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MISE AU POINT Intubation endotrachéale aux urgences par les urgentistes : contre D. Meyniel*, F. Staïkowski SAU, hôpital Tenon, 4, rue de la Chine, 75020 Paris, France (Reçu le 10 juillet 2002 ; accepté le 12 août 2002) Résumé S’il est certain que l’urgentiste doit savoir maîtriser l’intubation endotrachéale (IET) dans son activité extrahospitalière, la pratique de cette technique au service d’accueil des urgences (SAU) dans les situations où l’urgence vitale n’apparaît pas immédiate mérite d’être mise en perspective dans ses aspects médico-légaux (quel est le praticien le plus expérimenté sur le site ?), politiques (frontières entre les disciplines ? devenir du patient ?), éthiques (indication de l’IET dans certaines circonstances ?). À l’évidence la réponse à la question posée est à la formation, à la compétence et à la collégialité plus qu’à la revendication professionnelle. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS intubation / urgentistes Summary – Intubation at the emergency ward by emergency physiciens: con. Considering that endotracheal intubations for emergency airway management in prehospital settings has mandatorily to be mastered by emergency physicians, indoor, in emergency departments and in non-immediatly life-threatening situations, this concept is less obvious. Nevertheless, it is worth being put in prospect with its medico-legal (who is the most experimented physician present in the hospital?), political (interface between different medical specialities, patients’outcome?) and ethical (indications of endotracheal intubations in some situations?) aspects. Training programs, abilities and collegiate human relationships are obviously the response to the asked question rather than professional claims. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS intubation / emergency physicians Pour ou contre l’intubation endotrachéale (IET) aux urgences par les urgentistes ? À vrai dire, dans un monde aussi complexe que celui de la santé, il est bien rare que l’on puisse aborder un problème de façon aussi binaire. Un peu de sémantique illustrera la variété des réponses possibles : – de quel urgentiste parlons nous ? • du praticien hospitalier de réanimation ou d’anes- thésie qui a décidé de se consacrer aux urgences dans le cadre d’une deuxième de carrière ? • du médecin généraliste ou du praticien hospitalier de diabétologie qui vient, parfois à son corps défen- dant, compléter le tableau de garde ? • du praticien hospitalier de médecine d’urgence, ancien résident de médecine générale, titulaire de la Capacité de médecine d’urgence et pilier du service ? – de quelle activité d’urgence parlons-nous ? • du service d’accueil de urgences (SAU) où les urgen- tistes partagent leur activité entre le SMUR et la garde d’accueil ? *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (D. Meyniel). Réanimation 2002 ; 11 : 477-9 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1624069302002827/SSU

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MISE AU POINT

Intubation endotrachéale aux urgences parles urgentistes : contre

D. Meyniel*, F. StaïkowskiSAU, hôpital Tenon, 4, rue de la Chine, 75020 Paris, France

(Reçu le 10 juillet 2002 ; accepté le 12 août 2002)

RésuméS’il est certain que l’urgentiste doit savoir maîtriser l’intubation endotrachéale (IET) dans son activité extrahospitalière,la pratique de cette technique au service d’accueil des urgences (SAU) dans les situations où l’urgence vitale n’apparaîtpas immédiate mérite d’être mise en perspective dans ses aspects médico-légaux (quel est le praticien le plusexpérimenté sur le site ?), politiques (frontières entre les disciplines ? devenir du patient ?), éthiques (indication del’IET dans certaines circonstances ?). À l’évidence la réponse à la question posée est à la formation, à la compétenceet à la collégialité plus qu’à la revendication professionnelle. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS

intubation / urgentistes

Summary – Intubation at the emergency ward by emergency physiciens: con.Considering that endotracheal intubations for emergency airwaymanagement in prehospital settings has mandatorily tobe mastered by emergency physicians, indoor, in emergency departments and in non-immediatly life-threateningsituations, this concept is less obvious. Nevertheless, it is worth being put in prospect with its medico-legal (who is themost experimented physician present in the hospital?), political (interface between different medical specialities,patients’outcome?) and ethical (indications of endotracheal intubations in some situations?) aspects. Trainingprograms, abilities and collegiate human relationships are obviously the response to the asked question rather thanprofessional claims. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS

intubation / emergency physicians

Pour ou contre l’intubation endotrachéale (IET) auxurgences par les urgentistes ? À vrai dire, dans un mondeaussi complexe que celui de la santé, il est bien rare quel’on puisse aborder un problème de façon aussi binaire.Un peu de sémantique illustrera la variété des réponsespossibles :– de quel urgentiste parlons nous ?

• du praticien hospitalier de réanimation ou d’anes-thésie qui a décidé de se consacrer aux urgences dansle cadre d’une deuxième de carrière ?

• du médecin généraliste ou du praticien hospitalierde diabétologie qui vient, parfois à son corps défen-dant, compléter le tableau de garde ?• du praticien hospitalier de médecine d’urgence,ancien résident de médecine générale, titulaire de laCapacité de médecine d’urgence et pilier du service ?

– de quelle activité d’urgence parlons-nous ?• du service d’accueil de urgences (SAU) où les urgen-tistes partagent leur activité entre le SMUR et la garded’accueil ?

*Correspondance et tirés à part.Adresse e-mail : [email protected] (D. Meyniel).

Réanimation 2002 ; 11 : 477-9© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservésS1624069302002827/SSU

• de la garde dans une unité de proximité sans réani-mateur sur place ?

– de la garde sur place dans un grand centre hospitalieruniversitaire où se posent néanmoins les questions de ladisponibilité des réanimateurs, de la proximité des uni-tés de réanimation, de l’harmonie des relations entre leSAU et les réanimateurs ;– de quel malade urgent parlons-nous ?– de celui (arrêt cardio-respiratoire) qui doit être intubéimmédiatement ?– de celui (coma qui s’encombre) qui doit être intubédans l’heure ?– de celui (détresse respiratoire chez un bronchiteuxchronique obstructif agité, non coopérant) qu’il faudraintuber dans les trois heures sous couvert d’unesédation-curarisation ?

PEUT-ON CONCEVOIR UN SERVICE D’URGENCE OÙLES URGENTISTES N’INTUBENT PAS ?

Pour le coup, la réponse est certainement positive, sousréserve d’un certain environnement, comme nous allonsessayer de le montrer en décrivant notre organisation àl’hôpital Tenon (CHU Paris-Saint Antoine)

Notre service d’urgence est l’un des huit SAU pari-siens situé intra muros. Il reçoit actuellement 45 000patients par an dont 250 à 300 admis en réanimation(hors unité de soins intensifs de cardiologie). Environ letiers de ces patients sont intubés (pour moitié auxurgences, pour moitié en réanimation).

L’hôpital Tenon dispose de trois réanimations et/ouunités de soins intensifs, chirurgicale, pneumologiqueet néphrologique disposant chacune d’un réanimateurde garde sur place. Il y a de plus deux anesthésistes degarde dans l’établissement. Enfin, il est important depréciser d’une part que la réanimation chirurgicale estcontiguë aux urgences, d’autre part que nous n’avonspas de SMUR.

Avant 1994, quand nous n’avions pas de médecinsseniors formés aux gestes de réanimation, le protocole àsuivre en cas d’arrêt circulatoire était : « massage cardia-que externe + ventilation à l’Ambut », en attendant leréanimateur chirurgical qui arrivait en moins d’uneminute. Dans les cas moins urgents les réanimateursmédicaux étaient appelés avec un délai d’interventioninférieur à cinq minutes.

Dans les années suivantes, nous avons eu quelquesseniors ayant une expérience de SMUR qui avaientl’habitude d’intuber seuls. Ceci a été à la source dequelques conflits avec les réanimateurs de l’hôpitalessentiellement lorsque l’urgence de l’IET n’apparais-sait pas évidente a posteriori :

– intubations traumatiques, œsophagiennes, sélectives,ratées... « quand on ne sait pas faire, on laisse faire ceuxqui savent… » ;– contestation de l’indication de l’IET ;– contentieux quant à la prise en charge ultérieure dupatient (le réanimateur sera moins disposé à repousserles murs de son unité s’il n’a pas été impliqué dans laprise en charge initiale du patient).

Ces conflits nous ont conduits à revenir aux protoco-les antérieurs tout en demandant aux réanimateurs delaisser intuber nos seniors et ceux de nos internes quis’orientaient vers la médecine d’urgence, sous leurcontrôle et avec leurs conseils. Nous sommes restés danscette situation jusqu’à une époque récente où un prati-cien hospitalier issu de la réanimation médicale est venucompléter notre équipe et a, bien sûr, pris en charge lespatients aigus comme il en avait l’habitude et la com-pétence.

Dernier point, l’agitation qui règne fréquemmentdans notre service d’urgence conduit nos réanimateurs,lorsque cela est possible, à différer l’IET pour la réaliserplus sereinement dans leurs unités de soins respectives.

ASPECTS MÉDICOLÉGAUX

Pour l’IET comme pour tout autre technique ou déci-sion médicale, il importe que les urgentistes saisissentbien leur place dans le système de santé. Les patientsviennent pour bénéficier du plateau technique et descompétences que fournit l’ensemble de l’hôpital [1].Tout acte qui ne relève pas de l’urgence vitale immé-diate doit être pratiqué par le plus compétent ou, aumoins, sous le contrôle de celui-ci. Le non respect decette règle peut exposer à des poursuites pénales. Ilserait particulièrement inacceptable, dans l’état actuelde notre système de santé, qu’une intubation mala-droite apparaisse comme la manifestation d’une reven-dication catégorielle.

Aspects politiques

Frontières entre les disciplinesCe problème est en grande partie connexe du chapitreprécédent. Il est dit dans le rapport d’experts de laSociété française d’anesthésie-réanimation chirurgicale(1999) sur les « modalités de la sédation et/ou de l’anal-gésie en situation extrahospitalière » [2] que « la prati-que de techniques d’anesthésie-réanimation par desmédecins non anesthésistes, dans le contexte particulierde la médecine extrahospitalière peut se concevoir… »On notera que ce rapport se limite au milieu extrahos-pitalier alors qu’il aurait tout aussi bien pu s’étendre àl’ensemble de la médecine d’urgence. Cette restrictionn’est certainement pas innocente d’autant que, quel-ques lignes plus haut, les auteurs ont écrit : « la diffé-

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rence entre la sédation-analgésie et l’anesthésie a faitl’objet de nombreux débats. Les produits utilisés et lesméthodes de réanimation sont les mêmes et donc leseffets secondaires ou le risque de complications ne sontpas fondamentalement différents… » On entrevoit làles prémices d’un conflit de frontières entre les deuxdisciplines. Nous ne sommes pas loin de traduire :l’autorisation d’utilisation des techniques d’anesthésie-réanimation (par exemple l’utilisation des curares) parl’urgentiste s’arrête à la porte de l’hôpital.

AccréditationIl n’est pas impensable que s’appliquent à la médecined’urgence des normes analogues à celles imposées àd’autres disciplines. Tel acte n’est autorisé que si lepraticien en réalise plus de tant par an. Le nombred’intubations pratiquées dans un service d’urgence(environ un IET possible par mois et par senior àTenon ce qui paraît représenter la norme dans les SAU[3]) sera-t-il suffisant pour que chaque membre del’équipe soit accrédité ?

Aspects éthiques

Nous n’apprendrons à aucun médecin qu’il est dessituations où un praticien expérimenté prendra la déci-sion de ne pas intuber un patient dont la réanimationapparaît sans issue. Une telle décision est toujours pré-férable à une interruption précoce de la ventilation. Lesréanimateurs médicaux chevronnés auront toujoursbeaucoup plus de recul que l’urgentiste non réanima-teur pour ce type de réflexion. La complexité de ceproblème, dans le contexte particulier d’un serviced’urgence, est illustrée par « Les éléments de réflexionsur la fin de vie » proposés par le secrétariat d’état à lasanté [4] : « la non-prolongation de la vie peut êtreconsidérée comme possible si… 3) la décision ne peutêtre que collective, 4) la décision ne peut être prise dansl’urgence… ». En remarquant que l’on peut très bienprendre une décision collective dans un serviced’urgence en dehors de l’urgence.

Perspective

Si, globalement, le système décrit ci-dessus (les urgen-tistes qui n’intubent pas à l’hôpital Tenon) peut donnersatisfaction dans un centre hospitalier universitaire etne pas poser de problème existentiel aux urgentistes, iln’en reste pas moins que cette organisation a des limi-tes :– que feront ceux de nos médecins qui n’ont pas essayéde maîtriser l’IET si leur carrière les oriente vers d’autres

activités (SMUR) ou vers des centres hospitaliers moinsbien lotis en réanimateurs ?– comment participeront-ils à la formation de la géné-ration suivante ?– l’avenir des urgentistes n’est-il pas, dans la plupartdes SAU, à une activité mixte : SMUR et garded’accueil ?– aurons-nous assez de réanimateurs à moyen terme ?

En fait, il nous semble que la question du jour n’estpas « pour ou contre l’IET aux urgences par les urgen-tistes », mais « les urgentistes issus de la CMU oudemain du DESC de médecine d’urgence doivent-ilsêtre formés pendant leur cursus à l’IET » ? Dèsaujourd’hui la réponse semble être « oui » puisque laplupart des CMU proposent un stage au bloc opéra-toire qui ne semble pas être destiné à initier les impé-trants à la chirurgie. Par ailleurs la formation desurgentistes nord-américains comporte l’apprentissagede la maîtrise des voies aériennes. Il n’en reste pas moinsque la maquette du futur DESC donnera sans doutelieu à quelques négociations entre disciplines : l’IETpar les urgentistes : pour quels patients ? Dans quelcontexte ? Avec quelles techniques notamment pour lasédation et la curarisation ? Ce jour-là, les urgentistes nemanqueront pas de faire valoir que certaines techniquesanesthésiques, souvent simples à acquérir, permettentune intubation beaucoup plus sûre par un praticien peuexpérimenté.

Par la suite, il sera fondamental que les urgentistes :– entretiennent, avec l’aide des réanimateurs, leursavoir faire pour être capable d’en faire bénéficier lespatients lorsqu’ils seront seuls à pouvoir mettre enœuvre ces techniques susceptibles de sauver une viemais particulièrement délicates dans le contexte del’urgence vitale immédiate ;– conçoivent les IET non immédiatement urgentescomme l’occasion d’une réflexion collégiale dont lespatients, et, ce sera le mot de la fin, ne seront pas lesseuls bénéficiaires.

REFERENCES

1 Meyniel D, Conge E, Cocheton JJ. Responsabilité juridique del’interne de garde à l’Assistance publique de Paris. Réanim SoinsIntens Méd Urg 1991 ; 7 : 297-300.

2 Adnet, Alazia M, Ammirati C, Bonnet F, Brunet F, Dabadie P,et al. Conférence d’experts de la SFAR. Modalités de la sédationet/ou de l’analgésie en situation extrahospitalière. http://www.sfar.org.

3 Staïkowsky F, Lebrin P, Fernandez S, De Min V, Pondaven C,Vial I. Enquête prospective nationale sur les intubations réali-sées dans les services d’urgences. JEUR 2001 ; 1-2 : 1-2 (A81)[abstract].

4 Journal Le Monde, Paris, 18 avril, 2002.

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