167

Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf
Page 2: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

QUE SAIS-JE ?

Introduction au Droit

MURIEL FABRE-MAGNANProfesseur à l'université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Deuxième édition mise à jour

11e mille

Page 3: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Introduction

Nul ne peut échapper au droit. Celui qui naît se voit déclaré« enfant de » et est ainsi doté d’une filiation, d’un nom defamille, d’un prénom et aussi sans doute d’un domicile etd’une nationalité. Les actes les plus courants (achats de lavie quotidienne, déplacements en transports en commun)se font par la conclusion de contrats, créateursd’obligations juridiques diverses.

De ce qu’il est écrit sous forme littéraire, usant pourl’essentiel de mots de la langue courante, on déduitfaussement l’impression d’une accessibilité aisée du droit.Il y a certes des mots dont la compréhension n’est pasimmédiate (usucapion, emphytéose, antichrèse,anatocisme, subrogation, novation, synallagmatique,chirographaire, ou encore action paulienne), mais mêmedes mots du langage courant tels que meuble, cas de forcemajeure, récompense, lien de causalité, ou encore erreur,sont d’une grande technicité et s’éloignent largement dusens commun.

Le droit est en réalité une discipline complexe qui requiertun long et patient apprentissage. Il est aujourd’hui de plusen plus au centre de toutes les attentions, suscitant alorsdes sentiments paradoxaux. Il est haï parce qu’il marque la

Page 4: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

limite par des interdits, mais on réclame une loi dès qu’unfait divers révèle un nouveau dysfonctionnement de lasociété. On nie son rôle anthropologique dans l’institutionde l’humanité et de la raison, mais on lui prête en revanchedes vertus au-delà de ses forces (par exemple laconsolation des maux et des victimes de toutes sortes). Onveut se débarrasser du droit et de ses rigidités, mais oncherche à introduire partout de la « régulation », de la« gouvernance » ou encore de l’« éthique », rêveimpossible et fantasmatique d’un droit « doux » ou « mou »(soft law disent les Anglo-Américains), c’est-à-dire sanshétéronomie et sans contrainte.

Tous les États au monde ont des règles juridiques, mais laplace qu’occupe le droit dans la vie sociale diffère d’uneculture à une autre. Dans les sociétés occidentales, le droitoccupe depuis longtemps une place centrale dansl’institution de l’homme et de la société, place qui, àd’autres époques ou dans d’autres cultures, peut releverprincipalement d’autres systèmes dogmatiques comme,par exemple, la religion. Le modèle de l’obéissance à deslois sanctionnées par des tribunaux n’a pas non plustoujours été, ni de tout temps ni en tous lieux, la principalefaçon de faire respecter un ordre social juste.

Il ne s’agit, dans ce modeste ouvrage, que de donnerquelques aperçus et quelques clefs de compréhension dudroit. Plus précisément, il s’agira principalement d’enprésenter la structure et le cadre général. Il existe en effet

Page 5: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

des constantes du droit, comme les fils de chaîne autravers desquels chaque lieu et chaque époque tissent leurhistoire avec leur trame propre. Issu d’une très longuehistoire, le droit français n’a pas échappé à l’accélérationgénéralisée caractéristique du xxe siècle, et nousessaierons aussi de donner quelques aperçus desréponses qu’il apporte aux questions difficiles qui seposent à lui. À travers ces divers points, on entreverracomment le droit peut œuvrer à la justice et à la dignité dela personne humaine.

Page 6: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre ILe Droit et les Droits

Un droit français, le Droit avec un « D » majuscule renvoieà ce que l’on appelle le Droit objectif, par opposition auxdroits subjectifs que l’on écrit avec un « d » minuscule. LeDroit objectif vise le système juridique dans son ensemble,tandis qu’un droit subjectif est une prérogative individuelleaccordée aux personnes par le Droit (par exemple le droitde propriété ou encore le droit au respect de la vie privée).Cette convention d’écriture disparaît cependantprogressivement, et nous nous en tiendrons dans cetouvrage à la minuscule, même si nous parlerons surtout del’organisation générale du système, c’est-à-dire de droitobjectif. Quoi qu’il en soit, la disparition de la spécificitéorthographique n’a pas supprimé la distinctionfondamentale entre le droit, divisé en grands domaines, etles droits, dont il existe plusieurs types.

I. – Les grands domaines dudroit1. Droit privé et droit public

Page 7: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Une importante division existe en droit français entre ledroit privé et le droit public. Le droit privé réglemente lesrelations entre personnes privées – personnes physiques(individus) ou personnes morales (sociétés,associations) –, tandis que le droit public régit les relationsdans lesquelles est impliquée une personne publique(l’État, une collectivité locale, une entreprise publique, etc.).

La distinction a été consacrée par l’affirmation solennelled’une séparation des pouvoirs (loi des 16-24 août 1790 :« Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureronttoujours séparées des fonctions administratives »), puissurtout par l’institution d’un dualisme juridictionnel et lacréation de juridictions administratives séparées desjuridictions judiciaires (notamment la création du Conseild’État en 1799). Elle est aujourd’hui devenue très rigide,alors qu’elle apparaît à maints égards dépassée, car l’Étatintervient de plus en plus dans les activités privées enutilisant des structures et des mécanismes de droit privé.Elle est de même très relative et parfois inexistante dansles autres pays, notamment européens.

Le droit public comprend d’abord le droit constitutionnelqui a pour objet d’étudier les constitutions, textesfondateurs des États souverains : celles-ci prévoient le typede régime politique institué, l’organisation et lacompétence des pouvoirs publics et aussi souvent lesdroits fondamentaux des citoyens. Le droit public inclutégalement le droit administratif qui est le droit des

Page 8: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

institutions et de l’action publique : il régit les relations entrel’État ou toute autre personne publique et une personneprivée, ou des personnes publiques entre elles. À sonorigine, le droit administratif fut essentiellementjurisprudentiel, issu des décisions du Conseil d’État, maisil est aujourd’hui très codifié. Relève encore du droit publicle droit des finances publiques.

Le droit privé comprend principalement le droit civil qui estle droit commun applicable à tous les citoyens. Celui-ci secompose du droit des personnes qui régit ce qu’on appelle« l’état des personnes » (le nom, le sexe, la nationalité,etc.) ; du droit de la famille qui comprend aussi bien lesrelations extrapatrimoniales (mariage, divorce, pacs,filiation) que les relations pécuniaires au sein de la famille(régimes matrimoniaux et successions) ; du droit desobligations qui comprend le droit des délits et quasi-délits(la responsabilité civile délictuelle) et le droit des contrats ;du droit des biens qui définit la composition du patrimoineainsi que les rapports des hommes aux choses (propriété,usufruit, etc.) ; et enfin du droit des sûretés relatif auxgaranties de paiement des dettes.

On rattache aussi au droit privé le droit pénal. L’hésitationétait pourtant permise, car le droit pénal a pour objet desanctionner les comportements délinquants, qualifiéscomme tels par la loi parce qu’ils portent atteinte à lasociété ; l’une des parties au procès est donc l’État.L’argument prédominant a cependant été que les

Page 9: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

juridictions pénales font partie de l’ordre judiciaire et nonpas de l’ordre administratif. Le droit pénal contient desincriminations et des peines. Les incriminations sont detrois types, en fonction de leur gravité : dans l’ordrecroissant, les contraventions, les délits stricto sensu et lescrimes. Les juridictions pénales condamnent à des peines– emprisonnement, amende (somme d’argent versée àl’État) ou encore travaux d’intérêt général.

Le droit privé comprend également le droit social : droit dutravail et droit de la sécurité sociale et de l’aide sociale. Ledroit du travail régit le travail en situation de subordination(par opposition aux professions libérales etindépendantes). Il s’applique à toutes les relations detravail, qu’elles soient individuelles (rapports del’employeur avec ses salariés) ou collectives (négociationcollective ou encore conflits collectifs telle la grève).

D’autres matières se trouvaient à l’origine dans le droitcivil, mais, du fait de leur développement, ont acquis leurautonomie : ainsi, le droit des affaires (droit des sociétés,droit des entreprises en difficulté ou droit bancaire etboursier), le droit de la propriété intellectuelle, le droitmaritime ou le droit de la consommation.

2. Droit interne et droit internationalOn distingue le droit interne du droit international, en droitpublic comme en droit privé.

Page 10: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Le droit international public est le droit des relations entreles États (droit des traités, droit de la guerre, etc.) et desorganisations internationales (onu, otan, etc.).

L e droit international privé a pour objet de régler lesconflits de lois (ou de juridictions) dans l’espace, lesquelspeuvent apparaître lorsque le litige à trancher présente deséléments d’extranéité, c’est-à-dire des points d’ancragedans des systèmes juridiques étrangers (nationalité oudomicile de l’une des parties, lieu de livraison, etc.). Ledroit international privé permet de désigner l’ordre juridiquecompétent, c’est-à-dire la loi applicable (étrangère oufrançaise) et aussi les tribunaux compétents. Le droitinternational privé comprend aussi l’étude de la nationalitéet de la condition juridique des étrangers.

3. Droit substantiel et droit processuelUn système juridique a besoin de règles de plusieurstypes. En particulier, il ne suffit pas de savoir quelle est lajuste répartition des droits et des devoirs entre lesindividus (règles substantielles), il faut encore que ceux-cipuissent faire valoir ces droits en justice, et donc desrègles procédurales permettant la mise en œuvrejuridictionnelle des droits. Ces règles procéduralescomposent le droit dit « processuel », qui diffère d’unejuridiction à l’autre : la procédure civile se distingue de laprocédure pénale, de la procédure administrative ou

Page 11: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

encore de la procédure prud’homale.

Les règles de procédure permettent, par l’organisation etl’échange des arguments, d’essayer de canaliser lesconflits ; elles sont également cruciales (en particulier lesrègles relatives à la preuve) pour assurer la légitimité dujugement et donc son acceptation par les parties et par lasociété dans son ensemble.

II. – Les différents types dedroitsParmi les droits subjectifs, on distingue les droitspatrimoniaux qui peuvent être évalués en argent et fontpartie du patrimoine (le droit de propriété ou l’usufruit), desd ro i ts extrapatrimoniaux qui sont au contraire nonmarchands : ce sont des droits civils (comme l’autoritéparentale) ou politiques (le droit de vote par exemple).

On distingue encore les droits réels des droits personnelset des droits intellectuels. Les droits réels portent sur deschoses (du latin res, la chose) : il y a les droits réelsprincipaux qui sont le droit de propriété (comportant le droitd’user, de jouir et de disposer de la chose) et sesdémembrements (usufruit, droit d’usage) ; il y a aussi lesdroits réels accessoires qui sont des garanties depaiement des créances portant sur des choses (parexemple le gage ou l’hypothèque). Les droits personnels

Page 12: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

sont non pas des droits portant sur des choses, mais desdroits que l’on peut invoquer contre des personnes ; on lesappelle également les droits de créance : ce peut être unecréance de somme d’argent ou une créance d’un acte oud’un service. Le droit reconnaît enfin que des chosesincorporelles puissent être juridiquement protégées : il y aainsi des droits de propriété intellectuelle (propriétélittéraire et artistique pour protéger une chanson, unepeinture ou encore un livre, et propriété industrielle quipermet, par des brevets ou des marques, de protéger desinventions), ou encore des droits de la personnalité (droitau nom, à l’image ou encore au respect de la vie privée).

Tous ces droits sont susceptibles d’abus, sauf les droitsdits « discrétionnaires ». Il y a en principe abus lorsqu’unepersonne utilise son droit dans le seul but de nuire à autrui.

Page 13: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre IILa notion de droit

Le droit n’est pas une science. Jus est ars boni et aequi :le droit est l’art du bon et de l’équitable, énonce le Digeste,recueil de textes écrits par les plus grands juristes despremiers siècles de notre ère et compilés sous Justinien(vie siècle apr. J.-C.).

Les différentes étymologies du mot « droit » dans leslangues indo-européennes éclairent sa définition : de lanotion de dharma en sanskrit védique au thémis grec. Cedernier terme désigne à l’origine l’ordre de la maison oude la famille, par opposition à diké qui renvoie à la justicedes rapports entre les familles (ius étant son équivalentlatin). Diké ou ius renvoient en outre au droit humain(formules appliquées par le juge chargé de dire lasentence : ius dicere ou iudex), tandis que le thémis grecou le fas latin visaient le droit d’origine divine. Les notionsde droit et de justice se sont ensuite progressivementrapprochées, et directum est venu, dans les languesromanes, remplacer le ius classique : le droit, comme larègle, indique ainsi explicitement la droite ligne et larectitude  [1].

Dans les langues européennes actuelles, les termes

Page 14: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

demeurent divers : le Recht allemand ou le Diritto italienvisent le droit, séparé comme en français de la loi (Gesetz,ce qui est posé, ou legge), tandis qu’en anglais le droits’identifie à la loi (law), mais se distingue en revanche plusnettement des droits (rights). L’anglais right a audemeurant un champ sémantique assez large, pouvantdésigner le bien par rapport au mal ou encore le juste parrapport au faux – right and wrong dans les deux cas  [2].

I. – Le droit et les autressystèmes normatifsLe droit n’est pas le seul système normatif, c’est-à-direprescrivant aux individus une certaine façon d’agir souspeine de sanction. Le pluralisme moderne a cependantpour conséquence le rejet hors de la sphère publique detous les autres systèmes de normes et de valeurs ; il enrésulte, paradoxalement, une juridicisation excessive decelle-ci, puisque le droit devient la seule réponse possibleà tout dysfonctionnement social. On s’éloigne ainsi desvœux de Jean Carbonnier qui faisait « l’hypothèse du non-droit » pour insister sur le nécessaire relâchement de lapression du droit dans certains espaces de temps et/ou delieu.

La morale, dont l’objet est de dire ce qui est bien et ce quiest mal, édicte également des normes de comportement.À la différence du droit, la morale relève du for intérieur,

Page 15: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

c’est-à-dire des consciences individuelles. Cela ne signifiepas pour autant que les deux systèmes ne puissent avoirde règles communes : si certaines règles de droit n’ont rienà voir avec le bien et le mal (par exemple conduire àdroite), la plupart expriment les valeurs présentes dans unesociété donnée à un moment donné. Certaines notionsjuridiques renvoient même explicitement au consensussocial existant à un moment donné sur ce qu’il convient defaire : ainsi, la notion de bonnes mœurs qui explicite lamorale sociale sur le plan de la décence ou de lasexualité ; de même la notion d’obligation naturelle quipermet, lorsqu’une personne a volontairement payé unedette dont elle se sentait moralement (mais dont elle n’étaitpas juridiquement) tenue, de valider juridiquement cepaiement et de lui interdire d’en réclamer leremboursement (par exemple lorsqu’une personne aspontanément aidé son frère ou sa sœur, ou alors a payéune dette tout en sachant celle-ci prescrite). Le fait que lesrègles morales ne soient pas juridiques signifie qu’on nepeut requérir ni les tribunaux ni la force publique pour lesfaire respecter, mais cela ne veut pas dire pour autantqu’elles soient dénuées de sanctions. Ainsi, dans dessociétés où la contrainte sociale est forte, lescomportements jugés immoraux par un groupe peuventêtre tout aussi sévèrement sanctionnés, voire plus, par dessanctions sociales de type « mises à l’index » ouexclusions.

Il existe également des règles de politesse ou de

Page 16: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

bienséance, prescrivant certains us et coutumes decomportement dans la vie sociale courante (arriver àl’heure, être courtois, ne pas parler la bouche pleine).Contrairement à la morale, il s’agit ici de règles relevant dufor extérieur, plus précisément du savoir-vivre en société. Ilpourra là encore y avoir des sanctions sociales.

La religion est aussi un système normatif, avec des règleset des sanctions propres, différentes d’une religion à uneautre. En France, le principe de séparation des Églises etde l’État est posé par une loi de 1905 qui n’emploiecependant pas encore le mot de « laïcité » ; en revanche,l’article 1er de la Constitution de 1958 affirme que « LaFrance est une République indivisible, laïque,démocratique et sociale. » L’État n’apportera donc pas leconcours de la force publique pour l’application d’une règlereligieuse. Il ne peut pas non plus donner, mêmeindirectement, valeur juridique à une règle religieuse quiserait contraire aux principes fondamentaux du droitfrançais : c’est ainsi que, comme l’a justement jugé la courd’appel de Douai le 17 novembre 2008, les juridictionsfrançaises n’ont pas à cautionner la demande d’un mari seplaignant de la non-virginité de son épouse en prononçantle divorce pour ce motif. De la même façon, la Cour decassation avait à bon droit jugé, dans un arrêt du 17 avril1991 (affaire du sacristain homosexuel), qu’uneassociation religieuse ne pouvait licencier un salarié auseul motif de son homosexualité qui serait contraire auxprincipes de l’Église catholique, alors qu’il n’en était résulté

Page 17: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

aucun trouble particulier dans la vie de l’association. Celane signifie pas pour autant que le droit n’a pas parfois àprendre en considération la religion, par exemple poursanctionner les discriminations qui seraient faites sur cefondement. En aucun cas cependant, cette religion ne peutdevenir un élément de l’identité juridique de la personne, etelle n’a pas à être révélée, car elle relève de la vie privée.

Le droit peut déléguer une fonction normative à d’autresrègles. Il accorde ainsi une valeur aux règlesdéontologiques de certaines professions (médecins,avocats, etc.). En matière sportive, les règles du jeu ont uncertain pouvoir normatif, avec des points d’intersectionavec les règles juridiques : ainsi lorsqu’il y a lieu de réparerdes dommages causés au cours d’activités sportives.

C’est aujourd’hui l’éthique qui est à la mode. Le mot a lamême étymologie que la morale, les deux mots renvoyantaux mœurs (mores en latin, ethos en grec). Pourtant, lavalorisation actuelle de l’éthique n’a d’équivalent que ladisqualification de la morale. L’éthique étant un conceptmou et doux, les « codes » ou les « espaces » d’éthiquefleurissent dans les entreprises ou les hôpitaux : on peutainsi créer ses propres règles et ne les appliquer que si onveut. Cependant, les tribunaux pourraient trouver desmoyens pour faire assumer leurs responsabilités à ceuxqui se vantent abusivement de leur comportement éthique,ce qui rendrait alors possible une réelle amélioration despratiques sociales.

Page 18: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

D’autres normativités peuvent opérer de façon plusinsidieuse, comme la publicité ou la mode qui prescriventcertaines apparences et certains comportements, avec làencore des sanctions, souvent perceptibles dès le plusjeune âge.

II. – Le fait et le droitLa distinction entre le fait et le droit est au cœur duraisonnement juridique et de la répartition des rôles entreles juges ; la Cour de cassation n’est ainsi juge que dudroit, laissant le fait au pouvoir souverain d’appréciationdes juges du fond.

L’articulation entre le droit et les faits est complexe. Ledroit n’est pas de l’ordre de l’être, mais du devoir-être(pour reprendre la fameuse distinction entre le sein et lesollen, être et devoir) : il ne décrit donc pas ce qui est,mais l’idéal à atteindre. Il est en ce sens nécessairementnormatif et prescriptif. Il ne peut être neutre et renvoienécessairement à une axiologie, c’est-à-dire à un systèmede valeurs : certaines actions sont autorisées et d’autresinterdites, certains comportements sont favorisés etd’autres découragés, etc.

Le droit ne peut donc se déduire sans reste d’une simpleconstatation des faits, et même l’idée que le droit devraits’adapter aux faits est très réductrice. Il y a toujours

Page 19: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

auparavant un jugement de valeur porté sur les faits. Nul nesongerait par exemple à déduire d’une augmentation de lacriminalité la nécessité de légaliser celle-ci. Cela nesignifie pas pour autant, ce qui serait l’extrême inverse,que le droit puisse se désintéresser de l’évolution de lasociété et notamment de l’évolution des mœurs : c’est ainsique le droit de la famille a été constamment modifié au gréde l’évolution des mentalités et de la perception sociale dudivorce, de l’adultère ou encore de l’orientation sexuelle.Le droit a cependant aussi à l’inverse un rôle instituant,c’est-à-dire qu’il met en place un certain état de fait : desrègles juridiques peuvent instaurer ou au contraire détruirela confiance, pacifier une relation ou encourager unecertaine violence, etc. C’est ainsi que les lois instituant lepacs puis le mariage homosexuel, qui ont dans un premiertemps été rendues possibles par l’évolution de laperception de l’homosexualité, ont en retour pour effetd’atténuer la stigmatisation dont peuvent être victimes lescouples homosexuels.

Ce caractère instituant du droit rend au demeurantimpossible l’absence d’écart entre le fait et le droit, car undéplacement de la règle entraîne toujours un déplacementcorrélatif des faits. Ainsi, par exemple, la légalisation del’euthanasie active conduirait à un accroissement de cettepratique et, dès lors, à l’apparition de nouveaux litiges, enparticulier des contestations de la famille regrettant ladécision prise et reprochant au médecin d’avoir mis fin auxjours de leur proche, voire des déchirements entre

Page 20: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

membres d’une même famille sur la décision à prendre.De même, les litiges actuels relatifs à la gestation pourautrui donnent à voir des couples stériles malheureuxvoulant faire affaire avec des mères porteuses généreusesou nécessiteuses. Si cette pratique était autorisée, ilfaudrait affronter toute une série de nouveaux litiges : desdéchirements entre le couple commanditaire et la mèreporteuse qui souhaiterait finalement garder l’enfant ; dessituations au contraire d’enfants handicapés dont personnene voudrait plus ; des cas de dommages ou même dedécès subis par la mère porteuse. Il y aura, dans tous lescas, un prix à payer qu’il faudrait prendre en considérationavant de décider de la légalisation de ces pratiques. Laquestion n’est pas morale, mais relative au type de sociétéinstitué par les règles de droit.

III. – Les règles de droitLe droit continental, dont fait partie le droit français, seformule le plus souvent sous forme de règles. Ainsi, dans leDigeste déjà, le droit se résume à trois célèbrescommandements : honeste vivere (vivre honnêtement),neminem laedere (ne nuire à personne) et suum cuiquetribuere (attribuer à chacun le sien).

Le type le plus courant de formulation de la règle de droitconsiste à attacher une conséquence juridique à unecertaine situation : ainsi, toute personne qui, par sa faute,

Page 21: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

cause à autrui un dommage doit le réparer. La règleénonce donc un présupposé (les conditions de sonapplication) et une conséquence juridique. Les codes etles lois contiennent aussi d’autres types d’articles, parexemple des articles de définition : ainsi, l’article 515-8 duCode civil énonçant que « Le concubinage est une unionde fait, caractérisée par une vie commune présentant uncaractère de stabilité et de continuité, entre deuxpersonnes, de sexe différent ou de même sexe, qui viventen couple. »

Toutes les règles de droit ne sont pas inscrites dans la loi.Il existe des principes généraux du droit qui résultent del’ensemble du système juridique et peuvent être appliquéslorsque aucune règle précise ne semble concerner le caslitigieux. Ils sont souvent énoncés sous forme d’adages oude maximes, que la Cour de cassation peut reprendredans ses visas comme unique fondement de sesdécisions. Beaucoup sont formulés en latin : par exempleFraus omnia corrumpit (la fraude corrompt tout), Nemoauditur propriam turpitudinem allegans (personne n’estentendu lorsqu’il allègue sa propre turpitude) ou encoreNemo plus juris transferre potest quam ipse habet(personne ne peut transférer plus de droits qu’il n’en a lui-même). Le juriste Loysel avait, dans ses Institutescoutumières de 1607, cherché à formuler les principes del’ancien droit coutumier sous forme d’adages, depréférence en rimes : « Boire, manger, coucher ensemble,c’est mariage ce me semble », « Qui le sien donne avant

Page 22: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

mourir, bientôt s’apprête à moult souffrir », « On lie lesbœufs par les cornes et les hommes par les paroles », ouencore « Qui peut et n’empêche pèche ».

L’ensemble formé par les règles de droit et les principesgénéraux du droit constitue un maillage tel qu’il ne peutexister de vide juridique ou de non-droit. Les jugestrouvent toujours dans l’arsenal juridique de quoi répondreà toutes les questions de droit qui leur sont posées ; ilsseraient au demeurant passibles du délit de déni de justices’ils refusaient de juger « sous prétexte du silence, del’obscurité ou de l’insuffisance de la loi » (art. 4 du Codecivil).

Les règles de droit présentent en principe plusieurscaractères.

1/ La généralité de la règle de droit.Traditionnellement, la règle de droit s’adressait sinon àtous les citoyens, du moins à des catégories générales.Certes, des décisions juridiques individuelles peuvent êtreprises (par exemple une nomination), mais elles sontl’application de règles de droit et non pas des règles dedroit en elles-mêmes. Une règle de droit devrait même enprincipe être faite pour régler les cas les plus nombreux ;cet objectif de justice est dévoyé lorsque l’on fait une règlede droit pour un petit groupe d’intéressés, que ce soit pourles favoriser ou pour les stigmatiser.

Page 23: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

On peut en ce sens opposer le droit à l’équité. L’équitérenvoie souvent en effet à l’idée de pallier la rigidité dudroit liée au fait précisément que celui-ci s’énonce sousforme de règle générale. « Summum jus, summainjuria », dit l’adage classique (le droit le plus strict,l’injustice la plus grande). Lorsque l’application stricte de larègle de droit conduit à une injustice, l’équité permetd’adapter celle-ci à un cas particulier. Le droit lui-mêmerenvoie parfois à l’équité : l’article 270 du Code civil prévoitainsi qu’après le divorce, l’un des époux peut être tenu deverser à l’autre une prestation compensatoire pour pallierla disparité de niveaux de vie résultant de la rupture, maisque le juge peut refuser de l’accorder si l’équité lecommande, par exemple si le divorce est prononcé auxtorts exclusifs de l’époux demandant une prestation.

2/ Le caractère obligatoire et coercitifde la règle de droitLe caractère obligatoire du droit semble le plus assuré. Ilexiste des règles supplétives que l’on peut écarter par unemanifestation expresse de volonté, et plus encore desrègles dispositives qui ne s’appliquent qu’en cas demanifestation de volonté en ce sens. Mais une fois que lavolonté s’est manifestée, la règle choisie devientobligatoire. Le caractère obligatoire ne suffit cependantpas à décrire la règle juridique : celle-ci s’accompagned’une sanction du système juridique, c’est-à-dire que les

Page 24: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

tribunaux peuvent contraindre son destinataire à larespecter. C’est cette sanction de type « juridique »,prononcée par des juridictions chargées de dire le droit,qui donne son caractère juridique à la règle, plus que soncontenu, car une même règle peut être prescrite par desordres divers (le droit et la morale par exemple).

3/ Le caractère permanent de la règlede droitLa rapide succession des réformes rend aujourd’huisouvent inexact ce qualificatif classique de la règle dedroit. Avant même qu’une loi soit entrée en vigueur (parexemple faute de publication de décrets d’applicationnécessaires à sa mise en œuvre), celle-ci est parfois déjàréformée. L’abandon de cette exigence est confirmé parles lois expérimentales, votées à l’essai pour une duréedéterminée fixée à l’avance (les lois bioéthiques parexemple).

4/ Le contenu normatif de la règle dedroitDans une décision du 21 avril 2005 sur la Loi d’orientationet de programme pour l’avenir de l’école, le Conseilconstitutionnel a affirmé que « la loi a pour vocationd’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’uneportée normative ». Il a alors censuré comme étant

Page 25: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

dépourvus de toute portée normative certains énoncésgénéraux de la loi tels que « l’objectif de l’école est laréussite de tous les élèves », ou « l’école doit reconnaîtreet promouvoir toutes les formes d’intelligence pour leurpermettre de valoriser leurs talents ». La décision peut secomprendre : il est lassant de voir le législateur prendre laloi pour une tribune médiatique et énoncer, à peu de frais,des dispositions d’affichage en étant assuré qu’elles neseront pas applicables. La directive du Conseilconstitutionnel est néanmoins délicate à mettre en œuvre.Le propre de l’activité des juges a en effet toujoursconsisté à faire avancer le droit en utilisant des formulesqui, à l’origine, n’avaient pas nécessairement de portéenormative. L’indicatif étant, pour les juristes, la marque del’impératif, les juges peuvent tirer de la phrase la plusanodine des prescriptions obligatoires et ils ne s’en sontpas privé.

IV. – Les droits et les devoirsD’un point de vue technique, à la différence d’une liberté,qui est une faculté d’agir ou de ne pas agir, un droitsuppose l’existence d’un débiteur, c’est-à-dire d’unepersonne qui sera obligée de faire quelque chose pour quece droit soit réalisé (sauf pour les droits réels, comme ledroit de propriété, qui s’exercent directement sur leschoses). Les droits des uns correspondent donc le plussouvent à des devoirs ou à des dettes pour les autres.

Page 26: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

C’est ainsi qu’on peut dire de l’avortement en France qu’ilest un droit plus qu’une liberté, dans la mesure où leservice public de la médecine est théoriquement tenud’offrir aux femmes qui le souhaitent la possibilité d’avorter,même si la règle se combine avec la liberté individuelle deconscience des médecins qui peuvent refuser de pratiquerces actes. Le droit suppose donc la possibilité d’allerdevant les tribunaux pour forcer son débiteur ou ceux quil’auraient violé à le respecter. La notion de « droitopposable » qu’on entend aujourd’hui mettre en avant parles politiciens est en ce sens tautologique, dans la mesureoù tout « droit » est par nature « opposable ».

La montée de l’individualisme de nos sociétés modernesva de pair avec les revendications croissantes de « droitsà » et la volonté de supprimer les devoirs. C’est ainsi quelorsqu’il s’agit de protéger les animaux ou la nature – cequi est un objectif non seulement louable, mais crucial –sont revendiqués des « droits » de la nature ou desanimaux, ce qui n’a aucun sens et aucune utilité. Nul nepropose d’ailleurs de leur ajouter des devoirs, carl’absurdité du projet apparaîtrait alors plus nettementencore. En revanche, imposer aux êtres humains desdevoirs de respecter les animaux et la nature,accompagnés de lourdes sanctions, serait tout aussiefficace et plus raisonnable. Il faudrait, sinon, être prêts àorganiser des procès entre un être humain et un grandsinge ou entre une entreprise et une forêt ou un lac.

Page 27: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

La distribution à tous de droits ne donne en outre aucunoutil de résolution des conflits de ces droits, ce qui est audemeurant un défaut majeur des déclarationsinternationales des droits. La combinaison des différentsdroits ne peut alors se faire que par une mise en balancede ces droits dont on ne connaît ni les règles ni lesmesures.

Notes[1] Voir sur tous ces points E. Benveniste, Le Vocabulairedes institutions indo-européennes II : pouvoir, droit,religion, Éditions de Minuit, coll. «Le sens commun»,1969.[2] Voir B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen desphilosophies, Le Seuil/Le Robert, 2004.

Page 28: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre IIIL’histoire du droit

Le droit est fait de strates et de sédimentationssuccessives. Les couches les plus anciennes demeurent,même si elles sont plus ou moins recouvertes et plus oumoins oubliées.

I. – L’AntiquitéLes textes juridiques les plus anciens ont été retrouvés enMésopotamie. Le plus célèbre et le plus complet est leCode de Hammourabi, du nom du sixième roi deBabylone (1792-env. 1750 av. J.-C.). Ce Code, gravé surune stèle, est conservé au musée du Louvre. Ces stèlesétaient placées sur les places publiques. À part unprologue et un épilogue lyriques consacrés aux dieux etaux récits des conquêtes, le Code contient282 propositions sur la conduite des sujets du Royaume.Ce Code n’est pas un code de lois, mais plutôt unecompilation de sentences de justice rendues dans des casparticuliers. Il est connu pour avoir exprimé la loi du talion(du latin talis, tel, pareil), selon laquelle la peine doit êtreproportionnée au délit commis, et résumée par la formule« œil pour œil, dent pour dent », ce qui à l’époque

Page 29: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

constituait parfois un adoucissement par rapport auxpeines anciennes.

La culture grecque a joué un rôle majeur pour la civilisationoccidentale, que ce soit en philosophie (avec Socrate,Platon ou Aristote) ou en sciences. D’un point de vuejuridique, plusieurs concepts centraux voient le jour : ainsila notion de démocratie (de dêmos, peuple, et krátos,pouvoir), née à Athènes autour du ve avant Jésus-Christ, ouencore la notion même de loi, en tant que règle détachéede ses origines religieuses, délibérée et votée par leshommes et pour les hommes.

L’Antiquité a surtout vu apparaître le droit romain, socle denotre culture juridique occidentale. On peut fairecommencer celui-ci dès la fameuse Loi des Douze Tables(Lex Duodecim Tabularum), premier corpus de loisécrites, que l’on date aux alentours de 450 avant Jésus-Christ. Ce texte contient de nombreuses règles deprocédure, de droit de la famille, de droit des biens ou dedroit pénal ; certaines sont très sévères, par exemple lapossible contrainte par corps des débiteurs.

II. – Les codificationsjustiniennesL’empereur Justinien, qui régna à Byzance de 527 à 565,procéda à une vaste compilation et refonte de l’ensemble

Page 30: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

des textes romains. Ce Code de Justinien comprendquatre recueils : le Codex, recueil des décisions (que l’onappelle constitutions) impériales, c’est-à- dire desréponses aux questions posées à l’empereur ; le Digeste(encore appelé Pandectes, c’est-à-dire compilations), quiest une encyclopédie formée de milliers d’extraits desjurisconsultes les plus célèbres depuis le début de l’Empire(notamment Gaius, Ulpien, Paul et Papinien) ; lesInstitutes, court manuel destiné à la « jeunesse désireusede connaître les lois » ; et enfin les Novelles qui sont lesconstitutions de Justinien postérieures à la rédaction duCode.

On retient souvent du droit romain ce droit doctrinal etabstrait, qui est en réalité un droit tardif. Le droit romaindes premiers siècles avant Jésus-Christ était au contraireun droit processuel et casuistique, très proche en fait de lacommon law. En particulier, la procédure était primordiale,et un droit ne pouvait être reconnu que s’il existait uneaction pour le faire valoir (l’action précède le droit ouremedies precede rights comme disent toujours lesjuristes anglais). Il était de même profondémentcasuistique : il n’existait pas par exemple de principegénéral de responsabilité, ni de notion théo- rique etabstraite de contrat, mais uniquement des délitsparticuliers dans lesquels il fallait faire entrer son action(comme les torts actuels du droit anglais) ou des contratsparticuliers dans lesquels devaient se mouler les accordspour être exécutoires (vente ou mandat par exemple).

Page 31: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

III. – La période médiévaleToute l’œuvre de Justinien avait très rapidement étéperdue et oubliée dans l’Occident séparé de l’Empirebyzantin. Elle fut redécouverte à la fin du xie siècle dans leNord de l’Italie, et cette redécouverte eut desconséquences majeures. La réapparition de cette sommede textes suscita en effet un immense travaild’interprétation, en particulier par l’école des glossateursde Bologne dont un représentant célèbre fut Irnérius. Letexte romain était accompagné de gloses, petites notesrajoutées dans le corps du texte (gloses interlinéaires), oudans la marge (gloses marginales). Irnérius eut denombreux disciples et, au xiiie siècle, un autre professeurde Bologne, Accurse, résuma les travaux de sesprédécesseurs dans un ouvrage connu sous le nom deGrande glose. Le travail fut poursuivi par les post-glossateurs (par exemple Bartole au xive siècle).

Dans toute l’Europe et notamment en France, l’évolution dudroit fut profondément modifiée par cette redécouverte. Larichesse des catégories romaines offrait une sourced’interprétations et de solutions, parallèlement au corpusdu droit canonique. L’expression corpus juris civilis serainventée au xvie siècle pour désigner le legs du droitromain, par opposition au corpus juris canonici.

Page 32: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Pierre Legendre appelle cette période cruciale la« première révolution de l’interprète », période où seconstitue la tradition juridique romano-canonique quicontinue de nous porter. Dans son ouvrage intitulé Droit etRévolution [1] Harold J. Berman montre aussi que lapériode est révolutionnaire du point de vue de l’histoire dudroit. Elle marque en effet la rencontre entre le droit romain,qui s’était détaché de ses origines religieuses, et l’Église,à la recherche de règles techniques d’organisation. Celle-ci s’est alors approprié les catégories du droit romain ets’est construite comme un système pyramidal ethiérarchisé dont le sommet était à Rome, préfigurant lanotion moderne d’État. On assiste ainsi à l’invention d’unsystème institutionnel ayant vocation à régir le mondeentier et qui s’incarne dans une figure – la « source vivantedes lois » – qui est le pontife dans le cas de l’Église, puisl’État législateur. C’est ainsi dans cette période que seforge la tradition juridique continentale dont nous sommesles héritiers et qui est en profondeur distincte de la figuredu juge casuiste de common law.

IV. – L’ancien droitSous la monarchie, la France est encore un pays decoutumes. Chacun est régi par ses propres lois, selon leprincipe de territorialité des lois. Dans le Sud, dit pays dedroit écrit, cette coutume s’inspire surtout du droit romain.Le Nord de la France, pays de droit coutumier, est quant à

Page 33: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

lui régi par de nombreuses coutumes orales inspirées dudroit germanique. La rédaction des coutumes fut imposéepar l’ordonnance de Montil- lès-Tours de 1454, maiscelle-ci ne fut effective que très progressivement.

L’influence du droit romain servit de base à l’apparitiond’un droit commun – un jus commune (expression reprisedu Digeste) –, droit savant auquel étaient formés tous lesjuristes et auquel on eut recours de plus en plus souvent,notamment pour interpréter les coutumes. Pascal ironisaitcependant encore sur la multiplicité des lois : « Plaisantejustice, qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà desPyrénées, erreur au-delà » (Pensées, 1670).

La volonté se fit cependant de plus en plus forte d’unifier ledroit sur tout le territoire. Les rois réussirent à imposerquelques grandes ordonnances régissant l’ensemble duRoyaume : par exemple l’ordonnance de Michel deMarillac, chancelier pendant la régence de Marie deMédicis, et surtout les grandes ordonnances de Colbert,contrôleur général des finances sous Louis IV (ordonnancesur la procédure civile de 1667, ordonnance criminellede 1670, ordonnance sur le commerce de 1673) puis, ausiècle suivant, du chancelier d’Aguesseau (ordonnance surles donations de 1731 ou sur les testaments de 1735).

De nombreux auteurs ont, à cette époque, produit destravaux dont le Code civil s’inspirera largement. Les deuxprincipaux sont Jean Domat (1625-1696), auteur des Lois

Page 34: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

civiles dans leur ordre naturel, et Robert-Joseph Pothier(1699-1772).

V. – La codificationnapoléonienneLa codification avait été l’un des souhaits de la Révolution :l’Assemblée constituante du 16 août 1790 avait ainsi prévuqu’il serait fait un code général de lois simples, claires etcommunes à tout le Royaume. Un tel projet nécessitait unevolonté politique forte, et aucun des projets proposés parCambacérès ne put voir le jour. Il a fallu la ténacité d’unNapoléon Bonaparte pour permettre au projet d’aboutir. LeCode civil fut rédigé par Portalis, qui en dirigeal’élaboration, avec la collaboration de Tronchet, Maleville etBigot de Préameneu. Il prépara le « discours préliminaire »contenant plusieurs directives restées célèbres sur cequ’est une bonne législation : « Les lois ne sont pas depurs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse,de justice et de raison » ; « Le législateur exerce moinsune autorité qu’un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vueque les lois sont faites pour les hommes, et non leshommes pour les lois » ; « Il ne faut point de lois inutiles ;elles affaibliraient les lois nécessaires. » Napoléon suivitde près les travaux et influença plusieurs passages ; ilintervint pour laisser une ouverture au divorce, car ilsouhaitait mettre fin à son mariage avec Joséphine de

Page 35: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Beauharnais. Publié en 1804 sous le titre Code civil desFrançais, le Code prit en 1807 le titre de Code Napoléonqu’il perdit à la Restauration (il s’appela alors à nouveauCode civil) puis retrouva sous le Second Empire en 1852.Officiellement, tel est toujours son titre même si on parlecouramment de Code civil.

Le Code civil est un texte de compromis entre le droit despays de coutume (plutôt le Nord de la France) et celui despays de droit écrit fortement influencés par le droit romain(le Sud de la France) ; compromis aussi entre le droit del’Ancien Régime et le droit de la Révolution (qualifié dedroit intermédiaire) : le Code civil se voulait, selon le motcélèbre de Planiol, « ni réactionnaire ni révolutionnaire ».On a souvent évoqué « l’esprit du Code civil », qui seraitindividualiste, bourgeois, permettant la domination de laclasse possédante sur les non-possédants, mais aussimarqué par la laïcité, la liberté et l’égalité. Les rédacteursse méfiaient des principes généraux et tropphilosophiques.

Le Code civil fut appliqué dans plusieurs pays, notammentà la suite des conquêtes napoléoniennes (en Belgique, auxPays-Bas, au Luxembourg ou dans certains Étatsd’Allemagne). Il fut le plus souvent remplacé ensuite pardes codes propres, par exemple en Allemagne où futpromulgué en 1900 le bgb (Bürgerlisches Gesetzbuch). LeCode civil fut de même introduit dans les pays d’Afriquecolonisés, où il continue parfois d’être appliqué ; un

Page 36: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

renouveau se fait progressivement par le biais du droit del’ohada (Organisation pour l’harmonisation en Afrique dudroit des affaires). Dans d’autres pays, c’est librement quele Code civil a servi de modèle : par exemple en Amériquelatine, en Louisiane, dans la province de Québec ou enRoumanie. Au gré des modifications de leurs codes, cetteinfluence fut concurrencée par d’autres modèles,notamment le modèle germanique. C’est ainsi qu’auJapon, à la fin du xixe siècle, un professeur français,Boissonnade de Fontarabie, avait été engagé pour aider àélaborer des codes, mais son projet de Code civil neréussit pas à s’implanter et, lors de la parution du bgben 1900, le modèle germanique fut adopté, même sidemeurent encore des traces perceptibles de l’influencefrançaise.

VI. – Le xixe siècleLe xixe siècle fut marqué par l’influence du Code civil. Letexte, aboutissement de plusieurs siècles de tentativesd’unification, forçait l’admiration, et les auteurs pouvaientdire, comme Bugnet, « je ne connais pas le droit civil, jen’enseigne que le Code civil ». Tous les grands traités duxixe siècle (Toullier, Troplong, Duranton, Demolombe,Demogue, etc.) étaient des commentaires, article pararticle, du nouveau Code. Depuis Bonnecase (1878-1950),il est courant de regrouper ces auteurs dans « l’école de

Page 37: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’exégèse ». Aubry et Rau furent les premiers à oserproposer un cours de droit civil ordonné selon un planabstrait se détachant de celui du Code. Ils dissimulèrentcette audace en présentant la première édition de leurouvrage comme la traduction d’un ouvrage allemand deZachariae. En réalité, dès la première édition de 1838, loinde se borner à une simple traduction, ils ont ajoutéplusieurs pages personnelles (ainsi des pages sur lepatrimoine devenues célèbres).

Au tournant du xxe siècle, François Gény (1861-1959)invita à sortir de ce fétichisme du Code civil en insistant surde nouvelles méthodes d’interprétation plus ou- vertes etfondées sur la « libre recherche scientifique ». Ses travauxinsistaient en particulier sur l’importance de lajurisprudence dans l’élaboration du droit.

VII. – Le xxe siècleLe droit a subi, au xxe siècle, des métamorphosesaccélérées.

Les sources du droit ont été bouleversées et réorganisées.La jurisprudence a pris une importance prédominante :c’est ainsi que le droit de la responsabilité civile a étéforgé puis remanié à maintes reprises par la Cour decassation à partir de cinq articles du Code civil restéspratiquement inchangés depuis 1804. La loi demeure

Page 38: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

cependant une source importante, et on assiste même àune inflation législative. Enfin, une des évolutions les plusmarquantes est l’internationalisation du droit (sur tous cespoints, v. chap. iv).

L’État, devenu État social ou État providence a accru sondomaine d’intervention. Les services publics ont ététhéorisés et garantis, la Sécurité sociale créée, et un statutsalarial institué. Le Code civil de 1804 n’était en effet pasadapté aux conséquences de la révolution industrielle.S’agissant par exemple des relations de travail, il necontenait que deux articles relatifs au contrat de louage deservices : l’un sur l’interdiction de l’engagement perpétuel,aujourd’hui généralisé à l’ensemble des contrats, et l’autre,aboli depuis, qui prévoyait qu’en cas de litige entrel’employeur et son salarié sur le montant des gages, lepremier devait être cru sur parole… Un Code du travailséparé fut dès lors promulgué en 1910. Ce Code a étéentièrement refondu et renuméroté par une ordonnance du12 mars 2007, ratifiée, pour sa partie législative, par uneloi du 21 janvier 2008. L’industrialisation avait égalementconduit à l’apparition de nouvelles machines modernes,utiles mais dangereuses. Or, la réparation d’un dommageétait classiquement subordonnée à la démonstration d’unefaute de son auteur alors que, précisément, ces ma- chinespouvaient fort bien avoir causé un préjudice sans quepersonne n’ait commis d’acte répréhensible (par exempleen matière d’accidents du travail ou de circulationautomobile). L’évolution vers une responsabilité sans faute

Page 39: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

(responsabilité pour risque), permettant une meilleureindemnisation des victimes, fut rendue possible par ledéveloppement considérable de la sécurité sociale et del’assurance. Le mouvement fut initié par la grande loi surles accidents du travail de 1898, qui prévoyait uneresponsabilité sans faute de l’employeur en échange d’unelimitation de sa responsabilité. D’autres lois suivirent, enparticulier la loi sur les accidents de la circulation du 5 juillet1985, prévoyant un régime d’indemnisation favorable à lavictime non conductrice, ou encore la loi du 19 mai 1998introduisant dans le Code civil un régime d’indemnisationpour les dommages causés par les produits défectueux.

La vie privée et familiale a aussi considérablement évolué.Le principe d’égalité, qui a conduit à accorder le droit devote aux femmes en 1946, a produit de nombreux effets.Tout au long de la seconde moitié du xxe siècle, le droit dela famille s’est modernisé au nom de ce principe (égalitédes époux, égalité des enfants ou encore égalité descouples). Une première série de grandes réformes futmenée sous l’égide du doyen Jean Carbonnier (1908-2003) de 1964 à 1975, mais toutes ces matières ont étédepuis refondues. Le droit du divorce a ainsi été modifiépar la loi du 26 mai 2004 qui introduit, à côté du divorcepour faute et du divorce par consentement mutuel, undivorce pour cause objective : le divorce « pour altérationdéfinitive du lien conjugal », que peut obtenir l’un des épouxdès lors qu’il est séparé de son conjoint depuis deux ansau moins. Le droit de la filiation a à son tour été revu par

Page 40: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’ordonnance du 4 juillet 2005 ratifiée par la loi du 16 janvier2009 : celle- ci entérine la jurisprudence facilitant lacontestation de la paternité (laquelle étaittraditionnellement limitée à des hypothèses très strictes) etl’établissement d’un lien de filiation avec le père« véritable » (c’est ainsi que le Code civil qualifie le pèrebiologique). Elle supprime en outre la marque infamantequi demeurait sur les enfants nés hors mariage en faisantdisparaître l’opposition entre enfants légitimes et enfantsnaturels ou adultérins : les droits de tous ces enfants sontaujourd’hui identiques, et seules les modalitésd’établissement du lien de filiation peuvent varier selon queles parents sont ou non mariés ensemble. On peut citerencore le droit des successions et des libéralités, modifiépar la loi du 23 juin 2006, qui tient compte, dans latransmission des héritages, de l’allongement de la duréede la vie, et donne plus de liberté aux personnes dansl’organisation de leur succession ; cette loi accorde enoutre davantage de droits au conjoint survivant. Il faut enfinciter la loi du 15 novembre 1999 instituant le pacte civil desolidarité ouvert aux couples hétérosexuels ouhomosexuels, et surtout la loi du 17 mai 2013 ouvrant lemariage (et donc l’adoption) aux couples de même sexe.

Le droit a dû aussi prendre en considération lesdécouvertes scientifiques et techniques, en particulierdans le domaine de la médecine et de la biologie. Lespremières lois dites « bioéthiques » du 29 juillet 1994furent partiellement intégrées dans le Code civil et

Page 41: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

posèrent quelques repères pour assurer le respect ducorps humain et de la dignité de la personne humaine(interdiction de la marchandisation du corps humain,limitation de l’examen et de l’utilisation des empreintesgénétiques de la personne, interdiction de l’atteinte àl’intégrité de l’espèce humaine, nullité des contrats degestation pour autrui, etc.). Ces lois ont été réformées unepremière fois par une loi du 6 août 2004. Une nouvelle loidu 7 juillet 2011 relative à la bioéthique autorisa denouvelles pratiques : le don croisé d’organes, la possibilitéde donner ses gamètes même si on n’a pas déjà procréé,ou encore la technique de congélation ultrarapide desovocytes. Elle fut modifiée par une loi du 6 août 2013 quiadmet désormais sous certaines conditions la recherchesur l’embryon et les cellules souches embryonnaires.L’évolution technique met ainsi la société en demeure dedevoir répondre à des questions sur la vie et la mort (statutde l’embryon ou du cadavre, euthanasie, etc.), ou sur lalégalité de certaines pratiques mettant en jeu le corpshumain (mères porteuses, vente d’organes, etc.).

Notes[1] Les deux volumes sont à présent traduits en français :1er vol. Librairie de l’université d’Aix-en-Provence, 2002 ;2e vol. Fayard, 2010.

Page 42: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre IVLes sources du droit

La question des sources du droit est une questionclassique pour les juristes. Elle consiste à déterminerquelles sont les autorités habilitées à créer du droit. Lessources du droit sont donc les lieux où il faut aller puiserlorsque l’on cherche la réponse à une question de droit.Leur vision classique subit aujourd’hui de multiplestransformations.

I. – La vision classique : lapyramide des normesDans la vision classique, enseignée dans les facultés dedroit, les sources du droit sont hiérarchiquementorganisées : on emprunte au juriste autrichien Hans Kelsenl’image qu’elles formeraient une sorte de pyramide, ausommet de laquelle on place la Constitution, puis lessources internationales, la loi et les règlements autonomes,les règlements d’application de la loi, et enfin lesconventions. D’autres sources ont une place et/ou unenature un peu particulières : la jurisprudence, les usages,ou encore la doctrine.

Page 43: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

L’image de la pyramide donne une impression statique, làoù la coexistence de sources de différents niveaux ne peutque conduire à une dynamique et à un dialogue constitutifsdu droit. Elle ne dit en outre rien de la question centrale dudroit qui est celle de sa légitimité, c’est-à-dire celle desavoir d’où le droit tire son autorité (sur cette impasse desthéories dites « positivistes », v. infra). Elle demeurenéanmoins éclairante, notamment en ce qu’elle montre lanécessaire verticalité du droit.

1. La ConstitutionLa Constitution actuellement en vigueur en France est laConstitution de la Ve République qui date du 4 octobre1958. Elle a été substantiellement modifiée par la loiconstitutionnelle du 23 juillet 2008.

A) Le bloc de constitutionnalitéL’expression vise l’ensemble des règles à valeurconstitutionnelle.

Ce bloc comprend d’abord les articles 1 à 89 qui formentl e corps de la Constitution. Leur objet est de poser lesrègles relatives à l’organisation et au fonctionnement despouvoirs publics institués (président de la République,Parlement, Conseil constitutionnel, autorité judiciaire).Dans certains pays étrangers, la Constitution est conçueplus largement et contient l’énoncé de droits et principes

Page 44: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

fondamentaux.

Dans une importante décision du 16 juillet 1971, le Conseilconstitutionnel a réalisé cet objectif en intégrant dans lebloc de constitutionnalité le préambule de la Constitutionde 1958. Celui-ci est souvent qualifié de préambule-gigogne, du nom des fameuses poupées russes. Il renvoieen effet à la Déclaration des droits de l’homme et ducitoyen de 1789, au préambule de la Constitution de 1946et, depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005, à laCharte de l’environnement de 2004. Le préambule de laConstitution du 27 octobre 1946 renvoie à son tour à laDéclaration des droits de 1789, réaffirme les « principesfondamentaux re- connus par les lois de la République » etenfin proclame, « comme particulièrement nécessaires ànotre temps », certains principes politiques, économiqueset sociaux tels que l’égalité entre les hommes et lesfemmes, le droit d’asile, le devoir de travailler et le droitd’obtenir un emploi, la liberté syndicale, le droit de grèveou encore le droit à l’instruction. La décision de 1971 adonc eu pour effet de constitutionnaliser tous ces droits etprincipes visés par le préambule, ce qui a donné une toutautre portée au contrôle de constitutionnalité des lois.

B) Le contrôle de constitutionnalité desloisLa Constitution de 1958 a confié le contrôle deconstitutionnalité des lois au Conseil constitutionnel. Celui-

Page 45: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

constitutionnalité des lois au Conseil constitutionnel. Celui-ci est composé d’au moins neuf membres : trois sontnommés par le président de la République, trois par leprésident de l’Assemblée nationale et trois par le présidentdu Sénat. Leur mandat dure neuf ans et n’est pasrenouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle partiers tous les trois ans. À ces neuf membres, il faut ajouterles anciens présidents de la République qui sont, s’ils lesouhaitent, membres de droit et à vie du Conseilconstitutionnel ; un projet de loi constitutionnelle présentéen conseil des ministres le 13 mars 2013 relatif auxincompatibilités applicables à l’exercice des fonctionsgouvernementales et à la composition du Conseilconstitutionnel prévoit cependant la fin de cette règle, maisuniquement pour l’avenir, et non pour les anciensprésidents de la République encore membres de cetteinstitution à la date de l’entrée en vigueur de la loi.

Dans la Constitution de 1958, le rôle du Conseilconstitutionnel consistait surtout à veiller à la nouvellerépartition des compétences posée entre la loi et lerèglement, plus précisément à sanctionner toutempiétement du pouvoir législatif sur le pouvoirréglementaire. Il s’était également vu attribuer d’autrescompétences ponctuelles, par exemple en matièreélectorale.

Le contrôle de la constitutionnalité des lois est cependantdevenu le rôle essentiel du Conseil constitutionnel. Lapremière raison en a été la décision précitée du 16 juillet

Page 46: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

1971. La constitutionnalisation du préambule permet eneffet de contrôler davantage le contenu des lois, carlorsque la conformité de celles-ci à la Constitutions’appréciait uniquement par rapport aux règles defonctionnement des pouvoirs publics, le risque de non-conformité était pratiquement inexistant. Surtout, jusqu’à laréforme du 29 octobre 1974, le Conseil constitutionnel nepouvait être saisi que par le président de la République, lePremier ministre, le président de l’Assemblée nationale ouencore le président du Sénat. Or, ces quatre autorités étantsouvent du même bord politique, aucune d’entre elles neprenait l’initiative de saisir le Conseil constitutionnel pourcontester un texte adopté par sa propre majorité. La loiconstitutionnelle précitée a élargi la saisine du Conseilconstitutionnel à un groupe de 60 députés ou 60 sénateurs,ouvrant ainsi en pratique la possibilité de contester laconstitutionnalité des lois à l’opposition.

Le Conseil constitutionnel ne peut pas s’autosaisir, maislorsqu’il est saisi de l’inconstitutionnalité d’une dispositiond’une loi, il s’est reconnu le pouvoir d’en profiter pourcontrôler la loi dans son entier et même l’ancienne loi(pourtant déjà promulguée) dont la nouvelle vient modifiercertaines dispositions. Le Conseil s’autorise également àinvoquer un grief non formulé par les requérants contre unedisposition critiquée par eux.

Son rôle a été encore considérablement accru par la loiconstitutionnelle du 23 juillet 2008, entrée en vigueur le

Page 47: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

1er mars 2010. Cette réforme a élargi les modalités desaisine du Conseil constitutionnel en prévoyant, dans unnouvel article 61-1 de la Constitution, une possiblecontestation de la constitutionnalité des lois par lesjusticiables : c’est ce qu’on appelle aujourd’huicouramment la question prioritaire de constitutionnalité(qpc). Auparavant, la contestation de la constitutionnalitédes lois devait être formulée immédiatement après le votede la loi et avant que celle-ci ne soit promulguée par leprésident de la République ; celui-ci ne pouvait alorspromulguer la loi qu’après le feu vert du Conseilconstitutionnel. Désormais, lorsque, à l’occasion d’uneinstance en cours devant une juridiction, il est soutenuqu’une disposition législative porte atteinte aux droits etlibertés que la Constitution garantit, le Conseilconstitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoidu Conseil d’État ou de la Cour de cassation. A donc étéconsacrée une exception d’inconstitutionnalité qui permetd’écarter la loi invoquée du litige en cours.

Une loi organique du 10 décembre 2009 relative àl’application de l’article 61-1 de la Constitution est venuepréciser les conditions de mise en œuvre de cette questionprioritaire de constitutionnalité. Une telle exception peutêtre soulevée pour la première fois en cause d’appel oumême en cassation, mais non pas d’office par les juges.La juridiction saisie de cette demande statue sur latransmission de la question prioritaire de constitutionnalitéau Conseil d’État ou à la Cour de cassation, en vérifiant

Page 48: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

que la question est sérieuse ou qu’elle n’a pas déjà ététranchée par le Conseil constitutionnel. Dans un délai detrois mois à compter de la réception de cette transmission,le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononce àson tour sur le renvoi de la question au Conseilconstitutionnel, lequel doit à son tour statuer dans un délaide trois mois à compter de sa saisine. Les conséquencesne sont pas les mêmes qu’avec l’ancienne forme decontrôle, puisqu’une disposition déclaréeinconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 estabrogée à compter de la publication de la décision duConseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée parcette décision.

2. Les sources internationales

A) Les traités et accords internationauxUn traité international est négocié et ratifié par le présidentde la République. Un accord international n’est enrevanche pas soumis à la ratification de celui-ci, qui doitseulement être tenu informé de sa négociation. Certainstraités (les traités de paix, les traités de commerce ouencore les traités qui engagent les finances de l’État) nepeuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi.

Si le Conseil constitutionnel, saisi par le président de laRépublique, par le Premier ministre, par le président del’une ou l’autre assemblée ou par 60 députés ou

Page 49: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

60 sénateurs, a déclaré qu’un engagement internationalcomportait une clause contraire à la Constitution,l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagementinternational en cause ne peut intervenir qu’après révisionde la Constitution.

Un traité ou accord régulièrement ratifié par la France esten principe d’applicabilité directe, c’est-à-dire qu’il peutêtre invoqué par les justiciables devant les tribunaux. Parexception, certains traités ne créent des obligations qu’à lacharge des États signataires et ne peuvent donc êtreinvoqués par des requérants devant les tribunaux. Seull’État est alors obligé par le traité, c’est-à- dire qu’il doit enrespecter les objectifs et les dispositions et doit, le caséchéant, procéder à une modification du droit interne pourmettre celui-ci en conformité avec les obligationssouscrites au niveau international.

Selon l’article 55 de la Constitution : « Les traités ouaccords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leurpublication, une autorité supérieure à celle des lois. » Dansla hiérarchie des normes, les sources internationales sontdonc au-dessous de la Constitution, mais au-dessus deslois nationales, et le Parlement ne peut donc déroger à untraité ou un accord international. En cas de contradictionentre les deux normes, le traité international doit doncprévaloir sur la loi interne.

Le même article précise cependant que cette autorité

Page 50: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

supérieure des traités est reconnue « sous réserve, pourchaque accord ou traité, de son application par l’autrepartie ». C’est ce que l’on appelle la condition deréciprocité. Tout État signataire d’un traité ou accordinternational peut refuser de l’appliquer si l’autre partie nele respecte pas lui-même. La condition de réciprocité n’estcependant pas d’application générale pour tous les traités.Elle ne peut ainsi pas être invoquée en matière de traitésrelatifs aux Droits de l’homme ou encore pour lesconventions de l’Organisation internationale du travail (oit) ;la violation de ces accords par l’un des pays signatairesn’autorise donc pas les autres à en faire autant.

Le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pourcontrôler la conformité des lois aux traités internationauxbien que ceux-ci aient, dans la hiérarchie des normes, unevaleur supérieure aux lois (décision du 15 janvier 1975 surla loi relative à l’interruption volontaire de grossesse).Selon lui, une loi contraire à un traité n’est pas pour autantnécessairement contraire à la Constitution, car lasupériorité reconnue aux traités sur les lois par l’article 55« présente un caractère à la fois relatif et contingent » :relatif parce qu’elle dépend du domaine d’application de laloi par rapport au traité, et contingent, car, par le jeu de laclause de réciprocité, elle dépend de l’application parl’autre partie. Il a réaffirmé sa position dans une décisiondu 12 mai 2010.

B) Les sources européennes

Page 51: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Il ne faut pas confondre le droit issu de l’Union européenneavec celui mis en place par le Conseil de l’Europe.

a) Le droit de l’Union européenne. – L’Union européennetrouve son origine dans la Communauté 40 économiqueeuropéenne (cee) instituée par le traité de Rome du 25mars 1957 entre six pays fondateurs (Belgique, France,Italie, Luxembourg, Pays-Bas et République fédéraled’Allemagne). Elle comprend aujourd’hui 28 membres.Plusieurs autres traités ont contribué à sa constructionprogressive : l’Acte unique européen de 1986 ; le traité deMaastricht de 1992 qui a créé l’Union européenne ; le traitéd’Amsterdam de 1979 ; le traité de Nice de 2001 ; et, endernier lieu, le traité « simplifié » de Lisbonne, signé le 13décembre 2007, après le rejet du projet de Constitutioneuropéenne. L’ensemble de ces traités a été refondu, etles traités actuellement en vigueur sont le traité sur l’Unioneuropéenne (TUE), qui est le traité constitutif de l’Unioneuropéenne (anciennement traité de Maastricht), et le traitésur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui,avant l’entrée en vigueur en 2009 du traité de Lisbonne,portait le nom de traité instituant la Communautéeuropéenne (traité CE ou traité de Rome). L’Unioneuropéenne comprend plusieurs institutions.

La Commission, composée d’un ressortissant de chaqueÉtat membre, a pour mission de défendre l’intérêt généralde l’Union européenne en tant que telle, en dépassant donc

Page 52: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

les intérêts des différents États membres. Elle joue à la foiscertains rôles de l’exécutif (veiller à l’application destraités, exécuter le budget et gérer les programmes, ouencore assurer la représentation extérieure de l’Union) etun pouvoir législatif (un acte législatif ne peut être adoptéque sur proposition de la Commission).

L e Conseil européen comprend les chefs d’États et degouvernements des États membres, son président, ainsique le président de la Commission. Il définit la politique del’Union. Plus précisément, comme l’énonce le traité surl’Union européenne, il « donne à l’Union les impulsionsnécessaires à son développement et en définit lesorientations et les priorités politiques générales. Il n’exercepas de fonction législative ».

L e Conseil de l’Union européenne est une sorte deConseil des ministres. Il est composé d’un représentant dechaque État membre au niveau ministériel, habilité àengager le gouvernement de l’État qu’il représente et àexercer le droit de vote. La composition varie selon lesdossiers : il peut réunir les ministres des Affairesétrangères ou encore les ministres de l’Agriculture. Ilexerce, conjointement avec le Parlement européen, lesfonctions législative et budgétaire.

Le Parlement européen a vu ses pouvoirs renforcés afind’introduire davantage de démocratie dans l’Unioneuropéenne. Il a fallu pour cela accroître sa légitimité :

Page 53: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

depuis 1979, ses membres sont élus pour cinq ans ausuffrage universel direct. Des élections différentes sontorganisées dans chaque pays, avec néanmoins quelquesprincipes communs. Il n’est pas encore possible dequalifier le Parlement de législateur de l’Union européennemême si, progressivement, il s’est vu reconnaître un certainrôle dans la procédure législative. Il a ainsi acquis, par letraité de Maastricht, un pouvoir de « codécision », confirméet étendu par le traité d’Amsterdam. Le Parlement exerceaussi des fonctions de contrôle politiques et consultatives.Le Conseil et la Commission doivent le tenir informé decertains dossiers. Il élit le président de la Commission.

L’Union européenne comprend également plusieursjuridictions. D’abord la Cour de justice de l’Unioneuropéenne qui siège à Luxembourg et est compétentepour statuer sur les recours formés par un État membre,une institution de l’Union ou des personnes physiques oumorales, en cas de violation des traités constitutifs parl’une des institutions européennes ou en cas de litigemettant en cause un État membre. Par une décision duConseil du 24 octobre 1988 a été créé un tribunal depremière instance siégeant également à Luxembourg etchargé de désengorger la Cour.

Les normes européennes se composent des traitésconstitutifs et de ce qu’on appelle le droit dérivé : lesrèglements (ils ont une portée générale, sont obligatoiresdans tous leurs éléments et sont directement applicables

Page 54: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

dans tout État membre) ; les directives (qui lient les Étatsmembres destinataires quant au résultat à atteindre, touten laissant aux instances nationales la compétence quant àla forme et aux moyens pour les « transposer », c’est-à-dire les introduire dans les législations nationales par lebiais de normes internes) ; les décisions (obligatoires pourleurs destinataires) ; enfin les recommandations et les avis(qui ne lient pas).

Le 7 décembre 2000 a été proclamée à Nice une Chartedes droits fondamentaux de l’Union européenne. CetteCharte est particulièrement précieuse dans la mesure où, àla différence de la Convention européenne des droits del’homme (sur laquelle v. ci-dessous), elle contient nonseulement des droits civils et politiques, mais encore desdroits économiques et sociaux, par exemple des droits àl’information et à la consultation des travailleurs, des droitsde négociation et d’action collective, le droit à desconditions de travail justes et équitables, ou encore le droità la protection de l’environnement ou des consommateurs.Mais les institutions européennes n’ont eu de cesse d’enminimiser la portée juridique. Déjà, la Charte elle-mêmeprévoyait dans son article 51 qu’elle ne s’appliquait auxÉtats membres que lorsque ceux-ci mettaient en œuvre ledroit de l’Union (une législation d’origine nationale n’auraiten revanche pas à respecter ladite Charte). Le traité surl’Union européenne dispense en outre expressément leRoyaume-Uni et la Pologne de l’application de certainesdispositions de la Charte (les droits sont fondamentaux,

Page 55: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

mais on peut s’en dispenser…). La Cour de justice del’Union européenne a terminé le travail de sape : dans unarrêt du 15 janvier 2014 (no C-176/12), elle a jugé, àpropos des contrats initiative-emploi français, quel’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Unioneuropéenne établissant un cadre général relatif àl’information et la consultation des travailleurs ne pouvaitpas être invoqué dans un litige entre particuliers pourécarter une disposition nationale qui transposait pourtantune directive européenne. L’arrêt conforte ainsi l’assuranceque les principes sociaux, ou tout au moins la plupartd’entre eux, demeurent largement décoratifs.

b) Le droit du Conseil de l’Europe. – Le Conseil del’Europe a été créé à Londres le 5 mai 1949 pour favoriserun espace démocratique et juridique commun en Europe.Le Conseil de l’Europe comprenait à l’origine dixmembres, et il en compte aujourd’hui quarante-sept. Il aadopté plusieurs conventions (214 à la fin 2013) relativesaux droits fondamentaux.

La plus célèbre est la Convention de sauvegarde desdroits de l’homme et des libertés fondamentales, signée àRome le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur le3 septembre 1953 (ratifiée par la France en mai 1974).Elle contient une liste de droits et de libertésfondamentaux, complétée par des protocoles additionnels(16 au total à la fin 2013). Elle est directement applicableet peut donc être invoquée par les particuliers dans un

Page 56: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

procès. Elle a en outre, comme tous les textesinternationaux, une valeur supérieure à la loi, et le juge peutdonc écarter du litige une loi qui lui serait contraire, ce qu’ila fait maintes fois. Les juges français l’invoquent ainsi trèssouvent d’autant que, avant l’introduction de la questionprioritaire de constitutionnalité, elle était presque la seulefaçon d’écarter du litige une loi contraire à un droitfondamental. La Cour de cassation a ainsi par exemplejugé que l’article 8 de la Convention européenne des droitsde l’homme prévoyant un droit au respect de la vie privéeinterdisait à un employeur d’ordonner à un salarié unchangement de domicile en cas de modification de sarégion d’activité (Soc., 28 mars 2006), ou encore que lesclauses d’un bail d’habitation ne pouvaient avoir pour effetde priver le preneur de la possibilité d’héberger sesproches, en particulier le père de ses enfants ou sa sœur(Civ. 3e, 6 mars 1996). C’est ainsi encore que dans unarrêt du 15 avril 2011 relatif à la garde à vue, l’Assembléeplénière de la Cour de cassation a précisé que « pour quele droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme etdes libertés fondamentales soit effectif et concret, il faut, enrègle générale, que la personne placée en garde à vuepuisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le débutde la mesure et pendant ses interrogatoires ».

La grande originalité de la Convention européenne desdroits de l’homme est le mécanisme institutionnel mis enplace pour assurer son respect. A ainsi été instituée une

Page 57: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Cour européenne des droits de l’homme (cedh),composée d’un nombre de juges égal à celui des Étatscontractants. Les juges sont élus pour une durée de six anset sont rééligibles. La grande majorité des arrêts de laCour sont rendus par des chambres composées desept juges. Un rôle de filtrage est confié à un comité detrois juges chargé de traiter les requêtes manifestementirrecevables. Une Grande Chambre a été créée.Composée de 17 juges, elle est chargée de traiter lesaffaires soulevant une question grave relative àl’interprétation de la Convention ou de ses protocoles, ouprésentant un risque de contradiction avec un arrêt renduantérieurement par la Cour.

La procédure peut être engagée par les États membresqui veillent ainsi à l’application de la Convention par lesautres États et peuvent intenter un recours même s’ils n’ontpas été les victimes de la violation. Les États sontcependant réticents à exercer une telle ingérence quirisquerait, en retour, de provoquer un certain zèle à leurencontre.

Les particuliers ont également un droit d’action individuel,c’est-à-dire le droit de se plaindre directement d’uneviolation de la Convention sans avoir à passer par leurpropre État, ce qui est opportun dans la mesure où c’estsouvent à l’encontre de celui-ci qu’ils souhaitent exercer unrecours. Ce droit de recours individuel supposait audépart que l’État dont le requérant est ressortissant l’ait

Page 58: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

admis pour ses nationaux. La France l’a ainsi autorisé enoctobre 1981. Le protocole no 11 du 1er novembre 1998 acependant rendu obligatoire ce droit de recours individuelqui est donc désormais ouvert à toute personne physique(sans aucune condition de nationalité, de résidence ou decapacité) ou morale.

Pour être recevable, la requête doit remplir certainesconditions. En particulier, elle ne peut être présentéequ’après épuisement des voies de recours internes, c’est-à-dire après qu’on soit sûr de la violation de la Conventionpar l’État considéré. La requête doit être présentée dansles six mois de la décision interne définitive (il est prévuune réduction à quatre mois dans le protocole no 15 ouvertà la signature le 24 juin 2013). Enfin, la violation alléguéedoit être relative à un droit protégé par la Convention etêtre dirigée contre un État partie à la Convention.

La cedh statue à la majorité de ses membres. Les jugespeuvent joindre leur opinion individuelle dissidente à l’arrêts’ils veulent s’en démarquer.

La Cour qui constate la violation d’une disposition de laConvention ne peut annuler la décision incriminée ni mêmeordonner des mesures positives ou adresser desinjonctions à l’État concerné, qui doit lui-même remédier àla violation constatée. Les États s’engagent cependant àse conformer aux arrêts de la Cour dans les litigesauxquels ils sont parties. Une question s’est posée en

Page 59: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

raison du principe de l’autorité de la chose jugée desdécisions de justice : l’État condamné peut modifier la loiqui a conduit à la décision critiquée, mais qu’en est-il pourles parties en cause ? Une loi du 15 juin 2000 a instituéune procédure de réexamen d’une décision pénaleconsécutive au prononcé d’un arrêt de la cedh, qui ne vautcependant pas en matière civile.

L’article 41 de la Convention introduit la notion de« satisfaction équitable » : si la Cour constate une violationde la Convention, elle peut, si elle l’estime nécessaire,accorder à la partie lésée une satisfaction équitable, enpratique des dommages-intérêts.

Un protocole no 16, ouvert à la signature des États le2 octobre 2013, permet aux plus hautes juridictions despays signataires d’adresser à la Cour européenne desdroits de l’homme des demandes d’avis consultatifs surdes questions de principe relatives à l’interprétation ou àl’application des droits et libertés définis par la Conventionou ses protocoles.

La Convention européenne des droits de l’homme contientune liste de droits et libertés fondamentaux : droit à la vie,interdiction de la torture, interdiction de l’esclavage et dutravail forcé, droit à la liberté et à la sûreté, droit à unprocès équitable, principe de la légalité des délits et despeines, droit au respect de la vie privée et familiale, libertéde pensée, de conscience et de religion, liberté

Page 60: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

d’expression, liberté de réunion et d’association, droit aumariage, droit à un recours effectif et l’interdiction dediscrimination. Elle a été complétée par plusieursprotocoles additionnels concernant les droits protégés oula mise en œuvre de leur respect. La Cour européenne desdroits de l’homme a, sur la base de ces textes, reconnu denombreux droits plus précis dans les domaines les plusdivers. Sur de nombreux points, elle a condamné la Franceet l’a obligée à modifier l’état de son droit : c’est ainsi parexemple qu’après une condamnation par la CEDH dans una r rê t Mazurek c. France du 1er février 2000 pourdiscrimination le législateur a, dans une loi du 3 décembre2001, abrogé les dispositions du Code civil quiprévoyaient que les enfants adultérins succédaient pourune part inférieure à celle des enfants légitimes ; de même,après une condamnation prononcée le 25 mars 1992 parla CEDH dans l’affaire B. c. France, la Cour de cassation aadmis le changement de sexe des transsexuels à l’étatcivil, allant d’ailleurs plus loin que la décision de la CEDHqui reprochait simplement à la France l’atteinte à la vieprivée que constituait l’indication du sexe dans le numérode sécurité sociale.

Si la Cour refuse parfois de condamner un pays membreen invoquant l’absence de consensus entre les payseuropéens et donc la marge d’appréciation qu’il fautencore leur laisser, dans de nombreux domaines, ellen’hésite pas à imposer une interprétation politiquement etidéologiquement très connotée des Droits de l’homme, en

Page 61: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

particulier une interprétation très individualiste, qui n’estpas universelle (v. infra). La neutralité axiologique n’existepas en droit, et le refus de choisir entre plusieurs valeursentraîne de fait souvent un choix de société à l’exclusiondes autres. Pour justifier de sa compétence, elle a en outretendance à qualifier tous les droits de Droits de l’homme,ce qui, là aussi, conduit à galvauder la notion de droitsfondamentaux et à inciter à une dilution et unedévalorisation des libertés et droits fondamentaux les plusimportants. Est-ce une prise de conscience de ces excèsqui a conduit à l’adoption du protocole nº 15 de 2013précédemment cité ? Celui-ci réaffirme en effet qu’ilincombe au premier chef aux pays signataires de fairerespecter les droits et libertés prévus dans la Convention etque le rôle de la Cour européenne des droits de l’hommen’est qu’un rôle subsidiaire de contrôle, laissant aux Étatsune marge d’appréciation.

Le traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre2009, prévoit l’adhésion de l’Union européenne à laConvention européenne des droits de l’homme, mais celle-ci n’a toujours pas été validée.

3. La loiEn France, la loi demeure la source symbolique du droit,même si elle est aujourd’hui concurrencée de toutes parts.Elle est souvent codifiée, avec l’ambition de donner unemeilleure visibilité et de permettre une meilleure

Page 62: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

accessibilité au droit. Les codes se sont ainsi multipliésdans tous les domaines.

A) Le domaine de la loiAu sens large, le mot « loi » est synonyme d’une règle dedroit qui s’impose à tous. On dira « la loi interdit de fairececi ou cela » même lorsque, en toute rigueur, c’est laConstitution qui l’interdit ou un simple décret. Dans un sensplus précis, la loi est une règle de droit émanant duParlement (art. 34 Constit. : « la loi est votée par leParlement »). Certaines lois sont qualifiées pour lesdifférencier des lois ordinaires : ainsi, les lois organiquessont des lois qui complètent la Constitution et qui sontsoumises à une procédure d’adoption particulière.

La grande nouveauté de la Constitution de laVe République de 1958 était que la loi, jusque-làsouveraine, se voyait désormais assigner un domaine,certes large, mais énoncé de façon limitative. Danscertains domaines, la loi « fixe les règles » : les droitsciviques et les garanties fondamentales accordées auxcitoyens pour l’exercice des libertés publiques (auxquellesla loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a ajouté « la liberté,le pluralisme et l’indépendance des médias ») ; lanationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimesmatrimoniaux, les successions et libéralités ; ladétermination des crimes et délits ainsi que les peines quileur sont applicables ; la procédure pénale ; l’assiette, le

Page 63: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

taux et les modalités de recouvrement des impositions detoutes natures, etc. Dans d’autres domaines, elle ne faitque « détermine[r] les principes fondamentaux » (enpratique, la formule est comprise de façon très extensive) :le régime de la propriété, des droits réels et desobligations civiles et commerciales, ou encore le droit dutravail, le droit syndical et la sécurité sociale.

B) L’adoption de la loiS’agissant des lois ordinaires, leur initiative appartientconcurremment au Premier ministre et aux membres duParlement. Dans le premier cas, on parle de « projets » deloi, dans le second de « propositions » de loi. Les projetsde loi sont délibérés en Conseil des ministres après avisdu Conseil d’État et déposés sur le bureau de l’une desdeux assemblées.

Lors de la présentation d’un texte devant l’une desassemblées, les membres du Parlement et dugouvernement ont le droit de présenter des amendements.Les propositions et amendements formulés par lesmembres du Parlement ne sont pas recevables lorsqueleur adoption aurait pour conséquence soit une diminutiondes ressources publiques, soit la création ou l’aggravationd’une charge publique.

Tout projet ou proposition de loi doit être examinésuccessivement par les deux assemblées en vue de

Page 64: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’adoption d’un texte identique. Lorsque, par suite d’undésaccord entre elles, un projet ou une proposition de loin’a pu être adopté après deux lectures par chaqueassemblée ou, si le gouvernement a déclaré l’urgence,après une seule lecture par chacune d’entre elles, lePremier ministre a la faculté de provoquer la réunion d’unecommission mixte paritaire chargée de proposer un textesur les dispositions restant en discussion. Ce texte peutêtre soumis par le gouvernement pour approbation auxdeux assemblées. Si ce texte n’est pas adopté par lesdeux assemblées, ou si la commission mixte ne parvientpas à l’adoption d’un texte commun, le gouvernement peut,après une nouvelle lecture par l’Assemblée nationale et parle Sénat, demander à l’Assemblée nationale de statuerdéfinitivement.

C) L’application de la loi dans le tempsa) L’entrée en vigueur de la loi. – Pour entrer en vigueur,une loi doit être promulguée par le président de laRépublique dans les quinze jours qui suivent latransmission au gouvernement de la loi définitivementadoptée. Celui-ci peut, avant l’expiration de ce délai,demander au Parlement une nouvelle délibération de la loiou de certains de ses articles ; cette nouvelle délibérationne peut être refusée. Cette possibilité n’a cependant étéutilisée que de façon exceptionnelle. Le décret depromulgation fixe la date de la loi : ainsi, la loi no 2004-439du 26 mai 2004 relative au divorce a été promulguée le

Page 65: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

26 mai 2004, et ce fut la 439e loi à l’être pourl’année 2004.

La promulgation est une condition nécessaire, mais nonsuffisante de l’entrée en vigueur d’une loi. Celle-ci est eneffet subordonnée à sa publication. L’article 1er du Codecivil dispose ainsi que les lois entrent en principe envigueur à la date qu’elles fixent ou, à défaut, le lendemainde leur publication. Toutefois, l’entrée en vigueur de cellesde leurs dispositions dont l’exécution nécessite desmesures d’application (par exemple des décretsd’application) est reportée à la date d’entrée en vigueur deces mesures, sauf urgence.

Il existe un Journal officiel électronique qui est une versionélectronique authentifiée, faisant donc foi. Conformément àune recommandation de la Commission nationaleinformatique et liberté, sont écartés de la diffusionélectronique les actes individuels touchant au nom ou à lanationalité de certaines personnes. Pour garantir un égalaccès au droit, une version papier est maintenue enparallèle.

À compter de sa publication, la loi est censée être connuede tous : nemo legem ignorare censetur. Les citoyens nepeuvent ainsi se prévaloir de leur ignorance de la loi pouréchapper à son application.

b)La cessation de la validité de la loi. – La loi cesse d’être

Page 66: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

valable lorsqu’elle est abrogée. L’abrogation doit, pourproduire son effet, émaner de la même autorité que celleayant adopté le texte abrogé (ou une autorité supérieure).L’abrogation peut être expresse ou tacite.

Certaines lois disparaissent automatiquement. Enparticulier, les lois dites de circonstances, prises pour unecirconstance particulière (la guerre par exemple) et quicessent avec celle-ci. Une nouvelle figure législative estapparue : les lois expérimentales. Il s’agit de voter une loitout en indiquant que, au bout d’un certain délai, il seraprocédé à son évaluation pour décider s’il faut ou non larendre pérenne, le cas échéant en la modifiant. Si unenouvelle loi n’est pas adoptée, la loi expérimentale cesseen principe automatiquement d’être en vigueur. Étaientainsi des lois expérimentales la loi sur l’interruptionvolontaire de grossesse, la loi sur le revenu minimumd’insertion ou encore les lois de bioéthique.

c)Les conflits de lois dans le temps. – La succession dedeux lois sur une même matière soulève la question de leurapplication dans le temps (problème du droit transitoire).Aux termes de l’article 2 du Code civil : « La loi ne disposeque pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif. »

– Le principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle. Ceprincipe n’a pas la même portée en matière pénale et enmatière civile.

Page 67: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

En matière pénale, le principe de non-rétroactivité de la loia valeur constitutionnelle, puisqu’il est prévu à l’article 8 dela Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789(« nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie etpromulguée antérieurement au délit, et légalementappliquée »). Ce principe est un principe de faveur pour ledélinquant et doit au contraire être rétroactive, la loi pénaleplus douce : c’est la rétroactivité in mitius (du latin mitis,doux) qui est également un principe de valeurconstitutionnelle. Cette rétroactivité suppose que les faitscommis antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi plusdouce n’aient pas encore donné lieu à une décisionpassée en force de chose jugée au jour où cette loinouvelle entre en vigueur. Certaines lois de procédure sontégalement applicables immédiatement.

En matière civile, le principe de non-rétroactivité de la loiest posé par l’article 2 du Code civil. Il a donc valeurlégislative et ne s’impose dès lors pas au législateur quipeut prévoir la rétroactivité de la loi dans des dispositionstransitoires expresses. Certaines lois sont même parnature rétroactives : les lois interprétatives, adoptées pourlever une ambiguïté d’une loi antérieure, ou encore les loisdites de validation, qui viennent rétroactivement valider unacte ou un concours initialement entachés d’illégalité. Enapplication du droit à un procès équitable prévu parl’article 6 de la Convention européenne des droits del’homme, la cedh a posé quelques principes limitant larétroactivité de la loi. Dans un arrêt fondateur de 1999

Page 68: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

(Zielinski c/France), elle a affirmé que « si, en principe, lepouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer enmatière civile, par de nouvelles dispositions à portéerétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, leprincipe de la prééminence du droit et la notion de procèséquitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pourd’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence dupouvoir législatif dans l’administration de la justice dans lebut d’influer sur le dénouement judiciaire du litige ».

– Le principe de l’application immédiate de la loinouvelle. Selon l’article 2 du Code civil, « la loi ne disposeque pour l’avenir ». On en déduit l’application immédiatede la loi nouvelle pour le futur, tandis que tout ce qui estpassé reste soumis à la loi ancienne.

Ce principe connaît cependant quelques exceptions danslesquelles il y a survie de la loi ancienne.

L’application de la loi nouvelle peut ainsi être différée envertu de mesures transitoires expresses, prévoyant que laloi ancienne continuera à s’appliquer pendant un certaintemps.

De même, en matière contractuelle, le principe est la surviede la loi ancienne : cette dernière continue de régir leseffets futurs (c’est-à-dire postérieurs à l’entrée en vigueurde la loi nouvelle) des contrats en cours. La solutions’explique par la nécessité de respecter les prévisions des

Page 69: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

parties : si les parties avaient su que leur contrat aurait, envertu d’une loi nouvelle, des effets différents, elles nel’auraient peut-être pas conclu. On en revient cependant auprincipe de l’application immédiate de la loi nouvellelorsqu’il apparaît nécessaire d’uniformiser des situationssimilaires qui relèvent d’un statut plus que d’un contrat : parexemple en matière de contrat de travail, où les salariésd’une même entreprise ne doivent pas être soumis à desstatuts différents selon la date de conclusion de leurcontrat.

4. Les règlementsAu sens large, les règlements sont les sources émanant dupouvoir exécutif.

A) Les ordonnancesL’article 38 de la Constitution prévoit, à titre exceptionnel,la possibilité d’une délégation du pouvoir législatif augouvernement. Celui-ci peut, pour l’exécution de sonprogramme, demander au Parlement l’autorisation deprendre par ordonnances, pendant un délai limité, desmesures qui sont normalement du domaine de la loi. Cesordonnances sont prises en Conseil des ministres aprèsavis du Conseil d’État. Elles entrent en vigueur dès leurpublication, mais deviennent caduques si un projet de loide ratification n’est pas déposé devant le Parlement avantla date fixée par la loi d’habilitation. À l’expiration du délai

Page 70: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

prévu, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées quepar la loi dans les matières qui relèvent du domainelégislatif.

B) Les règlements stricto sensuLa grande nouveauté de la Constitution de 1958 avait étéde donner à la loi un domaine d’intervention certes large,mais qui était un domaine d’attribution : selon l’article 37de la Constitution, tout ce qui n’est pas du domaine de laloi tel que limitativement énuméré par l’article 34 est dudomaine du règlement : le règlement est donc désormaisla catégorie ouverte. Si une loi intervient dans un domainerelevant du règlement, ses dispositions peuvent êtremodifiées par décret après que le Conseil constitutionnelaura déclaré qu’elles ont effectivement un caractèreréglementaire.

On distingue en fonction de l’auteur de l’acte et par ordrede valeur décroissant : les décrets du président de laRépublique délibérés en Conseil des ministres ; lesdécrets (simples) du président de la République ; lesdécrets du Premier ministre ; les arrêtés interministériels ;les arrêtés ministériels ; les arrêtés préfectoraux ; lesarrêtés municipaux.

La place du règlement dans la hiérarchie des normesdépend du domaine dans lequel celui-ci est intervenu. Lerèglement peut d’abord compléter et préciser la loi dans

Page 71: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

les domaines, définis par l’article 34, où celle-ci ne fait quedéterminer les principes fondamentaux : ce sont lesrèglements d’application qui ont une place inférieure à laloi dans la hiérarchie des normes. Des règlements ditsautonomes peuvent également être adoptés dans lesdomaines qui ne relèvent pas de la loi, mais du pouvoirréglementaire (art. 37), et ils sont alors placés au mêmeniveau que la loi dans la pyramide des normes, et une loine peut les modifier.

Le gouvernement délègue parfois son pouvoir à desautorités administratives indépendantes : l’amf (Autoritédes marchés financiers qui a remplacé la cob,Commission des opérations de Bourse), le csa (Conseilsupérieur de l’audiovisuel), la cnil (Commission nationalede l’informatique et des libertés) ou encore, créée par la loidu 12 juin 2009, la Haute Autorité pour la diffusion desœuvres et la protection des droits sur Internet (hadopi). Laréforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit dansla Constitution (art. 71-1) le défenseur des droits, dont lesattributions reprennent celles du médiateur de laRépublique, du défenseur des enfants, de la Haute Autoritéde lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE)et de la Commission nationale de déontologie de lasécurité (CNDS). Dans le domaine précis de leurscompétences, ces autorités ont un pouvoir réglementairedélégué, c’est-à-dire qu’elles peuvent édicter desdécisions qui s’imposeront aux administrés.

Page 72: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

5. La jurisprudenceAu sens le plus précis, la jurisprudence est l’ensemble desdécisions des juridictions qui font autorité sur un point dedroit donné ; par métonymie, elle vise les principesjuridiques dégagés et dont on dit précisément qu’ils « fontjurisprudence ». Compte tenu de la hiérarchie judiciaire, lajurisprudence émane principalement des juridictionssuprêmes de chaque ordre (Cour de cassation, Conseild’État et Conseil constitutionnel).

En France, et dans l’esprit de la théorie de la séparationdes pouvoirs, le pouvoir législatif est char- gé d’édicter laloi, tandis que le pouvoir exécutif est chargé de l’appliquersous le contrôle du pouvoir judiciaire. Selon le mot célèbrede Montesquieu, qui avait théorisé la séparation despouvoirs comme garantie de la démocratie, le juge est « labouche de la loi ». Son rôle est d’appliquer la loi, généraleet abstraite, aux cas particuliers qui lui sont soumis. Lesparlements de l’Ancien Régime, qui avaient notamment lerôle de juges, avaient souvent abusé de leur pouvoir, et unadage disait : « Méfions-nous de l’équité desparlements. » Le Code civil de 1804 avait alors clairemententendu limiter le pouvoir des juges. Il interdit ainsithéoriquement les arrêts de règlement par lesquels lesjuges entendraient « faire la loi », c’est-à-dire poseraientune règle nouvelle générale applicable dans tous les litigesfuturs (art. 5 C. civ. : « Il est défendu aux juges deprononcer par voie de disposition générale et

Page 73: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

réglementaire sur les causes qui leur sont soumises »).Officiellement, les juges se voyaient ainsi dénier lapossibilité d’énoncer des principes généraux applicablesau-delà du litige qu’ils ont à trancher, et donc de créer dudroit. Le texte est inchangé, mais, par des voies diverses, ilest aujourd’hui acquis que, dans certaines limites, lajurisprudence est tout de même source de droit.

A) Les marges de l’interprétation de laloiLa fonction même de juger implique la création de droit.L’application d’une règle générale à un cas concret précisnécessite en effet toujours d’interpréter la loi. Le tissujuridique est tel que, dans la plupart des affaires, desarguments sérieux peuvent être et sont effectivementprésentés par les deux parties. La loi n’ayant pas prévutous les cas (elle ne le pourrait pas), le juge se voitconfronté à des cas particuliers où on peut le plus souventhésiter sur la solution résultant de la loi applicable. Le jugedoit alors trancher en faveur de l’une ou de l’autreinterprétation, et, ce faisant, son interprétation complète laloi et affine donc la règle de droit.

Le juge est en outre obligé de trancher même si la loi n’estpas claire et même d’ailleurs s’il n’y a pas de loi applicableau litige. L’article 4 du Code civil interdit et punit en effet ledéni de justice : « Le juge qui refusera de juger, sousprétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la

Page 74: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de laloi, pourra être poursuivi comme coupable de déni dejustice. » Si, dans le langage courant, on peut parfois direqu’il y a un « vide juridique » lorsque aucune loi précise nerègle le cas particulier qui survient, la notion n’a en réalitépas de sens en droit. La loi n’est en effet pas la seule règlejuridique, et le « vide législatif » n’implique pas pour autantun « vide juridique ». Le droit contient en effet de multiplesrègles générales ou principes généraux qui peuventtoujours être mobilisés dans un litige : ainsi, avant que lapratique des mères porteuses ne soit interdite par lelégislateur en 1994, la Cour de cassation, saisie d’une telleaffaire en 1991, avait déclaré cette pratique illégale, en sefondant notamment sur l’interdiction générale de concluredes contrats contraires à l’ordre public.

La jurisprudence est ainsi source de règles générales. Lesjuges de la Cour de cassation rendent au demeurant desarrêts dits « de principe » qui contiennent un « chapeau »,c’est-à-dire l’énoncé d’une règle abstraite et doncgénéralisable.

Une autre preuve de la création de droit par les juges peutencore être trouvée dans la possibilité que ceux-ci ont deprocéder à des revirements de jurisprudence. Denombreux arrêts de la Cour de cassation rompent ainsiavec la jurisprudence antérieure et, si l’état du droit estdifférent avant et après un arrêt, c’est bien la preuve quecelui-ci a été source de droit. La Cour de cassation ad’ailleurs jugé que « la sécurité juridique […] ne saurait

Page 75: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée,l’évolution de la jurisprudence relevant de l’office du jugedans l’application du droit » (Civ. 1re, 21 mars 2000,no pourvoi : 98-11982).

La jurisprudence, par sa fonction même, est donc sourcede droit. Les décisions judiciaires sont obligatoires pourles justiciables comme toute autre règle de droit. Certes, ily a un principe d’autorité relative de la chose jugée (lachose jugée n’a d’autorité qu’entre les parties au litige). Iln’en demeure pas moins qu’une jurisprudence constantes’appliquera à tous les justiciables, même si ceux-cipeuvent espérer un revirement, mais de même qu’ilspourraient espérer une modification législative.

B) Les limites de l’interprétation de laloiTout cela ne signifie pas pour autant que les juges peuvent« faire la loi », au sens plein et polysémique del’expression.

Pour reprendre l’image du philosophe du droit américainRonald Dworkin (1931-2013), le travail du juge pourrait secomparer à celui d’un écrivain participant à un romancollectif (a chain novel) : chaque juge doit, à tour de rôle,rédiger un chapitre à la suite du précédent : il a donc unepart de liberté pour imaginer la suite, mais il doit tenircompte des personnages et des intrigues déjà écrites pour

Page 76: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

s’y insérer harmonieusement.

a)Les limites dans la formulation des règlesjurisprudentielles. – La répartition officielle des pouvoirsentre la loi et les juges n’octroyant à ces derniers que lepouvoir d’interpréter la loi sans créer de règles nouvelles,les juges ne doivent pas ouvertement admettre que l’étatdu droit a changé du fait de leur décision. Les jugesdoivent faire « comme si » ils ne faisaient qu’interpréter laloi. Cette fiction est salutaire en ce qu’elle les contient dansune marge sinon limitée, du moins délimitéed’interprétation et, surtout, qu’elle les oblige à motiver leurdécision par un raisonnement susceptible d’être contrôlé.

N’étant officiellement que les interprètes de la loi, les jugesn’ont en outre pas toute liberté dans le contenu des règlesqu’ils créent de fait. En particulier, ils ne peuvent pas enprincipe distinguer là où la loi ne distingue pas (selonl’adage classique Ubi lex non distinguit, nec nosdistinguere debemus). Dès lors, si une loi prévoit unerègle en termes généraux, il n’est en principe pas permisde l’interpréter comme posant une distinction au sein de lacatégorie générale visée. Lorsque par exemple un texteparle de la responsabilité « du fait des animaux » engénéral, il n’est théoriquement pas permis aux juges deposer un régime différent selon que l’animal serait unmammifère, un reptile ou encore un oiseau. Cet adage neles empêche cependant pas, en utilisant quelques astuces,d’instaurer des distinctions formellement non prévues par

Page 77: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

le législateur. Ils ne peuvent cependant pas poser desseuils ou des montants qui relèveraient uniquement dupouvoir législatif.

b)Les limites liées à l’application des règlesjurisprudentielles dans le temps. – La loi peut définir(dans certaines limites examinées ci-dessus) son champd’application dans le temps, tandis que la jurisprudenceest, par nature même, rétroactive : le juge étant censé nefaire qu’interpréter la loi, son interprétation, même nouvelle,est censée avoir toujours été contenue dans la loi, et elles’applique donc à des faits par hypothèse antérieurs.

Lorsque la jurisprudence est constante, cette rétroactiviténe pose pas de problème de sécurité juridique, car lesjusticiables sont informés de la règle de droit qui leur seraappliquée. Lorsqu’en revanche le juge procède à unrevirement de jurisprudence qu’il met immédiatement enœuvre, les justiciables se voient appliquer une règlenouvelle à laquelle ils ne pouvaient pas s’attendre.

Pour pallier cet inconvénient, et pour poser officieusementune date future à l’application de leur revirement, les jugespeuvent annoncer celui-ci tout en trouvant une raison(manque d’une condition nouvellement posée par exemple)pour ne pas l’appliquer en l’espèce. Soutenus parquelques propositions doctrinales, les juges ont parfoisvoulu aller plus loin et s’arroger le pouvoir de moduler leursdécisions dans le temps en procédant, officiellement cette

Page 78: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

fois-ci, à des revirements pour l’avenir. Le Conseil d’Étatpuis la Cour de cassation ont parfois procédé ainsi aumotif explicite que l’application immédiate d’une nouvellerègle dans l’instance en cours aboutirait à priver la victimed’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de laConvention européenne des droits de l’homme. Il faudraitcependant une loi pour consacrer un tel bouleversement del’articulation entre la loi et la jurisprudence, et il n’est passûr qu’une telle réforme soit opportune dans la mesurenotamment où elle viendrait bouleverser la répartitionclassique des pouvoirs entre le législateur et les juges.

c)Les limites tenant à la répartition des pouvoirs entre lelégislateur et les juges. – Si le juge disposeincontestablement d’une marge d’interprétation créatricede droit, c’est toujours sous le contrôle du gouvernement oudu législateur qui, face à une jurisprudence qu’ilsdésapprouvent, peuvent faire voter une loi qui imposeraaux juges une modification de leur jurisprudence.

Le Conseil constitutionnel a récemment indiqué sonintention d’être plus vigilant vis-à-vis du législateur qui nedoit pas, en adoptant des dispositions volontairement tropfloues, se décharger de son rôle sur les juridictions,obligées alors de se livrer à une interprétation. Dans unedécision du 21 avril 2005, le Conseil constitutionnel adéclaré non conformes à la Constitution « les dispositionsde portée normative incertaine ». Le principe de clarté dela loi et l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et

Page 79: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

d’accessibilité de la loi imposent au législateur d’adopterdes dispositions suffisamment précises et des formulesnon équivoques afin de prémunir les sujets de droit contreune interprétation contraire à la Constitution ou contre lerisque d’arbitraire. Le législateur ne doit ainsi pas« reporter sur les autorités administratives oujuridictionnelles le soin de fixer des règles dont ladétermination n’a été confiée par la Constitution qu’à laloi ».

6. Les usagesLes usages sont des pratiques ayant acquis une certaineportée normative. Ils sont la preuve que la formation dudroit peut aussi être spontanée.

A) Les différents types d’usagesCertains usages sont géographiques, c’est-à-dire liés à unterritoire donné. Le Code civil en donne plusieursexemples : on doit ainsi tenir compte des usages locaux,« constants et reconnus », pour déterminer la hauteur desclôtures entre propriétés voisines (art. 663) ou encore ladistance à laquelle on peut planter les arbres, arbrisseauxet arbustes situés à la limite des propriétés voisines(art. 671).

D’autres usages sont professionnels. Ainsi, le Code decommerce prévoit qu’engage sa responsabilité le

Page 80: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

professionnel qui rompt brutalement une relationcommerciale ancienne sans préavis suffisant par rapportaux usages du commerce. En droit du travail, les usages(par exemple une prime ou une pause) se voientreconnaître un caractère obligatoire dès lors qu’ilsprésentent des caractères de généralité, de constance etde fixité ; la chambre sociale a forgé tout un régimejuridique de ces usages et oblige l’employeur qui entenddénoncer un usage à respecter un délai de préavissuffisant.

Un usage prend souvent le nom de coutume lorsqu’il atteintun degré de généralité plus élevé, notamment lorsqu’ils’applique sur tout le territoire.

B) La valeur juridique des usagesLes usages tiennent souvent leur valeur juridique d’unedélégation expresse de la loi : celle-ci, pour régler unequestion donnée, renvoie aux usages. La délégation de laloi est implicite lorsque, pour l’appréciation de certainesnotions-cadres ou standards d’interprétation (la notion debonnes mœurs, ou encore celle de délai raison- nable), ilest nécessaire de tenir compte des usages en la matière.

Certains usages acquièrent une force juridique de façonautonome, c’est-à-dire en dehors même de toutedélégation de la loi. On parle d’ailleurs plutôt dans ce casde coutume. Ces coutumes sont souvent dites praeter

Page 81: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

legem (à côté de la loi) dans la mesure où elles viennentcompléter la loi. La question se pose de la validité descoutumes contra legem, c’est-à-dire de celles qui sedéveloppent en opposition à une loi : on peut ainsi faireétat de la pratique des dons manuels, consistant en uneremise de la main à la main d’objets mobiliers, valablemalgré les dispositions de l’article 931 du Code civilexigeant la rédaction d’un acte notarié pour toute donation ;cette validité d’usage est cependant limitée aux donationsde faible montant.

Il est classique d’énoncer qu’un usage ou une coutumeacquiert une force juridique dès lors que la pratiqueconsidérée est relativement constante – « une fois n’estpas coutume » – (c’est l’élément matériel de la coutume) etque les gens pensent qu’elle est obligatoire (élémentpsychologique de la coutume). Par exemple, l’usagedésormais légalisé et bilatéralisé selon lequel l’épouseutilisait le nom de son mari était très largement répandu enFrance, tant et si bien que beaucoup de personnespensaient que cette pratique était légalement obligatoire.

7. Les conventionsLa loi accorde une grande place aux volontés individuellespour régir certaines relations, tout au moins dans lesmatières qui ne sont pas indisponibles, à la condition queles conventions conclues ne soient pas contraires à l’ordrepublic et aux bonnes mœurs. Les contrats n’ont cependant

Page 82: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

de force obligatoire que pour les parties qui les ont conclus(principe de l’effet relatif des contrats).

Les conventions collectives de travail, conclues entre unemployeur ou un groupement d’employeurs, d’une part, eten principe une ou plusieurs organisation(s) syndicale(s),d’autre part, ont en revanche une portée normative, dans lamesure où elles sont obligatoires non pas seulement pourles parties signataires (employeurs ou syndicats), maispour tous les salariés des entreprises affiliées auxorganisations patronales signataires, que les salariés deces entreprises soient ou non eux-mêmes syndiqués. Lesconventions collectives nationales sont même très souventrendues obligatoires dans toutes les entreprises par unarrêté dit d’extension du ministre du Travail.

8. La doctrineLe terme de « doctrine » (qui vient du latin doctor, lui-même de docere, enseigner), au sens que nous allonsdévelopper ici, est propre à la discipline juridique et aussià la France. En droit français donc, la doctrine désigne lesauteurs qui s’expriment sur un point de droit. Elle peutenglober un ensemble plus ou moins large d’auteurs, allantde l’ensemble des auteurs (« la doctrine unanime soutientque… ») à un groupe d’auteurs (« une partie de la doctrinesoutient que… ») et peut parfois viser un auteur isolé, maisdont l’opinion compte particulièrement (« une doctrinesoutient que… »).

Page 83: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

En droit romain, la doctrine – ou plus exactement certainsauteurs nommément désignés – était formellement sourcede droit par délégation de l’empereur. Il n’en est plus ainsiaujourd’hui, et la doctrine est simplement une sourced’inspiration possible pour les différents tenants du pouvoirde créer le droit. Une opinion juridique vaut alorsprincipalement par l’autorité de son auteur (on trouve alorssouvent des formules du type : « selon une doctrineautorisée »…), mais aucune autorité n’est définitivementacquise.

Le rôle de la doctrine en droit est de plusieurs ordres. Elleaide d’abord à porter à la connaissance des justiciablescertains éléments du droit (lois ou décisions de justice).Par ses commentaires, la doctrine aide à l’explicitation ducontenu du droit, en mettant le doigt sur certaines difficultésd’application et en proposant des interprétations. Enprésentant l’état du droit positif (de lege lata : quant audroit tel qu’il est), la doctrine met aussi en lumière lesmodifications qu’elle estime opportunes (de lege ferenda :quant au droit tel qu’il devrait être modifié). La doctrinecontribue enfin à la systématisation du droit : elle construitet reconstruit en permanence les concepts et lescatégories pour intégrer les solutions et dispositionsnouvelles dans un système ordonné qui apparaît comme lagarantie d’un droit juste.

Il n’y a pas de commentaire neutre, et tout juriste qui

Page 84: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

commente le droit, même s’il semble ne pas porter dejugements de valeur, propose nécessairement desinterprétations pour orienter le droit. Un commentaire quine prend pas de distance à l’égard du texte commenté enest déjà une forme de légitimation. Comme pour toutes lesautres sciences humaines et sociales, l’observateur endroit ne peut se prétendre totalement extérieur à ce qu’ilobserve.

II. – Les transformationscontemporaines du droitPlusieurs mouvements de transformation contemporainedu droit peuvent être notés. Ils conduisent à la nécessité derepenser en profondeur ce qu’est le droit, la hiérarchieclassique de ses sources et comment il peut opérer dansle monde d’aujourd’hui. Nous en développerons ici quatre.

1. L’internationalisation du droit

La fin du xxe siècle a été marquée par uneinternationalisation accélérée du droit. Il n’est plus guère dedomaine qui échappe à une réglementation ou à uncontrôle supranational. Dans certaines matières, parexemple en droit de l’environnement, c’est plus de 80 % dela réglementation qui est d’origine internationale.

Le droit européen est en particulier de plus en plus

Page 85: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

prégnant. Le projet de Constitution européenne n’a pasabouti, mais plusieurs projets d’unification, et notammentdes codes européens, sont en cours d’élaboration. Cetteinstauration d’un droit commun a certes des effets surl’institution d’une Union européenne, mais la méthodeperformative a en la matière ses limites, et il n’est paspossible d’imposer autoritairement d’en haut le sentimentd’une communauté d’appartenance, a fortiori si l’on ignoreles résultats de votes démocratiques.

Les traditions juridiques sont en réalité assez éloignées lesunes des autres, et leur mixage imposé par la globalisationdonne à voir des transformations dans la production desnormes et l’articulation des sources du droit.

Dans la vision traditionnelle du droit français, qui partagece point avec les autres cultures continentales, le droits’énonce sous forme de règles posées a priori, souventcodifiées, et qu’il s’agira d’appliquer aux cas particuliers.Dans ce schéma, la méthode est plutôt déductive, et lafigure centrale est celle du souverain législateur qui estcelui qui énonce la règle.

Le processus de globalisation est de plus en plus dominépar les pays de common law (Royaume-Uni, États-Unis oula plupart des pays du Commonwealth) dans lesquels lemode de production du droit est différent. Le droit y est eneffet pour l’essentiel un droit jurisprudentiel, c’est-à-dire undroit casuistique [1] et la figure centrale est alors celle du

Page 86: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

juge. La common law est gouvernée par le principe duprécédent, c’est-à- dire que, à la différence du droitfrançais, les juridictions anglaises sont liées tout à la foispar leurs propres décisions antérieures, mais aussi parcelles rendues par les juridictions qui leur sont supérieures(ce sont tous les précédents) ; seule la Cour suprême duRoyaume-Uni (anciennement dénommée Chambre deslords) peut procéder à un revirement de sa proprejurisprudence. La seule façon de s’écarter d’un précédentconsiste à essayer de « distinguer » (système desdistinctions) : il s’agit de trouver un fait différent qui justified’adopter une solution différente du précédent. Pour nepas rigidifier le système, il est admis que seule la ratiodecidendi (c’est-à-dire les motifs décisoires : ceux quijustifient le prononcé de la solution) lie les juges ultérieurset non pas tous les obiter dicta (un obiter dictum est unmotif non décisoire, exprimé par le juge, mais qui n’est pasnécessaire au soutien de la solution adoptée).

Du fait de sa participation à l’Union européenne, le droitanglais a subi une certaine transformation : c’est ainsi quele nombre de lois adoptées par le Parlement anglais(statute law), notamment pour transposer les directiveseuropéennes, a eu tendance à s’accroître. À l’inverse, sousl’influence de la common law, le droit français, comme tousles autres droits continentaux, subit des transformations eten particulier une certaine procéduralisation.

2. La procéduralisation du droit

Page 87: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

On distingue souvent deux formes de justice : la justicesubstantielle et la justice procédurale. La justicesubstantielle indique quelle part concrète il faut donner àchacun pour que la distribution soit juste. La justiceprocédurale se fie quant à elle à une procédure juste pouraboutir à une juste répartition. S’agit-il par exemple departager un gâteau ? Une règle de justice substantielleénoncerait quelle part chacun doit prendre (il faut couper legâteau en autant de parts que de personnes présentes, oudonner aux enfants une part deux fois plus grosse qu’auxadultes). Une règle de justice procédurale énoncerait enrevanche que celui qui coupe n’est pas celui qui choisit, ouencore qu’il faut mettre une personne sous la table pourénoncer à qui reviendra chaque part.

La procéduralisation du droit est prônée par de nombreuxphilosophes et théoriciens du droit. Rawls est ainsi classéparmi les partisans d’une justice procédurale et non passubstantielle, car dans son système, c’est la procédurejuste qui permet de garantir la justice du résultat (v. infrap. 90). On peut citer encore le philosophe allemandJürgen Habermas (1929), figure éminente de l’école deFrancfort, qui propose une théorie de l’agircommunicationnel mettant en œuvre une éthique de ladiscussion où la recherche du juste se ferait par la mise enplace d’une procédure de discussion. Il a alors précisé lesconditions nécessaires à une discussion rationnelle (desrègles de sémantique ou de syntaxe pour pouvoir se faire

Page 88: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

comprendre ou encore des règles de logique pour que ladiscussion puisse avoir une certaine rationalité). Quelquesobjections sur- viennent cependant : tout le monde aura-t-ilaccès à cette discussion, et ce sans distinction notammentsociale ? Une discussion peut-elle être entièrementrationnelle et tout mettre sur la table, quand on sait ce qu’ilen est de l’insu et de l’inconscient ?

La procéduralisation se donne à voir dans la placecroissante du juge, conformément à la tradition decommon law. Historiquement, la place de l’action en justicey est centrale, et l’attribution d’un droit est subordonnée àl’existence préalable d’une action (« Remedies precederights », dit le célèbre adage). La règle générale de justicen’est pas donnée a priori, et le juge doit déduire la solutionjuste d’un ensemble de faits et de précédents.

Les juridictions internationales ont tendance à se calquersur ce modèle, où la figure du juge est davantage valoriséepuisqu’elle est la source première du droit : le juge dit ledroit et ne se contente pas d’être la bouche de la loi (lesarrêts de la Cour de cassation française sont ainsi rendusexplicitement « au nom du peuple français », tandis que laCour de justice de l’Union européenne fait précéder sadécision de la formule « dit pour droit »). Le juge y est enoutre davantage personnalisé puisque, à la différence dudroit français où, dans les juridictions collégiales, leprincipe de l’anonymat demeure (la décision rendue est lefruit de la majorité, et on ne connaît pas l’opinion

Page 89: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

individuelle de chaque juge), la tradition de common lawautorise l’expression d’opinions dissidentes (dissentingopinions) : les juges qui sont en désaccord avec l’opinionmajoritaire peuvent annexer à la décision rendue leuropinion divergente (ce que font par exemple les juges de laCour européenne des droits de l’homme). Lapersonnalisation se voit particulièrement à la Coursuprême des États-Unis où la biographie de chaque jugeest disséquée, et ses opinions analysées et étiquetées.

La place croissante prise par la figure du juge doitégalement être analysée par rapport à la question crucialedu droit qui est celle de la légitimité : selon leur moded’élection ou de nomination, ou encore selon leurreprésentativité, leur légitimité peut être différente, mêmesi le risque de « gouvernement des juges » est présentpartout. L’institution de juridictions supranationales pose àcet égard la question de la répartition des compétencesavec les États nationaux où la souveraineté populaires’exprime par le biais des parlements démocratiquementélus. La soumission de tous les États à un contrôle,notamment sur leur application des Droits de l’homme, estsans aucun doute salutaire. Le système n’est cependantdurable que si les juridictions supranationales n’abusentpas en étendant leurs compétences au-delà de leurlégitimité, ce qui est le cas des cours européennes quiempiètent trop souvent sur des choix politiques relevantdes souverainetés nationales.

Page 90: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

La procéduralisation est également à l’œuvre dansl’architecture globale des règles de droit. Dans le systèmeà la française, l’ensemble des sources est, comme nousl’avons vu, organisé dans une sorte de pyramide au seinde laquelle la norme inférieure doit respecter la normesupérieure. Même si, parfois, certaines articulations sontplus complexes, il n’en demeure pas moins que les lois etles règlements doivent par exemple être conformes à laConstitution. En droit anglais, où il n’y pas de constitutionécrite, et où les principes sont découverts par les juges, il ya moins l’idée de hiérarchie entre les normes et davantagel’idée de leur nécessaire combinaison. Les règles sont apriori au même niveau, et il s’agit de les faire coexister endonnant à chacune un domaine d’application propre : laméthode qui imprègne aujourd’hui les juridictionseuropéennes est alors davantage la « mise en balance »des normes, qui se fait par l’application d’un principe deproportionnalité : la règle ne s’applique que dans la mesurede son objectif, et il y a lieu de concilier les différentsintérêts en présence. Le vice majeur d’un tel système estqu’en l’absence de toute règle de hiérarchisation oud’articulation de ces intérêts, le juge a tout pouvoir pourdécider selon le poids supplémentaire qu’il accordera à unintérêt plutôt qu’à un autre, et ce, en fonction de sespropres préférences.

Ce phénomène de mise en balance des intérêts résulteégalement d’un mouvement de « fondamentalisation » dudroit.

Page 91: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

3. La « fondamentalisation » du droitCe néologisme est aujourd’hui fréquemment utilisé par lesjuristes pour évoquer l’importance croissante des droits etlibertés fondamentaux dans l’architecture juridique.

Les premières déclarations de droits et libertés sontanciennes. On peut citer par exemple la Grande Charte(Magna Carta libertarum) anglaise de 1215, qui contientdes droits et libertés de nature à lutter contre l’arbitraireroyal, ou encore le fameux Habeas Corpus Act de 1679permettant, toujours en Angleterre, d’éviter lesemprisonnements sans jugement préalable. Plusieursdéclarations des Droits de l’homme ont été adoptées auxviiie siècle, en particulier la Déclaration d’indépendancedes États-Unis du 4 juillet 1776, ou encore la Déclarationdes droits de l’homme et du citoyen de 1789. Toutes cesdéclarations proclament ce qu’on a appelé les Droits del’homme de la première génération : par exemple la libertéet l’égalité, ou encore la résistance à l’oppression.

Les atrocités de la Seconde Guerre mondiale ont conduit àl’élaboration de déclarations internationales de droitsfondamentaux : la déclaration de Philadelphie du 10 mai1944, la Déclaration universelle des droits de l’hommede 1948, la Convention européenne de sauvegarde desdroits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950ou encore les pactes internationaux de 1966. Ces textes

Page 92: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

contiennent, à côté des droits civils et politiquesclassiques, des droits dits de la deuxième génération quisont des droits économiques, sociaux et culturels. On aparfois qualifié ces droits de « droits-créances » dans lamesure où, pour être réalisés, ils nécessitent l’interventionde l’État comme débiteur et prestataire de ces droits (c’estcependant aussi le cas de certains autres droits comme lapropriété intellectuelle). Ces textes ne contiennent enprincipe que des obligations à la charge des États, et nonpas des droits que les particuliers pourraient invoquer lesuns contre les autres devant les tribunaux. Il faut citer à partla Convention européenne des droits de l’homme qui estdirectement applicable en droit interne et peut donc êtreinvoquée à l’occasion d’un litige ; elle a en outre, commetous les traités internationaux, une valeur supérieure à la loiinterne, et elle peut donc être invoquée à l’occasion d’unprocès pour faire écarter une loi française qui violerait lesdroits et libertés reconnus par cette Convention.

C’est pour décrire ce phénomène qu’on a parlé defondamentalisation du droit. Il y avait eu déjà un mouvementde « constitutionnalisation » du droit initié par la décisiondu Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 conduisant àl’insertion, dans le bloc de constitutionnalité, des droits etlibertés fondamentaux reconnus par le préambule de laConstitution de 1958. Le Conseil constitutionnel pouvaitdonc désormais veiller à ce que, dans tous les domaines,la loi soit conforme à ces droits et libertés. L’introductionde la question prioritaire de constitutionnalité amplifie

Page 93: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

encore le mouvement, en permettant l’invocation dans toutlitige de l’argument tiré de la non-conformité d’une loi à desdroits et libertés fondamentaux.

Dans le moindre litige désormais, le débat peut s’élever(au sens de la hiérarchie des normes) et, par unesurenchère immédiate, les arguments échangés vontrelever des droits fondamentaux. La combinaison desrègles applicables ne peut alors plus se faire par unehiérarchisation purement formelle des normes, commedans la pyramide traditionnelle, et il sera nécessaired’élaborer une hiérarchie substantielle, fonction du contenudes normes. Celle-ci se fait aujourd’hui de façon occulte,notamment par le jeu de la mise en balance des droitsfondamentaux et par l’application d’un principe dit « deproportionnalité » qui donc en réalité donne tout pouvoir aujuge pour faire prévaloir, au cas par cas, certains intérêtssur d’autres alors qu’une telle hiérarchisation des valeurs etdes intérêts devrait parfois faire l’objet d’une discussiondémocratique. Car si tous les droits sont techniquementqualifiés de « fondamentaux », on pourrait dire, enparaphrasant Orwell, que les juges, en particulier les jugesde l’Union européenne, considèrent certains (les droitssociaux et culturels) comme moins fondamentaux qued’autres (les droits du marché).

La globalisation du monde a fait naître l’ambition, louablemais complexe, de vouloir construire une communautéuniverselle et un ordre mondial plus juste au moyen de la

Page 94: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

reconnaissance et de la distribution universelles de droitsde l’homme (v. notamment les travaux de Mireille Delmas-Marty sur la construction d’un droit commun de l’humanité).

Cet objectif ambitieux suppose une attention aux autresgrandes cultures de ce monde, afin que la« fondamentalisation » du droit ne devienne pasl’expression d’un « fondamentalisme occidental » [2]. Lerisque est réel, notamment avec les interprétations de laCour européenne des droits de l’homme qui par exemplecondamne le port du voile islamique comme contraire aux« valeurs de pluralisme, de respect des droits d’autrui et,en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devantla loi » (Leyla Şahin c/Turquie, 10 novembre 2005), tandisqu’elle refuse de condamner en soi des pratiquessadomasochistes barbares au nom de la liberté sexuelle,en focalisant ses recherches sur le seul point de savoir si lavictime avait ou non consenti (K.A. et A.D. c/Belgique,17 février 2005). De même, la pra- tique de la torture oud’autres violations des droits de l’homme par les paysoccidentaux, doublée du refus de se voir juger à la mêmeaune que les autres pays montrés du doigt, se paye d’untrès lourd prix : la délégitimation des droits de l’homme.

4. La contractualisation du droitUne place importante est traditionnellement faite à la notiond’ordre public. Celui-ci renvoie à l’ensemble des normes etprincipes soustraits à la volonté individuelle et qui

Page 95: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

s’imposent à elle. La notion n’est pas toujours autoritaire,et on admet, à côté d’un ordre public de direction destiné àprotéger les principales valeurs sociales (la famille, lapolice, la justice, etc.), un ordre public de protection,permettant de protéger la partie faible contre la volontéd’une partie plus forte qui chercherait à lui imposer sa loi(notamment en matière économique et sociale). On parleaussi d’un ordre public social en droit du travail oùl’employeur est autorisé à déroger à certaines règles (parexemple celle du salaire minimum), mais uniquement enfaveur du salarié (par exemple, s’agissant du salaire, à lahausse et non pas à la baisse).

Une place plus importante est aujourd’hui laissée auxcontrats. Ainsi, en droit de la famille, le statut etl’impérativité de la loi ont fait place à la prise en comptecroissante des volontés individuelles : divorce parconsentement mutuel, choix du nom de famille transmis àl’enfant, institution d’un couple par un contrat (le pacte civilde solidarité ou PACS), possibilité de valider un accordsur la garde des enfants, etc. En matière judiciaire,l’introduction du « plaider coupable » (procédure de« comparution sur reconnaissance préalable deculpabilité » instituée par la loi du 9 mars 2004) permetdans une certaine mesure au délinquant de négocier sapeine. L’action publique elle-même ne se fait plusuniquement sur un mode unilatéral, et une place est faite àune négociation de la loi : pour n’en donner qu’un exemple,le Code du travail commence désormais par un chapitre

Page 96: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

préliminaire sur le dialogue social, dont l’article L. 1 prévoitque « tout projet de réforme envisagé par le gouvernementqui porte sur les relations individuelles et collectives dutravail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relèvedu champ de la négociation nationale etinterprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalableavec les organisations syndicales de salariés etd’employeurs représentatives au niveau national etinterprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’unetelle négociation ».

Le mouvement ne se fait pas seulement sentir dans l’ordreinterne. Dans l’ordre international, la détermination par lesjuges de la loi applicable laisse place de plus en plussouvent à un libre choix de leur loi par les parties (ce qu’onappelle la « loi d’autonomie »), ce qui conduit à un forumshopping généralisé (du latin forum, tribunal). Il en résulteune mise en concurrence des droits nationaux dont on sedoute que les vainqueurs seront les fournisseurs depavillons ou autres législations fiscales de complaisance,plutôt que les législations protectrices des salariés ou desconsommateurs.

Notes[1] La jurisprudence se dit en anglais case-law, tandis quele terme anglais de jurisprudence, qui est un faux ami,désigne la théorie ou la philosophie du droit.[2] Pour reprendre l’expression de A. Supiot,

Page 97: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique duDroit, Le Seuil, 2005, p. 285, désormais en livre de poche,précisément dans le chapitre consacré au « bon usagedes Droits de l’homme ».

Page 98: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre VL’argumentation en droit

Le droit est un art de l’argumentation, où il ne faut donc pass’étonner que la rhétorique ait une certaine place. Celaapparaît ouvertement lorsque, devant les juges, il fautconvaincre du bien-fondé de sa cause. Plusfondamentalement, la conviction est nécessaire à lalégitimation du droit en général. L’argumentation juridiqueimplique plusieurs opérations.

I. – QualifierLa qualification est une opération essentielle duraisonnement juridique : elle consiste à faire entrer un faitou un ensemble de faits dans une catégorie juridique afinde déclencher l’application du régime correspondant. Uncomportement va être qualifié de fautif ; un bien va êtrequalifié de meuble ou d’immeuble ; une personne va êtrequalifiée de père ou de mère ou encore de salariée.

Les qualifications laissent au juge une marged’interprétation plus ou moins grande : si celui-ci ne peutque difficilement déformer la catégorie de père ou demère, il aura une marge d’appréciation plus grande pour

Page 99: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

juger si un contrat peut être qualifié de contrat de travail ousi un acte peut être considéré comme fautif. L’inclusiond’une situation dans une qualification juridique donnée vadonc permettre de justifier qu’un certain régime juridiquesoit déclenché. Si la marge d’appréciation est parfoisgrande (on connaît le dialogue de Giraudoux dans Laguerre de Troie n’aura pas lieu : « le droit est la pluspuissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’ainterprété la nature aussi librement qu’un juriste laréalité »), elle connaît ses limites. L’utilisation d’unequalification doit, pour être légitime, demeurer plausible.

Parfois, une situation de fait est « atypique », au sens oùelle ne semble entrer dans aucune catégorie préexistante.Les juristes essaient alors souvent de la faire entrer tout demême dans une qualification, quitte à forcer un peu celle-ci.Ils n’expriment pas ainsi leur réticence à la nouveauté :simplement la justice requiert d’avoir des règles généraleset abstraites, et non pas faites sur mesure pour un casparticulier.

II. – InterpréterLe droit est un art de l’interprétation. Il n’est guère de règlequi ne puisse être interprétée en des sens différents. Lesmots de la langue laissent déjà place, en eux-mêmes, à unécart au réel rendant nécessaire une interprétation. Ladifférence entre le caractère abstrait de la règle et le cas

Page 100: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

précis auquel il s’agit de l’appliquer ouvre également lechamp à une interprétation. Même une définitiond’apparence aussi simple que l’article 311-1 du Codepénal (« Le vol est la soustraction frauduleuse de la chosed’autrui ») donne lieu à d’innombrables interprétations :est-ce que celui qui s’empare momentanément de la choseavant de la restituer s’est rendu coupable d’une« soustraction » ? Est-ce que celui qui a pris par mégardela chose d’autrui s’en est emparé « frauduleusement » ?Une main est-elle une « chose » que l’on peut voler ? Est-ce qu’un membre de la famille doit toujours être considérécomme « autrui » (question par exemple du vol entreépoux) ? Toute interprétation se discute donc, et l’art dujuriste consistera à convaincre de ce que la sienne est laplus souhaitable, selon des échelles de valeurs qui peuventvarier (la plus juste, la plus efficace, la plus simple, etc.). Lejuge choisira également entre toutes ces interprétationspossibles.

L’interprétation consiste à rechercher le sens de la règle,non pas seulement un sens qui serait caché et doncprésent en elle, mais un sens qui donne toute sa portée àla règle, un sens parmi plusieurs possibles qui en fasseune règle juste. Toute interprétation est donc créatrice ; elleajoute à la règle.

La portée de l’interprétation n’est pas la même selon lesmatières. Le droit pénal est d’interprétation stricte, c’est-à-dire qu’il faut s’en tenir à la lettre du texte et ne pas

Page 101: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

chercher à en élargir la portée. La règle se justifie par lanécessité de protéger les citoyens contre desinterprétations extensives qui élargiraient les incriminationset donc les sanctions. La règle ne vaut pas dans les autresmatières et, en particulier, en droit civil, où un texte peutvoir son domaine d’application élargi lorsque cela estopportun.

Il existe plusieurs méthodes d’interprétation d’un texte.L’exégèse (ou méthode exégétique) est une interprétationlittérale, qui consiste à s’en tenir à la lettre du texte et àinvoquer un argument d’interprétation tiré de l’organisationgénérale du texte, de sa construction grammaticale, ouencore du vocabulaire précis employé. Il est classiqueaussi de se référer aux travaux préparatoires d’un textepour connaître l’intention de son rédacteur. Il faut cependanttrier, par exemple dans les débats parlementaires, ce quiest l’expression de la volonté individuelle d’un de sesmembres de ce qui a fait l’objet d’un consensus. Laméthode vaut surtout pour les textes récents ; lorsqu’aucontraire la loi est plus ancienne, elle doit être adaptée àl’époque, et l’intention initiale du législateur perd de sapertinence. L’interprétation peut encore être téléologique(du grec teleos, fin ou but), c’est-à-dire s’inspirer du but dela règle à appliquer : entre plusieurs interprétationspossibles, on choisit celle qui correspond le mieux àl’objectif de la règle. L’interprétation doit le plus souventêtre évolutive, c’est-à-dire que l’interprète doit toujourss’efforcer d’adapter la lettre du texte au contexte

Page 102: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

contemporain, sans toutefois pouvoir aller jusqu’à trahir letexte : le changement radical d’une règle relève d’unedécision politique et non pas d’une interprétation qui, pardéfinition, doit toujours rester dans certaines marges.

Il existe également plusieurs techniques d’interprétationd’une règle de droit. L’interprétation par analogie ou a paripermet, lorsqu’un texte prévoit une solution pour un casparticulier, de l’appliquer aussi à un cas ana- logue. Uneinterprétation a contrario signifie au contraire que lorsqu’untexte prévoit une solution pour un cas particulier, c’est lasolution inverse qui doit prévaloir lorsque l’on a à faire à uncas opposé. Enfin, l’interprétation a fortiori indique quelorsqu’un texte prévoit une solution pour un cas particulier, ily a davantage de raisons d’appliquer cette solution dansun cas encore plus caractérisé.

III. – RaisonnerLa base de l’argumentation juridique est constituée par lesyllogisme. Cette figure de rhétorique est attribuée àAristote (384-322 av. J.-C.). Le syllogisme est unedémonstration en trois temps :

1. la majeure, qui est l’affirmation d’une règle générale,

2. la mineure qui rend compte d’un ou de plusieursfait(s) constaté(s),

Page 103: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

3. enfin la conclusion qui donne le résultat del’application de la majeure (la règle) à la mineure (auxfaits). Ainsi du célèbre : « tous les hommes sontmortels ; or, Socrate est un homme ; donc Socrateest mortel ».

En pratique, le raisonnement est plus complexe, ce quin’enlève pas toute sa force à cette figure de rhétorique. Enparticulier, les juristes procèdent souvent par syllogismeinversé ou à rebours, c’est-à-dire qu’ayant déterminé lasolution qu’ils souhaitent (la conclusion), ils recherchent,compte tenu des faits de l’espèce (la mineure), la règle dedroit à mobiliser pour aboutir à un tel résultat (la majeure).La recherche de la solution juste se fait nécessairementpar des tâtonnements et des hésitations moins rigoureusesmais, in fine, la nécessité de reconstituer un raisonnementsyllogistique participe de la justice : l’énoncé sous cetteforme permettra en effet de vérifier la ratio decidendi,c’est-à-dire les raisons de décider ainsi et, partant, enrendra possible la contestation.

Le constat d’une marge d’interprétation et d’appréciationinhérentes à l’application de la loi et l’existence inévitablede cas limites ou de zones grises ne conduisent pas pourautant à pouvoir parler de décision arbitraire du juge. Pourconserver sa légitimité, seule source de son pouvoir, celui-ci devra en effet être capable de reconstituer un syllogismed’application de la loi, c’est-à- dire un raisonnement juste

Page 104: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

d’apparence syllogistique, et ce, précisément afin dedémontrer qu’il n’est pas sorti des limites de son pouvoird’interprétation.

IV. – ÉnoncerLe droit, qu’il soit législatif ou jurisprudentiel, doits’énoncer. La précision du vocabulaire juridique est alorsessentielle, dans la mesure où la définition des mots dudroit permet de déclencher l’application de règles de droitcorrespondantes.

L’usage impose aussi un certain vocabulaire. C’est ainsiqu’une loi « dispose », « énonce », « prescrit », ou encore« prévoit », tandis que seul un contrat ou une clause« stipule ». De même encore, les tribunaux rendent des« jugements », tandis que seules les cours (cour d’appel,Cour de cassation, Cour des comptes) rendent des« arrêts ». Pour les conseils (Conseil d’État ou Conseilconstitutionnel par exemple), on parle plutôt de« décisions ». Enfin, les juges uniques (juge des référés,juge aux affaires familiales) rendent des « ordonnances ».

Le vocabulaire juridique est souvent ancien et peut paraîtredésuet : on parle ainsi des « consorts » pour viser unensemble de personnes unies par des liens familiauxexerçant ensemble une action en justice ; on dit encore « iléchet de » pour « il convient de », « il appert » pour « ilapparaît », « sieur » pour « monsieur », ou encore

Page 105: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

« hoirie » pour « succession ». Une loi du 12 mai 2009 desimplification et de clarification du droit a entrepris lamodernisation de certains termes pour en faciliter lacompréhension : la « tradition réelle » a ainsi étéremplacée par la « remise de la chose » ; le mot« hérédité » devient la « succession » ; sont supprimésaussi les ventes « à réméré », le « colonat partiaire », le« commodat » ou encore l’« antichrèse ».

Le style juridique enfin est particulier. Ainsi de l’usage desmodes et des temps. Les textes juridiques ne sont pasrédigés à l’impératif, ni même nécessairement sur unmode d’injonction (« tu ne tueras point »), mais sont le plussouvent formulés à l’indicatif présent qui résonne, en droit,comme un impératif. De même, si les règles sont certessouvent formulées sous forme de devoir (article 212 duCode civil : « Les époux se doivent mutuellement respect,fidélité, secours, assistance »), celui-ci est sous-entendumême lorsqu’il n’est pas exprimé (article 213 du mêmeCode : « Les époux assurent ensemble la direction moraleet matérielle de la famille. Ils pourvoient à l’éducation desenfants et préparent leur avenir »).

Le style dépend aussi de son auteur, et, traditionnellement,le style législatif était connoté favorablement, contrairementau style administratif, a priori plus sec et déshumanisé. Laloi, trop souvent édictée et révisée (parfois même avantd’être entrée en vigueur), est devenue plus technique, etl’attention portée à son style est moindre. Certaines lois

Page 106: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

sont même illisibles en elles-mêmes, car elles se bornent àréviser une loi précédente selon un style elliptique et parrenvoi. On est ainsi aujourd’hui parfois loin du style duCode civil qui inspirait Stendhal, comme celui-ci l’écrivit àBalzac le 30 octobre 1840 : « En composant laChartreuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matindeux ou trois pages du Code civil. »

Page 107: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre VILa philosophie du droit

Le droit n’est pas neutre, et sous l’activité d’apparencetechnicienne du juriste se décèlent différentes conceptionsdu droit et de son rôle.

I. – Les théories du droitLes juristes ne s’accordent pas tous sur la définition mêmedu droit. De la façon dont ils en font, on peut parfoisdéduire la conception qu’ils en ont.

On oppose ainsi souvent deux positions possibles : lepositivisme, qui se réfère au droit positif, et lejusnaturalisme, qui évoque l’existence d’une justicenaturelle.

Les positivistes considèrent comme du droit tout ce qui est« posé » par une autorité légitime, c’est-à-dire légalementhabilitée. La figure emblématique de ce courant estHans Kelsen (1881-1973), auteur d’une fameuse Théoriepure du droit. Selon Kelsen, une norme n’est valable queparce qu’elle est conforme à une norme qui lui estsupérieure, et l’ensemble des règles juridiques a donc,ainsi que nous l’avons vu, l’aspect d’une pyramide. Selon

Page 108: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

ainsi que nous l’avons vu, l’aspect d’une pyramide. SelonKelsen, la science du droit ne doit alors s’intéresser qu’à lavalidité formelle des normes et non pas à leur contenusubstantiel. Une « théorie pure » du droit n’a donc pas àporter un jugement de valeur sur le contenu des normes.

On oppose à cette conception celle des jusnaturalistespour lesquels les règles de droit posées peuvent êtreécartées si elles ne sont pas conformes à une justice ou àun ordre supérieurs au droit et qui s’imposent à lui. Lafigure emblématique de ce courant est Antigone, tellequ’elle est présentée dans la tragédie grecque deSophocle. Pour s’opposer à Créon, roi de Thèbes, dont undécret interdisait d’inhumer ceux ayant pris les armescontre la ville, et pour enterrer son frère Polynice bien qu’ilse fût rendu coupable de tels actes, Antigone déclara, dansune célèbre tirade, qu’elle ne pensait pas que les défensesdu roi « fussent assez puissantes pour permettre à unmortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites,inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, nid’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait lejour où elles ont paru ». Le droit naturel serait ainsi un ordresupérieur au droit positif auquel ce dernier devrait seconformer. Dans le droit naturel classique, que l’on retrouvedans les paroles d’Antigone, c’est le Dieu créateur qui atout ordonné avec mesure et qui édicte les règles. Dèssaint Thomas d’Aquin (1225-1274), puis chez les auteursde la seconde scolastique, le droit naturel s’identifie à la loinaturelle : il ne résulte plus de la volonté des dieux, maisdes lois inscrites dans les choses que la raison humaine

Page 109: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

est apte à déchiffrer.

Pendant longtemps, le positivisme ne fut pas une attitudevalorisée, en particulier après des travaux comme ceux deDanièle Lochak qui avait montré que la science juridiquen’est jamais neutre et que même les travaux les plusdescriptifs sur les lois de Vichy avaient contribué, par unebanalisation de ce droit, à le légitimer [1]. Lesjusnaturalistes étaient sans doute de doux rêveurs, mais,contrairement aux positivistes, ils étaient prêts à rejeter undroit fondamentalement injuste. Aujourd’hui, ces débatssont oubliés, et la doctrine qui perd la mémoire seproclame avec force « positiviste », tandis que lejusnaturalisme est rejeté comme réactionnaire etmoralisateur.

En réalité, l’opposition entre les deux courants est un peusimpliste, et la philosophie du droit ne s’épuise pas danscette dichotomie. On peut en particulier réintégrer dans ledroit la question de ses fondements ou de sa fonction,sans pour autant croire en un ordre supérieur quis’imposerait au droit.

En outre, aucune théorie, si « pure » soit-elle, n’est neutreet ne peut esquiver toute axiologie ou toute philosophie.

On le voit même chez le héraut du positivisme qu’estKelsen. Au sommet de sa pyramide des normes se trouveen effet une norme unique permettant de fonder toutes les

Page 110: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

normes. Kelsen la qualifie de Grundnorm, c’est-à- dire denorme fondamentale. Or, Kelsen précise bien que laGrundnorm est d’une nature radicalement différente desautres normes : ces dernières sont « posées » (gesetzt),tandis que la Grundnorm est « supposée »(vorausgesetzt). Ce n’est donc pas la Constitution qui estune norme posée. La Grundnorm est, selon les termes deKelsen, une « hypothèse logico-transcendantale », et il diraplus tard qu’il s’agit d’une « fiction ». Kelsen est donc unpositiviste lorsqu’il dit que le juriste, dans une théorie« pure » du droit, n’a pas à s’intéresser à cette normefondamentale, c’est-à-dire à la question des fondementsdu droit. En revanche, il admet que le système juridiquen’est pas autofondé et qu’il est nécessairement suspenduà une norme d’une autre nature que les règles de droitpositif.

Le positivisme pur ne suffit pas à comprendre lephénomène juridique dans la mesure où il évacue laquestion essentielle qui est celle de la légitimité du droit.Le droit ne peut s’expliquer par une seule addition denormes positives, fussent-elles hiérarchisées, car laquestion se posera toujours de savoir d’où la norme ultimetire sa propre force et sa propre légitimité.

Plus généralement, les partisans de théories « pures » dudroit, qui prétendent faire de la « science » du droitdébarrassée de toute idéologie, n’en véhiculent pas moinstout autant une philosophie du droit, et notamment la vision

Page 111: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

d’un être humain entièrement rationnel et transparent à lui-même. Ils ne peuvent se draper de neutralité que lorsqu’ilsrestent dans le plan de la théorie du droit ; mais dès qu’ilss’essaieraient à faire œuvre de juriste, c’est-à-dire àcommenter les solutions concrètes adoptées par lelégislateur ou les juges, ils entreraient nécessairementdans le jeu des interprétations et donc des idéologies.Enfin, on pourrait objecter à ceux qui croient que le droit seréduit au texte de la loi et qu’il est donc une pure techniquepouvant tout véhiculer qu’ils sont les véritablesjusnaturalistes pensant que l’humanité de l’homme estinscrite dans sa nature de façon immuable et qu’elle n’apas besoin d’être instituée par le droit.

Le droit n’est en réalité pas neutre, car il n’est pas une purespéculation intellectuelle : il remplit au contraire desfonctions concrètes qui ne sont au demeurant pas lesmêmes dans toutes les sociétés.

II. – Les fonctions du droitLe droit joue un rôle politique et social essentiel,notamment dans le maintien de l’ordre et de la paixsociale.

Il a aussi un rôle dans l’institution du sujet, de sa raison etde son humanité, lesquelles ne sont pas données. Le droita ainsi, pour reprendre la formule d’Alain Supiot [2] unefonction anthropologique : il est certes un objet technique,

Page 112: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

c’est-à-dire que, à la différence d’un objet naturel, son sensest déterminé par l’homme, mais on n’a rien dit d’unetechnique tant qu’on n’a pas dit à quelle fin elle a étéconçue. Selon cet auteur, l’objet propre du droit estd’humaniser les autres techniques : par la technique del’interdit (« interdit », ce qui est dit entre), le droits’interpose entre l’Homme et ses représentations,mentales (la parole) ou matérielles (les outils), et lui permettout à la fois de ne pas délirer et de canaliser sa violence.

La fonction anthropologique du droit insiste ainsi sur lesenjeux d’humanisation portés par le droit. Ceci se voit, parcontre-épreuve, lorsqu’un État fou ou totalitaire conduit à ladéraison et au meurtre généralisé, ou lorsque desinjustices, notamment au niveau international, génèrent dessurenchères de violence.

Le droit permet d’instituer une société vivable, et il ne peutêtre une simple chambre d’enregistrement des évolutionssociales ou des avancées de la science, en ignorant lesmontages qui assurent l’identité et la raison. Dans uneœuvre puissante, d’une lecture exigeante, Pierre Legendrea remis à l’ordre du jour la question dogmatique [3] et amontré qu’aucun être humain ni aucune société ne peuventvivre sans des croyances indémontrables ayant statut devérités. Toutes ces croyances sont légitimées par desmises en scène, et aucune société humaine n’a jamais étégouvernée sans cérémonies, sans musiques ou sansrituels : les rituels de la République sont ainsi

Page 113: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

innombrables, du défilé du 14 juillet aux divers ritesd’intronisation ou de passation des pouvoirs. On peutpenser aussi aux rituels judiciaires qui s’accompagnent decertaines tenues vestimentaires, et qui aident à légitimer ladécision rendue.

Les sociétés « primitives » ne sont pas les seules à vivredans de telles architectures dogmatiques : « toutes lescultures, y compris donc l’occidentale, vivent de véritésindémontrables, de croyances aspirant au statutd’intouchables, dont la cohérence et les conséquencesnormatives tiennent à leur authentification en bonne et dueforme sociale » [4]. La plus grande croyance actuelle desOccidentaux consiste cependant à croire qu’ils se sontdébarrassés de toutes les croyances et de tous les tabous.Jette-t-on cependant nos morts à la poubelle ? Quoi qu’onait dit par exemple à propos des caricatures du prophèteMahomet, nos sociétés occidentales connaissent aussi lanotion de blasphème et protègent, par exemple par le délitd’outrage, nos croyances fondamentales. Une loi du18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a ainsi introduit,dans le Code pénal, un article 433-5-1 punissant d’un délit« le fait, au cours d’une manifestation organisée ouréglementée par les autorités publiques, d’outragerpubliquement l’hymne national ou le drapeau tricolore ». Undécret du 21 juillet 2010 a ajouté une contraventionspécifique d’outrage au drapeau tricolore, punissant le faitde détruire, détériorer ou même utiliser de manièredégradante le drapeau français ; l’incrimination a été

Page 114: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

étendue à l’auteur de tels faits, même commis dans un lieuprivé, qui diffuserait l’enregistrement d’images relatives àleur commission. La Marseillaise ou le drapeau tricoloresont donc plus qu’une simple chanson ou un bout de tissu :c’est qu’ils sont les emblèmes de nos croyances (de notredogmatique) républicaines.

III. – L’axiologie juridique1. La justiceDans l’opinion commune, le droit est identifié à l’image dela justice. Celle-ci est alors souvent représentée commeune femme tenant dans sa main gauche une balance (poursoupeser les intérêts) et dans sa main droite un glaive(pour trancher les litiges). Le droit est alors ramené à lafigure du juge, ce qui est un peu inexact s’agissant desdroits continentaux comme le droit français. C’estcependant bien l’horizon du droit que d’instaurer unesociété juste.

La justice suppose, selon la célèbre formule du Digestedéjà citée, d’attribuer à chacun le sien (suum cuiquetribuere). Le roi Salomon est ainsi connu pour avoir, grâceà un stratagème (il avait fait croire qu’il était prêt à couperl’enfant en deux pour départager les deux femmes leréclamant), accompli la justice en attribuant l’enfant disputéà sa véritable mère. La question délicate demeure

Page 115: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

cependant de déterminer selon quelles règles et quellesmesures attribuer à chacun sa part.

Dans l’Éthique à Nicomaque (écrit en 335 av. J.-C.),Aristote distinguait principalement deux types de justiceparticulière (par opposition à la justice générale que l’onpourrait appeler aujourd’hui la justice sociale).

La justice doit d’abord être distributive lorsqu’il y a lieu deprocéder à une répartition ou à une distribution entre lescitoyens (de biens ou de charges, de droits ou de devoirs,d’honneurs ou de punitions). Elle requiert alors uneproportionnalité, par exemple entre les avantagesdistribués et les vertus des citoyens : il s’agit donc d’unejustice géométrique, puisque l’on doit procéder à desdivisions, à des rapports (chacun reçoit par rapport, i.e.proportionnellement, à ses mérites). La justice doit enrevanche être réparatrice ou corrective (on parle encore dejustice commutative) lorsqu’il s’agit de régler les transfertsde valeurs et autres échanges entre les citoyens. Cettejustice consiste à rétablir un équilibre rompu entre deuxpersonnes soit que l’une ait transmis à l’autre un bien ouune richesse, soit au contraire qu’elle lui ait causé undommage. Dans les deux cas, il s’agit de redresser labalance et d’obliger l’une des parties à verser à l’autrel’équivalent de ce qu’elle lui a par ailleurs retiré. Il s’agitdonc d’une justice arithmétique puisqu’il y a lieu cette fois-ci de procéder à des opérations d’addition ou desoustraction : si A a causé à B un dommage de 100, il doit

Page 116: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

lui verser 100 en compensation.

À l’époque moderne, ce sont surtout les philosophes ou leséconomistes qui se sont intéressés à la question de lajustice. Les juristes, qu’ils se réclament purs techniciens oupurs théoriciens, semblent en revanche ne plus l’inscriredans leur horizon. On ne citera ici que quelques-uns desauteurs les plus connus s’étant intéressés à cette question.

John Rawls (1921-2002) a proposé une Théorie de lajustice [5] qui a été au cœur de très nombreusesdiscussions. Pour le philosophe américain, il n’existe plusde conception universelle du bien, mais, tout enreconnaissant ce pluralisme, il est possible de déterminercertaines règles communes de justice. La méthode deRawls repose sur le concept de voile d’ignorance. Ilreprend le paradigme du contrat social originel tel qu’on letrouve chez Locke, Rousseau ou Kant, mais, contrairementà ces derniers, la position originelle est pour lui unesituation purement hypothétique et non pas une situationréelle ou historique. Afin de garantir que personne n’estavantagé ou désavantagé dans le choix des principes parle hasard naturel ou par la contingence des situationssociales, les principes de justice doivent être choisisderrière un voile d’ignorance : on raisonne comme sipersonne ne connaissait sa place dans la société, saposition de classe ou son statut social, ni non plus le sortqui lui est réservé dans la répartition des capacités et desdons naturels (l’intelligence, la force, etc.) ; les partenaires

Page 117: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

ignorent même leurs propres conceptions du bien ou leurstendances psychologiques.

La théorie de John Rawls repose alors sur deux principesde justice. Le premier principe est l’égalité des libertés debase dont le théoricien propose une liste : les plusimportantes sont les libertés politiques (droit de vote etd’occuper un poste public), la liberté d’expression, deréunion, la liberté de pensée et de conscience ; la libertéde la personne qui comporte la protection à l’égard del’oppression psychologique et de l’agression physique(intégrité de la personne) ; enfin, le droit de propriétépersonnelle et la protection à l’égard de l’arrestation et del’emprisonnement arbitraires. Le second principe permetde justifier des inégalités sociales et économiques : larépartition de la richesse et des revenus peut n’être paségale, mais elle doit être à l’avantage de chacun, et lespositions d’autorité et de responsabilité doivent êtreaccessibles à tous.

La théorie de Rawls est séduisante, mais on peut luireprocher de raisonner uniquement, conformément aucredo de l’individualisme libéral contemporain, sur unindividu calculateur faisant des choix rationnels, enévacuant la question centrale pour les juristes – et présentechez Aristote – de l’homme comme animal social.

Habermas lui a aussi reproché de retirer de la discussionles différentes conceptions du bien. Selon le philosophe

Page 118: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

allemand, les fins poursuivies n’ont pas à être mises sousun voile d’ignorance. Comme Rawls, il ne croit pas à lapossibilité d’une connaissance rationnelle du bien, et ilévacue donc de son champ la métaphysique, mais,contrairement au philosophe américain, il fait confiance àla discussion rationnelle pour parvenir à un consensus surdes principes de justice raisonnables.

On peut citer encore l’économiste Amartya Sen qui, dansplusieurs travaux et notamment dans son dernier livre surL’Idée de justice [6] insiste à son tour sur l’absence d’unenotion universelle de justice. Selon lui, la question descritères sur la base desquels on attribue à chacun sa partest indécidable objectivement. Il s’attache alors plusconcrètement à combattre les injustices réelles, et àaccroître les capacités (capabilities) des individus pourleur donner le pouvoir de choisir et de mener la vie àlaquelle ils aspirent. La justice requiert de développer lesmodes de fonctionnement (functionings) des citoyens(accès à l’éducation, à la santé), pour leur permettred’exercer réellement leur liberté. Sen a contribué à lapromotion de l’indicateur de développement humain quimesure la pauvreté non plus seulement en fonction dedonnées économiques brutes, mais en fonction du « bien-être » des êtres humains (santé, éducation, niveau de vie,etc.). Ces travaux et ces concepts ont été égalementdéveloppés par la philosophe américaineMartha Nussbaum.

Page 119: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

2. La dignité de la personne humaineAu cœur du système juridique et de sa dogmatique setrouve le principe de dignité de la personne humaine quiindique que le but ultime du droit est l’être humain.

Un des traits spécifiques de la condition humaine est laliberté, pour le meilleur et pour le pire. Celle-ci est au cœurdes premières déclarations des Droits de l’homme : elleest au départ liberté politique, sûreté et résistance àl’oppression ; dans le contexte moderne d’individualisationdes sociétés, elle devient davantage un droit d’exprimerses préférences et d’effectuer des choix de vie. Surtout,dans ce second sens plus égocentrique, la liberté ne suffitpas à préserver l’humain, précisément parce qu’elle estalors aussi la liberté de l’inhumanité.

C’est au demeurant au sortir des horreurs de la DeuxièmeGuerre mondiale que le principe de dignité fut affirmé dansplusieurs Constitutions (Allemagne, Japon, Italie) etdéclarations internationales (déclaration de Philadelphiede 1944 ou Déclaration universelle des droits de l’hommede 1948). Le principe de dignité de la personne humainen’était pas encore pour autant un concept juridiquedirectement opératoire. En France, c’est seulementen 1994 qu’il fut inscrit dans le Code civil, et le Conseilconstitutionnel lui conféra, à cette occasion, une valeurconstitutionnelle. La cedh reconnut à son tour, dans lesannées 1990, que « la dignité, comme la liberté, est de

Page 120: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’essence même de la Convention ». Dans la Charte desdroits fondamentaux de l’Union européenne proclamée àNice le 7 décembre 2000, elle occupe l’article 1er dupremier chapitre.

La dignité de l’être humain n’est pas démontrable, pas plusque l’égale dignité de tous les êtres humains. L’étymologiedu mot est à cet égard éclairante. On la recherche souventdu côté du latin dignitas, de decere, « convenir, êtreconvenable ». L’origine grecque est plus riche, oùl’équivalent du mot « dignité » est axios (« ce qui estconvenable, ce qui vaut, ce qui mérite »), et qui a donné« axiome ». Or, la dignité est structurellement un axiome,c’est-à-dire une proposition évidente en soi, échappant àtoute démonstration, et s’imposant par un principed’évidence ou de certitude. Il est hasardeux de prétendre ladémontrer, en particulier scientifiquement. L’article 1 er dela Déclaration universelle sur le génome humain et lesdroits de l’homme de l’Unesco du 11 novembre 1997affirme pourtant que « le génome humain sous-tend l’unitéfondamentale de tous les membres de la famille humaine,ainsi que la reconnaissance de leur dignité intrinsèque etde leur diversité » : est-ce à dire que la découverte d’unedifférence génétique entre les êtres humains requerrait derenoncer à l’égale dignité de tous les hommes et de prônerl’inégalité des races ?

La dignité de la personne humaine est d’une naturejuridique très particulière. Elle n’est pas un droit subjectif,

Page 121: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

même si sa mise en œuvre peut parfois requérir que soientaccordés des droits subjectifs comme les droits à un travailou à un logement décents. La dignité de la personnehumaine ne peut pas davantage être qualifiée de droit del’homme, sous peine d’être mise en balance avec lesdroits et libertés fondamentaux, comme le fait la Cour dejustice européenne dans ses arrêts Viking et Lavalde 2007, où la dignité est même balancée avec de simpleslibertés économiques de l’Union européenne. On qualifiealors parfois la dignité de droit de l’homme de la troisièmegénération pour souligner le fait qu’à la différence desdroits précédents, elle a comme sujets non plus lesindividus, mais l’humanité dans son entier. Cettequalification n’est pas davantage satisfaisante, car ellesuppose que l’humanité vaudrait plus que les individus quila composent, alors que la dignité marque précisément lavaleur infinie de chaque être humain.

La dignité n’est pas un droit, mais un principe qui marquel’appartenance au genre humain. Elle est dès lorsindérogeable et insusceptible d’abus ; et nul ne peut yrenoncer, ni pour autrui ni même pour soi-même. Cettenature particulière était apparue très clairement dèsl’affaire dite « du lancer de nain » qui fut une des premièresoccurrences jurisprudentielles du principe de dignité(Conseil d’État, 27 oct. 1995, Commune de Morsang-sur-Orge) : dans cette affaire, le Conseil d’État jugea quepouvait être interdit sur ce fondement le « jeu » consistant àlancer un nain comme un projectile, nonobstant

Page 122: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’acquiescement de ce dernier à y participer. Commel’avait analysé Pic de la Mirandole dans son De hominisdignitate de 1486, la dignité est fondamentalement unecharge.

La dignité de la personne humaine implique d’abord, selonl’impératif kantien, que la personne ne soit jamais utiliséesimplement comme un moyen, mais toujours en mêmetemps comme une fin. La personne humaine doit êtrereconnue comme une personne juridique, dotée de volonté,et non pas instrumentalisée et réifiée par autrui, c’est-à-dire aliénée à une autre fin qu’elle-même. En particulier,l’homme ne doit pas être utilisé comme un animal, unemachine ou un objet, ni comme un réservoir de piècesdétachées ou de matériaux biologiques.

Le principe de dignité exige encore que soient assurés lesbesoins vitaux de la personne humaine. On perçoit engénéral que le principe de dignité implique de ne pasréduire l’homme à son corps en le traitant comme un objet ;on voit moins que ce principe exige également de ne pasle traiter comme un pur esprit. L’idée demeure ancrée,selon la formule de Pascal, que « toute notre dignitéconsiste en la pensée ». La personne est cependant unêtre incarné, et son corps a des besoins qui doivent êtreassouvis pour qu’elle soit préservée contrel’asservissement et la dégradation. On le perçoit lorsque lapersonne est malade ou mourante, mais on oublie que lecorps, même en bonne santé, entraîne des besoins

Page 123: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

physiologiques (nourriture, sommeil, hygiène) etintellectuels (éducation, culture). Le principe de dignité estencore en jeu lorsqu’il s’agit de respecter certainssentiments proprement humains (la pudeur, la peur, ouencore le dégoût).

Pour toutes ces raisons, le principe de dignité humaineaurait dû rester un principe surplombant le droit et ne pasdevenir un concept juridique directement opératoire. Il estsans doute trop tard, et il faudrait alors au moins ne lemobiliser que très exceptionnellement, en l’absence de toutautre concept juridique applicable. Le concept de dignitéest aujourd’hui au contraire galvaudé, ce qui lui fait perdretoute consistance et toute crédibilité.

Notes[1] « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures dupositivisme », in Les Usages sociaux du droit, CURAPP-Puf, 1989, p. 252.[2] A. Supiot, Homo juridicus, op. cit.[3] Voir en particulier toutes ses Leçons publiées chezFayard, et notamment les dernières en date : Leçons IX.L’autre bible de l’occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique dessociétés, 2009 ; adde L’Amour du censeur. Essai surl’ordre dogmatique (1974), Paris, Le Seuil, coll. « Lechamp freudien », 2005 (nouv. éd. augm.) ; De la sociétécomme texte. Linéaments pour une anthropologie

Page 124: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

dogmatique, Fayard, 2001 ; Sur la question dogmatiqueen Occident, I (1999) et II (2006). Voir aussi, pour desouvrages plus courts aux éditions Mille et une nuits, coll. «Les quarante piliers » : Ce que l’Occident ne voit pas del’Occident, Conférences au Japon, 2004 ; La Balafre. À lajeunesse désireuse…, 2007. Voir enfin : La Fabrique del’homme occidental ; L’ENA. Miroir d’une Nation ;Dominium mundi. L’empire du management, trois filmsde Gérald Caillat sur des textes de Pierre Legendre,coproduction ARTE France, Idéale Audience, aujourd’huidisponibles en DVD.[4] P. Legendre, De la société comme texte, op. cit., p. 7.[5] A Theory of Justice, Oxford, Oxford University Press,1971 (tr. fr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris, LeSeuil, 1987).[6] Paris, Flammarion, 2009.

Page 125: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre VIILes sujets de droit

Tour être un sujet de droit, c’est-à-dire être titulaire dedroits et d’obligations, il faut avoir la personnalité juridique.

I. – Les personnes physiqueset les personnes moralesOnt la personnalité juridique les personnes physiques et lespersonnes morales.

1. Les personnes physiquesCe sont tous les êtres humains, dénommés personnesphysiques en ce qu’ils sont dotés d’un corps.

A) La naissanceLa personnalité juridique s’acquiert par la naissance. Plusprécisément, l’enfant doit être né vivant et viable. Ceprincipe connaît une atténuation, énoncée dans l’adageclassique Infans conceptus pro nato habetur quoties deejus commodis agitur : un enfant simplement conçu est

Page 126: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

considéré comme né toutes les fois qu’il y va de sonintérêt, par exemple pour être héritier dans la successionde son père mort avant sa naissance.

Faute d’être nés, un embryon (premier stade dudéveloppement, jusqu’à huit semaines de gestationenviron) ou un fœtus ne sont pas des personnes juridiques.Ainsi, l’homicide involontaire étant une atteinte contre une« personne », le conducteur responsable d’un accident dela circulation ayant blessé une femme enceinte et entraînéla perte de l’enfant qu’elle portait ne peut pas êtrecondamné sur le fondement de cette incrimination, car leprincipe de la légalité des délits et des peines impose uneinterprétation stricte de la loi pénale (c’est ce qu’a jugél’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans unarrêt du 29 juin 2001) ; si en revanche l’enfant est né, maismort immédiatement en raison des blessures causées inutero, l’incrimination d’homicide involontaire peut êtreretenue. Il n’en résulte pas pour autant que les embryonssoient des choses ordinaires, et une partie des loisbioéthiques a au contraire eu pour objet de leur ériger unstatut protecteur spécifique, dans le prolongement dupremier avis du Comité consultatif national d’éthique du22 mai 1984 qui les avait qualifiés de « personneshumaines potentielles » dont le respect s’impose à tous.La loi autorisant l’interruption volontaire de grossessejusqu’à la fin de la douzième semaine donne égalementstatut à l’embryon ayant dépassé ce stade : si, dans ledélai légal de l’avortement, la mère a entière liberté pour

Page 127: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

prendre la décision de ne pas faire naître son enfant, celui-ci acquiert, ensuite, un certain statut autonome.

Tous ces principes sont contestés de plusieurs parts : d’uncôté, les lobbies scientifiques tentent d’obtenir la réificationdes embryons pour pouvoir procéder librement à desrecherches et à des expérimentations, tandis que, dans lemême temps, plusieurs parents réclament et obtiennentque leur enfant, même non né vivant et viable, soit traitécomme une personne et en particulier soit inscrit à l’étatcivil comme enfant mort-né ; le législateur a étendu cettepossibilité à l’« enfant sans vie » qui n’est pourtant, quant àlui, jamais né (décret du 20 août 2008). Cette dernièresolution laisse perplexe. Non pas tant parce qu’ellemarquerait un retour en arrière par rapport au droit àl’avortement même si, indiscutablement, l’inscription àl’état civil est le signe d’une existence juridique séparée decelle de la mère. Le problème est surtout de vouloir fairejouer au droit un rôle thérapeutique dans le malheur desparents : peut-on, sans jouer dangereusement avec lepsychisme, conforter les parents dans leur illusion d’avoireu un enfant en cas de fausse couche intervenue au boutde quelques semaines ou quelques jours ? Faudrait-il, siles parents en avaient moins de peine, considérer que leurenfant n’est jamais mort et le maintenir vivant à l’état civil ?

B) La mortSeule la mort physique met fin à la personnalité juridique.

Page 128: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Existait jusqu’en 1868 la « mort civile » qui frappait lescondamnés à de très lourdes peines (comme le bagne) etqui entraînait la perte de la personnalité juridique.

D’un point de vue biologique, il y a plusieurs définitionspossibles de la mort (arrêt du cœur, de l’activité cérébrale,etc.). Le droit s’en remet en principe au médecin quidélivre le certificat d’inhumer. La règle est plus précise, carles enjeux sont plus lourds, lorsqu’il s’agit de savoir à partirde quel moment les médecins peuvent procéder à unprélèvement d’organes : la mort était alors définie par l’étatde mort cérébrale, mais un décret du 2 août 2005 prévoitque, pour certains organes (le rein et le foie), unprélèvement pourra être pratiqué dès lors que la personneprésente « un arrêt cardiaque et respiratoire persistant ».

Deux hypothèses classiques peuvent conduire à la fin de lapersonnalité juridique en l’absence de mort certifiée :l’absence et la disparition. L’absence vise le cas où « unepersonne a cessé de paraître au lieu de son domicile oude sa résidence sans que l’on en ait eu de nouvelles » (elleest descendue chercher des cigarettes et n’a jamaisreparu) ; après une première phase de dix ans durantlaquelle il y a présomption d’absence, le tribunal pourra,dans certaines conditions, déclarer l’absence quientraînera tous les effets d’un décès établi. La disparitionconcerne l’hypothèse où une personne a disparu « dansdes circonstances de nature à mettre sa vie en danger,lorsque son corps n’a pu être retrouvé » : par exemple une

Page 129: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

personne qui se trouvait dans un avion écrasé au sol etdont le corps n’a pas été retrouvé ; compte tenu descirconstances de la disparition, on peut présumer plus viteque la personne est décédée, et ce décès peut êtrejudiciairement déclaré à la requête du procureur de laRépublique ou des parties intéressées.

C) L’état des personnesL’état des personnes est ce qui constitue l’identité juridiquedu sujet.

Il comprend d’abord le nom au sens large, lequel secompose du nom de famille et du (ou des) prénom(s). Ilpeut être complété par un nom d’usage (par exemple celuidu conjoint), un pseudonyme (nom d’emprunt, en particulierpour les artistes) ou d’un surnom. Le nom de famille(anciennement « patronyme » puisqu’il s’agissait du nomdu père) est choisi par les parents qui peuvent décider detransmettre le nom du père, le nom de la mère ou leursdeux noms accolés dans l’ordre choisi par eux dans lalimite d’un nom de famille pour chacun (pour que toutepersonne n’ait jamais que deux noms accolés aumaximum). Le nom est considéré en France comme uneinstitution de police, et il est en principe indisponible (il nerelève pas de la volonté des personnes), immutable (saufprocédure administrative spéciale), imprescriptible (il nese perd pas par le non-usage) et inaliénable (son usagepeut cependant être cédé à titre de dénomination sociale

Page 130: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

ou de nom commercial). Les prénoms de l’enfant sontchoisis par ses père et mère ; l’officier d’état civil est tenud’inscrire les prénoms proposés par les parents, mais s’ilestime que le choix effectué est contraire aux intérêts del’enfant, il peut en avertir le procureur de la République quipourra saisir le juge aux affaires familiales d’une action enannulation du prénom, à la condition de démontrer l’atteinteà l’ordre public. Le changement de prénom est admis,mais il est subordonné à la démonstration d’un intérêtlégitime.

L’état des personnes comprend aussi l’indication du sexede la personne. Celui-ci est en principe indisponible mais,suite à une condamnation de la France par la cedh, la Courde cassation admet aujourd’hui que, « lorsque, à la suited’un traitement médicochirurgical subi dans un butthérapeutique, une personne présentant le syndrome dutranssexualisme ne possède plus tous les caractères deson sexe d’origine et a pris une apparence physique larapprochant de l’autre sexe, auquel correspond soncomportement social, le principe du respect dû à la vieprivée justifie que son état civil indique désormais le sexedont elle a l’apparence ». Elle ajoute cependant que « pourjustifier une demande de rectification de la mention dusexe figurant dans un acte de naissance, la personne doitétablir, au regard de ce qui est communément admis par lacommunauté scientifique, la réalité du syndrometranssexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractèreirréversible de la transformation de son apparence ». Si en

Page 131: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

effet la mention du sexe est un élément de l’état despersonnes, il ne peut être laissé à la seule volonté desindividus, et le droit doit pouvoir contrôler l’existence decertains éléments objectifs prouvant le changement desexe. La cedh en a déduit, dans un arrêt Goodwin de 2002,qu’après un changement d’état civil, un transsexuel a ledroit de se marier avec une personne de son sexed’origine.

Le domicile est le lieu du principal établissement ; il est lelieu de l’exercice des droits (de vote par exemple) etdevoirs civils (paiement des impôts par exemple), et unepersonne ne peut avoir qu’un seul domicile (elle peut enrevanche avoir plusieurs résidences qui sont des lieux oùelle habite en fait). Les époux peuvent avoir des domicilesdistincts. Le libre choix du domicile fait partie du droit aurespect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Conv.edh ; un employeur peut y apporter des restrictions, maisen démontrant qu’elles sont justifiées par la nature de latâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

La capacité des personnes relève également de l’état despersonnes ; elle représente l’aptitude à faire des actesjuridiques. Elle peut être amputée par certainesincapacités : les incapacités d’exercice (qui privent lapersonne de la possibilité d’exercer seule ses droits, maisnon pas d’en être titulaire ; c’est le cas des mineurs ou desincapables majeurs) et les incapacités de jouissance (ellesne peuvent qu’être ponctuelles, car elles privent de la

Page 132: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

possibilité même d’acquérir un droit).

2. Les personnes moralesLes personnes morales sont des groupements depersonnes physiques qui sont dotées en elles-mêmes dela personnalité juridique. Elles ont donc tous les attributs dela personnalité juridique : un nom (appelé dénomination ouraison sociale pour les sociétés), un domicile (un siègesocial), un patrimoine, une nationalité, la capacité juridique(par exemple de conclure des contrats), le droit d’ester enjustice, etc.

La doctrine s’est longtemps interrogée pour savoir si lespersonnes morales relevaient de la fiction ou de la réalité.Les partisans de la thèse de la fiction relevaient qu’ilsn’avaient « jamais dîné avec une personne morale » ; lapersonnalité morale ne pouvait donc qu’être une créationde la loi. Selon la thèse de la réalité, les juges peuvent aucontraire, lorsqu’ils constatent qu’un groupement a, de fait,acquis une certaine autonomie, lui conférer la personnalitéjuridique. C’est cette seconde thèse qu’a consacrée unarrêt de 1954 reconnaissant la personnalité morale auxcomités d’établissement.

II. – Les personnes et lesanimaux

Page 133: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Certains expriment le souhait de donner des droits auxanimaux, ou au moins à certains d’entre eux, ce quisupposerait de les doter de la personnalité juridique. Lesanimaux doivent certainement être juridiquement protégés,et ils sont effectivement de plus en plus maltraités. Mais iln’est nul besoin de leur donner des droits pour imposer auxêtres humains des devoirs envers eux, même si, à titremilitant, la qualification peut contribuer à faire prendreconscience des progrès à faire en la matière.

Les animaux n’ayant pas accès au langage, ils n’ont pasaccès à l’univers symbolique et donc au droit. Ils peuventémettre des sons et aussi communiquer : répondre àcertains signaux, apprendre à indexer des signaux sur deschoses du monde réel et même reconnaître des signesabstraits pour les animaux les plus intelligents (un chiensaura ainsi répondre à son nom). La communication n’estcependant pas du langage, lequel suppose précisémentl’accès à un monde symbolique. Seul l’être humain a unevie autonome de la représentation, c’est-à- dire peutpenser dans un monde purement symbolique dissocié duréel (seul l’être humain peut pour cette raison mêmedélirer). L’animal n’est pas confronté à la question du sensde la vie : s’il peut parfois – paraît-il – se donner la mort(lorsqu’il est en danger), cette mort n’est pas un suicide,c’est-à-dire une mort volontaire justifiée par la difficultémétaphysique d’être au monde.

Il est alors absurde, précisément au sens le plus

Page 134: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

métaphysique de ce terme, de parler de dignité desanimaux, car la « dignité » est précisément, en droit, lesubstantif qui marque la différence entre l’homme etl’animal. Le législateur a pris cependant cette voie absurdeen punissant, à côté des sévices graves et des actes decruauté envers un animal domestique, les sévices « denature sexuelle » (loi du 9 mars 2004). Doivent sansconteste être sévèrement punis tous les actes de cruautéou les souffrances infligées à un animal ; mais en quoi yaurait-il une spécificité du crime sexuel sur un animal quidevrait être puni en soi, c’est-à-dire abstraction faite deséventuelles souffrances qu’il aurait provoquées chez lui ?L’animal n’éprouve aucune honte, aucune humiliation, en unmot, il n’a pas accès au sentiment de décence et donc à ladignité.

La faible différence génétique entre l’homme et l’animal nesaurait justifier un égal traitement juridique. C’est mêmeprécisément parce que l’homme et l’animal sont dans unecontinuité biologique que le droit doit poser radicalement ladifférence entre les deux. Non pas pour que l’hommes’arroge le droit de maîtriser ou de martyriser les animaux,mais pour aider l’homme à s’arracher à son animalité etl’instituer dans son humanité.

III. – Les personnes et leschoses

Page 135: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Les personnes physiques ont un corps. D’un point de vuephilosophique, les liens entre la personne et son corps onttoujours été l’objet de questions abys- sales dans lamesure où, ontologiquement, le corps est la personne. Ledroit opérant une summa divisio entre les personnes et leschoses, le corps s’est classé tout naturellement dans lacatégorie des personnes par opposition à celle deschoses. Ceci n’a duré cependant que tant que,matériellement, le corps était indissociable de la personne.Mais comme le disait Jean Rostand, « c’est le terribleforfait de la nature que d’avoir fait les êtres avec lasubstance des choses », et lorsque la technique a rendupossibles et utiles les transfusions, prélèvements et greffesdiverses, la question du statut juridique de ces « morceauxde corps » soudain séparés de la personne s’est poséeouvertement. L’objet des diverses lois bioéthiques a alorsété d’encadrer cette réification de la personne et samarchandisation. La protection se poursuit au-delà dudécès de la personne lors même que, techniquement, il n’ya alors plus de personne juridique, mais simplement uncorps (v. l’article 16-1-1 du Code civil ajouté par la loi du19 décembre 2008 : « Le respect dû au corps humain necesse pas avec la mort. Les restes des personnesdécédées, y compris les cendres de celles dont le corps adonné lieu à crémation, doivent être traités avec respect,dignité et décence »). La question s’est posée aussi durapport de l’homme aux éléments détachables de soncorps, et la pente est glissante qui pousse à admettre,comme pour les choses, la qualification de droit de

Page 136: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

propriété sous ses diverses formes (notamment labrevetabilité).

Limiter la réification du corps de la personne est un enjeucrucial. Au-delà de la morale ou de l’éthique qui nesuffisent pas en elles-mêmes à expliquer les raisonsd’interdire, ce sont les enjeux anthropologiques qui doiventêtre examinés. Le traitement indigne du corps humain, etnotamment sa marchandisation, construit et donne à voirun monde où certaines personnes seront, pour d’autres, unréservoir de pièces détachées (vente d’organes) ou unemachine pour porter leurs enfants (gestation pour autrui).Cette mise à disposition d’une partie des êtres humains– on se doute que ce ne sera ni les plus forts ni les plusriches – faisant sauter le principe d’égale dignité de tousest porteuse de « dé-civilisation » au sens d’un« déchaînement » de la violence proprement humaine quele droit a pour objet de canaliser.

IV. – Les personnes etl’humanitéLe seul sujet de droit légalement reconnu a pendantlongtemps été la personne juridique (personne physique oumorale), seule titulaire de droits (droits subjectifs et droitsfondamentaux).

L’humanité a fait son entrée sur la scène juridique plus

Page 137: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

récemment, et d’abord comme une victime. Ainsi, aulendemain de la Seconde Guerre mondiale, fut élaboré leconcept juridique de crime contre l’humanité. Cettecatégorie comprend aujourd’hui plusieurs crimes, aupremier rang desquels le crime de génocide et d’autrescrimes tels que la déportation, la réduction en esclavageou la pratique massive et systématique d’exécutionssommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leurdisparition, de la torture ou d’actes inhumains. Une loi du26 décembre 1964 dit que ces crimes « sontimprescriptibles par nature ».

Le Code pénal a ajouté aux crimes contre l’humanité lescrimes contre l’espèce humaine. On ras- semble sous ceterme aussi bien l’eugénisme (« le fait de mettre en œuvreune pratique eugénique tendant à l’organisation de lasélection des personnes ») que le clonage reproductif (« lefait de procéder à une intervention ayant pour but de fairenaître un enfant génétiquement identique à une autrepersonne vivante ou décédée »). La notion d’espècehumaine a une connotation « biologisante » :traditionnellement, l’en- semble des êtres humainsconstituait le « genre » humain, mais le substantif estdésormais utilisé – l’anglicisme ayant pris le dessus – parréférence au sexe des personnes.

On parle parfois désormais de droits de la troisièmegénération pour viser les droits dont le sujet ne serait pasl’être humain, mais l’humanité dans son entier, par exemple

Page 138: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

la dignité, qui permet de protéger l’humanité de l’homme etdonc l’humanité de tous les hommes. La notion estcependant problématique, car elle supposerait de faireprimer l’humanité sur l’être humain, ce qui, précisémentpour la dignité, contredit l’idée de valeur infinie donnée àchaque être humain. De même est souvent utilisée lanotion de patrimoine commun de l’humanité qui permetde retirer certains biens de l’appropriation privée afin deles mettre en dehors de l’emprise (destructrice) dumarché ; il s’agit de protéger la planète pour les« générations futures », autre concept permettant detranscender les notions individualistes et temporelles dudroit.

Page 139: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Chapitre VIIILa réalisation du droit

Nul ne peut en principe se faire justice à lui-même. En casde litige, l’une des parties doit intenter une action enjustice, c’est-à-dire saisir une juridiction qui tranchera ledifférend.

La période contemporaine est marquée par la faveur vis-à-vis des modes alternatifs de résolution des conflits (marc),consistant à trancher les litiges en dehors des juridictionsétatiques. Dans certains domaines, les parties peuventainsi recourir à l’arbitrage et confier leur litige à un tiersdésigné conformément à leur accord. Le droit favoriseaussi la médiation et la conciliation entre les parties : encertaines matières, les juges sont même obligés de tenterune telle conciliation avant de pouvoir rendre leur jugement.

I. – L’organisationjuridictionnelleLes juridictions françaises sont divisées en deux « ordres »hiérarchiquement organisés : l’ordre judiciaire (comprenant

Page 140: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

les juridictions judiciaires stricto sensu et les juridictionspénales) et l’ordre administratif.

Un Tribunal des conflits est chargé de trancher les conflitsentre ces deux ordres : les conflits positifs (lorsque lesdeux ordres de juridictions se déclarent compétents) ounégatifs (lorsque les deux se déclarent incompétents).

1. L’ordre judiciaireLes juridictions de l’ordre judiciaire sont composées pourl’essentiel de magistrats, c’est-à-dire de jugesprofessionnels. Les magistrats de l’ordre judiciaire peuventêtre des magistrats du siège (qui jugent les affaires) ou duparquet (qui représentent l’État, c’est-à-dire l’intérêt de lasociété). Les deux types de magistrat tirent leur légitimitéde leur mode de nomination (par un concours national) ; lesmagistrats du siège se singularisent par leur statut(notamment l’inamovibilité) qui est une garantie de leurindépendance. Les juridictions comprennent parfois desjuges non professionnels, élus par leurs pairs (au tribunalde commerce ou dans les conseils de prud’hommes). Lesjuridictions composées à la fois de magistratsprofessionnels et de juges non professionnels sont diteséchevinales ou pratiquant l’échevinage.

L’organisation des juridictions judiciaires peut êtrecomparée à une pyramide dont la base est constituée parles juridictions du premier degré, l’échelon intermédiaire

Page 141: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

par les cours d’appel, et le sommet par la Cour decassation.

A) Les juridictions du premier degréIl faut distinguer les juridictions civiles (ou judiciaires strictosensu) des juridictions pénales.

a) Les juridictions civiles. – Certaines juridictions ont unecompétence générale. Les tribunaux de grande instance(tgi) statuent en formation collégiale à trois juges, sauf pourcertaines formations spécialisées statuant à juge unique (lejuge aux affaires familiales, le juge des enfants ou encorele juge de la mise en état) ; ils sont compétents pourconnaître, en matière civile, de tous les litiges dont lemontant est égal ou supérieur à 10 000 €, sauf les cas oùils ont une compétence exclusive, c’est-à-direindépendante du montant du litige (en matière d’état despersonnes – mariage, divorce, filiation, nationalité – ou enmatière immobilière). Les tribunaux d’instance (ti), quistatuent à juge unique, sont également des juridictionsgénérales, compétentes pour toutes les actionspersonnelles ou mobilières d’une valeur compriseentre 4 000 et 10 000 €, outre une compétence spécialeexclusive dans certaines matières (par exemple en matièred’expulsion). Enfin, les juridictions de proximité, crééespar une loi du 9 septembre 2002, jugent des petits litigesde la vie quotidienne ; elles connaissent en principe, enmatière civile, des actions personnelles ou mobilières

Page 142: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

jusqu’à la valeur de 4 000 €.

D’autres juridictions sont spécialisées.

Les tribunaux de commerce (ou juridictions consulaires)sont composés de juges élus par leurs pairs, c’est-à- direpar des commerçants. Le critère de compétence destribunaux de commerce est double : il tient soit à la qualitédes parties au litige (ils sont compétents pour juger deslitiges entre commerçants, personnes physiques oumorales, à la condition que ces litiges se rapportent à leuractivité commerciale), soit à la nature de l’opérationlitigieuse (par exemple pour connaître des contestationsrelatives aux actes de commerce entre toutes personnes).

L e s conseils de prud’hommes sont également desjuridictions électives, dont les membres sont élus tous lescinq ans par les salariés et les employeurs. Ce sont desjuridictions paritaires, composées d’un nombre égal desalariés et d’employeurs. La conciliation est obligatoiredevant un bureau de conciliation composé d’au moins unsalarié et un employeur. Le bureau de jugement secompose quant à lui d’au moins deux employeurs et deuxsalariés. En cas de partage des voix, il est fait appel à unjuge départiteur, qui est un juge professionnel du tribunald’instance. Les conseils de prud’hommes règlent lesdifférends relatifs à tout contrat de travail entre lesemployeurs et leurs salariés. La compétence des conseilsde prud’hommes se limite aux litiges de nature individuelle

Page 143: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

et ne s’étend pas aux conflits collectifs (grève ou lock-out).

On peut citer encore les tribunaux paritaires de bauxruraux, qui sont des juridictions élues compétentes pourconnaître des contestations entre bailleurs et preneurs debaux ruraux, ou encore les juridictions de la sécuritésociale.

b) Les juridictions pénales. – Les juridictions pénales sontchargées de la répression des infractions. Il est fréquentqu’une infraction pénale cause en même temps undommage à une personne. Celle-ci peut, par une actioncivile, en demander réparation devant la juridiction pénalequi aura à statuer sur l’infraction : on dit que la victime seconstitue partie civile. Si la victime décide de porter sonaction en réparation devant le juge civil (elle le peut, mêmesi le procès sera alors plus long et plus coûteux), ce dernierdoit surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge pénal aittranché sur la culpabilité : comme le dit l’adage « lecriminel tient le civil en état ».

Dans la procédure pénale de droit commun, on distingueles trois phases essentielles que sont la poursuite,l’instruction et enfin le jugement.

La première phase est gouvernée par le principe dit « del’opportunité des poursuites », selon lequel c’est auministère public de décider s’il y a lieu ou non depoursuivre. Même en présence d’une infraction

Page 144: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

caractérisée, il peut décider de classer l’affaire sans suite,ce qui empêchera la procédure de se poursuivre. Leparquet est en effet le représentant de l’État, et celui-cipeut, par une politique pénale, décider de la façon dontdoivent être appliqués les textes. Cependant, pourcertaines infractions, les victimes peuvent, en seconstituant partie civile, obliger le procureur de laRépublique à exercer l’action publique. Le parquet est aidépar la police judiciaire qui a pour rôle d’identifier etd’arrêter les auteurs d’infractions.

L’instruction est la phase de l’affaire pendant laquelle lespreuves sont recherchées. Le procès pénal est de typeinquisitorial, c’est-à-dire qu’il appartient au juge derechercher les preuves, à charge et à décharge.L’instruction (obligatoire en matière criminelle, facultativeen matière correctionnelle) fut pendant longtemps menéepar un juge unique : le juge d’instruction. Suite à desdysfonctionnements, une loi du 5 mars 2007 a créé uncollège de l’instruction composé de trois juges afin deprendre les décisions les plus importantes telles que lamise en examen ou le placement sous contrôle judiciaire.Le juge d’instruction peut délivrer certains mandats, parexemple un mandat de comparution (obligeant unepersonne à comparaître) ou un mandat d’amener (ordredonné à la force publique d’amener éventuellement deforce l’intéressé). En revanche, le mandat de dépôt, quipermet de placer en détention provisoire une personnemise en examen, est de la compétence d’un juge des

Page 145: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

libertés et de la détention. À la fin de l’instruction, le juged’instruction rend une ordonnance de non-lieu ou aucontraire une ordonnance de renvoi devant la juridictioncompétente.

La phase de jugement est confiée à plusieurs juridictions :les contraventions sont jugées par les tribunaux de policeou, pour les moins importantes, par les juges de proximité ;les délits relèvent des tribunaux correctionnels ; les crimessont passibles des cours d’assises. Les tribunaux depolice et les juges de proximité statuent à juge unique. Lestribunaux correctionnels sont en revanche composés enprincipe de trois juges. Enfin, les cours d’assises sontcomposées de trois magistrats professionnels et de neufjurés choisis par voie de tirage au sort. Il existe, pour lesmineurs, des juridictions spécialisées : le juge des enfantset le tribunal pour enfants. Des juridictions d’exceptionpeuvent aussi être constituées pour certaines infractionsmilitaires. Enfin, des juridictions spéciales existent pourjuger de la responsabilité pénale de certains hommespolitiques : la Cour de justice de la République pour lesministres et la Haute Cour de justice pour le président de laRépublique.

B) Les cours d’appelUn des principes fondamentaux de l’organisationjuridictionnelle est le principe du double degré dejuridiction : un plaideur qui a perdu son litige en première

Page 146: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

instance a en principe le droit de faire juger à nouveau sonaffaire par une juridiction d’un degré supérieur qui pourraréformer la première décision. Ce double degré dejuridiction n’existe qu’à partir d’un certain taux de ressort,c’est-à-dire pour les affaires dépassant une certainesomme.

L’appel est suspensif, ce qui signifie que, en principe, ledélai d’un mois pour faire appel suspend l’exécution dujugement. L’appel est également dévolutif : le litige estdévolu dans son entier (en droit et en fait) à la cour d’appelqui est une juridiction du fond, c’est-à-dire que celle-cirejuge entièrement l’affaire.

Il existe trente-cinq cours d’appel en France, dont cinqoutre-mer, qui sont divisées en chambres. Les arrêts sontrendus par des magistrats délibérant en nombre impair(trois magistrats au moins).

C) La Cour de cassationLa Cour de cassation est divisée en six chambresspécialisées : la première chambre civile (compétente surles questions de nationalité, d’état des personnes, debiens ou encore de contrats civils), la deuxième chambrecivile (compétente en matière de divorce, deresponsabilité délictuelle ou encore de sécurité sociale), latroisième chambre civile (compétente en matièreimmobilière), la chambre commerciale et financière, la

Page 147: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

chambre sociale et enfin la chambre criminelle.

Le parquet y est représenté par un procureur général prèsla Cour de cassation, assisté d’avocats généraux dont unpremier avocat général.

Lorsqu’un pourvoi soulève une question de principesusceptible de se présenter dans plusieurs chambres ouplusieurs questions relevant des attributions de chambresdifférentes, une chambre mixte est constituée, composéede magistrats appartenant à trois chambres au moins de laCour.

La formation la plus solennelle est l’assemblée plénière dela Cour de cassation. Sa saisine est obligatoire lorsqu’undeuxième pourvoi consécutif est formé sur la mêmequestion de droit : cela signifie en effet que la premièrecour d’appel de renvoi a refusé de s’incliner devant lasolution de la Cour de cassation (ce qu’elle a le droit defaire). L’assemblée plénière peut également être saisie,cette fois-ci de façon facultative et sur premier pourvoi, dèslors qu’il y a un risque de divergence entre les juridictionsdu fond et la Cour de cassation. L’assemblée plénière estcomposée du premier président, des six présidents dechambres, des doyens des chambres, de deux conseillersde chacune des six chambres. Tout arrêt rendu parl’assemblée plénière s’impose à la juridiction de renvoi surles points de droit jugés par celle-ci.

Page 148: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Il existe enfin une formation spéciale pour avis chargée derépondre aux saisines pour avis.

Le pourvoi en cassation doit être formé dans les deux moisde la signification de la décision du fond. Les partiesdoivent, devant la Cour de cassation, être représentéespar un avocat aux Conseils (au Conseil d’État et à la Courde cassation), titulaire d’une charge, et non pas par unavocat à la cour (d’appel).

Le pourvoi en cassation n’est pas suspensif. Pour luttercontre l’encombrement de la Cour de cassation et pourfavoriser l’exécution des jugements, l’exécution de ladécision attaquée est même une condition pour pouvoirintenter un pourvoi en cassation, sauf dans les matièrespour lesquelles l’exécution provisoire serait irréversible(par exemple en matière de divorce ou de nationalité).

Le pourvoi en cassation, à la différence de l’appel, n’estpas non plus dévolutif : la Cour de cassation n’est pas untroisième degré de juridiction, car elle ne juge qu’en droit etnon en fait (elle ne remet pas en cause les faitssouverainement appréciés par les juges du fond). Plusprécisément, elle ne peut être saisie que de certains griefsde droit précis que l’on appelle des cas d’ouverture àcassation. Il y en a neuf dont seuls les quatre premiers sontcouramment utilisés : la violation de la loi (lorsque le juge acommis une erreur de droit dans l’application de la loi) ; lemanque de base légale (lorsque les juges du fond n’ont

Page 149: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

pas suffisamment motivé en fait leur décision, si bien quela Cour de cassation ne peut pas exercer son contrôle) ; ledéfaut de motifs (absence complète de motivation sur unpoint soulevé par une partie) ; ou encore la dénaturation(erreur grossière d’interprétation d’un acte juridique).

La Cour de cassation peut « rejeter le pourvoi » ou aucontraire « casser et annuler » la décision attaquée.Lorsqu’elle rejette le pourvoi, la décision attaquée devientirrévocable. Lorsqu’elle censure la décision attaquée,celle-ci est annulée, et les parties sont replacées dansl’état où elles se trouvaient avant la décision. L’affaire restedonc à juger, et elle est alors en principe renvoyée devantune autre juridiction (la juridiction de renvoi) de mêmenature que celle dont émane la décision cassée ouéventuellement devant la même juridiction autrementcomposée (c’est souvent le cas pour les arrêts rendus parles cours d’appel outre-mer). Si la juridiction de renvois’incline devant la Cour de cassation, il est impossible deformer un nouveau pourvoi pour critiquer cette solution, carcela reviendrait à demander à la Cour de cassation de secontredire.

2. L’ordre administratifLe contentieux administratif est de divers types : lecontentieux de l’annulation qui permet, par un recours pourexcès de pouvoir, de demander l’annulation des décisionsillégales de la puissance publique (par exemple d’un

Page 150: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

décret ou d’un arrêté), ou le plein contentieux (oucontentieux de pleine juridiction), qui permet au juge deprononcer des condamnations pécuniaires (par exempleen cas de dommage causé par un ouvrage public).

Les juridictions administratives de droit communcomprennent d’abord les tribunaux administratifs qui sontune trentaine en France. Le tribunal territorialementcompétent est celui dans le ressort duquel siège l’autoritéayant pris la décision attaquée. Pour éviter une surchargedu tribunal de Paris (compte tenu du nombre de décisionsprises par les autorités centrales), ce principe est assortide dérogations.

Il y a ensuite huit cours administratives d’appel : àBordeaux, Douai, Lyon, Marseille, Nancy, Nantes, Paris etVersailles. Elles jugent des appels formés contre lesjugements des tribunaux administratifs, mais cettecompétence est partagée avec le Conseil d’État : cedernier juge en appel des recours pour excès de pouvoirformés contre des actes réglementaires.

Enfin, la juridiction supérieure est le Conseil d’État. Celui-cia une double fonction : il a un rôle de conseil dugouvernement, et il est également une juridiction. Il estdivisé en six sections : cinq sont administratives etformulent des avis dans les matières relevant de leurcompétence ; la sixième est la section du contentieux quiexerce la fonction juridictionnelle et qui n’est pas liée par

Page 151: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’avis des sections administratives. Le Conseil d’État estjuge de cassation (statuant alors uniquement sur lesmoyens de droit, tout en pouvant, s’il casse la décision,rejuger lui-même l’affaire au fond), mais aussi juge d’appelet même juge en premier et dernier ressort (pour lesaffaires de portée nationale comme les recours pour excèsde pouvoir formés contre les décrets). Il rend sa décisionaprès avoir pris connaissance du rapport du rapporteurpublic (dénomination ayant remplacé, depuis 2009, cellede « commissaire du gouvernement »), lequel n’est paschargé de représenter les intérêts du gouvernement, maisde donner, en toute impartialité, son avis juridique.

II. – Le procès1. L’action en justiceCelui qui veut agir en justice doit prouver qu’il a qualitépour le faire (par exemple, seul un père a qualité pourreconnaître son enfant) et aussi un intérêt légitime à agir(c’est-à-dire que le litige le concerne). C’est alors à lapersonne elle-même d’agir. En effet, selon un adageclassique, « nul ne plaide par procureur ». Certainespersonnes morales (les syndicats, des associations)peuvent également agir en justice pour la défense desintérêts collectifs qu’elles défendent (par exemple l’intérêtcollectif des salariés pour les syndicats). Une loi du17 mars 2014 relative à la consommation introduit en droit

Page 152: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

français une action de groupe en matière de litiges relatifsà la consommation et aux pratiques anticoncurrentielles(dans l’esprit de la class action du droit américain). Il s’agitd’autoriser une personne ou un groupement (la loi réservepour l’instant ce droit aux associations de consommateursreprésentatives au niveau national et agréées) à agir enjustice au nom de très nombreux consommateurs ayanttous subi un même préjudice qui peut être mineur (c’estpour cela qu’ils hésiteraient à intenter une action en justice)mais qui, additionnés, montrent que le professionnel a puréaliser indûment un profit substantiel. Le résultat del’action pourra alors leur bénéficier s’ils le demandent, etce, même s’ils n’ont pas individuellement agi. La loi estencore timide (sont ainsi pour l’instant exclus les domainesde la santé et de l’environnement), mais c’est déjà unpremier pas.

Après un certain délai, l’action en justice est prescrite : aubout d’un certain temps, on estime que les choses doiventêtre laissées en l’état pour favoriser la paix publique etaussi parce qu’il y a un certain droit à l’oubli. Le délai dedroit commun de la prescription est en principe, depuis laloi du 17 juin 2008, de cinq ans (prescriptionquinquennale).

2. Le droit à un procès équitableL’article 6 de la Convention européenne des droits del’homme protège le droit à un procès équitable : « toute

Page 153: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

personne a droit à ce que sa cause soit entendueéquitablement, publiquement et dans un délai raisonnable,par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi ».La cedh a donné une large interprétation à ce texte,étendant son application à certaines poursuitesdisciplinaires, militaires, pénitentiaires ou administratives.Le droit à un procès équitable implique le droit d’accès àun tribunal et certaines garanties de procédure : droit àl’indépendance et à l’impartialité du tribunal ; droit à lapublicité de la procédure ; droit à une durée raisonnable duprocès ; droits de la défense en général ; droit à l’exécutiondes décisions de justice. Le Conseil constitutionnel areconnu une valeur constitutionnelle au principe du droit àun procès équitable.

En droit interne, le Code de procédure civile insiste sur leprincipe du contradictoire : chacune des parties doit êtremise en mesure d’apporter la contradiction à sonadversaire, c’est-à-dire de se défendre. Ainsi, le juge nepeut retenir les explications et documents invoqués par lesparties que si celles-ci ont été à même d’en débattre, et ilne peut fonder sa décision sur les moyens de droit relevésd’office sans avoir au préalable invité les parties àprésenter leurs observations. La règle « Audi alterampartem » (écoute l’autre partie) est une conditionessentielle de la justice.

3. La preuve

Page 154: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

La preuve est nécessaire à la réalisation du droit. Selonl’adage, ce qui n’est pas prouvé est considéré comme nonexistant : « idem est non esse aut non probari ». Celui quine réussit pas à prouver les éléments nécessaires ausoutien de sa demande se voit donc débouté.

En matière civile, le procès est de type accusatoire : il nerepose pas sur les investigations du juge, lequel doit enprincipe se limiter à arbitrer entre les diverses preuvesapportées par les parties.

Il faut distinguer l’allégation d’un fait (le simple faitd’invoquer un fait) et sa démonstration. La preuve supposede démontrer que le fait allégué est avéré. Doivent êtredémontrés tous les faits pertinents, c’est-à-dire les faitsnécessaires à l’application de la règle de droit invoquée. Iln’est cependant pas nécessaire de les prouver sil’adversaire ne les conteste pas. Il est inutile en revanched’apporter aux juges la preuve du contenu de la règle dedroit. « Jura novit curia », dit l’adage : la Cour connaît ledroit. Il en est autrement pour la preuve de la loi étrangère :si, devant le juge français, l’une des parties démontre queson litige relève d’un droit étranger, elle doit produire uncertificat de coutume permettant d’apporter la preuve ducontenu de cette loi.

Le principe en matière de charge de la preuve est résumédans l’adage « actori incumbit probatio ; reus inexcipiendo fit actor » : la charge de la preuve incombe au

Page 155: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

demandeur ; le défendeur, en soulevant une exception(c’est-à-dire un moyen de défense), devient demandeur (lacharge de la preuve de son moyen de défense lui incombeà son tour). La charge de la preuve peut être renversée parle jeu des présomptions qui sont des conséquences que laloi ou le magistrat tirent d’un fait connu à un fait inconnu. Lefait nécessaire à l’application d’une règle de droit estinconnu mais, d’un autre fait connu, on peut déduirequelque chose sur le fait inconnu. Les présomptions sontsoi t simples (on peut apporter la preuve contraire) soitirréfragables (on ne le peut en droit).

Les modes de preuve sont également réglementés. Enmatière civile, au-delà d’une certaine somme (1 500 €), ilest nécessaire, pour prouver un acte juridique (la preuvedes faits juridiques est en revanche libre), d’apporter unécrit : un acte authentique (établi par un officier public, enparticulier un notaire), un acte sous seing privé (signé parles parties) ou même, à certaines conditions, un écritélectronique. Dans certains cas, un écrit n’est pas exigé :par exemple lorsque l’une des parties n’a pas eu lapossibilité matérielle ou morale de se procurer une preuvelittérale. Lorsque la preuve est libre, plusieurs autres typesde preuve peuvent être admis : des preuves scientifiques(par exemple des prélèvements d’adn, lesquels sontcependant restrictivement admis), des témoignages, desprésomptions, un aveu (reconnaissance par une personned’un fait qui lui est défavorable) ou encore un serment(affirmation solennelle par une personne d’un fait qui lui est

Page 156: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

favorable).

Page 157: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Conclusion Le droit est aujourd’hui éclaté en de nombreuses matières,et les juristes sont de plus en plus perçus comme desimples techniciens. Eux-mêmes contribuent à cette imageen renvoyant la question essentielle des fondements et desfonctions du droit à d’autres disciplines.

S’il faut certes éviter le repliement des juristes dans leurtour d’ivoire, et si ceux-ci trouvent toujours à s’enrichir del’apport des autres disciplines, il faut cependant se méfierde l’autre écueil ou tentation consistant à dissoudre le droitdans d’autres disciplines jugées plus « scientifiques », enparticulier dans les sciences sociales (notamment lasociologie ou l’économie) ou la biologie.

Le droit doit, pour être juste, prendre en considérationl’évolution de la société, ce qu’il a fait, comme nous l’avonsvu, tout au long du xxe siècle et qu’il continue à faire.L’effectivité du droit suppose également qu’il ne s’écartepas excessivement des évolutions sociales. Toutedemande sociale ou tout désir ne doit cependant pasdevenir un « droit à », et le rôle du droit n’est pas d’assurerle bonheur des individus. Ce serait au demeurant uneillusion de croire qu’il pourrait faire disparaître les affres dela condition humaine et la difficulté d’être au monde.

De même, les conséquences économiques des règles de

Page 158: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

droit doivent certainement être évaluées et appréciées,mais la loi du marché ne doit pas être le dogme uniquedictant toutes les solutions juridiques. Le droit ne doit passe dissoudre dans une analyse économique, comme lepropose la doctrine du mouvement Law and Economics,qui introduit dans tous les domaines, même ceux quidevraient rester largement étrangers au marché, uneappréciation de la règle de droit en termes d’efficacitééconomique. Chaque règle est alors appréciée à l’auned’un bilan monétaire coûts/avantages, ce qui conduit àdeux écueils majeurs : évaluer en argent ce qui devraitdemeurer sans prix (un enfant, la vie humaine, etc.) etnégliger à l’inverse tout ce qui ne peut s’apprécier enargent et qui a pourtant un prix dans la vie sociale : laconfiance, la sécurité ou encore la paix sociale.

La pente est glissante également qui consiste à vouloircalquer le droit sur le biologique, en variant au gré desmodes scientifiques du moment : la génétique, lessciences cognitives et neuronales ou encore lesnanotechnologies. Là encore, le juriste ne peut sedésintéresser des évolutions techniques et scientifiques :ont ainsi une certaine valeur juridique les preuvesscientifiques (par exemple, les empreintes génétiquespeuvent jouer un rôle pour identifier les criminels ou encoredans les procès en matière de filiation). Cela ne veut pasdire pour autant que la règle juridique doive céder le pas àla science : ainsi, par exemple, on ne peut laisser à laseule biologie le pouvoir de définir la filiation ou le statut de

Page 159: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’embryon. Les principes fondamentaux du droit tels que laliberté ou l’égalité (égalité hommes/femmes ou encoreégale dignité des êtres humains) ne peuvent trouver leurdémonstration ni leur justification dans la science.

D’autres disciplines fort précieuses sont au contraire peuexploitées.

Par exemple, l’anthropologie, qui étudie l’homme d’un pointde vue culturel et symbolique, notamment en tant qu’êtresocial ; la prétention de construire un droit universel sur laseule base de droits distribués à chacun méconnaît ainsiqu’une société juste et paisible n’est pas faite d’hommesemmurés dans leurs prérogatives individuelles.

La psychanalyse aussi est délaissée, dont l’acquisessentiel est la découverte de l’inconscient ; les juristes (ilsne sont pas les seuls) refoulent cette découverte et oublientque l’homme doit faire avec l’insu et qu’il n’est transparentni aux autres ni à lui-même. Il doit être assuré de sonidentité, et dès lors affronter une part irréductibled’hétéronomie, pour parvenir à se construire.

Les autres grandes cultures de ce monde sont enfinnégligées. Comparer les droits permet pourtant de faire lepas de côté nécessaire pour comprendre son propre droit,et l’attention aux autres grandes civilisations de ce mondepermet d’apercevoir, pour reprendre le titre d’un ouvragede Pierre Legendre, « ce que l’Occident ne voit pas de

Page 160: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

l’Occident » [1]. Le droit comparé se borne trop souvent àétudier les droits de common law (en particulier le droitanglais et le droit américain). Pourtant, si sur le plan de latechnique, les autres grandes cultures sont parfois « enretard », elles ont en revanche beaucoup à nous(ré)apprendre sur ce que sont les êtres humains et lesrelations humaines et sociales.

La façon proprement occidentale de fabriquer l’humain(pour reprendre là encore le titre du film et livre dePierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental,paru en 2000) arrive au demeurant à une certaineéchéance. On rêve d’un posthumain, et on nous promet unmonde sans négatif (débarrassé même de la question dela mort). L’homme demeure pourtant, avec ses questionset ses délires, avec ses fantasmes et ses violences.

Le droit a un rôle à jouer pour cette humanisation des êtreshumains et la construction d’une société vivable. Selon lemot célèbre d’Érasme, dans son Traité de l’éducation desenfants de 1529, « L’homme ne naît pas homme, il ledevient » (fingitur, c’est-à-dire « il se fabrique tel »). Onpeut aussi espérer introduire, avec des règles de droit, unpeu de justice sociale et internationale.

Certes le droit est aussi indiscutablement un instrument depouvoir que les forts cherchent (et réussissent souvent) àaccaparer et à manipuler, mais il est aussi la seule armenon violente à la disposition des faibles.

Page 161: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Il ne faut pas désespérer du droit.

Notes[1] Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident,conférences au Japon, Fayard, coll. « Mille et une nuits »,2004.

Page 162: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Indications bibliographiques

Les sources juridiques sont aujourd’hui largementaccessibles sur Internet à travers le portail de Légifrancequi ouvre sur différents autres sites juridiques, nationaux etinternationaux : http://www.legifrance.gouv.fr/

Codes

Les codes sont les outils de base de travail desjuristes. Ils sont présentés sous forme d’articlesdiversement numérotés : de 1 à 2 534 pour le Codecivil ou pour le Code du travail de L. 1 à L. 8331-1(partie législative), R. 1111-1 et s. (décrets enConseil d’État) et D. 1143-2 et s. (décrets simples).Les éditeurs de ces codes mentionnent, sous chaquearticle, les principales interprétationsjurisprudentielles y afférentes, sans que cet ajout n’aitrien d’officiel.

Dictionnaires

Les principaux dictionnaires généraux relatifs au droitsont le Vocabulaire juridique, G. Cornu et Ass.H. Capitant (dir.), Puf, coll. « Quadrige »,

Page 163: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

H. Capitant (dir.), Puf, coll. « Quadrige »,régulièrement actualisé ; le Dictionnaire de la culturejuridique, D. Alland et S. Rials (dir.), Puf, coll.« Quadrige », 2003 et le Dictionnaire de la Justice,L. Cadiet (dir.), Puf, 2004 ; les Adages et locutionslatines du droit français, par H. Roland et L. Boyer,Litec, Coffret 2 volumes, 2002.

Ouvrages, encyclopédies et revues

Les encyclopédies couvrent les grands domaines dudroit (droit civil, droit commercial, droit pénal, etc.),tandis que les ouvrages sont souvent spécialisés parmatières (droit des successions, droit du travail, droitde la propriété intellectuelle, etc.). Face à uneabondance de publications juridiques, le lecteurdevra faire la part des choses entre les publications« doctrinales », qui donnent les moyens decomprendre et de penser les principes et lesévolutions du droit et les ouvrages de vulgarisation.De nombreuses revues existent, plus ou moinsspécialisées, qui permettent de suivre l’actualitélégislative et jurisprudentielle.

Page 164: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

Table of ContentsIntroduction au Droit

MURIEL FABRE-MAGNANDeuxième édition mise à jour

IntroductionChapitre ILe Droit et les DroitsI. – Les grands domaines du droit

1. Droit privé et droit public2. Droit interne et droit international3. Droit substantiel et droit processuel

II. – Les différents types de droitsChapitre IILa notion de droitI. – Le droit et les autres systèmes normatifsII. – Le fait et le droitIII. – Les règles de droit

1/ La généralité de la règle de droit.2/ Le caractère obligatoire et coercitif de la règle dedroit3/ Le caractère permanent de la règle de droit4/ Le contenu normatif de la règle de droit

IV. – Les droits et les devoirsNotes

Chapitre IIIL’histoire du droit

Page 165: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

I. – L’AntiquitéII. – Les codifications justiniennesIII. – La période médiévaleIV. – L’ancien droitV. – La codification napoléonienneVI. – Le xixe siècleVII. – Le xxe siècle

NotesChapitre IVLes sources du droitI. – La vision classique : la pyramide des normes

1. La ConstitutionA) Le bloc de constitutionnalitéB) Le contrôle de constitutionnalité des lois

2. Les sources internationalesA) Les traités et accords internationauxB) Les sources européennes

3. La loiA) Le domaine de la loiB) L’adoption de la loiC) L’application de la loi dans le temps

4. Les règlementsA) Les ordonnancesB) Les règlements stricto sensu

5. La jurisprudenceA) Les marges de l’interprétation de la loiB) Les limites de l’interprétation de la loi

6. Les usagesA) Les différents types d’usages

Page 166: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

B) La valeur juridique des usages7. Les conventions8. La doctrine

II. – Les transformations contemporaines du droit1. L’internationalisation du droit2. La procéduralisation du droit3. La « fondamentalisation » du droit4. La contractualisation du droit

NotesChapitre VL’argumentation en droitI. – QualifierII. – InterpréterIII. – RaisonnerIV. – ÉnoncerChapitre VILa philosophie du droitI. – Les théories du droitII. – Les fonctions du droitIII. – L’axiologie juridique

1. La justice2. La dignité de la personne humaine

NotesChapitre VIILes sujets de droitI. – Les personnes physiques et les personnes morales

1. Les personnes physiquesA) La naissanceB) La mort

Page 167: Introduction Au Droit - Muriel Fabre-Magnan.pdf

C) L’état des personnes2. Les personnes morales

II. – Les personnes et les animauxIII. – Les personnes et les chosesIV. – Les personnes et l’humanitéChapitre VIIILa réalisation du droitI. – L’organisation juridictionnelle

1. L’ordre judiciaireA) Les juridictions du premier degréB) Les cours d’appelC) La Cour de cassation

2. L’ordre administratifII. – Le procès

1. L’action en justice2. Le droit à un procès équitable3. La preuve

ConclusionNotes

Indications bibliographiquesCodesDictionnairesOuvrages, encyclopédies et revues