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Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 5 INTRODUCTION Paul Champsaur Insee - Directeur général En mon nom et au nom de tous mes collègues de l’Insee, je vous souhaite la bienvenue. Je suis très heureux de vous accueillir à ce cinquième séminaire organisé par la direction des statistiques d’entreprises de l’Insee. Je voudrais saluer en premier lieu les intervenants venus de l’étranger : M. Tim Jenkinson, professeur à l’université d’Oxford, et M. Peter Struijs, chef de projet au bureau statistique néerlandais ; les représentants du monde de l’entreprise : M. Gérard Duwat, d’IBM ; M. Hugues de Larminat, de Rhône-Poulenc ; M. Alain Grandjean, de Soulé ; M. Vincent Ramus, de Ernst & Young ; M. Didier Izabel, de la compagnie financière Edmond de Rothschild ; M. Henri Bardet, du bureau Francis Lefebvre ; et enfin les représentants du monde de la recherche : Mme Anne Perrot, professeur d’économie à l’université Paris I, et responsable du laboratoire d’économie industrielle de l’ENSAE (CREST) ; M. Jean-Louis Loubet, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry. Le séminaire de la direction des statistiques d’entreprises vise à confronter les expériences des hommes d’entreprise, des universitaires et des statisticiens, afin que ces derniers enrichissent leurs connaissances et adaptent leurs techniques. Ce séminaire en est aujourd’hui à sa cinquième édition, et, dans la lignée des précédents, il poursuit l’analyse du monde des entreprises et des difficultés de mesure qui lui sont inhérentes. Les quatre premiers séminaires ont mis en évidence la “ complexité ” de cet univers. En 1995, ce fut la complexité de l’objet observé, la nature même du concept d’entreprise, et ses conséquences sur les unités d’observation. En 1996, le séminaire, consacré aux réseaux d’entreprise, se focalisait sur l’organisation des liens entre ces unités, ses tenants et aboutissants microéconomiques, les voies possibles pour les étudier. En 1997 fut soulevée la question des normes comptables, où les difficultés abordées concernaient non plus les unités, mais les données recueillies sur celles- ci. En 1998, la complexité n’était relative ni aux unités, ni vraiment aux données elles-mêmes, mais à la façon de classer ces données, rendue délicate par l’intégration des biens et services. Unités, liens entre unités, données comptables, nomenclatures : le séminaire a étudié plusieurs facettes de la complexité de l’économie. Celui d’aujourd’hui introduit une dimension peu évoquée par ses prédécesseurs : le temps. Car si le concept d’entreprise résiste aux simplifications abusives, si les entreprises se révèlent être des objets délicats à isoler, les plus grandes d’entre elles présentent en outre la particularité de changer assez souvent de contour, d’organisation et d’orientations stratégiques. Les restructurations d’entreprises, un phénomène qui s’accélère C’est ce phénomène de recomposition d’une firme que l’on nomme restructuration. Le terme est à prendre au sens fort, et on doit le distinguer de la simple réorganisation interne. Car dans une restructuration, qu’elle soit fusion, absorption, scission, ou cession de branches, la structure même de l’entreprise est changée, en termes d’activités mais aussi sur le plan des entités qui la composent. Le périmètre d’avant-restructuration va diffèrer du périmètre d’après-restructuration. C’est le contenu même de l’entreprise, et parfois même une part de son identité, qui s’en trouvent affectés. Les restructurations ne constituent nullement un phénomène récent. Comme le montre le professeur Loubet, l’exemple du secteur automobile est particulièrement éclairant à cet égard. La situation des années trente présente en effet de nombreuses similitudes avec celle des années quatre-vingt-dix, en termes de stratégies comme de motivations. Amélioration de la productivité, recentrage des activités, baisse des effectifs, volonté d’innover, autant d’orientations

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Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 5

INTRODUCTION

Paul Champsaur Insee - Directeur général

En mon nom et au nom de tous mes collègues de l’Insee, je vous souhaite la bienvenue. Je suis très heureux de vous accueillir à ce cinquième séminaire organisé par la direction des statistiques d’entreprises de l’Insee.

Je voudrais saluer en premier lieu les intervenants venus de l’étranger :

• M. Tim Jenkinson, professeur à l’université d’Oxford, et M. Peter Struijs, chef de projet au bureau statistique néerlandais ;

les représentants du monde de l’entreprise :

• M. Gérard Duwat, d’IBM ; M. Hugues de Larminat, de Rhône-Poulenc ; M. Alain Grandjean, de Soulé ; M. Vincent Ramus, de Ernst & Young ; M. Didier Izabel, de la compagnie financière Edmond de Rothschild ; M. Henri Bardet, du bureau Francis Lefebvre ;

et enfin les représentants du monde de la recherche :

• Mme Anne Perrot, professeur d’économie à l’université Paris I, et responsable du laboratoire d’économie industrielle de l’ENSAE (CREST) ; M. Jean-Louis Loubet, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry.

Le séminaire de la direction des statistiques d’entreprises vise à confronter les expériences des hommes d’entreprise, des universitaires et des statisticiens, afin que ces derniers enrichissent leurs connaissances et adaptent leurs techniques.

Ce séminaire en est aujourd’hui à sa cinquième édition, et, dans la lignée des précédents, il poursuit l’analyse du monde des entreprises et des difficultés de mesure qui lui sont inhérentes.

Les quatre premiers séminaires ont mis en évidence la “ complexité ” de cet univers. En 1995, ce fut la complexité de l’objet observé, la nature même du concept d’entreprise, et ses conséquences sur les unités d’observation.

En 1996, le séminaire, consacré aux réseaux d’entreprise, se focalisait sur l’organisation des liens entre ces unités, ses tenants et aboutissants microéconomiques, les voies possibles pour les étudier. En 1997 fut soulevée la question des normes comptables, où les difficultés abordées concernaient non plus les unités, mais les données recueillies sur celles-ci. En 1998, la complexité n’était relative ni aux unités, ni vraiment aux données elles-mêmes, mais à la façon de classer ces données, rendue délicate par l’intégration des biens et services.

Unités, liens entre unités, données comptables, nomenclatures : le séminaire a étudié plusieurs facettes de la complexité de l’économie. Celui d’aujourd’hui introduit une dimension peu évoquée par ses prédécesseurs : le temps. Car si le concept d’entreprise résiste aux simplifications abusives, si les entreprises se révèlent être des objets délicats à isoler, les plus grandes d’entre elles présentent en outre la particularité de changer assez souvent de contour, d’organisation et d’orientations stratégiques.

Les restructurations d’entreprises, un phénomène qui s’accélère

C’est ce phénomène de recomposition d’une firme que l’on nomme restructuration. Le terme est à prendre au sens fort, et on doit le distinguer de la simple réorganisation interne. Car dans une restructuration, qu’elle soit fusion, absorption, scission, ou cession de branches, la structure même de l’entreprise est changée, en termes d’activités mais aussi sur le plan des entités qui la composent. Le périmètre d’avant-restructuration va diffèrer du périmètre d’après-restructuration. C’est le contenu même de l’entreprise, et parfois même une part de son identité, qui s’en trouvent affectés.

Les restructurations ne constituent nullement un phénomène récent. Comme le montre le professeur Loubet, l’exemple du secteur automobile est particulièrement éclairant à cet égard. La situation des années trente présente en effet de nombreuses similitudes avec celle des années quatre-vingt-dix, en termes de stratégies comme de motivations. Amélioration de la productivité, recentrage des activités, baisse des effectifs, volonté d’innover, autant d’orientations

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qui étaient déjà d’actualité au début du siècle. Car dans l’histoire économique, les entreprises ont toujours dû se transformer : pour survivre, pour s ’adapter à de nouveaux contextes comme les crises économiques, les évolutions du marché ou des goûts des consommateurs. Lorsque la pression externe est forte, cette transformation peut nécessiter une modification profonde des structures, la restructuration étant une forme de réaction naturelle à des facteurs exogènes.

On aurait tort d’en conclure hâtivement que la situation actuelle n’a rien de nouveau. La fin des années quatre-vingt-dix se caractérise d’abord par une accélération considérable du phénomène de restructurations, en particulier des fusions-acquisitions. Il ne se passe pas une semaine sans que la presse ne se fasse l’écho d’une OPA géante, d’une entreprise cédant une branche d’activité jugée moins stratégique, ou d’un rapprochement entre deux grands groupes internationaux d’un même secteur d’activité. Selon plusieurs analystes, 1998 serait même une année record en la matière, et pourrait être dépassée par 1999. Plus nombreuses, pesant plus dans l’économie, les restructurations touchent une très grande partie des secteurs d’activité : banque, télécommunications, audiovisuel, chimie, secteur pétrolier, automobile, distribution.

Ce phénomène, amplement médiatisé, est un des aspects d’une transformation de l’économie à l’échelle planétaire. Il existe à cela plusieurs raisons.

De nouvelles stratégies d’implantation

Tout d’abord, les marchés ont changé et se sont considérablement ouverts. Parallèlement, de nouvelles activités transversales sont apparues, comme les centres d’appels ou la logistique. Beaucoup d’entre elles se révèlent indifférentes à la localisation. Cette redistribution des cartes, cette internationalisation de l’économie, ont obligé les entreprises à modifier leurs stratégies d’implantation, en optimisant les délocalisations pour des raisons fiscales ou de coût du travail.

Au passage, elles ont été amenées à repenser le découpage opérationnel de leurs structures, l’organisation de l’entreprise par zone géographique d’activité devenant dès lors moins pertinente.

De nouveaux processus de décision

En second lieu, si les changements de ces dernières années sont si brutaux, c’est parce que les rapports de force entre dirigeants d’entreprise et actionnaires ont été bouleversés. Le manager n’est plus le seul maître à bord, car les actionnaires influent de plus en plus sur la conduite à tenir. La croissance de l’impact de l’actionnaire sur la décision finale a commencé depuis plus longtemps chez les anglo-saxons, mais en France, ceci constitue une petite révolution. De plus en plus souvent, les actionnaires imposent des critères de rentabilité, ce qui peut conduire les dirigeants des entreprises à mener des politiques actives de réduction des coûts et de recentrage sur les activités les plus fructueuses.

Des nouvelles technologies de communication rendant possibles de nouvelles organisations

Un troisième élément, tout aussi récent, a probablement favorisé la rapidité de ces changements : l’évolution considérable des systèmes d’information. On pense d’abord à la réduction des coûts, ceux des transferts d’information étant désormais négligeables. De plus, l’existence de réseaux de communication sans limitation géographique, d’outils de travail en commun, permet de mettre en place des organisations du travail beaucoup plus souples et réactives, comme ce fut le cas chez IBM. Enfin, et peut-être surtout, la nature même des transactions, avec le développement très rapide du commerce électronique, se modifie petit à petit en profondeur, ce qui laisse augurer que la phase actuelle de fortes restructurations est loin d’être achevée.

Pour le responsable d’une grande entreprise, les évolutions brutales du marché exigent de lui qu’il s’interroge en permanence sur la manière d’adapter ses structures, sous peine de voir disparaître l’entité qu’il dirige. Mais se lancer dans une restructuration constitue une opération très délicate. Il en sait les avantages : les économies d’échelle sur des activités que l’on peut centraliser, ou la possibilité d’atteindre une certaine masse critique, indispensable mais non suffisante pour faire face à la concurrence. Il sait également que l’opération est souvent longue, et ne se fait pas sans douleur. En toile de fond, se trouve la volonté de satisfaire au maximum le client, dont l’entreprise cherche à se rapprocher de plus en plus, mais aussi de contenter l’actionnaire exigeant sur la rentabilité constatée et espérée. Le manager sait que les résultats de son entreprise et les décisions qu’il prend seront passées au crible par les analystes financiers, auxquels il doit fournir une information claire et laissant envisager de bonnes perspectives.

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L’analyse économique privilégie quant à elle l’explicitation des tenants et aboutissants des restructurations en général, sans se limiter à une période donnée. Lorsque l’opération est effectivement finalisée, ce qui n’est pas toujours le cas, elle soulève d’ailleurs des questions de mesure auxquelles les statisticiens seraient tout à fait fondés à s’intéresser. L’économiste cherche en particulier à déterminer les conséquences de la restructuration, à savoir si elle a eu l’effet désiré.

Une fois qu’elle a été réalisée, comment en mesurer l’effet ? Une façon simple d’évaluer cet effet, mais notoirement insuffisante pour l’analyse, consiste à étudier l’évolution de la valeur boursière, c’est-à-dire l’effet pour l’actionnaire. De ce point de vue, les fusions-acquisitions ont en moyenne un effet positif. Cela dit, ce résultat est à relativiser, les groupes les plus diversifiés en termes d’activités étant généralement moins valorisés que les autres. Par ailleurs, les impacts de long terme, sur la croissance et sur l’emploi, sont plus difficiles à mesurer, et nécessitent un recul dans l’observation qui constitue un défi pour la statistique d’entreprise.

L’analyse statistique des restructurations

Dans ce contexte, qu’attend-on du statisticien d’entreprise ? Il doit avant tout mettre en place un appareil d’observation adéquat pour ce phénomène complexe, avec un accent particulier sur les grandes restructurations, et cela, de façon aussi rigoureuse que possible. Avant toute étude, son rôle consiste à définir, repérer, observer, traiter et gérer les objets des futures analyses.

Car les conséquences d’une restructuration sur l’analyse statistique sont nombreuses. Elles concernent en premier lieu la démographie d’entreprises : certaines unités économiques sont créées à l’issue de la restructuration, d’autres disparaissent, d’autres voient leurs caractéristiques principales se modifier. Il n’est pas rare qu’une restructuration conduise l’entreprise à créer de toutes pièces une unité spécialisée dans la gestion et le prêt de personnel en interne. Ainsi, les statisticiens se trouvent parfois confrontés à des situations susceptibles de fausser leurs études, où les unités de production de l’entreprise ne possèdent plus aucun salarié, parce que le personnel qui y travaille a été mis à disposition par l’unité prêteuse.

En second lieu, les restructurations ont un impact très important sur les analyses statistiques en évolution. En cas d’acquisition par exemple, l’entreprise voit sa taille augmenter d’un seul coup, et l’on constate ainsi une forte croissance de ses données de base. Lorsque les entreprises absorbées sont de taille importante, comme dans l’automobile, les données du secteur sont artificiellement gonflées. Cette situation fausse donc les évolutions sectorielles. C’est pourquoi un accent particulier est mis sur l’analyse fine des restructurations des très grandes unités.

Dès lors, comment procéder pour comprendre des ruptures dans les séries temporelles, et calculer des évolutions sectorielles ayant un sens économique ? A condition de disposer d’informations de base solides, le statisticien n’est pas totalement démuni. Il lui faut d’abord pouvoir reconstituer une évolution à champ constant entre deux périodes. On crée alors, pour l’occasion, des unités économiques abstraites permettant de prolonger la situation de la période précédente pour les besoins de l’analyse.

Une autre possibilité consiste à raisonner sur l’enveloppe de restructuration, c’est-à-dire sur l’ensemble des entreprises participant à la restructuration, et à considérer l’évolution de cette entité, à laquelle on attribuera une activité économique principale.

Cependant, dans les faits, la tâche du statisticien est délicate, car il n’a accès qu’à un ensemble d’informations disparate. Les données dont il dispose proviennent en général de sources différentes, souvent lacunaires, tardives, et parfois contradictoires entre elles. De plus, de nouvelles opérations peuvent survenir à tout moment de l’année. Pour chaque modification de structure, il s’agit donc de rassembler le maximum d’informations disponibles en un tout cohérent, afin d’avoir une représentation aussi complète et d’actualité que possible.

Est-ce envisageable ? Oui, si l’on en juge par l’expérience du service statistique du secrétariat d’état à l’industrie, le Sessi, qui procède depuis une vingtaine d’années à de véritables monographies des restructurations affectant son secteur d’activité.

Par la suite, étant donné le caractère intersectoriel des restructurations, il s’est avéré nécessaire que tous les services statistiques coopèrent pour mettre en commun l’information sur les restructurations. C’est pourquoi l’Insee a mis en place récemment un système commun d’observation des restructurations utilisé et alimenté par l’ensemble du système statistique d’entreprise.

Tout cela peut paraître bien difficile à traiter, et l’on peut se demander si nos collègues étrangers ont des problèmes similaires et procèdent de la même manière. Une étude poussée des situations au Canada, aux Pays-Bas et en Australie a

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montré que le suivi des très grands groupes était un souci majeur, et qu’il passait par une connaissance approfondie des événements affectant la vie de ces firmes. Les restructurations arrivent en tête de ces événements car elles modifient la composition du groupe, mais aussi parce qu’elles constituent un indicateur indispensable pour l’analyse économique.

Ces restructurations s’effectuent dans un contexte qui, désormais, ne peut être restreint à l’économie française. Ceci va obliger les statisticiens à relever de nouveaux défis. Petit à petit, il devient plus difficile d’observer l’économie au niveau national. Avec l’internationalisation des groupes d’entreprises, et une organisation qui s’affranchit des aspects géographiques, ce niveau n’est plus réellement pertinent pour les managers. Les données de gestion ne sont nécessaires que pour l’ensemble du groupe, avec les comptes consolidés, et pour ses diverses branches d’activité, qui n’ont aucune raison de coïncider avec les territoires nationaux. La constitution de statistiques nationales devient alors difficile.

Ainsi, en France et ailleurs, la statistique d’entreprise ne fera probablement pas l’économie, à terme, de travaux de fond sur la manière d’appréhender le concept de troncature d’un groupe au territoire national, en essayant à la fois de donner un sens à cette notion et de proposer des méthodes effectives pour l’observer, en mesurer les composantes et la gérer.

Ces réflexions soulèvent de multiples difficultés, comme celle de l’harmonisation des normes comptables, et n’auront de sens que si elles font l’objet d’une concertation entre les principaux instituts nationaux de statistique, Eurostat et l’OCDE.

Présentation de la journée

Étant donné l’immensité de la tâche, la première mission des statisticiens est de sérier les problèmes, de déterminer sur quels domaines prioritaires ils doivent focaliser leur attention. Les débats de cette journée contribueront, je n’en doute pas, à éclairer leur réflexion.

Pour que les débats s’appuient sur des bases concrètes, la journée commencera par une présentation de cas réels de restructurations, telles qu’elles ont été vécues en entreprise par leurs responsables. Elles correspondront à trois situations bien différentes : grande restructuration interne avec remise à plat de l’ensemble de l’organisation, fusion avec recentrage des activités, ou bien restructuration d’une PME.

La deuxième séance sera celle des juristes et des consultants, professionnels qui conseillent les restructurations. Leur expérience les rend capables d’en expliquer les mécanismes. Seront évoquées la volonté de satisfaire l’actionnaire en affichant une création de valeur, la recherche d’économies d’échelle, ainsi que la dimension fiscale du montage.

La troisième séance sera consacrée à l’analyse du phénomène des restructurations. De ce point de vue, comment replacer la période que nous vivons dans un contexte historique ? Quelles sont les motivations des fusions verticales et des fusions horizontales, et quels sont leur effets ? Quelles conséquences ont-elles sur la structure des firmes ?

Enfin, la dernière séance, animée par des statisticiens français et étrangers, sera l’occasion d’examiner les concepts et les méthodes proposés aujourd’hui par les statisticiens d’entreprise pour observer les restructurations et tirer parti de cette connaissance pour l’étude des évolutions économiques dans chaque secteur.

J’espère que cette journée sera l’occasion de confrontation d’idées entre des univers professionnels différents, mais qui ont en la matière un sujet commun. Je souhaite en particulier qu’émergent de ces discussions des méthodes effectives, c’est-à-dire applicables par les statisticiens, adaptées aux possibilités des entreprises et aux besoins des utilisateurs de nos données.

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VIVRE LES RESTRUCTURATIONS

Patrice Roussel – Insee – Chef du département des activités tertiaires

La première session de ce séminaire consacré aux restructurations débutera par le témoignage de trois responsables d’entreprises, qui ne sont pas pris au hasard. Évidemment, pour constituer un échantillon représentatif des entreprises qui vivent ou ont vécu des restructurations, il aurait fallu inviter beaucoup plus de monde sur cette estrade. Mais sachant que les restructurations touchent des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, nous avons la chance, aujourd’hui, de bénéficier de l’apport de deux grands groupes et d’une PME.

Dans son introduction, Paul Champsaur considérait la restructuration comme une forme naturelle de réaction à des facteurs exogènes. Nous demanderons à chacun de ces témoins de dire en quoi la restructuration qu’ils ont vécu les ont affectés. Ils nous expliqueront quels étaient ces facteurs exogènes et quelles ont été leurs réactions et leur stratégie.

Nous commencerons par le témoignage de Gérard Duwat, de la célèbre compagnie IBM. C’est un groupe qui a grandi au point qu’il n’a plus besoin d’être présenté. Au fil du temps, ce groupe est devenu de plus en plus complexe, par l’évolution des technologies, par sa dimension internationale. Ce groupe parfaitement quadrillé, segmenté, hiérarchisé, s’est peu à peu transformé en une confédération d’unités autonomes. On pourrait s’étonner qu’IBM ait alors connu une crise aussi grave que celle qu’elle a traversée. En effet, selon le principe “ small is beautiful ”, les unités autonomes ne sont-elles pas, a priori, le moyen le plus dynamique et le plus rapide de réagir à l’agresseur ? Mais lequel, en l’occurrence ? Gérard Duwat dira l’importance du client pour l’organisation de l’entreprise.

La tonalité est quelque peu différente pour Rhône-Poulenc, comme nous l’expliquera Hugues de Larminat, de Rhône-Poulenc – ou d’Aventis, je ne sais pas comment dire aujourd’hui. Dans un numéro du Monde de juillet 1999, il était dit que les actionnaires de Rhône-Poulenc et de Hoechst fondaient Aventis. À ce moment-là, ce n’était pas encore tout à fait vrai, mais enfin, ils avaient décidé de le faire. Dans le cas de Rhône-Poulenc/Aventis, ce sont donc les actionnaires qui ont choisi. Il n’était sans doute pas très agréable pour Monsieur de Larminat de lire dans les Échos que c’était un mariage de l’aveugle et du paralytique, ou encore un mariage de raison plutôt que d’amour. Quoi qu’il en soit, il donnera son commentaire.

Nous quitterons ensuite la sphère internationale, pour nous intéresser à un endroit tout à fait exotique pour nos collègues étrangers : une petite ville en France, Bagnères-de-Bigorre, où siège une PME qui produit du matériel électrique, la société Soulé. Dans le cas d’une PME, une restructuration peut avoir un retentissement très fort sur l’emploi. C’est une dimension qu’Alain Grandjean va certainement souligner au travers de la présentation des restructurations qu’a vécues et que vit encore sa société.

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LES ÉTAPES D’UNE REFONDATION

Gérard Duwat – IBM France – Directeur général des opérations commerciales

Résumé

De 1990 à 1993, la compagnie IBM a connu une forte érosion de ses résultats financiers, une décroissance de ses parts de marché et du niveau de satisfaction de ses clients. Les principales raisons de ce déclin ont alors été mises en évidence :

• L’organisation en centres de profit décentralisés dans les pays avait laissé se développer un conglomérat d’entreprises qui se faisaient une concurrence interne et ne tiraient pas parti de l’effet de masse de la compagnie tout entière.

• L’offre était principalement constituée de matériels et logiciels, avec un long cycle de production et développés selon des standards propriétaires. L’ensemble n’était pas orienté vers une vision stratégique convergente.

• La concurrence était perçue à travers quelques acteurs traditionnels seulement. L’accès au marché n’était pas assez diversifié et s’appuyait sur des forces de ventes classiques, insuffisamment dotées de souplesse contractuelle.

• Le management de la compagnie se développait par promotion interne et les systèmes de rémunération étaient homogènes, sans forte différenciation selon les performances individuelles.

Dès 1993, la compagnie IBM a amorcé une transformation profonde de ses structures et de son système de management. Elle a redéfini sa gamme de produits, étendu son mode d’accès au marché et changé sa culture d’entreprise. Cette transformation s’est opérée en trois étapes jusqu’en 1998.

• Une nouvelle équipe de management s’est d’abord préoccupée des “ fondamentaux ”, conduisant à l’adaptation des coûts et dépenses, l’ajustement des actifs et l’élimination de certaines activités de production non essentielles.

• Le “ re-engineering ” de la compagnie est alors entrepris. Les processus internes sont repensés et unifiés. L’offre est orientée vers des propositions plus globales avec le développement d’activités de services. Les canaux de distribution sont élargis et internationalisés. Certaines acquisitions dans le domaine des services ou du logiciel (Lotus) sont faites pour accélérer le mouvement vers une “ compagnie de solutions ”.

• Enfin la compagnie s’organise de façon globale autour d’une seule vision stratégique, inspirée par le défi à venir du “ e-business ” et elle communique à son personnel une nouvelle culture de la performance pour participer à ce renouveau.

Cette transformation s’est appuyée sur quelques principes fondamentaux : le management par les processus, l’utilisation d’une infrastructure informa-tique communicante et la globalisation (paneuropéenne ou mondiale) du management, des infrastructures de support et des systèmes financiers.

Dès 1998, la compagnie IBM retrouvait sa croissance, sa santé financière et la satisfaction de ses clients.

Je suis très honoré de participer à votre séminaire sur la compréhension des restructurations d’entreprises. En quelques minutes, je vais essayer de partager avec vous l’histoire d’une société que vous connaissez probablement tous, et qui a inventé une nouvelle industrie dans les années 1970.

Car je crois pouvoir dire qu’IBM a inventé l’industrie du traitement de l’information – l’informatique, pour parler plus simplement. Il s’agit là d’une industrie extrêmement jeune. Nous avons seulement trente ans d’âge, en quelque sorte. Pendant vingt ans, son succès et son leadership ont fait d’IBM l’une des firmes les plus admirées au monde. Mais au fil du temps, cette société s’était transformée. Au début des années 1990, les nuages s’étaient accumulés, assombrissant ce qu’était alors son avenir. Les projections de revenus avaient progressivement diminué. La profitabilité de cette entreprise avait chuté. Le cashflow généré par ses opérations s’était dégradé, ainsi que sa capitalisation sur le marché boursier. Au début des années 1990, IBM était clairement au bord d’une crise.

J’ajouterai un commentaire personnel. Un indicateur ne figure pas au bilan des entreprises, alors qu’il suit les mêmes tendances : la satisfaction des clients. Or c’est un critère auquel les entreprises comme la nôtre attachent énormément d’importance. Nous mesurons à tout instant la satisfaction de nos clients. Au début des années 1990, nous avons vu baisser cette satisfaction, ce qui est un élément probablement aussi important que les soldes du bilan et les indicateurs financiers.

On peut retracer a posteriori les causes principales de ce déclin, puis du nouveau départ que nous avons appelé “ refondation ”, ces cinq années qui, entre 1993 et 1998, ont profondément transformé la compagnie.

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IBM au début des années 1990 : derrière une image forte, un conglomérat d’entreprises

Le premier trait caractéristique de la situation d’IBM au début des années 1990 était son système de management. On disait cette société très homogène, très hiérarchisée ; elle était réputée pour sa culture d’entreprise extrêmement forte. En fait, IBM était devenue au fil du temps un conglomérat d’entreprises, représenté par les différents centres de profits au niveau des pays.

Ceci peut sembler paradoxal, voire étonnant. Mais derrière son image forte et son catalogue de produits unifié, IBM avait poussé très loin la décentralisation et le pouvoir laissé aux unités locales dans plus de 150 pays. Cette décentralisation était la source de disparités de fonctionnement redoutables. Chacune des unités locales disposait d’une très grande autonomie d’accès à son marché. La création de centres de profits indépendants au niveau de chaque pays attisait la concurrence interne, entre pays. De plus, ces unités autonomes devaient affronter de nouveaux éléments externes, en particulier l’explosion d’une nouvelle concurrence, extrêmement active, à laquelle elles n’étaient pas bien préparées. En l’absence d’un pouvoir suffisamment global, chacun des pays se battait individuellement, avec les moyens du bord. Au final, la multiplication des centres de profits par pays desservait la performance globale de la société.

Un catalogue de produits qui n’était plus adapté au marché

Deuxième trait fort, notre catalogue de produits lui-même était à revoir en profondeur. Comme je le rappelais, nous avions inventé une industrie qui était essentiellement la construction et la mise sur le marché d’ordinateurs. Nous étions une société fortement technologique. L’essentiel de notre catalogue était constitué de matériels et de produits. Nous avions sorti de nos laboratoires et mis sur le marché un très grand nombre de ces produits. Nous avions inventé un certain nombre de standards auxquels nous étions attachés. Nous continuions à promouvoir ces standards propriétaires.

Or, l’attente du marché avait changé. Elle exigeait que les matériels mis sur le marché acceptent de nouveaux standards, des standards du marché plutôt que des standards propriétaires, ou du moins de la propriété d’une seule entreprise.

Face à une nouvelle concurrence, une force commerciale trop classique

Le troisième trait fort était la façon dont nous attaquions les marchés. Au cours des décennies 1970 et 1980, nous avions acquis l’expérience d’un “ combat ” commercial contre un certain nombre de concurrents. À l’époque, une expression faisait florès, peut-être vous en souvenez-vous : “ Blanche Neige et les sept nains ”, “ Blanche Neige ” étant IBM et les “ sept nains ” ses concurrents traditionnels. Nous vivions donc avec sept adversaires commerciaux bien connus. Mais dès la fin des années 1980 et le début des années 1990, cette situation explosait totalement. Les sept concurrents habituels devenaient des milliers de concurrents. Devant l’explosion du marché du traitement de l’information et des systèmes d’information, cette myriade de nouveaux concurrents proposait une offre de produits informatiques beaucoup plus variée que par le passé.

Pour sa part, la force commerciale d’IBM était restée très classique. Cette force commerciale allait vers le client de façon traditionnelle, avec des canaux commerciaux faiblement développés et assez peu de souplesse contractuelle.

Une culture d’entreprise fondée sur le principe de l’emploi à vie

Au début des années 1990, IBM était marquée par une culture d’entreprise extrêmement forte. Le personnel, très attaché à sa société, l’était également à un certain nombre d’habitudes internes. À l’époque, quelqu’un qui entrait dans notre société entrait presque “ en religion ”, si j’ose dire. Toute sa carrière se déroulait au sein d’IBM, la promotion interne était garantie. Nous allions très peu rechercher des compétences à l’extérieur de la société. Bien souvent, les gens qui arrivaient à la direction de la compagnie y avaient accompli toute leur carrière. La rémunération était relativement homogène au sein de la compagnie. La règle du plein emploi avait été érigée en règle de fonctionnement, inscrite au rang des principes mêmes d’IBM.

À partir de 1993, une “ refondation ” en trois étapes

La “ refondation ” d’IBM a été entreprise de façon assez brutale, comme l’est toujours une remise en question en période de crise. Elle s’est faite en trois grandes étapes.

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La première étape a été une étape de “ reconstruction des fondamentaux ”. Elle a débuté dès 1993, avec l’arrivée de Lou Gerstner à la tête de l’entreprise. Le nouveau chairman s’est appuyé sur une nouvelle équipe de management, provenant complètement de l’extérieur. La remise en place des fondamentaux est passée par la réduction drastique des coûts et des dépenses. L’une des premières actions a été de poser une provision de 8 milliards de dollars, à valoir sur les économies que la restructuration apporterait dans les cinq ans à venir. Elle a été suivie d’un grand nombre d’actions sur le bilan. Assez rapidement, le portefeuille de produits a été revu et élargi à de nouveaux types de produits.

La deuxième étape a été la véritable transformation d’IBM en une “ compagnie de solutions ”. La compagnie en difficulté avait alors le choix entre deux grandes options :

• soit elle s’orientait vers la fragmentation, c’est-à-dire qu’elle éclatait en secteurs d’activités livrés à leur propre marché, mais qui tous pouvaient devenir concurrentiels ;

• soit, au contraire, elle cherchait à se réintégrer, en considérant que son effet de masse pouvait être une force à exploiter.

C’est la deuxième option qui a été choisie : réintégrer la compagnie au maximum, en lui donnant un nouveau visage, un nouveau mode de fonctionnement. Son apport au marché s’est orienté vers un apport de solutions. Certes, IBM avait inventé le matériel informatique, mais la technologie n’est pas une fin en soi. Le marché attendait une technologie accompagnée de services qui permettent au client de mettre en œuvre une solution informatique complète.

L’orientation d’une compagnie de technologie vers une compagnie de solutions marque, à mon sens, le virage essentiel de la transformation d’IBM. Nous avons développé et modifié la relation avec notre marché en mettant en œuvre des canaux de distribution beaucoup plus larges, de façon à avoir une plus grande couverture. Nous nous sommes livrés à plusieurs acquisitions stratégiques, pour combler les quelques faiblesses de notre portefeuille de produits. L’acquisition la plus importante fut celle de la société Lotus, dans le courant de l’année 1995.

IBM devient une entreprise de services. Aujourd’hui, plus de 50 % des 350 000 employés d’IBM sont occupés à des prestations de services et non plus simplement à la vente de technologie. Plus de 60 % du chiffre d’affaires porte sur de l’immatériel.

Au niveau des produits, nous avons complètement revu notre position. Nous n’avons plus de standards propriétaires. Nous travaillons désormais sur les standards du marché, que nous continuons à influencer mais que nous acceptons. Enfin, nous nous orientons complètement vers le marché d’avenir qu’est l’“ e-business ”.

En termes de marché, nous avons aujourd’hui une analyse fine qui nous amène à travailler contre tous les concurrents et non plus contre un certain nombre de concurrents traditionnels.

La troisième étape est le nouvel envol de cette compagnie transformée. Après avoir retrouvé ses fondamentaux, après avoir changé ses processus pour se muer en une compagnie de solutions, IBM essaie aujourd’hui de redéfinir ses principes de fonctionnement. Elle se dote d’une vision stratégique commune, ce qu’elle avait perdu, d’une certaine façon. Il s’agit de faire d’IBM une entreprise complètement globalisée. Cette vision stratégique est centrée sur une formidable opportunité technologique : la rencontre avec le monde de l’internet. Avec la révolution technologique dont l’internet est porteur, toutes les données de base sont une fois de plus changées. La compagnie veut se saisir de cette opportunité pour redevenir le leader qu’elle a été dans les années 1970.

L’ancien conglomérat d’entreprises est désormais une entreprise globalisée, une entreprise qui a minima mesure ses performances et ses résultats au niveau pan européen et, dans presque tous les cas, au niveau mondial. Nous nous sommes mondialisés également au sens où l’essentiel de nos contrats sont maintenant des contrats internationaux et des contrats mondiaux.

IBM cultivait naguère une tradition de plein emploi, de rémunérations relativement homogènes. Aujourd’hui, nous y développons une culture de la haute performance. Nos employés savent que désormais, leur participation au succès de l’entreprise est liée à leur employabilité. Désormais, ils seront reconnus et ils auront toutes les possibilités d’évolution en fonction de leur performance individuelle. Au sein de la compagnie, coexistent à présent des filières de métiers très différenciées les unes des autres. Les carrières qui s’y exercent peuvent y être complètement différentes, mais en tout cas, elles s’exercent en pleine compétition avec ce qui existe sur le marché.

Insee Méthodes n° 95-96 16

Une compagnie redressée

IBM a vécu une transformation très profonde, très dure, très difficile. Aujourd’hui, l’ensemble des indicateurs montre que cette transformation a porté ses fruits (cf. figures). J’y ajouterai l’indicateur qui m’est cher et que je vous invite également à considérer, qui est l’indicateur de la satisfaction de nos clients. Aujourd’hui, cet indicateur a retrouvé également une tendance positive.

IBM : performances 1990-1999

Chiffre d'affaires

0

20

40

60

80

100

1990 1993 1996 1999

milli

ards

de

US$

Bénéfice (déficit) net

-10

-5

0

5

10

1990 1993 1996 1999

milli

ards

de

US$

Capitalisation boursière

0

50

100

150

200

1993 1996 1999

milli

ards

de

US$

Cours de l'action

$22,3$14,1

$107,9

$37,9

0204060

80100120

1991 1993 1996 1999

US$

valeur de clôture en f in d'année, ajustée pour tenir compte de deux divisions du titre par deux (mai 1997, mai 1999)

Source : IBM, rapports annuels

Des transformations comme celle qu’a vécue IBM, aussi lourdes soient-elles, ne sont jamais terminées. Les défis qui nous avaient amenés dans la situation sombre du début des années 1990 continuent. Aujourd’hui, nous continuons à voir des déplacements extrêmement rapides des marchés et des nouvelles opportunités. La dématérialisation apportée par l’internet rend les marchés encore plus invisibles. Des concurrents potentiels émergent du jour au lendemain, de façon complètement indifférente de l’endroit où ils exercent. De nouveaux entrants arrivent tous les jours. Les cycles sont de plus en plus courts. Dans cette concurrence exacerbée, nous restons soumis à une pression très forte sur nos coûts de structures, sur nos coûts de fonctionnement. Les fruits de notre transformation radicale nous permettent aujourd’hui de faire face à cet environnement extrêmement changeant.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 17

LA CRÉATION D’UN LEADER MONDIAL DES SCIENCES DE LA VIE

Hugues de Larminat – Rhône-Poulenc – Directeur des études stratégiques

Résumé

Rhône-Poulenc, créé il y a un peu plus d’un siècle, doit connaître au cours du mois de décembre 1999 la plus importante mutation de son histoire : sa fusion avec Hoechst, qui donnera naissance à un groupe industriel leader des sciences de la vie, baptisé Aventis.

Les deux groupes sont présents depuis longtemps sur les marchés des sciences de la vie – pharmacie et agrochimie – dont ils partagent la même vision stratégique :

• Ces marchés bénéficient d’une très forte croissance liée des facteurs démographiques, à l’élévation du niveau de vie, ainsi qu’à des avancées scientifiques et technologiques majeures, notamment dans les biotechnologies et les technologies génétiques ;

• Ils connaissent une accélération du rythme de lancement des nouveaux produits et une obsolescence plus rapide des produits anciens. Parallèlement, ils enregistrent une croissance des budgets de recherche et de développement et des budgets promotionnels. Ces facteurs entraînent une pression concurrentielle plus forte à laquelle seuls quelques groupes sauront s’adapter au niveau mondial.

La taille est devenue un facteur essentiel de croissance et de rentabilité des acteurs des sciences de la vie. Elle permet notamment d’absorber les coûts croissants de R&D et de développer un réseau mondial permettant de lancer dans les meilleures conditions les nouveaux produits.

Pour tirer parti de ces évolutions, Rhône-Poulenc et Hoechst avaient mis en œuvre au cours des années récentes des stratégies parallèles :

• Un renforcement rapide dans les sciences de la vie, notamment par l’acquisition de laboratoires pharmaceutiques : Rorer et Fisons pour Rhône-Poulenc, Marion et Roussel pour Hoechst ;

• La restructuration, puis la mise sur le marché ou la cession des activités chimiques, regroupées dans Rhodia pour Rhône-Poulenc, et pour l’essentiel autour de Celanese pour Hoechst.

La création d’Aventis parachève cette stratégie et permettra de mobiliser les facteurs essentiels de création de valeur dans les sciences de la vie :

• Aventis sera, avec 90 000 salariés et près de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires, le premier groupe mondial dans le domaine de la pharmacie comme dans celui de l’agriculture ;

• Le nouveau groupe bénéficiera du premier budget de recherche et de développement mondial et d’un réseau de partenariats unique ; il pourra s’appuyer sur des forces de ventes renforcées et un portefeuille de nouveaux produits performants.

Rhône-Poulenc traverse aujourd’hui un moment historique. Ce groupe est né il y a un peu plus d’un siècle. Il doit son nom à la fusion, en 1928, des usines chimiques du Rhône et des établissements Poulenc Frères. Il a connu beaucoup de restructurations, beaucoup de changements, une nationalisation, une privatisation en 1986. À la fin de cette année 1999, il va vivre la plus grande mutation de son histoire en fusionnant avec Hoechst. Cette opération de fusion est sur le point d’être terminée. Plus de 90 % des actionnaires de Hoechst ont répondu favorablement à l’offre d’achat de Rhône-Poulenc. Dans quelques jours, il sera proposé à l’assemblée générale des actionnaires de Rhône-Poulenc de mettre un point final à cette fusion et de modifier le nom du groupe. Le 20 décembre 1999, Rhône-Poulenc va devenir Aventis. D’ores et déjà, notre nouvelle langue de travail est l’anglais, seule langue efficace dans un groupe mondialisé. Comme vous pouvez l’imaginer, seule une immense mutation, industrielle et culturelle, peut conduire ainsi un groupe à changer de langue de travail.

Je commencerai par retracer en quelques mots l’histoire du rapprochement de Rhône-Poulenc et de Hoechst, en insistant sur l’identité de vues et de stratégies qui ont permis ce rapprochement. J’évoquerai également la géographie du nouveau groupe. Puis j’exposerai le pourquoi de ce rapprochement et l’avenir que nous voulons donner à ce nouveau groupe, aussi bien dans les domaines de la pharmacie que de l’agrochimie, que nous nommons maintenant crop science. Je conclurai par un point rapide sur notre situation actuelle et le travail qui nous reste à accomplir dans les prochains mois.

Insee Méthodes n° 95-96 18

Abandon de la chimie au profit de la pharmacie et de l’agrochimie : un mouvement suivi par de nombreux groupes

J’aborderai l’histoire récente de Rhône-Poulenc en ne remontant qu’à 1995, et non à 1928. Dans les années récentes, Rhône-Poulenc comme Hoechst ont conclu plusieurs acquisitions importantes, en France et à l’étranger, en particulier aux États-Unis. Hoechst a acquis Marion Merrell Dow en 1995 et Roussel-Uclaf, le grand laboratoire pharmaceutique français, en 1997. Rhône-Poulenc a effectué des acquisitions symétriques : Fisons, un laboratoire pharmaceutique anglais et Rorer, un très grand laboratoire pharmaceutique américain. Une internationalisation parallèle, très rapide et très forte, a été la première mutation majeure de ces deux groupes. Elle a puissamment contribué à modifier leur culture.

En quelques années, le portefeuille d’activités et le profil de risques industriels de ces deux groupes a radicalement changé. Tous deux ont mené des acquisitions dans le domaine de la pharmacie (Marion Merrell Dow, Roussel-Uclaf, Fisons, Rorer) et des désinvestissements progressifs dans le domaine de la chimie. Hoechst s’est défait de Herberts, Clariant et Celanese. L’ensemble des activités chimiques de Rhône-Poulenc a été regroupé dans une société nommée Rhodia, mise sur le marché en 1998 pour partie de son actionnariat et rendue totalement indépendante, avec 100 % de son actionnariat coté en bourse à la fin de cette année. Au terme de cette évolution, Hoechst, qui était le premier chimiste mondial il y a encore quelques années, n’a plus un seul actif chimique dans son portefeuille ou n’en aura plus à l’issue des quelques désinvestissements qui restent à faire. Rhône-Poulenc, qui était le plus grand chimiste français, avec 2/3 de son activité dans ce secteur, n’a plus de chimie dans son portefeuille. Il est maintenant une entreprise pharmaceutique et agrochimique.

Nous ne sommes pas les seuls à avoir accompli cette mutation. De nombreux groupes industriels qui avaient pour activités la pharmacie, la chimie et l’agrochimie, ont pris le même chemin. Les suisses Ciba et Sandoz ont fusionné pour donner naissance à Novartis, recentré sur la pharmacie et l’agrochimie, la chimie étant cédée et vivant sa vie indépendamment. Le groupe chimique anglais ICI a connu la même évolution : cession des activités chimiques, recentrage sur la pharmacie et l’agrochimie. Bien d’autres groupes ont fait de même.

Pour ce qui concerne Aventis, la restructuration a donné naissance à un groupe bi-polaire, avec la pharmacie d’un côté, et l’agriculture de l’autre. Le total pèse environ 20 milliards d’euros, dont un peu plus des 2/3 sur la pharmacie.

• Le pôle pharmacie d’Aventis comprend quatre sections. Le pôle dit pharmaceuticals rassemble tous les produits pharmaceutiques classiques. Il est apporté à la fois par Rhône-Poulenc et par Hoechst. Par la taille, il s’agit de la première entreprise mondiale de pharmacie. Les vaccins ont été apportés par Rhône-Poulenc, premier industriel mondial dans ce domaine. Le pôle dit diagnostics est apporté par Hoechst. Le pôle biologicals regroupe tout ce qui concerne les produits dérivés du plasma ; il reprend les activités de la société Centeon, détenue conjointement par Rhône-Poulenc et par Hoechst.

• Le deuxième pôle, l’agriculture, recouvre ce qui était autrefois de l’agrochimie mais représente désormais un éventail d’activités bien plus large. Il comprend une section dite crop science, apportée par les deux entités, Hoechst et Rhône-Poulenc ; des additifs nutritionnels pour l’alimentation animale, apportés par Rhône-Poulenc ; un département vétérinaire, également apporté par Rhône-Poulenc.

Grande taille et gros budgets de recherche-développement : des impératifs qui poussent les groupes pharmaceutiques à se rapprocher

Dans le domaine de la pharmacie, pour Aventis comme pour tous les grands groupes mondiaux, la première visée stratégique est d’avoir une taille importante. La seconde est d’être fortement présent aux États-Unis, qui sont le plus grand marché du monde, le plus profitable et qui hébergent une partie importante du potentiel de recherche mondial. La troisième est d’avoir un réseau de vente très puissant. Il ne suffit pas de trouver de nouveaux médicaments ; il faut ensuite les vendre, et les vendre très vite, car leur durée de vie protégée par des brevets est courte. Il s’agit de pouvoir attirer des partenaires en faisant des opérations de licensing, c’est-à-dire de rachat de médicaments pour les diffuser, à la suite de partenariats avec des PME. Le portefeuille de produits doit être aussi récent que possible, et alimenté par une capacité de recherche-développement considérable. En effet, les risques sont importants ; le coût de développement de chacun de ces produits est extrêmement lourd. Il faut avoir la mobilité stratégique permettant de concentrer ces ressources de recherche très rapidement sur les pistes les plus prometteuses.

Le budget de recherche-développement joue un rôle central dans la réussite et l’expansion des groupes pharmaceutiques. Avant leur rapprochement, le budget de recherche-développement de Hoechst et de Rhône-Poulenc ne leur permettait pas d’appartenir au premier groupe mondial des entreprises de leur domaine. La fusion apporte à ces

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 19

groupes un changement de taille essentiel. Aventis sera au premier rang mondial de par son budget de recherche-développement1.

La capacité de distribution des deux groupes est maintenant complètement mondialisée. Le pôle européen a un poids du même ordre de grandeur que le pôle américain. La complémentarité des forces de vente de Hoechst et de Rhône-Poulenc permettra de mettre sur le marché l’ensemble des nouveaux produits générés par le portefeuille de recherche-développement du nouveau groupe, plus rapidement et avec plus d’efficacité.

Hoechst et Rhône-Poulenc, des groupes très complémentaires dans l’agrochimie

Dans le domaine de l’agrochimie, la combinaison de Hoechst et de Rhône-Poulenc a fait apparaître une complémentarité quasi parfaite entre les compétences technologiques, la présence géographique et les portefeuilles de produits des deux groupes.

Aujourd’hui, l’agrochimie est constituée d’activités très marquées par l’innovation. De nouveaux composants chimiques, de nouveaux gènes sont trouvés par les laboratoires. Ces produits doivent être mis sur le marché le plus vite possible, puis atteindre le plafond de leurs ventes aussi rapidement que possible. Autrefois, et encore aujourd’hui, l’agrochimie désignait des composants chimiques, des insecticides, des herbicides. À présent, s’y ajoute la mise au point de produits agrochimiques et de gènes compatibles entre eux. De telle sorte, par exemple, que les groupes puissent vendre à la fois des semences génétiquement modifiées et des herbicides tuant l’ensemble des mauvaises herbes d’un champ mais préservant les plantes génétiquement modifiées. Demain, l’agrochimie couvrira non seulement la protection des cultures contre les insectes et les herbes parasites, mais aussi la production par des plantes de molécules pharmaceutiques, de pigments, d’additifs alimentaires. Le marché sur lequel opèrent les grands groupes mondiaux de l’agrochimie peut en être multiplié par 5 ou par 10.

Face à ces enjeux et aux mutations qu’ils représentent, comment lire l’opération de fusion entre Hoechst et Rhône-Poulenc ? De fait, les deux groupes apportaient dans la corbeille de la mariée des points forts assez différents. Les actifs de recherche apportés par AgrEvo, la filiale agrochimique de Hoechst, étaient essentiellement possédés en propre. En revanche, Rhône-Poulenc avait opté pour une stratégie d’alliance avec un certain nombre de partenaires.

Pour ce qui concerne le portefeuille de produits actuellement sur le marché, AgrEvo était puissant dans les domaines de la tolérance aux herbicides, des gènes favorisant la résistance aux insectes, qui permettent aux plantes de produire elles-mêmes leurs propres insecticides, ainsi que des techniques d’hybridation. Rhône-Poulenc, pour sa part, avait deux très grands produits déjà sur le marché, un herbicide et un insecticide. Par ailleurs, il était puissant dans le domaine de la tolérance aux herbicides.

Pour ce qui concerne les circuits de distribution, AgrEvo avait une position forte dans le domaine des semences pour les pays en développement. Rhône-Poulenc, quant à lui, avait noué des alliances, notamment avec un très grand semencier français, Limagrain.

Une fusion sans difficulté majeure

Cette fusion nous a apporté la capacité de créer un leader mondial dans le domaine de la pharmacie. Nous sommes actuellement le premier groupe mondial pharmaceutique2. Nous sommes aussi le premier groupe mondial agrochimique3. La fusion nous a donc apporté une puissance considérable en termes de recherche-développement et de distribution, et une très grande complémentarité dans les domaines scientifique et technologique.

Le but ultime de cette opération est de créer de la valeur pour nos actionnaires. Il est d’accroître la croissance de nos activités. Il nous reste encore beaucoup de travail pour ce faire mais nous pensons détenir tous les atouts pour réussir. Mon expérience personnelle au cours de cette première année de discussion, de travail avec nos partenaires de Hoechst, me fait dire que la fusion de deux très grands groupes n’est pas aussi complexe qu’on peut le supposer. Les différences culturelles entre la France et l’Allemagne sont faibles. La mutation, radicale pour Hoechst comme pour Rhône-Poulenc, se fait sans difficulté majeure. La création d’un nouveau groupe, de son identité, s’opère en définitive beaucoup plus facilement que ce qu’on pouvait imaginer il y a encore un an et demi.

1. NDLR : évaluation au 1er décembre 1999. 2. NDLR : évaluation au 1er décembre 1999. 3. idem.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 21

L’ADAPTATION CONTINUE AU MARCHÉ, PRINCIPE VITAL D’UNE PME

Alain Grandjean – Soulé – Directeur financier

Résumé

Soulé, entreprise familiale fondée en 1862, a profondément évolué dans les quinze dernières années pour s’adapter à un environnement changeant rapidement.

Tout d’abord, elle s’est désengagée du secteur ferroviaire à la fin des années 80, du fait de la baisse radicale de ses marchés de base. Elle s’est concentrée sur son activité de matériels électriques. Elle a alors connu une triple mutation :

• ·Organisation de la société par métier (parafoudres moyenne tension, parafoudres basse tension, appareillage de distribution, sectionneurs haute tension).

• ·Développement des métiers par croissance externe (acquisition de 5 entreprises : Hélita, DPS, Bardin, Pommier, Anpico).

• ·Développement de l’international (investissements commerciaux et développement de nouvelles gammes).

L’acquisition d’entreprises s’est traduite à deux occasions par leur fusion-absorption et leur intégration sur le site de la société mère, entraînant alors des réorganisations significatives.

Cette politique a été menée pour anticiper la baisse des marchés français de base de la société, attendue pour la fin de la décennie. Dans les faits, cette baisse se manifeste aujourd’hui plus durement et rapidement qu’attendu. Le client principal, EDF, sous la pression de la directive européenne relative à la libéralisation de l’électricité, révise fortement ses politiques d’achat. Il tient beaucoup moins compte que par le passé des contraintes de politique industrielle et du rythme propre à ces activités.

Face à cette nouvelle donne, l’entreprise doit réagir en se concentrant sur les métiers les plus prometteurs et les plus rentables et en recherchant des alliances pour accélérer son internationalisation.

Concrètement, l’entreprise a cédé en 1998 deux de ses centres de fabrication (mécanique et traitement de surface) à des spécialistes. Elle vient de céder son département “ Parafoudres moyenne tension ” et se désengage des sectionneurs haute tension.

Elle réorganise son département “ Appareillage de distribution ” pour tirer le meilleur parti de ses nouvelles gammes, développer ses parts de marché en France et à l’étranger et rentabiliser ses investissements.

Enfin, elle renforce son activité de parafoudres basse tension et paratonnerres en examinant les bonnes opportunités de croissance externe.

Mon témoignage vise à montrer que les PME aussi sont amenées à vivre des restructurations assez régulières. Elles n’en font pas leur pain quotidien, mais n’en sont pas loin. Je vais vous parler de l’histoire récente de Soulé, une entreprise familiale du Sud-Ouest de la France qui produit du matériel électrique. Bien sûr, je vais simplifier terriblement cette histoire, et la présenter d’un point de vue qui ne prétend pas à l’objectivité totale.

Soulé est un petit groupe de PME qui, à la fin de l’année 1998, employait 500 personnes et réalisait 375 millions de francs de chiffre d’affaires. Il est issu d’une entreprise industrielle familiale très ancienne, créée en 1862 à Bagnères-de-Bigorre. Cette ville compte environ 8000 habitants. Soulé est donc une entreprise qui pèse très lourd sur son bassin d’emploi. Dans les années 1970, elle y employait 1100 personnes.

En 1986, Soulé est une entreprise en grande difficulté stratégique

En 1986, un nouveau PDG, Arnaud de Boysson, prend les commandes de Soulé. Il représente la cinquième génération à la tête de cette société familiale. Le nouveau président doit faire face à une entreprise en grande difficulté stratégique. Cette entreprise menait alors deux activités de front, la fabrication de matériel ferroviaire et celle de matériel électrique :

• Son activité ferroviaire déclinait, en raison de sa taille insuffisante sur ce secteur et de l’effondrement de son marché principal, l’Afrique francophone.

• Le deuxième activité de Soulé, la fabrication de matériel électrique, était vieillissante, en termes de produits comme en termes d’équipes.

Insee Méthodes n° 95-96 22

Mais au-delà de ces difficultés, le handicap majeur de Soulé était son caractère institutionnel. En effet, tout le monde considérait cette entreprise comme une institution, aussi bien son personnel que son environnement local externe.

La réaction : abandon du secteur ferroviaire, réorganisation de l’activité électrique, développement international

La première opération menée par Arnaud de Boysson fut de désengager son entreprise du secteur ferroviaire. De 1986 à 1991, ce retrait a entraîné plusieurs opérations de restructuration. Il s’est fait en deux temps : un premier temps infructueux de recherche de diversification, suivi d’un temps de recherche de repreneur, qui lui, a abouti en 1991. Aujourd’hui, une entreprise travaille toujours dans l’activité ferroviaire à Bagnères-de-Bigorre ; elle y occupe 50 à 60 personnes.

Soulé s’est donc recentrée sur la fabrication de matériel électrique. Pour les épris de nomenclatures, notre entreprise relève des codes APE 312A et 312B. Le “ 312A ” concerne le matériel électrique basse tension, le “ 312B ” les autres types de matériel électrique. Cette activité de fabricant de matériel électrique a été développée par croissance interne et externe.

En premier lieu, nous avons instauré une réorganisation interne progressive qui a abouti, pour aller vite, à une organisation par département (parafoudres basse tension ; parafoudres moyenne tension ; interrupteurs moyenne tension ; sectionneurs haute tension).

En parallèle, nous avons réalisé un certain nombre d’acquisitions dans des métiers proches. Nos acquisitions et cessions successives se sont soldées au total par cinq acquisitions. Deux d’entre elles ont conduit la société mère à absorber les filiales achetées. Celles-ci ont déménagé pour être réimplantées sur le site bagnerrais. Deux autres ont maintenu sur place les équipes et les entreprises. Une enfin s’est traduite par le mouvement inverse : un pan de l’activité de la société mère a rejoint la filiale achetée. A chaque fois, des considérations de leadership ont présidé au choix de localisation. Par exemple, nous avons délocalisé une partie de l’activité du site bagnerrais vers la société acquise, parce que nous avions acheté un concurrent alors leader sur le créneau.

Le troisième volet a été l’ouverture internationale. Bien que bagnerrais, nous nous soucions de notre développement international. A partir de 1992, nous avons créé des équipes commerciales internationales. Nous avons adapté notre offre de matériels électriques en développant de nouvelles gammes de produits, selon une segmentation fine par pays. En effet, nos produits français sont invendables tels quels à l’exportation. Les normes internationales posent beaucoup de problèmes, – beaucoup pour une entreprise de notre taille, bien sûr.

Pour assurer notre position internationale, nous avons consenti un effort de recherche et de développement très important. De 1995 à 1998, nous avons ainsi consacré 100 millions de francs à la recherche-développement.

La libéralisation du marché de l’électricité, facteur de crise pour Soulé

La restructuration de l’activité de matériel électrique, la recherche de nouveaux marchés et l’effort soutenu en recherche-développement visaient à anticiper la transformation annoncée d’Électricité de France (EDF), le client principal de Soulé. De nouvelles règles du jeu s’installent sous la pression de la directive européenne relative à la libéralisation du marché de l’électricité1. Qu’en percevons-nous alors, en tant que fournisseur microscopique du producteur national d’électricité ? Nous voyons EDF perdre une partie de son chiffre d’affaires, sans doute une part très rentable. Nous voyons EDF investir massivement pour faire de la croissance externe, donc avoir besoin de fonds et réviser ses politiques d’achat auprès de ses fournisseurs. Très concrètement, la libéralisation d’EDF se traduit par une chute des commandes et un accroissement de la pression concurrentielle.

Pour Soulé, ce nouvel état du marché se traduit mécaniquement par la baisse préoccupante des marges et des résultats. 1999 est une année de rupture pour l’entreprise. Soulé comptait quatre départements, trois dans la moyenne et la haute tension, un dans la basse tension. Les départements moyenne et haute tension sont les plus atteints par la transformation du marché. Les pressions y sont les plus fortes. En conséquence, les activités moyenne et haute tension sont redimensionnées. Des ateliers sont cédés, des activités fermées ou réorganisées.

1. Directive 96/92/CE du parlement européen et du Conseil du 19 décembre 1996 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 23

Symétriquement, les activités “ basse tension ”, celles du secteur 312A, sont renforcées. La politique d’alliances s’accélère sur ces créneaux plus porteurs. Ainsi, le département “ protection des surtensions ” est élargi par croissance externe. Car nous sommes persuadés qu’un recentrage dans les activités moins soumises à la pression ne suffit pas à lui seul. Il faut l’appuyer par de nouvelles alliances, et le faire rapidement.

L’impact sur l’emploi

En termes d’emploi, la restructuration en cours de Soulé comprend deux aspects :

• Le premier est un élément d’identité très perturbant pour l’ensemble du personnel. Cette entreprise était naguère considérée comme une institution pratiquant l’emploi à vie, ou peu s’en faut. A la fin des années 1980, le fils entrait chez Soulé comme l’avaient fait avant lui son père et son grand-père. De même, on y était délégué syndical de père en fils. A la fin des années 1990, tous ces repères traditionnels sont brutalement remis en cause. Le personnel de l’entreprise vit une période de remise en question radicale de ses fondamentaux, de son identité sociale.

• Le second est l’impact social sur le bassin d’emploi local. L’entreprise ne peut plus offrir le nombre d’emplois qu’elle offrait par le passé.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 25

VIVRE LES RESTRUCTURATIONS DÉBAT AVEC LA SALLE

Patrice Roussel : “ Pour lancer ce temps de discussion, je voudrais vous livrer quelques réflexions suscitées par les trois interventions que nous venons d’entendre. Ces témoignages montrent un certain nombre de contrastes. Le premier, évidemment, porte sur la taille. J’ai également relevé l’alternative entre spécialisation et globalisation. Rhône-Poulenc semble s’orienter vers la spécialisation, tandis qu’IBM cherche plutôt à proposer une réponse globale, où l’offreur apporte tout ce qui est utile à la mise en œuvre de solutions efficaces. J’ai noté l’importance de trois acteurs des restructurations : les actionnaires, les clients, le personnel de l’entreprise. On ne peut restructurer sans tenir compte de tous ces acteurs.

Enfin, un élément important est resté souvent implicite : la durée. Les restructurations sont-elles durables ? Souvent, les solutions mises en place s’avèrent en fait très temporaires. Or, notre problème, en tant que statisticiens, est bien le suivi des unités dans le temps.

Je termine là ces quelques réflexions personnelles, qui ne sont pas des questions, pour vous laisser la possibilité d’en poser. ”

Véronique Moyne (Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, services des études et des statistiques industrielles) : “ Je voudrais poser une question à chacun des trois intervenants. La première s’adresse à Monsieur Duwat, d’IBM. Vous nous avez dit mesurer la satisfaction de vos clients. Comment procédez-vous ? Ma seconde question est pour Monsieur de Larminat, de Rhône-Poulenc. Aventis aura donc deux pôles, un pôle agrochimique et un pôle pharmacie. Quels sont les liens entre ces deux pôles ? Si vous me permettez un peu de provocation, on pourrait en effet se dire : “ ils nous empoisonnent avec l’agrochimie, puis ils mettent au point les médicaments pour nous soigner ! ”. C’est du pur mauvais esprit, j’en conviens, mais vous devez rencontrer parfois ce type de réactions à propos de vos deux branches. J’avais enfin une question sur l’emploi, pour Monsieur Grandjean, de Soulé. Si j’ai bien compris, votre entreprise employait 1100 salariés à une époque, et n’en compte plus que 500 à présent. Comment avez-vous pu gérer cette situation, tout en étant une institution dans l’endroit où vous êtes ? ”

Gérard Duwat : “ Nous attachons en effet une importance considérable à la compréhension et à la mesure de la satisfaction de nos clients. Nous le faisons à différents niveaux. D’une part de façon institutionnelle, en procédant à des enquêtes de satisfaction. Nous confions ces enquêtes à des organismes extérieurs, pour assurer une totale indépendance et garantir la véracité et la bonne fiabilité des réponses. Ces organismes appellent régulièrement nos clients pour leur soumettre des questionnaires classiques sur leur satisfaction. D’autre part, nous complétons ces enquêtes de façon individuelle. En effet, tous nos acteurs commerciaux doivent développer une véritable “ obsession du client ”. Nous leur demandons d’enquêter eux-mêmes, de façon régulière, sur la satisfaction de leurs clients à l’issue d’une transaction commerciale. L’ensemble de ces informations nous permet d’établir le baromètre global de la satisfaction de nos clients, que nous regardons désormais avec autant d’attention que les différents indicateurs financiers ou de résultats de l’entreprise. ”

Hugues de Larminat : “ Je tiens à donner une réponse nette à votre question sur le lien entre l’agrochimie et la pharmacie. Autant les liens entre les sciences de la vie, pharmacie et agrochimie d’une part et chimie d’autre part, se sont progressivement distendus au fil de l’histoire, au point que tous les grands groupes chimiques ont séparé les activités pharmaceutiques et agrochimiques des activités chimiques, autant il reste des liens scientifiques, technologiques et industriels extrêmement forts entre la pharmacie et l’agrochimie. Ces liens scientifiques tournent autour du génome, de la génomique. Ils donnent lieu à des travaux similaires dans la pharmacie, pour la découverte de nouveaux médicaments et pour la mise au point de techniques de pharmacie basées sur la génétique, et dans l’agrochimie, avec la mise sur le marché de plantes génétiquement modifiées. En termes technologiques, ces deux activités recourent à des instruments communs, souvent extrêmement puissants et coûteux, comme par exemple les techniques de criblage à haut débit. Il existe beaucoup d’autres outils de ce type. Ces outils vont jouer progressivement le rôle de plates-formes technologiques, qui convergeront peu à peu et structureront la pharmacie comme l’agrochimie. Enfin, et surtout, la même logique industrielle prévaut des deux côtés. Dans la chimie, les taux d’innovation et les taux de croissance sont faibles. De nouveaux produits sont mis au point, mais cela ne structure pas cette industrie. La croissance annuelle atteint à peine 3 à 5 % sur les segments les plus porteurs. À l’opposé, l’agrochimie et la pharmacie sont portées par l’innovation, par la mise au point de nouveaux produits. Une entreprise qui ne met pas au point de nouveaux produits très innovants, qui ne les lance pas sur le marché très vite, décline et meurt. Les taux de croissance dans l’agrochimie et dans la pharmacie sont compris entre 6 et 12 % par an. Un fossé sépare donc la chimie des sciences de la vie, alors que beaucoup d’éléments rapprochent l’agrochimie de la pharmacie. Certes, il est vrai que nos produits agrochimiques sont parfois polluants, mais nous nous efforçons de faire de gros progrès. Pour vous donner un exemple

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anecdotique, il y a encore quelques années, les herbicides étaient déversés sur les champs avec des doses qui se comptaient par kilos à l’hectare. Depuis, on a divisé par mille le poids des composants devant être répandus dans les champs ; le produit actif se mesure maintenant en grammes par hectare. L’un des buts essentiels des organismes génétiquement modifiés est de permettre de se passer totalement de produits chimiques. C’est le cas des plantes résistantes à leurs principaux insectes prédateurs. Donc, nous nous soignons ! ”

Alain Grandjean : “ Concernant le paradoxe emploi-institution, vous avez bien noté les chiffres. Dans les années 1970, le pôle ferroviaire était très important à Bagnères-de-Bigorre. Cette activité de construction de voitures de chemin de fer était très riche en main d’œuvre. Elle employait beaucoup de personnel. Des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt, les effectifs ont baissé très fortement, sans que l’identité de l’institution en soit touchée. En employant le terme d’institution, je voulais dire que cette entreprise, à l’époque, n’avait pas une réelle perception des clients et de la concurrence. Sa clientèle se composait d’une part d’un grand client, EDF ; d’autre part, pour l’activité ferroviaire, de marchés francophones qui se négociaient à Paris. Ces deux grands marchés étaient extrêmement protégés. Nous n’étions pas alors dans un contexte de grande concurrence. Pour caricaturer, je pourrais dire par exemple que le marketing des produits électriques était fait par le bureau d’études d’EDF. Dans les années quatre-vingt-dix, le souffle du marché de la concurrence a complètement remis en cause ce type de comportement. ”

Bernard Paranque (Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, direction des entreprises du commerce, de l’artisanat et des services) : “ À l’exception de l’entreprise Soulé, les intervenants n’ont pas donné l’impact quantitatif des restructurations sur les effectifs. Je voudrais donc poser une question sur ce sujet à Monsieur de Larminat. Avez-vous mis en œuvre des mesures particulières pour aider à la création d’entreprises dans vos plans de restructuration ? Y a-t-il eu des mesures d’accompagnement ? Je sais qu’il y a une vingtaine ou une quinzaine d’années, Rhône-Poulenc avait mis son portefeuille de produits “ non développables ” à la disposition d’un certain nombre de PME, en Rhône-Alpes en tout cas. J’aimerais savoir s’il y a eu une politique organisée et quel coût elle a représenté. ”

Hugues de Larminat : “ Le coût global de l’ensemble des opérations qui vont être menées n’a pas encore été chiffré, mais il est clair que ce type de restructuration a des conséquences en termes d’emploi. Ce groupe a malheureusement une très longue expérience dans ce domaine avec la restructuration de la chimie notamment, du textile à l’intérieur de la chimie qui a été très douloureuse en termes sociaux. Il va donc mettre en place toute une panoplie d’actions, d’aide à la création d’entreprise, de tout ce qui peut être utile pour accompagner ces restructurations. ”

Erwin Wartenberg (Statistisches Bundesamt, office fédéral de la statistique en Allemagne) : “ Je voudrais poser une question à Monsieur Grandjean, pour la simple raison que je connais bien Bagnères-de-Bigorre, pour avoir passé un certain nombre d’années à proximité. Je connais bien la firme Soulé aussi, de longue date, et je ne vois toujours pas très bien comment l’entreprise a pu se dégager de ses propres moyens. A-t-elle bénéficié d’une aide de la municipalité, du département ou d’autres autorités ? Cet aspect m’intéresse parce qu’en Allemagne, à chaque fois qu’il y a des problèmes de restructuration, on fait appel, à la limite, au chancelier Gerhard Schroeder pour qu’il s’occupe de l’affaire. Je suis donc curieux de savoir comment cela se passe à Bagnères-de-Bigorre. ”

Alain Grandjean : “ Il y a des activités très rentables dans le portefeuille d’activités de Soulé – pour reprendre le vocabulaire d’Aventis. À la fin des années quatre-vingt, Soulé était certes en grande difficulté stratégique, mais l’activité électrique restait extrêmement profitable. Les plans sociaux successifs et les acquisitions, la croissance externe, se sont toujours faits exclusivement par auto-financement ou par augmentation de capital financé par l’introduction de partenaires financiers dans le capital de l’entreprise. L’entreprise n’a que très peu recouru à la manne publique. Mais dans un contexte de plan social – pour appeler un chat un chat –, il y a toujours des polémiques sur le thème :“ l’entreprise fait un plan social alors qu’elle a profité d’aides publiques ”. Ce n’est manifestement pas vrai dans le cas de Soulé. Je ne tiens pas à discuter davantage de cette question, car c’est un sujet de discussion dans la Dépêche, le grand journal local. ”

Nicolas Leleu (Syndicat général des fondeurs de France) : “ Je souhaite poser deux questions à Monsieur de Larminat. Première question, la fusion entre Hoechst et Rhône-Poulenc ne serait-elle pas une sorte d’immunisation contre une OPA inamicale, si j’en juge par la comparaison avec l’exemple récent franco-français dans la distribution1 ? La deuxième question m’est inspirée par vos explications sur le dégagement de Rhône-Poulenc de la chimie. Allons-nous vers une dichotomie entre des secteurs à haute valeur ajoutée, à forte croissance et forte innovation, des secteurs donc créateurs de valeur, et des secteurs de second rang, moins attractifs, innovant moins, donc à moindre croissance de valeur ? De ce fait, n’allons-nous pas vers une situation dangereuse ? Je fais le parallèle entre la chimie et le secteur où je travaille, la métallurgie, qui serait peut-être moins attractif que d’autres secteurs à haute valeur ajoutée tels que les cosmétiques par exemple. ”

1. NDLR : L’absorption de Promodès par Carrefour

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Hugues de Larminat : “ Je ne suis pas très bien placé pour répondre à votre seconde question. Je pense qu’il faudrait s’adresser à quelqu’un ayant une vue plus globale sur le paysage industriel français. Pour ne parler que de la pharmacie et la chimie, la chimie a encore de beaux jours devant elle mais clairement, ce n’est plus le même métier que celui de la pharmacie. Auparavant, ces métiers étaient considérés comme proches dans tous les groupes industriels ; ils sont maintenant considérés comme très éloignés. Gérer un business de “ commodities ”, comme disent les anglo-saxons, ne requiert pas les mêmes qualités, le même état d’esprit, la même culture d’entreprise. On ne mobilise pas le même type de capitaux lorsqu’il s’agit de gérer et de développer une entreprise qui vit essentiellement de la mise sur le marché de nouveaux produits. Je ne crois pas qu’il y ait une industrie du passé, une industrie de l’avenir. Il y a simplement deux industries qui se sont progressivement éloignées l’une de l’autre, pour des raisons essentiellement scientifiques et technologiques, et à court terme, pour des raisons financières également. L’ensemble des investisseurs, l’ensemble des actionnaires des grands groupes industriels ont souhaité avoir une meilleure visibilité sur le contenu de leur portefeuille d’actions. Ils ont fait subir une pression de plus en plus forte aux groupes qualifiés d’hybrides pour qu’ils se recentrent sur un métier, quel qu’il soit. ”

Emmanuel Raulin (Eurostat) : “ Ma question s’adresse à Monsieur de Larminat. À votre avis, avec la mise en place de cette nouvelle firme, devons-nous, nous statisticiens, considérer avoir affaire à une entreprise franco-allemande, à une entreprise française et une entreprise allemande, ou encore à une entreprise se situant directement au niveau de l’Europe ? Pensez-vous qu’il nous échappe un certain nombre de choses, à vouloir continuer à regarder l’activité d’un tel groupe, d’une telle firme, d’une part dans sa “ troncature ” française pour reprendre les propos du directeur général de l’Insee, d’autre part sous l’angle de sa “ troncature ” allemande ? Pour être encore plus précis, pourriez-vous nous dire, par exemple, si la mise en place de cette nouvelle firme s’est traduite par le transfert d’activités de recherche et de développement soit de la France vers l’Allemagne, soit de l’Allemagne vers la France ? Dans ce cas, notre approche actuelle de ces différentes activités ne peut plus nous permettre de rendre compte véritablement de ce genre de phénomène. ”

Hugues de Larminat : “ J’ai bien conscience que les évolutions des grands groupes industriels doivent causer beaucoup de souci aux statisticiens d’entreprise, non seulement à cause de la très grande volatilité des portefeuilles d’activités, des changements radicaux de nomenclatures qui portent sur des dizaines de milliers d’emplois, sur des dizaines de milliards d’euros qui basculent d’un champ économique à un autre, mais aussi à cause de l’immense impact de l’internationalisation. Je vais juste vous donner deux illustrations. Les centres de décisions de ce nouveau groupe sont partagés entre : Strasbourg, où est le siège social de la nouvelle entreprise, qui est donc une entreprise de droit français ; Lyon, où se trouve le siège de la partie agriculture ; Francfort et New York, qui se partagent le siège de la pharmacie. Les centres de décisions sont donc dispersés non seulement au niveau européen mais même au niveau mondial, avec une présence extrêmement forte des États-Unis. Que peut-on alors appréhender au niveau national ? Sûrement pas la rentabilité de l’entreprise, sûrement pas sa capacité à générer de nouveaux produits. Peut-être un potentiel industriel et un marché, car les consommateurs sont rattachés à un pays ou à un autre. Mais seule une toute petite partie de la vie de l’entreprise peut être ainsi cernée au niveau national. Les comptes de l’entreprise ne sont pas faits au niveau national. Cela n’a pas de sens. Ils sont faits par lignes de produits, par branches d’activités mondiales. Cette entreprise vit au niveau européen, vit au niveau mondial, ne vit plus au niveau national. ”

Patrice Roussel : “ Je me permettrais de reporter la question sur Gérard Duwat parce qu’il me semble qu’IBM n’est pas sur deux pays mais sur beaucoup plus. ”

Gérard Duwat : “ Je reprends à mon compte les éléments de réponse qui viennent d’être donnés. En effet, la pertinence de la lecture des comptes établis au niveau national est de plus en plus faible. Elle n’est pas vraiment représentative de l’activité de la société puisque la lecture de sa performance se fait, là aussi, par lignes d’activité ou lignes de produits. Les comptes nationaux correspondent à l’exigence minimale légale de maintenir une comptabilité nationale. Nous y distinguons une activité commerciale et une activité manufacturière, puisque nous avons des usines et des laboratoires en France. Mais lire de façon pertinente ce qu’est l’efficacité de l’une ou de l’autre n’a plus véritablement d’intérêt, puisque que ces activités correspondent à des critères d’optimisation qui s’établissent au plan mondial. ”

Pierre Maillet : “ Je suis ancien fonctionnaire européen, d’où ma question : comment vos stratégies de restructuration ont-elles été influencées par la construction européenne – soit à la fois le marché intérieur, la politique de concurrence, l’apparition d’une monnaie commune et enfin la politique commerciale commune ? ”

Gérard Duwat : “ En ce qui concerne IBM, la prise en compte du marché européen se traduit par notre volonté d’avoir un premier niveau paneuropéen de consolidation de nos affaires et du management de nos affaires. Dans la refondation de la compagnie, la question s’est posée très clairement de savoir si nous devions avoir un étage composé de ce qui pouvait être l’activité nationale puis un étage mondial, ou un étage intermédiaire, au niveau paneuropéen. La réponse a été apportée avec le maintien d’un système de management à ce niveau. Le centre de commandement d’IBM en Europe tient donc compte de la réalité de la communauté européenne, plus bien sûr que de la notion de monnaie. C’est la vision

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d’une homogénéité culturelle et d’une homogénéité de la zone d’échanges et de commerce qui nous a conduit à prendre cette décision. ”

Hugues de Larminat : “ Pour ma part, je dirai que la construction européenne n’a pas eu un rôle décisif dans l’évolution d’un groupe comme celui de Rhône-Poulenc ou celui de Hoechst. Elle a sans doute accéléré leur internationalisation, et a sûrement facilité la fusion entre les deux entreprises, en termes culturels. Sur le plan de la monnaie, la construction européenne joue un rôle majeur parce que les actionnaires européens n’ont plus de risque de change entre leurs différents investissements. De ce fait, la volatilité des investissements transnationaux sera bien plus grande qu’auparavant. ”

Jean-Pierre Grandjean (Insee) : “ J'ai une question très simple pour IBM. Vous avez mentionné une acquisition importante dans les dernières années, celle de Lotus. La société IBM procède-t-elle de façon courante à des acquisitions de start-up ou de produits non développés dans ses laboratoires ? ”

Gérard Duwat : “ De façon courante, non. J'ai bien noté ceci comme étant presque une règle d'exception. Nous avons procédé à des acquisitions dans deux domaines. D’une part, dans le domaine de la constitution de notre portefeuille software, dont Lotus est un excellent exemple. Nous avons également acquis quelques autres sociétés un peu moins importantes que je ne citerai pas ici. D’autre part, dans le domaine de la construction de notre activité de service. Nous avons procédé à des acquisition locales de sociétés de services, pour constituer la masse critique nécessaire pour lancer cette grande activité. Celle-ci, je le rappelle, représente aujourd'hui 50 % de l'occupation de nos employés. Cette politique n’est toutefois ni fréquente ni courante. Ayant réorienté notre recherche et développement, nous sommes beaucoup plus fondés à utiliser les développements issus de nos propres laboratoires. ”

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CONSEILLER LES RESTRUCTURATIONS

Jean-Pierre Grandjean Insee – Chef du département Système statistique d’entreprises

Au cours de la première session, des représentants d'entreprises nous ont expliqué les modalités des restructurations que leurs entreprises ont connues. Il nous a semblé intéressant de donner ensuite la parole à leurs conseils. En effet, quoiqu’en dise le représentant de Rhône-Poulenc, les restructurations sont des opérations compliquées et risquées. Avant de se lancer dans une telle opération, il est indispensable d'analyser en profondeur toute une série de problèmes qui requièrent bien souvent l'assistance de spécialistes.

Nous entendrons d'abord Vincent Ramus, associé chez Ernst & Young. Il nous dira comment et pourquoi les entreprises sont amenées à se restructurer pour se développer, voire pour survivre, dans une économie plus en plus ouverte et de plus en plus technologique.

Puis Didier Izabel, directeur des fusions-acquisitions à la Compagnie Financière Edmond de Rothschild, nous expliquera le rôle très important des actionnaires dans la plupart des restructurations qui se déroulent actuellement.

Enfin, Henri Bardet, avocat au Bureau Francis Lefebvre, nous convaincra de l’importance des conséquences fiscales des restructurations. En effet, la fiscalité peut avoir un impact très fort sur la profitabilité et la satisfaction des actionnaires à l'issue des opérations de restructuration.

Bien entendu, nous aurions pu faire appel à des experts d'autres disciplines, par exemple la gestion des ressources humaines. Il est bien connu que le manque d'adhésion des personnels concernés peut être une cause importante d’échec des restructurations. Cependant, les trois exposés qui vont suivre se situent au cœur même des problèmes liés à la prise de décision de restructuration.

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RECONCEVOIR LES PROCESSUS DE CRÉATION DE VALEUR

Vincent Ramus – Ernst & Young – Associé

Résumé

Les restructurations des grands groupes mondiaux, accélérées par les vagues d’acquisition et de concentration, s’élaborent dans une vision globale des marchés et des bases de production ou de services générant une mobilité croissante des activités et des investissements.

La compétition s’engage sur tous les fronts simultanément. Optimiser la localisation des activités devient un facteur concurrentiel déterminant et un levier d’amélioration de la rentabilité. Composante clé de la stratégie de développement international, cette politique de localisation ou de (re) ou (dé)localisation ne suit pas seulement une logique de réduction de coûts, de conquête de marché ou de présence locale/globale. Elle participe à une recomposition spatiale et organisationnelle des processus de création de valeur.

Les grands mouvements de reconception des organisations multinationales des années 1990 ont contribué à faire émerger de nouveaux modèles de structuration des processus internes, indépendants des structures hiérarchiques ou domestiques propres à chaque pays et bousculant les approches classiques de l’organisation par fonction. Orientées sur la création de valeur pour les différentes parties prenantes – au premier rang desquelles les actionnaires et... les clients –, ces nouvelles organisations ont redistribué les missions des bases d’activité à une échelle européenne ou mondiale. Ces bases sont relocalisées ou créées selon un schéma d’ensemble optimisant les économies d’échelle et de champ (spécialisation), la rationalisation des activités fonctionnelles, l’exposition fiscale, la performance du service rendu, la satisfaction des clients visés.

Le modèle dominant est bâti sur la centralisation systématique des activités sans relation directe avec le marché. C’est le cas des groupes ayant une offre globale à l’échelle de l’Europe, avec des spécificités domestiques selon les pays, mais des économies d’échelles significatives sur toute la chaîne de valeur. Les groupes intervenant dans des secteurs peu globalisés (média, santé,…) sont très décentralisés. Leurs structures locales démultiplient plus facilement les fonctions non industrielles ou de R&D. Certaines firmes à forte intensité capitalistique polarisent les principales fonctions autour des centres de production et R&D.

De nouvelles activités ont émergé (centres d’appels, centres de services partagés, méga-sites industriels ou logistique, etc.), d’autres se sont modifiées ou centralisées (siège, R&D, RH, trésorerie,...) ou encore éclatées (front office). Leur implantation se conduit selon une double logique de baisse systématique des coûts et de l’impact des fiscalités nationales d’une part et de renforcement du service client d’autre part. La logique du “ être local au plan mondial ” arbitre le découpage et l’affectation des activités tout en prenant en compte les opportunités et contraintes des opérations d’acquisition ou de partenariat.

Une entreprise autrefois implantée dans plusieurs pays d’Europe avec des usines, des entrepôts, des agences, un siège dans chaque pays... représentant autant d’établissements différents, se redéploie sur des sites spécialisés sur une fonction ou un processus spécifique (par exemple une centrale d’achats, un centre de formation des cadres,...), chaque site ayant une vocation transnationale.

Le choix de la localisation est fonction de facteurs propres aux objectifs spécifiques de chaque activité, à la structure de coûts, aux compétences requises et aux indicateurs de performances du processus. Ainsi une entreprise internationale déployée en Europe pourrait avoir un centre d’appels à Dublin, trois usines (Espagne, France, Allemagne), un siège et un centre de services partagés à Londres, un centre de formation à Genève, deux centres de distribution européens (Lyon et Amsterdam),...

L’évolution considérable des systèmes d’information et de communication a permis de dissocier les flux physiques, les flux d’informations et les flux financiers et donc de rendre la géographie des activités indépendantes du contrôle et du pilotage de leur performances : dans cette “ toile ” plus ou moins virtuelle les territoires et les hommes qui les habitent trouveront-ils leur place et leur sens ?

Merci de m’accueillir parmi vous, pour ce séminaire sur la compréhension des restructurations d’entreprises auquel je suis très honoré de participer. Bien que je m’occupe plutôt de PME, je focaliserai mon exposé sur les grands groupes internationaux, en particulier sur les moteurs de la restructuration dans la recherche de valeur. Je m’attacherai également à l'impact direct des restructurations sur la mobilité des investissements et des activités. J’évoquerai à ce propos l'émergence de nouvelles activités et la grande mobilité des investissements internationaux.

Les moteurs des restructurations

Pourquoi les restructurations ? La première raison est la sorte de “ course chaînée à la croissance ” à laquelle se livrent les groupes internationaux. Chaînée, parce que les groupes en sont à la fois les acteurs et les réacteurs. Ils sont obligés de conserver leurs positions et leurs rapports de forces respectifs. Dans les relations fournisseurs-distributeurs, ou donneurs d'ordres-équipementiers, la course à la taille est essentiellement liée à ce rapport de forces. Les concentrations sont un puissant levier de recomposition de l’organisation des groupes. Elles ont parfois un impact sur toute leur filière.

Le deuxième facteur est la recherche de création et de capture de valeur :

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• “ par le haut ” : recherche d’une position dominante sur le marché ou de la position optimale dans le rapport de force avec clients et fournisseurs ;

• “ par le bas ” : recherche de réduction de coûts ; et surtout “ effets de coordination ”, c'est-à-dire recherche maximale d'économies de champ ou d'économies d'échelle.

La volonté des entreprises de se concentrer sur leur cœur de métier, plus ou moins brutale selon les métiers, est le troisième moteur du phénomène de restructuration. En effet, les restructurations sont souvent induites par des mouvements de désengagement d'activités, d’outsourcing ou d'extemalisation d'activités, de délégation à des partenaires ou de travail en réseau.

La quatrième raison est l'évolution profonde des modèles et des systèmes de management. Dans les années 1980-1990, ce qu’on a appelé le re-engineering est monté en puissance. De nouvelles approches par les processus ont fait exploser la notion de pilotage par le site, par l'établissement, voire par le pays. Elles ont poussé un pilotage par lignes de services ou de produits, ou encore par missions focalisées sur un des éléments de la chaîne de valeur.

Le cinquième facteur, sans doute assez structurant, est la relative normalisation des systèmes de gestion et d’information, qui se poursuit aujourd'hui à un rythme accéléré. L’essor des grands éditeurs de logiciels s’est traduit par le développement et le déploiement de systèmes de gestion et d'information normalisés à l'échelle des groupes internationaux. Cette normalisation favorise une forte dissociation entre la géographie et l'ensemble des outils de pilotage et de contrôle.

Le sixième élément est un truisme : il s’agit de l'impact des nouvelles technologies sur tout le transfert d'information, indépendamment des flux physiques.

Citons enfin la dimension géopolitique à l'origine des restructurations. Beaucoup d'opérations sont facilitées par la levée des appréhensions, notamment sur le contexte de la grande Europe, y compris sur sa frange orientale.

La localisation des activités, un facteur clé du déploiement des groupes internationaux

Aujourd'hui, la compétition est globale. Elle se fait sur tous les fronts. La localisation des activités est devenue un facteur clé dans la recherche d'une couverture globale du marché mondial, ou des marchés visés au sein du monde. Le terme “ localisation des activités ” recouvre ici tout ce qui est relocalisation, délocalisation, recentrage sur les cœurs de métier, ré-affectation. Cette localisation prend en compte des facteurs 1) de type stratégique, sur les prises de position sur les marchés ; 2) de type économique, sur la maîtrise des composantes du compte de résultat ; 3) de type technique, dans l'optimisation de la gestion des actifs, notamment immobiliers.

La logique de localisation est fonction de paramètres souvent propres au groupe :

• Le métier. Un équipementier automobile ne gérera pas sa vision du monde comme un distributeur, un fournisseur de produits de grande consommation ou un opérateur de loisir. La compréhension du champ concurrentiel et de la chaîne de valeur spécifique à l'entreprise est un élément éclairant de sa politique géographique de gestion des activités.

• La culture du pays d'origine. Les éléments de perception et de culture sont assez discriminants. Une entreprise japonaise ne gère pas ses activités de la même façon qu'un groupe anglo-saxon ou qu'un groupe français. Il n'existe donc pas de modèle global à ce niveau.

• La culture du groupe et le système de décision et de pouvoir à l’œuvre dans ce groupe. Une partie des restructurations et des décisions associées à la redistribution des activités, des sites et des établissements, est fonction des jeux de pouvoir qui se tiennent dans l'entreprise et des rapports de forces existant entre les différentes filiales, les différentes divisions ou les différents établissements. À titre d'exemple, la décision d'implanter le siège de Microsoft en Europe à Paris a été, à l’époque, largement déterminée par le poids de la filiale française en termes de business, vu des États-Unis, ainsi que par la pression du management français. Les perspectives de développement apportées par ce dernier ont été un argument convainquant pour justifier cette implantation à Paris.

• La maturité du développement international du groupe. Un groupe ayant, par exemple, un parc immobilier considérable à gérer, privilégiera la rotation prioritaire de ces actifs. Il préférera souvent les reconvertir, plutôt que de faire des extensions.

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Les critères de localisation : de la proximité au marché à la recherche des maillons de la chaîne de valeur

Les critères de localisation répondent à trois grands types d’approches, chacun caractéristique d’un type d’activité :

Certaines activités sont, par nature, tirées et fixées par le marché et par le degré de globalisation de l’offre (produits quasi uniques pour tous les marchés). Leur logique de proximité des marchés est très dépendante des infrastructures qui permettent de servir leurs marchés-cibles. Cela concerne, évidemment, le commerce de détail, de type GAP, Toys "R" Us, H&M, ou dans un autre domaine, les loisirs. Cette logique a notamment prévalu pour l'implantation de Disney en Île-de-France.

Le deuxième groupe de critères concernent des activités plus sensibles aux flux physiques et aux activités logistiques : la production manufacturière, l'assemblage, la logistique à valeur ajoutée. La prise en compte des contraintes spécifiques à ces activités a fait émerger, à la fin des années quatre-vingt, un concept toujours tenace, celui de la “ banane bleue ”1. Selon la perspective adoptée, la “ banane ” couvre plus ou moins largement la frange est de la France. Elle correspond à une zone barycentrique par rapport à l'ensemble des contraintes logistiques permettant d'assurer un maximum de service-client dans la plus grande zone de chalandise.

Le troisième groupe de facteurs est sans doute le plus déterminant aujourd'hui. Il concerne la localisation des activités dites volatiles ou immatérielles. Beaucoup sont de nouvelles activités émergeantes, au premier rang desquelles se classent les centres d’appels. J'hésite à citer un chiffre dont je ne suis pas parfaitement sûr devant des professionnels de la statistique, mais il semblerait que 40 % des emplois créés en 1998-99 suite à de nouvelles implantations en Europe, l’aient été du fait de ces nouvelles activités. La localisation de ce type d’activités est totalement indépendante de tout critère logistique. La barrière géographique n'existe plus pour elles. De nouveaux critères de localisation apparaissent, qui s’attachent aux compétences spécifiques des processus concernés. Nous bouclons là sur la liaison entre recherche de valeur et localisation des activités.

Un nouveau schéma d’entreprise éclatée

Aujourd'hui, l'activité d'un groupe international peut se déployer ainsi : trois unités de fabrication – une en Europe de l'est, une en Angleterre, une en Espagne – ; un siège à Genève ou à Londres ; un centre d'appels, vraisemblablement à Dublin, jusqu'à ces dernières années – mais Dublin regorge à présent de centres d'appels, et le repli se fait plutôt sur la France – ; un centre de services partagés quelque part en Angleterre, éventuellement une gestion de trésorerie en Suisse, un centre de formation en France, deux centres de distribution – l’un à Lyon, l’autre aux Pays-Bas… La vision du déploiement est complètement éclatée. La localisation des activités est optimisée sur des critères spécifiques, attachés à la production de la valeur de chacun des composants des processus. Le centre d’appels a des critères totalement différents du centre de distribution ; le centre de distribution a des critères totalement différents de l'unité de production, et ainsi de suite. Ces critères spécifiques comprennent des critères d'exploitation, des critères fiscaux, des critères de compétence. Plus l’activité est immatérielle, plus la capacité à identifier et à mobiliser des ressources humaines adaptées au métier visé prend de l’importance. Ceci explique d’ailleurs les effets de cycle observés dans le développement de certaines activités. La géographie des centres d'appels a ainsi évolué au fil du temps, du fait de l'implantation de gros opérateurs spécialisés mais aussi de l’externalisation massive d’un certain nombre de grands groupes, qui outsourcent une grande partie de leur service client. L’Irlande a naguère été une terre fabuleusement attractive pour des raisons de multilinguisme, de multiculturalisme, de productivité (car le centre d’appels est un métier tertiaire très exigeant et ingrat)... et de fiscalité. À présent, l'activité des centres d’appels tend à se redéployer sur la frange plus continentale, notamment en France.

L'exemple d’entreprise éclatée que je viens de donner n’est qu’à moitié virtuel. Aujourd’hui, la localisation des établissements et des activités se réfère à des missions spécifiquement attachées à un processus, donnant ce schéma d’entreprise éclatée. Dans le même temps, les flux physiques, les flux d'information et les flux financiers sont de plus en plus dissociés. Ce mouvement est rendu possible par l’évolution des technologies de communication, l'harmonisation des modèles ainsi que par la normalisation des systèmes d'information. La géographie actuelle des activités est de plus en plus disjointe de leur contrôle et de leur pilotage. La réalité du contrôle est déportée vers des centres de décision indépendants du management de terrain. Le siège du groupe, basé à Londres par exemple, aura en transparence le reporting hebdomadaire ou mensuel de l'ensemble des activités, indépendamment du management de terrain.

1. NDLR : Zone géographique et économique allant du sud de l'Angleterre au nord de l'Italie en passant par le Benelux, la Ruhr et la Suisse. Vue du ciel la nuit, elle ressemble à une gigantesque “ banane bleue ” du fait de sa densité et de l'intense activité qui y règne.

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Ma conclusion sera ambivalente. La compétition pour la localisation des activités est aujourd’hui une réelle compétition des territoires sur chaque typologie d’activités. Le secteur manufacturier n’est pas le seul concerné, compte tenu de l’évolution de la structuration de la chaîne de valeur des groupes. Un grand nombre d'activités de nouveau type se développent : centre de services partagés, centre d'appels, centre logistique, etc. La France a vraisemblablement tiré de nombreux avantages de la mobilité de ces activités, du fait de la qualité de ses infrastructures et de la performance de ses hommes. Hors le paramètre fiscal, sur lequel Henri Bardet reviendra, ou un certain nombre de contraintes liées à l'environnement réglementaire, elle possède en effet beaucoup d’atouts pour valoriser les savoir-faire et les compétences humaines. Dans la conquête du marché européen, son ouverture continentale est un avantage que ne peuvent pas revendiquer ses voisins britanniques.

Mais, dans ce contexte de restructuration permanente et de distorsion entre le pilotage et les centres de décision et le lieu d’exécution des tâches, on peut aussi s'interroger sur la place réelle qu'ont, dans cette “ toile ”, dans cette dimension d’entreprise éclatée, les hommes et les territoires.

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LES FUSIONS-ACQUISITIONS, OUTIL DE RESTRUCTURATION DES GROUPES

Didier Izabel – Compagnie financière Edmond de Rothschild –

Directeur des fusions-acquisitions

Résumé

Depuis plusieurs années, l’ampleur du phénomène “ fusions-acquisitions ” ne cesse de s’étendre, en France comme dans l’ensemble des pays industrialisés. Par ailleurs, la médiatisation croissante de ces opérations, comme ce fut le cas cet été dans les secteurs de la banque, du pétrole ou de la distribution, consacre désormais ce phénomène comme une composante à part entière de la vie de l’entreprise, qu’elle soit ou non cotée.

Parmi ces opérations, celles qui résultent d’un besoin de croissance géographique, ou de la recherche d’une complémentarité sectorielle, n’ont généralement qu’un impact limité sur l’entreprise elle-même. Dans les autres cas en revanche, il existe souvent un certain recouvrement entre les activités des deux entreprises qui se rapprochent, d’où un besoin incontournable de restructuration.

La période d’instabilité qui s’ensuit dans l’entreprise n’est généralement pas une partie de plaisir, pas plus pour les salariés que pour le management. Pourtant, ces mêmes managers hésitent de moins en moins à se lancer dans de telles opérations, dont ils connaissent les risques, tant pour eux que pour leur entreprise. Des motivations puissantes les poussent à agir ainsi ; la sorte de pression qu’ils subissent dépasse largement la simple satisfaction d’ego que peut procurer l’effet de taille.

Certes, les avantages objectifs d’un regroupement ne manquent pas. Selon les secteurs, ils ont pour nom : économies d’échelle (R&D, logistique,...), renforcement de la position de négociation (distribution,...), protection contre la concurrence d’un nouvel entrant, etc. Toutefois, une autre préoccupation intervient désormais de manière toute aussi déterminante : la satisfaction de l’actionnaire.

Celle-ci a toujours été de soi dans les entreprises à capitaux familiaux, où le management se confond souvent avec l’actionnariat. En revanche, dans les très grandes entreprises au capital moins concentré, les effets du “ capitalisme à la française ” ont longtemps mis les managers à l’abri de la pression des actionnaires.

La situation est aujourd’hui en train de changer, sous l’impulsion des fonds de pension, des minoritaires devenus vindicatifs, des analystes financiers qui réclament toujours davantage de croissance, et des marchés qui placent l’entreprise à la portée d’une OPA dès que son cours de bourse vient à s’essouffler.

Pour tous, le leitmotiv est le même : il faut créer de la valeur pour l’actionnaire, le faire et surtout l’annoncer vite, et de manière lisible pour les marchés.

Or, il y a schématiquement deux manières de créer cette valeur : soit on développe son entreprise sur ses marchés ou en allant s’en créer de nouveaux, soit on réduit les coûts. Malheureusement, les marchés comprennent souvent mieux le deuxième discours, plus simple et moins aléatoire, même si l’intérêt à moyen terme de l’actionnaire devrait encourager les managers-entrepreneurs, ceux qui choisissent la première voie.

Cette prédilection des marchés pour le court terme peut se comprendre. Les gérants d’OPCVM, qui “ font ” le marché, sont jugés et comparés entre eux sur la base de leurs performances à très court terme. Néanmoins, la primauté du court terme pèse sur les comportements des chefs d’entreprises, et les précipite dans des spirales de croissance qu’ils maîtrisent plus ou moins bien. Elle les amène souvent à faire le “ grand écart ” dans leur communication entre, d'un côté des marchés qui réclament des économies passant le plus souvent par des réductions d’effectif, et de l’autre un corps social à qui il faudrait expliquer que le rapprochement s’effectuera en douceur.

Tout d'abord, je tiens à remercier Jean-Pierre Grandjean de m'avoir donné l'occasion d'intervenir sur un sujet – “ fusions, acquisitions et restructurations ” – qui n'est pas un classique du genre. Certes, on parle de plus en plus de fusions-acquisitions, mais pour ma part, alors que j’exerce le métier de banquier d'affaires depuis plus de dix ans, je n'avais pas l'impression de participer à des restructurations.

Pourtant, les rapports entre fusion-acquisition et restructuration sont tout à fait étroits. La fusion-acquisition peut être un outil de restructuration, mais de plus en plus souvent, elle peut également intervenir plus en amont, comme un déclencheur de restructuration.

Sortir des métiers où l’on n’est pas leader : la logique “ up or out ”

Quel est le contexte d’une restructuration ? L'entreprise à restructurer est jugée, à tort ou à raison, inadaptée à ce que souhaitent en faire son management ou ses actionnaires. Cette inadaptation peut se trouver à deux niveaux.

Elle peut être au niveau des structures : une organisation jugée peu efficace, des moyens techniques insuffisamment performants, des moyens humains parfois surabondants. C’est le domaine de la restructuration classique, qui

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s’accompagne des tristement célèbres plans de restructuration, et de leur cortège de suppressions d'emploi, de fermetures de sites, etc. Les fusions-acquisitions n’ont que peu de chose à voir avec ce type de configuration.

L’inadaptation peut aussi se trouver aussi au niveau du positionnement de la société : soit la nature de ses métiers, pour tout ou partie d’entre eux, n’est pas celle qui est souhaitée ; soit l’entreprise détient une position concurrentielle insuffisante sur les métiers appropriés. Ces deux cas de figure entrent dans le domaine d'application des fusions-acquisitions.

À cet égard, le credo en vigueur au sein des grands groupes est de figurer parmi les deux ou trois leaders, dans chacun des métiers exercés. À l’inverse, ils jugeront préférable de sortir des métiers où ils n’occupent pas une position prédominante. Il en résulte une logique “ up or out ”, chère aux cabinets anglo-saxons.

Pour quitter un métier, l’option “ out ” la plus simple, ou plutôt celle qui vient immédiatement à l’esprit, est l’arrêt pur et simple de l'activité (fermeture des usines, etc.). Mais c’est une option brutale, socialement compliquée, à laquelle on ne se résout qu’en dernier recours.

Une alternative est de trouver un tiers à qui céder la partie qu'on souhaite ne plus garder. Les exemples abondent. Un exemple récent est la sortie du groupe Suez-Lyonnaise des Eaux des domaines de la finance et de l’assurance.

Mais parfois, on ne trouve pas de contrepartie ; il faut donc se débrouiller seul. Le spin off est une sorte de scission qui, grosso modo, consiste à mettre sur le marché de façon indépendante deux ou plusieurs ensembles d’activités auparavant confondues sous un même actionnariat. Par exemple, l’ex-société Chargeurs SA a séparé ses activités textiles de ses activités de communication, en créant d'un côté Chargeurs et de l'autre Pathé.

Autre possibilité, le LMBO (Leverage Management Buy Out1) est une reprise par les salariés avec un effet de levier Cependant, la société doit présenter certaines caractéristiques pour pouvoir mener ce type d’opération, en raison du levier, et de la dette qu’il faut pouvoir rembourser. Un exemple très récent de LMBO est la sortie d’Europe 1 de l'Affichage Giraudy.

Il reste enfin la mise en bourse, comme l’illustre, par exemple, la sortie de Rhodia du groupe Rhône-Poulenc.

Si l’on souhaite rester dans ses métiers, il faut croître. Cette croissance peut se faire de deux façons. La première est la voie vertueuse de la croissance interne. Elle demande des investissements, de la recherche-développement, etc. pour se développer sur les marchés visés, existants ou nouveaux.

La seconde, la croissance externe, répond à des logiques plus urgentes. Elle entre pleinement dans le domaine des fusions-acquisitions.

Les fusions-acquisitions, un outil de restructuration qui devient déclencheur

De fait, les fusions-acquisitions constituent un outil privilégié de restructuration, rapide et efficace. Rhône-Poulenc et Hoechst en donnent un bel exemple, puisqu’à l’origine, ces deux groupes étaient chimistes et qu’aujourd'hui, ils ne le sont plus ni l'un ni l'autre : les fusions-acquisitions ont effectivement permis une restructuration importante. Danone est un cas encore plus frappant. Il y a déjà un certain nombre d'années, BSN était une entreprise qui faisait du verre plat. Elle s’était rendue célèbre avec une OPA hostile sur l’actuel Saint-Gobain, opération qui a d’ailleurs échoué. Puis Monsieur Riboud a acquis d’autres sociétés ; il n’a cessé de se développer dans l'agro-alimentaire et a cédé son verre plat. Aujourd'hui, son groupe s'appelle Danone et n'a plus rien à voir avec l'entreprise d’origine. De même, Pinault-Printemps-Redoute avait pour métier d’origine les matériaux ; à présent, PPR, c’est la FNAC, la Redoute, le Printemps, ainsi que du luxe et des cosmétiques. Ces exemples montrent combien les fusions-acquisitions sont un moyen rapide et efficace de se restructurer, à condition de pouvoir le mettre en œuvre (besoin de contrepartie).

Depuis quelques années, les fusions-acquisitions se développent à grande vitesse dans tous les pays capitalistiques. Ce processus est de plus en plus médiatisé, comme l’ont montré les différentes sagas de l'été 1999, dans le domaine de la banque, du pétrole ou de la distribution, qui ont rempli les pages des principaux quotidiens pendant plusieurs semaines. De plus en plus, les fusions-acquisitions deviennent une composante de la vie des entreprises.

1. NDLR : le LBO (Leverage Buy Out) consiste à acquérir une société en recourant à la dette pour bénéficier d’un effet de levier financier. Une holding de reprise portant la dette financière est constituée à cette occasion. Les revenus générés par l’entreprise doivent être suffisamment stables pour rembourser la dette financière de la holding. Dans le cas du LMBO (Leverage Management Buy Out), l’opération est menée par les salariés de l’entreprise.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 39

En France, les opérations de fusion-acquisition ont atteint près de 840 milliards de francs en 1998 (cf. figure). Leur croissance exceptionnelle est alimentée avant tout par l’augmentation de la taille des opérations. Elle n’est pas due à l’évolution du nombre d'opérations, qui a même légèrement décru en 1998. Elle ne s’explique pas non plus par le fait que les sociétés valent plus cher. En effet, la croissance de la valeur globale des fusions-acquisitions est plus rapide que celle, pourtant exceptionnelle, de la bourse.

En fait, les fusions-acquisitions ont changé de nature. Elles ne concernent plus les mêmes opérations qu’auparavant. Par le passé, les opérations de fusions-acquisitions répondaient surtout à des recherches de complémentarités, dans la gamme de produits ou au niveau géographique. Ce type d’opération n’entraînait que des recouvrements limités, et donc des besoins de restructuration encore plus limités. Les fusions-acquisitions entraient dans une logique de croissance de chiffre d'affaires. Enfin, on achetait les entreprises en les payant.

La croissance du marché des fusions-acquisitions en France

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1800Valeur globale

Nombre d'opérations

Source : Fusions & Acquisitions Magazine

Les opérations qui fleurissent aujourd'hui sont vraiment très différentes. Premièrement, la logique en œuvre n’est plus la croissance du chiffre d'affaires, mais la réduction des coûts. Deuxièmement, on ne paye plus vraiment les entreprises acquises avec du cash, mais avec du papier. Troisièmement, les opérations portent sur des clones. Le cas général n’est plus une grosse entreprise qui mange une petite, mais une grosse qui se rapproche d'une autre grosse. Toute une terminologie de “ fusion d'égaux ” fait ainsi florès dans la pharmacie, le pétrole, les télécoms, etc. La cible – sait-on toujours qui est la cible, d'ailleurs ? – présente à peu près la même taille, le même profil, et se trouve souvent dans le même pays (par exemple, Elf-Total, BNP-Paribas, etc.). De ce fait, les recouvrements sont très importants, d’où un fort besoin de restructuration. À cet égard, les fusions-acquisitions ne sont plus un outil de restructuration, mais en deviennent une sorte de déclencheur, et se situent un peu plus en amont.

Des opérations délicates mais toujours plus pratiquées, pour satisfaire les actionnaires

Les opérations de fusions-acquisitions sont particulièrement délicates. Beaucoup d’ailleurs n’aboutissent pas. Ces opérations, lorsqu’elles concernent des sociétés cotées, doivent être annoncées relativement tôt, mais peuvent avorter. Elles sont risquées en cas d'échec, pour plusieurs raisons. En lançant une annonce de fusion-acquisition, le management met sa crédibilité en jeu. Un échec public non seulement entame cette crédibilité, mais de plus, fragilise beaucoup le discours stratégique d'une société. En effet, il est assez difficile d’expliquer un revirement de situation, souvent dû à des raisons d'ego des présidents, alors que peu de temps auparavant, on vantait au marché tout l'intérêt d’une opération de rapprochement présentée comme la seule issue. Enfin, une opération avortée déstabilise le personnel.

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Même en cas de succès, les opérations de fusions-acquisitions restent délicates, voire pénibles. Une telle opération est toujours traumatisante pour le personnel qui la subit. Elle est difficile pour le management qui doit mettre en œuvre le rapprochement. De fait, personne n’est content de ce type d’opération, ni d’un côté, ni de l’autre, et ce, même à supposer que l'arbitrage soit bien fait.

Pourtant, les managers hésitent de moins en moins souvent à se lancer dans ces opérations particulièrement difficiles. Les raisons doivent donc en être fortes. Certaines sont assez classiques :

• La recherche d’économies d'échelle (R&D, logistique, distribution, etc.). L’exemple de Rhône-Poulenc le montre bien : asseoir une plus grande capacité de recherche-développement, essentielle dans cette activité, demande beaucoup plus de chiffre d'affaires. La recherche d’économie d’échelle peut porter sur la logistique. Dans la banque, par exemple, la mise en commun des back-offices permet d’en réduire le coût.

• Le renforcement de la position de négociation. Dans la grande distribution en particulier, le rapprochement des distributeurs – et de leurs centrales d’achat – accroît le rapport de force en leur faveur, dans la discussion avec les fournisseurs (cf. l’opération Carrefour-Promodès).

• L’investissement défensif. Une opération peut se décider sans avoir été prévue, pour interdire l’entrée sur un marché d’un nouveau concurrent redouté.

Au-delà de ces raisons classiques, les managers ont aujourd’hui une nouvelle préoccupation majeure : la satisfaction de l'actionnaire. Cette préoccupation peut sembler aller de soi dans un monde capitalistique, mais en France, elle ne jouait pas un rôle prédominant jusqu’alors. Certes, les PME familiales avaient déjà le souci de leurs actionnaires, mais il était contrebalancé par une grande prudence patrimoniale et une défiance vis-à-vis d’opérations de rapprochement. De plus, les managers et les actionnaires y sont souvent les mêmes, ce qui peut introduire un biais.

Dans les grandes entreprises cotées, au capital fortement dilué, la pression des actionnaires n’était pas très importante jusqu’à récemment. Dans ce capitalisme à la française, les conseils d'administration réunissaient souvent les mêmes personnes, qui évitaient de se faire des misères respectives.

Cette situation est en train de changer, pour plusieurs raisons :

• Les fonds de pension étrangers. Au niveau des actionnaires, les fonds de pension étrangers, américains pour l'essentiel, sont de plus en plus présents dans les entreprises françaises. Ces fonds de pension peuvent détenir entre 3 % et 10 % du capital. Même sans faire partie du conseil d'administration, ils sont choyés par les managers. En effet, nul n’est jamais à l'abri d'une OPA. Il est préférable que les fonds de pension participant au capital restent fidèles à l’entreprise, car étant donné leur poids, leur entrée ou leur sortie influeront sur le cours de l’action, et pas forcément dans le bon sens. Les managers soignent donc leurs relations avec les fonds de pension participant au capital de leur société. Tous les présidents des plus grands groupes font régulièrement une tournée aux États-Unis pour rencontrer ces fonds, souvent représentés par un jeune analyste. Le credo des gestionnaires de fonds de pension est le retour sur investissement, car ils sont dépositaires de fonds qui ne leur appartiennent pas, mais qu’ils doivent faire croître. Ils poussent donc les managers à faire des opérations qui créent de la valeur.

• Les actionnaires minoritaires. Un certain nombre d'intervenants minoritaires sont devenus vindicatifs. Ce sont des gens qui s'invitent au capital d'une société et vont “ secouer le cocotier ” jusqu'à ce qu'il en tombe quelques noix. Ils choisissent des entreprises qu’ils estiment devant être restructurées (exemples récents de la Compagnie du Louvre ou de Strafor Facom).

• Les analystes financiers. Leur métier est d'analyser les entreprises. Ils les jaugent avec un critère premier : la croissance des résultats.

• Les marchés. Si le cours de l’action s'essouffle, l’entreprise risque davantage une OPA ou une OPE.

Créer de la valeur : un leitmotiv

Pour les dirigeants, toutes ces raisons convergent vers la même idée, devenue un leitmotiv : il faut créer de la valeur pour l'actionnaire. Qu’est-ce que la création de valeur, en deux mots ? L’actionnaire qui a placé de l'argent dans une société en attend un retour, qui tient compte des taux d'intérêt, du risque propre à la société, etc. Créer de la valeur, c’est créer plus de valeur que ce taux de retour.

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Pour le manager, il s’agit non seulement de créer de la valeur, mais aussi de l'annoncer, vite et de manière convaincante. Là commence l'impact des marchés. Il y a deux méthodes pour créer la valeur : soit, dans un esprit “ bâtisseur ”, en investissant et en développant l’entreprise sur ses marchés, existants ou nouveaux ; soit, de façon plus urgente, en se lançant dans de grands rapprochements, suivis des restructurations rendues nécessaires. Or, les marchés ont toujours privilégié le court terme. Cette prédilection pousse les managers vers les stratégies de fusion suivie de restructuration. En effet, ces opérations sont plus lisibles pour les marchés, plus faciles à comprendre. Leurs effets peuvent être plus rapides. Cette notion de vitesse est très importante pour les gérants de fonds et de SICAV, qui brassent beaucoup de titres et qui sont jugés en continu sur la performance de leurs produits. Aussi, les opérations de type fusion/restructuration se multiplient et continueront à s’accroître, même si elles présentent plusieurs désavantages. Premièrement, elles induisent un véritable “ grand écart ” en termes de communication. Il peut être difficile, pour un manager, d’expliquer aux marchés, d’une part, que l’opération permettra de réaliser des économies drastiques et que les coûts seront réduits, et au personnel, d’autre part, qu'il n'y aura pas de licenciements et que tout se passera très bien. Deuxièmement, ces grandes opérations ne sont pas toujours les plus performantes à moyen terme. Quelques années plus tard, certaines auront créé de la valeur, d’autres pas, comme le montrent diverses études sur le sujet.

En conclusion, les fusions-acquisitions constituent un outil efficace de restructuration, pour les groupes qui en ont besoin. Au-delà de ce rôle, et sous la pression des marchés, elles peuvent apparaître comme des déclencheurs de restructuration pour des groupes sans besoins évidents en la matière. Toutefois, dans la pratique, il ne s’agit souvent que d’une simple anticipation de ce qui serait devenu nécessaire par la suite. Cette anticipation a un intérêt, car en fait, les cibles ne sont pas pléthore. La “ prime au premier ” est ici évidente. Le premier à lancer une opération de ce type aura plus le temps de la préparer et de choisir sa cible. Il aura plus chance de réaliser une opération créant de la valeur.

Enfin, dans un monde qui bouge de plus en plus vite, les managers mettent en œuvre des fusions-acquisitions pour se prémunir contre les aléas futurs, en disposant d’une entreprise mieux armée pour affronter un avenir incertain.

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LA DIMENSION FISCALE DES RESTRUCTURATIONS

Henri Bardet – Bureau Francis Lefebvre – Avocat

Résumé

Les opérations de restructurations se réalisent sous l’une des formes suivantes :

• ·Fusion de sociétés : une entreprise A absorbe une entreprise B. L’actif et le passif de l’entreprise B sont donc apportés à la société A, tandis que les actionnaires de la société B reçoivent, en échange de leur actions B, des actions A.

• ·Apport partiel d’actifs : une société A apporte l’une de ses activités à une autre société B et reçoit en échange des actions de la société B.

• ·Apport de titres : une personne apporte des titres A à une société B et reçoit des titres B en échange d’une offre publique (OPE) : l’actionnaire de A se voit proposer, aux lieu et place d’actions A, des actions B.

• ·Cession d’actifs ou de titres (OPA).

• ·Réduction de capital, dissolution, partage partiel d’actifs.

Toutes ces opérations se traduisent par des transferts de biens ou de titres. Elles sont susceptibles d’une part, de dégager des plus-values, qui, sauf régime de faveur, sont soumises à l’impôt et, d’autre part, de donner lieu au paiement des droits d’enregistrement dont les taux varient en fonction de la nature des biens, sauf, là encore, application d’un régime de faveur (régime spécial des fusions, apports partiels d’actifs et scissions).

Par ailleurs, les opérations de réduction de capital, dissolution ou partage partiel d’actifs se traduisent, pour les associés de la société, par l’appréhension de tout ou partie des actifs de la société. Ces opérations peuvent générer des impôts de distribution.

Enfin, ces opérations peuvent avoir pour conséquence de mettre fin à l’existence d’un groupe fiscal et donc d’entraîner toutes les conséquences liées à une sortie de groupe.

En dehors de ces aspects principaux, il peut exister d’autres préoccupations :

• ·L’ISF : les restructurations peuvent faire perdre aux actionnaires dirigeants d’une société le bénéfice de l’exonération au titre des biens professionnels.

• ·Le risque de perte de l’avoir fiscal et le paiement de retenue à la source.

• ·Un exemple : des actionnaires français possèdent des actions d’une société française. Si celle-ci distribue un dividende net de 100, l’actionnaire reçoit un avoir fiscal de 50, soit un dividende global de 150. Supposons que, dans le cadre d’un rapprochement avec un groupe étranger, les actions de la société française soient apportées à une société étrangère. La société française va distribuer un dividende de 100 qui va à la société étrangère qui le redistribue à l’actionnaire français, mais sans avoir fiscal. Celui-ci est perdu. De plus, des retenues à la source peuvent être dues lors de ces distributions successives.

Les opérations de restructuration posent des problèmes fiscaux parfois décisifs. Le terme “ restructuration ” est ici utilisé dans un sens très large. Il peut s'agir de restructuration à l'occasion d’un mariage avec des entreprises externes, donc à l'occasion d'un rapprochement. Il peut s'agir également de restructuration interne, dans le cas de la réorganisation d’un groupe. Ce phénomène suit des modes. À certaines époques, les entreprises préfèrent filialiser. À d’autres époques, elles vont au contraire chercher à absorber d’autres sociétés. Les restructurations sont fréquentes, parce que les entreprises sont des êtres qui bougent et qui vivent. Les restructurations sont liées à la vie de l'entreprise et comme sur tout ce qui bouge – eh bien, l'administration fiscale tire-dessus !

Sans régime fiscal de faveur, pas de restructurations

La fusion est la principale modalité des restructurations. En fusionnant, deux entreprises se marient pour n’en constituer qu'une. La fusion implique le transfert des éléments d'actif et de passif d'un bilan à un autre. Les exemples abondent. Récemment, la Banque Nationale de Paris a pris le contrôle de Paribas. Cette opération n’a pas encore pris la forme d’une fusion, mais celle-ci a été annoncée. Dans quelques mois, Paribas sera absorbé par la BNP. De même, Carrefour et Promodès ont annoncé leur fusion prochaine. Dans quelques mois, Promodès n'existera plus. Les actifs et les passifs de la société Promodès seront transmis à la société Carrefour.

Les conséquences fiscales des fusions sont multiples. Le premier problème est l'imposition des plus-values. Les éléments d'actif transférés de la société absorbée à la société absorbante peuvent receler des plus-values ou des moins-values – en général, plutôt des plus-values. Ces plus-values sont imposables, soit sur le régime des plus-values à long terme, au taux de 20-21 %, soit au taux normal à 40 %, si elles ne font pas l’objet d'un régime de faveur. Même si ces

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plus-values ne sont pas effectivement dégagées, même si les opérations sont évaluées en valeur comptable, l'administration fiscale est en droit de taxer toutes les plus-values latentes.

Le boni de liquidation parfois constaté par la société absorbée au moment de la fusion constitue une deuxième source d’imposition. Qu’est-ce qu’un boni de liquidation ? Supposons que les associés aient mis au départ 100 dans le capital de la société qui va être absorbée. Au moment de la dissolution de cette société, on constate qu’elle attribue un actif valant 300 à ses associés. La différence s’appelle un boni de liquidation. Ce solde est susceptible de supporter un impôt de distribution au niveau de la société absorbée.

Considérons le cas où les associés de la société absorbée sont des personnes physiques. Vous êtes associé de Promodès ; du fait de la fusion de cette société, vous allez recevoir une action Carrefour en échange de l'action Promodès qui est annulée. L'échange d'une action Promodès contre une action Carrefour peut entraîner le constat d'une plus-value, en principe imposable. Le problème est similaire si l'associé est une personne morale : l’échange de l'action Promodès et de l'action Carrefour va, là aussi, susciter une plus-value susceptible d’être imposée.

Les droits d'enregistrement forment une troisième source d’imposition. Le changement de propriétaire d’un bien peut générer des droits d'enregistrement très élevés, qu’il s’agisse d'un immeuble ou d’un fond de commerce. Jusqu'à il y a peu, les droits d’enregistrement s’élevaient à 16,60 % pour les immeubles, et à 11,40 % pour les fonds de commerce. En 1999, ils ont été réduits à 4,80 %, ce qui reste cependant très lourd.

S'il n'y avait pas de régime de faveur, il serait pratiquement impossible de restructurer des entreprises. Le système serait complètement bloqué et gelé. Donc, bien entendu, il existe des systèmes de faveur. Dans le cas des fusions, le régime fiscal de faveur permet de conclure des opérations à coût fiscal nul, hormis 1500 F de droit fixe d'enregistrement. Ce régime s’accompagne de contraintes spécifiques. Les bénéficiaires s’engagent notamment à recalculer les plus-values par rapport à des valeurs historiques.

Il existe également un régime de faveur en matière d'apport partiel d'actif. Prenons l’exemple d’une entreprise qui souhaite filialiser plusieurs de ses divisions. Si chaque division constitue ce qu'on appelle une branche complète autonome d'activité, elle peut bénéficier d’un régime fiscal de faveur qui l’autorise à filialiser sans supporter de coût fiscal, en transférant les biens des divisions de la société mère vers des filiales qu’elle crée. Là aussi, le régime de faveur s’assortit de contraintes particulières, comme l’obligation de conserver les titres de la société bénéficiaire de l'apport pendant un certain temps.

Il en est de même pour les scissions. Récemment, la scission de la société Chargeurs a beaucoup fait parler d’elle. Cet exemple largement commenté reste exceptionnel ; en effet, les cas de réelle scission sont extrêmement rares. La société Chargeurs avait deux activités : une activité textile, une activité cinéma. Elle a filialisé ces deux activités au profit de deux nouvelles sociétés, Chargeurs International d’une part, Pathé de l’autre. La société Chargeurs s'est dissoute. Elle a disparu. Ses actionnaires ont reçu des actions des deux nouvelles sociétés aux lieu et place de leurs anciennes actions Chargeurs, qui ont été annulées.

Toutes ces opérations seraient impossibles sans régime fiscal de faveur. L'opération Chargeurs a ainsi bénéficié d’un cadre fiscal favorable, dans le cadre d'un agrément ministériel donné par le ministère de l’économie, des finances et de l’industrie.

Autres problèmes fiscaux

La gestion des déficits peut poser problème en cas de fusion ou d’apport partiel d'actif. Soit deux sociétés voulant fusionner, dont l’une est déficitaire. Si la société déficitaire est absorbée, elle perdra son déficit, à moins d'obtenir un agrément autorisant le transfert de ce déficit vers la société absorbante. Les conditions d’un tel agrément sont relativement draconiennes. Il vaut mieux faire en sorte que la société déficitaire absorbe l'autre société. En effet, la première gardera alors son déficit, sauf abus de droit et autres limites que je ne détaillerai pas. L’existence d’un déficit chez l'une des deux sociétés peut ainsi guider le sens de la fusion. À la limite, une petite société peut en absorber une grosse, tout simplement parce que cette petite société a un déficit.

L'intégration fiscale est un autre des aspects liés aux restructurations. En France, depuis une dizaine d'années, un régime d'intégration fiscale permet de constituer un “ groupe fiscal ”, composé d’une société mère et de ses filiales détenue à plus de 95 %. Le groupe fiscal opère une consolidation fiscale : la société mère paye l'impôt sur le résultat consolidé des filiales. Les restructurations de groupes ont beaucoup d'implications à cet égard. Reprenons l’exemple de l’opération Carrefour - Promodès. Aujourd'hui, la société Promodès est peut-être la tête d’un groupe fiscal. Supposons que Carrefour acquière 95 % de Promodès. Cela entraîne la sortie de groupe de Promodès. Le groupe fiscal ayant Promodès à sa tête disparaît, parce que les actions Promodès sont détenues à plus de 95 % par une autre société. De

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toute façon, il y aura une sortie de groupe pour Promodès, puisque l’absorption prochaine de cette société par Carrefour a été annoncée. À ce moment-là, il y aura une sortie de groupe au niveau de Promodès, avec comme conséquences la réintégration de subventions, etc., mais je ne veux pas rentrer dans les détails.

Notons simplement que ce type d'opération entraîne une sortie de groupe, avec des conséquences fiscales qui peuvent être extrêmement lourdes et qui posent beaucoup de difficultés.

L'impôt de solidarité sur la fortune peut contrarier des mariages d’entreprises

L’impact de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est très important en matière de restructuration, allant parfois jusqu’à empêcher certains rapprochements. Le bénéficiaire de l'exonération de l’ISF au titre des biens professionnels doit remplir un certain nombre de conditions. Il lui faut notamment exercer certaines fonctions éligibles et donc, dans une SA classique, être président ou directeur général. Avec sa famille, au sens large du terme, il doit détenir au moins 25 % des actions de la société. Il arrive que des mariages ne se fassent pas pour des raisons d'ISF. Prenons un exemple. Vous êtes président d'une société que vous contrôlez à 30 ou 35 % avec votre famille. Cette société est absorbée par une autre. À la suite de cette opération, vous ne détiendrez plus 30 % de la société absorbante. En supposant que les parités soient les mêmes, que les deux sociétés aient un poids équivalent, votre participation passera de 30 à 15 %. Vous perdez votre outil de travail ; vous perdez l'exonération de l’ISF. Une même société ne peut pas avoir deux présidents, vous pouvez également perdre la fonction qui vous permettait de revendiquer l'exonération de l’ISF au titre des biens professionnels. En perdant cette exonération et si votre patrimoine dépasse 100 millions, vous devrez supporter un coût fiscal de l’ordre de 200 % en cumulant l'impôt sur le revenu et l'ISF, pour un dividende versé de 1 % par rapport à la valeur de l'action. Deux solutions s’offrent alors à vous : soit l'opération ne se fait pas, soit elle se fait, mais au prix d’une délocalisation à l'étranger. Actuellement, il n'y a pas d'autre alternative.

L’avoir fiscal dans les restructurations de groupes internationaux

Je voudrais insister sur un dernier volet, l'aspect international des opérations de restructurations. Je vais prendre des exemples très concrets sur lesquels j'ai travaillé ou je suis en train de travailler. Par exemple, une société allemande veut fusionner avec une société française, ces deux groupes veulent se rapprocher. Or, sur le plan juridique, on ne sait pas opérer une fusion entre deux sociétés de pays différents. On ne sait pas le faire ; pour le moment, cela ne s'est pas vu. Que fait-on alors ? On crée un holding commun, auquel on apporte les deux sociétés, française et allemande. La première question est de se demander où loger le holding. En France, en Allemagne, en Suisse, ailleurs en Europe ? Le réflexe immédiat est évidemment d’installer le holding aux Pays-Bas ou au Luxembourg, puisque les plus-values ne sont pas imposables dans ces deux pays. Mais la réflexion montre vite que ce serait une catastrophe en matière d'avoir fiscal. Aujourd’hui, lorsqu'une société française distribue un dividende net de 100, celui-ci est majoré d'un avoir fiscal de 50. Une personne physique française actionnaire de cette société française reçoit donc un dividende global de 150 – le dividende net assorti de l’avoir fiscal. Si, à la suite d’une restructuration, le flux de dividendes s’organise selon un circuit France - Pays-Bas puis Pays-Bas - France, l’actionnaire français perd l'avoir fiscal au passage. Au lieu de recevoir 150 de dividende global, compte tenu de l’avoir fiscal, il ne reçoit plus que 100. Quand vous recevez un dividende net de 100 avec avoir fiscal, vous supportez un prélèvement effectif de 46 %, compte tenu de l’avoir fiscal, si vous êtes imposé au taux maximal de 54 %. Il vous reste donc encore 54. Par contre, sans avoir fiscal, vous payez 62 d'impôt sur le revenu et de cotisation sociale généralisée sur un dividende net de 100 ; il ne vous reste plus que 38. L'écart fiscal peut ainsi être très important.

Il en est de même pour l'Allemagne, où existe également un avoir fiscal, qui peut être perdu de la même façon. Pour reprendre l’exemple du rapprochement des groupes français et allemand, loger la tête de groupe aux Pays-Bas ou au Luxembourg s’avèrerait catastrophique, puisque l’avoir fiscal serait perdu des deux côtés, français et allemand. Pour bénéficier d’un avoir fiscal, il faut donc placer le holding soit en France, soit en Allemagne. Ce raisonnement intervient dans beaucoup d’opérations actuelles. En particulier, c’est la raison pour laquelle le siège social d’Aventis a été fixé à Strasbourg et non pas aux Pays-Bas.

Mon dernier exemple sera celui d’un groupe français voulant prendre le contrôle d'un groupe américain. Dans le cas présent, les actionnaires français vont apporter la société française à une société américaine. La perte de l’avoir fiscal n’est pas leur seul souci. Car pis encore, les dividendes supporteront des retenues à la source, comme le veut la règle pour les flux financiers hors de la Communauté européenne. Supposons en effet que la société française distribue un dividende net de 100. Ce dividende part aux États-Unis et supporte une retenue à la source de 5 %, d’où une première déperdition de 5 %. Les États-Unis redistribuent ensuite ce dividende en France. Nouvelle retenue à la source de 5 ou de 15 %. Le dividende redistribué en France n’est plus que de 90. Les actionnaires français ont perdu l'avoir fiscal et doivent en outre supporter des retenues à la source. Pour se réaliser dans de meilleures conditions, l’opération demande

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un peu d'imagination. Il est en effet possible de mettre en place des systèmes qui permettent d'organiser ces flux financiers, tout en conservant l'avoir fiscal.

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CONSEILLER LES RESTRUCTURATIONS DÉBAT AVEC LA SALLE

Vincent Thollon-Pommerol (Insee) : “ J’aurai deux questions. Voici la première. À l'heure des méga-fusions, jusqu'à quel point les conseillers des restructurations conseillent-ils leurs clients sur l'anticipation des réactions des autorités de régulation de la concurrence, dans la mesure où le problème va probablement croître et embellir dans les années à venir, avec des interventions des divers conseils de la concurrence, aux niveaux nationaux, voire supranationaux ? Deuxième question : les problèmes des méga-fusions commencent à concerner aussi les métiers de conseil, eux-mêmes en restructuration. La presse s'est fait l’écho d’un petit jeu, qui consiste, pour l’acquéreur, à mobiliser tout ce que la place mondiale pouvait comporter de grands conseillers en restructuration, de manière à priver la cible de conseils efficaces. Cela vous paraît-il une vue de l'esprit, une accentuation journalistique du phénomène, ou anticipez-vous, là aussi, des problèmes en matière de concurrence ? ”

Vincent Ramus : “ Vous avez raison sur ces deux points. L'engagement des conseils en restructuration sur l'anticipation de la position des autorités de régulation de la concurrence fait clairement partie de leur champ de travail, même si leurs honoraires ne sont pas toujours liés à la levée de cette hypothèque. Je crois qu'il est inconcevable d'aborder un projet de fusion sans prendre ce point en compte. Ceci fait le lien avec votre deuxième question. Les autorités de concurrence ont aussi pesé dans les métiers du conseil en restructuration. Des exemples récents ont illustré la concentration de ce secteur, notamment en Allemagne. Cela correspond à ce que j'évoquais tout à l’heure sur le chaînage des concentrations. La concentration de secteurs clés de l'économie a un impact direct sur l'ensemble des gens amenés à travailler avec ces “ mammouths ” du secteur. Aujourd'hui, il est clair que la concentration des grands comptes, pour prendre l’exemple des grands comptes français, ne peut qu'avoir un effet de restructuration sur l'ensemble des gens qui travaillent avec eux. Les grandes banques d'affaires, les grands consultants sont aussi amenés à se concentrer, parce que leur marché se réduit, et que leur capacité de négociation se réduit également. Cette logique de concentration touche donc l'ensemble des opérateurs, qui sont tirés par les plus gros. ”

Didier Izabel : “ Sur la concurrence, je serais tenté de dire que ce n’est pas le sujet des banquiers d'affaires, mais plutôt celui des avocats. Nous nous contentons d'alerter notre client là-dessus. Ceci dit, les rémunérations des banquiers sont directement liées au succès de l'opération ; nous sommes donc tout à fait concernés, mais nous intervenons peu.

Concernant la deuxième question, le nombre de banques augmentent en effet de plus en plus sur les grandes opérations. Cela fait un peu partie du folklore que de le présenter comme une défense, l’un prenant toutes les banques en espérant que celui d'en face n'en aura plus. Entre nous, il en reste quand même suffisamment pour que cette éventualité soit assez inenvisageable. Mais bon, certaines banques en font un peu leur publicité. Je ne suis pas sûr que ce mouvement soit très réel. Le fait réel, c'est que les banques d'affaires souhaitent de plus en plus être sur toutes les opérations, en raison d’un effet pervers des classements des banques d'affaires. Ces classements se font selon un critère pourtant réputé peu pertinent, celui des montants des opérations. Lorsque vous êtes engagé dans la course au classement des banques d'affaires, si vous n'êtes pas sur le deal Elf Aquitaine-Total, vous êtes mal pour le classement de l'année : donc, il faut y être. Si vous n'êtes pas sur cette opération, ni sur BNP-Paribas, etc., même si vous faites une année totalement exceptionnelle au niveau des commissions perçues, vous serez mal dans les classements. Or, certains y portent une attention extrême, notamment toutes les banques d'affaires anglo-saxonnes qui, de New-York, regardent la performance des Français au travers de leur classement de fin d'année. Le nombre de banques intervenant sur les grosses restructurations s’accroît donc – il y avait, me semble-t-il, neuf banques sur l'opération Elf Total – mais je crois que la responsabilité en est tout autant du côté des banques que du côté des clients. ”

Frédéric Boccara (Insee) : “ Je voudrais faire une remarque et poser trois questions. Une remarque, tout d’abord. Si les échanges d'actions ne sont pas chose nouvelle, il me semble cependant que la nouveauté des mouvements actuels est la recherche d'économie en capital, plus exactement d'économie en déboursement de capital. Cela pose des problèmes dans notre “ pré carré ” : le problème est que nous n’avons pas la bonne mesure du capital, quand il s'agit d'évaluer le résultat en termes de valeur ajoutée ou en termes de profit. Nous disposons de quelque chose qui est le capital historique. Matière à réflexion, donc.

Trois questions, dont voici la première. Une autre nouveauté des mouvements actuels est que les entreprises ou les groupes cherchent des partages relativement équilibrés. Des fusions se concluent, mais aussi des alliances. Dans quelle mesure ces accords d'alliance, qui créent une porosité, voire peuvent fragiliser certains groupes, ne sont-ils pas précurseurs de nouvelles fusions ? Ne peuvent-ils pas servir d'indicateurs pour anticiper les nouvelles fusions ? Deuxième question : J'ai beaucoup aimé la remarque de M. Ramus, qui insiste sur le fait que d'un côté on a des flux physiques, informationnels et de paiements financiers, de l'autre, des performances et que l'on rencontre une difficulté, un défi à mesurer ces flux. Nous connaissons ce défi, nous aussi. Quelles questions vous posez-vous, en termes d'outils,

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pour mesurer ces types de flux ? Troisième question : lors des restructurations et des fusions de groupes, des activités sont abandonnées, d’autres sont choisies, privilégiées. En particulier, il y a une montée des activités de services, même pour des groupes qui, in fine, font de l'industrie, tandis qu’un certain nombre d'activités industrielles sont jugées moins stratégiques et ne sont pas gardées. IBM, par exemple, bien que cela n’ait pas été évoqué ce matin, se désengage relativement des composants électroniques. Dans quelle mesure êtes-vous amenés à discuter avec vos clients, à essayer d'identifier ce qu’eux voient comme activités industrielles stratégiques ou non ? Ou alors, la tendance est-elle de considérer toute activité industrielle comme non stratégique, au contraire des services ? De même, en termes de ressources humaines, êtes-vous amenés à discuter avec vos clients des ressources humaines stratégiques, ou bien est-ce, finalement, indifférent, en termes de ressources humaines ? ”

Vincent Ramus : “ Sur le premier point, je pense que mes voisins et moi-même pourrons répondre sur l'alliance comme opération préalable à une fusion. Très souvent, l'alliance est un compromis. C'est tellement plus facile de faire une opération si on a les moyens de la faire, c'est tellement plus facile de prendre le contrôle, c'est tellement plus facile d'avoir la maîtrise complète d'une opération ou d'un champ d'activité. L'alliance prend souvent place soit dans un processus d'apprentissage et de compréhension, soit dans un cadre de gestion des contraintes de moyens, mais avec une même finalité, qui inclut une dimension de contrôle. L'alliance est sans doute une étape vers la prise de contrôle. Elle peut assez certainement faire le lien avec la fusion ou l'acquisition. On le constate d’ailleurs fréquemment. Dans le cas de la distribution, par exemple, on peut penser que les opérations actuelles sur les centrales d'achats déboucheront un jour sur de réelles concentrations.

Sur le deuxième point, la mesure des flux, je disais tout à l'heure qu’il s’agissait sans doute d’un grand challenge, mais mon propos comprenait deux aspects. Je n’évoquais pas simplement la notion de mesure de l'information, mais aussi la relation entre la mesure de l'information et le niveau de prise de décision. Dans le cas de la gestion d'un groupe, la question était de savoir si on se focalisait sur la dimension “ gestion stratégique ”, avec une délégation au plus près des opérations de management, ce que j’appelle “ management du terrain ”, ou si, au contraire, on allégeait progressivement le management de terrain, ou plutôt si on reconcentrait l’activité sur d'autres dimensions plus opérationnelles, l'ensemble du pilotage étant totalement centralisé. Aujourd'hui, ce schéma de centralisation est de plus en plus avéré dans un certain nombre de groupes, aidé notamment par la puissance, l'harmonisation, la coordination des systèmes d’information existants ; les générations à venir contribueront sans doute à accélérer ce mouvement. En fait, un nouveau modèle de management va en découler.

Sur le troisième point – l'arbitrage entre activités industrielles et activités de service, et où se situe la valeur –, il est, là aussi, extrêmement réducteur d’exprimer des généralités. Concernant la chaîne de valeur (cette expression étant en relation directe avec ce qu'évoquait M. Izabel sur le rendement des capitaux investis), le modèle est bien évidemment spécifique à chaque type de business. De même, le poids de l'activité industrielle est bien évidemment fonction de chaque type de business. Quand IBM se dégage des composants, il est clair que cette compagnie trouve plus de valeur ailleurs, notamment dans la gestion de l’outsourcing de ses clients, qui eux-mêmes ont trouvé plus de valeur en extemalisant l'ensemble des fonctions prises en charge par IBM, pour se concentrer sur un processus industriel. Selon une espèce de vase communiquant, chacun se concentre sur son métier et alloue les ressources propres à son coeur de métier. Le travail d'un consultant est bien celui-ci : savoir où se situe le coeur de métier et comment arbitrer sur les allocations de ressources par rapport à ce coeur de métier. ”

Henri Bardet : “ Je voudrais apporter une précision sur une remarque faite tout à l'heure. On a dit qu’aujourd’hui, la mode était plus aux OPE qu’aux OPA. En fait non. Je crois qu'il n'y a pas de mode. Ce sont des modalités tout à fait différentes en fonction des circonstances. Une OPA conduit à sortir du cash, donc pèse lourd. Cela étant, vous empruntez aujourd’hui à 3-4 % ; si ce que vous achetez vous rapporte du 15 % pour un coût de 4, l'OPA est une bonne opération. Une OPE, quant à elle, permet de ne pas sortir de cash. On fait du papier, cela ne coûte rien, les situations sont en fait très différentes. Lorsque la BNP fait une OPE sur Paribas ou sur la Société Générale, il n’y absolument aucun problème de contrôle du capital. Le capital de la BNP n'est pas contrôlé, il est dispersé chez des investisseurs multiples. Pour Monsieur Pébereau, il n’y avait pas de limite à la création de papier. Il pouvait créer du papier indéfiniment.

La seule limite est le bénéfice d'une part d'action. Si vous créez plus de papier que le bénéfice qui va résulter de la fusion des deux sociétés, vous aurez non pas un effet relutif1, mais une diminution du bénéfice par action, donc une chute du cours de l'action. Sous cette limite, vous pouvez créer indéfiniment du papier, si vous n'avez pas de problème de contrôle d'actionnariat. Par contre, si vous vous appelez Monsieur Pinault, et que vous contrôlez 47 % de Pinault-Printemps-Redoute, vous n'allez pas faire des OPE. Car si Pinault-Printemps-Redoute lance des OPE pour prendre le

1. NDLR : lorsqu’une opération financière réalisée par une société se matérialise par un gain immédiat pour l'actionnaire, on dit qu’elle a un effet relutif (exemple : acquisition d'une société par augmentation de capital, se traduisant par une appréciation du bénéfice net par action, compte tenu de l'importance du profit généré par la société acquise). A l'inverse, on parle d'acquisition dilutive.

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contrôle d'une entreprise, le groupe créera du papier mais M. Pinault, lui, passera de 47 % du capital à 25 ou 15 %, etc. Dans une telle situation, vous ne ferez pas d'OPE.

Je ferai une dernière remarque, au sujet des motivations. Parfois, des opérations se décident dans l’urgence. L'opération Carrefour-Promodès, par exemple, a été pensée à la fin du mois de juin 1999 ; elle s'est décidée en 8 jours, de façon excessivement rapide. La motivation principale de cette opération, en dehors des centrales d'achats, est l'arrivée sur le marché européen du géant américain Wal-Mart. Carrefour pèse 300 milliards de francs aujourd'hui, après fusion. Il faut savoir que Wal-Mart pèse 1000 milliards de francs et compte un million d'employés. Depuis quelques mois, tous les distributeurs européens ont pris peur de l'arrivée de Wal-Mart en Europe, d'où ces rapprochements. Bien d'autres se décideront dans la précipitation. ”

Ddier Izabel : “ Je dirai juste un mot sur les alliances, car le reste me concerne moins. Je serais tenté de dire que des alliances se concluent lorsqu’on n'a pas pu ou pas voulu faire un autre type d'accord. Parfois en raison de problèmes fiscaux, ou de problèmes d'ego, etc. La suite dépend. L’alliance peut évoluer vers un accord capitalistique, en fonction d’événements nouveaux, comme des changements de personnes, etc. Donc oui, les alliances peuvent évoluer vers des structures capitalistiques. À l’inverse, je serais tenté de dire que quand on reste fiancé trop longtemps, on finit par ne jamais se marier. C'est assez vrai dans le monde des affaires. Si l'alliance marche très bien, pourquoi l'un ou l'autre souhaiterait-il perdre son autonomie, après tout ? Si au contraire elle ne marche pas, on ne voit pas l'intérêt de fusionner. Ou alors, l’alliance prend fin de manière très violente, comme ce fut récemment le cas entre Vodafone et Mannesmann. Ces deux groupes étaient partenaires, ce qui peut s’appeler une alliance. Tout d'un coup, en octobre 1999, Mannesmann s’est porté acquéreur de l’opérateur de téléphonie mobile britannique Orange. La réponse fut l’OPA hostile de Vodafone sur Mannesmann. C’est effectivement une manière de dénouer les alliances, mais une manière sportive... ”

Peter Struijs (Statistics Netherlands) : “ Ma question s’adresse à Monsieur Izabel. Vous avez expliqué les raisons pour lesquelles on devrait fusionner, pour lesquelles il devrait y avoir des acquisitions, et je crois que votre attitude était extrêmement constructive eu égard à ces fusions et ces acquisitions. Ma question est la suivante : les fusions et les acquisitions actuelles ne sont-elles pas un phénomène de mode ? Y a-t-il un lien avec les cycles conjoncturels de certaines activités ? Pouvez-vous nous expliquer quels sont ces liens ? Pour les statisticiens, il est très important de savoir si les données sont quelque peu altérées par ces deux éléments. ”

Didier Izabel : “ Oui et non, serais-je tenté de dire, parce qu’effectivement, à partir du moment où vous êtes dans un secteur industriel où les gens commencent à se rapprocher, à faire des fusions, vous êtes poussé par tous les intervenants à faire la même chose, parce que sinon, vous vous marginalisez, parce que sinon, vous avez une grande difficulté dans votre communication. Je ne sais pas s’il s’agit d’un effet de mode. À mon sens, il s’agit d’effets d'entraînement à l'intérieur de certains secteurs, plus que d’effets de mode. Le choix est en quelque sorte : soit je reste sur mon secteur, soit j'en sors. Mais quand il s’agit de votre métier de base, vous n’allez pas en sortir ou sinon, je ne sais pas ce qui vous arrive ; vous êtes donc entraîné à le faire. Les opérations se produisent souvent dans les mêmes secteurs ; a contrario, il n’y en a pas dans certains autres secteurs.

Je reconnais cependant qu'il y a tout d'un coup beaucoup de secteurs où cela devient la règle. Mais je crois aussi qu’on peut y voir l’effet d’un type de raisonnement. Les gens sont sur des métiers différents, mais ils ont tous un facteur commun : la Bourse, où là, se trouvent des gens qui raisonnent pareil. Les analystes financiers qui suivent la pharmacie ne se limitent pas forcément à ce secteur ; ils appliquent les mêmes raisonnements à d’autre secteurs, etc. Le mouvement se propage par les marchés, mais reste, fondamentalement, un phénomène sectoriel.

Je finirai par le lien entre les mouvements de restructurations et la conjoncture. Dans beaucoup de secteurs aujourd'hui, les choses se passent plutôt bien pour les entreprises. Ceci dit, nul ne sait vraiment pour combien de temps. Les restructurations sont liées à la conjoncture, mais plus en pensant qu’il faut profiter de la période faste actuelle, où finalement les entreprises ne rencontrent pas de problèmes majeurs et peuvent gérer ce genre d'opérations pour s'armer mieux pour des périodes futures peut-être plus difficiles. Tel serait peut-être le lien que je verrais avec la conjoncture. ”

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ANALYSER LES RESTRUCTURATIONS

Jean-Philippe Lesne Insee - Conseiller scientifique

de la direction des statistiques d’entreprises

Les exposés des deux premières sessions présentaient quelques-unes des nombreuses facettes des restructurations d’entreprises, vues par les décideurs ou par ceux qui les accompagnent dans leurs décisions. Cette troisième session va à présent donner la parole à celles et ceux qui analysent les restructurations. Pour ce faire, j’ai le plaisir d’accueillir à mes côtés trois universitaires de renom qui présenteront chacun un angle d’analyse de ce phénomène.

La première dimension abordée sera la dimension historique, souvent occultée sous les feux de l’actualité de telle ou telle méga-fusion. Le professeur Jean-Louis Loubet, qui enseigne l’histoire contemporaine à l’université d’Évry, est un spécialiste de l’histoire de l’industrie automobile. À ce titre, il est l’un des rares, si ce n’est le seul, à accéder aux archives de tous les groupes automobiles français. Il a choisi de nous parler de la période des années 1930 en France, durant laquelle la crise économique mondiale a obligé les trois grands constructeurs français Peugeot, Citroën et Renault à des remises en cause assez profondes, passant parfois par des restructurations. Au-delà de l’intérêt culturel qu’il peut y avoir à mieux connaître l’histoire économique de notre pays, l’intérêt de l’exposé d’un historien de l’économie récente est de nous montrer que certes, les décisions prises à l’époque par les décideurs de l’époque s’inscrivaient dans le contexte historique et économique de l’époque, mais qu’en même temps, la rationalité inscrite dans ces décisions, les mécanismes d’analyse alors mis en œuvre, implicitement ou explicitement, ont une assez grande permanence et semblent tout à fait pertinents dans l’analyse des problèmes actuels.

Le second exposé sera fait par Anne Perrot, qui est professeur agrégé d’économie à l’université de Paris 1 et qui dirige le laboratoire d’économie industrielle du centre de recherche de l’Insee, le CREST. Entre autres compétences, Anne Perrot est une spécialiste des questions d’imperfection de la concurrence ; à ce titre, elle est membre du Conseil de la concurrence. Il a semblé assez naturel de demander à des économistes, ou au moins à l’une d’entre eux, de donner le point de vue des économistes sur les relations assez complexes, pour ne pas dire ambiguës, qui peuvent exister entre les fusions d’entreprises et les problèmes de concurrence sur les marchés. Là encore, l’actualité récente montre s’il en était besoin qu’il n’est pas tout à fait inutile, tant pour les autorités publiques que pour les firmes elles-mêmes, d’avoir un cadre cohérent dans lequel traiter les questions de concurrence ou plus largement, les interactions stratégiques entre les différents acteurs, au premier rang desquels les firmes qui fusionnent.

Enfin, le troisième exposé sera celui du professeur Tim Jenkinson d’Oxford. Le professeur Jenkinson est bien connu pour ses travaux en finance d’entreprise, en particulier sur les questions de fusions et même plus précisément sur les questions d’offres publiques d’achat (OPA). Au-delà des péripéties d’actualité, il cherchera à nous rappeler, sur une perspective plus longue, les grandes tendances qui se dégagent de l’analyse théorique et empirique des fusions d’entreprises, notamment des fusions par OPA. Il nous donnera son point de vue d’économiste anglo-saxon sur les OPA hostiles qui sont plutôt en développement, au moins dans le passé récent.

Comme toujours lorsqu’on essaie de faire sérieusement de l’analyse historique ou économique, il sera hors de question de tirer des lois générales ou des recettes théoriques décrétant ce qu’est une bonne restructuration et pourquoi cela marche ou pas. Cependant, au travers de ces trois exposés qui ne représentent qu’une toute petite partie de l’analyse théorique, historique ou économétrique conduite sur le sujet, on peut dégager un cadre dans lequel penser la question des restructurations, ainsi que quelques principes de méthode qui me paraissent pertinents et féconds pour aborder ces problèmes.

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LES RESTRUCTURATIONS DANS L’AUTOMOBILE : LES ANNÉES 1930 TOUJOURS D’ACTUALITÉ ?

Jean-Louis Loubet – Université d’Évry-Val d’Essonne – Professeur d’histoire contemporaine

Résumé

La crise qui touche l’industrie automobile dans les années 1930 est sévère puisque ce secteur glisse de la première à la troisième place européenne. Si plusieurs marques illustres disparaissent, incapables de résister aux conséquences de l’étroitesse du marché français et de la fermeture de l’exportation, les grands constructeurs (Citroën, Renault et Peugeot) sont aussi violemment touchés : Peugeot est entraîné dans le scandale de la banque Oustric (1930), Citroën dépose son bilan (1934) et Renault accumule les pertes entre 1936 et 1937.

Les solutions de sorties de crise tentées par ces trois entreprises ont, pour l’observateur d’aujourd’hui, un aspect très moderne.

• Recentrage des activités sur l’automobile : alors que Peugeot vient de séparer les Automobiles des Cycles et des Aciers, Michelin (qui reprend Citroën) vend toutes les activités de services du constructeur automobile, ainsi que plusieurs de ses filiales. Renault, très intégré depuis son origine, entre dans une logique de filialisation pour se recentrer aussi sur son métier de base.

• Recentrage stratégique sur la France : la crise ferme les marchés étrangers, obligeant les constructeurs à abandonner des positions internationales pour se recentrer sur le seul marché français. Fermetures d’usines et de filiales de ventes à l’étranger.

• Abaissement du point mort : la crise rompt avec la logique d’un fordisme à l’américaine qui voulait que la rentabilité d’une affaire se réalise sur des volumes de plus en plus importants. Peugeot et Citroën abandonnent la course au volume et organisent leurs usines pour les rendre rentables avec des cadences de 300 à 400 voitures/jour (contre 600 et même 800).

• Amélioration de la productivité : la crise permet à Citroën et Peugeot de revoir leur outil industriel pour en améliorer l’automatisation. Les missions qui partent aux États-Unis recherchent dorénavant des machines à haut rendement qui nécessitent peu de main-d’œuvre. L’idée qui émerge se résume par cette phrase : « le dollar est moins cher que la main-d’œuvre française ».

• Baisse des effectifs : les trois grands constructeurs s’accordent à baisser rigoureusement leurs effectifs. Citroën le fait dans la douleur : 50% de baisse entre 1935 et juin 1936. Peugeot préfère payer les cotisations de retraite de ses ouvriers pour que tous ceux qui ont plus de trente ans de maison, puissent partir à la retraite (retraite Peugeot). Renault joue beaucoup sur l’emploi saisonnier, en embauchant et débauchant au gré des marchés.

• L’innovation : pour sortir de la crise, les constructeurs comprennent la nécessité d’innover. Le produit se métamorphose. Avec les Traction Citroën, Peugeot 202 et Renault Juvaquatre, les constructeurs sortent des modèles de sortie de crise qui tous innovent dans le domaine du poids et de la consommation, donc des prix de revient et d’utilisation. Première utilisation des études de marchés pour définir la première voiture populaire, la TPV (2CV)

Restructuration ? À l’époque, on ne parle que de modernisation de la profession !

Au cours des années 1930, la crise frappe durement l’automobile française. Qu’on en juge : premiers touchés, les artisans ont été ruinés par la fermeture des marchés étrangers avant d’être confrontés à leurs propres difficultés. Peugeot a été victime de la faillite de la banque Oustric en 1930 et ébranlé avant même que la crise ne s’installe en France. Enfin, Citroën a déposé son bilan en 1934. Il ne reste que Renault qui semble sauvé une fois encore par la diversification et l’intégration. En fait, si Renault devient le premier constructeur automobile français en 1934, c’est plus par l’effondrement de Citroën que par ses propres performances. Renault résiste en faisant le dos rond. Mais la crise est si longue qu’elle parvient à le rattraper puisqu’il affiche près de 12 millions de déficits sur les exercices 1936 et 1937, perdant pied sur le marché des voitures particulières. Personne n’est donc épargné, obligeant la profession à réagir. Elle le fait toutefois en ordre dispersé, compte tenu des décalages dans le temps, des motivations et surtout de la désunion générale d’une activité qui ne parvient pas à s’entendre. On est loin des espoirs du président de la Chambre syndicale de l’Automobile qui rêve en 1936 de la création d’un « consortium [français] analogue à la General Motors ou à l’Auto-Union allemande1 ». Loin également des propositions du Conseil économique et social qui, à travers le rapport Schwartz2, suggère le regroupement des centres techniques, la création d’un bureau commun de statistiques et plus encore la mise en place d’ententes pour réduire le nombre des modèles en fabrication et spécialiser les entreprises dans des productions spécifiques. Autant d’idées qui restent lettre morte, laissant chacun suivre sa propre voie. Mais si la crise devient une occasion pour quelques-uns de s’adapter, elle est aussi le moyen pour d’autres de rebondir en s’engageant dans une restructuration si profonde qu’elle peut constituer la nouvelle donne de l’automobile française.

1. Conseil d’administration de la Chambre Syndicale de l’Automobile, 20 février 1936. 2. Maurice Schwartz, « Rapport sur l’industrie automobile », 26 août 1936, Journal Officiel.

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1. Des hommes nouveaux

La réorganisation des entreprises est d’abord une question de personnes. La crise permet des renouvellements de dirigeants dans des firmes qui jusque-là ont peu connu de changements directionnels. Chez Renault, la crise ne marque pas le retrait du patron absolu bien que Louis Renault s’entoure d’hommes neufs comme François Lehideux et René de Peyrecave. Le premier (Sciences-Po) dirige dès 1930 la direction des Fabrications, des Approvisionnements et du Personnel. Il entre au conseil en 1931 et devient l’homme de confiance, en attendant que le fils de Louis Renault soit en âge de reprendre la SAUR3. Le second, René de Peyrecave (HEC), est embauché en 1934. Il prend en main la direction des Relations extérieures. Au quai de Javel, le départ d’André Citroën brise le règne du patron absolu. Édouard Michelin place un triumvirat composé de son fils, Pierre, qui devient président de la SAAC4 en 1935, de Pierre Boulanger et de René Marais, deux hommes du sérail clermontois. La mort accidentelle de Pierre Michelin (1937) fait émerger Boulanger, gérant des Établissements Michelin depuis 1922, un homme formé aux Beaux-Arts et aux méthodes Michelin, toujours entouré de deux messieurs de Clermont. Si les Peugeot ont perdu les habitudes du patron absolu depuis la réunification de 1910, il y a plus longtemps encore qu’ils ont ouvert leurs portes à des dirigeants extérieurs. Si la crise permet le renforcement de la prépondérance familiale marquée par la venue de Jean-Pierre aux côtés de son père et de ses oncles, elle accélère l’arrivée d’une nouvelle génération d’administrateurs de confiance comme Pierre Fallot (1929), fils du co-fondateur de la SAAP5, ou Roland Gadala, spécialiste des questions financières chez Pont-à-Mousson, fils d’un puissant agent de change venu au secours des Peugeot dès 1930. Cette ouverture se renforce par le recrutement de jeunes dirigeants comme Édouard Arnaud (Centrale) entré à la SAAP en 1922, nommé secrétaire général en 1935, ou Maurice Jordan (Mines) entré en 1924 et promu directeur général en 1933, à 34 ans. Ces différences d’oxygénation des équipes dirigeantes, entre d’un côté Renault et de l’autre Peugeot et Citroën, pourraient déjà expliquer les demi-mesures du premier et les mutations des seconds. Mais ce serait oublier l’importance de la chronologie : Peugeot touche le fond en 1930, Citroën en 1934 et Renault en 1936. La crise serait-elle en fait l’élément fondateur du changement ?

2. Élargir l’entreprise

Le premier souci de Peugeot et de Citroën est de retrouver des financements solides pour leurs affaires. Au lendemain de leurs difficultés respectives, chacun se rapproche de banques qui prennent une place beaucoup plus centrale. Alors que Lazard et dans une moindre mesure Paribas sont au cœur de la reprise de Citroën, Peugeot se lie à la Société générale et au Crédit lyonnais qui deviennent ses chefs de file. Mais l’entreprise sochalienne joue dorénavant la prudence, travaillant en parallèle avec la Banque de France et plusieurs établissements de renom en Suisse. Citroën et Peugeot élargissent aussi leurs appuis. Le premier le fait avec Michelin, le second avec les différentes sociétés Peugeot (Peugeot-&-Compagnie, les Cycles Peugeot, les Fils de Peugeot Frères) qui en organisant la solidarité financière au moment de l’affaire Oustric, ont joué le rôle de holding familial. Dans ce désir de tisser de nouveaux liens financiers, Citroën et Peugeot ont en commun la volonté d’utiliser les réseaux commerciaux. Ceux-ci ont occupé une place essentielle dans la lutte contre la crise, prenant des voitures, les payant comptant, certains apportant même de l’argent frais. Leur place devient alors plus centrale. Peugeot, le premier, demande à ses revendeurs de cautionner leurs commandes, non en argent, mais en actions. Cette pratique permet de stabiliser le capital de la SAAP, de trouver aux côtés de la famille des actionnaires solidaires. Michelin va plus loin en imaginant un financement de la production par le réseau. Chaque revendeur, tenu par contrat à prendre un certain nombre de voitures par an, doit payer comptant, par ses propres moyens, chaque voiture mise à sa disposition, autrement dit à sa sortie d’usine. Dans les deux cas, le réseau renâcle, mais finit par accepter ! Reste à ce chapitre financier, la réduction de l’endettement et l’engagement de nouveaux rapports avec les fournisseurs. Au cœur de leurs crises respectives, Citroën et Peugeot n’ont cessé de demander des « prolongements pour le règlement de leurs marchés6 ». Renault n’a pas eu cette contrainte. Encore loin de la crise, c’est lui au contraire qui pousse ses fournisseurs à baisser leurs prix, leur menant même la vie dure en les obligeant à le livrer en camions Renault ! La dépendance de Citroën et de Peugeot face à leurs fournisseurs évolue toutefois vite. Michelin assainit la situation de Citroën en signant un concordat avec les créanciers (1935), rayant d’un trait de plume une bonne part des dettes passées en offrant des obligations et des parts bénéficiaires de la SAAC. C’est une méthode qui déplaît à Louis Renault : « Pour apurer le passif de plus d’un milliard, [Citroën] n’a qu’une annuité de quelques millions à verser à ses créanciers et fournisseurs. [Les concurrents] se trouvent handicapés par les prix de vente extrêmement bas que ce concurrent peut faire [parce qu’il] a actuellement une usine très moderne sans pour ainsi dire de charges financières [et sans investissements à mener pour longtemps]7 ». Sans argent en décembre 1930, Peugeot a la chance d’être structurellement peu endetté. Il rembourse ses fournisseurs et ses bailleurs de fonds grâce au

3. Société anonyme des usines Renault. 4. Société anonyme André Citroën. 5 Société anonyme des automobiles Peugeot

6. Conseil d’administration de la SAAP, 2 mars 1931. 7. Louis Renault, cité par Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, tome 1, Le Seuil, p. 320.

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succès immédiat et retentissant de la 201. Dès 1933, la situation est renversée ; la trésorerie est si pléthorique que Peugeot règle ses fournisseurs au comptant, gagnant au passage une remise de plus de 2 % sur ses factures. Les effets escomptés fondent, passant de 100 millions de francs en 1930 à 12 millions en 1932. Au bord de l’effondrement en 1930, Peugeot connaît le paradoxe d’entrer dans la crise avec une situation financière totalement assainie au point de s’employer dès 1934, donc au plus fort de la dépression, à racheter des actions perdues au lendemain de l’affaire Oustric !

3. Être rentable

Parallèlement à la réorganisation financière, les constructeurs automobiles s’interrogent sur leur rentabilité. Point de salut sans une gestion rigoureuse des stocks. Sur ce point, Peugeot est le premier à réagir en contrôlant ses parcs de véhicules neufs : en mars 1931, le stock de Peugeot compte 13 000 voitures, le 31 août 1933, il n’y a plus que 1 000 voitures, soit pas assez pour les commerçants ! Michelin fait de même en écoulant en force les 7 300 voitures laissées en stock en 1934. Mais la crise met en lumière des difficultés plus structurelles : l’accroissement du volume de production, base des gains de productivité, n’est plus compatible avec l’atonie des marchés. À la volonté de Citroën d’envisager des cadences de 600 à 800 véhicules-jour, Michelin oppose une production en rapport avec les carnets de commandes, soit 300 modèles. Pour rendre l’entreprise rentable sur un volume si réduit, Michelin imagine une simplification de la production et un abaissement du point mort. La SAAC doit donc se concentrer sur les seules Traction. Peugeot a depuis 1930 la même idée, « la réduction du nombre des modèles8 ». Et l’on comprend pourquoi : lorsque la SAAP produisait quatre modèles différents (5, 9, 11 CV et 6 cylindres), les usines faisaient 76 voitures avec 9 600 ouvriers, soit un rapport de 126 ouvriers par voiture et par jour. En réduisant à deux modèles, le rapport tombe à 85. Or, explique Jean-Pierre Peugeot, « nous avons la certitude qu’avec 14 500 ouvriers, nous pouvons faire 240 voitures par jour, soit 60 ouvriers par voiture et par jour en modèle unique […] Nous devons viser le modèle unique9 ». Au même moment, Louis Renault étoffe son offre, passant de sept modèles en 1929, à neuf puis dix dans les années 1930, sans compter les utilitaires. C’est tout le décalage de deux entreprises qui ne voient pas encore la même crise.

Avec des marchés qui ne décollent pas, les constructeurs se dirigent vers des réductions d’effectifs afin d’obtenir des gains de productivité. En 1932, grâce aux nouveaux outillages, le modèle unique 201 exige 500 heures de main-d’œuvre contre 1 500 pour les modèles fabriqués en 1930 ! Cette 201 dont le prix de revient était de 13 500 francs en 1930, coûte 10 900 francs en septembre 1933. Compte tenu des améliorations techniques, le prix au kilo passe de 14,7 à 10 francs. Michelin est dans la même logique. Grâce aux outillages commandés par Citroën, les heures main-d’œuvre d’une Traction passent de 950 heures en 1934 à 425 en mars 1937 soit au moment où les mesures sociales du Front populaire sont applicables, où les efforts passés peuvent en amoindrir les conséquences financières. Lorsque Peugeot annonce en 1938 qu’il faut impérativement « s’équiper d’un matériel neuf à haut rendement, à une époque où la main-d’œuvre avec les charges qu’elle entraîne, est plus onéreuse que les machines acquises en dollars10 », le patron des Méthodes de Renault déplore qu’il n’y ait « pratiquement pas eu [chez lui] de renouvellement de matériel depuis juillet 1937. Une politique d’achat de machines-outils est nécessaire et seul un effort continu de plusieurs années peut nous permettre de rétablir une situation compromise11 ». Or Louis Renault se défend : « Il n’y a plus de constructeur français de machines-outils. Nous sommes tributaires de l’extérieur et avec notre monnaie dépréciée, les nouvelles machines sont hors de proportion avec le nombre de voitures à faire12 ». Le décalage se creuse entre Renault qui n’a rien anticipé, Peugeot qui s’est remis en cause depuis 1930 et Citroën qui a profité du suréquipement de Javel. Avec un effectif qui glisse de 25 000 personnes en janvier 1935 à 11 500 en juin 1936, des salaires qui fondent entre 5 et 30 %, Citroën supporte mieux le contrecoup des accords Matignon que Renault, trop figé parce qu’attentiste. Peu adepte du débauchage massif en raison de la fragilité de son bassin de main-d’œuvre, Peugeot choisit de rajeunir ses effectifs pour réduire ses coûts salariaux et augmenter sa productivité. En 1932, les usines du Doubs s’associent pour modifier les systèmes de retraite. Afin « d’inciter les vieux ouvriers ayant un rendement très diminué à quitter [les] usines13 », Peugeot décide de payer le solde des cotisations de retraite pour que toute personne de 60 ans ayant travaillé au minimum trente ans, puisse cesser le travail à partir de 1935. Quant aux agents de maîtrise, en surnombre compte tenu des baisses de volumes, Peugeot décide de leur proposer de devenir revendeurs de la marque, en les aidant aussi bien financièrement que techniquement à s’installer comme garagistes pour ainsi renforcer le réseau commercial.

8. CA de la SAAP, 21 mars 1930. 9. Jean-Pierre Peugeot, Conseil d’administration de la SAAP, 21 mars 1930. 10. Conseil d’administration de la SAAP, 29 juillet 1938. 11. Émile Tordet, note à François Lehideux, 21 mai 1938. Archives SHGR. 12. Note de Louis Renault, « pour une lettre à Jacques Level », 16 juin 1938. Archives SHGR. 13. Conseil d’administration de la SAAP, 29 novembre 1932.

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4. Retour sur le marché et le métier de base

La rentabilité ne passe pas seulement par le modèle unique, la réduction des effectifs ou de la masse salariale. Pour Peugeot et Citroën, elle n’est effective que dans « l’arrêt des dispersions14 ». Les deux entreprises se recentrent sur la France. C’en est fini des rêves de conquête des marchés étrangers. Peugeot met en sommeil ses filiales, même les plus belles comme en Argentine. Michelin ferme et vend plusieurs des usines Citroën disséminées en Europe dont aucune n’a été rentable. Même chose pour les filiales de ventes, incapables d’équilibrer leurs comptes sur des marchés protégés et de plus en plus tournés vers les ventes par compensation15. Le moment est important : l’automobile se détourne des marchés extérieurs, et ce pour plus d’une décennie. C’est un drame pour les revendeurs étrangers, mais aussi pour le commerce extérieur. Deuxième exportateur automobile jusqu’à la Grande guerre, la France n’a cessé de perdre du terrain pour ne plus occuper en 1934 que le cinquième rang mondial derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Allemagne. Et bien que les pouvoirs publics instaurent en août 1934 une aide à l’exportation – 1,5 franc au kilo16 –, rien ne fera changer le choix des constructeurs : les ventes hors de France stagnent à 22 ou 25 000 voitures par an, soit 10 à 11 % de la production dont la moitié vers les colonies françaises !

Cet « arrêt des dispersions » s’inscrit aussi dans une autre logique, celle du choix de la spécialisation. Peugeot a entamé cette réflexion dès avant la crise, en dissociant en 1929 les activités Automobiles, Cycles, Outillages et Aciers. Michelin fait de même en vendant chez Citroën les activités de services, les Taxis, Transports et Assurances. C’est encore une pierre dans le jardin de Renault, persuadé de toujours pouvoir échapper à la crise par la multitude de ses activités. Longtemps, Renault compense les médiocres résultats automobiles par ceux des tracteurs et d’automotrices. À partir de 1934, il profite de la politique de réarmement, à la fois pour les chars et les avions. Dans ce dernier secteur, il reprend Caudron (1933) poussé par le ministère de l’Air qui veut restructurer la profession. Il participe au capital d’Air France (1933) qui est déjà son client. Il crée, avec les messageries Hachette et les Chargeurs réunis, la compagnie Air-Bleu (1934) pour le transport aérien postal. On retrouve cette éternelle stratégie de cueillette des marchés : « Nous allons avoir à faire face à la fabrication de chars, de moteurs d’aviation, de camions, d’autobus, de moteurs Diesel. Nous avons intérêt, pendant cette crise, à fabriquer tout ce que nous pourrons17 ». L’apparition de pertes financières en 1936 montre que les activités de diversification ne suffisent plus. Le système Renault est usé. En 1938, Renault saute le pas, décidant de se « décharger de multiples fabrications pour concentrer tous [ses] efforts sur les productions d’automobiles18 ». Renault se désengage de plusieurs métiers, en faisant de Caudron « une affaire séparée19 », en créant la SMRA pour les moteurs d’avions, la société de Pontlieue pour l’usine du Mans, la SOFAM pour le commerce des métaux, soit autant d’affaires qui obtiennent « leur initiative, leur administration et leur responsabilité20 ». C’est un vrai tournant qui montre que la crise force les industriels à revenir sur leur métier de base.

5. Autre produit pour autre marché

Il n’y a pas de restructuration sans une nouvelle politique du produit. À voir Citroën retrouver la première place du marché français en 1937 – en même temps que la voie du profit –, et Peugeot conquérir le deuxième rang en 193821, il est clair que ces deux marques ont progressé grâce à des véhicules nouveaux, attrayants et lucratifs. Il s’agit pour Citroën de la Traction et pour Peugeot de la 201, puis de sa remplaçante la 202. Ces deux voitures de 7-11 et 6 CV ont bien des points communs. Ce sont d’abord deux produits qui s’écartent du créneau traditionnel de la 10 CV, l’un situé de part et d’autre, l’autre en dessous. C’est donc une nouvelle approche de la segmentation des marchés. Ces deux modèles sont aussi des voitures de sortie de crise : elles sont moins chères que la concurrence par leur taille, leur poids, leurs conditions de fabrication, mais aussi par leur coût d’utilisation : 35 % de moins pour une 201 par rapport à une 10 CV. Enfin, ces modèles sont innovants, montrant que leurs constructeurs font du progrès un élément de différenciation : si la Traction est immédiatement considérée comme ayant 20 ans d’avance, la Peugeot, bien que plus ancienne, propose le châssis bloc-tube, la suspension arrière type Bugatti et les premières roues avant indépendantes (1931). Ces qualités sont telles que pour la première fois depuis la guerre, des Américains s’intéressent aux voitures françaises. En 1931 et 1934, ils tentent d’acheter la licence de montage de la 201 et de la Traction, preuve que l’automobile française est en train de conquérir son indépendance technique. Devant ces succès, Renault tarde à réagir : les suspensions indépendantes ne sont utilisées qu’en octobre 1937, comme la monocoque ; les freins hydrauliques restent boudés

14. Conseil d’administration de la SAAC, 12 mars 1936. 15. Notamment en Europe centrale. 16. Portée à 1,90 franc en 1936. Archives CCFA. 17. Note de Louis Renault, novembre 1931. Archives SHGR. 18. Assemblée générale des actionnaires de la SAUR, exercice 1938, 27 juin 1938. 19. Ibid. 20. Ibid. SMRA : Société de moteurs Renault aviation (1938). SOFAM : Société franco-américaine de métallurgie (1939). 21. Pour les voitures particulières : Citroën 30 %, Peugeot 22 % et Renault 15 %.

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jusqu’à la fin 1939, la traction-avant n’est jamais envisagée. Quant au modèle économique, Renault ne lance la Juvaquatre (6 CV) qu’en 1937. Son succès est modeste. La voiture est desservie par une carrosserie deux portes, inhabituelle en France, par la concurrence de la 202 Peugeot dont il se vend deux, puis trois exemplaires pour une seule Juva, par une direction commerciale qui n’y croit pas et qu’il faut bousculer en recrutant en 1939 un nouveau patron. Mais cette bataille des 6 CV est-elle opportune au moment où Anglais, Allemands et Italiens sortent de la crise grâce à un nouveau modèle, la voiture populaire ?

À écouter Louis Renault, l’optimisme n’est pas de rigueur. « La petite voiture, estime-t-il, est la voiture d’approche dont tout le monde rêve […] mais son développement est très faible et son prix [est] sans bénéfice. En fait il n’y a qu’une voiture qui se vende : c’est la voiture de 1 000 kilos […] C’est la voiture résistante et spacieuse pour emmener quatre personnes. C’est elle qui fait le fond de toutes les ventes, qui se revend parce qu’au fond, elle est normale et répond aux dimensions et aux conditions humaines22 ». Renault serait-il opposé à la voiture populaire ? «Non, je n’y suis pas hostile […] J’ai même proposé que les trois grands constructeurs désignent [des] ingénieurs, [pour étudier] une voiture populaire [dont chacun se répartirait ensuite la fabrication]. Cette suggestion n’a pas rencontré beaucoup d’échos23 ». Faut-il s’en étonner ? Renault doute parce qu’il craint qu’un véhicule bon marché n’attire sa clientèle des 6 CV. Le réseau ne s’en remettrait pas, en vendant des voitures à faible marge pour lesquelles il devrait investir en après-vente. Mais Renault doute aussi parce qu’il est incapable de faire une petite voiture rentable ! La Juvaquatre qui pèse 760 kilos, n’est qu’une copie de l’Opel Kadett, vendue « à un prix très faible et sans bénéfice24 ». Aussi lorsque Louis Renault rentre en février 1939 du salon de Berlin qui fête la KDF-Wagen de Ferdinand Porsche – la future Coccinelle –, il ordonne à ses techniciens « d’en préparer une réplique25 ». C’est la prémisse de la 4 CV.

La voiture populaire est pourtant dans l’air du temps. En 1936, le Conseil économique et social – encore lui – propose que l’automobile s’engage dans la fabrication d’une voiture « simple, robuste et peu coûteuse [destinée] à la clientèle rurale, aux colonies et aux pays neufs26 ». Deux ans plus tôt, le président de la Société des ingénieurs de l’automobile lance un concours doté de 200 000 francs de prix ! Il s’agit de proposer aux industriels des solutions techniques pour faire une petite voiture dont le cahier des charges se résume à quatre idées : deux places, 5 litres aux 100, 75 km/h, 8 000 francs27 sur une base de fabrication de 20 voitures par jour. Une gageure à laquelle 102 créateurs répondent dont l’architecte Le Corbusier, l’ingénieur Jean-Albert Grégoire ou le dessinateur Flaminio Bertoni. Traction-avant, moteur arrière, voitures à trois ou quatre roues, direction aux roues arrière, les propositions sont si multiples que le jury désigne en 1935 cinq lauréats ! Mais tous les grands constructeurs ont-ils besoin d’idées ? Dans le secret des bureaux d’études, Peugeot est déjà bien engagé sur la question. En 1934, il a senti l’intérêt d’un « véhicule léger et économique28 ». L’idée est de faire, à l’horizon 1935-36, une voiture qui soit « de conception et de réalisation différentes29 » pour être moins chère que la 201 dont elle partagera « le plus possible de pièces30 ». Compte tenu des capacités du bureau d’études mais aussi de la spécificité du projet, la SAAP décide pour l’occasion de s’associer aux Cycles. Il s’agit non seulement d’utiliser un savoir-faire dans le domaine des « moteurs légers », mais aussi des capacités de production pour les pièces et la mécanique afin de ne pas « compliquer l’organisation industrielle de Sochaux31 ». Le projet ne verra pourtant pas le jour car une petite voiture n’est rentable que sur de très larges volumes, au moins 60 000 voitures par an, soit un potentiel dont ne dispose pas Sochaux.

6. L’innovation

C’est donc chez Citroën que le modèle populaire se prépare, grâce à Michelin qui réfléchit au projet TPV – toute petite voiture – dès son arrivée à Javel. Logique d’une entreprise qui a lancé en décembre 1922 l’Enquête nationale de l’automobile populaire32. Michelin installe à Javel un service d’études de marché qu’il confie à Jacques Duclos, un de ses ingénieurs. C’est une première dans le monde de l’automobile française. Les équipes de voyageurs sur route ont vite fait de constater que 60 % des acheteurs n’ont que 10 000 francs à consacrer à l’achat d’un véhicule alors qu’une 7 CV Citroën coûte quasiment le double. « Si le produit qui est offert au client dépasse ses moyens, celui-ci cessera d’acheter

22. Note de Louis Renault, « pour une lettre à Jacques Level », 16 juin 1938. Archives SHGR. 23. Ibid. 24. Louis Renault, lettre à Jacques Level, 21 juin 1938. Archives SHGR. 25. Gilbert Hatry, Louis Renault, Patron absolu, Éditions Lafourcade, 1981, p. 393. 26. Maurice Schwartz, « Rapport sur l’industrie automobile ». 26 août 1936, doc. cit.. 27. Une 201 Peugeot coûte à ce moment 17 900 francs. 28. Conseil d’administration de la SAAP, 19 décembre 1934. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Le questionnaire est diffusé par les marchands de cycles. Les questions sont simples, axées sur le prix, l’usage, le nombre de places, la vitesse et l’utilisation de l’automobile.

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et la crise reviendra33 ». Qui est le client potentiel ? Selon Jacques Duclos34, c’est celui qui n’est pas encore motorisé, qui ignore tout d’une automobile mais qui la voit comme un « outil de travail ». Le minimum automobile se définit comme « une bicyclette à quatre places, étanche à la pluie et à la poussière, et marchant à 60/65 km/h sur route plate. Elle doit durer 50 000 km sans qu’on ait à remplacer aucune pièce. Le client ne pourra lui consacrer que 10 francs par mois35 et 10 000 francs à l’achat soit le 1/3 du prix d’une 11 CV36 ». La TPV doit être accessible à tous, aux populations des campagnes, les plus touchées par la crise, comme aux ouvriers dont « le pouvoir d’achat doit progresser avec les mesures sociales du Front populaire37 ». Tout est donc à inventer car il n’est pas question de se contenter de la simple réduction d’une voiture moyenne, ou pire d’une voiturette : la TPV s’adresse autant aux familles qu’aux paysans et artisans. Pour les ingénieurs des Études à qui Pierre Michelin affirme qu’il ne s’agit que d’une « question d’imagination, de compétence technique et de travail38 », c’est une remise en cause totale de l’automobile et de sa fabrication. Les premières TPV roulent dès 1937. La voiture est une quatre places qui pèse moins de 450 kilos. La carrosserie est en tôle mince, le toit est en toile. Elle n’a qu’un seul phare, pas de démarreur, pas de jauge à essence, ni d’essuie-vitre électrique. Ses sièges, d’inspiration très Bauhaus, allient la sobriété à l’économie, les tubes métalliques aux lanières de caoutchouc. Pierre Boulanger, l’architecte des Beaux-Arts, n’est pas loin. Le moteur est longtemps un bi-cylindre à air de moto, emprunté à Gnôme-&-Rhône. Les suspensions et la plate-forme sont l’œuvre d’André Lefebvre ; ce sont des modèles d’ingéniosité, utilisant sans modération des matériaux légers comme l’aluminium, profitant pleinement du savoir-faire aéronautique39. Avec un tel foisonnement d’idées, l’étude prend du retard. L’outillage, installé à Levallois au début 1939, est provisoire. En janvier 1939, on parle d’un « lancement très discret, presque expérimental [autour] d’un outillage d’une vingtaine de millions de francs qui doit suffire à une sortie de 150 voitures par jour40 ». L’homologation ne part de Javel que le 23 août 1939, sous le nom plus commercial de 2 CVA, au moment où la déclaration de guerre arrête tout le programme.

7. Les tensions sociales accélèrent aussi la sortie de crise

La crise est aussi marquée par de vives tensions sociales. Les grèves de juin 1936 sont très suivies dans l’automobile où pour la première fois les usines sont occupées. Pour le monde ouvrier, 1936 ressemble à la conquête de la dignité, doublée grâce aux accords Matignon, de mesures sociales qui font date : hausse de salaires de 7 à 15 %, semaine de 40 heures, 15 jours de congés payés, reconnaissance du droit syndical. Pour le patronat, 1936 est une catastrophe ; c’est l’augmentation des charges sociales et donc un pas de plus dans la crise. Pour des firmes comme Citroën ou Peugeot qui se sont lancées dans un long effort de productivité pour sortir de la crise, 1936 signifie qu’il faut intensifier une restructuration que l’on croyait ponctuelle. Les deux marques décident aux lendemains du Front populaire de contre-attaquer en s’orientant vers un matériel de fabrication plus automatisé, en réduisant une variété qui, chez Peugeot surtout, était en train de s’élargir : il y a cinq modèles au catalogue Peugeot de 1935, quatre en 1938, trois en 1939 avec seulement deux types de moteurs.

Avec la longueur de la crise, l’étroitesse du marché français et la fermeture de l’exportation, Michelin pose un regard très critique sur le monde de l’automobile. Il émet des doutes sur un système productif qu’il considère comme proche de ses limites, d’où l’idée de pousser Citroën vers une vision plus taylorienne que fordienne de l’industrie. La TPV n’est lancée qu’à raison de 150 voitures-jour, ce qui est peu pour un véhicule populaire ; elle est installée dans l’usine de Levallois, à la fois pour garder une structure à taille humaine et éviter d’imposer à Javel une organisation industrielle trop complexe. Au gigantisme et au volume, Michelin oppose la recherche de la qualité et la revalorisation du travail, précisant clairement que « l’arrêt de la hausse constante des prix passe aussi par l’amélioration des méthodes de travail41 ». Depuis son arrivée à Javel, Michelin a instauré les suggestions42 et misé sur la participation ; il a organisé les ateliers autour d’une adéquation entre l’homme et son travail ; il a renforcé la qualité en prévenant les défauts – avec notamment la possibilité d’arrêter la chaîne de montage –, en engageant des fabrications hors-ligne43 pour des opérations jugées trop complexes. Dans cette logique, Michelin propose dès 1937 les premiers postes de travail individuels pour des fabrications aussi complètes qu’une direction, plus tard un train avant ou même un moteur, celui de la TPV étant entièrement conçu pour être assemblé par un seul et même opérateur. C’est une véritable remise en cause 33. Jacques Duclos, « Les perspectives du marché français », décembre 1937. 34. Ibid. 35. « Projet TPV », note de Pierre Boulanger, 23 mai 1938. 36. Jacques Duclos, « Les perspectives… », doc. cit. 37. Ibid. 38. Pierre Michelin, cité par Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres…., p. 223. 39. Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres…, ETAI, p. 234-235. 40. Conseil d’administration de la SAAC, 26 janvier 1939. En 1930, l’outillage spécial pour la 201 a coûté 12 millions de francs. 41. Pierre Michelin, note à Pierre Boulanger, décembre 1937. Archives Citroën. 42. Déjà en vigueur chez Peugeot et Renault. 43. En dehors de la chaîne de montage.

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de travail à la chaîne qui est alors proposée par Citroën. De quoi être sûr que la crise est bien l’occasion, pour les plus novateurs, de tenter de toujours mieux rebondir.

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Bibliographie

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- « L’industrie automobile française d’une crise à l’autre » in Les crises économiques du Vingtième siècle, sous la direction de Jacques Marseille, Vingtième siècle n° 52, octobre-décembre 1996, p. 66 à 78.

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- La Société Anonyme André Citroën, 1924-1968, étude historique, Thèse de doctorat d’Histoire, 1979, Université de Paris X Nanterre.

• Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, tome 1, Le Seuil, 1972.

• Gilbert Hatry, Louis Renault, Patron absolu, Éditions Lafourcade, 1981.

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FUSION, INTÉGRATION ET CONCURRENCE

Anne Perrot CREST-Insee – Directrice du laboratoire d’économie industrielle

et EUREQua-Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

Résumé

Pour l’économiste, pouvoir formuler des recommandations en termes de politique de la concurrence est au cœur de la problématique des fusions. Mais pourquoi les firmes fusionnent-elles ? Les raisons diffèrent selon qu’il s’agit de fusions verticales (intégration entre des entreprises situées à différents niveaux d’un même stade de production et produisant des bien complémentaires pour la production du bien final) ou de fusions horizontales, entre firmes offrant des biens substituables, donc initialement plus ou moins concurrents.

Deux types de raisons inspirent les fusions verticales :

• la maîtrise d’une ressource permet de l’obtenir à un prix égal au coût ;

• des raisons stratégiques peuvent aussi jouer, comme la volonté de forclore le concurrent sur le marché aval quant à la ressource amont (ne plus lui donner accès à cette ressource ou un accès plus difficile, à un coût plus élevé).

Si les fusions horizontales répondent toujours aux motifs classiques – recherche de synergies entre activités, recherche d’accès à de nouveaux marchés sur lesquels peuvent exister des barrières à l’entrée, recherche du pouvoir de marché –, elles sont aussi motivées par des raisons tenant à des configurations de marché relativement nouvelles :

• les innovations, résultats des stratégies des entreprises en R&D, produisent des conditions technologiques qui rendent plus profitables l’exploitation des rendements d’échelle et donc poussent à la recherche de la grande taille.

• l’ouverture des marchés, l’intégration des économies, rendues à la fois souhaitables et possibles du fait de la baisse des coûts de transports, engendrent une situation de concurrence plus intense. L’érosion des profits liée à ce contexte concurrentiel nouveau pousse les entreprises à se regrouper pour obtenir un pouvoir de marché plus important et restaurer les profits.

Pour évaluer les effets des fusions, l’analyse économique distingue entre :

• les firmes qui fusionnent (l’effet est généralement supposé positif pour elles ) ;

• les concurrents ;

• les firmes qui entretiennent des relations verticales avec l’entité fusionnée (fournisseurs ou clients) ;

• les consommateurs.

Évaluer ces effets passe par une première étape, essentielle : savoir quel est le marché pertinent. Cette délimitation est délicate. Au sein d’un marché « large », incluant un grand nombre de produits, la part de marché de l’entité fusionnée risque d’être minime. Au contraire, sur un marché défini de façon étroite, cette part peut s’avérer bien plus importante ; la fusion peut donc apparaître comme faisant peser plus de risques sur la concurrence.

D’autres étapes suivent : évaluation des synergies qui permettraient des économies de coût et donc des baisses de prix ; évaluation des barrières à l’entrée sur le marché ; évaluation des effets du pouvoir de marché sur les fournisseurs.

Il en résulte un « bilan concurrentiel » positif ou négatif. L’arbitrage est toujours entre deux effets aux conséquences contrastées sur le bien-être :

• réduction (éventuelle) des coûts par rationalisation de la production, position plus favorable dans les négociation avec les fournisseurs, etc.

• augmentation du pouvoir de marché.

L’approche des phénomènes de fusions entre entreprises par l’économie industrielle est très différente de celles que pourraient offrir d’autres domaines de l’économie, comme l’économie financière, ou encore la théorie des organisations, pourtant intéressées par le même objet.

L’économie industrielle met l’accent sur les interactions stratégiques entre concurrents sur les marchés concernés : il s’agit d’une part de comprendre comment les acteurs agissent sur les marchés, et d’autre part d’analyser les conséquences de leurs comportements. En effet, sur des marchés oligopolistiques, qui sont la règle plus que l’exception, le petit nombre de concurrents confère à chacun d’eux un pouvoir stratégique (le pouvoir de marché) dont les expressions sont nombreuses (mais pas toujours simples à identifier quantitativement, on le verra). Dès lors, les décisions prises par chacun ont une incidence sur la situation et partant, sur les décisions des autres. C’est cet entrelacs de décisions individuelles interdépendantes qui constitue l’objet de l’analyse.

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Par ailleurs, d’un point de vue économique plus global, les stratégies des entreprises ont des effets sur la nature de la concurrence qui s’exerce sur les marché (le niveau et la structure des prix en est une manifestation, mais également le choix des produits, les décisions d’implantation géographique, les investissements en recherche et développement, etc.), sur les structures de marché (nombre et taille des intervenants à la suite de décisions de fusions ou d’entrées et de sorties de firmes) et sur les performances des acteurs (profits des entreprises, mais aussi surplus des consommateurs).

En ce sens, l’analyse des mouvements de concentration constitue l’un des objets essentiels de l’économie industrielle.

Outre ces questions d’économie positive, l’économie industrielle poursuit aussi un objectif plus normatif : l’élaboration de recommandations en matière de politique de la concurrence. En ce qui concerne les concentrations, il s’agit ainsi de déterminer si une fusion, devant intervenir dans un contexte concurrentiel, technologique et réglementaire donné, est souhaitable ou non au regard d’un critère généralement défini approximativement comme le surplus global. La concentration du marché après fusion, telle qu’on peut la mesurer par le biais de différents indices1, donne une idée précieuse des risques anti-concurrentiels que fait courir un projet de fusion, mais l’intensité réelle de la concurrence qui s’exercera après une fusion est en fait étroitement relié aux comportements stratégiques sur les marchés. Ces indices ne fournissent donc qu’une indication des effets potentiellement anti-concurrentiels d’un mouvement de concentration.

Les développements qui suivent retracent dans leurs grandes lignes ces deux voies d’analyse, positive et normative.

Fondée sur une analyse microéconomique des comportements, l’économie industrielle donne des fusions entre entreprises une définition précisément centrée sur la répartition des pouvoirs de décision. En première analyse et très grossièrement, une fusion apparaît dans ce contexte comme la réunion en une seule entité de deux unités de décision au départ indépendantes : il s’agit donc d’abord d’une réduction du nombre d’intervenants indépendants sur un marché, et c’est aux conséquences de cette réduction que l’on s’intéresse. En ce sens, si l’on s’arrête à cette définition rudimentaire, une fusion qui ne s’accompagnerait pas d’effets sur les coûts (synergies ou autres) ou sur d’autres variables serait analysée de façon identique à une entente entre producteurs, puisque dans les deux cas des décisions indépendantes seraient désormais concertées.

Bien entendu, une fusion réelle ne se limite pas en général à cette simple agglomération des pouvoirs de décision, mais s’accompagne de réallocations des actifs, de réorganisations de la production, de modifications de la gamme des produits offerts et/ou de changements de localisation.

Dans un premier temps, nous examinerons les raisons qui peuvent pousser des entreprises à fusionner au regard de l’économie industrielle, et dans un deuxième temps, nous envisagerons les conséquences de ces mouvements de concentration.

1. Pourquoi les firmes fusionnent-elles ?

Des motifs très différents peuvent inciter des entreprises à fusionner suivant qu’elles appartiennent à deux étages différents du processus de production ou qu’elles sont au contraire des rivales plus ou moins proches. Dans le premier cas, on parle d’intégration ou de fusion verticale et dans le second de concentration horizontale.

1.1. L’intégration verticale

Un premier motif très direct peut pousser à fusionner des entreprises intervenant à des étages différents d’un même processus de production : il s’agit d’un motif purement technologique. L’intégration verticale peut permettre de supprimer purement et simplement certaines étapes du processus de production, diminuant les coûts et augmentant de ce fait les profits. On cite souvent deux exemples représentatifs de ce cas de figure : celui de l’intégration verticale dans la filière de la fabrication du papier et celui des « bateaux de pêche-usines ». Dans le premier cas, des fabricants de papier intègrent les fabricants de pâte à papier et localisent ensuite les deux activités sur le même site, pour supprimer les étapes de dessiccation, de transport et de réhydratation de la pâte de bois. Dans le cas des bateaux-usines, les fabricants de poisson en conserve achètent des entreprises de pêche pour supprimer les étapes de congélation-décongélation du poisson. Le moteur de l’intégration verticale est ici purement la recherche d’économies de coût, l’obtention d’un pouvoir de marché accru n’en étant que le résultat éventuel et secondaire. D’autres motifs du même ordre, mais probablement plus mineurs, peuvent tenir à la volonté de mieux adapter des produits intermédiaires aux besoins de la fabrication du produit final en maîtrisant toute la chaîne de production.

1. L’indice de Hirschman-Herfindahl mesure la concentration par la somme des carrés des parts de marché des entreprises présentes sur le marché, d’autres indices se contentent de mesurer la part cumulée des n premières entreprises.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 65

La plupart des autres motifs de l’intégration verticale sont de nature plus stratégique.

a) Il peut s’agir ainsi d’éliminer la double marge de la relation verticale : en s’intégrant verticalement, deux entreprises situées à deux étapes consécutives de la chaîne de production se procurent désormais le bien intermédiaire à son coût, évitant ainsi le prélèvement de deux marges successives. Dans un contexte simple, l’intégration conduit à un prix final plus faible, à une demande plus élevée et finalement à un profit de l’unité intégrée supérieur à la somme des profits cumulés des entités séparées2.

L’intégration verticale peut aboutir à la maîtrise d’une ressource rare : ceci donne la possibilité d’exclure un concurrent présent sur le marché aval en ne lui donnant plus l’accès (stratégie de forclusion), ou un accès plus difficile, (c’est-à-dire à un coût plus élevé) à la ressource amont3.

L’intégration verticale avec un fournisseur peut conférer à une entreprise un pouvoir de négociation plus important vis-à-vis d’autres fournisseurs. Dans la grande distribution par exemple, les distributeurs sont assez tributaires des grandes marques nationales ou internationales dont ils ne peuvent se passer. Dans cet exemple, volontairement paradoxal au regard des exemples traditionnels qui mettent plutôt l’accent sur la dépendance des producteurs à l’égard des grands distributeurs, l’intégration avec de petits producteurs, fabricant pour leur compte des marques de distributeurs, peut être recherchée par les grands distributeurs pour renforcer leur pouvoir de négociation vis-à-vis des marques nationales. Ils disposent en effet alors d’une source alternative d’approvisionnement4 qui renforce leur pouvoir de négociation vis à vis des fournisseurs de grandes marques.

1.2. Les fusions horizontales

Des firmes initialement rivales, c’est-à-dire offrant des biens plus ou moins étroitement substituables, peuvent trouver intérêt à fusionner pour des motifs très variés. Certains d’entre eux sont très classiques, d’autres tiennent à des configurations de marché relativement nouvelles et contribuent pour beaucoup à expliquer les vagues de fusions constatées dans les années récentes.

a) Parmi les motifs traditionnellement invoqués pour expliquer les fusions figure en premier lieu, comme dans le cas de l’intégration verticale, la recherche d’économies de coûts (recherche de synergies entre activités), celles-ci pouvant provenir soit d’économies d’échelle, soit d’économies d’envergure 5.

Par ailleurs, la fusion peut être le moyen d’accéder à de nouveaux marchés sur lesquels il existe des barrières à l’entrée d’ordre stratégique ou institutionnel. Les limitations existant ainsi à l’extension des grandes surfaces dans le secteur de la distribution (lois Royer et Raffarin) peuvent pousser à la fusion de distributeurs et contribuer à expliquer les mouvements de fusion enregistrés dans ce secteur6.

Enfin, un motif essentiel de la fusion horizontale est et a toujours été la recherche d’un pouvoir de marché accru. Toutefois, certaines évolutions économiques récentes sont venues renforcer encore la vigueur de ce dernier argument.

Les innovations, résultant des investissements des entreprises en R&D, produisent souvent des conditions technologiques qui rendent plus profitables l’exploitation des rendements d’échelle et donc poussent à la recherche de la grande taille. En d’autres termes le progrès technique induit souvent un biais en faveur de la grande taille.

L’ouverture des marché et l’intégration des économies, rendues à la fois souhaitables et possibles du fait de la baisse des coûts de transport, engendrent une situation de concurrence plus intense. L’érosion des profits liée à ce contexte concurrentiel nouveau pousse les entreprises à se regrouper pour obtenir un pouvoir de marché plus important et restaurer les profits.

2. Les effets des fusions sur la concurrence

L’analyse économique distingue généralement les effets des concentrations sur :

2. Voir par exemple Tirole (1988) pour une mise en évidence simple de ce phénomène. 3. Voir Avenel (1998). 4. Voir Caprice et Philippe (1997) pour une analyse de ces diverses questions. 5. L’évaluation des économies de coût nécessaires à rendre une fusion collectivement profitable est analysée sur le plan théorique par Farrell et Shapiro (1990). 6. Voir Philippe (1999).

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• les firmes qui fusionnent ;

• les concurrents ;

• les firmes qui entretiennent des relations verticales avec l’entité fusionnée (fournisseurs ou clients) ;

• les consommateurs.

Si les conséquences d’une fusion peuvent a priori être considérées comme positives pour les entreprises qui fusionnent, l’évaluation des effets des concentrations passe par plusieurs étapes dont la première est de savoir quel est le marché pertinent. Il s’agit d’une étape essentielle et qui doit être menée de façon précise car c’est aussi la seule qui soit réellement quantifiable.

2.1. La définition du marché pertinent

À titre d’exemple, imaginons une fusion projetée entre deux fabricants de cassettes vidéo. Le marché pertinent inclut évidemment celui des vidéocassettes. Faut-il considérer que le marché du cinéma fait partie du même marché ? et celui du théâtre ? et celui du livre ? (il s’agit certainement de produits imparfaitement substituables car appartenant tous au vaste marché des spectacles). Faut-il lui adjoindre le marché des jeux pour enfants, une cassette vidéo et un jeu pouvant constituer de bons substituts de cadeaux ? Le marché de la location des cassettes doit-il faire partie du marché pertinent ?

Suivant les différents usages de la cassette vidéo considérés, on peut être fondé à définir les frontières du marché de façon très variable. Au sein d’un marché défini de façon large (incluant un grand nombre de produits), la part de marché de l’entité fusionnée risque de n’être que très faible. Sur un marché défini de façon étroite, cette part est beaucoup plus importante ; la fusion peut alors apparaître comme faisant peser plus de risques sur la concurrence.

Au-delà du « bon sens » et de l’intuition, il existe plusieurs tests quantitatifs permettant de mieux cerner le marché pertinent7, qui consistent tous à évaluer combien une firme perd de ventes si elle augmente son prix, sous différentes hypothèses concernant le nombre de produits substituts pris en compte. Le test dit du « monopoleur hypothétique », par exemple procède à de telles investigations. Une telle analyse repose évidemment sur l’estimation de fonctions de demande pour les différents produits envisagés. Par ailleurs, aucune méthode aussi fine soit-elle, n’est totalement exempte de critiques8 : ainsi, le test du monopoleur hypothétique n’est pas robuste à la manière de regrouper les produits ni à l’ordre dans lequel on les considère successivement. Toutefois, ces différentes approches donnent malgré tout une indication précieuse sur l’ampleur du marché qui risque d’être affecté par une concentration.

2.2. Les autres critères d’évaluation

Il convient ensuite d’évaluer les synergies qui permettraient des économies de coût et donc des baisses de prix9.

Pour cela, il faut se donner un modèle de comportements, pertinent pour représenter les stratégies concurrentielles des entreprises sur le marché (firmes extérieures à la fusion et entité fusionnée). Par exemple on peut considérer plus pertinent de représenter la concurrence par une concurrence en quantités (comme dans Salant, Switzer et Reynolds (1983)) ou par une concurrence en prix (comme dans Gaudet et Salant (1991)), suivant le contexte envisagé. Le modèle retenu permet de « prédire » comment se comportent les différents agents dans diverses situations concurrentielles. En particulier si la fusion a lieu, les entreprises restées outsiders vis-à-vis de celle-ci vont adapter leurs décisions (prix, quantités) à cette nouvelle structure de marché.

De ce modèle représentant les interactions stratégiques entre les concurrents découle la façon dont les baisses de coût potentielles, obtenues si la fusion avait lieu, seraient répercutées sur les prix et donc sur la demande. Cet exercice peut être utilisé de différentes façons. Par exemple, il permet de calculer quelle est la réduction de coût nécessaire pour compenser l’augmentation de prix résultant du pouvoir de marché accru, de façon à ce qu’un objectif (comme le surplus global, somme pondérée des surplus des différentes catégories d’agents) garde sa valeur antérieure à la fusion. Si on estime que ces réductions de coûts sont plausibles, alors la fusion est susceptible de conduire à des gains en raison de

7. Voir Werden et Froeb (1996). 8. Voir Philippe (1998). 9. Toutefois, d’importantes synergies ne sont pas toujours considérées comme un élément favorable à la fusion par les autorités en charge de la concurrence : l’argument d’« efficiency defense » peut alors se transformer en « efficiency offense ».

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l’efficience accrue. On prend ainsi en compte les effets de la fusion sur les consommateurs, les firmes rivales, mais aussi sur les partenaires économiques de l’entreprise.

L’appréciation des effets de la fusion requiert aussi une évaluation des barrières à l’entrée sur le marché. En effet, une fusion n’aura probablement pas les mêmes effets à long terme selon qu’un entrant peut venir discipliner le marché, ou qu’au contraire les barrières à l’entrée (institutionnelles ou comportementales) sont fortes.

Ensuite, une fusion peut avoir des effets sur le pouvoir de négociation à l’égard des fournisseurs. Ainsi, dans la grande distribution, la fusion entre deux enseignes peut à la fois avoir des effets négatifs sur les profits des producteurs en raison du pouvoir de négociation accru des distributeurs, et un effet positif sur les consommateurs en raison de la pression exercée sur le prix des produits.

Finalement, la fusion peut entraîner des effets économiques plus larges (mais aussi plus flous, entachés de plus d’incertitude et donc beaucoup plus difficiles à évaluer) sur l’emploi dans l’industrie concernée et dans les industries reliées en amont ou en aval.

Il résulte de cette analyse un « bilan concurrentiel » positif ou négatif que l’on peut finalement toujours ramener à un arbitrage entre deux effets aux conséquences contrastées sur le bien-être :

• une réduction (éventuelle) des coûts par rationalisation de la production, accès à une technologie plus efficiente, gain d’une position plus favorable dans les négociations avec les fournisseurs, etc.

• une augmentation du pouvoir de marché qui en général vient tempérer (et éventuellement annuler) l’effet potentiellement favorable précédent.

En conclusion, l’analyse des effets attendus d’une fusion doit se fonder sur plusieurs types d’indicateurs du pouvoir de marché des entreprises (parts de marché, divers indices de concentration, etc.). Toutefois, ces indicateurs statistiques doivent être rapprochés d’hypothèses de comportement permettant d’évaluer la façon dont l’entité fusionnée, mais aussi les concurrents de celle-ci et même des concurrents potentiels sur le marché ajusteront leurs propres comportements après la fusion. Dans la mesure où bien des effets de la fusion ne peuvent faire l’objet que d’appréciations qualitatives, l’étape de délimitation du marché pertinent, la seule à reposer sur des critères véritablement quantitatifs, doit être menée avec un souci particulier quant à la fiabilité des données sur lesquelles elle s’appuie. Pour les microéconomistes, la validation empirique des modèles théoriques d’économie industrielle est une étape cruciale de la construction d’une « vision du monde » opérationnelle en matière d’analyse des concentrations. Pour les autorités de la concurrence, le fait de pouvoir disposer d’évaluations fiables des fonctions de demande, des fonctions de coûts, de coûts de transport, reposant sur des données microéconomiques, est un élément essentiel de l’appréciation des effets des mouvements de restructuration.

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Références bibliographiques

Avenel E. (1998), Contributions à l'analyse économique de l'intégration verticale : les aspects stratégiques, Thèse de Doctorat, Université de Paris I.

Caprice S. et Philippe J. (1997) : « Les relations verticales », in A. Perrot ed., Réglementation et Concurrence, Economica, collection Économie et Statistique Avancées.

Charlety-Lepers P. et Souam S. (1997) : « Les fusions-acquisitions », in A. Perrot ed., Réglementation et Concurrence, Economica, collection Économie et Statistique Avancées.

Farrell J. et Shapiro C. (1990) : « Horizontal Mergers : an Equilibrium Analysis », American Economic Review, 81, 1007-1011.

Gaudet G. et Salant S. (1992) : « Mergers of producers of perfect complements competing in prices », Economics Letters 39, 359-364.

Philippe J. (1998) : « La mesure du marché pertinent », Revue Française d’Economie, 13, n° 4, 125-160.

Philippe J. (1999) : Relations verticales et concurrence, Thèse de Doctorat, Université de Toulouse.

Salant S., Switzer S. et Reynolds R. (1983) : « Losses from Horizontal Merger : the Effects of an Exogenous Change in Industry Structure on Cournot-Nash Equilibrium », Quarterly Journal of Economics, 93, 185-199.

Tirole J. (1988) : The Theory of Industrial Organisation, MIT Press.

Werden G. et Froeb M. (1996) : « Simulation as an Alternative to Structural Merger Policy in Differenciated Product Industries », in M. Coate & A. Kleit, The Economics of the Antitrust Process, Kluwer Academic Press.

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OPA ET STRUCTURE DES FIRMES

Tim Jenkinson – Département des sciences économiques –

Université d’Oxford, Royaume-Uni

Résumé

Cette intervention présentera une synthèse sélective de la littérature universitaire consacrée aux motifs présidant aux offres publiques d’achat et à leurs conséquences. Le nombre d’OPA croît fortement dans le monde entier. En 1998, les opérations de fusions-acqisitions auraient ainsi atteint le chiffre record de 2 514 milliards de USD. L’année 1999 pourrait enregistrer un nouveau record. Il est bien connu que les fusions apparaissent par vagues distinctes, souvent centrées sur des secteurs particuliers sujets à des “ chocs ” tels qu’une déréglementation, des mutations technologiques ou bien l’entrée sur le marché de concurrents étrangers. Toutefois, certaines vagues de fusions-acquisitions peuvent affecter l’ensemble des secteurs d’activité et sont souvent le corollaire de périodes d’innovation financière ou de résultats exceptionnels sur les marchés boursiers. L’essor actuel des fusions-acquisitions semble avoir une forte composante sectorielle. Sur les vingt-cinq plus grandes opérations réalisées jusqu’ici en 1999 dans le monde, sept se sont produites dans les télécommunications, quatre dans le secteur pétrolier et quatre dans la banque. Dans chacun de ces secteurs, le moteur de ces fusions semble avoir été l’évolution technologique, à quoi est venu s’ajouter, en ce qui concerne les télécommunications, les changements de réglementations.

On distingue pour l’essentiel trois grandes catégories de fusions : les fusions horizontales, les fusions verticales et les fusions de type congloméral. La recherche d’économies d’échelle motive généralement les fusions horizontales. La réduction des coûts associée à ces fusions est souvent considérable, bien que la concentration du marché qu’elles entraînent puisse devenir préoccupante. Les fusions verticales sont souvent justifiées par la volonté d’internaliser des activités passant jusqu’alors par un marché. Elles peuvent générer des situations monopolistiques complexes, dans lesquelles l’intégration verticale agit comme une importante barrière à l’entrée sur le marché. Les fusions de type congloméral n’entraînent guère de préoccupations politiques, si ce n’est le caractère réel des avantages escomptés en termes de synergies.

Le “ succès ” des fusions se jauge habituellement aux performances enregistrées par le cours des actions des entreprises cibles et des acquéreurs. Certaines grandes tendances apparaissent clairement. Lors d’une offre publique d’achat, hostile ou amicale, les actionnaires de l’entreprise cible réalisent des gains significatifs, en général de l’ordre de 20 à 30%. En revanche, la fusion a une influence plus mitigée sur la valeur boursière de l’offrant ; son effet apparaît plutôt neutre. De ce fait, les fusions-acquisitions semblent être, en moyenne, positives en termes de création de valeur pour les actionnaires. De fortes controverses perdurent pour savoir si les primes résultant d’une OPA correspondent aux pertes encourues par d’autres actionnaires ou si elles proviennent des seuls gains d’efficacité. Pour les fusions de type congloméral, les résultats sont très clairs : les groupes diversifiés tendent à être moins valorisés que les entreprises mono-actives. Ce résultat notoire a conduit à privilégier les procédures de spin-off (scission), d’equity carve-out (cession d’actifs non stratégiques) et d’autres méthodes permettant d’accroître l’efficacité, la pratique montrant que ces restructurations ont généralement des incidences positives sur le cours des actions.

Les OPA hostiles se sont développées l’an dernier dans un certain nombre de pays de l’UE, dont la France. Quelle attitude devrait adopter la sphère politique face à une telle évolution ? Il m’apparaît que les OPA hostiles ont un rôle clé à jouer pour permettre la création d’entreprises efficaces à l’échelle de l’UE. Aussi, conviendrait-il d’établir un système ouvert et transparent de gouvernement d’entreprise, qui protège les actionnaires minoritaires. Il devrait revenir aux actionnaires de décider de la protection éventuelle à accorder aux responsables de la direction de l’entreprise. Quant à la politique publique, elle devrait se limiter aux conséquences qu’entraînent de telles OPA dans le domaine de la concurrence. Invoquer les “ intérêts nationaux ” devrait être exclu et les barrières artificielles, dressées à l’encontre d’OPA transfrontalières, éliminées.

On assiste actuellement dans le monde entier à une forte croissance du nombre des offres publiques d'achat (OPA). Ainsi, en 1998, certains analystes ont estimé1 que les opérations de fusions-acquisitions ont atteint le chiffre record de 2 514 milliards de USD. L’année 1999 pourrait certainement enregistrer elle aussi un nouveau record. Il est notoire que les fusions apparaissent par vagues distinctes, souvent centrées sur des secteurs particuliers sujets à des « chocs » tels qu’une déréglementation, des mutations technologiques ou bien l’entrée sur le marché de concurrents étrangers. Toutefois, certaines vagues de fusions-acquisitions peuvent affecter l’ensemble des secteurs d’activité et sont souvent le corollaire de périodes d’innovation financière ou de résultats exceptionnels sur les marchés boursiers. L’essor actuel des fusions-acquisitions semble avoir une forte composante sectorielle. En effet, sur les vingt-cinq plus grosses opérations réalisées jusqu’ici en 1999 dans le monde entier, sept opérations se sont produites dans les télécommunications, quatre dans le secteur pétrolier et quatre dans le secteur bancaire2. Dans chacun de ces métiers, le moteur des fusions semble avoir été l'évolution technologique, à laquelle sont venus s'ajouter, pour ce qui concerne les télécommunications, les changements d'ordre réglementaire. La présente intervention s'attachera aux aspects financiers de la fusion : comment

1. Source : Étude du Financial Times relative aux fusions-acquisitions internationales, 22 septembre 1999. 2. Source : Informations de Thomson Financial Securities.

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les marchés financiers évaluent-ils les fusions-acquisitions ? Qui sont les gagnants et les perdants ? Quelle est la réalité du processus de déconcentration ? Quelles en sont les implications politiques ?

On distingue pour l'essentiel trois grandes catégories de fusions : les fusions horizontales, les fusions verticales et les fusions de type congloméral. Les fusions horizontales sont celles qui portent sur des entreprises d'un même segment de marché (deux banques de dépôt, par exemple). Les fusions verticales sont celles qui concernent des entreprises opérant à différents stades de la chaîne de production sur un marché donné (par exemple, un producteur d'électricité fusionnant avec une société de distribution électrique). La fusion de type congloméral implique des entreprises situées sur des marchés distincts. Dans la pratique, rares sont les fusions qui s’inscrivent précisément dans l’une ou l’autre de ces catégories.

Les problèmes que pose chacune de ces différentes catégories de fusion sont sensiblement distincts. En effet, les fusions horizontales sont généralement motivées par la recherche d'économies d'échelle, permettant une répartition des coûts fixes (informatique ou marketing, par exemple) sur une production plus importante. La réduction des coûts associée à ces fusions est souvent considérable, bien que la concentration du marché qu'elles entraînent puisse devenir préoccupante. Les fusions verticales sont souvent justifiées par la volonté d'internalisation d'activités jusqu'alors sous-traitées. Lorsque le marché en amont est faiblement compétitif, ce type de fusions peut entraîner à la fois une augmentation des bénéfices et une baisse des prix. Les fusions verticales peuvent néanmoins créer des situations monopolistiques complexes dans lesquelles l'intégration verticale agit comme une barrière importante à l'entrée sur le marché. Quant aux fusions de type congloméral, elles n'entraînent guère de préoccupations politiques, si ce n'est le caractère réel des avantages escomptés en termes de synergies.

Je m’attacherai dans ce qui suit à évaluer le succès que rencontrent, en moyenne, les fusions et les OPA, tant à court terme qu'à long terme. Puis, sur cette base, j'analyserai certains problèmes d’ordre politique concernant les moyens de « libéralisation » du marché dans le domaine du contrôle des entreprises. Pratique courante tant aux États-Unis qu'au Royaume-Uni, ainsi que dans quelques autres pays depuis plusieurs années, les offres publiques d'achat hostiles commencent aujourd'hui à faire leur apparition dans la plupart des pays d'Europe. Quel degré de protection doit-on accorder à la direction de l'entreprise ? De quelles protections les actionnaires minoritaires doivent-ils pouvoir bénéficier ? Quand est-il légitime d'invoquer le concept d'« intérêt national », plutôt que de dresser une barrière artificielle face aux OPA étrangères ?

1. Fiançailles

Il existe plusieurs moyens d'évaluer le « succès » d'une fusion ou d'une offre publique d’achat. L'une des approches traditionnelles est de considérer les effets immédiats de l'OPA, en se concentrant généralement sur la période comprise entre l'annonce de la fusion et la fusion en tant que telle. Cette approche tend à s'attacher aux performances immédiates du prix des actions de l’entreprise cible et de l’entreprise se portant acquéreuse. Le succès de l'opération est jugé en fonction de l'augmentation du prix de l'action après l'annonce de l'offre publique d'achat. Nous aborderons dans la section qui suit les résultats à long terme des entités fusionnées. Toutefois, il peut s'avérer difficile de mesurer les effets des offres publiques d’achat lorsque les résultats escomptés prennent plusieurs années à se concrétiser. On peut ainsi se demander si les gains en termes de productivité sont le résultat direct d'un changement de structure de l'entreprise ou bien s’ils auraient été obtenus de toute façon. Les performances du prix des actions, sur un laps de temps raisonnablement court autour de l'OPA, posent moins de problème de ce type, bien que, par nature, elles se limitent, plus que d’autres mesures, aux effets sur le patrimoine de l'actionnaire.

Certaines grandes tendances se profilent alors clairement. Dans une étude3 restée célèbre, bien qu'aujourd'hui un peu datée, sur les offres publiques d'achat aux États-Unis, Michael Jenson et Richard Ruback analysent la preuve empirique avancée par différents auteurs et parviennent à la conclusion suivante :

• Les actionnaires de l’entreprise cible enregistrent des gains significatifs : le cours des actions augmente d'environ 30 % dans le cas d'une offre publique d’achat et de 20 % dans le cas d'une fusion (ces augmentations sont fonction du cours de l'action avant l'annonce de l'OPA).

• Les actionnaires des entreprises présentant l'offre n'enregistrent que des gains limités dans le cas d'une OPA réussie (environ 4 %), et aucun gain en moyenne dans le cas d'une fusion.

Aussi, Michael Jenson et Richard Ruback concluent-ils que, « étant donné que les entreprises cibles sont gagnantes et que les entreprises présentant l'offre semblent ne pas être perdantes, les faits laissent supposer que les offres publiques

3. Jensen, M.C. et R.S. Ruback (1983), «The market for corporate control: the scientific evidence», Journal of Financial Economics, 11, 5-50.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 71

d’achat sont créatrices de valeur ». Plus récemment, différentes études réalisées sur les OPA aboutissent aux mêmes conclusions générales : dans la plupart des pays, les principaux bénéficiaires des OPA sont les actionnaires des entreprises cibles.

Pourquoi les acquéreurs gagnent-ils, en moyenne, si peu ? La raison principale réside probablement dans le fait que la concurrence (potentielle ou réelle) que se livrent les acquéreurs rivaux entraîne, dans la plupart des OPA, une appropriation des gains par les actionnaires de l'entreprise cible. Toutefois, alors que la répartition des gains obtenus par les actionnaires n'est pratiquement source d’aucune controverse, l'interprétation de ce résultat apparaît plus contrastée. D'où proviennent ces gains ? Sont-ils le résultat d'une création ou d'une redistribution de valeur ?

Il est tout à fait envisageable, par exemple, que le consommateur soit la source des gains obtenus. Dans le cas des fusions horizontales, les actionnaires pourraient être gagnants du fait d’une concurrence moindre sur les prix entre les différentes entreprises. Cet effet éventuel a fait l'objet de plusieurs études, notamment celles d'Eckbo4 et de Stillman5. D’une façon générale, toutes ces études sont parvenues à des résultats qui apparaissent contradictoires avec l'hypothèse selon laquelle les fusions horizontales créent un pouvoir de marché. En tout état de cause, les grandes opérations de fusion horizontale ont tendance à attirer l'attention des autorités de la concurrence, qui sont censées les bloquer au cas où la concurrence sur le marché devait en être sérieusement réduite.

D'autres chercheurs se sont interrogés pour savoir si les gains enregistrés par les actionnaires sont obtenus aux dépens du reste des personnes ayant un intérêt dans l'entreprise (salariés, retraités, État). Shleifer et Summers6, par exemple, ont avancé l'idée que les OPA peuvent conduire à une violation des contrats implicites entre la direction et les différents partenaires de l'entreprise et que la prime de rachat peut refléter la capacité de la nouvelle direction à rompre des contrats implicites passés par la précédente équipe dirigeante. Si ce point est source de polémique, d’autres effets redistributifs possibles des OPA apparaissent moins controversés : les OPA peuvent sans doute être motivées par des raisons fiscales, la plupart des primes de rachat étant associées à une possibilité de réduction des impôts versés à l'État. En règle générale, il semble juste d'affirmer que la prime de rachat constatée n'est pas nécessairement une création de richesse pure.

2. Mariage

L'annonce d'une fusion est donc généralement une bonne chose pour les actionnaires. Qu'en est-il maintenant du mariage ? Alors que le constat dressé dans la section précédente (qui s'attache aux réactions immédiates du cours des actions face à une fusion) apparaît raisonnablement clair, il est sensiblement plus difficile d'étudier les effets à plus long terme des fusions, notamment en matière d'efficacité et de productivité. Cela dépendra très nettement du degré de compétence des nouveaux dirigeants par rapport à leurs prédécesseurs.

Il existe là aussi un grand nombre d’études empiriques sur cette question. L'une des plus récentes contributions en la matière est celle de Loughran et Vijh7, qui ont analysé un certain nombre de fusions et d'OPA intervenues aux États-Unis entre 1970 et 1989. Ils ont étudié à quel point les résultats enregistrés par les entreprises ayant fusionné sont supérieurs à ceux d’entreprises comparables (regroupées en fonction de leur taille et du ratio valeur de marché/valeur comptable) n’ayant pas fusionné. Leur analyse s'attache à la période de cinq ans qui suit la fusion. Constat intéressant, les gains obtenus après l'acquisition sont liés à la fois au mode d'acquisition et au mode de paiement. Sur cette période de 5 ans, les entreprises fusionnées réalisent une performance inférieure de 16 % à celle des entreprises comparables, alors que dans le cas d'une OPA hostile, elles les surpassent de 48 %. De même, les entreprises qui financent les acquisitions en recourant à leurs propres actions enregistrent une performance moindre de 24 %, alors que celles qui les paient avec de l’argent l’emportent de 19 % environ.

Certes, il ne s'agit là que d'une étude parmi d'autres, mais la tendance générale veut que les entreprises fusionnées enregistrent, en moyenne, des contre-performances dans les années qui suivent la fusion et que les entreprises faisant l'objet d'une OPA hostile, contestée par la direction en place, connaissent souvent, à long terme, un succès plus grand que dans le cas d'une OPA « amicale ». Plutôt que de citer d’autres études universitaires, je préfère l'analyse avancée par Warren Buffet8 qui explique les raisons de ces contre-performances de la manière suivante :

4. Eckbo, E. (1983), «Horizontal mergers, collusion and stockholder wealth», Journal of Financial Economics, 11. 5. Stillman, R. (1983), «Examining antitrust policy towards horizontal mergers», Journal of Financial Economics, 11. 6. Shleifer, A. et L. Summers (1988), «Breach of trust in Hostile Takeovers», in A. Auerbach (ed.), Corporate Takeovers: Causes and Consequences, Chicago, University of Chicago Press. 7. Loughran, T. et A. Vijh (1997), «Do long-term shareholders benefit from corporate acquisitions ?», Journal of Finance, 52, 1765-1790. 8. Warren Buffet, cité dans le Rapport annuel 1981 de Berkshire Hathaway.

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« Nombreux sont les dirigeants d'entreprise qui semblent avoir été fortement marqués au cours de leurs années d'enfance, où ils étaient particulièrement impressionnables, par l'histoire du prince charmant enfermé dans un corps de crapaud et libéré grâce au baiser de la belle princesse. Aussi sont-ils convaincus que le ‘baiser’ de la direction fera des merveilles pour la rentabilité de l'entreprise cible. Un tel optimisme est essentiel. Sans cette perspective attrayante, pourquoi donc les actionnaires de la société A voudraient-ils détenir une participation dans B à un prix de rachat deux fois supérieur à celui du marché qu'ils auraient payé s'ils avaient directement procédé, par eux-mêmes, à l'acquisition ? En d'autres termes, les investisseurs peuvent toujours acheter des crapauds au prix courant des crapauds. Si les investisseurs, à la place des princesses, préfèrent payer le double pour obtenir le droit d'embrasser des crapauds, il faut bien que ces baisers soient explosifs. Or, nous avons observé de nombreux baisers, mais peu de miracles. Pourtant, nombreuses sont les entreprises ‘princesses’ qui restent sereinement confiantes du pouvoir de leur baiser, même si leur arrière-cour est remplie de crapauds insensibles. »

En bref, la plupart des résultats que je viens de citer s’appliquent à des pays dans lesquels les offres publiques d’achat sont fréquentes, tant en matière d’OPA hostiles que d’OPA amicales. Pourtant, comme je l'expliquerai plus loin, les marchés de l'OPA connaissent de rapides changements au sein de l'UE et les OPA « hostiles » commencent à faire leur apparition. Cela rend d'autant plus pertinents les résultats observés dans les pays dans lesquels les phénomènes d’OPA sont courants.

3. Divorce

Il est certes difficile et dangereux de généraliser à propos du succès ou de l'échec des différents types d’offre publique d’achat et de fusion. Bien souvent, des motifs très clairs incitent au choix d’une fusion plutôt que d’une entente ou d’une alliance souple. Dans d'autres cas, les dirigeants semblent simplement motivés par les concepts mal pensés de répartition des risques et de taille critique. Ces problèmes semblent être particulièrement aigus dans le cas des fusions de type congloméral ou, plus généralement, dans le cas d'entreprises qui ont choisi de se « diversifier » plutôt que de se « spécialiser ».

Une approche intéressante a été d'étudier si les sociétés diversifiées (créées bien souvent, mais pas exclusivement, par le biais d’une fusion) sont sous-évaluées par les marchés boursiers par rapport aux entreprises « spécialisées ». Si tel était réellement le cas, les fusions motivées par le désir de diversification accrue auraient peu de raison d'être.

Les résultats de ces études sont très clairs : les entreprises diversifiées tendent à être sous-évaluées par rapport aux entreprises spécialisées. En général, une entreprise diversifiée est définie comme une entreprise qui réalise ses ventes dans deux secteurs ou plus (en fonction de la classification type à deux chiffres des industries américaines SIC [Standard Industrial Classification]), sous réserve toutefois que le secteur d'activité le plus important ne représente pas plus d'une certaine part (souvent 90 %) des ventes totales de l’entreprise. Lins et Serveas9 en ont apporté un exemple en utilisant des données relatives à des sociétés cotées en Bourse au Royaume-Uni, en Allemagne et au Japon sur la période 1994-1996 (à l'exclusion des établissements financiers). Ils ont mis en évidence que les différences internationales dans l'environnement institutionnel des sociétés ont une incidence sur la valeur de leur diversification. Pour le Japon et le Royaume-Uni, la décote résultant de la diversification est d'environ 10-15 % (mesurée en appliquant des ratios valeur de marché/ventes), alors qu'en Allemagne, l'incidence est neutre pour tout l'échantillon étudié, mais significatif pour des entreprises dans lesquelles la propriété en interne est inférieure à 5 % (il s'agit là généralement d'entreprises de taille plus importante).

Le résultat selon lequel les entreprises diversifiées sont sous-évaluées a également été mis en évidence dans un certain nombre d'autres pays. Ainsi, Berger et Ofek10 ont étudié l’essor de la diversification des activités aux États-Unis dans le courant des années 1980 et ont relevé une décote résultant d’une diversification d'environ 14 %. Les raisons en seraient, selon eux, les phénomènes de financement croisé, de surinvestissements (résultant d'une disponibilité de trésorerie plus grande) et d’asymétrie d'information avec les dirigeants de division. Certains avantages d’une diversification ont également été identifiés, le principal semblant être, dans une certaine mesure, les possibles avantages fiscaux.

La perte de valeur associée à la diversification génère des opportunités de bénéfices importantes pour les personnes extérieures à l’entreprise. De ce fait, un certain nombre d'études se sont penchées sur les procédures de spin-off (scission), d'equity carve-out (cession d'actifs non stratégiques) et autres méthodes permettant d'accroître l'efficacité et la spécialisation de l'entreprise. Les résultats tentent à montrer (cf. par exemple, Berger et Ofek11) que les sociétés les moins valorisées (en comparaison avec des entreprises mono-activité comparables) sont davantage susceptibles de faire

9. Lin, K. et H. Servaes (1998), «International evidence on the value of corporate diversification», document de travail, London Business School. 10. Berger, P. et E. Ofek (1995), «Diversification’s effect on firm value», Journal of Financial Economics, 37, 39-65. 11. Berger, P et E. Ofek (1996), «Bustup takeovers of value-destroying diversified firms», Journal of Finance, 51, 1175-1200.

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l’objet d’un rachat ou d’un démantèlement, et que de telles opérations peuvent s’avérer très rentables pour ceux qui démantèlent ces entreprises. Il existe de nombreux exemples intéressants de démantèlement (cf., par exemple, certains des cas évoqués par Jenkinson et Mayer12). Un exemple particulièrement instructif est celui de la tentative d’OPA et de démantèlement lancé sur BAT Industries en 1989. L’acquéreur, Hoylake (société écran, créée ad hoc) a réalisé une offre à fort effet de levier sur BAT. À cette époque, il s'agissait de la plus importante tentative d'OPA jamais réalisée au Royaume-Uni. L'objectif de l'offre était de séparer le métier de base de BAT, le tabac, du reste des activités que l'entreprise avait acquises (elle était présente dans le commerce de détail, l'assurance, la production de papier, etc.). L’offre fut finalement déjouée par le Commissaire des assurances de Californie, mais BAT mit en œuvre elle-même les projets de Hoylake et accrut ainsi fortement les rendements de ses actionnaires.

4. Politique face au mariage et au divorce

Le bilan des éléments rassemblés à ce stade peut sembler curieusement circulaire. En effet, les fusions et les offres publiques d’achat entraînent des gains immédiats. Ces gains sont, en général, suivis de résultats décevants, notamment dans le cas de fusions entraînant une diversification des sociétés. Ces mêmes résultats ouvrent des possibilités de créer plus de valeur au travers d’une déconcentration. Le cycle se referme donc et peut recommencer. Dès lors, une question intéressante se pose : qui, au juste, est le gagnant ?

Fournir une réponse sérieuse à cette question n'est pas évident. Au risque de faire preuve d’une certaine désinvolture, il est pourtant facile d’identifier de grands gagnants : les banques d’affaires. Mais ces généralités cachent une très grande diversité. Certaines équipes de direction exécutent une série d'OPA bien pensées qui entraînent une productivité considérable et permettent de réaliser des gains. Dans d'autres cas, les dirigeants s'engagent dans un aventure folle aux dépens des employés et des actionnaires. Faut-il dès lors limiter les possibilités de procéder à des OPA bénéficiaires afin d’éviter de telles erreurs ? Il s'agit là d'un important problème politique, surtout avec le développement des offres publiques d’achat hostiles dans un certain nombre de pays de l'UE, y compris la France. Les hommes politiques doivent-ils réagir à ces évolutions en rendant plus difficiles les acquisitions hostiles, ou les offres publiques d’achat en général ?

Pour ma part, placer des entraves aux fusions et aux offres publiques d’achat ne m'apparaît pas être la réponse idoine. Des erreurs seront commises tant dans les OPA hostiles que dans les OPA amicales. En effet, certains des résultats d’études évoqués suggèrent que les acquisitions hostiles tendent à être plus souvent couronnées de succès que les fusions amicales. Mais les acquisitions concertées ne pouvant être entravées, à moins qu’il n’existe des craintes pour la libre concurrence, pourquoi les OPA hostiles le seraient-elles ? En revanche, les OPA hostiles sont souvent utilisées pour corriger des erreurs de fusion précédemment réalisées par la direction. Dans un monde de l’entreprise en rapide mutation, dans lequel les structures traditionnelles de l'entreprise sont révisées et les entreprises transnationales connaissent une évolution rapide, je suis d’avis que les OPA hostiles ont un rôle important à jouer pour donner naissance à des entreprises efficaces à l'échelle communautaire. La mise en place un système transparent et ouvert de gouvernance d’entreprise apportera, selon moi, des avantages considérables.

Cela ne signifie par pour autant que les dirigeants d’entreprise ne doivent jamais bénéficier de protection pour faire face aux « prédateurs ». Toutefois, à mes yeux, il devrait revenir aux actionnaires et non à l'État de décider de la protection éventuelle à accorder aux responsables de la direction de l'entreprise. Il existe différentes façons de construire cette protection : les actionnaires pourraient imposer des limites sur le nombre de votes que pourrait avoir chaque actionnaire individuel (ou groupe d'actionnaires agissant en commun) ou bien accepter qu'une offre publique d’achat requiert une « super-majorité » des actions avec droit de vote (plutôt qu'une majorité simple). Je considère que ces protections devraient être limitées dans le temps, de sorte que la défense des dirigeants s'appliquent à une période déterminée et non de façon perpétuelle.

Dans ce cadre, quel rôle doit jouer la sphère politique ? L'État devrait, selon moi, se limiter en général aux implications des offres publiques d’achat sur la politique de la concurrence. L'État devrait également jouer son rôle pour établir un système de droit des sociétés qui permette de protéger les actionnaires minoritaires et de promouvoir par ailleurs une concurrence ouverte et juste entre les différents acquéreurs en concurrence. Globalement, je suis extrêmement favorable à la flexibilité des codes d'OPA qui ne sont pas définis par la loi, plutôt qu’aux réglementations purement légales. Enfin, un autre rôle important de l'État est d'éviter la pression qui, en invoquant les « intérêts nationaux », vise à s’élever contre des offres publiques d’achat transfrontalières ou des fusions purement nationales dans lesquelles les risques pour la concurrence sont limités. Le Royaume-Uni continue à être alimenté en électricité bien que 80 % du réseau électrique se trouve entre les mains d’entreprises anglaises et françaises. La banque Lloyds semble avoir prospéré depuis qu'elle a été rachetée par HSBC. Enron, Vivendi et d'autres semblent être efficaces pour gérer les entreprises de distribution

12. Jenkinson, T. et C. Mayer (1994), Hostile Takeovers, Londres, McGraw-Hill.

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d'eau au Royaume-Uni. Les OPA (y compris de nature hostile) seront-elles autorisées dans ces secteurs clés dans d’autres pays de l'UE ? Peut-être. Mais dans de nombreux États membres, je crains de ne voir un grand nombre d’hommes politiques prendre fait et cause sur ce dossier sans guère avoir de raisons valables. Un marché libre du contrôle des entreprises constitue le prolongement naturel d'un marché libre des biens et des services. Il a un rôle considérable à jouer dans la restructuration en profondeur qui affectera de nombreux secteurs dans les quelques années à venir.

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ANALYSER LES RESTRUCTURATIONS DÉBAT AVEC LA SALLE

(participant anonyme) : « Je souhaite poser une question relative à la concurrence à Madame Perrot. Le grand principe en matière de concurrence semble être de protéger le consommateur. Pourquoi ce veau d’or ? Pourquoi le consommateur est-il la personne à choyer ? Pourquoi pas les autres acteurs ? »

Anne Perrot : « Le cas de Microsoft est à cet égard assez révélateur, même s’il ne s’agit pas en l’occurrence d’une fusion, mais d’un cas d’abus de position dominante. La justice américaine, dans son appréciation des faits, a jugé qu’il y avait lieu de mettre un terme à la puissance de Microsoft, en raison des effets négatifs que cette puissance avait sur les consommateurs. Dans le cadre des fusions, ce point n’est évidemment pas le seul à compter. Mais savoir quels doivent être les objectifs de la politique de la concurrence s’avère compliqué, et prête d’ailleurs à débat. Je crois cependant que tout le monde s’accorde sur le fait de dire qu’il s’agit de protéger non pas les concurrents, mais la concurrence. Ceci est très mal compris par les entreprises. Par exemple, un projet de fusion ne sera pas interdit au motif que les concurrents s’en porteraient plus mal. Il ne s’agit pas de protéger les firmes rivales, mais bien de s’assurer qu’un marché fonctionnera de manière concurrentielle, c’est-à-dire sans barrières à l’entrée excessives, etc. Il ne s’agit pas non plus de protéger les intérêts des consommateurs en tant que tels. En fait, on a affaire à une sorte de panaché de tout cela. Pour faire le bilan économique d’une opération de fusion, on commence par en dresser le bilan véritablement concurrentiel, c’est-à-dire qu’on s’intéresse à la modification de la concurrence que la fusion pourrait entraîner sur ce marché et sur les marchés connexes. Quand on s’intéresse par exemple au marché des sodas ou à celui des ordinateurs ou des logiciels, on sait à peu près de quoi on parle. On arrive à mesurer et à anticiper des effets. Il s’agit toujours un peu de parier mais enfin, il s’agit aussi d’étayer des arguments avec des faits, et là, on sait de quoi on parle. Il est plus difficile d’aborder des questions plus lointaines, aussi bien du point de vue des entreprises qui défendent leur projet de fusion que des arguments qu’on peut leur rétorquer à l’encontre de cette fusion. Par exemple, lorsqu’on cherche à savoir si la fusion entre deux entreprises aura des répercussions sur l’emploi d’un de leurs fournisseurs, il ne s’agit plus de protéger les intérêts des consommateurs, mais ceux des salariés. On se trouve là dans un univers beaucoup plus flou malheureusement, ce qui demande une plus grande prudence. J’ai peut-être effectivement trop insisté sur la protection des intérêts du consommateur, tout en allant très vite sur les autres aspects à prendre en compte dans l’analyse des fusions ; en particulier, j’ai simplement mentionné les problèmes d’emploi. J’ai glissé très rapidement aussi sur les problèmes d’environnement. Mais il est vrai qu’on a plus de facilité pour évaluer les effets sur les consommateurs que sur les autres bénéficiaires, positifs ou négatifs, de l’opération. »

André Vanoli (ancien directeur à l’Insee) : « Puisque les années trente ont été évoquées et non pas parce que je suis né dans cette décennie, j’aimerais poser une question très générale qui s’adresse peut-être aux futurs historiens du présent. Peut-on interpréter le mouvement de restructuration actuel comme jouant, en partie ou dans une large mesure, le rôle qu’a pu tenir une grande crise économique dans le passé, par exemple celle des années 1930 ? Une des caractéristiques d’une grande crise économique est d’effectuer une grande dévalorisation/destruction de capital qui ne se fait pas de manière ordinaire pour de multiples raisons – résistance, lenteur des réactions, etc. Un mouvement de restructuration comme celui que nous connaissons, qui est souvent lié à un progrès technique important et donc à une forte formation de capital, s’accompagne-t-il également d’une forte destruction de capital ? Encore une fois, peut-on l’interpréter dans une certaine mesure comme jouant le rôle de ce qu’une grande crise jouait dans le passé ? Question sur laquelle, personnellement, je ne m’engagerai pas sur une réponse ! J’ajouterai peut-être un codicille à cette question : je crois que la mesure de la formation de capital, et plus encore la mesure du stock de capital existant à un moment donné, est une des questions les plus difficiles pour les économistes – sauf peut-être pour les économistes les plus théoriciens, pour laquelle elle va de soi. Elle est très difficile pour les statisticiens et pour les comptables nationaux, corporation à laquelle bien que retraité, je m’honore d’appartenir encore. Évidemment, cette question a une incidence pour le travail des statisticiens. On peut imaginer des moyens de suivre l’évolution du capital – au sens de l’ensemble des actifs fixes – d’une manière qui prenne en compte non seulement l’accumulation de biens d’équipement nouveaux mais aussi le mouvement de la valeur de l’ensemble du capital existant. »

Jean-Philippe Lesne : « Question multiforme ! »

André Vanoli : « Je ne prétends pas qu’elle soit simple ! »

Jean-Louis Loubet : « Vous comprendrez facilement que l’historien ne peut pas savoir si aujourd’hui il y a une crise ou pas. Travaillant sur le passé, cela lui est toujours fort difficile. Je ferai simplement une remarque sur la crise des années 1930. Elle est relativement faible en France. Peu de fusions sont opérées au lendemain de la crise. Je dirais que la crise des années trente brise peu d’entreprises. Voilà pourquoi la comparaison me paraît bien difficile. Un autre élément : dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le groupe PSA a racheté Citroën puis Chrysler Europe, devenu

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Talbot. Dans les archives que j’ai pu lire, le président de l’époque disait bien qu’il n’y avait aucune comparaison possible entre ce qui allait se passer dans l’automobile des années quatre-vingt avec ce qui s’était passé dans les années trente. Maigre réponse. »

Jean-Philippe Lesne : « Une dernière question, peut-être sur les aspects financiers ? »

Jean Moulin (CGT [Confédération générale du travail]) : « J’avoue être un peu surpris depuis ce matin parce qu’on raisonne sur les restructurations d’entreprises et sur l’appréciation qu’on peut y porter à partir de la notion de création de valeur pour l’actionnaire. Je ne suis pas un spécialiste des marchés boursiers mais enfin, je sais quand même que le cours des actions peut être assez largement artificiel et loin de la réalité des capacités de l’entreprise. Je comprends donc assez mal que l’on n’évalue pas mieux cette notion et ses limites, parce que je ne vois pas comment, y compris par rapport à une préoccupation statistique, on peut avoir une approche intéressante des restructurations, du point de vue des différents acteurs de l’entreprise qui ne sont pas, je suis désolé, que des actionnaires. »

Tim Jenkinson : « On peut donner un premier élément de réponse à la remarque que les prix du marché pourraient ne pas refléter les valeurs réelles sous-jacentes. Cela peut être parfois se produire, mais il est difficile de croire que sur longue période, les marchés boursiers n’estiment pas avec une assez bonne précision les flux de liquidités futurs que les entreprises sont escomptées générer. Si ce n’était pas le cas, il y aurait des opportunités d’arbitrage intéressantes. Ceci fait référence à ce que les économistes appellent l’hypothèse de l’efficacité du marché. Cette hypothèse peut se comparer à la religion. Certaines personnes pratiquent avec ferveur, d’autres ne vont à l’église qu’à de rares occasions. Et je suppose que nous sommes tous plus ou moins croyants, dans une certaine mesure ! Personnellement, je ne suis pas un adepte absolu, mais je crois cependant qu’en moyenne, les signaux qu’on analyse en regardant les prix des marchés boursiers sont des bons indicateurs de l’efficacité des entreprises. Autre élément à garder à l’esprit, ce concept de valeur pour l’actionnaire est encore assez nouveau pour bon nombre de pays, même s’il s’étend beaucoup, le marché des capitaux étant à présent entièrement mondialisé. Il y a très peu de restrictions sur les flux de capitaux. Une entreprise qui veut devenir mondiale doit tenir compte de ces marchés de capitaux mondiaux. Il est surprenant de voir la structure financière d’un grand groupe comme Mannesmann, dont 60 % des actionnaires sont à l’étranger. Le monde est en train de changer ; les grandes entreprises évoluent et se rapprochent des marchés de capitaux étrangers. Je pense que l’équilibre se situera davantage dans un univers où les marchés boursiers joueront le rôle croissant de discipliner les managers. Je ne discuterai pas de savoir s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose. Je pense simplement que l’évolution actuelle se fait dans ce sens là, et qu’il faudra soigneusement observer la façon dont les marchés évalueront le comportement des dirigeants de ces entreprises. »

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OBSERVER LES RESTRUCTURATIONS

Michel Euriat – Insee – Chef du département de l’industrie et de l’agriculture

À ce point du séminaire, la plupart d’entre nous n’ignorons plus grand chose, ou du moins avons vu notre connaissance notablement progresser, à propos des restructurations et de la façon dont les entreprises les préparent, les organisent, les vivent, grâce à la première séance ; à propos des mécanismes et des stratégies mis en œuvre, après la seconde. Nous avons également profité de l’analyse économique des effets de ce phénomène, dans la troisième séance.

Mais au point où nous en sommes, nous n’avons pas beaucoup parlé de statistique. On pourrait d’ailleurs se demander – hormis ceux qui ont prêté une oreille attentive au discours d’introduction du directeur général de l’Insee – pourquoi les statisticiens manifestent un tel intérêt pour les restructurations. Certes, ce phénomène touche des unités, mais il ne peut être considéré comme un phénomène global, même s’il concerne de nombreuses unités.

Or, les demandes adressées aux statisticiens au cours des trois premières séances ont plutôt été des demandes globales. Anne Perrot souhaite pouvoir estimer le marché pertinent. Le professeur Loubet a rendu par défaut un hommage à l’Insee, en déplorant l’absence d’indicateurs macroéconomiques dans les années 30. Mais l’intérêt de l’étude des restructurations pour les statisticiens n’a pas encore été véritablement abordé.

En fait d’intérêt, nous verrons surtout les problèmes que posent les restructurations. Si ces problèmes peuvent être définis de façon très claire, les solutions à mettre en œuvre s’avèrent, elles, plutôt complexes. Ces solutions renvoient pour une large part à des questions comme la définition des unités : unités d’observation, unités de décision, troncature, etc. Les unités sont un élément clé de la problématique qui va être développée. Ceci fait le lien avec les séminaires précédents de la direction des statistiques d’entreprises, et explique le choix de ce thème pour l’édition de cette année.

Nous entendrons dans un premier temps Peter Struijs, qui est méthodologue au CBS, l’institut statistique néerlandais, et qui a également exercé un temps des fonctions à Eurostat. Nous entendrons ensuite des statisticiens français. Vincent Thollon-Pommerol, de l’Insee, donnera un aperçu global du phénomène de restructuration en France, ainsi que des éléments de mesure. Jacques Féret, du service des études et des statistiques industrielles (Sessi) du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, puis Pascal Rivière, de l’Insee, nous montreront les outils mis en œuvre. Jacques Féret le fera avec un recul important, dans la mesure où l’industrie a été le banc d’essai de méthodes qui ont été généralisées par la suite, comme l’exposera Pascal Rivière.

Ces exposés illustreront le fait que si les problèmes se posent de la même façon partout, les solutions sont diverses. Des efforts de normalisation, plus ou moins satisfaisants, sont déployés au niveau européen, notamment au travers des règlements. Mais l’essentiel est que dans chaque pays, les statisticiens puissent mobiliser au mieux les sources, les répertoires et les enquêtes disponibles pour apporter une réponse aux problèmes statistiques suscités par les restructurations des groupes d’entreprises.

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SUIVRE LES CHANGEMENTS RÉELS DE LA STRUCTURE DES ENTREPRISES : UN CADRE CONCEPTUEL

Peter Struijs – Statistics Netherlands –

Chef de projet au département de la méthodologie pour la collecte de données

Résumé

Les statistiques d’entreprises s'attachent pour l'essentiel à décrire les performances des différents secteurs ; par exemple, les effectifs ou le chiffre d'affaires du secteur de l'imprimerie en 1999. Les données reflétant des évolutions entre périodes peuvent s’avérer plus pertinentes encore que des chiffres relatifs à des périodes déterminées : quelle est, par exemple, l'augmentation ou la réduction du chiffe d'affaires du secteur de l'imprimerie en 1999 par rapport à 1998 ? Ces chiffres traduisant des changements ne reflètent pas seulement l'évolution “autonome” du chiffre d'affaires des entreprises présentes au cours des deux périodes, mais sont également affectés par les flux entrants et sortants de la population du secteur de l'imprimerie. Deux raisons au moins justifient d’expliciter l'incidence de ces mouvements. L’une est négative : les utilisateurs pourraient considérer certains changements intervenus dans la composition d'une population comme irréalistes et, par conséquent, pourraient vouloir éliminer leurs effets sur les séries chronologiques. La raison positive tient au fait que les utilisateurs souhaitent mieux connaître l'évolution d'un secteur donné et qu’il est possible de répondre à ce besoin en fournissant des informations sur la nature et l'ampleur des flux entrants et sortants. L'intérêt de cette démographie des entreprises se trouve largement renforcé par la volatilité croissante qui caractérise les structures de ces dernières.

Statistics Netherlands procède actuellement à une refonte progressive de son répertoire d’entreprises afin qu’il puisse servir de source pour des tableaux démographiques de ce type. À cette fin, deux problèmes d’ordre conceptuel devaient être traités. Il convenait tout d’abord d'établir une limite entre les changements pertinents ou non au plan économique, tels que tous les types d'événements purement juridiques ou administratifs qui figurent dans le répertoire sans aucune signification économique. Ainsi, la division d'une unité légale importante, classée dans le secteur de l'imprimerie, en un certain nombre de petites unités légales ayant chacune sa propre activité, devait-elle être considérée comme un événement affectant la composition du secteur de l'imprimerie, ou bien était-ce simplement une action juridique qu'il n'y avait pas lieu de mentionner dans le domaine des statistiques d’entreprises ? Ensuite, une fois déterminés les types de changements réalistes et irréalistes, fallait-il considérer la fusion de deux entreprises comme la mort de deux unités et la naissance d'une unité nouvelle, ou bien simplement comme la restructuration de deux entreprises ?

Statistics Netherlands s'est attelée au premier point en développant un modèle conceptuel d'unités statistiques dérivé de la réglementation européenne en la matière. L'élément central de ce modèle est l'idée selon laquelle les secteurs industriels se composent, au sein du processus de production, d'opérateurs qui ne correspondent pas nécessairement aux unités légales. Ainsi, un opérateur peut fort bien regrouper un certain nombre d'unités légales aux activités variées mais faisant partie d'un seul et unique propriétaire, et une même unité légale est susceptible d’être composée de plusieurs opérateurs.

Afin d'assurer une approche systématique du second problème, Statistics Netherlands a mis au point une Classification des Changements. Celle-ci identifie trois catégories de changements : les changements d'existence (naissance/mort), les changement de caractéristiques (taille, type d'activité, localisation, etc.) et les changements de structure (par exemple, fusion). Le critère central permettant de distinguer ces trois catégories principales est de savoir quand, autrement dit dans quelles circonstances, une société perd son “identité” au lieu de la conserver.

L’intervention exposera les caractéristiques essentielles du modèle d'unités statistiques et de la classification des changements. Elle s'attachera à démontrer que les concepts économiques sont indispensables pour élaborer des statistiques ayant un sens économique, la double comptabilisation de certains événements juridico-administratifs pouvant conduire à des chiffres trompeurs.

Dans cette présentation, je me propose d’analyser comment les statistiques peuvent aborder le phénomène des changements de structure des entreprises. Les méthodes décrites se fondent pour l’essentiel sur les recherches que j’ai menées au Statistics Netherlands en collaboration avec Ad Willeboordse. Que ce dernier soit remercié pour les précieux conseils qu’ils m’a prodigués tout au long de la préparation de cette présentation.

Les statistiques d’entreprises s’attachent pour l’essentiel à décrire les performances dans le temps des différents secteurs industriels. Les changements intervenus dans les structures des entreprises ont une incidence sur les séries chronologiques. Analysons, tout d’abord, quelle est la nature de cette incidence. Supposons que nous réalisions une simple étude statistique portant sur le secteur de l’imprimerie pour les années 1998 et 1999, en nous limitant aux informations sur les effectifs et le chiffre d’affaires et en ne nous attachant qu’aux entreprises employant au moins cinq salariés. Les résultats pourraient être les suivants :

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Tableau 1 - Secteur de l’imprimerie* (exemple fictif)

1998 1999

Nombre d’entreprises 495 500

Effectifs 5400 5450

CA (en millions d’euros) 545 560

* inclut uniquement des entreprises employant au moins cinq salariés.

Que ressort-il de ces statistiques quant à l’évolution intervenue entre 1998 et 1999 ? Le secteur de l’imprimerie a connu une croissance, quelle que soit la variable mesurée. Il apparaît clairement que le secteur enregistre des résultats moyens. Pourquoi ? Plusieurs raisons peuvent expliquer la croissance que traduisent les chiffres :

• Une grande entreprise du secteur de l’imprimerie a repris une entreprise plus petite, employant 60 salariés, présente dans le métier de la reliure. Résultat : l’entreprise, plus grande, est classée dans l’industrie de l’imprimerie. Sans ce rachat, il n’y aurait eu aucune croissance.

• Une très grande entreprise du secteur de l’imprimerie s’est lancée à grande échelle dans une seconde activité, comme par exemple la création de logiciels. La croissance de cette entreprise est susceptible d’avoir compensé le déclin du reste des entreprises du secteur de l’imprimerie.

Il n’est pas aisé d’interpréter le changement réel intervenu dans le secteur. Toutefois, avant de pouvoir analyser ce changement, il nous faut, dans un premier temps, définir clairement la méthode de rassemblement des données chiffrées relatives au secteur pour une année donnée. Deux principes importants s’appliquent ici :

1. Les chiffres sur le secteur se réfèrent à des entreprises statistiques1. Dans le domaine statistique, on distingue les unités dites légales (sociétés anonymes, sociétés à responsabilité limitée, etc.) et les unités définies pour les besoins statistiques, elles-mêmes dérivées des unités légales. L’entreprise peut être définie comme une unité légale ou bien comme un combinaison d’unités légales distinctes qui, ensemble, fonctionnent en tant qu’acteur économique autonome. Dans la plupart des cas, entreprise est synonyme d’unité légale, mais parfois une unité légale donnée détient une autre unité légale avec laquelle elle a procédé à l’intégration de son processus de production. Dès lors, l’ensemble de ces unités légales forment l’entreprise. L’entreprise se rapproche de concepts économiques tels que les centres de profit ou les unités opérationnelles (indépendantes). Pourquoi, alors, les statistiques ne pourraient-elles pas utiliser les unités légales ? Trois raisons à cela :

• L’entreprise statistique fournit une meilleure description de ce qui se passe réellement dans l’économie et peut être utilisée pour décrire les intrants mis en œuvre en vue de la production des extrants. Les chefs d’entreprise pensent davantage en termes de centres de profit et d’unités opérationnelles qu’en termes d’unités légales. Ces dernières tendent à être choisies en fonction de considérations administratives telles que les règles d’imposition et les obligations découlant du statut juridique.

• Les entreprises sont des unités disposant d’une vie réelle, dont il est possible d’obtenir des données chiffrées, puisque le chef d’entreprise lui-même en a besoin.

• Le concept d’entreprise est utilisé par les statisticiens de toute l’Union européenne, permettant ainsi d’obtenir des données comparables au plan international. Pour leur part, les unités légales sont définies par des lois nationales, qui varient d’un pays à l’autre de l’UE.

2. Les secteurs industriels regroupent l’ensemble des entreprises ayant la même activité principale. Cela entraîne deux conséquences. D’abord, les données chiffrées relatives à un secteur incluent toutes les activités secondaires des entreprises de ce même secteur. Ainsi, les chiffres relatifs aux effectifs et au chiffre d’affaires du secteur de l’imprimerie incluent des activités autres que l’imprimerie. Ensuite, ces données ne tiennent pas compte de certaines activités réalisées ailleurs en tant qu’activités secondaires. Ainsi, les chiffres relatifs au secteur de l’imprimerie n’incluent pas les activités d’imprimerie réalisées dans d’autres secteurs en tant qu’activité secondaire. Les données chiffrées sur le secteur de l’imprimerie doivent être distinguées des chiffres portant sur l’activité en tant que telle.

1. D'autres types d'unités sont également utilisés, mais la présente analyse se limite aux entreprises.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 83

Ces deux principes étant posés, comment comparer alors deux années consécutives, comme dans l’exemple fourni ? Nous pouvons établir une distinction entre trois groupes d’entreprises, en fonction de leur appartenance aux populations des entreprises du secteur en 1998 et en 1999 :

1. Entreprises appartenant à ces populations en 1998 et 1999 ;

2. Entreprises appartenant à ces populations en 1998, mais par en 1999 (sorties) ;

3. Entreprises appartenant à ces populations en 1999, mais par en 1998 (entrées).

Pour ce faire, il y a lieu de déterminer pour chaque entreprise si elle existait en 1998 et 1999. Cette tâche peut s’avérer difficile. En effet, si deux entreprises de la population de 1998 fusionnent, doivent-elles être comptabilisées en tant que sortie et l’entreprise naissante être considérée comme une entrée ? Si le directeur d’une petite entreprise change, nous faut-il considérer la mort de “ l’ancienne ” entreprise et la naissance d’une “ nouvelle ” ? Ces interrogations sont essentiellement des questions relevant de l’identité des entreprises. Il nous faut définir dans quelles conditions une entreprise est considérée comme restant la même entreprise. Les statisticiens européens s’accordent à considérer qu’une entreprise reste la même si deux des conditions suivantes au moins sont satisfaites :

• L’entreprise conserve la même activité principale.

• L’(les) unité(s) légale(s) derrière l’entreprise reste(nt) identique(s).

• Le siège principal de l’entreprise reste inchangé.

Si ces différentes conditions sont remplies, il est fort probable que les facteurs de production de l’entreprise soient, pour une bonne part, restés les mêmes. En appliquant maintenant cette approche au cas particulier du secteur de l’imprimerie, les chiffres relatifs aux effectifs pourraient être les suivants :

Tableau 2 - Effectifs du secteur de l’imprimerie* par catégorie principale de changement démographique de l’entreprise (exemple fictif)

nombre d’employés

Catégorie entreprises 1-1-98 1-1-99

situation au 1-1-98 495 5400 -

sortie 45 300 -

pas de chang. démog. 450 5100 5050

entrée 50 - 400

situation au 1-1-99 500 - 5450

* inclut uniquement des entreprises employant au moins cinq salariés.

Ce tableau fournit une vision nettement plus précise que le précédent. Il ressort en effet que les entreprises qui font partie du secteur de l’imprimerie, à la fois en 1998 et en 1999, ont connu une baisse de leurs effectifs. La croissance du secteur peut s’expliquer par l’effet combiné des entrées et des sorties. Plusieurs raisons peuvent ici être invoqués pour comprendre cet effet. La croissance des effectifs peut refléter, par exemple, la création d’emplois résultant de la naissance de nouvelles entreprises. Autre explication possible : les emplois existaient déjà à l’extérieur du secteur, sous la forme d’activités d’imprimerie jusqu’alors exercées à titre secondaire, puis séparées en 1998 via, par exemple, une procédure de rachat par les salariés. Beaucoup d’autres explications peuvent être avancées.

Insee Méthodes n° 95-96 84

Il est capital de connaître la véritable explication dans le cas où, par exemple, la politique de l’emploi s’appuie sur ces statistiques. Il nous faut toutefois établir une distinction entre, d’une part, les effets de la restructuration des entreprises, dans lesquelles les facteurs de production changent de mains, et, d’autre part, les effets des véritables naissances d’entreprises avec création d’emplois. Afin d’être en mesure d’établir cette distinction, il est possible de classer les différents changements intervenus au sein de l’entreprise. Une classification systématique des changements est donnée ci-après :

Tableau 3 - Classification de base des changements

Type de changement Nombre d’unités concernées*

Identité conservée

1. changement de caractéristiques 1 :1 oui

2. changement d’existence

1. naissance 0 :1 non

2. mort 1 :0 non

3. changement de structure

1. concentration

1. fusion x :1 non

2. absorption x :1 oui

2. déconcentration

1. liquidation 1 :y non

2. scission 1 :y oui

3. restructuration x :y oui ou non

* Nombre d’unités avant et après le changement : x>1, y>1.

La deuxième colonne du tableau 3, qui reprend le nombre d’unités concernées, indique le nombre d’entreprises qui existaient avant le changement (1-1-98) et après ce dernier (1-1-99). Ainsi, dans le cas d’une fusion, deux entreprises au moins ont fusionné au sein d’une même unité. La troisième colonne indique si l’une de ces deux entreprises est restée identique, autrement dit si ladite entreprise existait à la fois avant et après le changement. Dans le cas d’une fusion entre égaux, la nouvelle entreprise ne peut être considérée comme la perpétuation de l’un des deux partenaires présents avant le changement. Si les partenaires ne sont pas égaux, le changement peut être qualifié d’absorption, mais l’entreprise qui procède à ladite absorption conserve son identité. Les phénomènes de liquidations et de scissions sont ainsi les miroirs des fusions et des absorptions. Les changements de caractéristiques concernent, par exemple, des changements dans l’activité économique principale.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 85

Si nous appliquons cette classification des changements au cas précis du secteur de l’imprimerie, nous pourrions obtenir les résultats suivants :

Tableau 4 - Effectifs dans le secteur de l’imprimerie* par catégorie de changement démographique de l’entreprise (exemple fictif)

nombre d’employés

Catégorie entreprises 1-1-98 1-1-99

situation au 1-1-98 495 5400 -

sortie

changement d’activité 2 15 -

changement de taille 28 150 -

mort 5 30 -

changement de structure 10 105 -

pas de chang. démograph. 450 5100 5050

entrée

changement d’activité 3 - 135

changement de taille 40 - 225

naissance 0 - 0

changement de structure 7 - 40

situation au 1-1-99 500 - 5450

* inclut uniquement des entreprises employant au moins cinq salariés.

Le tableau 4 fournit une bonne vision des raisons expliquant la faible croissance de l’emploi dans le secteur de l’imprimerie. Il ne met pas uniquement en évidence le recul des entreprises qui sont restées les mêmes tout au long de la période considérée, il montre également l’incidence bien supérieure des changements d’activité (entrée nette importante en provenance d’autres secteurs) et de structure (sortie nette). Les changements de structure n’ont pas fait l’objet de subdivisions (bien souvent le nombre de changements de structure dans un secteur est si faible qu’il ne peut être subdivisé, car cela obligerait à fournir des informations sur des entreprises considérées individuellement. Or, cela est interdit par la loi et va à l’encontre des règles de déontologie des statisticiens.). Par ailleurs, le tableau 4 illustre les conséquences qu’entraîne le fait de limiter les statistiques à des entreprises d’au moins cinq salariés. Vingt-huit entreprises ont connu une réduction telle qu’elles ne figurent plus dans les chiffres de 1999. Néanmoins, ce phénomène est plus que compensé par la prise en compte de quarante entreprises, autrefois trop petites pour être incluses dans ces chiffres.

La méthodologie présentée peut être étendue dans plusieurs directions et appliquée à d’autres types d’unités. En effet, cette analyse peut être réalisée au niveau de groupes d’entreprises ou au niveau d’autres unités définies à des fins statistiques. La classification des changements est ainsi susceptible de fournir davantage d’informations. Différents types de scissions peuvent être distingués, tels que, par exemple, les scissions par rachat par les salariés. Concernant les changements de caractéristiques, le type d’origine ou de destination peut être spécifié. Il convient toutefois de souligner que l’application de cette méthodologie suppose de trouver une solution à un certain nombre de difficultés d’ordre théorique et pratique, qui ne peuvent être abordées dans le cadre de cette présentation (cf. référence bibliographique ci-après).

* * *

En conclusion, il convient de rappeler les points importants suivants :

• Les statistiques d’entreprises ont besoin d’être fondées davantage sur des concepts économiques solides que sur des concepts juridico-administratifs. Utiliser l’entreprise statistique plutôt que l’unité légale comme unité statistique de base constitue une possibilité. Définir la naissance d’une entreprise non comme un enregistrement administratif mais comme une création réelle de facteurs de production en est une autre. Aux Pays-Bas, par exemple, les enregistrements administratifs des unités légales sont trois fois supérieurs au nombre des naissances d’entreprises comptabilisées par Statistics Netherlands.

Insee Méthodes n° 95-96 86

• L’utilité des statistiques d’entreprises peut être largement amplifiée dans le cas où une classification des changements, comparable à celle que nous avons présentée ici, est utilisée afin d’expliquer les différences existant entre des mesures statistiques réalisées de façon consécutive. Cela permettrait également de prévenir très largement l’interprétation erronée des données statistiques.

Enfin, il convient de prendre en considération la dimension internationale des données statistiques. En effet, à une époque où les entreprises opèrent de plus en plus souvent à l’international, il est nécessaire de pouvoir comparer les statistiques d’entreprises entre les différents pays. Cela suppose que les statisticiens de ces pays utilisent les mêmes concepts et, de préférence, des méthodologies similaires. Je suis heureux de constater qu’en conviant un certain nombre de participants internationaux, les organisateurs de ce séminaire ont eu conscience de cette nécessité.

Référence Peter Struijs et Ad Willeboordse, 1995, “Changes in Populations of Statistical Units”, in Business Survey Methods, Brenda G. Cox et al. (eds.), John Wiley & Sons.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 87

UN PHÉNOMÈNE MULTIFORME

Vincent Thollon-Pommerol – Insee – Chef de la division Synthèse des statistiques d’entreprises

Résumé

Organisés sur trois niveaux – le groupe, les entreprises, leurs établissements –, les groupes d’entreprises peuvent se restructurer (ou être restructurés) de nombreuses manières.

Une première distinction peut être faite entre les restructurations externes, qui mettent en jeu au moins deux groupes, et les restructurations internes à un groupe. Les groupes sont tantôt les sujets, tantôt les metteurs en scène des restructurations.

Les mouvements internes aux entreprises (essentiellement les scissions et délocalisations d’établissements, plus rarement le rassemblement sur un même site d’établissements existants) sont rarement qualifiés de restructuration, ce terme étant réservé à des mouvements mettant en jeu au moins deux entreprises. Le rôle spécifique de l’unité « entreprise » dans les statistiques et l’analyse du système productif introduisent une dissymétrie entre les événements internes à un groupe et les mouvements internes à une entreprise, alors même que l’unité statistique reste invariante. Un premier ensemble de possibilités est l’entrée dans le champ des groupes par filialisation totale ou partielle des activités d’une entreprise. Le mouvement inverse (fusion de toutes les entreprises des groupes) existe aussi mais est plus rare.

L’examen des restructurations entre entreprises montre que la grande majorité des cas se produisent au sein d’un même groupe. Il s’agit d’un redécoupage du « portefeuille d’activités » du groupe entre les entreprises qui le constituent. Ces mouvements peuvent affecter la tête de groupe elle-même, conduisant soit à sa disparition en tant qu’entité juridique autonome, soit à la perte de son statut de tête au bénéfice d’une autre entreprise.

Mais les groupes eux mêmes peuvent être les «victimes » des restructurations. Les catégories d’analyse utilisées pour les entreprises peuvent être reprises pour décrire les événements. Le cas le plus évident est celui de la prise de contrôle d’un groupe par un autre (absorption). On voit aussi, surtout pour les très grands groupes, se développer des mouvements de fusion et de scission totale. Les « apports partiels d’actifs » peuvent prendre des formes plus ou moins complexes, de la vente d’un établissement à celle d’un sous-groupe, en passant par la vente d’une ou de plusieurs entreprises.

A mi-chemin entre opérations externes et opérations internes, la prise de contrôle par une entreprise, auparavant « isolée », d’une autre entreprise conduit à la création d’un groupe si cette dernière était elle-même une entreprise indépendante. Si l’entreprise cible était la tête d’un groupe, il y a simultanément création et disparition d’un groupe.

Cette dernière remarque montre la difficulté à relier les restructurations impliquant les groupes avec la démographie des groupes. Plus encore que dans le cas des entreprises, un même mouvement démographique, la création en particulier, peut provenir d’événements très divers (filialisation au sein d’une entreprise existante, prise de contrôle entre entreprises isolées, scission totale d’un groupe). Si certains de ces mouvements sont des « restructurations » entre entreprises, d’autres s’avèrent des phénomènes de nature très différente.

La présentation illustrera les diverses façons dont les groupes se restructurent, et tentera de donner une mesure quantitative de ces mouvements.

Le temps sera le problème central de mon exposé. Non pas en raison du temps mesuré qui m’est imparti selon la règle commune, mais parce que j’ai essayé de regarder les restructurations des groupes, y compris internes, sur une durée longue, de 1985 à 1997. Or, si nous avons les concepts et les outils pour mesurer des enchaînements d’une année sur l’autre, nous avons beaucoup plus de difficultés pour mesurer et quantifier des évolutions sur longue période.

L’origine des groupes

En 1997, l’Insee recense à peu près 5 700 microgroupes de moins de 500 salariés. Ils contiennent 22 600 sociétés et emploient 650 000 salariés. En 1985, seule une minorité de ces sociétés existaient, mais elles concentraient plus de la moitié des emplois, donc de l’appareil productif, des groupes existants en 1997 (tableau 1). Enlever les microgroupes de 1997 qui étaient déjà des groupes en 1985 ne change pas les ordres de grandeur ; cela concerne environ 60 000 salariés.

Tableau 1 - L’origine des microgroupes de 1997

Date de création Nombre de sociétés Effectif 1985 Effectif 1997

avant 1985 8 245 427 000 380 000

après 1985 14 330 0 270 000

Ensemble 22 585 427 000 650 000

Source : Insee

Insee Méthodes n° 95-96 88

Outre le fait que les groupes naissent comme les autres unités statistiques, la conclusion principale qu’on peut, me semble-t-il, tirer de ce premier constat est que la frontière entre les entreprises dites “ indépendantes ” (il vaudrait mieux dire “ isolées ”) et les groupes d’entreprises, n’est pas une frontière économique. Cette frontière est organisationnelle. En ce sens, elle change. Vouloir comparer les entreprises indépendantes – par exemple, leur poids dans l’économie en 1985 et leur poids relatif en 1997 –, ou regarder leurs caractéristiques, risque de nous entraîner sur des conclusions fausses, parce que les univers ne sont pas comparables et que cette frontière a bougé.

À l’autre bout de la chaîne des unités, que sont devenus les grands groupes de 1985, ceux qui comptaient plus de 10 000 salariés ? Une grande majorité d’entre eux – 62 sur 76 – sont restés des groupes. Certains ont vu leur taille fortement réduite et sont passés sous le seuil des 10 000 salariés. Plus intéressant, la tête de groupe de 10 d’entre eux a changé d’identifiant SIREN1. On peut dire que ces entités sont restés des groupes, voire sont restés les mêmes groupes, sous un certain nombre d’hypothèses. Le fait, par exemple, de reconnaître que Danone est le successeur de BSN Gervais Danone, qu’il s’agit bien du même groupe, peut mériter discussion. Qu’est-ce que la continuité d’un groupe au cours du temps, quand sa raison sociale, ses capacités de production et la liste de ses activités changent ?

En revanche, 14 ex-groupes de 1985 ont disparu en passant, dans un premier stade, sous le contrôle d’un groupe existant. De nouveau, la majorité de l’appareil productif des groupes de 1985 demeure, au-delà même de l’existence du groupe pris individuellement. Les capacités de production d’un groupe, en tout cas à partir d’une certaine taille et au moins pour partie, survivent à l’existence ou à l’autonomie du groupe.

Inversement, d’où viennent les grands groupes de 1997 ? Assez logiquement, une grande partie d’entre eux étaient déjà des groupes en 1985. Beaucoup étaient déjà des grands groupes de plus de 10 000 salariés. Une douzaine comptaient moins de 10 000 salariés en 1985. Onze ont changé d’identifiant SIREN.

Vingt-deux nouveaux groupes sont apparus. Le problème de la naissance des groupes est relativement compliqué. Il s’agit, sur cette période de temps assez longue, de déterminer la provenance de ces nouveaux groupes. La liste individuelle de ces nouveaux objets statistiques, couverte par le secret statistique, permet de comprendre qu’une partie provient de changements de statut. Pour citer un exemple public, la restructuration de la direction technique des armements terrestres, devenue le GIAT (groupement industriel de l'armement terrestre) en 1971, provoque l’apparition d’un groupe. De même, la création de GEC-Alsthom en 1989, dont une partie des capacités de production venait d’Alsthom, une autre de la General Electric Company, provoque la naissance d’un nouveau groupe, au moins dans nos statistiques.

Les autres groupes nouveaux sont issus de phénomènes qui ne sont pas reconnaissables avec les moyens à notre disposition. Il sont le fruit d’un processus relativement complexe d’émergence d’unités de grande taille, ayant probablement utilisé toutes les possibilités d’extension au fur et à mesure de leur croissance – croissance interne, rachat d’entreprises isolées, rachat et prise de contrôle de groupes –, sans qu’à la fin de ce processus, il soit simple d’établir la liaison entre une situation initiale et une situation finale.

Une continuité économique difficile à suivre

D’autres difficultés se présentent pour qui souhaite regarder les sociétés des groupes de 1997. Ces 55 000 sociétés emploient 6 450 000 salariés ; leur poids est donc important (tableau 2). Quelle était leur situation en 1985 ? Un tiers seulement existait à cette date. Deux tiers de ces sociétés ont donc été créées. Mais les créations couvrent seulement le tiers de l’appareil productif des groupes de 1997. Les deux autres tiers, soit 4 000 000 salariés, travaillent dans des sociétés qui existaient douze ans auparavant.

Tableau 2 - Les sociétés des groupes de 1997

Date de création Nombre de sociétés Effectif 1985 Effectif 1997

avant 1985 19 000 4 370 000 4 051 000

après 1985 35 500 0 2 391 000

Ensemble 54 500 4 370 000 6 442 000

Source : Insee

Cependant, il serait tout à fait abusif d’en conclure que le tiers de l’appareil productif ou de l’emploi des groupes est nouveau. Une société est identifiée par son numéro SIREN. Supposons qu’en 1985, une société de 1 000 salariés décide

1. SIREN : Numéro SIRENE de 9 chiffres, niveau entreprise. SIRENE est le système informatisé du répertoire national des entreprises et des établissements.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 89

de filialiser la totalité de sa production et de se transformer en holding ; en 1997, cette même société, repérée par son même identifiant SIREN, va n’avoir que 10 ou 20 salariés. Dans la case “ 4 370 000 ”, on avait 1000 ; dans la case “ 4 051 000 ”, on a 10, tandis que 990 sont apparus dans la case “ 2 391 000 ”. De toute évidence, en termes de continuité économique des objets, il existe une continuité entre l’ancienne et la nouvelle société de production. Mais en termes de mesure de la continuité économique de l’entité entreprise, l’outil dont nous disposons aujourd’hui ne nous permet pas de mesurer de manière fiable le pourcentage des entreprises de 1985 qui subsistent dans l’appareil productif des groupes de 1997.

On dispose d’un tel identifiant de suivi économique au niveau des établissements. BRIDGE, la base relationnelle interrégionale de données sur les grands établissements, le permet. Cette application a d’autres inconvénients, puisqu’elle ne couvre pas la totalité de l’appareil productif. Elle est limitée à ce que nous appelons les “ grands établissements ”, lesquels sont définis par un seuil d’effectif salarié variable selon les régions. Le résultat est qu’on ne peut pas “ recoller ” les statistiques élaborées au niveau entreprises avec celles portant sur les établissements, même pour l’année 1997. Néanmoins, ce champ partiel permet un suivi économique basé sur la permanence, d’une année sur l’autre, de la majorité des effectifs salariés de l’établissement. Ainsi, 18 % des effectifs salariés des groupes recensés dans cette base de données appartiennent à des établissements créés après 1985. Cette mesure des nouveaux établissements au sein des groupes est relativement fiable, même si une partie de ces unités peut provenir de mouvements de scission un peu complexes, ce qui majore probablement l’aspect nouvelles installations productives au sein des groupes.

Par ailleurs, nous pouvons mesurer l’écart entre une continuité économique et une continuité juridique. Nous avons à la fois l’identifiant SIREN et SIRET2 de ces établissements. À peu près 4 000 000 emplois appartiennent à des sociétés continues ; en regard, il n’y en a que 2 600 000 appartenant à des unités productrices continues (tableau 3). Seuls 16 000 établissements ont le même numéro SIRET en 1997 qu’en 1985. Ce fait pointe bien l’ampleur que peut prendre le problème du suivi de la permanence et de la survivance économique, à travers ces questions d’identifiant. Seul chiffre à peu près fiable, 665 000 salariés appartiennent à des établissements restés dans la même société (même numéro SIREN), mais qui ont changé de localisation (changement de SIRET), soit un peu plus de 10 % de l’ensemble. Ceci mesure les mouvements de délocalisation des établissements des groupes internes à l’espace économique français.

Tableau 3 - Les établissements des groupes de 1997

De 1985 à 1997 Nombre d’établissements

Effectif salarié 1985

Effectif salarié 1997

Continus 16 285 1 995 000 2 588 000

Dans la même société 4 414 526 000 665 000

Changement de société 10 361 1 520 000 1 492 000

Source : Insee

Des restructurations internes repérées par les transferts d’actifs

S’il est extrêmement difficile de retrouver des chiffres pertinents quand on cherche à mesurer le phénomène de restructuration sur une longue période, comme ici de 1985 à 1997, il est possible d’établir des statistiques sur les groupes et les restructurations des sociétés et des groupes d’une année sur l’autre.

En 1997, environ 2000 couples de sociétés, dont l’une est cédante d’actifs, l’autre bénéficiaire d’actifs, ont été recensés par SUSE, le système unifié de statistique d’entreprises. 20 % de ces couples ne mettent en jeu aucun groupe. Il s’agit d’unités indépendantes et qui le sont restées, du moins entre 1996 et 1997. Dans 25 % des cas, les transferts d’actifs ne concernent qu’un seul groupe. Ils sont une mesure du prélèvement, ou inversement du retour, d’une partie de l’appareil productif d’un groupe à une entreprise isolée. Le prélèvement est trois fois plus fréquent que le retour, puisque dans 75 % des cas, le groupe est bénéficiaire de ces cessions d’actifs.

La majorité des mouvements (55 %) se font au sein du monde des groupes. Dans ce cas, huit fois sur dix, le transfert se fait au sein du même groupe : il s’agit alors d’une restructuration interne, d’un Meccano de l’appareil productif du groupe, qui recompose ses unités légales tant aux niveaux société qu’établissement. Dans 18 % seulement des cas de transferts d’actifs entre groupes, les deux parties prenantes sont des groupes distincts. Ces groupes s’échangent entre eux et se restructurent, y compris en vendant une partie de leurs activités, soit des activités complètes, soit des établissements.

2. SIRET : Numéro SIRENE de 14 chiffres, niveau établissement.

Insee Méthodes n° 95-96 90

Ces quelques données nous incitent à réfléchir et à nous doter des instruments de mesure du phénomène de restructuration sur longue période.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 91

MESURER LES ÉVOLUTIONS SECTORIELLES DANS L’INDUSTRIE : 20 ANS D’EXPÉRIENCE

Jacques Féret – Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie –

Service des études et des statistiques industrielles (Sessi), Chef du centre d’enquêtes statistiques

En France, à partir des années soixante-dix, les statistiques sectorielles sont établies annuellement à partir des données d’entreprises, entités juridiquement définies. Selon la conception française, les secteurs d’entreprises sont donc des regroupements d’entreprises entières. Dans la continuité de l’exploitation de la source fiscale qui débute dans les années cinquante, l’enquête annuelle d’entreprise est le principal instrument statistique permettant d’établir les données structurelles sur l’économie.

Des modifications de structure affectent les entreprises – fusions, scissions, transferts partiels d’actifs, prise en location-gérance, achats d’actifs. Ces opérations peuvent modifier le contour des secteurs d’activité de manière substantielle, rendant difficile l’interprétation des évolutions sectorielles d’une période sur l’autre. À la fin des années soixante-dix, le Sessi a mis en place des traitements dits en évolution sur le champ de l’industrie afin de résoudre cette difficulté. Mais avant d’être traitées, ces discontinuités doivent être documentées. Chaque année depuis 1979, le Sessi documente les modifications de structure d’entreprises industrielles à partir d’une part, de l’information recueillie par contact avec les entreprises et d’autre part, des documents officiels préparatoires aux assemblées générales extraordinaires de ces sociétés anonymes.

D’Alsthom Atlantique à Alstom : un exemple de l’impact des modifications de structure sur les statistiques sectorielles

Pour donner un aperçu rapide de la façon dont le Sessi traite les modifications de structure, je prendrai une série d’exemples concernant l’entreprise ALSTHOM de 1980 à maintenant. En parallèle, j’évoquerai le traitement d’autres discontinuités (conventions comptables, notamment) à l’occasion de telle ou telle modification structurelle de cette entreprise.

Insee Méthodes n° 95-96 92

Figure 1 - ALSTHOM : modification de structure de 1980

ALSTHOM UNELECParis 16ème652 010 976

6 390 salariés

DELLE ALSTHOMVilleurbanne (69)

965 501 6124 149 salariés

ALSTHOM ATLANTIQUEParis 16ème552 074 445

26 761 salariés

MF

MF

MF

CIE FRANCAISEMANUTENTION

Vierzon (18)318 332 087

disparue

disparue

existante36 147 salariés

nouvelle304 salariés

Identification des entreprisesfin 1979

n° SIRENEffectif Secteur d ’activité

Schéma de l’opérationMontant des immobilisations corporelles transférées

Identification des entreprises nouvelles

Autres modifications

Fin 1980Existence des

entreprisesEffectif

NAP 28.11

NAP 25.03

EAE 80

NAP 28.11

NAP 28.11

NAP 24.07

Source : Sessi (les montants ne sont pas indiqués pour préserver le secret statistique)

En 1980, la scission de ALSTHOM ATLANTIQUE se traduit par la création de la COMPAGNIE FRANCAISE DE MANUTENTION (figure 1). 304 salariés sortent du secteur 24.07 « Fabrication de turbines thermiques et hydrauliques et d’équipements de barrage » et entrent dans le secteur 25.03 « Fabrication de matériel de manutention et de levage ».

Mais surtout, ALSTHOM ATLANTIQUE absorbe ses filiales ALSTHOM UNELEC et DELLE ALSTHOM. Ces deux filiales proviennent du secteur 28.11 « Fabrication de matériel électrique de grande puissance ou à haute tension ». ALSTHOM ATLANTIQUE gagne près de 10 000 salariés, change d’activité principale, mais conserve son support juridique.

Les données en niveau 1979 et 1980 reflètent une baisse d’effectif du secteur 24.07 de 26 700 personnes et une augmentation équivalente du secteur 28.11 (tableau 1). Même à un niveau de nomenclature sectorielle plus agrégé, la discontinuité est telle qu’elle occulte l’évolution économique réelle.

Tableau 1 - Évolution des effectifs sectoriels entre 1979 et 1980, avant traitement de la modification de structure

Code Secteur d’activité Effectif en 1979

Effectif en 1980

Secteurs détaillés

24.07 Fabrication de turbines thermiques et hydrauliques et d’équipements de barrage

29 000 2 300

28.11 Fabrication de matériel électrique de grande puissance ou à haute tension

34 200 60 800

Secteurs agrégés

24 Production d’équipement industriel

242 000 213 600

28 Fabrication de matériel électrique

188 200 218 700

Source : Sessi

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 93

La solution va consister à calculer un taux d’évolution entre les deux années en classant toutes les entreprises participant à la modification de structure dans le même secteur. Dans ce cas, on retient le secteur 28.11 « Fabrication de matériel électrique de grande puissance ou à haute tension ».

De 1980 à 1989, l’entreprise connaît des modifications structurelles en 1984, 1985 et 1987. Elle absorbe des entreprises qui regroupent 6 500 personnes et filialise par ailleurs 1 400 personnes, tout ceci dans un contexte de réduction forte des effectifs. En 1979, l’ensemble des entreprises participant à ces modifications successives employaient 46 000 personnes. Elles n’en emploient plus que 28 900 en 1988, soit une baisse de 37 %.

Sur des marché mondiaux moins porteurs, les groupes de l’électromécanique doivent se réorganiser pour faire face à une concurrence plus forte. Ils réduisent leurs effectifs pour améliorer leur productivité et maintenir leur profitabilité. Dans le même temps, ils cherchent à réduire le nombre d’intervenants sur ces marchés pour améliorer leur position concurrentielle.

En 1989, un accord est conclu entre la Compagnie Générale Électrique, actionnaire principal de ALSTHOM et la société britannique General Electric Company. Il en résulte la création du sous-groupe GEC-ALSTHOM, « leader mondial dans le domaine des équipements destinés à la production d’électricité et celui de la construction ferroviaire », selon les termes du communiqué de presse du 3 juillet 1989.

En France, cet accord entraîne une restructuration des entreprises. Une filiale française est créée. Elle prend le nom du groupe dont la holding est néerlandaise (figure 2).

Figure 2 - ALSTHOM : modification de structure de 1989

Identification des entreprisesfin 1988

n° SIRENEffectif Secteur d ’activité

Schéma de l’opérationMontant des immobilisations corporelles transférées

Identification des entreprises nouvellesAutres modifications

Fin 1989Existence des

entreprisesEffectif

EAE 89

vente

MF

MF

MF

MF

RAIMECA348 748 732

ALSTHOM TURBINES A GAZ349 942 458

NEYRTEC350 556 783

CHANTIERS DEL ’ATLANTIQUE347 951 204

nouvelle143 salariés

nouvelle1 015 salariésnouvelle141 salariés

nouvelle5 082 salariés

APE 76.00 existantehors industrie

GEC ALSTHOM347 951 238

nouvelle21 581 salariés

disparue

disparue

existantehors Industrie

ALSTHOM CREUSOT RAIL328 898 234

547 salariés

CAREL FOUCHE INDUSTRIES326 127 461

445 salariés

CIMT LORRAINE552 079 253

764 salariés

MF

MF

Location gérance APE 81.21

APE 21.08

APE 24.07

APE 25.02

APE 32.02

APE 28.11

ALSTHOM442 074 445

27 898 salariés NAP 28.11

NAP 31.21

NAP 31.21

NAP 31.21

Source : Sessi (les montants ne sont pas indiqués pour préserver le secret statistique)

Avec la filialisation de l’activité de construction navale, 5 000 personnes sortent du secteur 28.11 « Fabrication de matériel électrique de grande puissance ou à haute tension » vers le secteur 32.02 « Construction de navires de marine marchande ».

L’activité de fabrication de turbines à gaz est également filialisée : 1 000 personnes sortent du secteur 28.11 vers le secteur 24.07 « Fabrication de turbines thermiques et hydrauliques et d’équipements de barrage ».

En même temps, GEC ALSTHOM absorbe les filiales ferroviaires, ce qui se traduit par l’entrée de 1 750 personnes dans le secteur 28.11, provenant du secteur 31.21 « Fabrication et réparation de matériel ferroviaire roulant et d’autres matériels de transport guidé ».

Insee Méthodes n° 95-96 94

Au total, les évolutions brutes de l’effectif sectoriel s’établissent en niveau à -2 % pour le matériel électrique et + 42 % pour la construction navale. Après reclassement des entreprises concernées dans les secteurs idoines, on aboutit à + 1 % pour le matériel électrique et -20 % pour la construction navale.

Cette modification de structure pose des problèmes supplémentaires de discontinuité :

• Changement de l’exercice comptable : calé antérieurement sur l’année civile, il passe à une clôture au 31 mars.

• Discontinuité des méthodes comptables : le compte « vente » est crédité au moment de la livraison du matériel ou selon l’état d’avancement des travaux, et non plus au moment du transfert de propriété qui est souvent postérieur d’un an dans le gros équipement. Les règles d’évaluation des travaux en cours sont également modifiées.

L’entreprise a fourni des données à la fois pour l’année civile 1989 et pour un exercice de 12 mois arrêté au 31 mars 1990. Les corrections liées au changement des méthodes comptables ont également été communiquées par l’entreprise.

Les évolutions 1989/1988 du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée dans les secteurs de la construction navale et de la construction électrique, illustrent l’importance des corrections nécessaires pour avoir des agrégats comparables d’une année sur l’autre (tableau 2).

Tableau 2 - Évolution du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée sectoriels entre 1988 et 1989

Code Secteur d’activité 1988 1989 Évolutionbrute, en %

Évolution après traitement des discontinuités

Chiffre d’affaires en milliards de francs

En %

28 Fabrication de matériel électrique

114,1 123,7 + 8,4 + 14,3

32 Construction navale 4,1 9,5 + 131 + 7,3

Valeur ajoutée en milliards de francs

En %

28 Fabrication de matériel électrique

45,7 47,1 + 3,1 + 4,8

32 Construction navale 1,7 2,1 + 27,9 -4,5

Source : Sessi

La modification suivante date de 1992. Elle est emblématique d’une tendance des très grandes entreprises à se scinder avec des objectifs que l’on peut imaginer : améliorer leur réactivité ; accroître la visibilité des directions de groupe sur les différentes composantes.

Les différentes branches d’activité sont filialisées. Ces filiales reçoivent des transferts partiels d’actifs. Depuis 1992, cette structure a été pour l’essentiel conservée, mais ALSTOM a perdu son H dans la réorganisation du groupe Compagnie Générale d’Électricité qui prend le nom de sa principale filiale.

D’un certain point de vue, cette évolution qui conduit à un morcellement des très grandes entreprises en leurs composantes spécialisées par activité, améliore la pertinence des statistiques sectorielles. À l’inverse, on peut penser qu’on observe moins bien le financement du capital productif. À vrai dire, ce n’est pas le domaine d’intérêt principal des statistiques tirées de l’enquête annuelle d’entreprise, qui ne collecte pas les données de bilan.

L’exemple de Renault : l’éclatement de la fonction de production

Dans l’automobile, des modifications structurelles récentes conduisent à éclater la fonction de production et donc à compliquer l’interprétation des statistiques sectorielles. En 1997, RENAULT filialise l’ensemble de ses usines de montage, mais avec une particularité forte : ces entreprises n’ont aucun effectif. Tout le personnel est salarié de l’entreprise industrielle RENAULT SA qui conserve la conception des modèles. Cette entreprise détient également les immobilisations. Dans le même temps, RENAULT filialise ses établissements de vente et de réparation automobile (figure 3).

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 95

Figure 3 - RENAULT : modification de structure de 1997

Identification des entreprisesfin 1996

n° SIRENEffectif Secteur d ’activité

Schéma de l’opérationMontant des immobilisations corporelles transférées

Identification des entreprises nouvellesAutres modifications

Fin 1997Effectif

EAE 97

REGIE NATIONALE DESUSINES RENAULT

780 129 98758 528 salariés

RENAULT FLINS SNC410 206 205 (7 745 sal. empruntés)

MF

MF

MF

MF

MF

APE 34.1Z

APE 34.1Z

RENAULT SANDOUVILLE410 206 270 APE 34.1Z (6 518 sal. empruntés)

RENAULT LE MANS SNC410 206 361 APE 34.1Z (4 931 sal. empruntés)

RENAULT DOUAI SNC410 206 437 APE 34.1Z

RENAULT CLEON SNC410 206 528 APE 34.1Z

(5 984 sal. empruntés)

(5 378 sal. empruntés)

02-121996

02-061997

30-061997 RENAULT SA

17 217 sal.+30 556 sal. prêtés

19-121996

MF

MF

MF

RENAULT FRANCEAUTOMOBILES312 212 301 APE 50.2Z

(7 826 sal. en propre)Réparation automobile

CABLEA 412 369 183 APE 31.6A (460 sal. en propre)

ST JEAN COMPOSANTSMOTEURS 412 369 175 APE 34.3Z (287 sal. en propre)

MF LA SOURCE COMPOSANTSMOTEURS 410 049 795 APE 34.3Z (204 sal. en propre)

Source : Sessi (les montants ne sont pas indiqués pour préserver le secret statistique)

À l’évidence, cette structure d’entreprise perturbe les statistiques sectorielles. PEUGEOT SA adopte une structure similaire en 1999. Dans le groupe PEUGEOT CITROEN, la volonté de conserver les deux marques conduit à un étage supplémentaire de deux entreprises têtes de réseau de distribution.

Traiter les modifications de structure, une nécessité pour le statisticien

Le statisticien d’entreprise est quotidiennement confronté à la complexité vivante du monde des entreprises. Ces quelques exemples montrent qu’il lui est nécessaire de documenter et de traiter ces discontinuités.

Depuis le début des années quatre-vingt, le Sessi réalise des traitements en évolution. En juillet 1980, les tous premiers traitements ont porté sur 5 variables diffusées pour les premiers résultats de l’enquête annuelle d’entreprise. À partir de 1982, ces traitements se sont étendus à une quinzaine de variables dans les résultats définitifs de l’enquête annuelle d’entreprise.

Depuis 1979, le Sessi établit un recueil annuel des modifications de structures recensées. Ce document est mis à la disposition des statisticiens de l’administration.

En cumulant brutalement les emplois transférés d’un secteur agrégé (2 chiffres de la NAF) à un autre, on parvient à environ 250 000 postes de travail sur vingt ans. Cette mesure, même grossière, montre que le phénomène n’est pas négligeable. Les modifications de structure sans changement de secteur concernent beaucoup plus d’emplois.

En contrepoint, il faut préciser que ces échanges sont principalement internes à l’industrie : sur vingt ans, on enregistre 27 000 entrées pour 34 000 sorties de l’industrie, soit une perte nette de 7 000 emplois par transfert.

En conclusion, la mesure des évolutions d’une période sur l’autre peut donc s’appuyer sur les données en niveau quand on considère l’ensemble de l’industrie. En revanche, lorsqu’on s’intéresse à des secteurs à un niveau fin ou semi-agrégé, la mesure des évolutions annuelles requiert le traitement des discontinuités.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 96

RESTRUCTURATIONS : COMMENT RECONSTITUER LE PUZZLE ?

Martine Beauvois, Pascal Rivière Insee – Division Harmonisation d’enquêtes auprès des entreprises

Résumé

Pour un institut statistique, l’observation des restructurations répond à une double nécessité : expliquer des ruptures dans les séries temporelles, déterminer des évolutions sectorielles faisant sens sur un plan économique.

Mais l’idée de collecter de façon exhaustive l’ensemble de l’information sur les restructurations se heurte immédiatement à un obstacle : il n’existe pas une source d’information primaire unique, exhaustive et fiable, mais de multiples filières. Cet ensemble de sources possède tous les inconvénients envisageables : les informations sont parfois très partielles, de fraîcheur inégale, de définition divergente ; elles ne recouvrent pas toutes le champ voulu et ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles.

Le rôle du statisticien d’entreprise est donc de recoller les morceaux, tout en gérant les situations d’incohérence – par exemple, une même variable peut recevoir deux valeurs distinctes, selon la source consultée. Le statisticien a besoin de connaître le contour de chaque restructuration et en particulier la liste des entreprises qui ont été créées (resp. qui ont cessé) en raison de la modification de structure. Il lui faut également évaluer les montants des transferts d’actifs en jeu dans chacune des opérations élémentaires, et savoir précisément à quelle période ces transferts ont eu lieu.

Tout le problème est de donner au statisticien le moyen de calculer des évolutions à champ constant. Un tel « traitement statistique de la restructuration » doit être connu autant que possible de l’ensemble du système d’enquêtes. D’une part, les statisticiens évitent ainsi de créer eux-mêmes des divergences supplémentaires. D’autre part, et surtout, la mise en commun des informations relève d’une stratégie « gagnant-gagnant » : plus on partage d’informations, meilleure sera la qualité pour tout le monde, en termes de complétude, de fiabilité et de comparabilité.

A l’Insee, le serveur de restructurations CITRUS, opérationnel depuis 1998, est au cœur de ce dispositif de mise en commun des informations. Il joue en effet un double rôle de pompe aspirante et refoulante :

• d’une part, il collecte le maximum d’informations issues des services statistiques enquêteurs et de l’exploitation des sources d’informations légales ;

• d’autre part, il met à la disposition des services statistiques une liste de restructurations traitées et documentées. Cette liste est mise à jour régulièrement, en fonction des informations qui ne cessent d’arriver des canaux sélectionnés. Des investigations complémentaires ponctuelles permettent de mieux comprendre certaines restructurations complexes, par entretien direct avec l’entreprise considérée.

Petit à petit, l’usage de cet outil se généralise, via la mise en place de protocoles d’échanges d’information réciproques entre CITRUS et les différents services statistiques.

Ainsi, l’originalité de CITRUS réside autant dans les méthodologies utilisées, en partie empruntées au SESSI, que dans l’existence d’une coordination globale, harmonisant de fait la connaissance des restructurations et leur traitement statistique.

De longue date, de nombreux services statistiques observent les restructurations et disposent d’une chaîne de traitement spécifique dans leur application : notamment le service des études et des statistiques industrielles du ministère de l’Économie, des finances et de l’industrie (Sessi), mais aussi, à l’Insee, la section Système unifié de statistiques d’entreprises (Suse), ou la division Indicateurs conjoncturels d’activité. Le Sessi, par exemple, suit les restructurations depuis une vingtaine d’années. Chaque année, les modifications de structure détectées dans l’enquête annuelle d’entreprises (EAE) font l’objet d’une publication de ce service.

Les restructurations sont nombreuses. Elles touchent les très grandes entreprises, et ont parfois un impact très fort sur les statistiques en évolution. Elles induisent des ruptures de séries difficilement interprétables. Ainsi, le fait qu’une grosse entreprise commerciale absorbe une grosse entreprise industrielle peut conduire à une chute « artificielle » des statistiques de l’industrie et à une augmentation « artificielle » des statistiques du commerce, si cette opération n’est pas décortiquée et traitée.

De plus, certaines restructurations sont intersectorielles, ce qui nécessite un minimum de coordination entre les services enquêteurs, d’une part pour avoir des informations fraîches et homogènes, d’autre part pour éviter que plusieurs statisticiens, sans se concerter, aillent interroger la même entreprise pour un complément d’information.

Mais jusqu’alors, les restructurations ne faisaient pas l’objet d’une méthodologie commune documentée, ni d’un traitement harmonisé sur l’ensemble du système statistique d’entreprises. C’est dans ce paysage qu’apparaît un nouveau

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 97

venu, le système d’information Citrus (Coordination des Informations et des Traitements sur les Restructurations d’Unités Statistiques).

Disposer d’un système d’information sur les restructurations commun à l’ensemble des services statistiques, c’est, à terme, le gage d’une connaissance de plus en plus homogène et fiable des restructurations, de par la prise en compte d’informations provenant de multiples sources. Le système Citrus se caractérise par un fonctionnement en boucle, en « cercle vertueux » : l’utilisateur est souvent producteur, car il fournit ses propres données au système, qui en retour peut les lui renvoyer, enrichies, et mises en concordance avec d’autres. Entré en production en septembre 1998, Citrus est aujourd’hui un produit qui ne demande qu’à évoluer pour s’adapter aux demandes de ses utilisateurs, actuels et à venir.

Pour mieux comprendre comment peut se « reconstituer le puzzle » des restructurations, il est utile de reprendre les cinq missions de base préalables à l’analyse économique, caractéristiques du travail d’observation du statisticien : définir, repérer, collecter, traiter et gérer dans le temps chaque objet d’analyse – ici, les restructurations. Ces cinq étapes seront détaillées dans le cadre de l’observation des restructurations, qui, pour de multiples raisons, constituent un véritable casse-tête pour le statisticien.

1. L’objet « restructuration »

Le terme « restructuration » a une signification précise pour le statisticien, dans un objectif d’analyse économique. Pour lui, il n’y a restructuration que lorsqu’il y a cession d’actifs corporels entre entités. Seuls sont considérés les cas où le « contenu » de l’entreprise évolue. En ce sens, la restructuration n’a rien à voir avec la réorganisation interne, par exemple.

1.1. Définitions

Définition économique de la restructuration

Ensemble d’opérations qui ont un impact sur l'activité productive courante (opérations de production et de formation brute de capital fixe) des unités économiques (unités légales entreprises) par le biais de transferts d’activité incluant la cession, ou la location, ou la mise à disposition, de tout ou partie des actifs productifs entre deux unités légales ou plus.

Sont visées :

• les restructurations dites au sens strict : fusions, scissions, apports partiels d’actif, auxquelles s'appliquent en règle générale des dispositions juridiques et fiscales particulières résultant de la loi sur les sociétés commerciales de 1966 et ses adaptations ultérieures ;

• les opérations de vente (alias cession) ou achat (alias apport à titre onéreux) de fonds de commerce ou d’actifs productifs ;

• les opérations de location-gérance.

Sont exclues :

• les opérations à caractère financier (y compris les apports en capital sans autre apport) ;

• les opérations de restructuration interne (transferts entre établissements ou réorganisation des structures de gestion) et les opérations courantes1 de réorganisation de l’activité.

Définition statistique

Ensemble des opérations effectuées lors d’une modification de structure, intéressant un même ensemble d'entreprises au titre d'une année donnée en fonction de la date d'effet (fiscale et comptable) de ces opérations. Les opérations concernées peuvent être des restructurations au sens strict (fusions, scissions, apports partiels), des opérations d'achat ou vente d'actifs ou de fonds, des opérations de location-gérance.

1. C'est-à-dire toutes les opérations à caractère de gestion qui ne modifient pas substantiellement l'objet social des unités légales et qui ne s'accompagnent pas par ailleurs d'une autre opération de restructuration.

Insee Méthodes n° 95-96 98

1.2. Les types de restructuration

On compte six types de modifications de structure : l’absorption, la fusion, l’apport partiel d’actif, la scission partielle, la scission totale, la location-gérance. Une opération de restructuration peut être constituée d’un ou de plusieurs de ces différents types.

1.2.1. L’absorption : une entreprise existante absorbe une ou plusieurs entreprises.

Exemple : l’entreprise B, absorbée par la société A, disparaît. Il convient de distinguer les différents types d’apports. Dans le cas de l'absorption au sens strict (apport pur et simple), les actionnaires de l'entreprise B reçoivent des titres de A nouvellement émis en contrepartie de l'apport des actifs de l'entreprise B. L'apport est mixte par prise en compte des éléments du passif de B. L'apport peut être aussi fait à titre onéreux (achat - vente).

1.2.2. La fusion : deux (ou plusieurs) entreprises existantes fusionnent au sein d'une nouvelle entreprise

Exemple : les sociétés A et B disparaissent en fusionnant, pour donner naissance à une nouvelle entreprise C. Dans la fusion au sens strict (apport mixte par prise en compte des éléments de passif), les actionnaires des entreprises A et B reçoivent des titres de C émis en contrepartie des apports des actifs nets de A et de B. L'apport peut aussi être à titre onéreux (achat - vente).

Bien qu'appartenant au langage courant, les opérations de fusion au sens exact du terme sont assez peu fréquentes. La forme d'opération utilisée presqu’exclusivement est l'absorption.

1.2.3. L'apport partiel d’actif : une entreprise existante apporte des actifs à une entreprise existante

Exemple : la société B apporte des actifs à la société A. Dans le cas où l'apport est au sens strict (apport pur et simple ou apport mixte), les actionnaires de l'entreprise B reçoivent des titres de A nouvellement émis en contrepartie de l'apport des actifs de l'entreprise B. L'apport peut être aussi à titre onéreux (achat - vente).

1.2.4. La scission partielle : une entreprise existante apporte des actifs à une entreprise qui se crée à cette occasion

Exemple : la société A apporte des actifs à la société B. Dans le cas où l'apport est au sens strict (apport pur et simple ou apport mixte), les actionnaires de l'entreprise A reçoivent des titres de B nouvellement émis en contrepartie de l'apport des actifs de l'entreprise A. L'apport peut être aussi à titre onéreux (achat - vente).

1.2.5. La scission totale : une entreprise existante apporte la totalité de ses actifs à deux (ou plusieurs) entreprises qui se créent à cette occasion

Exemple : l’entreprise A se scinde en apportant la totalité de ses actifs à deux entreprises nouvelles B et C. Les entreprises B et C se créent à cette occasion et l’entreprise A disparaît. Dans le cas où l'apport est au sens strict (apport pur et simple ou mixte), les actionnaires de l'entreprise A reçoivent des titres de B et de C en contrepartie de l'apport des actifs de l'entreprise A. L'apport est mixte par prise en compte d'éléments du passif de B. L'apport peut être aussi à titre onéreux (achat - vente). Les cas de scission totale sont très rares.

1.2.6. La location-gérance

On distingue mise en location-gérance et reprise de location-gérance.

La mise en location-gérance Ces contrats s'apparentent aux scissions ou aux apports partiels d’actif du point de vue du transfert d'activité. Le loueur apporte des éléments d'actif circulant (stocks) et certains actifs incorporels (fonds de commerce). La contrepartie est constituée par les redevances de location.

Suivant que l'entreprise cédante et l'entreprise bénéficiaire existent ou non et que le contrat porte sur tout ou partie de l'exploitation, on distingue plusieurs types de mise en location-gérance (voir Beauvois & al., 1999).

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 99

La reprise de location-gérance Les fins de contrat s'apparentent aux absorptions, ou aux apports partiels d'actif du point de vue du transfert d'activité.

1.3. Précisions complémentaires

La nature de l'entreprise On compte trois états de nature de l'entreprise :

• entreprise exploitante : l'entreprise a une activité industrielle ou commerciale.

• loueur de fonds : l’entreprise est propriétaire du capital productif (machines, bureaux,...) au sein d’un ou plusieurs établissements. Ses revenus prennent la forme de loyers.

• holding : l'entreprise n'a aucune activité industrielle ou commerciale. Elle détient des participations dans des sociétés industrielles et commerciales. Ses revenus sont les dividendes correspondant à ces participations.

Il y a changement de nature de l'entreprise dans les cas suivants :

• l'entreprise est dite nouvelle au sens où elle devient entreprise exploitante alors qu'elle était précédemment holding ou loueur de fonds.

• l'entreprise disparaît en tant qu'entreprise exploitante industrielle ou commerciale et elle change de nature : elle devient holding ou loueur de fonds.

La notion d'entreprise nouvelle (respectivement de disparition) On assimile les entrées et sorties du champ des entreprises industrielles ou commerciales exploitantes (changement de nature d'entreprise) à des apparitions ou disparitions d'entreprises (l'apport d'activité est total).

Dans certains cas, il peut s'agir d'activation ou réactivation économique au sens du répertoire Sirene (respectivement cessation économique ou désactivation économique).

La notion d'apport pur et simple, d'apport mixte, d'apport à titre onéreux Dans le cas d'apport pur et simple, la contrepartie des actifs apportés est constituée par des titres nouvellement émis.

Dans le cas où certains éléments de passif sont également transmis, l'apport d'actif est réputé être à titre onéreux jusqu'à concurrence du montant de passif apporté : le prix en est justement ce passif. La contrepartie de titres émis n'intervient qu'à hauteur de l'actif net (actif moins passif).

L'apport est onéreux s'il ne porte que sur des éléments de passif, ou si la contrepartie des actifs éventuellement apportés est monétaire.

1.4. Le déroulement dans le temps d’une restructuration

1.4.1. Date de décision et date d’effet

Pour le statisticien d’entreprise, deux dates ayant un caractère officiel sont fondamentales dans une opération de restructuration : la date de décision et la date d’effet.

On appelle date de décision la date à laquelle l’opération a été décidée : c’est une assemblée générale extraordinaire (AGE) qui prend ce type de décision. Dans le cas d’une opération juridique (faisant intervenir plusieurs entreprises), la date de décision, ou de réalisation, est la date de la dernière des AGE des entreprises concernées.

On appelle date d’effet la date à laquelle la restructuration prend effet : c’est exclusivement un problème d’exercice comptable. On fait souvent en sorte que la date d’effet corresponde au début de l’exercice comptable de l’entreprise. Ainsi, la date d’effet serait le 1er janvier de l’année de la date de décision, pour un exercice d’une durée de 12 mois dont la clôture s’effectue au 31 décembre.

Il faudrait à nouveau, en théorie, distinguer la date d’effet pour une entreprise donnée et celle de l’opération juridique. En pratique, la date d’effet est la même pour toutes les entreprises participant à l’opération juridique de restructuration.

Insee Méthodes n° 95-96 100

Il se peut que date de décision et date d’effet ne soient pas la même année, notamment en cas d’exercice décalé, mais c’est assez rare.

Ces dates permettent au statisticien de répondre à une question du type : « quelles sont les restructurations de l’année 1999 ? ». Plus précisément, le statisticien se demande quelles sont restructurations à prendre en compte pour les statistiques relatives à l’exercice 1999. Pour les statistiques annuelles, le statisticien va se fonder sur la date d’effet comptable. Les statistiques infra-annuelles se réfèrent plutôt à la date de réalisation. Mais l’utilisation de la date d’effet (respectivement la date de réalisation) peut ne pas convenir dans deux cas. En effet, ces dates peuvent ne pas être renseignées, voire ne pas être adéquates.

Pourquoi la date d’effet ne conviendrait-elle pas ? Une entreprise choisit souvent comme date d’effet la date de début de son exercice comptable. Considérons une entreprise à exercice décalé (début d’exercice le 1er septembre), intervenant dans une restructuration, avec pour date de réalisation le 1er juin 1999 ; elle choisira logiquement comme date d’effet le 1er septembre 1998. Or, il est clair que cette restructuration va en fait jouer sur l’année d’observation 1999. Dans ce cas, le gestionnaire Citrus impose le 1er janvier 1999 comme date d’effet, qui est alors dite « date présumée d’effet ».

D’autres dates, possédant ou non un caractère officiel, sont parfois importantes sur le plan juridique mais ne sont pas reprises à des fins statistiques : par exemple, la date de publication de l’avis au Balo2, la date de dissolution des sociétés absorbées, la date de l’acte sous seing privé, la date de dépôt au greffe du tribunal de commerce du projet ou encore la date de clôture d’exercice ou de cessation économique.

1.4.2. Calendrier

Clôture de l’exercice année N-1

31/12/N-1, date de clôture du dernier exercice.

Assemblée Générale Extraordinaire (AGE) - n jours

Phase préparatoire : étude des conditions, négociations, rédaction éventuelle d'un protocole d'accord (ou lettre d'intention) tenu secret.

A.G.E. - 100 jours (délai conseillé)

Requêtes aux fins de désignation des commissaires à la fusion, consultation officieuse des commissaires aux apports. Information et consultation des comités d'entreprise. Contacts avec la COB pour les sociétés faisant appel public à l'épargne.

01/01/N* Date d'effet comptable et fiscal de la restructuration se déroulant à la date AGE.

A.G.E - 45 jours à A.G.E - 35 jours

Réunions des conseils d'administration, signatures du projet de fusion. Avis public du projet de fusion pour les sociétés faisant appel public à l'épargne ou préavis de réunion aux actionnaires pour les autres sociétés.

A.G.E. -1 mois Publicité du projet de fusion. Dépôt au greffe du tribunal de commerce. Information des actionnaires par mise à disposition au siège social. Publication au Balo des avis d'assemblées générales extraordinaires et des projets de résolution pour les sociétés faisant appel public à l’épargne sont soumises à cette obligation de publication au Balo les sociétés dont les titres sont inscrits à la cote officielle ou à celle du second marché d'une bourse de valeurs, ainsi que les filiales des premières. On compte actuellement 877 sociétés cotées auxquelles il faut ajouter toutes les filiales de celles-ci.

A.G.E - 8 jours Dépôt du rapport des commissaires aux apports, au siège social, au greffe, et envoi à la COB pour les sociétés faisant appel public à l'épargne.

A.G.E. mois M année n

Assemblée générale extraordinaire Date de décision Constatation de la réalisation définitive de l'opération (date d'effet juridique).

A.G.E. + 1 mois (M+ 1)

Publication au Balo des éventuels avis de dissolution et de l'avis d'augmentation de capital pour les sociétés faisant appel public à l’épargne. Dépôt au greffe des procès-verbaux d'AGE. Inscriptions modificatives au Registre du commerce et des sociétés.

2. Bulletin des annonces légales obligatoires, cf. infra.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 101

2. Le système d’information Citrus

Citrus est d’abord un ensemble de programmes et une organisation permettant de collecter de l’information sur les restructurations, de traiter cette information afin qu’elle soit utilisable par les statisticiens, et de la leur diffuser de la façon la plus pratique.

Citrus est aussi une base de données de référence sur les restructurations, qui tente de rassembler et de réconcilier le maximum d’informations disponibles dans le système statistique d’entreprises. Toutefois, cette base de données n’a pas l’ambition d’être exhaustive, ni en termes de restructurations (il paraît impossible de prétendre tout voir), ni en termes de variables collectées sur les restructurations. Ainsi, Citrus ne se préoccupe pas des conséquences des restructurations sur les établissements, sujet sur lequel le répertoire d’entreprises Sirene constitue la référence.

L’identité de Citrus réside enfin dans les méthodologies adoptées pour représenter et traiter les restructurations : notions d’opération-type, de contour, d’enveloppe, calculs de coefficients d’agrégation et d’APE d’enveloppe, techniques de passage semi-automatique de la base de données initiale « fruste » à une base « propre », etc.

Au total, toutes ces caractéristiques font de Citrus un « système d’information » qui répond à un besoin réel des statisticiens d’entreprise.

2.1. Principaux concepts de Citrus

L’opération de restructuration (ou opération de gestion) constitue le concept essentiel défini dans Citrus. C’est en effet la définition « minimale utile » au statisticien. Certains autres concepts (l’opération-type par exemple) sont surtout utiles à Citrus ; ils permettent « d’organiser les données » pour pouvoir ensuite les traiter.

2.1.1. Événement (ou événement d’entreprise)

Un événement s’applique à une entreprise et à une seule. Il décrit les caractéristiques de la restructuration vis-à-vis de l’entreprise : dates et type d’événement, essentiellement.

Un code sur six positions, dit code Mere, fournit une information complète sur la restructuration vis-à-vis de l’entreprise : caractéristiques de l’apport, type d’apport ou de contrat, changement de nature de l’entreprise et caractéristiques de l’apport de l’entreprise partenaire. Cette variable permet en particulier de déterminer si l’entreprise a cessé son activité à l’issue de la restructuration, a été créée ou est toujours existante. Selon l’information dont on dispose, ce code est renseigné plus ou moins précisément. Par exemple, à partir des données du bulletin des annonces légales obligatoires (Balo), il est possible de préciser chacune des positions du code Mere. À l’inverse, si le code est établi à partir des données collectées dans l’Enquête Annuelle d’Entreprise (EAE), seule la première position, qui indique si l’entreprise est bénéficiaire ou cédante, est renseignée.

2.1.2. Opération élémentaire

Il s’agit d’une opération simple entre deux entreprises, l’une cédant ses actifs à l’autre. Elle est donc définie au minimum par la donnée d’une entreprise bénéficiaire, d’une entreprise cédante, et d’un montant de transfert d’actifs. Économiquement parlant, toute opération élémentaire donne lieu à deux événements d’entreprise.

Les variables disponibles dans une opération élémentaire, telle qu’elle est formalisée dans Citrus, ne donnent qu’une information très partielle sur ces événements (pas de dates, en particulier). Malgré tout, on peut, techniquement, déduire d’une opération élémentaire Citrus deux événements d’entreprise (un pour la bénéficiaire, un pour la cédante), dont le contenu sera assez lacunaire.

2.1.3. Opération-type

L’opération-type est un ensemble d’informations sur une restructuration provenant d’une source donnée, tel que Citrus le reçoit. Une opération-type est constituée d’un ensemble d’opérations élémentaires et d’un ensemble d’événements d’entreprises3. Elle est caractérisée par une source et une seule. L’opération-type peut être une opération juridique du Balo, une opération Bodacc, un cadre EAE, etc. En pratique, l’information collectée est loin d’être toujours complète. Certaines données essentielles (les montants des opérations, l’existence ou non de l’entreprise à l’issue de la restructuration,...) peuvent manquer. 3. Au moins les événements associés aux entreprises bénéficiaires ou cédantes des opérations élémentaires.

Insee Méthodes n° 95-96 102

En toute rigueur, le concept d’opération-type est un peu plus compliqué. Un ensemble cohérent de données collectées sur une même restructuration, dans une même source, peut conduire à créer plusieurs opérations-types. En effet, on impose deux contraintes au niveau de l’opération-type :

• une même entreprise ne peut être à la fois bénéficiaire et cédante dans une opération-type donnée. Par exemple, dans une source donnée, on récupère des informations sur plusieurs opérations élémentaires relatives à une même entreprise. Si cette entreprise est à la fois bénéficiaire et cédante, on est amené à créer deux opérations-types.

• une opération-type est caractérisée par une date d’effet et une seule. Si, dans une source, on collecte des informations sur plusieurs opérations élémentaires prenant effet à des dates différentes, on crée autant d’opérations-types qu’il existe de dates d’effet différentes. Chacune des opérations-types regroupe ainsi les opérations élémentaires de même date d’effet comptable.

2.1.4. Contour

Citrus collecte l’information sur les restructurations tout au long de l’année, à partir de différentes sources. Dans un premier temps, ces informations ne sont pas « organisées » dans Citrus. Elles sont intégrées dans les différentes bases au fur et à mesure de la collecte. On peut ainsi avoir une information sur une restructuration qui sera complétée quelques mois plus tard par une autre. Pour pouvoir ensuite traiter cette information et reconstituer l’opération de restructuration, Citrus va regrouper toutes les données relatives à une restructuration donnée dans un même ensemble, appelé contour. Un contour regroupe donc un ensemble d’informations sur une restructuration portant sur un exercice comptable. C’est une liste d’opérations-types, définie à partir de la date d’effet ou de la date présumée d’effet. Fondamentalement, un contour est caractérisé par la liste de tous les SIREN que l’on trouve dans ces opérations-types. On utilise donc aussi le terme « contour » pour désigner une liste de SIREN, qui correspond bien à l’idée de périmètre, de « contour d’une restructuration ». De ce point de vue, l’ensemble des contours a la propriété suivante : toute unité donnée figurant dans Citrus au titre d’une année donnée se trouve dans un contour et un seul.

2.1.5. Opération de restructuration

L’opération de restructuration est l’opération fondamentale, telle qu’elle est perçue par le statisticien. Elle est constituée d’un ensemble d’opérations élémentaires et d’événements d’entreprises, pour toutes les unités concernées par l’opération. Les informations que l’on y trouve peuvent provenir de plusieurs sources.

L’ensemble des opérations de restructuration est soumis à une contrainte qui donne tout son intérêt à ce concept : une entreprise donnée apparaît dans au plus une opération de restructuration. Contrairement aux opérations (juridiques ou non) qui proviennent directement de la collecte, l’opération de restructuration, ou du moins son contour, résulte d’un calcul fondé sur la contrainte ci-dessus. L’ensemble des restructurations est découpé en opérations séparées, disjointes les unes des autres. L’opération de restructuration telle qu’elle figure dans Citrus n’est pas nécessairement la véritable opération de restructuration « économique » : nous sommes ici limités par les données effectivement collectées. Il s’agit de la meilleure structure possible et pertinente par rapport aux résultats recherchés que l’on puisse obtenir à partir des informations disponibles.

2.1.6. Enveloppe

L’enveloppe contient l’information nécessaire et suffisante sur les restructurations pour effectuer des calculs d’évolution économique d’une année sur l’autre. L’idée est d’utiliser les données dont on dispose sur les restructurations pour calculer une évolution « à activité comparable ». L’enveloppe se compose de deux listes d’entreprises (entreprises avant restructuration ; entreprises après restructuration), un coefficient d’agrégation et une activité principale d’enveloppe. Toutes les informations sur les opérations élémentaires, en particulier les montants de transferts d’actifs, sont inutiles pour les calculs en évolution.

3. Les sources d’information sur les restructurations : repérage et collecte

Personne ne peut assurer connaître les restructurations de façon exhaustive. Les nombreuses sources d’information existantes ne se recoupent pas toujours très bien, et n’offrent aucune garantie d’exhaustivité. Le problème se complique lorsque les restructurations se situent au niveau international.

D’où l’idée simple imaginée à l’Insee : mettre en commun l’ensemble des informations disponibles sur les restructurations, pour l’ensemble du système statistique d’entreprises. Citrus joue ce rôle, selon une stratégie « gagnant-gagnant », pour employer une expression à la mode. D’une part, chacun a intérêt à disposer d’une information

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 103

partagée ; d’autre part, plus l’information est abondante, meilleure est la situation pour tout le monde. Ainsi, Citrus a pour première vocation de rassembler toute l’information disponible, selon l’idée que la base de données obtenue en rassemblant tout ce qui est disponible sera, par définition, meilleure que toutes les autres. Il s’agit de rassembler les pièces d’un puzzle, mais d’un puzzle particulier qui possède des pièces en double, d’autres qu’il faut écarter, et où toute une série de pièces manquent. Pourtant, il faut « faire avec ».

De plus, il faut distinguer le repérage de l’information de sa collecte. Repérer, c’est simplement voir qu’il y a restructuration, sans nécessairement en connaître le détail. Collecter l’information, c’est connaître, de façon détaillée, les montants de transferts d’actifs entre unités, le contour de la restructuration, etc. La comparaison des différentes sources d’informations existantes révèle des erreurs, des incohérences, des lacunes, des redondances entre sources. Par ailleurs, une restructuration donnée peut évoluer tout au long de l’année, de nouveaux évènements survenir. La restructuration telle qu’elle est perçue à un instant t n’est pas la même, perçue un mois plus tard.

Citrus ne dispose pas d’une source d’information unique et propre. La collecte d’information sur les restructurations s’effectue à partir de plusieurs sources, légales (Balo ou Bodacc) ou statistiques. La fraîcheur des données, mais aussi la fiabilité, la complétude, les variables recueillies,... divergent d’une source à une autre. Dans certains cas, on ne dispose que de « signaux » (ruptures de séries, en général) permettant seulement de suspecter des restructurations.

3.1. L’enquête annuelle d’entreprise (EAE)

L’enquête annuelle d’entreprise constitue la principale source de statistiques structurelles sur les entreprises. Elle fournit des statistiques sur la structure des entreprises par secteur d’activité, ainsi que de nombreuses données nécessaires à l’élaboration des comptes nationaux. Cette enquête apporte, entre autress, des données sur le chiffre d'affaires, la production, la valeur ajoutée, l'emploi, l'investissement, les exportations.

L’enquête couvre six grands secteurs de l’activité économique : industrie, industries agricoles et alimentaires, bâtiment-travaux publics, transports, commerce et services. Chacun de ces secteurs est sous la responsabilité d’un service enquêteur distinct. Les enquêtes sur le commerce et les services sont gérées par l’Insee. Les quatre autres sont gérées par les services statistiques des ministères concernés. Le champ d’enquête est défini à partir de l’activité principale, de l’effectif et de la catégorie juridique de l’entreprise. Environ 170 000 entreprises sont interrogées chaque année dans le cadre de cette enquête.

Le questionnaire comporte un cadre dit de « modification de structure », qui se compose de « lignes de modification de structure ». Ces lignes correspondent en fait aux opérations élémentaires relatives à l’entreprise enquêtée. L’entreprise répondante y indique si elle a été en restructuration lors de l’exercice comptable considéré. Elle y porte des informations sur la modification de structure (liens entre les différentes entreprises, apports corporels cédés, date d’effet, date de réalisation,...). L’EAE fournit donc une information très complète sur les opérations élémentaires. En revanche, on manque d’une vue globale sur la restructuration, puisque que toutes les opérations élémentaires relevées concernent seulement l’entreprise enquêtée. En outre, on perd la composante « type d’événement », pour les entreprises apparaissant dans ces opérations autres que l’entreprise enquêtée. On ignore, en particulier, le devenir de ces entreprises après restructuration, leur existence avant, et le type de restructuration considérée.

Les enquêtes annuelles d’entreprises constituent la source majeure d’information de Citrus : plus des ¾ des données qui y figure proviennent des EAE. Un programme récupère automatiquement l’information issue des EAE de façon hebdomadaire.

3.2. Le bulletin des annonces légales obligatoires (Balo)

Les sociétés dont les titres sont inscrits à la cote officielle ou à celle du second marché d’une bourse de valeurs, ainsi que les filiales des premières, doivent obligatoirement publier au Balo les avis de fusion, de scission et de convocation aux assemblées générales extraordinaires.

L’avis de convocation à l’AGE (un mois avant l’assemblée) contient une information très complète sur la restructuration, au niveau d’une entreprise. Mais il se révèle coûteux à utiliser, justement parce qu’il contient beaucoup d’information. Il est surtout utile pour de très grosses entreprises et/ou des opérations très complexes.

Les données du Balo sont systématiquement enregistrées dans Citrus. Le Balo s’avère la source d’information la plus fraîche. Elle est, en outre, d’excellente qualité, et bien normalisée. On y trouve les dates de décision et d’effet. Les

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événements juridiques, et notamment démographiques4, y sont bien repérés. En revanche, cette source a le défaut de prendre en compte tous les types d’actifs transmis : les actifs corporels, mais aussi les actifs incorporels ou financiers. En effet, le Balo considère la restructuration du point de vue « opération juridique ».

3.3. Le bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (Bodacc)

Un mois après l’assemblée générale extraordinaire, certaines entreprises (absorbantes et absorbées) ont l’obligation de déposer des documents au greffe des tribunaux de commerce, comme par exemple le procès verbal de l’assemblée générale extraordinaire. Dès le dépôt au greffe, ce procès verbal fait l’objet d’un avis inséré dans le bulletin officiel des annonces civiles et commerciales. Cette information est très variable, à la fois au niveau de la complétude et de la qualité. Toutefois, elle constitue un signal intéressant pour la connaissance d’une restructuration. Il est fréquent que ce soit la seule source disponible. On y trouve des informations inédites ailleurs, en particulier des opérations cash d’un montant très élevé.

Les données issues du Bodacc sont beaucoup moins facilement utilisables que celles du Balo. Cependant, Citrus récupère chaque mois un fichier qui regroupe les informations recueillies dans tous les greffes des tribunaux de commerce.

3.4. Les informations du Sessi

Le service des études et des statistiques industrielles du ministère de l’Économie, des finances et de l’industrie (Sessi) ne réalise pas seulement l’enquête annuelle d’entreprise portant sur l’industrie. Il a également en charge d’autres enquêtes sur ce secteur, en particulier les enquêtes de branches. Le Sessi suit de très près les modifications de structure depuis plus de 20 ans. Il est le service enquêteur le plus expérimenté en la matière.

Le Sessi transmet à Citrus, en dehors de l’EAE, des données sur les modifications de structure repérées dans ses différentes enquêtes. Sont transmis les couples d’entreprises bénéficiaires-cédantes, les dates d’effet, les dates de réalisation,... Cette « source » ne procure pas d’information sur les montants transférés. Elle constitue, pour l’industrie, un complément à l’EAE fort utile, voire indispensable.

3.5. Le répertoire Sirene

Sirene, Système Informatique du Répertoire des ENtreprises et des Établissements, constitue le répertoire national d'identification des entreprises et des établissements. Ce répertoire, géré par l’Insee, a pour mission d'enregistrer l'état civil des entreprises et de leur attribuer un numéro unique, le SIREN. Cet identifiant est devenu le numéro d'identification officiel des entreprises qui s'impose à toutes les administrations.

Toutes les entreprises sont immatriculées au répertoire Sirene, quelles que soient leur forme juridique ou leur activité. Les organismes publics ou privés sont également immatriculés. La base de données Sirene comporte donc toutes les entreprises industrielles et commerciales, les artisans, les agriculteurs, les professions libérales, les associations, les administrations et les collectivités locales. Sirene est une base exhaustive de 4,8 millions d'entreprises actives et de 5,4 millions d'établissements. La couverture du répertoire est complète sur tous les agents économiques du territoire national (métropole, départements d'outre-mer, Saint-Pierre et Miquelon). Sirene fait l'objet d'une actualisation permanente (immatriculations, cessations,...) : environ 10 000 mises à jour quotidiennes, toutes les déclarations établies auprès des centres de formalités des entreprises étant intégrées quotidiennement.

Le répertoire Sirene permet de repérer toute une série d’évènements sur les créations et les cessations d’entreprises. Malgré des objectifs différents, Sirene et Citrus sont deux sources complémentaires. Les restructurations sont traitées par Sirene pour avoir des informations au niveau établissement (transfert d’effectifs, par exemple), alors que Citrus s’intéresse au niveau entreprise, et à l’aspect activité économique. Les échanges d’information avec la Mission nationale Sirene sur les restructurations (localisée à la direction régionale d’Île-de-France) s’effectuent au cas par cas et ne concernent en général que quelques restructurations dans l’année. Lors de contacts avec les entreprises, la « mission nationale Sirene » récupère non seulement des informations mais aussi des documents comptables (traité d’apports notamment) qu’elle transmet à Citrus. Elle assure l’étude et le suivi, au niveau national, des restructurations les plus importantes qui affectent le système productif. Les fiches qu’elle rédige permettent de comprendre ces mouvements et leur gestion dans Sirene.

4. Sauf les dates de création d’entreprise.

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 105

3.6. Les déclarations mensuelles de TVA

L’Insee utilise une source administrative, les déclarations de TVA, pour calculer des indices de chiffre d’affaires. L’information issue de ces déclarations est directement récupérée auprès de la direction générale des impôts (DGI). Cette source permet de détecter des restructurations à partir des ruptures de chiffre d’affaires observées sur le mois de l’assemblée générale extraordinaire. L’information obtenue via les déclarations de TVA est donc essentiellement un signal (repérage, et non collecte), permettant de savoir de façon précoce qu’il y a restructuration.

3.7. L’enquête Stocks, Produits et Charges

L'enquête « Stocks » a été lancée en 1978 pour suivre des indicateurs quantitatifs sur les stocks dans l'industrie et le commerce. En 1993, renommée « Stocks, Produits et Charges », elle a été complétée par le suivi d'un compte de résultat simplifié. En même temps, elle a été étendue au secteur des services. Cette enquête trimestrielle gérée par l’Insee est réalisée par voie postale au cours du mois qui suit le trimestre enquêté. Elle porte sur 5 000 entreprises de plus de 20 salariés.

Le questionnaire contient un volet d’identification de la restructuration dans lequel figurent, entre autress, des données sur les stocks repris et cédés. Les gestionnaires de l’enquête rédigent une « fiche navette » informant d’une rupture sur les stocks due à une modification de structure. Cette fiche renseigne sur l’identification des entreprises concernées, la date d’effet, la nature de l’événement.

L’enquête « Stocks, Produits et Charges » est actuellement en cours de rénovation. D'ici la fin de l'an 2000, elle produira, en plus des indices de stocks rénovés, des indices d'excédent brut d'exploitation. Le questionnaire rénové sera plus simple et plus clair.

3.8. L’enquête complémentaire Citrus

Une microenquête a été mise en place pour compléter les sources d’information légales sur les plus grosses restructurations. Elle porte sur une dizaine d’unités enquêtées. Gérée par l’équipe Citrus, cette enquête supprime les redondances d’interrogation et allége de ce fait la charge de réponse des entreprises. Elle réduit par la même occasion les risques d’incohérence des informations recueillies.

Cette enquête est réalisée en principe quelques jours ou quelques semaines après l’assemblée générale extraordinaire. Elle permet de recueillir des informations complémentaires, fraîches, sur les restructurations les plus importantes au regard des transferts d’activité et des perturbations intersectorielles induites. En pratique, cette enquête est très coûteuse à réaliser : entre une et deux semaines-homme par unité interrogée. Elle est menée par des binômes d’enquêteurs, en collaboration avec les services enquêteurs concernés.

Elle permet de valider et compléter l’information déjà connue et pré-imprimée sur le questionnaire de l’enquête annuelle d’entreprises à partir des sources légales (liste des entreprises, nature de la ou des opérations, dates d’effet comptable et juridique). En effet, dans la plupart des cas, le champ limité des obligations de publications ne permet de connaître qu’une partie des opérations a priori. Qu’une société cotée filialise une partie de son activité, l’avis sera publié au Balo ; en revanche que la même société mette simultanément en location-gérance une autre partie de son activité, et l’annonce correspondante sera beaucoup plus difficile à détecter dans la masse des annonces civiles et commerciales. L’enquête complémentaire Citrus fournit aussi une estimation directe de l’impact de l’opération de restructuration sur le chiffre d’affaires et les effectifs salariés hors échanges entre les différentes unités impliquées dans la restructuration.

La coordination avec les autres services statistiques directement concernés par le suivi des principales opérations de restructuration (services Sirene, enquête SPC, EAE) est assurée par la mise à disposition des données collectées, via la base de données du serveur Citrus, consultable par tous les services statistiques.

Insee Méthodes n° 95-96 106

3.9. Fraîcheur des informations

La « fraîcheur » des données varie d’une source à une autre. Selon les sources, l’information sur une restructuration donnée est fournie avec un délai de moins d’un mois à plus d’un an, par rapport à la date de l’assemblée générale extraordinaire :

Sources Assemblée générale extraordinaire Date de décision

Balo - 1 mois

Enquête Citrus de -1 mois à + 3 mois

Sirene – Pôle restructurations + 1 mois

Bodacc + 3 mois

CA3 + 3 mois

Conjoncture de + 1 à + 3 mois

Enquête Stocks, Produits et Charges de + 1 à + 9 mois

Sessi + 12 mois

EAE à partir du 2ème trimestre N+ 1

4. Les bases de données et les traitements de Citrus

L’information collectée par Citrus doit être stockée, conformément aux concepts de ce système d’information, puis traitée.

On distingue dans Citrus trois bases de données, qui correspondent à différents stades d’élaboration de l’information :

• la base d’évènements, dans laquelle on se borne à rassembler tout ce qui disponible, sans vérification (donc beaucoup d’informations redondantes, des incohérences, etc...).

• la base de gestion, dans laquelle l’information a été mise en forme : on a rassemblé les pièces du puzzle, enlevé celles qui étaient inutiles, essayé de composer un ensemble à peu près cohérent et fiable en séparant les restructurations en objets bien distincts.

• la base de diffusion, déduite de la précédente, dans laquelle on détermine des « enveloppes de restructuration » qui permettront de calculer des évolutions économiques à champ constant.

Bien sûr, les redondances entre ces trois bases sont obligatoires, puisque ces bases se déduisent les unes des autres.

4.1. La base d’événements

La base d’événements contient les informations brutes, directement collectées, sur les restructurations. Ces informations proviennent des différentes sources énumérées précédemment (EAE, Balo, Sirene,...), qui peuvent se révéler parfaitement redondantes. En effet, il est tout à fait possible que la même restructuration ait été observée dans plusieurs sources. Toute information collectée est intégrée dans Citrus sans vérification préalable de son existence. Ainsi, toute donnée sur les restructurations est intégrée telle quelle et ne sera en aucun cas modifiée ou complétée.

Par ailleurs, selon les sources, on obtient des données différentes : ainsi, les types d’événements sont connus du Balo, pas de l’EAE ; le Balo fournit des cessions d’actifs en général (corporels, incorporels, financiers), alors que l’EAE donne les actifs corporels ; le Bodacc ne fait pas la distinction date d’effet - date de décision, etc. L’information est donc très hétérogène selon les sources.

Au total, la base d’événements est donc, inévitablement, un immense fourre-tout composé de données très hétérogènes, redondantes ou contradictoires selon les cas, imparfaites, souvent incomplètes. Il faut donc traiter cette information pour

Se transformer pour avancer : les restructurations des groupes d’entreprises 107

la rendre “ propre ”, cohérente et éliminer ces redondances. On va ainsi tenter de “ recoller les morceaux ” pour constituer l’opération de restructuration.

4.2. Une étape intermédiaire : les contours

Avant de constituer les opérations de restructuration, la base d’événements est découpée en morceaux homogènes. L’idée intuitive est de mettre ensemble les dossiers correspondant à la même restructuration, et ce pour un exercice comptable donné.

Le découpage de la base d’événements est effectué par un programme Citrus, qui fabrique pour une année donnée, des groupes de dossiers, appelés “ contours ”. Chaque contour est caractérisé, en particulier, par une liste de SIREN. L’objectif de l’algorithme qui calcule les contours est simple : constituer les plus “ petits ” contours possibles (le moins possible de dossiers dans chaque contour) tout en assurant qu’un SIREN donné fait partie d’un contour et d’un seul. Ces contours sont calculés pour une année donnée à partir de la date présumée d’effet et à partir de la date d’effet. La date présumée d’effet est, lorsque elle est renseignée, prioritairement prise en compte. Cette variable détermine l’année sur laquelle porte la restructuration quand ce n’est pas celle de la date d’effet, ou quand la date d’effet n’est pas renseignée.

4.3. La base de gestion

La base de gestion vise à rendre propres, homogènes, cohérentes des données caractérisées par une grande hétérogénéité, et ce, contour par contour. Les éléments de la base de gestion sont les opérations de restructuration, qui ont la propriété d’être disjointes deux à deux : une entreprise ne peut apparaître que dans une seule d’entre elles. Comme les opérations-types, elles possèdent des événements et des opérations élémentaires, mais ceux-ci peuvent découler de sources d’information distinctes. La base de gestion constitue la véritable base de référence dans Citrus. La molécule d’information était, dans la base d’événements, l’opération-type ; ici, c’est l’opération de restructuration.

La constitution des opérations de gestion a été développée dans un cadre annuel, pour prendre en compte les restructurations dans les calculs en évolution des EAE. Elle n’est pas parfaitement adaptée aux traitements effectués au niveau infra-annuel, en raison, notamment, de l’utilisation de la date d’effet (alors que la statistique infra-annuelle privilégierait la date de décision). Cela dit, l’expérience montre qu’il n’est pas nécessaire de développer un nouvel outil, pour les statistiques mensuelles ou trimestrielles. Citrus a en effet, en premier lieu, l’avantage de rassembler les informations, de mettre en cohérence des sources différentes, ce qui constitue de toutes façons un gain de temps très important pour les utilisateurs.

La base de gestion se déduit évidemment de la base d’événements, car tout ce qui est connu sur les restructurations transite en premier lieu par la base d’événements. En pratique, la mise au point des opérations de restructuration s’effectue contour par contour. En toute rigueur, donc, la tâche la plus délicate dans Citrus n’est pas le passage base d’événements - base de gestion, mais le passage contour - opération de restructuration.

Cette base est alimentée de manière semi-automatique : ne sont traitées manuellement que les incohérences. Celles-ci sont traitées une par une, en travaillant contour par contour.

Les opérations de gestion sont calculables à tout moment et sont par construction provisoires. En effet, une information provenant d’une autre source peut à chaque fois compléter, voire être contradictoire, avec une information déjà présente dans l’opération de gestion et remettre donc en cause les données de la base de gestion.

4.4. La base de diffusion

Dans la base de diffusion, on ne conserve que ce qui est réellement utile pour effectuer des calculs d’évolution d’une année sur l’autre. L’idée est d’utiliser les données sur les restructurations pour calculer une évolution “ à activité comparable ”. On a donc besoin de peu de choses : une liste de SIREN avant restructuration, une liste de SIREN après restructuration, l’activité principale de l’ensemble, et des coefficients d’agrégation, qui servent essentiellement à estimer l’évolution du chiffre d’affaires dans l’enveloppe. Toute entreprise participant à une opération de restructuration figure dans l’enveloppe correspondante, quelle que soit son activité, qu’elle appartienne au champ EAE ou non, et a fortiori qu’elle soit répondante ou non à l’EAE.

Le coefficient d’agrégation est donc déterminé de façon à ce que la croissance du chiffre d’affaires (à partir du pseudo-chiffre d’affaires de N-1 corrigé par le coefficient d’agrégation) soit égale à la croissance de la valeur ajoutée. L’idée sous-jacente est que la valeur ajoutée est additive. Elle n’est pas influencée par l’existence ou non de restructurations. Il semble donc intéressant de “ caler ” l’évolution du chiffre d’affaires sur celle de la valeur ajoutée. Cela permet ainsi

Insee Méthodes n° 95-96 108

d’appliquer au niveau N-1 des variables non-additives un coefficient de correction éliminant l’effet des flux inter-entreprises entre entreprises concernées par la restructuration.

Les enveloppes de restructuration sont attachées à une opération de restructuration précédemment définie dans la base de gestion. Elles ne sont donc applicables qu’aux statistiques annuelles et plus particulièrement aux calculs d’évolution d’une année sur l’autre dans les EAE. Mais que l’on ne s’y trompe pas : Citrus n’est pas destiné qu’à produire des enveloppes annuelles de restructuration. En effet, l’un de ses objectifs est de mettre à disposition d’un maximum d’utilisateurs l’information collectée et traitée.

4.5. Les échanges d’information entre Citrus et ses utilisateurs

Une caractéristique fondamentale du système d’informations Citrus est le fait que les producteurs en sont aussi les utilisateurs. Le service enquêteur qui fournit de l’information retrouvera cette information dans la base de données. L’idéal de Citrus est de fournir une information parfaitement à jour et la plus fraîche possible.

Dans Citrus, la diffusion de l’information s’effectue de deux manières :

D’une part, Citrus diffuse des fichiers contenant des informations traitées aux services enquêteurs des EAE : le fichier d’enveloppes de restructuration et le fichier de pré-impression des cadres de modification de structure des questionnaires EAE.

Le fichier de pré-impression permet en fait de faire valider et compléter par les entreprises les transferts d’actifs détectées dans les sources légales. Citrus transmet ces informations aux EAE qui pré-impriment le cadre de modification de structure du questionnaire envoyé à l’entreprise. En retour, Citrus récupère des EAE, si l’entreprise est répondante, cette information validée et complétée. Bien entendu, Citrus récupère beaucoup plus de cadres de modifications de structure qu’il ne permet d’en imprimer (car le Balo ne couvre qu’une partie des entreprises enquêtées par l’EAE).

Au cours de l’année 1999, Citrus a élargi cette diffusion de données traitées sous forme de fichiers à d’autres utilisateurs : le Système Unifié de Statistiques d’Entreprise (utilisateur qui traite les données fiscales), TVA (qui est à la fois une source d’information pour Citrus et utilisateur de Citrus) et les Déclarations Annuelles de Données Sociales.

D’autre part, Citrus diffuse l’information sur les restructurations via « l’interface Citrus », disponible sur l’ordinateur central de l’Insee, et dans lequel on trouve toutes les bases de données Citrus à jour. Cet outil est accessible en consultation à tout statisticien qui possède un identifiant pour se connecter à l’ordinateur central de l’Insee. L’utilisateur peut y consulter toutes les données de la base d’événements, de la base de gestion et de la base de diffusion.

5. Éléments de conclusion

N’imaginons pas que la situation est idyllique : tout cela est encore imparfait, Citrus n’existe que depuis septembre 1998 et un phénomène aussi mouvant que les restructurations est très délicat à observer.

Il le sera d’autant plus que l’économie continuera à s’internationaliser : on se limite implicitement à la troncature au territoire national des opérations de restructurations, et l’on peut se demander, à terme, si cela a toujours un sens. Là se situe le défi le plus important, puisque avant même de se poser la question d’observer quelque chose, il faut savoir ce qu’est l’objet observé, à quoi sert l’observation, quel sens elle a.

La nécessité de récupérer le maximum d’informations disponibles a été évoquée à de multiples reprises. Avec Citrus, le système statistique français ne prétend pas avoir fait le tour de la question, ni avoir mis en place tout le nécessaire, mais la situation présente constitue déjà une grande avancée. L’évolution du système s’effectuera désormais via la mise en place de protocoles de transferts d’informations avec d’autres sources, de manière à automatiser au maximum le processus, de manière à ce que la collecte soit la plus fluide possible, et de manière à avoir une information la plus fraîche et la plus complète possible. Si on y réfléchit bien, on s’aperçoit qu’il s’agit là d’un processus vivant, qui fonctionne en permanence et non d’une enquête effectuée à une période donnée. En effet, à tout moment, on récupère dans Citrus de l’information et à tout moment, de nouvelles informations sont traitées.

Cela interpelle le statisticien en dehors du strict champ des restructurations, car ce mode de fonctionnement préfigure ce que sera la collecte d’informations dans les statistiques économiques de demain : une procédure en continu, complexe au sens où elle est à redéfinir régulièrement. Elle est à redéfinir parce que ce n’est pas à la réalité économique mouvante

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de s’adapter aux statisticiens, mais aux statisticiens d’essayer d’adapter leurs appareils d’observation à une réalité qui change.

Ainsi, à terme, le système d’observation statistique risque d’être profondément bouleversé. Il deviendra finalement hybride entre une enquête et la réutilisation d’une ou plusieurs sources administratives. Ce sera donc une procédure où il s’agira de tirer la quintessence d’un flot continu et hétérogène d’informations, en gérant la complexité due à la multiplicité des sources.

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Bibliographie

M. BEAUVOIS (2000), « L’enquête complémentaire Citrus », La Lettre du SSE n° 35, Insee, février 2000.

M. BEAUVOIS, P. RIVIERE, M. BEAUDEAU, P. CORBEL (1999), Citrus, système général de traitement des restructurations, Insee, Document de travail E9910, octobre 1999.

P. CORBEL (1996), « Opérations de restructuration », La Lettre du SSE n° 19, Insee, septembre 1996.

E. KREMP (1995), « Restructurations et rentabilité économique dans l’industrie française de 1985 à 1992 », Économie et Prévision n° 120, 1995.

P. STRUIJS, A. WILLEBORDSE (1995), « Changes in Populations of Statistical Units », in Business Survey Methods, John Wiley & Sons, Inc., 1995.

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OBSERVER LES RESTRUCTURATIONS DÉBAT AVEC LA SALLE

Marie-Françoise Parent (Insee, DR de Lorraine) : « Ma remarque, qui m’inspire également une question, s’adresse plutôt à Vincent Thollon-Pommerol. En schématisant fortement, l’économie se compose de deux univers : d’une part, un univers dont on a beaucoup parlé aujourd’hui, celui des groupes, univers très mouvant dont le développement est lié à la mondialisation de l’économie ; d’autre part, l’univers des autres entreprises, des PME dites « indépendantes », qui arrivent à survivre soit si elles se cantonnent sur des marchés de proximité, soit si elles sont sur des niches spécifiques. Vincent Thollon-Pommerol dit que la frontière entre ces deux univers est organisationnelle plus qu’économique, mais pour ma part, je pense qu’elle est en bonne partie économique, car le fait d’appartenir à un groupe est vraiment discriminant dans le fonctionnement de l’entreprise elle-même. D’où ma question : comment coexistent ces deux univers ? On peut certainement mesurer leur part respective, mais peut-on mesurer les liens entre ces deux univers, et si oui, comment ? »

Vincent Thollon-Pommerol : « Je contesterai déjà la partition de l’économie en deux univers et si je voulais entrer dans cette logique, je dirais qu’il faut en compter au moins trois. Outre les entreprises indépendantes et les groupes, il faudrait faire la distinction entre d’une part, les groupes dont l’essentiel, ou en tout cas la tête de groupe et l’appareil productif, est français, et d’autre part, les implantations des groupes étrangers en France. En termes de logique d’organisation, le découpage des groupes suivant ces deux ensembles devrait être aussi important que celui entre entreprises indépendantes et sociétés des groupes. Encore une fois, je ne ferai pas une séparation aussi tranchée entre deux univers. Je pense qu’on peut être une entreprise isolée soumise à la concurrence mondiale, et qu’on peut être aussi un groupe national avec peu d’incidence de la concurrence mondiale. En la matière, le clivage des activités est plus important que la forme d’organisation. Penser un monde séparé en deux me paraît donc trop réducteur, d’autant plus que, comme j’ai essayé de le dire, cette frontière est mouvante. En France, en tout cas sur les quinze dernières années, on constate effectivement une progression de l’organisation en groupe. Nombre d’entreprises, y compris de taille relativement faible, ont choisi de partitionner leurs activités, ont choisi d’organiser en plusieurs entités, en plusieurs sociétés indépendantes, un processus de production autrefois maintenu dans une seule entité. En cas de croissance externe, elles ont choisi non pas de fusionner, non pas d’absorber les nouvelles capacités de production, mais de leur laisser une indépendance juridique. Ce type de choix déplace la frontière au cours du temps. On ne peut donc pas analyser l’évolution historique des catégories entreprises indépendantes vs entreprises des groupes comme cela. On est obligé de rechercher les antécédents des capacités de production sur une année antérieure ; on est obligé de regarder où les entreprises des groupes de 1997 se situaient en 1985 : étaient-elles dans des groupes, étaient-elles dans le même groupe, étaient-elles indépendantes, etc. ? Si on ne mène pas cette catégorisation, cette segmentation des situations, alors effectivement, on mélangera ce qui, pour moi, est une évolution de l’économie, un dynamisme propre aux secteurs ou à un sous-ensemble d’entreprises, par rapport à ce que j’appelais une frontière organisationnelle, le fait que des choix d’organisation vont déplacer le poids relatif des entreprises isolées et des entreprises organisées en groupe. »

André Vanoli (ancien directeur à l’Insee) : « Ma première remarque s’adresse à Pascal Rivière. Dans la reconstitution du puzzle, je crois comprendre que vous essayez essentiellement d’appréhender au mieux les évolutions constantes d’une année à l’autre. Malheureusement, au cours du temps, le puzzle ne se contente pas de découper en petits morceaux les gros, mais refait des gros morceaux avec des petits, et des petits qui n’étaient pas placés au même endroit avant : évidemment, dans le temps, on est perdu.

J’aurai par ailleurs une question pour Peter Struijs. Au fond, n’essayez-vous pas de mesurer quelque chose d’intermédiaire entre le secteur d’entreprises, ensemble d’unités légales selon la conception française, et la branche d’activité au sens international du terme ? Est-ce bien là votre perspective ? »

Peter Struijs : « Je ne le dirai pas tout à fait ainsi. J’ai donné tout à l’heure une définition de l’entreprise qui est la définition européenne, celle qu’il nous faut de toute façon appliquer. Nous n’avons pas le choix. Mais un autre élément doit être considéré. Ne faut-il pas utiliser une unité plus homogène, pour ne pas retenir toutes ces activités secondaires dans nos secteurs, et risquer de manquer une partie de l’activité considérée, par exemple l’imprimerie réalisée ailleurs à titre d’activité secondaire ? Pour ce faire, nous disposons de l’unité d’activité économique (UAE)1, unité également définie par la législation européenne. On devrait pouvoir collecter des données plus homogènes sur la base de cette unité-là. Aux Pays-Bas, les statisticiens ont tendance à vouloir utiliser davantage ce type d’unité. Mais la réglementation 1. NDLR : le règlement européen sur les unités statistiques définit l’unité d’activité économique comme suit : « l’unité d’activité économique (UAE) regroupe au sein d’une entreprise l’ensemble des parties qui concourent à l’exercice d’une activité du niveau classe (quatre chiffres) de la nomenclature NACE (Rév. 1) Il s’agit d’une entité qui correspond à une ou plusieurs subdivisions opérationnelles de l’entreprise ». cf. Des unités statistiques pour représenter l’économie, Approche française et mise en perspective internationale, Insee Méthodes n° 90, Paris, 1999.

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européenne spécifie l’unité statistique de référence pour chaque statistique demandée. Pour le moment, l’entreprise au sens européen du terme est l’unité de base requise pour la plupart des statistiques d’entreprises. »

Jean-Marc Béguin (Sessi) : « Ma question s’adresse à Pascal Rivière, ou aux autres intervenants. Divers exposés nous ont présenté des résultats à divers degrés d’agrégation, donc différentes façons de reconstituer le puzzle, mais ne faudrait-il pas insister sur le fait que le puzzle n’a pas toujours le même sens ? Quel sens lui donner, selon la variable à laquelle on s’intéresse ? Pour prendre un exemple, peut-on dire, in fine, qu’après restructurations, BSN et Danone sont bel et bien la même chose ? Admettons que nous ayons la possibilité – sans doute permise prochainement par les déclarations administratives de données sociales – de pouvoir identifier individuellement les salariés qui composent un groupe. Nous pourrions alors savoir si entre une situation A un instant t, et une situation B un instant t + quelque chose, il s’agit toujours des mêmes personnes. Au regard de l’emploi par exemple, nous pourrions être assurés de la continuité. Dans le même temps, vous avez présenté des exemples dans lesquels les mêmes personnes peuvent être amenées à faire des activités complètement différentes – et l’on sait que ce mouvement s’accélérera dans le futur. Par conséquent, selon que l’on s’intéresse soit à la continuité d’un bassin d’emploi, et donc à la traduction locale de mouvements de restructuration quant à la vie d’un bassin, soit à l’évolution du chiffre d’affaires de certains secteurs, soit encore au partage de la valeur ajoutée, s’agit-il de la même reconstitution de groupe, est-ce bien le même puzzle qu’il faut considérer et reconstituer ? »

Pascal Rivière : « Oui et non. Si le puzzle désigne d’abord le contour, c’est-à-dire l’ensemble des unités qui interviennent dans la restructuration, au sens précis d’ensemble des unités légales, ce puzzle n’est pas dépendant de la variable. De toute façon, cette première étape de détermination du contour est indépendante. En revanche, il peut y avoir des différences par la suite, dans la manière de le traiter, pour faire des calculs d’évolution qui aient un sens. Néanmoins, la base de travail sera commune, et indépendante de la variable considérée. »

Vincent Thollon-Pommerol : « Je voudrais juste rajouter un mot sur l’intervention de Jean-Marc Béguin. Il est certain que pouvoir mieux mesurer les enchaînements d’une année sur l’autre constituera un progrès. Cependant, cela ne répondra pas à la question posée sur BSN. Si on reprend historiquement les choses, on peut trouver une continuité d’année en année, de BSN à Danone, alors que quand on regarde les deux extrémités, on a bien le sentiment d’une discontinuité. Mon sentiment est donc qu’on n’évite pas, à un moment donné, de devoir prendre une convention de continuité. »

Jean-Marc Béguin : « Mais cette convention doit-elle être la même pour toutes les variables, en particulier pour l’emploi, le chiffre d’affaires, la valeur ajoutée, les stocks ? Si la comparaison montre à un moment 0, des stocks de verre et à un moment t, des stocks de yaourts, il est certain que ce n’est pas la même chose. Mais à l’inverse, s’il s’agit des mêmes salariés, on peut être capable de le dire. »

Vincent Thollon-Pommerol : « Il est difficile de faire faire des choses très différentes aux mêmes salariés. On ne transforme pas un OS de la métallurgie en technicien de la maintenance informatique du jour au lendemain. La permanence des salariés est aussi la permanence de l’activité. Sur le problème des variables, je crois qu’autre chose est en cause : l’unité statistique sur laquelle nous bâtissons des statistiques. Si nous sommes sur le domaine des secteurs d’activité, nous considérons l’entreprise mesurée par son activité principale, et ceci vaut pour toutes les variables. Si nous voulons établir des statistiques sur le bassin d’emploi, alors l’unité statistique pertinente n’est pas forcément l’unité statistique entreprise. Dans ce cas, le traitement des phénomènes économiques ne sera pas forcément celui des restructurations des entreprises. De fait, les traitements peuvent différer suivant les variables, parce que les unités statistiques prises en compte pour la mesure de telle ou telle variable elles-mêmes peuvent différer. »

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CONCLUSION

Table ronde conduite par Michel Hébert Directeur des statistiques d’entreprises à l’Insee

Avec la participation d’Anne Perrot, d’Alain Grandjean et d’Alain Desrosières, chef de la division Méthodes comparées à l’Insee

Michel Hébert : Comme les entreprises, les statisticiens se doivent d’innover. Au lieu d’une synthèse des débats traditionnelle, j’ai invité trois personnes à se joindre à moi pour donner leur regard sur cette journée. Je commencerai par demander à Alain Grandjean, en tant que responsable d’entreprise, ce qu’il a retenu de cette journée, un peu comme un ethnologue observant les statisticiens que nous sommes.

Alain Grandjean : Merci beaucoup de m’avoir proposé de prendre du recul par rapport à mes activités quotidiennes. Plus encore, merci de me proposer de prendre du recul par rapport à ce recul, exercice particulièrement difficile. Je commencerai par une caricature : les restructurations semblent être le cauchemar des statisticiens ! Elles ont entraîné la création de Citrus. Elles nourrissent des débats méthodologiques au sein de l’Insee, et sans doute dans les divers pays européens, avec des écarts de points de vue souvent importants. Plus sérieusement, qu’ai-je retenu de cette journée ? Le phénomène de restructuration d’entreprises a été bien illustré ce matin par les exemples d’IBM, d’Aventis et de Soulé. Ce phénomène semble s’accélérer, comme l’ont montré plusieurs intervenants. Il est manifestement difficile à analyser, suscite une grande variété de points de vue et pose des problèmes délicats à vos équipes statistiques. Voilà le premier flash que je retiendrai de cette journée.

J’ai retenu également plusieurs éléments sur les causes et les effets des restructurations, ainsi que sur les recommandations pouvant être données aux autorités de régulation.

Les causes des restructurations sont nombreuses. La première est la survie des entreprises. Par ailleurs, Didier Izabel a insisté sur la pression des actionnaires et l’ouverture des marchés financiers. Anne Perrot a mis l’accent sur la pression concurrentielle générée par l’ouverture des marchés. Elle a utilisé les mots de forclusion, de pouvoir de négociation, de pouvoir de marché. Une quatrième cause est liée à l’évolution technologique et à la recherche d’économie d’échelle en recherche-développement. Enfin, comme Didier Izabel le rappelait, les restructurations répondent parfois à des réactions d’entraînement et de mode.

J’ai relevé plusieurs effets des restructurations dans les propos tenus aujourd’hui :

• La difficulté de désigner les gagnants et les perdants d’une restructuration, au plan strictement financier, comme l’expliquait Tim Jenkinson.

• La concentration des pouvoirs, illustrée par l’exemple d’IBM.

• L’évolution des modèles et des systèmes de management.

• L’impact sur la localisation géographique des groupes. À ce sujet, Vincent Ramus a donné une image de l’entreprise éclatée particulièrement frappante.

• L’effet sur les performances des entreprises à court et moyen terme.

• La répercussion sur les structures de marché. Toutefois, Anne Perrot a montré que cet effet restait difficile à déterminer.

• Les effets sociaux n’ont été que peu évoqués. Je pense qu’ils pourraient faire l’objet d’un vaste débat.

• J’avais cité en préambule le dernier effet des restructurations, celui qu’elles ont sur les statisticiens.

La troisième idée que j’ai retenue concerne les recommandations aux autorités de régulation. Les restructurations sont–elles un bien ou un mal, tant du point de vue macroéconomique que de celui de l’intérêt public ? Manifestement, cette question de fond reste difficile à trancher. Pour pouvoir y répondre, il faut savoir définir le marché pertinent et évaluer soigneusement les effets des fusions, entre autres problèmes de méthode.

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À ce sujet, je reviendrai sur un point de l’intervention de Tim Jenkinson qui m’a particulièrement frappé. Il est inutile de s’inquiéter outre mesure du fait que le management n’agrée pas les OPA inamicales, puisqu’en définitive, celles-ci s’avèrent bénéfiques, d’un autre point de vue.

Michel Hébert : Merci beaucoup, Alain Grandjean, pour ce panorama extrêmement riche ainsi que pour la concision du propos. Après le point de vue du responsable d’entreprise, Anne Perrot va maintenant nous donner celui de l’universitaire. Sa mission est même plus large : c’est de nous dire ce qu’elle a appris des autres !

Anne Perrot : Certains aspects des présentations de ce matin ont pu conforter mon point de vue d’économiste théoricien. J’y ai également trouvé d’autres éléments très intéressants, plus en dehors de mes préoccupations, mais qui, peut-être, devraient en faire davantage partie.

L’exemple de Rhône-Poulenc atteste que la recherche d’un pouvoir stratégique est un objectif tout à fait avoué des mouvements de restructuration. Il s’agit bien d’acquérir une certaine puissance sur un marché par ailleurs très concurrentiel. Une structure de marché très mondialisée – pour employer un terme à la mode –, très ouverte à la concurrence en tout cas, pousse à la recherche de plus de pouvoir, par une taille accrue. J’y retrouve un fondement bien connu des mouvements de fusion, du moins tels que l’économiste industriel les appréhende.

Mais l’économie industrielle n’embrasse pas tout. L’exemple d’IBM montre que certains mouvements répondent à la fois à des problèmes de stratégie industrielle et à des problèmes organisationnels au sein des groupes. Or, une autorité de la concurrence ne voit pas ce qui se passe au sein des groupes, parce que cela ne la regarde pas. Imaginons que deux entreprises appartenant au même groupe mais poursuivant des objectifs différents se trouvent, à l’issue d’une restructuration, former une seule entité dotée d’un objectif commun. Parce qu’il se passe au sein d’un groupe, ce type de mouvement échappe totalement aux autorités de la concurrence. Le statisticien l’appréhende d’une certaine manière. L’économiste analysant la théorie des organisations ou les méthodes de gouvernement d’entreprise le fait également. Mais ce genre de restructuration interne échappe en grande partie à l’économie industrielle.

Les propos entendus aujourd’hui m’inspirent une autre idée. L’économie financière et l’économie industrielle ont des rapports à la fois conflictuels, complémentaires, pas toujours très cohérents. Dans le passé, on a beaucoup cherché à départager le rôle respectif des autorités de régulation et du droit commun de la concurrence, du point de vue normatif – dans le secteur des télécommunications, par exemple. De même, il faudrait aujourd’hui s’interroger sur les liens entre le droit boursier et la politique de la concurrence. Il n’y a pratiquement pas de pont entre les deux. J’y vois un champ de recherches et d’interrogations très ouvert, mais sur lequel existent très peu de choses.

Sur les aspects proprement statistiques, l’économiste industriel mobilise à la fois des statistiques d’entreprises et des statistiques microéconomiques par produit. Il a donc besoin de croiser des sources statistiques de nature assez différente. Peut-être il y a-t-il, là aussi, matière à réflexion pour les statisticiens d’entreprise. Mais je laisserai cette question très ouverte, ne sachant pas y répondre moi-même.

Michel Hébert : Merci beaucoup, Anne Perrot. Je vais maintenant demander à Alain Desrosières de nous donner le point de vue du statisticien, avec le recul de l’auditeur ayant écouté l’ensemble des sessions ainsi que les deux premières interventions de cette conclusion à plusieurs voix.

Alain Desrosières : Michel Hébert m’a demandé de porter un regard sur le débat d’aujourd’hui. Ce regard sera celui de quelqu’un qui voudrait être sociologue et historien de la production statistique. La statistique est la construction de données chiffrées. Elle suppose un élément central : une convention d’équivalence. Par une convention d’équivalence, on convient de traiter des choses comme équivalentes de façon à pouvoir primo, les agréger ; secundo, les suivre dans le temps.

Mon centre d’intérêt est d’essayer de regarder cet objet comme un objet social, et non comme un objet théorique. Tout à l’heure, notre collègue hollandais, Peter Struijs, a employé une belle expression. Il a dit : « to define sameness ». Le mot « sameness » n’a pas vraiment d’équivalent en français. On peut le traduire par « identité », « équivalence », « similitude ». Le mot exact serait « mêmeté », mais ce mot n’existe pas en français. Et c’est un beau mot, en anglais : « sameness ». Quant à « to define », « définir »... À la fin du débat entre Vincent Thollon-Pommerol et un intervenant, quelqu’un a dit : « on fait des conventions » au lieu de « définir ». Je voudrais souligner cette différence entre définir et convenir. Convenir est un processus social. Des gens se mettent d’accord pour faire quelque chose dans un certain usage. Il y a un aspect de négociation, de processus. Ce n’est pas quelque chose qui tombe du ciel pur, de la théorie ou du droit. Nous avons souvent l’impression qu’existe quelque part une théorie qui nous dira en quoi consiste la catégorie recherchée ; le statisticien a un peu cet espoir. De ce point de vue, la journée d’aujourd’hui a été un régal. J’ai choisi quatre thèmes qui m’ont particulièrement intéressé, parmi beaucoup d’autres.

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Le premier est le thème de l’Europe, plus largement celui de l’internationalisation. Il a été dit à plusieurs reprises qu’il n’est plus possible de faire une statistique d’entreprise française, alors qu’existent des groupes européens, multinationaux, dont les centres de décision ne sont plus en France. La question a d’ailleurs été posée : que peut vouloir dire une statistique nationale française, pour des objets tels que ceux-là ? Cette question renvoie au problème des conventions d’équivalence. Concernant les comptabilités, par exemple, la commission européenne a naguère essayé de définir la quatrième et la septième directive pour l’harmonisation des comptes, sans y parvenir pleinement. Au bout du compte, ne sont-ce pas les grands consultants internationaux qui font cette normalisation ou alors l’IASC, l’organisme international de normalisation comptable ? D’autres organismes apparaissent. Nous avons là un bel objet ! Je n’en dis pas plus mais on voit bien que les questions de fusion et d’acquisition évoquées aujourd’hui sont au cœur de ce sujet.

Mon deuxième exemple porte sur la continuité des séries longues. C’est également un très bel objet, une équivalence qui n’est pas transitive. Comme Pascal Rivière l’exposait, il est possible de définir une équivalence d’une année sur l’autre, mais des questions se posent dès que l’on veut faire un chaînage. n/n+ 1 ça va, n+ 1/n+ 2 ça va, mais que se passe-t-il au bout de 20 ans, au bout de 30 ans ? On a l’impression de ne plus avoir le même objet. Ce matin, Gérard Duwat nous a dit qu’IBM existait depuis 30 ans. « Tiens, pourquoi 30 ans ? » me suis-je alors demandé. Pour moi, IBM descendait de Hollerith, du nom de l’ingénieur qui, dans les années 1880, a fabriqué les premières machines à statistiques. Son seul client était alors le bureau du Census américain. Pour la première fois, des machines à cartes perforées ont permis d’analyser mécanographiquement un recensement. Voilà l’origine d’IBM. Or, en disant qu’IBM a trente ans d’âge, Gérard Duwat ne remonte plus jusqu’à Hollerith. Il ancre IBM au moment du démarrage des grands ordinateurs, dans les années 1960. Il y a bien là un problème de continuité. Cette convention renvoie à un certain usage. Or, les usages sont diversifiés, ils évoluent avec le temps. Un certain type de statistique d’évolution peut être établi d’une année sur l’autre, pour un certain type d’argument, mais cela n’aura plus du tout le même sens pour l’historien qui considère une période beaucoup plus longue. Je pourrais ainsi demander à M. Loubet : « Peugeot et Citroën sont-ils les mêmes aujourd’hui et il y a cinquante ans ? ». Oui ? Non ? Il y aurait en fait beaucoup d’arguments possibles dans un sens comme dans l’autre.

Le troisième thème que j’ai trouvé passionnant a été développé par Anne Perrot au sujet des règles de concurrence et de ce concept extraordinaire de « marché pertinent ». Il s’agit bien là d’une convention car le « marché pertinent » ne peut ressortir d’aucune théorie économique. Même plus, l’économie pure se moque complètement de cette question. En économie pure, chez Debreu ou les grands économistes théoriciens, vous avez des produits 1, 2, 3. Ils sont définis. La question de cette définition ne se pose absolument pas. Mais si l’on s’éloigne de l’économie pour aller vers la sociologie et l’histoire, on voit qu’au contraire, rien n’est moins évident que la définition d’un produit. Les commissions de concurrence font resurgir par la fenêtre un problème qui avait été évacué par la porte, à savoir le problème de la définition de la « sameness » d’un produit, de l’identité d’un produit. Reprenons un exemple cité par Anne Perrot : l’eau du robinet, est-ce la même catégorie que le Coca Cola ? En discutant avec Anne à la pause, je me suis rendu compte que l’eau Perrier faisait partie de la même catégorie que Coca-Cola, mais pas l’eau de Vittel, parce que l’une était gazeuse et l’autre pas !

Depuis deux ou trois ans, je suis du coin de l’œil mon quatrième et dernier exemple : la montée en puissance très rapide du concept de « création de valeur ». Une partie de la société a fait émerger un concept que nous ignorions à l’Insee jusqu’à il y a trois ans, je pense. Certains magazines – L’Expansion, notamment – emploient même l’expression anglaise « Economic Value Added » ou EVA. L’apparition d’un nouveau mot est un phénomène de socio-linguistique fascinant. En français, nous avons un concept de valeur ajoutée qui sert aux comptables nationaux, aux fiscalistes. Or, il n’y a aucun rapport entre l’Economic Value Added et la valeur ajoutée des comptables nationaux. Pourtant, ce vocabulaire s’est répandu dans la société sans même qu’il ait été besoin de préciser que ces deux notions n’avaient rien de commun. Je me demande d’ailleurs comment s’en débrouillent les étudiants en première année d’économie ! Ceux qui, par exemple, lisent L’Expansion d’une part, et les rapports sur les comptes de la nation d’autre part, comment font-ils la synthèse entre les deux ?

Pour finir, je rendrai hommage à la direction des statistiques d’entreprises de l’Insee. Tous les séminaires qu’elle organise depuis cinq ans mettent le doigt sur un endroit où « ça grince ». « L’intégration des biens et des services », « la normalisation comptable », « les réseaux d’entreprises » sont tous des sujets où la belle majesté de la simplicité statistique est en défaut.

Michel Hébert : Merci, Alain Desrosières. Je ne serais pas dans mon rôle si nous n’étions pas là pour mettre le doigt là où ça fait mal, et si j’affirmais que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes statistiques ! Au contraire, je vais à présent tenter de dégager un axe vers l’avenir. En ouvrant le séminaire d’aujourd’hui, Paul Champsaur nous a posé cette question fondamentale : « Qu’attend-on du statisticien d’entreprise ? ». On attend de lui la mise en place d’un appareil d’observation sur les restructurations. Aujourd’hui, nous avons Citrus, l’enquête Liaisons Financières, le système documentaire du Sessi. Des travaux sur la démographie d’entreprise se poursuivent. Aux Pays-

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Bas comme en France, des travaux sont également menés sur les séries temporelles et sur les évolutions sectorielles, comme l’ont évoqué Peter Struijs, Vincent Thollon-Pommerol et Jacques Féret.

Mais à la fin de son intervention, Paul Champsaur a insisté sur les nouveaux défis que suscite l’internationalisation. Or, il me semble que les statisticiens n’ont pas vraiment répondu à cette question. Ils l’ont parfois effleurée, esquivée, puis sont vite passés à côté. Pascal Rivière a conclu son intervention en reconnaissant la persistance de cette question. D’autres ont un peu évoqué ce problème, mais sans entrer, me semble-t-il, dans le vif du sujet. Or, ce fait caractérise les mouvements actuels et les différencie de ceux du passé. Le professeur Loubet nous a expliqué comment, dans les années 1930, les constructeurs automobiles en crise s’étaient recentrés sur la France. Les mouvements actuels sont inverses. Comme l’exposait Tim Jenkinson, les OPA ont pour but affiché de créer des entreprises efficaces à l’échelle européenne, voire mondiale. En relatant la création d’Aventis, Hugues de Larminat en a donné une illustration évidente. Ce groupe se veut un leader mondial de la pharmacie et de l’agrochimie ; son implantation s’organise en fonction des centres de décision : à la fois à Strasbourg, à Lyon, à Francfort et à New-York. Un intervenant a été encore plus loin : selon Vincent Ramus, d’Ernst & Young, les grands mouvements des années 1990 ont pour but de créer des structures totalement indépendantes des pays. Ils s’accompagnent d’une organisation par ligne de produit, avec des centres pour la production, pour la formation et pour la distribution, sans rapport avec les contours des frontières nationales. Ce fait a été clairement illustré par Gérard Duwat, d’IBM, qui nous a exposé la transformation profonde des structures d’IBM depuis 1993. L’organisation actuelle d’IBM n’a plus rien à voir avec les pays d’implantation. Son objectif est d’améliorer la performance au niveau européen, voire mondial. Les comptabilités établies au niveau des différents pays n’ont pratiquement qu’un but fiscal.

Un chantier important s’ouvre à nous, statisticiens : voir comment dépasser nos limites nationales et préciser le concept de groupe. Je reprendrai la question finale de Pascal Rivière : « Que signifie le groupe à l’heure actuelle, dans un contexte qui n’est plus strictement français ? ». Face à ces nouveaux défis, Paul Champsaur a recommandé une large concertation entre les différents instituts nationaux statistiques, Eurostat, l’OCDE. En effet, le programme de travail est vaste. Alain Desrosières évoquait notre séminaire de 1998, qui portait sur les normes comptables. L’harmonisation probable des normes comptables amènera les statisticiens à réfléchir à nouveau sur la manière d’absorber et de digérer l’information en provenance des entreprises. Les nouvelles normes comptables ne correspondront plus à l’information dont nous disposons actuellement pour établir des statistiques sur les entreprises.

Je voudrais enfin insister sur un point très peu évoqué aujourd’hui et qui me paraît pourtant tout à fait fondamental : les répertoires. Les répertoires sont la colonne vertébrale de la statistique d’entreprise. D’une part, on ne pourra reconstituer des groupes qu’en les rattachant aux répertoires d’entreprises. D’autre part, de plus en plus de pays auront à utiliser des sources administratives. Les pays nordiques et la France le font déjà, mais dans les années à venir, les autres pays de l’Union européenne y seront également amenés. Or, les sources administratives ne connaissent que l’unité légale. Le concept d’entreprise est une très belle création, comme l’a souligné Peter Struijs. Malheureusement, les documents administratifs ne retiennent pas ce concept. Nous ne pouvons recueillir des données que sur les unités légales, qui doivent être agrégées si nous voulons travailler sur les groupes. Pour approfondir la connaissance des groupes transnationaux, il nous faudrait des répertoires d’entreprises sinon unifiés, du moins articulés entre eux au niveau européen, dans un premier temps. Je conclurai donc ce séminaire en lançant un appel vigoureux à Eurostat et à mes collègues des autres pays de l’Union européenne pour que nous articulions nos répertoires. Intrastat, le système élaboré par Eurostat pour collecter des statistiques relatives au commerce intracommunautaire, est sans doute l’instrument qui pourrait nous le permettre.