15

Click here to load reader

Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

  • Upload
    haminh

  • View
    214

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

Introduction a la Philosophie du Langagecours no3

Alain LecomteUniversite Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis

Licence de Sciences du Langage

1 La nature du signe et de ce qu’il designe

1.1 La semiosis1.1.1 Peirce

L’un des premiers problemes que nous avons a traiter quand nous parlons du langageest celui de la nature du signe. Qu’est-ce qu’un signe ? Evidemment, tout signe n’est paslinguistique, par exemple on dira qu’une tache brune sur un mur est un signe d’humidite,une certaine empreinte dans la neige sera le signe du passage recent d’un chamois etc.Autrement dit, tout peut etre signe, tout peut ”faire” signe. Encore faut-il qu’il y ait quel-qu’un ou quelque chose pour l’interpreter comme tel... Ainsi, des le debut de la reflexionsur le signe, on a fait du processus qui relie une marque quelconque vue comme signea ce qu’elle signifie un processus ternaire, impliquant donc : deux entites , l’une signi-fiante et l’autre signifiee et une troisieme entite, l’interpretant. Ceci sera la base de latheorie exposee par le philosophe americain Charles Sanders Peirce (1839 - 1914), qu’onpresente souvent comme le fondateur de la semiotique (ou science des signes). La notiond’interpretant chez Peirce est toutefois distincte de celle d’interprete (en tant qu’individuempirique qui interprete les signes) : c’est une entite qui assure le relais entre signe et chosesignifiee (une representation mentale par exemple). Ainsi, une trace de pas dans la neigepeut-elle signifier un animal (en tant lui-meme que signe, pas en tant qu’un animal reel,la relation semiotique etant entre des signes, pas entre un signe et une realite exterieure),mais a condition qu’elle cree en moi un ensemble d’associations avec des choses connues.Si je suis un habitue de la montagne, la trace va me parler immediatement, je saurai tout desuite que c’est la trace d’un chamois ou d’un bouquetin : cette connaissance activee en moiest le veritable interpretant du signe. Cette somme de connaissances peut aussi a son tour

1

Page 2: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

etre mise a contribution pour signifier autre chose, par exemple le monde de la montagneen lui-meme, qui se trouve alors signifie a son tour, mais par l’intermediaire d’un nouvelinterpretant qui serait par exemple ce que suscite en moi l’evocation du mot ”montagne”et ainsi de suite a l’infini. Pour Peirce, la pensee est toute entiere dans les signes, et elleest signe elle-meme dans la mesure ou ma pensee n’est telle que parce qu’un interpretant(c’est-a-dire une autre pensee, la pensee de quelqu’un d’autre) la reconnaıt comme tellec’est-a-dire comme signifiant quelque chose.Le processus lui-meme, par lequel un objet vient a en signifier un autre est denommesemiosis. Le langage est evidemment le lieu privilegie d’un tel processus. Ce caractere ter-naire du processus etait deja visible chez Aristote, puisque nous avons vu que pour lui, ”lessons emis par la voix sont les symboles des etats de l’ame”, ainsi que le dit Sylvain Au-roux ([S. Auroux 96]), comme les etats de l’ame sont pour l’essentiel des representations,ils mettent en jeu un rapport a la realite externe. D’ou une ”triade semiotique” : son, etat del’ame, forme des choses. Dans la philosophie post-cartesienne, ce sera : son, idee, chose.D’autres theories ont voulu simplifier la relation en la rendant binaire (ou dyadique). Ainsiles philosophes nominalistes (a commencer par ceux de l’epoque medievale), qui s’ef-forcent de refuser l’existence de toutes entites dont on pourrait faire l’economie (selon lefameux principe du rasoir d’Ockham), se passent de la notion de signification (et doncdu troisieme terme de la relation) et etablissent une relation directe entre le signe et sonreferent. Ainsi, ils prefigurent ce qui deviendra la conception denotationnelle du sens avecFrege et ses successeurs1.

1.1.2 Saussure

D’un autre point de vue, et prenant en compte essentiellement le signe linguistique,Ferdinand de Saussure ([Saussure1916]) fera aussi eclater cette relation ternaire et ne re-tiendra que la partie dyadique de cette relation, mais qui unit, cette fois, non pas le signea ce qu’il denote, mais le signe avec la troisieme entite (le concept, ou l’idee). C’est lefameux schema saussurien :

Sa

Se

ou Se ne designe pas un referent concret mais une entite mentale. Saussure ecrit :

le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et uneimage acoustique

1Bien que, comme nous le verrons, Frege sera bien oblige d’ajouter lui aussi une troisieme instance, acote du signe et de sa denotation (Bedeutung), a savoir le sens justement (Sinn). C’est dans certaines theoriescontemporaines qu’on etablira une connexion directe entre le signe et le referent (theories de la referencedirecte).

2

Page 3: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

Par ailleurs, comme on sait, Saussure proclamera la these de l’arbitrarite du signe, thesequi peut s’interpreter comme le caractere conventionnel de l’association. Le grand lin-guiste Emile Benveniste ([Benveniste 66]) fera neanmoins remarquer que les choses nesont pas si simples. Que serait le concept sans son image acoustique et reciproquementpourrait-il y avoir une image acoustique vide ? D’autres passages de Saussure sont expli-cites sur ce point, notamment en ce qui concerne le rapport entre langage et pensee :

Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notrepensee n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistesse sont toujours accordes a reconnaıtre que, sans le secours des signes, nousserions incapables de distinguer deux idees d’une facon claire et constante.Prise en elle-meme, la pensee est comme une nebuleuse ou rien n’est necessai-rement delimite. Il n’y a pas d’idees pre-etablies, et rien n’est dstinct avantl’apparition de la langue.

Il en resulte que le ”concept” en lui-meme ne serait rien sans l’action de decoupage decette substance de contenu amorphe, or ce n’est que la partie acoustique (le signifiant) quiprocede a cette action2 :

La langue est encore comparable a une feuille de papier : la pensee est lerecto et le son le verso ; on ne peut decouper le recto sans en meme tempsdecouper le verso, dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensee,ni la pensee du son

Difficile en ce cas de parler d’arbitraire, puisqu’au contraire le rapport entre les deux facesdu signe est presente comme necessaire. On ne peut parler d’arbitraire que si on refere im-plicitement a un troisieme terme : la realite. ”Ce qui est arbitraire, dit Benveniste, c’est quetel signe, et non tel autre, soit applique a tel element de la realite et non a tel autre”. Lesexemples donnes par le linguiste genevois l’attestent. Lorsqu’il dit que ”le signifie boeufa pour signifiant b-o-f d’un cote de la frontiere et o-k-s de l’autre”, ce qu’il a en vue c’estque les deux suites acoustiques s’appliquent au meme animal, a la meme realite (sinond’ailleurs comment savoir que c’est bien le meme concept de boeuf qui est signifie d’uncote de la frontiere par b-o-f et de l’autre par o-k-s ?). L’arbitrarite est donc davantage cellede l’association d’un son a une realite qu’a un concept, lequel n’existerait pas en dehorsde l’image sonore.On notera aussi qu’on ne saurait postuler chez Saussure de relation directe (”un a un”)entre les signifiants et les signifies : cette relation est indirecte, elle passe par tout lesysteme de la langue. Le decoupage en signifiants en particulier se fait en recherchant

2On a parfois suggere (notamment Jackendoff) que le handicap des animaux du point de vue de laconscience de soi et de l’assignation d’une conscience de soi a un autre - theorie de l’esprit - venait dece qu’ils n’avaient pas de systeme linguistique au sens de Saussure.

3

Page 4: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

leur valeur c’est-a-dire ce qui resulte de la position qu’ils occupent dans la structure d’en-semble (cf. la valeur d’un pluriel francais ne recuvre pas celle d’un pluriel sanskrit, bienque la signification soit le plus souvent identique ([Saussure1916]) car le marquage dunombre en sanskrit comporte un duel, la ou le francais oppose simplement le singulierau pluriel). Une fois qu’on a determine ces valeurs, alors on peut les mettre en rela-tion avec des signifies supposes. Autrement dit, le signifiant ”flotte” sur le monde du si-gnifie : ce qui permet d’ailleurs que dans differentes langues, le decoupage (par exempledu spectre des couleurs3) ne soit pas le meme. Ceci ouvre la voie a un certain relativisme,dont nous reparlerons a propos de la these de Sapir-Whorf : si des langues differentesdecoupent la pensee de manieres differentes, cela signifie-t-il qu’on pense differemmentdans differentes langues ? On connaıt l’exemple, souvent ressasse depuis Benjamin Whorf,de la langue inuit qui, paraıt-il, aurait un tres grand nombre de mots distincts pour designerla neige : leurs signifiants decouperaient la pensee de telle sorte que les Inuits auraient unepensee differente de la notre (au moins pour la neige !). Cette observation a ete tres cri-tiquee (notamment par G. Pullum) :

– d’abord, la langue inuit etant agglutinante, la definition de ce qu’est un ”mot” estplus delicate que dans d’autres langues : c’est comme si chaque fois que nous ajou-tons un qualificatif au mot ”neige”, nous inventions un mot nouveau

– ensuite, il est evidemment tout naturel qu’un peuple vivant en contact constant avecla neige ait une maniere plus developpee d’en parler qu’un peuple pour qui elle n’aqu’un role accessoire. Penser a tous les termes utilises dans le vocabulaire oeno-logique en France, qui ne decoulent que de l’importance economique du vin dansl’agriculture francaise...

1.2 La querelle des universaux1.2.1 Des noms qui ne signifient pas toujours quelque chose...

Le langage humain, a la difference de la communication animale, est dote de creativite.C’est d’ailleurs la reconnaissance de cette creativite qui est a la source de bien des theoriescontemporaines, comme la theorie generative (Chomsky...) ou bien la semantique compo-sitionnelle (cf. arguments de Davidson). Ceci peut apparaıtre comme un avantage, maisen meme temps, peut etre vu comme une sorte de piege : ce n’est pas parce que certainesnotions apparaissent dans le langage qu’elles correspondent a une realite. On peut toujoursformer, par nominalisation par exemple, des expressions nouvelles. Le discours politiquenous a habitue a ce type de ”creativite”. Que l’on parle du ”socialisme reel”, du ”capita-

3Le Latin ne possede ni gris ni brun, le Navajo confond le bleu et le vert, le Russe a des mots differentspour bleu ciel et bleu fonce, le Shona confond le jaune verdatre et le vert presque jaune etc.

4

Page 5: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

lisme a visage humain” ou de ”la democratie participative”, sommes-nous bien surs quede tels termes recouvrent des realites ? Il est bien connu qu’il est facile d’inventer destermes nouveaux pour travestir une realite, au contraire. Ainsi, au lieu de parler de perteshumaines parmi les civils suite a un bombardement, on parlera de dommages collateraux,au lieu de parler de bombardement cible, on parlera de frappe chirurgicale. Au lieu de par-ler de salaries, certaines entreprises utilisent le terme de collaborateurs, pensant qu’ainsil’exploitation eventuelle du salarie passera comme un simple mauvais moment... Le phi-losophe Herbert Marcuse (1898 - 1979), celebre par les etudiants de mai 1968, dans unfameux livre intitule ”L’homme unidimensionnel” ([H. Marcuse 68]), montrait commentle langage de nos societes devient unidimensionnel au sens ou il tend a reduire les op-positions potentielles (les conflits) en mettant, a la place des termes qui reveleraient cesconflits, des termes qui reunissent en eux-memes les deux faces d’une opposition afin deneutraliser celle-ci. Par exemple, afin de faire admettre un certain type de bombe atomique(les bombes a neutrons), on parlait de bombe propre (comme si une bombe pouvait etreautre chose qu’un objet concu dans le but de tuer, et donc necessairement ”sale”). La pu-blicite a bien sur un role important dans la mise en place d’un tel langage.On retrouve particulierement cet aspect du fonctionnement du langage dans le roman d’Or-well, 1984, ou l’auteur imagine une langue du futur, qu’il baptise novlangue, ou figure-raient systematiquement des neologismes mettant en cause notre perception d’oppositionsevidentes, comme celle qui existe entre la guerre et la paix etc.S’il en est ainsi, on voit qu’une grave question se pose a la philosophie du langage. Parmiles termes que le langage cree et utilise, avons-nous des criteres nous permettant de savoirquels sont ceux qui correspondent a des realites existantes ?

1.2.2 A quoi renvoient les concepts ?

Cette question a de fait agite l’histoire de la philosophie des ses origines. On peut larelier a la fameuse querelle des universaux, dans laquelle s’illustrerent d’abord Platon,Aristote, Plotin et Porphyre.Si les signes renvoient a des concepts, il reste a connaıtre le mode d’existence de cesconcepts. Certes, des termes individuels comme cet homme ou ce cheval renvoient biena des realites exterieures, mais des que nous formons des concepts plus generaux, ainsique la langue nous y autorise, comme humanite ou chevalite (si tant est que le mot soitaccepte) voire... bravitude ( !), a quel genre de realite correspondent-ils ?Selon Platon, il n’y a pas de doute : les genres et les especes existent en eux-memes, cesont les fameuses Idees platoniciennes. Par exemple quand on parle d’un triangle, d’unarbre ou d’un poisson, l’idee correspondant a ces termes existe quelque part. Il y a uneIdee de Triangle, une Idee d’arbre etc. et notre esprit essaie de se se saisir de ces idees, il

5

Page 6: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

les apprehende (cf. pensee mathematique en ce qui concerne le Triangle : les theoremesque nous demontrons ne se rapportent jamais a un triangle concret que nous dessinonsmais toujours a un triangle ”en general” ou ”triangle quelconque”).Aristote, quant a lui, refuse les idees platoniciennes. Les choses ont une substance et uneforme. Leur forme s’obtient par generalisation, laquelle n’est pas une Idee platoniciennemais une creation de notre esprit. Ainsi, les genres et les especes sont des creations puresde notre esprit et n’existent que dans notre esprit.Boece (cf [S. Auroux 08]), qui est un philosophe latin (480 - 525) ayant abondammentcommente Aristote, fit la distinction entre deux courants philosophiques :

– les realistes– les conceptualistes

Pour les realistes, les universaux (ce qui s’obtient par generalisation et correspond auxconcepts abstraits) existent et correspondent aux Idees platoniciennes. Pour les conceptua-listes, ce ne sont que des constructions de notre esprit, qui n’ont aucune realite exterieure anous mais existent au sein de notre esprit, voire pour certains - les neo-platoniciens commePlotin (205 - 270) - dans ”l’esprit de Dieu”.Parmi les neo-platoniciens d’ailleurs il faut aussi inclure Porphyre de Tyr (234 - 305), elevede Plotin qui semble etre le veritable initiateur de la querelle. Il ecrit, dans son oeuvre prin-cipale Isagoge :

Tout d’abord, en ce qui concerne les genres et les especes, la question estde savoir si ce sont des realites subsistantes en elles-memes ou seulement desimples conceptions de l’esprit, et, en admettant que ce soient des realitessubstantielles, s’ils sont corporels ou incorporels, si, enfin, ils sont separes oune subsistent que dans les choses sensibles et d’apres elles.

Porphyre est surtout connu pour sa classification des genres et especes selon un arbre (arbrede Porphyre). Cette classification repond a un objectif ambitieux, qu’on trouvait deja chezAristote, consistant a faire une sorte d’inventaire de ce qui existe, et pour cela, tout rame-ner a des definitions strictes comme dans une encyclopedie moderne ([U. Eco 88]). Afind’y parvenir, Porphyre identifie cinq predicables (on entend par la les facons dont unecategorie peut etre prediquee d’un sujet : cela peut etre comme son genre, son espece, sonpropre, sa difference, ou un accident). Porphyre etablit ces predicables pour dix categories,par exemple il existe un arbre pour les substances (qui permet d’arriver jusqu’a l’homme),un arbre pour les qualites (permettant de definir par exemple les couleurs) etc. Par exemple :

6

Page 7: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

Substance

����

��

HHH

HHH

Corporel

�����

HHHHH

Vivant

���

HHH

Animal

Homme

Non animal

Non vivant

Incorporel

Pour bien situer l’importance de chaque predicable, notons que l’inconvenient de l’arbreci-dessus (base uniquement sur genre et espece) serait que homme et cheval ne pourraientetre distingues l’un de l’autre, d’ou la necessite d’inclure la difference : un homme estdifferent d’un cheval parce que le premier est rationnel et le second pas. Ainsi, la rationa-lite est-elle la difference de l’homme. Quant aux propres, il en est de divers types : ce quiappartient a une seule espece mais pas a chaque membre (comme la capacite de guerir chezl’homme), ce qui appartient a toute l’espece mais non a elle seule (comme le fait d’etrebipede pour l’homme), ce qui appartient a toute l’espece et a elle seule, mais uniquementde facon momentanee (comme le fait d’avoir des cheveux blancs a un age avance) ; ce quiappartient a toute l’espece, a elle seule et en tout temps (comme la capacite de rire pourl’homme, cf. le rire est le propre de l’homme).4.Les nominalistes quant a eux, le premier d’entre eux etant Guillaume d’Ockham (1265 -1347) considerent que seuls les concepts correspondant a des individus (concepts indivi-duels) referent a des choses existantes. Le reste n’est que langage (words, words, wordsaurait dit Shakespeare, parole, parole, parole aurait dit Dalida). Les universaux n’existentdonc tout simplement pas, meme pas dans l’esprit. Pour eux, il n’y a donc d’existant quedes individus et le langage. Noter en particulier que, dans ce cadre, les ensembles n’existentpas. Tout ce qui n’est pas un objet particulier (individuel) est seulement une creation denotre langage et en theorie, on devrait toujours pouvoir reduire ces termes generaux queforge le langage par pure commodite aux etres singuliers qui existent.On comprend que leur doctrine ait ete violemment combattue par l’Eglise au cours duMoyen-Age5 (pourtant les influences du nominalisme furent nombreuses dans les mo-

4Tout ce passage est emprunte a U. Eco ([U. Eco 88])5Guillaume d’Ockham, qui fut un grand logicien en son temps - auteur de la Somma Logicae - fut accuse

d’heresie en 1324 et vecut en semi-liberte dans son couvent jusqu’a s’enfuire pour se refugier a la cour duroi Louis de Baviere qui s’etait declare hostile au Pape. Il a, semble-t-il, servi de modele au personnage deGuillaume de Baskerville dans le roman Le Nom de la Rose de Umberto Eco

7

Page 8: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

nasteres). Cette rude discipline s’incarnera dans le fameux precepte, qu’on appelle le Ra-soir d’Ockham : il ne faut jamais multiplier les etres sans necessite (entia non sunt multi-plicanda prater necessitatem) !6.Au XXeme siecle, des philosophes reprendront le flambeau du nominalisme, et non desmoindres, comme W. V. O. Quine (1908 - 2000) et N. Goodman (1906 - 1998).Quine et Goodman ecrivirent d’ailleurs en commun un article, en 1947, intitule : StepsTowards a Constructive Nominalism. Cet article commence par cette proclamation :

We do not believe in abstract entities. No one supposes that abstract entities- classes, relations, properties, etc. - exist in space-time ; but we mean morethan this. We renounce them altogether. [...] We may still write ”x is a dog”,or ”x is between y and z” ; for here ”is a dog” and ”is between... and” canbe construed as syncategoremic : significant in context but naming nothng.But we cannot use variables that call for abstract objects as values. In ”x is adog” only concrete objects are appropriate values of the variable. In contrast,the variable in ”x is a zoological species” calls for abstract objects as values(unless of course, we can somehow identify the various zoological species withcertain concrete objects). Any system that countenances abstract entities wedeem unsatisfactory as a final philosophy

On notera que, en ce qui concerne la logique, cette option explique en partie la faveurdont jouit la logique des predicats du premier ordre. En effet, dans cette logique, seulesles entites individuelles ont le droit d’etre considerees comme variables, ce qui autorise aquantifier sur elles. On ne peut pas quantifier sur les predicats eux-memes par exemple.Ainsi une formule comme la suivante (qui n’est autre que le principe de recurrence) n’estpas une formule de la logique des predicats du premier ordre :

(∀P )((P (0)&(∀n)(P (n) ⇒ P (n + 1)) ⇒ ∀n P (n)

car il apparaıt une quantification sur le predicat P . Etant donne que, pour Quine, seulsles individus existent, il en deduira la fameuse formule : etre, c’est etre la valeur d’unevariable ! La position de Quine et Goodman est fortifiee par l’existence des paradoxes enlogique, due principalement au fait qu’on accepte de faire proliferer toutes sortes d’en-sembles (donc pourquoi pas aussi ”l’ensemble de tous les ensembles”).

6Attention qu’ici il s’agit d’etres fictifs, autrement dit de concepts, et non d’etres reels : Ockham n’estpas Malthus !

8

Page 9: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

1.3 Le nominalisme au XXeme siecle1.3.1 Le Cercle de Vienne et les tentatives de reductionnisme

Parmi les philosophes du XXeme siecle, on peut citer en particulier ceux qui sontetiquetes comme positivistes logiques, en particulier ceux appartenant au Cercle de Vienne(autour des annees 1920), autour de R. Carnap (1891 - 1970) , M. Schlick (1882 - 1936), O.Neurath (1882 - 1945) etc. comme ayant de nombreuses affinites avec le nominalisme. Ilspartagent en tout cas la meme mefiance a l’egard des ”idees generales”, et souhaiteraientparvenir a une distinction claire entre enonces scientifiques, qui ont une signification bienprecise, et enonces metaphysiques, qui n’ont pas a proprement parler de signification. (cf.[U. Molines])Afin d’y parvenir, ils estiment que le contenu de toute connaissance authentique doit etrecodifie dans un langage ideal, determine par les regles de la logique formelle. Pour Car-nap, toute la construction de ce langage doit se faire en partant uniquement des conceptsreferant a nos experiences sensorielles, qui, finalement, sont les seules realites vraimentexistantes. Ensuite, on peut construire (mais cela reste au niveau d’un langage) les conceptsqui correspondent a ceux de la physique, puis de la psychologie etc. Ainsi, ils pretendenttrouver une methode grace a laquelle on pourra toujours reduire des enonces dits scien-tifiques a des experiences sensorielles. La signification residera alors simplement dans lefait de pouvoir verifier les enonces auxquels on arrive par cette reduction, appeles enoncesprotocolaires. En un sens, le positivisme logique est la pleine exploitation de l’idee quele sens d’un enonce reside dans ses conditions de verite, mais ici, conditions de verites’entend comme conditions de verification. Cette conception sera critiquee car elle est pa-radoxale : au moment ou l’on souhaite fonder la science comme connaissance objective,on s’en remet a des experiences sensorielles qui sont necessairement subjectives ! Il fau-drait alors assurer l’intersubjectivite de ces sensations. Pour Carnap, peu importe qu’on nemette pas le meme contenu sous la notion de ”rouge” ou de ”brulure”, l’essentiel residantdans la structure des enonces protocolaires sur laquelle les sujets peuvent toujours s’en-tendre. Neurath insistera d’ailleurs sur le fait que la notion de langage subjectif n’a pas desens (comme le fera d’ailleurs aussi Wittgenstein, a propos de l’argument dit du langageprive, sur lequel nous reviendrons) : on apprend le sens des mots par l’interaction sociale.Autre objection : la plupart des lois scientifiques s’expriment par des enonces universels :le nombre d’enonces necessaires a leur verification s’avere donc infini, d’ou l’idee d’em-ployer la notion d’induction, idee fragile s’il en fut. D’autre part, on a pu montrer qu’iln’etait en general pas possible de reduire les concepts a des expressions de perceptionimmediate. On pourrait definir par exemple le predicat ”soluble” en disant : x est solublesi et seulement si si x est introduit dans une quantite d’eau pure, alors x disparaıt dansl’eau, mais cela entrainerait que... la solubilite n’est definie que pour les objets qu’on a

9

Page 10: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

introduits dans l’eau7 ! La definition ne serait que partielle. En realite, la grande majoritedes concepts fondamentaux de la science (masse, energie, electron, entropie etc.) ne sontpas definissables par reduction a des concepts observationnels. Ce point va resurgir enphilosophie de l’esprit a propos de la discussion sur la possibilite de naturaliser la pensee(l’intentionnalite), cf. [E. Pacherie 93]8.

1.3.2 Comment choisit-on les predicats pour decrire le monde ?

Dans la conception platonicienne, les mots renvoient a des concepts qui existent en tantqu’entites immuables : conception douteuse car nous savons bien que les significations desmots changent sans cesse. Ce que nous appelons voiture aujourd’hui ne ressemble en riena ce que nos ancetres anterieurs a la locomotion motorisee nommaient de cette facon,sans parler bien sur des conceptions changeantes que nous avons de la liberte ou de lamaltraitance.Le nominaliste dira alors que rien n’existe sous de tels termes : que ce sont de simplesartifices de langage. Position aussi douteuse : on a vu que le reductionnisme ne marchaitpas et qu’il serait impossible d’eliminer totalement de tels mots de nos enonces, en negardant que ceux qui designent des objets individuels dont on est sur de l’existence...Le langage temoigne que nous avons besoin de mots (noms et adjectifs par exemple) etque tous les mots que nous utilisons sont en fait deja par eux memes des expressions quine designent pas litteralement des objets individuels (ou alors il n’y aurait que des nomspropres !). Rose designe un type de fleur, c’est un generique, contrairement a cette rose.Des que nous prenons conscience de ce fait (que nous utilisons des termes generaux et nonuniquement des termes singuliers), apparaıt la question de savoir comment nous faisonspour les employer a bon escient. Le philosophe Locke avait deja remarque que, aprestout, nous pourrions tres bien, d’un individu a l’autre, avoir des croyances differentes : ceque moi j’appelle une violette, un autre pourrait l’appeler un soucis. Tant que nous ne nousrencontrons pas face a une fleur qui est soit l’une soit l’autre, nous pourrions conserver noscroyances individuelles. Evidemment, confrontes a la meme fleur, nous serions obliges denous entendre sur le nom a lui donner. Ceci dit, comment faire pour nous assurer quelorsque, dans le futur, nous rencontrerons la meme fleur, nous continuerons de la designer

7Noter en effet que cette ”definition” s’ecrit en logique :∀x soluble(x) ⇔ (mis dans l′ eau(x) ⇒disp(x)) mais (mis dans l′ eau(x)⇒ disp(x)) est vrai quand x n’est pas mis dans l’eau !

8Ceci sera vu plus loin. La question, au depart, est en fait celle du behaviorisme qui, en un sens, est tresproche du nominalisme : le souci ici est d’eviter tout recours aux etats mentaux ou dispositions mentales.pour cela, les psychologues proposent de traduire tous les enonces faisant reference apparente a des etatsmentaux (J’ai faim, J’ai mal a la tete etc.) en enonces qui ne portent que sur des comportements observablespar exemple : J’ai mal a la tete = Si j’avais de l’aspirine, j’en prendrais un comprime. De fait, on se rendcompte que deux tels enonces ne sont jamais equivalents.

10

Page 11: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

de la meme maniere ? On peut bien sur dire que c’est une question d’habitude, ainsi quele disent les philosophes empiristes dont le plus fameux est David Hume : il n’y a pas deraison de changer de mot quand nous reconnaissons le meme objet, etant entendu que nouspossedons une memoire grace a laquelle nous pouvons comparer l’objet au souvenir quenous avons garde. Mais qu’arriverait-il si nous avions des designations arbitraires, voire unpeu etranges, comme par exemple un mot ”vleu” dont la definition serait : ”vert si examineavant un instant t, et ”bleu” si non encore examine a l’instant t” ? C’est Nelson Goodmanqui a propose cet argument. Jusqu’a present, toutes les emeraudes que j’ai examinees sontvertes, donc si t est un instant futur, elles sont aussi ”vleues”. Soit une emeraude que jen’ai pas encore examinee (avant t), comment puis-je savoir si elle est verte ou si elle estvleue ? Je pourrais aussi bien a propos d’une emeraude future, dire qu’elle sera verte ouqu’elle sera vleue. Je n’ai pas dans le moment present de critere me permettant de choisir.Evidemment, apres l’instant t, si j’ai decrete qu’elle etait vleue, elle devrait etre bleue,ce qui probablement contredira l’observation (mais sait-on jamais ?). Il en est ainsi desemeraudes, mais quid de ces autres objets qui pourraient exister dans ce monde la, et qu’onappelle des emerirs, definis comme emeraudes jusqu’a t et saphirs apres ? Evidemment,les emerirs sont vleus. On peut evidemment penser qu’un tel monde ne saurait existercar il est absurde de faire entrer une dimension temporelle dans la definition d’un objet.Remarquons toutefois que si un tel monde existait, depuis ce monde la, notre monde seraitcelui ou on definit une emeraude comme etant un emerir jusqu’a l’instant t et un saphraudeapres.... Donc, depuis ce monde, c’est notre monde qui apparaıtrait absurde !Ce probleme pose la question de savoir s’il y a des ”predicats plus naturels” que d’autres.En fait, Goodman utilise cet exemple pour suggerer qu’il n’y a pas de raison de choisirun predicat plutot qu’un autre, que c’est seulement une question d’usage : on ne peutpas expliquer ce genre de chose : notre monde possede des emeraudes et des saphirs,respectivement vertes et bleus, et non des emerirs ni des saphraudes... c’est tout ! Il fautse contenter de la langue telle qu’elle est, avec ses predicats tels qu’ils sont enterinespar l’usage courant, autrement dit, comme le dit Sylvain Auroux : la langue naturelle estindepassable. C’est seulement dans un autre monde peut-etre qu’on aurait des predicatsbizarres comme vleu ou blert.L’ecrivain argentin J. L. Borges a ecrit ainsi une nouvelle, parue dans le recueil Fictions(Tlon Uqbar Orbis Tertius) ou il imagine justement un autre monde, Tlon, dans lequel :

Les peuples [de cette region] sont - congenitalement - idealistes. Leur lan-gage et les derivations de celui-ci - la religion, les lettres et la metaphysique -presupposent l’idealisme. Pour eux, le monde n’est pas une reunion d’objetsde l’espace ; c’est une serie heterogene d’actes independants. il est successif,temporel, non spatial. Il n’y a pas de substantifs dans la conjecturale Urs-prache de Tlon, d’ou proviennent les langues actuelles et les dialectes : il y a

11

Page 12: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

des verbes impersonnels, qualifies par des suffixes (ou des prefixes) monosyl-labiques a valeur adverbiale. Par exemple, il n’y a pas de mot qui correspondeau mot lune, mais il y a un verbe qui serait en francais lunescer ou luner. Lalune surgit sur le fleuve se dit hlor u fang axaxaxas mlo soit, dans l’ordre :vers le haut apres une fluctuation persistante, il luna.

Dans un tel monde peut-etre y aurait-il une place pour vleu...

1.4 Langage et pensee : la these de Sapir-WhorfNous avons aborde dans les paragraphes precedents, a maintes reprises, la question

du rapport entre langage et pensee, que cela soit a partir de la conception saussuriennede la langue, ou que ce soit a propos de l’enigme de Goodman sur la facon dont lespredicats (les concepts) sont selectionnes. Dans Categories de pensee et categories delangue ([Benveniste 66], chap. VI), Emile Benveniste pose la question de maniere directe :

Avons-nous le moyen de reconnaıtre a la pensee des caracteres qui lui soientpropres et qui ne doivent rien a l’expression linguistique ? Nous pouvonsdecrire la langue pour elle-meme. Il faudrait de meme atteindre directementla pensee. S’il etait possible de definir celle-ci par des traits qui lui appar-tiennent exclusivement, on verrait du meme coup comment elle s’ajuste a lalangue et de quelle nature sont leurs relations.

Benveniste constate que, dans l’histoire de la philosophie, il n’y a pas tellement de tenta-tives serieuses visant a isoler ainsi des traits propres a la pensee, si ce n’est celle d’Aristote,dans les Categories. Nous avons vu en effet que, dans ce texte fameux, le philosophe grecetablissait une liste de predicables c’est-a-dire de proprietes applicables aux objets, sortede liste a priori de concepts permettant de structurer l’experience. Mais, dit Benveniste,on peut prouver que toutes ces categories sont en fait les categories fondamentales de lalangue dans laquelle il pense. Autrement dit, ce qui est sous-entendu par le linguiste estque si Aristote avait pense dans une autre langue (le persan, le chinois etc.), il aurait pro-pose un systeme different de categories (et du coup... toute l’histoire de la philosophieoccidentale en eut ete changee !).Est-ce que cela prouve pour autant que la pensee serait sous la domination de la langue ?Meme Benveniste ne le pense pas. Il se contente seulement d’emettre des doutes sur lapossibilite d’une entreprise a la Aristote, c’est-a-dire celle qui vise a etablir un cadre fixepour la pensee.

Sans doute n’est-il pas fortuit que l’epistemologie moderne n’essaie pas deconstituer une table des categories. Il est plus fructueux de concevoir l’espritcomme virtualite que comme cadre, comme dynamisme que comme structure.

12

Page 13: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

De fait, c’est une realite historique que des peuples et des cultures ayant des languesgenerant des systemes de categories differentes (comme le chinois par exemple) sont par-venus a assimiler la pensee scientifique moderne sans difficultes majeures (que ce soit enChine, en Amerique, en Russie, en Inde, en Italie ou en France, les mathematiques contem-poraines sont les memes).Or une telle these sera soutenue par deux linguistes americains Edward Sapir et BenjaminLee Whorf9, ce qui a donne lieu a la fameuse these de Sapir-Whorf10 qui pourrait s’enonceransi dans la formulation de Sapir (1951) :

Le fait est que le ”monde reel” est, dans une grande mesure, inconsciemmentconstruit a partir des habitudes linguistiques du groupe. Deux langues ne sontjamais suffisamment semblables pour etre considerees comme representant lameme realite sociale. Les mondes ou vivent des societes differentes sont desmondes distincts, pas simplement le meme monde avec d’autres etiquettes.

Benjamin Whorf etaie cette these en l’etendant meme aux categories d’espace et de temps.Par exemple, ayant etudie la langue des Hopis, il constate que cette langue ne contien-drait pas de ”mots” ou de systemes de flexion permettant d’exprimer ce que nous enten-dons par le ”temps” grammatical. Il en conclut que les Hopis n’ont pas du tout la memerepresentation du temps que, par exemple, les peuples occidentaux. On peut alors aussiciter des ”hypotheses” qui furent formulees dans le passe sur le meme genre de base. Parexemple, des auteurs ont pretendu que les Chinois ne pouvaient pas faire de raisonnementhypothetico-deductif parce qu’ils ne disposaient pas du mode conditionnel ! Ou meme...que les Russes ne pouvaient pas comprendre la philosophie existentialiste (Sartre etc.)sous pretexte qu’ils n’ont pas le verbe etre... De telles hypotheses paraissent fantaisistescar nous savons bien que les Chinois sont autant capables que nous de faire des hypothesesconcernant le futur et que les livres de Sartre sont traductibles en russe !Steven Pinker ([S. Pinker 95]) a en grande partie demoli la these de Sapir-Whorf, laquellepouvait avoir un certain degre de vraisemblance a l’epoque ou nous ne disposions pasd’outils raffines pour etudier le fonctionnement de la pensee, comme nous en avons main-tenant (Imagerie par Resonnance Magnetique etc.). Meme la question du decoupage duspectre des couleurs, opere de differentes manieres selon les langues, n’est pas vraimentpertinente. Ceux qui soutenaient le role de la langue dans la determination de notre sytemede couleurs partaient de l’idee selon laquelle, d’un point de vue physique, les couleurs nesont que des longueurs d’onde, qui s’echelonnent d’une maniere continue. La langue, quiest par nature discrete, serait forcee d’operer un decoupage dans cette continuite et cesauteurs pensaient qu’un tel decoupage etait alors necessairement arbitraire. Or, la couleur

9Ils n’ont pas travaille ensemble, ils ont seulement eu des theses convergentes.10Cette these avait deja ete plus ou moins exprimee anterieurement au XVIIIe et XIXe siecles, par des

philosophes et linguistes comme Herder, von Humboldt et Wundt

13

Page 14: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

doit aussi etre etudiee du point de vue de la physiologie : elle est percue par notre oeilgrace a trois types de cones, chacun etant sensible a une couleur elementaire, et cela estuniversel. On ne voit pas comment la langue pourrait aller contre cette determination phy-siologique voire l’influencer. De fait, lorsque nous constatons des differences entre languesc’est a propos de varietes de couleurs (par exemple le bleu clair et le bleu fonce, ou bien lejaune verdatre et le vert presque jaune) tres voisines les unes des autres. Le ”choix” operepar la langue se fait donc de maniere tres contrainte.Recemment, des linguistes et des neuroscientistes ([Pica et al. 07]) se sont penches surcette question avec beaucoup d’attention, en prenant en consideration les nombres, telsqu’ils existent (ou n’existent pas) dans differentes langues. Ainsi P. Pica11 a rencontre etetudie un peuple amazonien (les Mundurucus) dont la langue ne possede pas de mots pourles nombres superieurs a cinq. Et encore faut-il dire que cinq est un mot tres ambigu (pou-vant signifier aussi bien ”cinq” que ”une poignee”), et que les noms de nombres jusqu’acinq sont utilises la plupart du temps de maniere tres approximative (comme lorsque nousdisons ”deux ou trois” pour signifier ”un petit nombre”). La question debattue dans cecadre est celle de savoir si de tels manques linguistiques ont un effet ou non sur le calculet le raisonnement arithmetique. Pour cela, les Mundurucus ont ete soumis a de nombreuxtests, sur le terrain. Il est evident qu’ils echouent a des epreuves de calcul exact (”2 +5” n’est pas calculable au sens exact). Neanmoins ils reussissent tres bien (parfois mieuxque les observateurs occidentaux) a des epreuves portant sur l’estimation de quantites (sa-voir s’il y a plus ou s’il y a moins) et qui ne mobilisent que des connaissances sur desapproximations. L’hypothese fondamentale (qui decoule en particulier des travaux de Sta-nislas Dehaene [S. Dehaene]) est que tous les humains possedent un sens inne du nombre(sous la forme d’une sorte de ligne mentale sur laquelle nous disposons approximativementdes quantites), qui est mis a contribution meme quand nous n’avons pas la terminologienecessaire pour designer les nombres.La langue intervient alors pour autoriser les procedures de calcul exact (et notammentpour introduire la relation de succession entre les nombres entiers, qui decoule de routinesde comptage en general apprises par coeur), mais on voit ici la possibilite de separer uneforme de pensee brute du systeme linguistique. Ce n’est pas parce que nous manquonsde certains concepts dans notre langue que nous n’arrivons pas a effectuer des operationsmentales qui, de toutes facons existeraient sans le systeme de la langue.De meme, contrairement a la fable d’Orwell, il n’est pas du tout evident qu’une societeeliminant le mot ”liberte” ou le mot ”solidarite” de son vocabulaire ferait ipso facto dis-paraıtre les idees afferantes de l’esprit de ses membres.

11Pierre Pica est chercheur CNRS a Paris 8, au sein de l’UMR ”Structures Formelles de la Langue”

14

Page 15: Introduction a la Philosophie du Langage`lecomte.al.free.fr/ressources/PARIS8_LSL/cours-PhilLang-3.pdf · Introduction a la Philosophie du Langage` ... problemes que nous avons` a

References[S. Auroux 96] Sylvain Auroux (avec la collaboration de J. Deschamps et D. Kou-

loughli) : La philosophie du langage, PUF, 1996 (en particulier chap. 3).

[S. Auroux 08] Sylvain Auroux : La philosophie du langage, Que sais-je no 1765, PUF,2008.

[Benveniste 66] Emile Benveniste, Problemes de linguistique generale, 1 & 2, Ed. Galli-mard, collection TEL, 1966 (en particulier la partie II du vol. I, sur la communica-tion).

[J. L. Borges 57] Jose Luis Borges, Fictions, Gallimard, coll. Folio, no 614.

[S. Dehaene] Stanislas Dehaene, La bosse des maths, ed. Odile Jacob.

[U. Eco 88] Umberto Eco, Semiotique et Philosophie du langage, trad. M. Bouzaher,Presses Universitaires de France, 1988.

[N. Goodman 84] Nelson Goodman, Faits, Fictions et Predictions, trad. R. Houde et R.Larose, Editions de Minuit, 1984.

[H. Marcuse 68] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, trad. M. Wittig, Editionsde Minuit, 1968.

[U. Molines] Ulises Molines, La philosophie des sciences, Ed. Rue d’Ulm, 2007.

[E. Pacherie 93] Elisabeth Pacherie, Naturaliser l’intentionnalite, essai de philosophie dela psychologie, Presses Universitaires de France, 1993.

[Pica et al. 07] P. Pica, S. Dehaene, C. Lemer & V. Izard, Quels sont les liens entrearithmetique et langage ? Une etude en Amazonie in J. Bricmont, J. Franck : Ca-hier Chomsky, ed. de l’Herne, Paris, 2007.

[S. Pinker 95] Steven Pinker, The Language Instinct, ed. HarperPerennial, 1995, trad.franc. L’instinct de langue, ed. Odile Jacob.

[Quine 77] W. V. O. Quine, Le Mot et la Chose, trad. J. Dopp et P. Gochet, Flammarion,1977.

[Saussure1916] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique generale, edition Payot,1975.

15