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Dt~BAT PSN - Frangoise Dastur, quelle est la gen~se de la notion d'ipsditd et comment d6finiriez-vous ce concept aujourd'hui Franr Dastur (FD) - On salt que la notion de "sujet" n'apparait vraiment que dans les temps modernes, alors que dans l'Antiqui- te ou au Moyen Age, l'homme a certes bien conscience de lui- meme, mais ne se pose pas comme un ego isol~ constituant le fonde- ment de route experience possible du monde. I2 a p p a r i t i o n de la notion de soi ou d'ips~it~ dans la philosophie contemporaine, avec Heidegger, provient pr~cis~ment des impasses auxquelles la notion de sujet ou d'~goit~ a finalement conduit. Au lieu en effet de se d~fi- nir ~ partir des relations qu'il entre- tient avec le monde, l'homme moderne se centre exclusivement sur lui-m~me, ce qui a pour r~sul- tat l'impossibilit~ de rendre comp- te de l'existence des autres sujets. C'est ainsi que l'on va voir appa- raitre dans le sillage du cart~sianis- me cette th~orie absurde qu'est le solipisme, qui consiste ~ affirmer que le moi propre/t celui qui pense est la seule veritable r~alite. C'est Husserl, le fondateur de la pheno- menologie, qui entreprend le pre- mier, en particulier dans la cinquie- me de ses Meditations cartesiennes (1929), de depasser explicitement le solipsisme cartesien et de deve- lopper une theorie de l'intersubjec- tivite, c'est-~-dire de la pluralite des sujets, en montrant l'importance constitutive pour l'etre humain d'es rapports qu'il entretient avec le temps et avec ses semblables. C'est en partant egalement de la meme critique du solipsisme que Heideg- ger va etre conduit dans Etre et Temps (1927) g substituer /t la notion de sujet celle d'ipseite ou de soi. Eetre de l'homme se definit en effet essentiellement pour lui ~ par- tir des relations qu'il noue avec le monde et avec ses semblables, ce qui ne permet plus de definir l'homme comme pure interiorite coupee de tout rapport avec l'exte- rieur. Merleau-Ponty, qui se situe dans la meme perspective /~ cet egard, ira meme jusqu'~ declarer dans Pavant-propos de la Phenom6 nologie de la perception (1945) : "I1 n'y a pas d'homme interieur, l'hom- me est au monde, c'est dans le monde qu'il se connait." Definir l'homme comme ipseite et non plus comme sujet implique le passage de la notion de moi celle reflexive de soi. Ce qui est pre- mier en effet, ce n'est pas l'etre sub- stantiel d'un moi, mais l'ensemble des relations que l'etre humain entretient avec l'exterieur, et ce n'est que par awes, secondairement donc, qu'il parvient ~ se constituer comme identite. Une telle identite n'est donc pas donnee d'avance, elle n'a pas la forme d'un moi sub- stantiel invariable, mais elle se constitue au contraire ~ travers les evenements d'une histoire, ce qui veut dire ~ travers le temps comme travers les relations avec autrui. C'est Paul Ricceur qui, ~ la suite de Heidegger, a developpe de maniere extremement suggestive l'idee d'ipseite en distinguant clai- rement dans Soi-m~me comme un autre (1990) deux types differents d'identite : l'identit&idem, qui est le mode d'identite de la chose et qui renvoie ~ la permanence d'un substrat, et Pidentit&ipse, qui est le mode d'identite de l'etre humain, une identite qui se maintient/t tra- vers le temps sur le mode de la fidelite ~ soi-meme. On pourait donc donner de Pip- seite la definition suivante : c'est ce PSN, volume III, num~ro 12, mars-avril 2005 59

Ipséité et pathologie mentale

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Dt~BAT

P S N - Frangoise Dastur, quelle est la gen~se de la no t ion d'ipsditd et commen t d6finir iez-vous ce concept aujourd 'hui

F ran r Das tu r (FD) - On salt que la no t ion de "sujet" n 'apparai t vra iment que dans les temps modernes, alors que dans l 'Antiqui- te ou au Moyen Age, l ' homme a certes bien conscience de lui- meme, mais ne se pose pas comme un ego isol~ cons t i tuant le fonde- ment de route exper ience possible du monde . I2 appar i t ion de la no t ion de soi ou d'ips~it~ dans la ph i losophie con tempora ine , avec Heidegger, provient pr~cis~ment des impasses auxquel les la no t ion de sujet ou d'~goit~ a f inalement conduit . Au lieu en effet de se d~fi- nir ~ partir des relations qu'il entre- t ient avec le monde , l ' homme m o d e r n e se centre exc lus ivement sur lui-m~me, ce qui a pour r~sul- tat l ' impossibilit~ de rendre comp- te de l 'existence des autres sujets. C'est ainsi que l 'on va voir appa- raitre dans le sillage du cart~sianis- me cette th~orie absurde qu'est le solipisme, qui consiste ~ affirmer que le moi propre / t celui qui pense est la seule veri table r~alite. C'est

Husserl , le fondateur de la pheno- menologie , qui en t reprend le pre- mier, en particulier dans la cinquie- me de ses Meditations cartesiennes (1929), de depasser expl ic i tement le sol ipsisme cartesien et de deve- lopper une theorie de l ' intersubjec- tivite, c'est-~-dire de la pluralite des sujets, en mont ran t l ' impor tance consti tut ive pour l'etre humain d'es rappor ts qu'il entre t ient avec le temps et avec ses semblables. C'est en par tant egalement de la meme crit ique du solipsisme que Heideg- ger va etre condu i t dans Etre et Temps (1927) g subst i tuer /t la not ion de sujet celle d'ipseite ou de soi. Eetre de l 'homme se definit en effet essentiel lement pour lui ~ par- tir des relations qu'il noue avec le monde et avec ses semblables, ce qui ne permet plus de definir l ' homme comme pure inter ior i te coupee de tout rapport avec l 'exte- rieur. Merleau-Ponty, qui se situe dans la meme perspect ive /~ cet egard, ira meme jusqu'~ declarer dans Pavant-propos de la Phenom6 nologie de la perception (1945) : "I1 n'y a pas d 'homme interieur, l 'hom- me est au monde , c'est dans le monde qu'il se connait ."

Definir l ' homme comme ipseite

et non plus comme sujet impl ique le passage de la no t ion de moi celle reflexive de soi. Ce qui est pre- mier en effet, ce n'est pas l'etre sub- stantiel d 'un moi, mais l 'ensemble des relat ions que l 'etre humain entre t ient avec l 'exterieur, et ce n'est que par awes , secondairement donc, qu'il parvient ~ se const i tuer comme identi te . Une telle identi te n'est donc pas donnee d'avance, elle n'a pas la forme d 'un moi sub- stantiel invariable, mais elle se const i tue au contraire ~ travers les evenements d 'une histoire, ce qui veut dire ~ travers le temps comme

travers les relat ions avec autrui . C'est Paul Ricceur qui, ~ la suite

de Heidegger, a developpe de maniere ex t r ememen t suggestive l 'idee d' ipseite en dis t inguant clai- rement dans Soi-m~me comme un autre (1990) deux types differents d ' ident i te : l'identit&idem, qui est le mode d ' ident i te de la chose et qui renvoie ~ la pe rmanence d 'un substrat, et Pidentit&ipse, qui est le mode d ' ident i te de l 'etre humain , une identite qui se maint ient / t tra- vers le temps sur le mode de la fidelite ~ soi-meme.

On pourai t donc donner de Pip- seite la defini t ion suivante : c'est ce

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qui const i tue l ' identi te de cet exis- tant qu'est l 'r humain , ident i te qui loin d 'e t re donnee au depar t doit au contraire ~tre cons tamment conquise et cons tamment restauree au cours du temps et ~ travers les relations avec autrui.

PSN - En quoi ce concep t phi losophique vous paratt-il per t inent dans la comprehens ion des troubles mentaux ?

Jean Naud in (JN) - Eipseite permet de reculer les limites de la comprehens ion psychologique. Comme vient de le rappeler Franr Dastur, c'est un concept qui nous indique comment nous tourner non plus vers l'Ego mais vers le Monde, vers le Sol comme rapport au Monde. Se tourner vers le monde , c'est renoncer a la psychologie populaire - qui croit pouvoi r tout comprendre en regardant vers le Moi - pour operer une veri table conversion du regard clinique : la psychotherapie n'est plus tant centree sur le client - comme on le dit ~ la suite de Rogers - que centree sur le monde. Le Moi, l ' identite, meme lorsqu'ils sont en progression aux yeux du psychologue - du coach comme on dit parfois auj ourd 'hui - apparaissent dans le monde comme des objets dej~ consti tues, des traits de personnalite, des objets que l 'on peut construire ou modeler a sa guise parce que l 'on croit pouvoi r savoir ce qu'ils ont ete, ce qu'ils sont ou ce qu'ils devraient etre. Le Soi, comme ipseitG est en revanche tout entier dans l 'advenir, dans le venir- au-monde. Les lacaniens diront sans doute que leur maitre avait dit cela il y a longtemps : une i l lustration possible du concept d'ipseite est cer ta inement la t raduct ion cri t ique que fait Lacan du "Wo Es war soll Ich werden" de Freud. La t raduct ion de Marie Bonaparte tombe dans le panneau que lui dresse l'Ego, celle de Jacques Lacan non, qui renvoie toute la problemat ique de la psychanalyse a l 'advenir d 'un Je toujours-dej~t g produire. Avec tout son passe, son ancrage dans le

present et la corporei te , le Sol est paradoxalement toujours deja a l'etat naissant. C'est pourquoi on ne peut pas le reifier. Tout l ' interet d 'un tel concept est qu 'on ne peut pas en faire une chose. Avec lui, l 'experience psychiatrique n'est plus centree sur une categorie nosographique ou un sympt6me mais sur la fagon dont le sujet se reappropr ie ce qu'il rencontre , la fa~on dont il r ep rend le monde son propre compte pour lui donner du sens - c'est ainsi que Merleau- Ponty definissait l 'activite t ranscendantale -. Les categories nosographiques, parce qu'elles sont - comme le Moi - dej~ constituees, ne nous apprennent rien du sujet en tant que tel. La phenomenolog ie nous donne avec le concept d'ipseite le mo y en de penser comment chacun de nous incarne sa maniere propre les paradoxes de l'identite humaine. Darts un numero de 1'Information Psychiatr ique de 1996, on trouve un texte de Paul Ricoeur, une conference qu'il a p rononcee devant des psychiatres, qui expose admirab lement ce theme. Avec l 'idee d'ipseite, il n'y a plus rien de nosographique , il y a s implement des hommes, leur souffrance, ce dont ils sont capables ou incapables, la tension toujours paradoxale entre leur fragilite et leur responsabil i te . Le concept d' ipseite aide ~ la comprehens ion des troubles men taux car il permet de voir, en de~a du trouble, le paradoxe constitutif de l'identite humaine. Le paradoxe de l ' identite precede le t rouble , c'est une anteriori te t ranscendanta le et non pas s implement chronologique. I1 s'agit non plus de pathologie mais de style. Eipseite est la structure sur laquelle se dessine le style propre de l 'existence. Cette not ion rend compte a la lois de la far dont un trouble peut modif ier l 'existence et de la fagon dont le sujet peut se l 'approprier , en tant qu 'etre-au- monde, en lui donnan t un sens. Le trouble n'est plus alors qu'un aspect, parmi d'autres dans le monde, par lequel le psychiatre peut penetrer plus avant l 'existence du sujet.

F D - I1 est certain que dire de l'etre humain qu'il est un "sujet" ou un "moi" est plus immediatement com- prehensible que de dire qu'i l est un "soi" ou une "ipseite' . Et l 'on peut cet egard considerer qu 'un tel voca- bulaire releve de ce "jargon" qu'af- fect ionnent les philosophes. Consi- derer pourtant , comme le fait toute la ph i losophie classique, que le "moi" est une donnee de depart , ne permet pas de rendre compte de la v~ritable place qu 'occupe le "sujet", dont on pourrai t dire qu'il est tou- jours et de maniere pour ainsi dire consti tut ive en retard sur sa propre experience. C'est ce retard ou cette secondarite du sujet par rapport ~ ce qui lui advient que connote le te rme d'ipseite. Et c 'est en cela mon sens que reside la fecondite de ce concept pour la psychiatrie. I1 ne s'agit pas en effet de tenter de res- taurer chez le malade mental un "moi" considere comme cette instance regulatrice ou cette faculte de synthese qui serait chez lui de- faillante, mais de lui permettre de retrouver ce que Ricoeur nomme sa capacite d'accueil, laquelle seule lui octroie une veritable identite. C'est cette capacite qui est alteree dans les t roubles mentaux, et non pas le "moi" en tant qu'instance rationnelle, distincte des "passions", comme le croit encore la psychanalyse , qui demeure ~ cet egard pr i sonniere des dis t inct ions classiques. Voir dans les t roubles men t aux des troubles de l'ipseite permet en effet de co mp ren d re que ce qu 'on n o m m e "maladie mentale" ne con- siste pas dans la desintegration de certaines facultes, mais dans un desequi l ibre global de l 'existant , qui ne parvient plus a maintenir sa propre identite ~ travers le change- ment. I1 est capital, comme l'a bien souligne Jean Naudin, de com- prendre que l'etre humain est un etre en constant devenir, qu'il ne peut jamais s 'appuyer sur une iden- tite fixe et dej~ toute constituee de lui-meme, mais qu'il a au contraire pour ainsi dire journel lement ~ la reconstituer contre les per turbat ions qui inlassablement lui v iennent du temps, du monde et d 'autrui .

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PSN - Quels types de t roubles pour ra ien t etre definis plus parti- cul ierement comme des troubles de l 'ipseite ?

JN - I1 n 'y a a priori pas lieu de definir une nouvel le categorie de t roubles men taux qu 'on appelle- rait " troubles de l ' ipseite". Ce serait un contresens phi losophi - que : chassez la nosographie par la porte , elle revient par la fen~tre, m~me quand la maison est occupee par un phenomeno logue . Les psy- chiatres ph~nomenologues eprou- vent de grandes difficult~s ~ lut ter contre cette nostalgie des catego- ries diagnostiques qui les a jusqu'ici c o n d u i t s ~ dec r i r e "le m o n d e d 'un schizophr~ne" ou "le temps vecu chez le m~lancolique". J'ai moi-m~me part ic ipe g cet edifice, mais au fond je pense que c'est un malen tendu . Ce n 'est pas la peine d 'ajouter un ~tage en inventant une nouvelle etiquette. La phenomeno- logie ne devrait nous servir qu'~ ne pas nous enfoncer dans les orni~res que notre metier, par la force de sa t radi t ion, creuse sur no t re chemin au prealable. Je voudra is ci ter ici Ar thur Tatossian en exemple. Peu de temps apr~s la pa ru t ion de Soi- mr comrne un autre, Tatossian trouve dans la richesse heuris t ique de la no t ion d ' ident i te narrat ive l 'idee d 'un parall~le entre les types de recit l i t teraire et les types de troubles psychiques. I1 volt dans le style d'existence du typus melancho- [icus d~crit par Tellenbach et Kraus, une forme de reduct ion ~ la meme- te, le soi etant ent iarement absorb~ par une sur ident i f ica t ion au rOle social, et dans la memete perdue du sch izophrene l ' ipseite pu remen t mise ~ nu. Mais le plus interessant est peut-~tre que Tatossian qualifie lu i -meme cette idee, qui est pour- rant la sienne, de simpliste. Com- ment une telle id le , si f iche, peut- elle ~tre qualifi~e de simpliste ? Parce qu'elle conserve sans vrai- ment la discuter la not ion de troub- le et l ' idee marne que le t rouble peut ~tre divise en plusieurs cate- gories. Tatossian trouve une soluti- on de compromis, peut-~tre la seute

possible : out re que l'ips~it~ ne se laisse pas reduire, il ne s'agit pas en mati~re de t roubles men t au x de categories mais de types. Aucune personne n'est ~ l'etat pur d 'un type ou de l 'autre, il y a une cont inu i te entre les t roubles mentaux , mais aussi entre les troubles et l 'etat nor- mal. Je crois que pour aller plus loin encore, il faudrait r e formuler la quest ion en la re tournant vers le sujet, par exemple : c o m m e n t ses t roubles lui permet tent - i l s d 'e tre encore lu i -meme ? Comment , si c'est le cas, Fen emp~chent-i ls ? ke paradoxe de l ' identi te se lit ici en termes de capacite et d ' incapaci te . De quoi la personne est-elle ou non capable ? A p r o p o s de sch izophre- nie, il est assez evident que plus une personne est apte au quest ion- nemen t ph i losophique , plus elle peut d~finir, avec ses mots a elle, son p ropre t rouble comme un trouble de l'ipseite, et se reconna~t- re de ce fait aussi bien dans les t roubles que dans ce don t ils empachen t le deve loppement . Comme Anne, la pat iente de Blan- kenburg , les sch izophrenes savent assez souvent mieux que quiconque nous par ler d ' ipseite tout en nous par lant de leur pathologie. Je ne sais pas s'il [aut pour autant en dedui re que leurs t roubles soient sp~cifiquement des troubles de l'ip- s~ite. J'ai tendance ~ le penser mais cela dolt etre prouve, et nous lais- sons 1~ le domaine de la phi loso- phie po u r entrer dans celui des sciences empiriques.

Josef Parnas a ~mis l 'idee que les t roubles du spectre sch izophre- nique, dans la phase initiale de la maladie, seraient de fa~on assez specifique des troubles de l 'ipseite. Au travers de cas cl iniques, il les presente de fagon tres subti le comme une sorte de d i lemme lie l ' exper ience de sol, tou jours ~ la fois reflexive et pre-ref lexive, ce qu 'on peu t appeler l 'auto-affect ion : si les t roubles de l'ipseit~ res tent ainsi definis comme di lemme, et non comme deficit pur et simple, s'ils parv iennent ~ ne p a s s e reifier dans une nouvel le categorie dia- gnost ique, alors j ' adhere pleine-

ment a ce t t e idee. Eidee de faciliter au patient l 'expose de tels troubles dans un entret ien semi-structure ne me heurte pas, bien au contraire, ke champ peut etre laisse libre ~ l 'ex- pression personnel le du trouble, ce qui est te cas dans l 'echelle d'ipsei- te proposee par Parnas et que vient de t raduire Michel Cermolacce. Cont ra i rement ~ la p lupar t des echel[es existantes, cet outil met singuli~rement l 'accent sur la parti- c ipat ion du sujet au monde et le rappor t du sujet incarn~ ~ soi- m~me. Le concep t ph i losoph ique d' ipseite y perd ce r ta inement quelque chose, no t ammen t sa part la plus ~thique, lice ~ sa dimension temporel le . Des valeurs comme la fidelite ~ soi -meme, la loyaute, ou bien encore cet exemple fameux de la promesse ne sont ev idemment pas des choses mesurables. Mais la psychiatrie y gagne un remarquable outil. Les rappor ts de la psychiatrie et de la phi losophie sont ainsi faits d 'une fertilisation mutuelle, et sans aucun doute - j e ne sais pas si on peut le dire co mme ~a - d 'une mutuelle et necessaire d~naturation.

FD - J e suis en t i e rement d 'accord avec Jean Naud in sur le fait qu'il n'y a pas de troubles specifiques de l 'ipseite qui seraient distincts d 'au- tres pe r tu rba t ions pathologiques . On peut s implement considerer que certaines pathologies font, plus immedia tement que d'autres, appa- raitre que ce qui est essentiellement en ques t ion dans la pathologie , c'est le r appor t du malade ~ soi- m~me. C'est la raison pour laquelle j'ai donne d 'abord comme exemple dans mon texte la nevrose t rauma- tique. II me semble en effet que l 'experience du t rauma est precise- ment celle d 'une impossibi l i te demeurer so i -meme face ~ un eve- nement bouleversant . C'est le sol en tant que capacite d 'accueil qui est ici en quest ion. I1 y a certes dans toute exper ience t raumat ique un mo men t de dou leu r brute ot~ cette capacite d 'accueil est mise en echec et ce n 'est que progressive- ment, et ~ travers le processus nar- ratif, qui consiste ~ se raconter

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so i -meme autan t qu ' aux autres ce qui a eu lieu, que ce m o m e n t de d~sintegrat ion du soi pout etre sur- monte . C'est lorsque cette capaci te narra t ive est defai l lante que s ' in- stalle la nevrose t raumat ique. Dans le cas de la melancol ie , on a egale- men t affaire a une incapacit~ accueil l ir los evenements , prec ise- ment parce que, par leur imprevis i - bilit~, ils eb ran len t fo r t ement los defenses que le melanco l ique s 'est cons t ru i tes en donnan t des l imites spa t io - t empore l l e s str ictes ~ son action. Ehype r ide n t i f i c a t i on du me lanco l ique a son rOle social manifeste egalement son incapacit4

d e t e r m i n e r l ib rement sa p r op r e identi te. Ici c 'est ~ un r~ t r&isse- ment , ~ une sclerose de l ' ipsei te qu 'on a affaire. Chez le schizo- phrkne , c 'est le fondemen t m e m e de l ' ipsei te , le sol sur lequel peu t etre identifiee la conscience de son identi te personnel le , qui est defail- lant. On ne peu t etre un sol en effet que sur le f o n d e m e n t d 'une com- m u n a u t e avec autrui , d 'un par tage du m o n d e avec les autres etres sem- blables ~ nous . C'est ce que Blan- kenburg n o m m e avec pert inence '% perte de l 'evidence naturelle". C'est donc la cons t i tu t ion memo du sol qui s 'av~re ici imposs ib le , et avec elle, la r encon t r e d ' au t ru i c o m m e celle de l ' evenement .

P S N - Sans etre necessa i rement pa tho log iques , cer ta ins etres ne peuvent- i ls se concevoir, ou conce- voir leur exis tence en dehors de route narra t iv i te , sans se vivre c o m m e ac teur d 'une histoire per- sonnelle ayant un sens ? Aut rement dit, l'identite-ipse impl ique- t -e l le ob l iga to i rement un main t ien ~ tra- vers le t emps ?

FD - J ' a i beaucoup de peine ~ ima- giner une existence humaine qui ne possede pas cette s t ructure narrat i - ve. I1 faut na ture l lement prendre ici le t e rme de narra t iv i te au sens large : il signifie moins la const ruc- t ion d 'un scenar io rendant compte de toutes les per ip~t ies d 'une vie, que le fait d 'at tr ibuer, parfois m e m e de manie re s eu l emen t re t rospec t i -

ve, un sens ~ sos actions de mani~re leur donne r une coherence au

moins t empora i re . Une existence humaine qui se d~roulerai t dans la j ux tapos i t i on pure de m o m e n t s tempore ls sans rappor t les uns aux autres serait d~pourvue de toute m~moire c o m m e de toute capacit~ de previs ion et se r approchera i t ainsi de l ' inconsc ience pure. On peu t sans dou te cons idere r que la manie se r a p p r o c h e dangereu- sement de ce qui serait un style d 'exis tence to t a l emen t "d~cousu" du point de vue temporel , puisque dans la phase man iaque , le paient ne parv ient plus ~ lier son present ni a son passe immed ia t , ni ~ son futur proche. Mais il ne s'agit preci- sement que d 'une phase ~ l ' interieur d 'un t rouble global qui est lui- m e m e une forme possible de l 'existence humaine . Se main ten i r ft t ravers le t emps , c 'est 1~ en quel- que sorte la tache fondamenta le que s 'ass ignent ~ e u x - m e m e s les etres humains , tgche qui sans doute n 'es t pas tou jours (et peu t -e t re m4me jamais) c o r r e c t e m e n t rem- plie, mais qui demeure l ' ideal auquel tous aspirent , y compr is les psychot iques , don t on sait qu'ils cherchent p rec i sement cette identi- te qui leur fair defaut.

JN - J e n'ai la r ien ~ a jouter ~ ce qu'a dit Frangoise. Je suis parfaite- men t d ' accord avec elle. Je n'ai j amais rencont re une telle person- he, une pe r sonne abso lumen t sans histoire. Wi lhe lm Schapp, Pun des insp i ra teurs de la ph i losoph ie de Ricoeur, dit qu'il n 'y a jamais d'his- toire isolee. Si je pensais avoir ren- contre une fois dans ma vie une pe r sonne ~ ce po in t isolee qu 'el le ne soit plus rattachee/~ aucune his- toire, je crois qu' i l vaudra i t mieux que je fasse un autre metier. Ceci etant , on pout evoque r quelques s i tua t ions- l imi tes ot~ seul l 'autre peut p rend re le relai p o u r aider recons t i tuer un t issu narratif , ke vide de certaines personnes plonge- es dans l ' a thymormie ou la dereali- sat ion apres un accident vasculaire cerebral pout cons t i tuer sur ce plan un modele organique de la psycho-

so. Plus encore que dans la nevrose t r aumat ique qu'a evoque Fran~oise Dastur, ici il ne pout y avoir d 'une que lconque maniere un souven i r du t raumat i sme . Tout le travail du the rapeu te est d ' a ider ces pe rson- nes, dans la mesure du possible , re t rouver quelques ills narratifs, de quoi tisser une trame, ~ chercher ce qui persiste encore d 'une continuite possible entre avant le t raumat i sme et apres. Je pense ici au travail d 'He lene O p p e n h e i m ~ p ro p o s de ce qu'elle appelle Ia "pensee naufra- gee". I1 faut que que lque chose puisse faire evenement pou r que la pe rsonne soit ~ meme de re t rouver une t rame narrative. I1 s 'avere sou- vent vrai que les capaci tes narrat i - ves de la pe r sonne n ' e ta ien t dej~ pas avant le t r auma t i sme ple ine- m e n t ouvertes . Mais dans t o u s l e s cas, Fran~oise Dastur nous l'a b ien c la i rement dit, aspi rer ~ faire de tout t r auma t i sme un e v e n e m e n t definit notre humani te meme. Je ne me reconnais pas le droit de penser que q u e l q u ' u n puisse e c h a p p e r qa.

P S N - I2identite n 'es t pas donnee au depart . Elle a donc un caractere fragile, elle est ~ cons t ru i re , mais avec quelle marge de libert~ ?

FD - Cette fragilite, il faut le sou- ligner, est ce dont chacun fait l 'ex- per ience au cours de son existence. On pour ra i t donc dire que nul ne sort j amais c o m p l e t e m e n t d 'une crise ident i ta i re qui se p ro longe aussi long temps qu 'on reste en vie. Le fait que l ' identite soit en crise ne c o n s t r u e en effet nu l l emen t ~ rues yeux une except ion , mais est au contraire le regime normal du sujet, dont l ' identit~ n 'est pas celle d 'une subs tance immuab le , p e r d u r a n t /~ t ravers le changement , et donnee une fois pour toutes, mais une fide- lite ~ so i -meme, ou encore un main t ien de sol/ t t ravers le change- ment . Nous ne chois issons certes pas de maniere arbi t ra i re ce que nous vou lons ~tre, et chacun d ' en t re nous dolt necessa i r emen t c o m p t e r avec certaines donn~es de fait inchangeables telles que le sexe

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auquel on appart ient , l 'aspect phy- sique don t on a heri te , la cul ture dans laquelle on est ne, la langue que l 'on parle depu i s l ' enfance , le nora que l 'on por te , etc. Mais ce que l 'on est "par na ture" ou "en fait", il faut encore et tou jours le "devenir" , c 'est-~-dire l'assumer de mani~re posi t ive ou negat ive , et c 'est en cela p r ec i s emen t que con- siste la liberte humaine . II faut hien voir que c'est p r e c i s e m e n t parce que notre l iberte est ~ cet egard enti~re que notre propre identi te ne cesse tout au long de la vie d 'e t re p o u r nous un probl~me. I2ipseite n 'est pas une donnee de depart , elle est au contra i re une conque te et donc une oeuvre de la tiberte.

P S N - Eidentite de l 'etre humain ne va pas de sot. Elle repose sur une cer taine cont inui te tempore l le , mats un t emps s t ruc tu re par des evenemen t s ponc tue l s , imprev is i - bles, parrots de rup tu re ou revela- teurs d 'une contradict ion avec l'idee que l 'on se fait de so i -meme . La pa tho log ie ne t rouve- t -e l le pas 1~ une vote off s ' ins inuer ?

FD - Nous s o m m e s tous en effet f o n d a m e n t a l e m e n t exposes a l ' im- previs ibi l i t4 des evenemen t s , et c 'est b ien pou r tenter de nous en proteger que nous cons t ru isons ces defenses que l 'on n o m m e habi tudes et que nous e laborons aussi une image de n o u s - m e m e s ~ laquelle nous nous efforgons de dem eur e r fiddles. Mats ces p ro tec t ions ne se rev~lent pas toujours suffisantes, et toute exis tence h u m a i n e connai t ces m o m e n t s de crise ou tout l 'edi- fice d 'une exis tence peu t se voir remis en quest ion, ka cont inu i te t empore l le n 'est donc jamais assu- ree d 'avance , elle peu t tou jours connai t re des in ter rupt ions , et c'est en effet dans ces m o m e n t s - l ~ que l 'on cour t le r isque de verser dans la pathologie, c 'est-~-dire dans Pim- possibili te d 'assurer par soi-m~me la continuit~ de sa p ropre existence.

JN - La fagon dont l 'angoisse nous s u r p r e n d au m o m e n t o~t l 'on s 'y a t tend le moins fair pense r que le

verbe "insinuer" est le bon. Mats le mo t de pa tho log ie est ici encore problemat ique . Eangoisse en sot n'a r ien de pa tho log ique . Kierkegaard etait-i l malade ? Lui au ra i t -on donne au jourd 'hu i des an t idepres - seurs ou des anxio ly t iques ? Lui au ra i t -on m e m e p ropose une psy- cho therap ie ? ~tre malade p resup- pose une difference de qualite, non seu lement un bou leve r sement fon- & m e n t a l de l 'exis tence mats aussi une incapaci te ~ penser ce boule - v e r s e m e n t dans les fo rmes qui e ta ient j u squ ' a lo r s d i sponib les au sujet et qui par l ' assurance de leur repet i t ion garant issaient sa l iberte. La pa thologie commence avec Pin- capaci te de pense r l ib rement . La pa tho log ie efface si on lui laisse suivre sa d i rec t ion de s ignif icat ion speci f ique - qui est en s ' ins ta l lant dans la chronici te de faire obstacle au libre cours de la vie - le caracte- re de d i sce rnemen t qui fait le pro- pre de la crise. Nos habi tudes, dans leur m e m e t e caracter is t ique, sont c o m m e un sol qui garant i t not re l iberte , elles sont le lieu ~ par t i r duquel notre envol est possible loin d'elles. Elles dev iennen t un frein lorsqu'el les s 'associent ~ la pa tholo- gie pou r fermer un peu plus l 'hor i- zon de l 'existence. Tout le p rob ieme tourne au tou r de la capaci te .de penser. C'est quand nous ne pou - vons plus penser , le plus souven t au decours immedia t de la crise (dans les ins tants qui la suivent , dans les heures, dans les jours) que nous t ombons a p rop remen t par ler malades . Ricoeur l u i -meme a dit que la d iscordance entre l ' ident i te- idem et l'identite-ipse peu t aller " jusqu 'a la dech i ru re ' . Q u a n d la crise ne peu t plus etre pensee sur les bases du r enouve l l emen t du m e m e , la pa thologie nait de la dechirure et s'installe dans les mail- les d i s tendues de la vie p o u r pou - voir la combler , ka pa thologie est c o m m e une mauvaise reprise sur le tissu de la vie. I1 faut p o u r recon- s truire le m o n d e pouvo i r se m o n - trer ~ nouveau capable de penser , c'est-~t-dire capable de noue r des liens. Penser p resuppose une raise en recit. Des choses fo rmidab les

ont 4te dites la -dessus par Byron Good (1998) inspirees de Ricoeur. La recons t ruc t ion du m o n d e passe- ra forcement par la raise en recit de la maladie e l le-meme.

P S N - La relat ion ~ autrui est con- st i tut ive de l ' ipsei te , d i tes-vous , Frangoise Dastur. C o m m e n t conce~ vez-vous ce r appor t ~ l 'autre ?

FD - I1 y a sans doute deux 4cueils /~ 4viter dans les re la t ions avec auJ trui : l 'aff i rmation autori taire de sot contre autrui , qui about i t /t la m4conna i s sance de l 'aut re et /t la const i tu t ion d 'un "mot" fantasmatiJ que et tou t -pu issan t ; et la soumis- sion passive a autrui , qui peut con- duire ~ la des in teg ra t ion totale de l ' identite personnelle. On voit assez bien dans les deux cas les patholo~ gies qui peuven t se developper . Le rappor t h l 'autre est en fair toujours destabilisant, et lorsque cette desta- bi l isat ion n'a pas lieu, on est sans doute en presence d 'une identifica- tion ~ autrui, ou au contraire d 'une enflure demesuree du mot, qui sont en el les-memes pathoghnes. Mats ce qu'il faut, je crois, bien comprendre , c'est que l 'autre est toujours dej~ l~t "avec" mot, ce qui veut dire qu 'une grande par t ie de ce qui cons t i tue m o n exper ience dite personnel le se fonde sur celle d 'au t ru i . Le face face avec l 'aut re , qui peu t etre si pe r tu rban t , m e m e dans cer ta ines c i rcons tances pou r l ' h o m m e dit normal , et qui Pest donc a f o r t i o r i pour le psychot ique, p resuppose en fait une compl ic i te charnel le qui a deja ere etabl ie avec les autres depuis l ' enfance et qui forme comme l 'ar r iere-fond de toute nou- velle rencontre avec autrui. Ce n 'est donc pas "contre" autrui qu 'on peut const rui re sa p ropre identi te, mats au contraire en relation etroite avec lui. Ce qui imp l ique la capaci te recevoir ce qu 'au t ru i appor te et qui est donc e t ranger a celui qui le rer Or recevoir , ce n 'es t p a s s e laisser envahi r par l 'autre ou se soumet t r e p a s s i v e m e n t a lui, mats c 'est repondre ~ ce qui est ainsi donne, ce qui veut dire l ' integrer sa p ropre exper ience . I1 y a l a c e

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que l 'on pourrai t nommer une "dia- lectique" du sot et de l'autre qui est

la base de la consti tution de route "communaute" possible avec au- trui. C'est precisement cette capaci- t e a partager le monde avec les au- tres, /~ exister avec autrui dans un monde commun, qui est fonciere- ment alteree dans les diverses pa- thologies.

JN - L~ encore, je ne peux qu'abon- der dans le sens de Fran~oise Dastur. Une interrogat ion a p r o p o s de cette idee de la "communaute" : je suis frappe par le fait que notre debat tende spontanement a nous prononcer quan t a l'ipseite en ce qui concerne le malade mais semble-t-il jamais en ce qui concerne le psy- chiatre, ou tout autre in ter locuteur du malade lui-meme. Or il s'agit en psychiatrie d 'une rencontre. Eipseite presuppose la reciprocite et des notions comme la loyaute, la justice, la promesse, la fidelite impl iquent un appel venu de l 'autre ~ leur raci- ne. En taut que psychiatres nous avons nous aussi ~ repondre ~ l'au- tre, ~ repondre de l'autre. Ce que nous ressentons dans la communau- te que nous formons avec le malade, avec son entourage, avec notre equipe, tmplique directement notre capacite propre a reconnaitre autrui comme tel, et notamment ~ le recon- naitre lui, le malade, comme une personne, dans toute sa singularite. Malheureusement , le premier ~ ne pas etre pret ~ partager, ce n'est pas necessairement le malade, c'est par- lois le psychiatre lui-meme. Avant de penser a la possibilite de "trou- bles de l'ipseite", il faut penser que l'ipseite, l ' e t re-au-monde sont des structures communes, des structures partagees darts leur universalite mats aussi de far singuliere par le malade, son entourage, le medecin ou l 'equipe soignante. Eipseite est ce

partir de quoi une rencontre au- thentique est possible.

PSN - N'est-ce pas dans les dif- ferents modes de difficultes d'ouver- ture a l 'autre que l 'on peut re t rou- ver les grands cadres patEologiques de la psychia t r ie?

JN - I1 ne peut pas y avoir d 'etre- avec-autrui specifique d 'une patho- logie. C'est lk aussi une s t ructure commune, ce que Heidegger appel- le un existential. Certes on peut evoquer le typus melancholicus pour dire que certains sont particuliere- ment tournes vers autrui et plus desireux de lui rendre service que de penser ~ eux-memes - j e grossis vo lon ta i rement le trait. Mats alors l ' e t re-avec-autrui va avec l 'esprit d 'ordre et c'est par le raidissement que lui donne ce dernier qu'il sem- ble plus par t icu l ie rement entrer dans le cadre d 'un type specifique. Eautrui chez le melancol ique est souvent vecu sur le mode de la soli- darite bien plus que sur le mode de la reciproci te qui caracterise une rencont re veri table. Nous avons tous connu des melancoliques dont l ' interet pour le b ien-e t re d 'autrui pouvait aller jusqu'~ l'assassinat ou le dent d'existence. Je connais aussi de la meme far bien des person- nes chez qui un diagnostic de schi- zophrenie a ete porte alors qu'elles sont mani fes tement tournees vers les autres et d 'une loyaute ~ toute epreuve. Eaut isme des schizo- phrenes ne se manifeste pas force- merit comme un desengagement vis-a-vis d 'autrui , il peu t etre une posi t ion de repli, une fuite devant l 'ordre etabli par les autres et pense pour les autres, mats il n'est jamais une indifference pure et simple. Lorsqu 'en evoquan t les termes d 'aut isme ou de typus nous som- mes tentes de faire ainsi des diffe- rences cliniques q u a n t a la capacite des personnes d 'accueil l i r autrui darts leur propre monde , nous cou- rons le risque de ne devoiler que la face apparente de l ' iceberg, et de negliger incons ide remen t une va- leur cachee sous la surface, celle-la meme avec laquelle nous aur ions pu travailler ensemble - medecin , famille, malade, equipe soignante - la quest ion de l 'ipseite.

FD - J e suis en t i e rement d 'accord avec Jean Naudin sur le fait qu'il n 'y a pas d 'e t re-avec-autrui specifi- que d 'une pathologie. I1 me semble en effet que cette ouver ture ~ l 'au-

tre qui est toujours en ques t ion dans tous les t roubles pathologi- ques, est e t ro i tement lice a cette capacite a se mainteni r a travers le temps qu 'est l ' ipseite. Car pour s 'ouvrir a l'autre, il faut deja etre un sot, c'est-a-dire posseder cette s t ruc ture reflexive qui est au fondement de toute experience. On pour ra i t ici user d 'une image sim- ple : pour recevoir l 'autre, pour pra t iquer l 'hospital i te , il faut deja avoir un "chez sot", un espace de recept ion. Cet espace de recept ion et de dialogue, ce n'est pas le mot, qui se sent toujours "envahi" par l 'autre et menace dans son integrite par lui, mats le sot, en taut qu'il n'a pas de frontikres fixes, qu'i l est ouver t par pr incipe au temps et l 'autre, et qu'il peut ainsi parvenir - ce qui pourrai t const i tuer l 'ideal de toute existence ver i tab lement "humaine" - a loger l 'autre chez lui. �9

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