philippe Hupp, pour ses photos ; Claude Ecken, pour avoir dit oui en connaissance decause ; et Erwann Perchoc, pour ses relectures et tout un tas de petits trucs qui fontque les choses avancent quand tout semble irrémédiablement figé — notamment ducôté des agents littéraires américains… Merci enfin, surtout, à Bénédicte Lombardo,qui concocta une fête surprise pour les quarante ans du rédac’ chef, fête à ce pointsurprise qu’elle plaça ledit rédac’ chef dans un état d’hébétude tel qu’il en acheva lebouclage effréné du présent numéro dans une brume quasi extatique… Beaucoup desconjurés ayant participé à cette surprise figurent au sommaire de Bifrost : qu’ils ensoient tous remerciés !

    Dépôt légal : juillet 2011

    Commission paritaire 0513K83171

    ISSN 1252-9672 / ISBN 978-2-913039-60-5

    Bifrost est une revue publiée avec l’aide duCentre National du Livre (toujours demander avec le sourire !).

    Les textes et illustrations sont © l’éditeur et les auteursLes documents non sollicités sont mangés par les stagiaires.

    Les réalisations passées, présentes et à venir des éditions du Bélial’ sont dédiées àla mémoire de notre Paladin et ami Christophe Potier qui, une rouge nuit de juillet,a pris un camion pour un dragon.Quiconque lit la présente ligne s’engage à manger du concombre espagnol, pis aussi du soja allemand. C’est ça l’Europe !

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    Bifrost 63InterstylesSemence, de Frank Herbert

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