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Inventaires libanais

Inventaires libanais - François Huguet

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"L'inventaire (latin: inventus) est une liste exhaustive d'entités considérées comme un patrimoine matériel ou une somme de biens afin d'en faciliter l'évaluation ou la gestion. Il s'agissait plutôt de se situer et de situer des émotions totalement personnelles dans un pays que je ne connaissais pas. J'essayais donc de dresser un inventaire immatériel, de chercher, de creuser, de comprendre ou de ne pas comprendre. Puis partager s'est avéré une nécessité, un défouloir, une joie. Il falait dire aux autres, aux amis, aux proches. Il fallait se tromper, être idiot, ne rien comprendre. Textes et photographies réalisés entre février et juin 2010; publiés sur francoishuguet.blogspot.com François Huguet - tous droits réservés

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liban

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Textes et photographies réalisés entre février et juin 2010, publiés sur francoishuguet.blogspot.com

Décembre 2011 - Tous droits réservés -

Il faudrait remercier beaucoup de personnes croisées ici ou ailleurs, mais il faudrait surtout dire merci à celles et ceux qui ont lu ce blog et qui m’ont encouragé à continuer d’écrire, à essayer de raconter.

Inventaireslibanais

François Huguet

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À David, qui sait.

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Saïdamars 2010

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Inventaire #1 Pension Al Nazih, 09h01 - «Tu es toujours présent». Grand d’environ 8 mètres sur 4, le portrait du fils Gemayel dévisage les voitures de sport qui passent pas si loin du port. En arabe, on dit Kata’eb, phalangistes chrétiens, nettoyeurs perfectionnis-tes, nostalgiques franquistes. Le souffle de la Méditerranée a des airs marseillais. Dans un terrain vague, des graffitis sur un mur esseulé: «Ahmed love Micha», «M+J=wozzee», «Massi7!!!».

Rue Gemmayze, 11h23 - On dit [je] et pas [gue]; l’arabe libanais se chante moins que l’arabe é[gu]yptien. Pas de terminaison numérique en [char] et contraction des voyelles: le alif [a] devient un [è] court. Le vendeur de fetirs me demande si je suis égyptien, Pascale me disait hier soir au téléphone que mon accent français du Sud est super. «Ahlan wa salan»- «Wa ahlan bik ya habeeby.» Rires. Le sandwich-pa-nini typique est délicieux; sur le pain, des traces de graine de pavot, d’autres plus subtiles me rappellent le goût de la badiane. Au loin un Hardees. C’est bon, MM peut pointer ses cernes, sa presque blondeur et son accent wallon, les ravitaille-ments en Megamushroom seront envisageables. Rouge-blanc-rouge-cèdre vert, le drapeau libanais s’affiche à tous les coins de rue. Christian m’appelle d’Haïti, les conditions sont pas si évidentes que ça chez les plus pauvres de l’hémisphère Nord. Difficile de trouver le sommeil a priori; les électriciens sans frontières éclairent les bidonvilles pour éviter les agressions nocturnes de femmes certainement veuves.

Mosquée Rafiq Hariri, 13h41 - Dôme presque aussi bleu que le ciel, murs propres flambant neufs. La météo prévoyait de la pluie aujourd’hui, elle est certainement lunatique. À l’intérieur, une moquette presque neuve et des écrans plasma qui cô-toient des niches sombre en marquetterie. Coran et kleenex en libre service. Quatre hommes prient, ils sont tous pieds nus. J’enlève mes chaussettes et comprend que les mouchoirs en papier sont faits pour ne pas poser sont front contre la moquette lorsque l’on se prosterne, pas de zebibas au pays du cèdre? Le lustre central est immense; les peintures beige clair, bleu nuit et or sont magnifiques. À droite un immeuble criblé d’impacts de balles, des cloches sonnent, à gauche la concession Ferrari.

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En face, Le centre ville made in Solidere se laisse entrevoir, je me rap-pelle qu’Antoine m’en avait parlé. L’architecture est belle, plutôt bien fi-chue. Authentique? Je révise mes nombres en libanais à voix basse: «wa-hed, tnèn, tèlèt, arb3a, khamsè, séb3è, sétè, tamnè, tes3è, achra, ehdach-, etnach-, ...» Je comprends maintenant la façon dont Y.A.S chantait sur son tube Get it right produit par Mirwais. Je sors et passe par le tombeau d’Hariri.

Place de l’étoile, 14h51 - Une petite tour avec une horloge Rolex à son sommet. À côté, la cathédrale orthodoxe Saint-Georges, à l’intérieur, le même Georges terrasse toujours autant le dragon et j’entends le chant des muezzins à l’extérieur. Décor chargé, loin de la sobriété du culte ca-tholique arménien. Une fille passe, elle me regarde et me sourit; elle a un parfum désagréable. Plus loin dans le «downtown», la haute couture mondiale se dispute des vitrines encadrées de marbre clair.

Port, 15h12 - Un homme fait une sieste dans un 4X4 Escalade. Jantes de 24 pouces. Un homme en col blanc qui passe sur une Harley Davidson dernier cri le réveille. Sur le chantier naval, des bateaux militaires en réparation, un cargo FM Spiridon noir blanc et rouge.

Rue Gemmayze, 15h51 - Au restaurant «Le Chef» je mange des ar-tichauts à l’huile et des concombres au yaourt. Le café n’est pas bon. Les personnes qui déjeunent devant moi ponctuent leurs dialogues télé-phoniques de «merci, merci», «d’accord». Intrusions de langue française dans le dialectal libanais. Vestiges coloniaux peut être. Je remonte Gem-mayze jusqu’au fond. Quelqu’un m’interpelle pour me cirer les chaussu-res. Dans deux heures j’ai rendez vous avec Eduardo; dans mes oreilles, l’air de Y.A.S, je compte à nouveau. Je n’ai pas pris d’appareil photo aujour’dhui.

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Gemmayzefévrier 2010

Gemmayze (détails)février 2010

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Inventaire #2

Hamra, 09h01 - À l’extérieur du Ministère de la Culture libanais, je prends deux fois à gauche et je sors un plan de Beyrouth. Au loin, des sirè-nes de police ou d’ambulance. «May I help you dude?», bodybuilder élevé chez les grecs, Tarek m’amène avec lui à l’université américaine pour vérifier si des annonces traînent du côté des boi-tes aux lettres professorales. Rien si ce n’est un site d’annonces immobilières que je connais déjà, ahlein.net. La faculté est immense, plutôt jolie. Les allées sentent le jasmin, le printemps dit qu’il est prêt. En bas, sur le stade, des élèves habillés en short et T-shirts vert foncé font des étirements en ronde.

Corniche - Avenue de Paris, 09h26 - Face à la mer, derrière moi, le campus du pays des soit di-sant électeurs d’Obama. Au loin, un cargo de la CMA CGM trace une ligne blanche sur l’eau, le sillage semble indiquer les montagnes enneigées, plus haut sur la droite. Le Beyrouth de Nadine Labaki prend des airs de dame à l’accent français et à la saveur sucré comme du caramel, le mien est pour l’instant électronique avec un arrière goût de Lloret del Mar monégasque.

Grotte au pigeons, 10h02 - J’enlève ma mu-sique des oreilles et découvre un des clichés de la capitale phénicienne. Une immense arche de pierre qui pose ses deux pieds dans l’eau. À côté d’elle, un autre colosse d’environ 50 mètres de haut et une mer qui fait éprouver à ces deux refuges d’oiseaux roucouleurs ce qu’ «érosion» signifie. Je quitte le panorama et me rends compte que j’ai perdu mon gilet, je re-tourne sur mes pas. Je ne le retrouverai pas.

Corniche - Avenue de Paris, 10h01 - XVIIIPorsche,Infiniti,Ferrari,Mazerati,Aston Martin,Hummer,Cadillac,BMW,Mercedes Benz,Rolls Royce,Audi,Range Rover HSE,Wolkswagen,Jaguar,

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Bentley,Ford,Lexus,Lamborghini.

Corniche - Avenue de Paris, 10h02 - XVIIIMaronites,Gréco-orthodoxes,Gréco-catholiques (melkites),Apostoliques arméniens,Catholiques arméniens,Syriaques-orthodoxes,Syriaques-catholiques,Protestants,Coptes,Assyriens,Chaldéens,Catholiques de rite latin,Sunnites,Chiites,Druzes,Alaouites,Ismaelien,Juifs.

Corniche - Avenue de Paris, 10h03 - XVIIIH&M,Zara,Dior,Mont Blanc,Armani,Dolce & Gabbana,

Ed Hardy by Christian Audigier,Bershka,Guess,Hugo Boss,Salavatore Ferragamo,La Perla,Louis Vuitton,Diesel,Victoria’s secrets,Bikkemberg,Gucci,Prada.

Pension Al Nazih, 14h59 - Frédéric m’ex-plique qu’il est doctorant en anthropologie à l’Université de Lille. Sa thèse concerne le culte et la mémoire de l’idée de résistance dans un des quartiers sud de Beyrouth. Il donne des cours en France pendant 6 mois; l’autre moitié de l’année, il l’a passe au Liban où il vit dans la zone la plus pauvre de la ville. À la pension, il attend de recevoir les autorisations nécessaires à son emménagement dans un des fiefs du Hez-bollah. On joue sur son ordinateur et avec des manettes à un jeu de combat old school qui réu-nit l’ensemble des personnages des vieux jeux Capcom. Jamal, qui travaille à la pension, passe nous voir ; il a acheté un costard pour le ma-riage de sa nièce ce soir, il vient nous montrer à quoi il ressemble habillé «formal». Il nous fout de son eau de cologne bon marché partout, en faisant mine de s’en mettre nulle part.

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Théâtre Monnot - 21h44 - Sébastien Bertrand arrive au bout du Chemin de la Belle Étoile. Toute la salle est debout, des gens pleurent derrière moi. Je retiens des larmes. Soeur Jo-sèphe de l’orphelinat Saint Vincent de Paul de Beyrouth est sur la scène, elle enlace et embrasse Sébastien puis s’essuie les yeux. Les applaudissements ne cessent pas. Les parents vendéens se joignent aux retrouvailles d’un homme avec ses racines. Le spectacle est magique, simple, total. Je rencontre Samuel Pasquier, Paul Mattar et André Curmi qui m’invite à manger avec l’équipe du spectacle dimanche. J’ai le simsar le plus charmant du Moyen Orient à mes côtés, Eduardo est aussi venu au spectacle.

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Mosquée Rafiq Haririfévrier 2010

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Verdunmars 2010

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Toits de Gemmayzefévrier 2010

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Sanayehmars 2010

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Inventaire #3Pension Al Nazih, cage d’escalier, 00h33 - Il faut faire moins de bruit. La porte d’entrée se verrouille. Dans ma poche la clé, sous mes yeux des cernes; du vent sur mes mollets et des mains aussi sales que mon linge. Dans les escaliers, le ton baisse tout autant que le niveau de nos Almaza(s); pourtant, l’enthousiasme grimpe sur les marches. Éclats de rires et mouvements, on se lève et on se rassoit chroniquement pour laisser passer les voisins du dessus. De ces choses prohibées en France, pour tacher de régler enfin le problème des «banlieues», des «voyous», des «sauva-geons», car on sait bien que c’est en interdisant le squat’ des cages d’escaliers, le voile à l’école et en instaurant un couvre feu et de la prison ferme pour les moins de 13 ans que l’on réglera le problème et le compte à ceux qui écoutent du rap, volent des vélos, portent des casquettes à l’envers et des polos Lacoste... Astrid et Julien arrivent d’une semaine passée dans une ferme presque pédagogique dans le nord Liban. Ils sont fatigués et ont du laissé leur camion à la frontière syro-libanaise. «Pourquoi?» - «Parce que c’est un diesel et que c’est interdit au Liban». Ils sont partis début janvier de Lille, avec un Citroen Jumper; ont tra-versé toute l’Europe, la Turquie, la Syrie pour se retrouver avec nous dans cette cage d’escalier, sur ces marches, à rire, à discu-ter, à palabrer sur ce qu’on pense du voyage, d’être loin ou plu-tôt d’être plus à l’Est, vers les fantasmes et les délices d’orient. Julien a réussi son Hoummus hier, le secret réside a priori dans le dosage du citron. Sandrine, revient quant à elle du Sud Liban et se prépare à retourner travailler à Dublin; elle est bouleversée par ce qu’elle a vu là bas. Sur son petit écran d’appareil photo, on voit des paysages magnifiques, un char israélien échenillé et érigé en symbole de la résistance, des barbelés, des oliviers, une terre rouge sang, un parc verdoyant avec une grande mosquée payé, a priori, par l’Iran et située à 700 mètres à vol d’oiseau de la frontière avec le 51ème état américain.

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Elle nous raconte la façon dont on l’a ac-cueilli, elle nous dit cette grand mère que le temps, en vain, à essayer de ternir, cette grand mère aux yeux qui transpirent le Monde. Peut être est-ce parce qu’avec tout elle se confond que les troupes de Tsahal n’arrivent pas à as-sassiner ou à pacifier ce type de personnes qui sont capables d’aimer toutes les personnes humaines sauf celles qui n’aiment pas Hassan Nasrallah, peut être le seul espoir qui lui reste. Khaled m’invite à venir visiter sa famille, dé-couvrir là d’où il vient, comme il l’a fait pour Sandrine. Je dis oui et je lui souris. Tout est calme désormais, j’essaie de me concentrer pour percevoir le bruit des drones israéliens. il y a 5 jours, ils volaient sur Beyrouth; je n’ai rien entendu.

Dans un taxi entre Gemmayze et Hamra, 07h40 - Il manque un bras au chauffeur et il ne parle pas français. Je repense à ce qu’écri-vait Pascal Bély dans une des délicieuses ana-lyses du Tadorne (www.festivalier.net): «Il faut absolument être moderne», lui même re-prenant Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer. Ça nous inquiète effectivement toujours un peu de devoir être quelque chose... Mais ça donne envie, ça teinte les propos de Rimbaud d’une dimension d’ouverture et les vitalise. Monsieur Tadorne dit très justement que le concept de modernité n’a pas, aux yeux du poète, valeur d’absolu; la tonalité «ironique» de cette phrase en réponse au nom «arriérés», utilisée peu avant dans le texte, ne peut que

nous faire douter et réfléchir, avant de prendre le propos au pied de la lettre. Opposer «an-cien» et «moderne serait donc chose stupide chez les nouveaux phéniciens, mais j’en suis encore à me poser la question de ce qui est en mesure d’appeler à la trouée créative qui naît d’hier pour éclairer un aujourd’hui, en s’af-franchissant des dogmes trop rigides et des enfermements trop confortables.

Au fond, qu’est ce qui est véritablement «mo-derne» au Liban (et je pourrais très bien me poser la même question en France)?

La littérature, la poésie, la philosophie? Gi-bran, Darwich, l’exilé palestinien, Maalouf, Khoury, Beydoun, etc. La façon de vivre cha-que jour comme s’il était le dernier, profiter, s’écrouler, renaître, encore et encore. L’urba-nisme, ultra moderne, parfois pathétique; la technologie bien qu’elle souffre d’énormes contrastes (venir de son village des monta-gnes en âne pour vendre des légumes, et té-léphoner de sa charette avec un Blackberry dernier cri), la flexibilité du temps, de l’espa-ce, des mouvements, cette façon aussi et que je trouve pour l’instant comique, de montrer qu’on a de l’argent. On consomme ici comme ailleurs, on a faim. Un appétit de vivre, de fan-faronner, de se battre, de faire, de défaire, de construire pour mieux détruire, de faire sem-blant. Dans ce taxi je me demande si je trouve ça bien Beyrouth. Je ne sais pas encore, mais il est clair que cette ville est fascinante. Reste à explorer l’autre Liban.

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Zoqat el Blat, 13h07 - Premier jour au ministère où j’essaie d’imiter le DEPS... Reprise de toutes les statistiques mensuelles des Centres locaux d’Animation culturelle libanais et des bibliothèques partenaires du Centre de ressource Jeunesse pour rangement dans des petites cases que j’ai construites moi même sur Excel. Je vais faire une sorte d’étude qualitative, ça fera joli dans une Curriculum Vitae s’pas?...Essayer de construire une base de données de ce sus nommé «Centre de Ressource Jeunes-se du Service Livre et Lecture du Ministère de la Culture Libanais». Demain je rencontre l’équipe d’iloubnan.info, mais pour l’instant je m’en vais chasser l’appartement disponible avec une simsar du tonnerre. Voiture. Embouteillages. Klaxons. Passage par l’Université Saint Joseph, le Centre Culturel français, L’IFPO. Je m’essaie au café blanc, ça ne me réussit pas trop. Pascale sourit et rit en passant de l’anglais au français à l’arabe. Elle est très belle.

Achrafieh - à 5 minutes à pied de la place Sassine, 21h47 - Un toit, une chambre, une fenêtre, une salle de bain rustique, un chauffe eau à bois, pas de frigo, pas de plaques élec-triques, pas de matelas. J’ai peut être trouvé quelque chose, je ne sais pas, ce sera peut être compliqué à long terme. Quelque chose d’assez intéressant et peu cher, 5 mois sur un toit, pareil qu’en Égypte. Je lis plus loin les nouvelles d’un homme qui comme moi aime le bon vieux temps des colonies françaises. Lui a choisi d’immigrer à la Nouvelle Orléans, parce que «musique et gastronomie tropicale» et bon vieil air de puissance coloniale. Est-ce que je succombe à mon tour à cette «vague moderne qui consiste à étaler sa confiture de vie sur cette biscotte qu’est Internet, en espérant qu’elle ne craque pas dans nos doigts?»

Deux mecs passent dans une voiture tunning. Je repense à ce clip vidéo de Romain Gavras (Kourtrajme) pour DJ Mehdi que Double M m’avait montré... Bande son d’inventaire de pas grand chose?...

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Cornichemars 2010

Inventaire #4

Ministère de la Culture libanais, Verdun, 09h01

Ô ces longues nuits dont la profondeurMe semblait tissée de ta chevelure!Mes larmes coulaient, me rendaient plus pureDe ton souvenir la fraîche lueur.En mes yeux noyés passaient, perles fines,Tes dents, puis de tes joues la cornaline.Je te voyais, je m’étouffais de pleurs,Les yeux rougis au feu de ton absence,Ou si c’était une eau, effervescenceJaillie de ton sein, grenade éclatée?Ô longues nuits, ombre que j’ai tranchéeDe pleine lune où flottait ton visage!J’avais été, ô perle, trop peu sageAvec toi, voilée, recluse, cachée!Coquelicots ravivés de tes jouesEt cette haleine, ô souffle parfumé!Ici et là, sur le lys de ton cou,Venaient s’arrondir perles en roséeLorsque les pleurs, blanches bulles, coulaientAux joues de la coupe emplie de ton vin.Le vent de l’ivresse alors t’emportait,Ployant ton flanc comme une jeune brancheTon corps tremblait, une houle en son pleinS’en venait battre aux rives de tes hanches.

Ibn Khafâja

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Je tombe sur ces vers dans un des nombreux livres du centre de ressource jeunes-se. Ibn Khafâja dans Poésie arabo-andalouse - petite anthologie dirigée par Farouk Mardam-Bey. Je suis en immersion dans un monde muet où le seul élément qui vient briser le silence ambiant est le bruit des touches de mon clavier. Saisie des chiffres mensuels des Centres de lecture et d’animation culturelle au Liban, les CLAC. Des noms de villes: Bint Jbeil, Tyr, Sin El Fil, Byblos, Achkout, Helba, Bar El Yas, Baal-beck... L’année 2009 vue via le nombre d’adhérents des bibliothèques publiques du pays du Cèdre, le nombre de livres empruntés, la rotation de la collection tournante. Bâillements et soupirs soignés, éloignés au café turc et au maté. La plupart des autres ouvrages concernent le conte, les histoires et les façons de les cueillir. Des noms connus sous mes yeux: Jihad Darwiche, Marie Madeleine Diouf, Mahmoud Darwich. D’autres inconnus: Koulibaly Isaïe, Ansomwin Ignace Hien, Mohamed Kacimi.... Je pense alors à Gigi Bigot qui vient rendre visite au Festival du conte et du monodrame d’ici bientôt. Elle en a cousu une d’histoire vers chez moi, elle l’a même brodée avec de l’accordéon. L’histoire d’Angèle et de ce camp dont on ne parle plus, Rieucros. Ce camp où l’on mettait des femmes espagnoles d’abord puis des femmes de partout ensuite. Ce camp de la honte et de l’indignité humaine. Là où on partait faire du vélo avec les copains.

Je regarde rapidement un autre livre, la couverture, les deux couleurs et le dessin font penser à Persépolis de Marjane Satrapi. Il s’agit de Mourir partir revenir Le jeu des hirondelles de Zeina Abirached née en 1981 à Beyrouth Est. J’ouvre. Les cho-ses semblent décidément compliquées. Espoirs déçus, rêve brisés, visages perdus. Certains l’ont retrouvé (notamment Wajdi Mouawad et merci David de m’avoir fait découvrir cet auteur), d’autres continuent de le pleurer. Mais les histoires restent et on continue aussi de raconter comme pour chercher des morales, oublier, se souve-nir, transmettre, saisir le sens de ce pays.

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Bar chez Louie, Gemmayze, 22h56 - «Rentre dormir, tu re-veras, et tu te te reveilleras peut être un jour dans un Liban moins confessionnel». Traduction simultanée d’une chanson de Ziad Rahbani, fils de Fairouz. Je suis ses conseils. Je ne sais pas si je rêve d’un Liban moins confessionnel. Je rêve de murs qui ont des cicatrices, de musiques et de chants qui s’amplifient, de murs qui portent les stigmates de guerres successives, interminables, fraternelles, incompréhensibles. Je rêve de comprendre un peu.

Rue Hamra, Graffiti bar, 19h59 - Joe dit «à bientôt, Ciao Bye». Cette fois ci, combinaison française, italienne, anglai-se. Proximité avec l’expression inverse et consacrée dans la ville sept fois détruite, sept fois reconstruite: «Hi, kiffak, ça va?». Anglais, arabe, français. Il est vigneron dans la vallée de la Bekaa. Je note qu’il vend une partie de son vin aux fran-çais des forces de la FINUL et m’invite à le visiter. Sa famille produit depuis des générations de l’arak, un ouzo amélioré. Il veut me montrer la Bekaa, la forêt de cèdres, la musée de Gibran. Encore une fois, je me demande comment remercier Claude et Stéphanie de leur «réseau de solidarité».

Corniche, à côté du phare de Beyrouth, 17h30 - À côté du phare, un port de pécheurs, à côté du port de pécheurs, un mur de sacs de sable, dans le mur anti balles, dans la meur-trière plus précisément, un chat couleur caramel remplace le canon d’une mitrailleuse lourde. Il dormait. Je l’ai réveillé en approchant pour le prendre en photo. Je m’excuse. Il faut tou-jours s’excuser auprès des chats, c’est la moindre des choses; déjà qu’ils daignent vivre dans notre monde...

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Achrafiehmars 2010

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Mar Mikhaëlmars 2010

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Inventaire #5Saïda, 11h27 - Le bruit du minibus se tait, du moins il baisse d’une mesure et se met au diapason du débarquement dans la ville de Saïda, à la mesure des murs silencieux de cette forteresse dressée dans la mer qui bientôt se tient devant nous. L’odeur de transpiration mélangée à la gomina bon mar-ché du policier qui tenait le rôle de voisin de transport s’estompe. Le calme revient. Il n’est pas vraiment silencieux mais il est bien là. Il y a plus de place ici, moins de vitesse ; on se sent moins à l’étroit. Ester et Marc sont hollandais, Tyler est australien et boit environ trois Pepsi par heures. Adam est un homme de finance de la rue du mur à New York et il commence à se demander quel rôle il tient dans Babylone. Il me dit qu’il est peut être temps d’aller faire pipi contre les arbres, peut être temps de respirer, de prendre le temps de vivre, de claquer la porte au nez de madame la maitresse éco-nomie-spéculation qui a montré très récemment ô combien elle pouvait y aller tout droit dans le mur. Tant que passera le temps, il aimera autant les voyages et le statut de découvreur. Il s’en rend compte maintenant. Il ouvre son guide de voyage Lonely Planet:

«Saïda: 100 00 habitants + environ 100 000 réfugiés palestiniens dans le camp du sud de la ville. Le terme fort répandu dans l’antiquité grecque de «phénicien» vient du grec phoimis qui désigne la «pourpre», une matière colorante extraite du mollusque gastéropode Mourex Brandais, avec laquel-le les phéniciens teignaient leurs tissus, leur principal produit d’exportation. Sidon était déjà célèbre dans l’antiquité pour sa pourpre et ses verreries. Après l’enlèvement de la belle Hélène, le troyen Pâris y serait même passé pendant sa fuite.»

La mer est devant nous, la montagne des ordures de Saïda dedans, le ciel est au dessus, Rafik Hariri partout. Un policier bécote une fille en hijab à l’abri des regards touristiques, derrière les murs du château de la mer. Je les surprends.

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Saïdamars 2010

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Khan El Franj, 12h43 - Ça a comme un quelque chose de plus authentique que Beyrouth, ça sem-ble plus vrai. Ça crie dans le souq, ça annonce des prix, ça négocie, ça sent très fort le poisson, puis tout à coup, la fleur d’oranger, la badiane et l’odeur du pain chaud en forme de panier l’emporte sur la friture. Pas vraiment de teinture dans les parages, mais un labyrinthe de ruelles pleines d’artisans en tout genres. Menuisiers, sculpteurs, tailleurs, snacks, tapissiers, vendeurs de bibelots, encadreurs, etc. Un énorme pélican joue à la mascotte sur l’étalage d’un pécheur. Comme une brusque envie de Guinness.

Centre ville de Saïda, 13h50 - Sortie du musée du savon, comme une envie de hammam soudaine. Envies de mousses sublimées. On pousse la marche un peu plus loin pour croiser des mécanos-métal-los. Pause mozz be laban près d’une mosquée sunnite et d’une école de l’UNRWA. Un des mecs qui fume un narguilé à la terrasse du bar me demande en français ce que je fous avec un américain. Je lui dis que je lui apprends la politesse. Plus loin un groupe d’enfants, de 3 à 7 ans. Des cheveux chiffon-nés, des sourires, des têtes en pétard et des ventres grassouillets. Je les prends en photo. Ils prennent des poses enthousiastes avec leurs vieilles raquettes de tennis déglinguées en guise de mitraillettes improvisées et leurs pieds nus. La Hollande, l’Australie et l’Amérique quittent les lieux pour retour-ner à la pension. Je me retrouve seul sur la corniche, le nez au vent. Je bois un café à faire pâlir le plus corsé des ristrettos italiens. J’appelle Olivier pour le rejoindre au centre culturel français.

Centre culturel français de Saïda, 16h00 - Le café philo débute, le thème: «citoyen du monde». J’ajoute «tarte à la crème» et je me rends compte que bon nombre des lycéens présents ont des choses à dire. Notamment sur leur pays, puis sur celui du voisin aussi, la «Palestine occupée». Je rencontre Olivier, Mazen, Dima, et Jean. C’est chaleureux. On file boire du Keffraya rouge avec Mazen & Dima, que je connais depuis une heure. Échanges. Partage. Rires. Jeu de piste dans le vieux Saïda pour retrouver la pension aux airs andalous où vit Olivier; un ancien couvent.

Port égyptien de Tyr, 10h02 - À chaque lampadaire, un drapeau du Hezbollah. Un lampadaire sur deux, un portrait de martyr. On en parlait ce matin avec Jean de ce sud Liban, de cette région si parti-culière. Le bord de la route ressemble aux images que je me fais de la Galilée. Nous ne sommes pas si loin du Mont Hermon, là où l’œil était dans la tombe et regardait Caïn. Jean et Olivier m’ont pris avec eux; je me retrouve avec deux baroudeurs du monde, les anecdotes fusent, comme les souvenirs d’Orient et d’Asie. On visite le port égyptien qui jette des colonnes de marbre à la mer ; l’hippodrome, la nécropole. On passe à côté du camp palestinien de Tyr. Au restaurant, on se rend compte que Jean

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était au Laos au même moment que le dab’ dans sa jeunesse. Censeur du lycée fran-çais de Luang Prabang. On a même un ami philosophe grec grand format en commun et on lui fait une carte postale. Le monde est petit. La diaspora lozérienne n’a rien à se reprocher, même ici, au pays roi de la population disséminée dans le monde.

Nabatieh - 17h12 - Des orangers, des bananiers et des citronniers en fleurs, des drapeaux du parti de Dieu, des amandes vertes et des noix de cajou, du thé, des cru-cifix, un portrait du frère de la secrétaire du CCF de Saïda en compagnie de Jean Paul II sur le buffet. Des pâtisseries délicieuses et du café blanc. Puis direction la nuit. On retrouve Aymen, un de ceux qui aiment les chevaux. Encore un ami d’Olivier.

Tannourinne - 21h59 - Saïda 23h23 - Nous ne voyons rien dans la noirceur du sud Liban mais on comprend vite ce que sens de l’accueil signifie lorsque qu’on le conjugue avec l’opposé du Nord. Les gens chantent, ont envie de savoir, de dire, de nous raconter. On mange du tout fait maison: huile d’olive, pain, fromage, to-mates, sésame, man’oucheh, zaatar, etc. Au loin la mer, tout proche, des chevaux, dont un qui court dans le noir et s’arrête quand on passe à côté de lui. Il nous dévi-

sage. Ce n’est plus le moment de rentrer à Beyrouth, je repasse une nuit à Saïda in-vité par Olivier et Jean. Je relis des bouts de Darwich attaquée tout à l’heure sur la jetée où je tachais de prendre le pouls de cette ville, de lui faire dire «trente-trois». Olivier était en Arles lui aussi quand l’exi-lé palestinien donnait un de ses derniers récitals poétiques en compagnie des ouds de Wissam et Samir Joubran. Didier San-dre traduisait. En cette fin d’après midi de l’été camarguais, au sein du théâtre anti-que, il me semble que les cigales avaient arrêté leur chant pour mieux écouter ce-lui des oubliés. Peut être qu’à ce moment là aussi, j’avais compris qu’il fallait que j’aille voir de plus près cette terre, cette région, cette partie du Monde, l’origine de cette sensibilité, de ce déchirement.

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Saïdamars 2010

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Saïdamars 2010

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Inventaire #6

Escaliers de Jeitaoui, 14h18 - Finir cet entretien sur la poésie de Mahmoud Darwich assis sur de la pierre fraiche pas vraiment propre, mais ou une rumeur des immeuble environnants me fait penser que je suis bien au Liban. Les murs sont oranges, rouges, bleus, verts, blancs, jaunes pale. Une poupée est pendue à un fil électri-que. Un jeu qui a du mal tourner et se solder par des petits ruisseaux salés qui sortent du bord des yeux.

«Le poète palestinien n’a jamais cru nécessaire de fournir des preuves de son droit à être là. Son rapport à la terre est direct, spontané, il n’a besoin d’aucune justification idéologique. Le poète israélien lui, sait que ce lieu existait avant la fondation d’Israël, et qu’il avait un autre nom, Palestine. Il a besoin de mobilier tous ses moyens pour s’approprier le lieu par la langue, et cela fait partie du processus de colonisation.

[…]

Les palestiniens n’ont pas pour autant cédé. Au contraire, leur expérience, en ce qui concerne la relation à leur terre, prouve qu’il s’agit d’un peuple qui ne peut être rejeté en dehors de l’histoire ni de la géographie. Il ne leur reste que deux options: la vie ou… la vie. Le peuple palestinien à le droit de se défendre et son arme pre-mière est de s’accrocher à son identité et à ses droits nationaux. Quant à la deuxième, je pense qu’elle consiste à maintenir son image patriotique et humaniste en veillant à ne pas offrir à l’occupant des arguments lui per-

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mettant de la déformer et de la détruire. La résistance à l’occupation n’est pas qu’un droit, s’est aussi un devoir. Elle peut revêtir plusieurs formes, parmi lesquelles le rejet de toute démarche israélienne visant l’annihilation de l’être palestinien. Nous devons inventer de nouvelles méthodes de luttes destinées à servir les intérêts nationaux supérieurs

[…]

Les israéliens ne construisent pas le mur pour nous séparer d’eux mais de nous mêmes. Ils feraient mieux d’élever un mur entre l’histoire et la légende, entre la réalité et le mythe, eux qui se sont barricadés derrière un mythe à tête nucléaire. Jamais dans l’histoire les mythes n’ont été dotés d’un armement aussi destructeur.

[…]

On ne peut donc pas éviter le débat avec l’Autre qui a occupé le lieu en prétendant que c’est le sien et que je suis étranger. Cependant il est lui même perplexe, car il ne trouve pas son moi. Chacun de nous doit chercher son moi dans l’Autre, mais je suis plus courageux que lui car j’ai réellement entrepris cette recherche alors qu’il n’ose pas de le faire de son côté. Il nie mon existence et risque de se mettre en question s’il reconnait qu’il a en lui certains de mes traits.»

[…]

Résumé rapide sur des questions soit disant politiques. Je souris en pen-sant à celui qui m’envoyait des bribes du Cantique des Cantiques, parce que Ibn Khafâja lui rappelait l’érotique sulfureux de la Sainte Bible. Il va certainement relire ces extraits, se demander si je suis antisémite; pensait un «petit con» affectueux. Il vérifiera cela de lui même certai-nement.

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Place Sassine, 15h50 - Dans un taxi une femme voilée en dessous du men-ton monte. Des fragments de mémorisation refont surface. Je me souviens du Voyage en Orient de Nerval et de ses remarques sur le Caire, difficilement applicables à Beyrouth. « La ville en elle même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées. À grands renforts de ruelles, d’impasses et de moucharabiehs, la rêverie orientaliste s’est nourrie de ce rapprochement entre le secret de la ville islamique et le voile de ses femmes. Mais ne faut il voir là que le produit de la sensibilité romantique?». Je ne sais pas. Je ne sais pas si j’ai trouvé de retraite ombragée ici. Je continue de creuser. Je pense a des cheveux noirs, a des yeux brillants et a des bracelets qui tintent sur les bras fin d’une libanaise qui réajustait mes manches de chemises.

Rue Gouraud, Gemmayze, 19h07 - Je traverse de nouveau cette rue qui est certainement celle que j’ai le plus arpenté de la capitale. Pour rejoindre Mar Mikhaël, près du quartier arménien où j’habite, il faut 20 minutes. J’ai mis mon chronomètre en route l’autre matin. À proximité d’un bar branché où fleurissent les voitures de sport et l’eau de Cologne, griffée couturiers italiens ou anglais, le samedi soir. Alice Russel entame son armée des sept nations version soul en presque mieux que la version des White Stripes. L’autre soir, il y avait sur le trottoir de cette même rue un rat. Drôle de métaphore; un simple rat qui avait peur face aux Lamborghini, 4X4 de luxe, Porsche, BMW et Mercedes. Juste après il y avait un cul de jatte qui faisait la manche. Encore des contrastes.

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Fleuve de Beyrouthavril 2010

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Inventaire #7

Étage 0,5, rue d’Arménie, Mar Mikhaël, secteur 79, El Qobaïyat, 21h02 - «Entre la vérité et l’imagination, il y a quatre doigts, tu sais pourquoi fils?» - Je réponds par la négative; Maurice savoure déjà le fait de m’apprendre un autre adage Levantin. Il pose la paume de sa main abimée par le travail et le temps sur sa joue, entre le coin de ses yeux et son oreille gauche, il sourit derrière sa moustache ; je comprends. «Entre ce que t’enseigne ton regard et ce que te murmure la rumeur à l’oreille, il y a la place pour cette main, pour ces qua-tre doigts, pour ces quelques centimètres, une distance courte n’est ce pas?». Un écart peu important effectivement, mais un monde d’explications via cette main et cette situation où l’on entame déjà une autre bouteille de rouge qui ta-che dans des petits verres sales et des fauteuils défoncés. Maurice se livre, me dit ce qu’il pense de « son » Liban, de celui qu’il vit, qu’il « travaille » tous les jours en sillonnant les routes de son pays dans un combi Volkswagen d’Élec-tricité Du Liban. Il a oublié son français jésuite, a appris l’anglais pendant la guerre civile; dans les abris. De quel bord est-il ? Anti Forces Libanaises et anti phalangistes spécialistes du lèche cul sioniste, anti Hariri, refusant le fait d’être pris dans l’étau iranien via le financement du Hezbollah mais reconnaissant le fait que le « parti de Dieu » construit des écoles, des hôpitaux, des centres d’aides avec l’argent perse, et ne se le met dans les poches comme le fait, soit disant, Hariri fils & sbires avec celui de l’Arabie Saoudite.

Je réfléchis, il s’excuse pour les coupures de courant quotidiennes qui rythment la vie de Beyrouth, le générateur a tendance à jouer à la dilettante ces temps ci. Cet après midi je comprenais pourquoi la plupart des briquets au Liban sont munis de mini lampes torches super puissantes: en cas de coupures.

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Ain El Mreissé, 14h23 - La mer a des couleurs d’huitre, du vert brun des vagues au blanc nacré de l’écume ; le ciel est chargé d’une brume pol-luée, je distingue peu les contours des montagnes de Kfardebian qui se dressent au loin. En rentrant vers chez moi, je me dis que ces teintes altérées aux nuances précieuses et alambiquées me repo-sent de mes éclatants souvenirs de la Mer Rouge, bleu pur transparent, sable jaune, parfois sale, d’un chromatisme vif aussi primaire qu’un dessin d’enfant. Hier soir Pauline m’envoyait un SMS d’Égypte et un bonjour des amis de là bas. Elle parlait de « fantasmes » libanais. Je me demande où sont passés les miens, ils ont du évoluer, se transformer, devenir plus complexes.

Rue Hamra, 19h07 – En partant en direction d’un lieu de sociabilité d’un autre ordre, Jean Charles m’explique le système d’immatricula-tion automobile libanais. Je n’avais jusque là rien remarqué du jusqu’au-boutisme show off phéni-cien. Il s’agit d’avoir le numéro le moins élevé à l’avant et à l’arrière du véhicule. Les plaques jau-nes sont réservées à Madame la Diplomatie; les rouges aux taxis et camions, puis de trois cent à mille, couleur blanche, c’est la lutte. La plaque à trois chiffres peut se vendre dans les 30 000 – 40 000 US Dollars. Un coupé sport made in Stuttgart avec une plaque de Dubaï, c’est quasi risible ; en

revanche, un banal 4x4 japonais avec une imma-triculation comprise en entre 301 et 999, it’s high class habibi, the « must have » finally… On arri-ve au Centre Fitness First avec l’idée de faire des abdos. Je mettrais deux jours à m’en remettre.

Rue Gouraud, Gemmayze, 00h30 – Avec ma tête de métèque, de juif errant, de musulman ; ma carte d’identité suspecte d’étudiant noir, de rappeur blanc, je commet le délit de faciès à tout lieu et de tout temps, je ne sais pas ce que je suis aux yeux des êtres mais je sais ce que je suis sans. On dit que les humains s’organisent en tribus, je titube en passant de l’une à l’autre et je me si-tue. Au beau milieu du vide dans mon être qui de visu, n’aurait que le besoin de se sentir individu. Mais les patries se soudent et je glisse entre elles comme un savon que les préjugés mouillent mais l’isolement forme les bulles qui me lèveront. Et dans ma tête ma propre histoire, mon propre jar-gon, me rendent seul, indépendant et grand gar-çon. Qui espère ne jamais? Ah ! S’ils savaient faire tant de manières, avoir tant de fragilités rendant si limité ; quand ils se blottissent dans la chaleur de leurs communautés, que j’aime les re-garder dans la froideur d’une objectivité. Le cou-rage en groupe est facile, on partage les craintes. Les opportunistes ouvrent leurs pistes, je ne ré-ponds pas à l’appel. Je ne mange pas dans cette

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gamelle mes pieds ne vont pas dans l’empreinte, arabe loin de SOS Racisme et juif très loin d’Israël. Ô combien ce serait facile de suivre le groupe, n’importe lequel tant que j’ai un bouclier de communauté et de soupe ; mais je redoute qu’on veuille me modeler coute que coute, rien à foutre je resterais seul sur la route médisant les troupes.

Je passe à côté d’une affiche qui annonce un concert de Grand Corps Malade à Beyrouth. Rocé crache Le métèque dans mes oreilles. Ce matin j’apprenais qu’il sortait un nouvel album après Identité en cres-cendo. Si seulement c’était lui qui venait en concert ici et pas l’autre. Si seulement. Il ferait beaucoup de bruit

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Tripoliavril 2010

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Tyrmars 2010

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Inventaire #8

Rue Spears, 13h40 – Sortie du ministère de la Culture, des statistiques plein la tête et une fin de journée précoce. Redescente à pied vers le centre ville ; poursuite de klaxons, de hordes de voitures, de camions et de minibus embouteillés.

Jardin Public de Sanayeh, 13h41 - Deux visages souriants apparaissent derrière la grille du jardin public, ceux de Jihad et de Noha. Ils ont huit et neuf ans, Jihad parle français ; ses deux mains entourant encore les barreaux de la grille du parc, il me dit de venir voir.- « Alors toi français ? Min Bâris ? Et fais quoi fil Loubnan ? »Les yeux de sa mère font un sourire, du moins je pense qu’il s’agit de sa mère ; elle a un voile de soie bleu clair et discute avec une femme plus âgée. Je les salue.- « Je fais un stage au ministère de la Culture du Liban. »- « C’est quoi stage? Comment t’appelles toi?»- « Un stage c’est comme le travail, yâni shugl, bes ana Tâlib kaman. Ismi François.»- « Ana Jihad wa heyya Noha. Et pourquoi tu parles comme dans les films que regarde mon papi, comme ceux des pyramides qu’il y a tout le temps à la télé ? »- « Parce que j’ai étudié la bas, pas longtemps, mais un peu; au Caire, là où il y a les py-ramides tu as raison. Ana koun Tâlib fi Masr, atkallem shouaia el’arabi, bes el masri…»- « Pourquoi pas études à Paris fi Faransa ? Lih Al Qaerah ? Lih el Loubnan wa Bey-routh?»- « Parce que je ne suis pas de Paris. Puis je voulais venir te voir ya habibi.»

Il rit et me demande si j’aime le foot, parce que Noha, elle, elle est nulle, elle veut pas jouer au foot alors que lui, il a apporté son ballon. Noha proteste en arabe, je ne com-prends pas et pourtant si. Elle doit parler de coups, de « t’arrêtes pas de me bousculer en criant », de bleus aux genoux, de « t’es trop petite pour jouer avec les grands », et de «

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tu me pousses puis tu fais le malin après, puis c’est toi qui est nul d’abord Jihad ! ». Au lieu de pleurer, elle se cache les yeux avec son avant bras et dit « cache - cache ! ». Jihad prend ma main pendant que Noha compte. Wahed, tnèn, tlatèh… On court en direction d’un gros buisson aux fleurs rouges. Arba, khamsé… On s’accroupit et Jihad rampe des-sous le feuillu en me disant de faire pareil. Sètté… « Non je ne peux pas Jihad, Ana mish momken, mais je vais rester là, elle ne me verra pas ». Saba, tamné, Tessèh, Achra !...Noha découvre ses yeux et vient droit sur nous. Elle montre le buisson et dit :

- « Jihad t’es là ! ». Jihad répond « non, c’est pas vrai, je suis pas là, c’est pas moi, c’est François ! »…

Elle gagne et on part s’asseoir sur le banc juste en face de là où est installée leur mère. Je défais mon sac je trouve le livre que j’ai emprunté au ministère, Contes du Proche Orient, j’ouvre une page au hasard pour leur lire.

« […] En vérité notre monde ressemble à une charogne. Lorsque les lions en sont repus, viennent les tigres qui à leur tour s’en rassasient avant de s’en éloigner. Alors chiens et loups se gavent. Lorsqu’il ne reste plus grand chose ; arrivent de tous côtés des nuées de corbeaux qui ne laissent que quelques déchets et un peu de sang. Puis apparait une blatte qui retourne en tout sens les déchets. Enfin, lorsque ne subsiste plus qu’un os décharné, le soleil en fait suinter un peu de graisse. De tous côtés accourent alors les fourmis qui la dévorent entièrement pour ne laisser sur le chemin qu’un os desséché. Les lions sont les rois; les tigres, les princes. Les chiens et les loups sont d’insensés extorqueurs, les corbeaux, leurs aides précieux. La blatte est l’intendant qui gère les biens des puissants. Quant aux fourmis, elles sont le peuple aveugle. »

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- « C’est une histoire du Liban ? »

- « Oui, enfin sur livre il y a écrit contes de Syrie et du Liban »

- « Et c’est vrai ? » me demande Jihad avec de la peur dans les yeux.

- « Mais non Jihad c’est un conte »…

De là, ils repartent vers leur mère ; je m’en vais. Ils me font coucou et m’en-voient des baisers avec leurs mains. Je reprends la rue Spears, sur ma droite une grosse statue en pierre représentant une femme nue et une biche. Quelqu’un a peint les ongles de la statue en rose, comme si elle avait du vernis.

Rue du Fleuve, 22h16 – Arrivée à l’Electro Mécanique. Slam et Hip Hop sauce orientale au programme. Pas de thé à la menthe mais de la cervoise so-viétique. Pas de Nahna, mais de l’Arakh. Pas de rap flirt électro mais de l’old school, genre Poor Rightous Teachers, Bambaataa & The Soul Sonic Force, Grand Master & The Furious Five, etc. Je me demande si le rap phénicien est un outil de contestation sociale plus qu’une simple musique, un mouvement de revendication politique et culturel plus qu’un exercice de style. Je repense au conte. Un gringalet monte sur la scène, il a un marcel noir, du gel dans des cheveux coiffés en crête. Il babille. Le sien de rap, n’est pas à la hauteur, c’est pas une fourmi révolutionnaire à qui j’ai affaire, un corbeau peut être.

Cornicheavril 2010

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Cornicheavril 2010

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Inventaire #9

Secteur Khodeiry, 16h38 – L’écran d’ordinateur au bord crasseux devient bleu, la session expire et les cen-driers sont pleins. Coupé en pleine discussion avec un autre émigré lozérien qui de son côté a choisi la ban-lieue londonienne pour travailler son idiome anglo-saxon. Demande d’un nouvel « Id » et d’un nouveau « password ». Dommage, nous qui parlions sérieuse-ment d’import-export et d’internationalisation des jeans Tuff’s et de la saucisse d’herbe floracoise. De l’autre côté de la rue, le bureau où on retire les bons d’une heure pour consommer ses soixante minutes de surf. Je rentre pendant que le tenancier du Viper Net enlève ses deux mains du derrière de sa siliconée d’assistante. Ils sont gênés alors que je souris ; flagrant délit de mains dans le slip. Insouciance préalable derrière des vitres fumées et maintenant, comme un sentiment de gène, de honte face au blanc bec que je suis. Je lui lance un clin d’œil genre « Ana assif, fais ton bazar jeddo, je ne viendrai plus te déranger». Je me reconnecte et découvre que dans 15 jours, Éric Prémel posera ses valises à Beyrouth. Pres-que deux ans que je ne l’ai pas vu. Et pourtant, j’ai sou-vent repensé à lui, j’ai souvent parlé de lui avec d’autres ; on s’est écrit plusieurs fois. Il est un de ceux qui comp-tent, un partageur, un découvreur d’envies et de curiosi-tés, un écouteur qui sait aussi transmettre. On se donne rendez vous dans la ville du vice Proche Orientale dans deux semaines. J’avale goulument de l’air contenant ses 20% d’oxygène règlementaires pendant qu’un bruit se rapproche.

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Batrounavril 2010

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Rue d’Arménie, Mar Mikhaël, 17h20 – Des jeunes avec des tee shirts noirs à croix de Jé-sus rouge ouvrent une longue procession. Je suis à contresens. Un 4x4 blanc surmonté d’une sono où j’entends très nettement le mot massi7 (Christ), des habits noirs, des croix violettes, des lunettes de soleil, des murmures de prières dans le cortège et le ciel bleu. Ce doit être des orthodoxes, les arméniens déambuleraient plus bas, plus du côté de Bourj Hammoud. Je scrute et me rend compte qu’ils sont vraiment nom-breux. Trois filles passent devant moi, elles ont les mêmes mèches rouges dans les cheveux, il devait y avoir des promotions chez le coupeur de chignons, ou l’une d’elles est peut être coif-feuse. La procession de la mort du Christ se bou-cle avec trois Hummers et une ambulance. Les militaires à l’intérieur du camion me regardent passer, au dessus de leur tête, une grande affiche de Bachir Gemayel ; du vent sur mes mollets.

Haret Hreik, The Hangar – UMAM D&R, 21h23 – Quartier sud de Beyrouth, faudra que je montre ce lieu à Pauline. Deux jeunes passent en faisant des wheelings sur leurs scooters. Je sais que ce soir, peut être demain, arrivent deux bu-veurs de bières. Deux esthètes qui ne débandent pas souvent, deux hommes que j’aime beau-coup. Je repense à Tripoli, à sa citadelle, à son marché, à son goût de mer et à ce que je connais de la Syrie. Je repense aussi à Mira, ma guide improvisée qui m’a montré les restes d’un projet

d’Oscar Niemeyer dans la deuxième ville du Li-ban et fait gouter les « bras de femmes ». Znoud el seit, tiède et délicieuse pâtisserie à la pistache, à la crème et au miel. Au final et comme avant, au pays de la mère du Monde, j’en ai croisé de la différence ici. Des diamants ; parfois purs, par-fois noirs, toujours uniques et bouleversants dans leurs mystérieux éclats. Des mines de richesse et de pauvreté inépuisable que l’on appelait jadis l’âme humaine. De la fraternité anonyme, sans visage, sans lien personnel ; la fraternité à l’état pur, la vraie. Là où on ne l’attend pas : chez un électricien « concierge » de mon immeuble, dans les yeux d’un cireur de chaussure syrien de 12 ans, dans ceux d’un grand père qui me demande de l’aider le matin à soulever le rideau métalli-que de sa boutique, dans le regard d’une fille qui a beaucoup de bracelets qui tintent sur ses poi-gnets.

Depuis j’essaie de mettre des mots sur des ren-contres, dans ce qui reste de mes souvenirs. Ici aussi la lumière confond beaucoup de choses. Je vois un peu l’ailleurs, ce grand miroir où l’on se regarde profond et je n’ai pas vraiment som-meil après le film de Edouard Beau, Searching for Hassan, qui explore le spectre terroriste au Kurdistan irakien.

Je me souviens aussi que Magali Ghosn me par-lait de pics de fantasmes, de «La nature intrinsè-que d’un fantasme qui se transforme, se difforme

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même, en se frottant a la réalité libanaise. Ce fantasme prend souvent un air de sinusoïde, on le perd dans le creux mais on le retrouve enchantant et captivant au pic. Un pic que l’on retrouve parfois en rencontrant des Maurice comme le mien..»

Peut être que le Liban que je veux voir se mérite ?

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Tripoliavril 2010

Tripoliavril 2010

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13 avril 1975.

Le film À l’abri les enfants de Ziad Doueiri s’ouvre sur une séquence tournée en super 8 où un avion est censé abattre un chasseur israélien. Nous sommes dans une cours de récréation où un drapeau français escalade un mat clair face à des élèves en rangs. Une institutrice en blouse, convaincue des bienfaits du national chant sanglant français, donne le ton ; elle fredonne en exergue derrière d’épaisses lunettes et sous une permanente impeccable. Tarek s’échappe de la journalière et sacro-sainte marseillaise ; il monte au deuxième étage, brandit un mégaphone et entonne l’hymne libanais :

- « Nous sommes tous pour la patrie, pour la gloire de son drapeau. Notre plume et notre épée ont bâti notre renommée. Nos plaines et nos montagnes enfantent nos guerriers, nos paroles et labeurs œuvrent pour l’idéal ».

Toute la cour reprend en cœur en arrêtant le sang impur qui abreuve les sillons. Madame l’institutrice enrage et ordonne à Monsieur Noueiri de se taire ; dans les yeux d’Omar, propriétaire du super 8, on lit l’admiration qu’il porte à son partenaire de glisse, son camarade Monsieur Noueiri. Plus tard en classe elle demande à Tarek d’écrire sur le tableau noir qu’il fait le malin : « Meusieu Tarek Noueiri fai le malain »… Deuxième essai : « Mes yeux Tarek… » Stop. Retourne ta main ! Plus haut !... Coup de section carrée pour un « analphabète diplômé », sors ! Et arrête de sourire !...

Quelle était l’intention de ces gros cons mandatés par l’éducation nationale fran-çaise, de ces idiots prototypes d’un nouvel ordre colonial? Moralisateurs qui au prétexte que leur pays offre une éducation aux phéniciens se permettaient de traiter un enfant de cancre mal élevé d’une insolence sans limite, de « nullité qui appartient à la jungle ». « Vous vous rendez compte Mesdemoiselles, Mes-sieurs » reprend le hussard noir de la république française, « le lycée français de Beyrouth est la création de la mission laïque française. N’oublions pas que

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13la France a créé votre pays, la France vous a donné vos frontières. Nous vous avons enseigné la paix, nous avons préparé votre civilisation et votre consti-tution. Sachez que l’éducation, l’éducation française en particulier, est le seul chemin pour vous sortir de vos coutumes primitives ».

Tarek est dans le couloir et regarde par la fenêtre. Dehors, des miliciens en ca-goule montent à l’assaut d’un bus qui passe. Ils assassinent tout ce qu’il y a de vivant à l’intérieur. Peut être se dit il à ce moment là que le pays des fromages qui puent a aidé le sien pour avoir un point de contrôle stratégique au Proche Orient et ce, sous des prétextes, soit disant, de fraternité historique (turlututu chapeau pointu…) pendant que les anglais construisait une histoire de « foyer national juif » dans la colonie du dessous pour la même raison. Peut être qu’il a peur tout simplement, et qu’il ne comprend pas. Difficile d’y voir clair quand une horreur prend forme devant ses yeux. 13 avril 1975, à Aïn el Remanneh, 27 palestiniens sont tués dans un autre bus par les milices de Gemmayel. Début du cauchemar. Il y a 35 ans.

Instruit dans l’idiome de ce même colonisateur, Kateb Yacine considérait la lan-gue française comme le « butin de guerre » des Algériens. « La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puis-sance étrangère, et j'écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français », déclarait-il en 1966. Son œuvre, comme celle de Césaire, traduit la quête d'identité d'un pays aux multiples cultures et les aspirations d'un peuple. Un incipit de film qui me ramène donc à Yacine, qui me fait peut être com-prendre un peu ce Liban, du moins me le fait vivre plus facilement, sans quoi je n’arriverai pas à analyser, ne serait qu’un tout petit peu, ses névroses et ses aspirations.

Il est bien difficile de définir le Liban. L’exotisme et l’image « cliché » sont presque toujours au rendez-vous. Durant quinze ans, de 1975 à 1990, le Liban a

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joué sa participation malheureuse dans la géopolitique régionale. Georges Corm en dit qu’ « il a été le théâtre symbolique et violent des nombreuses tensions qui ont agité le Proche-Orient durant le dernier demi siècle ». Le discours des libanais sur eux-mêmes ne facilite pas la tâche de l’observateur lambda, étant effectivement tous très fortement attachés à leur Liban, à quelque communauté qu’ils appartiennent (sunnites, chiites, druzes, chrétiens, orthodoxes, arméniens, chaldéens, alaouites, etc.). Mais ils sont en même temps, capables de dénigrer fortement leur pays, leur État, leur société et de ne pas prendre au sérieux l’exis-tence de ce Liban qu’ils adorent, de ne pas y croire. « Chaque libanais a aussi tendance à penser que la communauté à laquelle il appartient est victime de la méchanceté et de la trahison des autres communautés. Pourtant, il garde, en gé-néral, même dans l’émigration, un attachement viscéral à son terroir ; il reste fier d’être libanais, d’appartenir à ce « mythe », à ce pays mirage, insaisissable, qui depuis près de deux cent ans exporte ses fils au quatre coins du monde, comme si l’émigration était une fatalité ». Que le libanais se dise levantin, phénicien, arabe, qu’il mette en avant, au contraire, son christianisme ou son islam, dans ses multiples variantes, il reste fier de son appartenance. Peu importe que leur appartenance soit complexe, fluide, peu apte à être définie de façon structurée et rationnelle, ait le caractère d’un labyrinthe ; les libanais, si critiques soit-ils de leurs existence collective, nationale, étatique, sociale, sont fiers d’appartenir à cette terre.

Un peuple éponge, et des habitants qui se laissent facilement imprégner des idées des autres et prendre au déguisement de leurs ambitions en grands idéaux patriotiques ou nationalistes ou de défense de civilisation. Un peuple fertile pour-tant, extrêmement fertile où les difficultés de perception d’une identité libanaise trouvent leur équivalent dans bien des sociétés, non seulement dans les pays du tiers monde, mais dans les sociétés développées elles-mêmes où l’accélération de la modernisation et les crises de société qu’elle provoque ont fait ressurgir de vielles identités régionales, ethniques, religieuses. L’identité n’est en effet ja-mais une perception simple et stable du moi et du groupe dans lequel l’individu Avril

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s’insère. Le Liban, jusqu’en 1975, loin d’être un « carrefour » de civilisations, un « pont » entre l’Orient et l’Occident, une « Suisse orientale », était resté un microcosme de la société ottomane, superficiellement recouvert d’un vernis de modernisme constitutionnel.

Alors qu’en est il aujourd’hui ?

13 avril 2010. Je rentre dans deux expositions photographiques parallèles intitulées Missing et In a sea of oblivion dans le cadre d’un événement plus global, revisiting the past, networking the future. Un chiffre : 200 000. Un lieu : le Dome City Center de Beyrouth, place des martyrs. Ici, dans cette ville il y a eu 200 000 morts durant l'incendie civil. Ça représente quoi 200 000 ? On n’a pas vraiment idée non ?

C’est équivalent aux murs qui m’entourent où 200 000 petites cases sont dessinées et où cha-que visiteur peut écrire le nom d’un disparu qu’il connaît : frère, sœur, père, mère, ami, voisin, femme, enfant, mari, etc.

200 000 carrés entre ces murs, situés entre l’Est et L’Ouest au centre de cette énorme cicatrice qu’on appelait ligne de démarcation ou ligne verte.

200 000 cases pour enfin arriver à tourner la page de l’histoire mais en la lisant, de façon collec-tive, en se retrouvent chacun face à la réalité de ce pays. Pas évident de lire la page "Histoire" avant de la tourner, et je me garderai bien de donner des leçons en étant français.

13 avril 1975 - 13 avril 2010.

Un chiffre: Deux cent mille.

8am: réveil les yeux et les oreilles ouverts. Je transpire comme transpirent de honte les murs de ce Dome. Puis trois autres chiffres dans ma tête, encore:

Haïti, 2010, 37 secondes, 217 000 morts; de la transpiration sous les yeux.Avril

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Tyr, Jamaa el Libnanyé, 19h38 – 10 inventaires, 10 bouts d’instants vécus, 10 moments et même plus pour essayer de traduire le vent des pays traversés ; 10 quelques choses pour faire semblant d’avoir quelques traces d’une vie aventureuse. Pas de cheveux blancs, et pourtant une grande soif de rencontre, une faim de prêter ses envies. Pauline et ses yeux se sont assis à ma table cette semaine ; on a essayé de partager nos fatigues, nos doutes, nos espoirs. J’attends Zaki, Tya et Mme Chef Louveteau devant la mer, j’ai Incendies dans les mains. Il est signé d’un « On sait désormais que les livres de Wajdi Mouawad n’aident pas à traverser les frontières, à part peut être celles qui nous permettent d’accéder à des territoires imaginaires dans lesquels on peut trouver des clefs pour une meilleure compréhension du Monde et des Hommes ». Un homme de bien m’a envoyé ce texte, un ami avec qui j’étais resté aux portes de ce pays qui met beaucoup de temps à se livrer ; cette terre et son histoire qui se poursuit, de fil en aiguille, de colère en colère, de peine en tristesse, de viol en meurtre. Dans ce pays, Éric m’a fait rencontré Zaki et Tya, Hyam, Laurent, Marwan, Basim, Abdellah, Sousan et Najouan. Il écoute tou-jours autant, questionne, partage, raconte. Je suis heureux que Pauline l’ai rencontré. Il me disait qu’il était fier de moi, moi je suis fier de lui ; de le connaître. Balle au centre.

Tyr, centre ville, 00h01 – De l’arak et des poissons frits dans le ventre, des embruns dans le nez, des fous rires de moments simples passés au bord de la mer dans la tête. Allongé et à côté d’une bougie, je ré ouvre Incendies : « Ne pense pas que la douleur de cette femme je ne la ressens pas. Elle est en moi comme un poison. Et je te jure Sawda, que moi la première, je prendrais la dynamite, les bom-bes et tout ce qui peut faire le plus mal, je les enroulerais autour de moi, je les avalerais et j’irais tout droit au milieu des hommes imbéciles et je me ferais exploser avec une joie que tu ne peux même pas soupçonner. Je le ferais, je te jure, parce que moi je n’ai plus rien à perdre, et ma haine est grande, très grande envers ces hommes ! Tous les jours je vis dans le visage même de ceux qui détruisent nos vies. Je vis dans chacune de leurs rides et je n’ai qu’à faire ça pour les décharner jusqu’à la moelle de leur âme tu m’entends ? »

Inventaire #10

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J’entends puis je souffle, la lumière n’est plus.

Saïda – Beyrouth, 15h12 – Hier soir dans cette ville du Sud passait un marchand de glaces qui crachait la musique de la panthère rose dans des hauts parleurs. Je me vois en train de sourire dans le reflet de la glace du minibus qui nous ramène à la capitale. Ça défile dehors : la mer, la route, le ciel puis je pense à l’amour dont on parlait hier soir. « Et l’amour et la mer ont l’amer en partage », je ne me souviens plus qui écrivait cela. Hier soir aussi, Zaki nous contait pourquoi Mar Maroun était aveugle. Cordonnier de son état, donc agenouillé souvent à hauteur d’appareil féminin d’où sort la vie, l’aurait regardé le vagin du diable déguisé en femme fatale en lui réparant les souliers. Illico se serait arraché l’œil droit pour se punir. Sourire encore : Zaki et nos slips sur la plage ce matin, une baignade pour digérer le foul d’alchimiste, son oncle malade, un château de sable et des coquillages dessus pour faire joli.

Cola intersection, Beyrouth, 15h 24 – Pauline finit la part de gâteau au curcuma acheté à la gare routière de Saïda censée faire taire les renvois d’ail. Un homme me passe à côté en courant, d’autres crient et lui courent derrière. Ils finissent par le rattraper et un type avec des tatouages sur les bras lui fout des claques sur la tête. Mince, il avait peut être volé quelque chose, peut être qu’il se la méritait sa part de mandales ? Peut être que c’est le bon sens que de lui appliquer une grosse main lancée à toute vitesse sur le visage pour que ça fasse mal, qu’il souffre, qu’il sente une douleur ? Mais quand le bon sens a l’aspect d’un sanglier au front obtus, d’une robe à fleurs géantes, de gants en caoutchouc rose, de tatouages dégueulasses et de gueules de cons comme celles de tous ceux qui aiment la baston dans mon village français, je ne suis pas attiré par le bon sens. Pardon.

Ain el Mreissé – Beyrouth, 10h 47 – Le ciel est bleu, les tee shirt blancs, les roses qu’on nous dis-tribue sont rouges, les papiers où il est inscrit « Civil mariage not civil war » sont blanc eux aussi. La Lebanese Laïque Pride est en marche et elle transporte sont flot d’énergie et d’espoirs. Un des slogans que je comprends est « quelle est ta confession ? ça ne te regarde pas ! ». Devant le grand sérail, les policiers ne voudront pas que nous passions. Nous étions pourtant près de 5000.

Quelle est ta confession ? Cela ne te regarde pas, contente toi d’attendre et de rester debout en attendant la promesse d’un jour meilleur, moins sombre qui justifiera nos combats d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

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Baalbeckavril 2010

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Baalbeckavril 2010

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Inventaire #11Poste frontière de Masnaa, Anti-Liban, Liban, 15h18 – À 15h18 cette après midi, je me souviens. Il y a 279 jours aujourd’hui, j’étais dans l’autre sens, coincé pendant plus de sept heures dans cet endroit, sur cette marge anti quelque chose. David était là, il par-lait calmement de Wajdi Mouawad à un officier de l’armée libanaise avant de téléphoner à l’ambassade de la République française à Beyrouth. Il allait devenir fatigué et triste. Nous faisions les demandes de dérogation, elles n’aboutissaient pas. Pendant ce temps là, je tombais sur Frantz, étudiant allemand qui étudiait l’arabe dans une école française du Caire… Double M et lui refaisaient souvent l’histoire du rap français, européen et mondial entre 2 gorgées de Stella. J’admirais sa façon de porter des baggies en denim épais et des sneakers Nike montante en plein été égyptien. Il transpirait peu, me parlait beaucoup des bars à ne pas rater à Beyrouth où il venait de finir un stage : Baromètre, By the Way, Torino, BO18, etc. Je les connais désormais, et David les connaitras aussi, puisque son passeport a maintenant changé de couleur. Nous rencontrions aussi Bruno, sorte de Jacques Tati vénitien avec qui on partagerait plusieurs jours à Damas.

Mouvement : Nom masculin - déplacement, changement de position. Manière de mou-voir le corps ; ex : des mouvements gracieux (synonyme : comportement). Variation de la quantité ; ex : le mouvement des prix (synonyme : variation). Groupe de personnes qui aspire à un changement (d’ordre social, politique, artistique, civique, etc.).

Route entre Masnaa et Damas, Syrie, 15h24 – La dabke me met toujours autant en transe, les personnes assises avec moi dans le taxi libanais discutent de la position des chrétiens en Syrie, des chiites en Afrique et aux Émirats. Le «monstre» israélien surgit. Je ne comprends plus, je saisis en revanche que la personne assise devant moi est un ré-fugié palestinien (en arabe on dit « Falestine », le « P » n’existe pas. La transe persiste, et a comme un effet excitant. Ils changent de sujet. Dehors, sur tout le long de la route, Le fils d’Hafez « Renard du désert » El Hassad me salue, main droite en l’air, mousta-

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che au vent, air con sur la figure. Dire que cet homme là était ophtalmologue à Londres. « ‘A salam’ aleikoum » mon tonton, les espoirs déçu du panarabisme et de l’idée de ré-sistance te saluent ou ils te crachent au visage.

Hotel Al-Rabie, Damas, Syrie, 16h40 – L’adresse de Marion est toujours aussi char-mante, son patio toujours aussi frais, et une chambre en dortoir est libre. Le hammam au dessus est fermé pour cause de travaux, le couturier spécialiste des uniformes militaires cout toujours à droite en sortant de l’hôtel « du printemps ». Les couleurs n’ont pas changé, le calme non plus. Du souk Sarouja, pour rejoindre la vieille ville, il faut traver-ser deux pont piétons, croiser les vendeurs de poissons rouges, de DVD et CD pirates, de savon, de pâtisserie, de cocktails à la mure. Et puis on recroise de vieux ressentis, des odeurs de nostalgie. Tout est là, les klaxons, la couleur du ciel et des pierres, la façon dont glissent mes sandales sur le marbre lisse de devant la citadelle, le regard des gens, leur manière de bouger, d’évoluer dans la ville, d’être conscient que l’espace public leur appartient. Est ce que je comprends à ce moment là ce que je viens faire ici ? Ce que je suis venu chercher en Orient ?

Je sais désormais que le Liban n’est pas une exception mais plutôt le miroir du Monde, un raccourci de l’aventure humaine et une préfiguration de l’avenir commun. J’ai aussi appris de Roland Pécout qu’il y a une autre façon de décrire ce sentiment, cette chose si difficile à appréhender, à suivre, à comprendre; l’autre nom de cette disponibilité que connaissent aussi bien les femmes que les enfants : le simple fait que l’Orient n’est pas à l’Est, il est en nous, au plus profond de nous mêmes.

Je suis donc peut être venu chercher mon Orient, regarder le miroir du Monde dans les yeux. Ce doit être pour cela que je pleure parfois ou que je souris ou que je vomis. Je reste en colère car la branche verte de l’olivier est par terre et que des rangers de tous les pays la foulent, la font bruler.

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Mosquée des Omeyyades, 10h00 – Hier sur la route, j’apercevais le blockhaus dominant la ville de la famille régnante en Syrie, des oiseaux volaient dans le ciel. Sur les doigts du chauffeur de taxi, il y avait à gauche une grosse pierre noire, à droite une grosse pierre rouge. Je sais aujourd’hui que son lieu saint n’est pas la Mecque mais Nadjaf et Karbala. Là où Hussein est mort. Les portes de la mosquée sont fermées, je pars m’acheter une glace à la pistache, des tasses en bois et des cuillères à maté en inox.

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Damasmai 2010

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Damas (Syrie)mai 2010

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Damas (Syrie)mai 2010

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Résidence de Monsieur l’ambassadeur de S. au Liban, Sursock, Beyrouth, 19h23 – (Ascenseur) Sur la tranche latine de mon paquet de cigarettes Marlboro Lights au 3 K dorés, il est écrit « Philip Morris Products S.A. Made in Switzerland ». Je le retourne et regarde les caractères arabes : cela doit correspondre à une translitération d’« Original American Blend » et de « selected fine tobaccos ». Le côté langue de Mahomet épargne le code barre. Je le range.

Ding !

L’ascenseur s’ouvre sur le douzième étage et sur ses valises de grand standing et de mauvais goût. Une main se tend vers moi, celle de F. B., ambassadeur du pays des fromages à trous, des banques aux comptes anonymes, des montres et de l’hypocrite anti ingérence… Je dois couvrir le soufflage de bougie des dix années de Tobacco Free Initiative, les gentils non et anti fumeurs libanais de droite caviar et champomy (« Incontestablement Monsieur, l’alcool, au même titre que le tabac est mauvais pour la santé le saviez vous mon cher ?... Vous êtes qui d’ailleurs ?... Ah ! Journaliste, c’est intéressant… Pour l’Orient le Jour ?... Non ?...Mais pour qui alors ?!... »).

Je m’installe, dans la salle de presse privée de Monsieur le diplomate alors que de géné-reux décolletés sexagénaires entourés de robes hautes coutures me disent où m’instal-ler. La climatisation centrale fonctionne à plein régime. Il fait froid. Devant moi un dos parsemé de tache de rousseur, deux nez chirurgie-esthétisés et de l’or ; beaucoup d’or, sur les oreilles, les phalanges, les poignets, les nuques. Puis une discussion en français pathétique. Au programme : la grandeur de la S., son combat de longue date contre le tabagisme (rires), ses liens avec le Liban, ce pays à la fois « suisse du Moyen-Orient et Paris arabe » (rires)… Je suis passé plusieurs fois par la S., dont une fois avec une fille que j’aimais, enfin je crois ; on avait eu la nausée rapidement. Comme un sentiment de pays qui mange à tous les râteliers. Boire à tous les abreuvoirs je veux bien, mais bouffer de la soupe froide à chaque coin de rue, s’il vous plait ! On a son honneur tout de même… Le speech débute, et c’est un prêche de convaincus qui se met en route.

Inventaire #12

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Encore une fois ça ne marche pas. Pardon madame la cousine du ministre de l’Intérieur, je sais que c’est mal et tout le monde ici le sait aussi bien que moi. Ça ne sert à rien de prendre un ton persuaso-agressif. Tu sais chouchou, j’ai fait partie du club « j’veux pa-taclop » quand j’étais à l’école primaire, mais ce que je garde de cette école annexe où passa Michel Del Castillo, c’est surtout des bribes de la poésie de Prévert et de Desnos. La chicha égyptienne a eu raison de mes préoccupations pour la santé de mes poumons, encore une fois pardon, mes excuses madame la comtesse. Les dos nus devant moi rient, je n’écoute plus, ils parlent en arabe et je n’arrive pas à suivre les sermons. Je pense en revanche à cette chanson de Nathalie Miravette qui encore aujourd’hui me fait beaucoup sourire et qui s’intitule « cucul » :

« Elle aime les chats, le Nutella et les tutus ;Les tutus rose, les roses roses les choses menues,Les choses petites et sans défenses, qui sentent le lait, qui sentent l’enfance,Qui sont perdues sans torche culs… Elle est cucul…Elle est rouquine, elle est coquine, elle est coquette,Elle se frisotte, se défrisotte se refrisette,Met des cerises à ses oreilles, peint des myrtilles à ses orteilsEt des yeux d’biches à ses peluches… Elle est nunuche…

Ding !

Après avoir profité du banquet, de très bon goût cette fois ci, et échangé quelques mots avec le responsable du Rotaract Liban (Rotary club junior) l’ascenseur arrive et je m’engage dans la machine qui fait descendre ou monter. Deux personnes avec moi dans la cage en fer ; ils sont intervenus tout à l’heure dans la fête d’anniversaire, l’un d’eux est toubib à l’American University of Beirut. Ils me regardent sortir mon paquet de 20 tiges blanches, leurs yeux brillent.

« Momken wa7da sigarra ya shebab ? »…

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Sofil, Achrafieh, 20h57 – Je mets deux écouteurs blancs dans mes oreilles et j’ap-puie sur start. Ma chemise est humide, elle colle à ma peau. Omar Souleiman entame son Live au Sonar catalan de 2009. Sa longue chemise devait être elle aussi mouillée à ce moment là. Pourquoi la dabke me fait cet ef-fet ? J’imagine certainement le frémissement des moustaches d’Omar, ou peut être que je pense à l’effet que faisait la danse sur mon grand père?

La trois temps, la reine ; la bourrée transe, collective, à l’esthétique proche du flamenco. D’ailleurs je trouve presque du duende dans ses mouvements, à l’intérieur de cette danse de pauvres, qui se perd à l’heure actuelle. Oui, la bourrée transporte son flot de clichés et de stéréotypes : danse de paysans, de bou-seux, de ploucs, de vieux, c’est pas ça qu’on veut danser, on préfère quelque chose d’in-dividuel, de personnel, une petite transe qui ne se partage pas, où on ne se transmet pas grand chose si ce n’est des cris, des encou-ragements, des pas inconnus souvent patra-ques et pathétiques où on singent des mou-vements échappés des clips r’n’b ou hip hop US. Mais on s’amuse tout de même, je ne dis pas le contraire et je pratique intensément. Reste que nos danses « sociales » actuelles n’exorcisent plus rien si ce n’est la fatigue et le stress, l’envie de s’évader. La tarentelle était quant à elle interdite dans le sud de l’Ita-lie, elle était considérée dangereuse, maléfi-que, trop introspective, danse de sorcières et

de révélations. Un bon exemple... La bourrée exorcise t-elle quelque chose ? Je ne sais pas. Mon grand père encore dans ma tête, sa du-reté, ses danses, son rapport à la terre d’où il vient, et ce qu’il me déclare lorsque je col-lecte sa parole : « Dans ce pays, il a bien fallu rester, oui, il a bien fallu. ». Peut être qu’il dansait pour éviter de penser au fait qu’il « fallait être et devenir ici ».

Et ici, dans la capitale du Liban qu’est ce qu’il me reste de cette terre à 20h57 pile?

Un truc qu’on ne sait peut être pas traduire en français, mais que les portugais appellent saudade. Le souvenirs des tambours d’une dabke populaire résonnent dans ma tête tout comme les grailles d’une fanfare de charivari – carnaval languedocien ou catalan. J’avais la voix d’Amandine et de mon frère au té-léphone il y a peu ; certains moments man-quent.

Comme des absences d’Arles, de Lyon, d’Avignon, de Florac, de Carmaux, de Tou-louse, du Caire, de Mende, de Figeac…

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Saïdaavril 2010

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Place des Martyrsjuin 2010

Asqhoutjuin 2010

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Rue Gouraudjuin 2010

Beirut Art Centeravril 2010

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Ce qu’il reste

Se souvenir. Avoir cherché, parfois trouvé, s'être perdu souvent. Être resté, avoir retrouvé des échos, des boûts d'intimités et croqué des instantanés.

Qu'est ce qu'il reste du Liban?

Des choses difficiles à définir par des mots. Double M & Brieuc en premiers touristes liba-nais, Pauline & Nicole puis Pauline plus longtemps, toute seule avec ses yeux et sa langue. Éric, Hyam, Zaki, Sousan, mes parents ici, François & Cécile puis David puis David & Michaël.

Les cheveux courts et le sourire de Lara, les yeux de Clémentine, le rire de Baptiste et celui de Florent. La naissance d'Emma et moi trop loin. La gentillesse de Jean Charles, celle de Kien, de Frédéric, d'Élodie, d'Etel Adnan, de Stéphanie, d'Adib, d'Eduardo, de Magalie, de Myriam et de Karam, de Rita, de Christelle, de Dima, de Mazen, de Claire, d'Éli, d'Imad et de Rita, d'Hoda, d'Anne, Roland & Rim, de Marine, de Mira, des Pascale(s), de Serge, de Ralph.

Des "assis par terre" à boire du maté en parlant d'Alep, du Hezbollah et des FL avec Jamal, les petits déjeuner du couvent de Katia à Saïda, les cravates de mon camarade Olivier, le chemin de la belle étoile de Sébastien Bertrand, les improvisations de Charmatz et de Col-lignon au théâtre Tournesol et le solo d'Israel Galvan dans ce dôme brulé par la mémoire et les cicatrices de guerres fraternelles.

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Des discussions en occitan avec Manu Théron puis des recherches de dabke de village et de chants traditionnels de pâques pour Rodin. Le goût des Almazas partagées dans les es-caliers de la pension Al Nazih. Un goût des larmes quand Jubran joue, puis d'autres goûts de larmes plus discrets pour des choses plus discrètes. Des "mais qu'est ce que je fous ici?" souvent, du travail de rencontre souvent aussi.

Des contacts noués plus loin avec Pascal, Yves, Marion, Rémy, Nary & Caro puis Agnès encore et toujours. Merci. Encore; toujours. Des noeuds au ventre dénoués, puis des décla-rations d'ulcères.

Un téléphone perdu, les couleurs de la Palestine qui flotte dans le sud Liban, l'odeur de la mer et ses couleurs. Gigi, Koldo, Jihad au théâtre Monnot, le goût des mezzés de Gem-mayze et de Hamra. Un itinéraire entre Beyrouth, Alep, Adana et Istanbul. Des pingouins culbuto, de la poussière et une couleur semblable aux couchers de soleil égyptiens dans la Venise orientale. Constantinople-Byzance-Istanbul en ligne de mire pour déboucher sur un incompréhension totale. Perdu dans les langues, les gestes, les regards.

Se souvenir parce qu'on en a besoin même si ces amitiés bousculent la tête. Puis signifier tout ce que merci veut dire à ceux qu'on a croisé, avec qui on a partagé.

Puis maintenant, comme dit Loïc, les mêmes rues à réapprendre, celles disparues, qu'il faudra rendre. Un demi tour en ligne droite quand le coeur lourd, cherche la date. Qu'est ce que le temps? Peut être rien. On lève le camp, on se souvient.

Je reviens.

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Plage de Tyr (Crédits photos: Cécile Dorléans)mai 2010

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« Aujourd’hui maman est morte »

Combien de fois ai-je souhaité avoir écrit cette phrase pour ne plus jamais te voir ni t’entendre ?

Abandonné à la naissance, je n’ai eu de cesse de te chercher et mon plus grand supplice a été de te trouver et de te reconnaître, de marcher à tes côtés, de marcher derrière toi, devant toi et en toi. Trente cinq ans ; voilà trente cinq ans que je te cherche te trouve et te fuis. Depuis ce jour maudit où tu t’es délestée de moi, tu n’as cessé de te cacher. Et pourtant tu es toujours partout, tu es tou-jours derrière et toujours autour. Et devant toujours : la Méditerranée.

Cette Méditerranée que j’ai traversée mainte fois pour tendre jusqu’à la brisure notre cordon. Et me voilà encore une fois de retour comme des copeaux d’acier sous la dictature de l’aimant, écrivant ces mots sous ta haute surveillance. Les rares fois où tu as cru écouter mes jérémiades, tu n’as eu qu’une réponse : « c’était la guerre ». Cette guerre qui explique tout, de mes questions à tes errements et ton amnésie et jusqu’à l’art contemporain. À cause de toi j’ai voulu mille fois me tuer et je regrette chaque matin de ne l’avoir pas fait. Plus petit je priais encore c’était pratique. Je demandais au petit Jésus de nous protéger tous les deux et chacun de l’autre. Aujourd’hui, ni Jésus ni Marie ni Joseph ni même Allah et Mahomet – qui sont pourtant grands – ne m’entendent plus.

Tu es vieille et laide, tes os croulent sous le poids de tes rides et pourtant tu ne cesses de rajeunir à coups de bistouri et de pétrodollars. Le temps a beau passer pour nous autres mortels ; toi tu restes là, impassible et changeante, attendant avec l’impatience du nourrisson de nous enterrer tous et de marcher sur nos cadavres avec des chaussures en béton. Tu es un monstre infanticide dont les enfants ne suivront jamais le corbillard.

Mais malgré tout je me dis parfois que je t’aime. Malgré tout je t’aime, oui je t’aime ; je t’aime malgré tout. Je t’aime comme on aimerait une femme, une fille, une amie ou une sœur.

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Je t’aime comme on aimerait sa mère et je te hais plus que Satan ne hait Dieu, ô ma Beyrouth.

Mazen Kerbaj (2010) - Lettre à la mère

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Damas (Syrie)mai 2010

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Tyrmai 2010

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Avec l’aimable autorisation de l’extraordinaire Cécile Dorléans.

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