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Marc Wilmet LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE: RÉTRO-PROSPECTIVE Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Grandes interrogations métaphysiques... Je pourrais répondre à la manière de Pierre Dac : « je suis moi, je viens de chez moi, je rentre chez moi. » Plus sérieusement, ces questions articuleront les trois volets de mon exposé, (1) rétrospectif, (2) situatif, (3) prospectif. RÉTROSPECTIVE En linguistique, il n'existe pas plus qu'ailleurs de génération spontanée. La théorisation grammaticale et les descriptions du français s'abreuvent à deux sources venues du fond des âgesl. Première tradition: le courant normatif. On sait que l'idée d'une norme langagière émane des grammairiens grecs alexandrins du deuxième siècle avant Jésus-Christ, divisés en analogistes — fidèles aux anciens — et en anomalistes — sensibles à l'évolution, assortissant toute règle d'une longue liste de tolérances. Pour la France, les Remarques sur la languefrançaise ( 1647) ont installé Vaugelas en oracle très écouté (rappelez-vous : Philaminte et Bélise, deux « femmes savantes» de Molière, congédient la servante Martine parce qu'elle « offense la grammaire » et « met en pièces Vaugelas ») et en thuriféraire d'un « bon usage » foncièrement aristocratique, « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs... », mais Ferdinand Brunot n'a pas tort de rapporter l'opinion mi-figue mi-raisin de Ménage : « M. de Vaugelas estoit un fort honnête homme : ce que j'estime beaucoup plus que d'estre un savant homme: mais ce n'estoit pas un savant homme » (1913, IV, p. 3, n. 1). Sautons trois cents ans. Démocratisé au fil du temps, le « bon usage » s'assimile chez Maurice Grevisse, souvent qualifié de « Vaugelas du vingtième siècle » (la sixième édition du Bon usage adopte significativement le sous-titre « remarques sur la langue française d'aujourd'hui »), à la pratique des « bons » écrivains, ...une vertu, comme bien on pense, sujette à caution et à fluctuations. N'empêche, les pays de culture française réunissent la plus vaste collection qui soit de chroniqueurs J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

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Marc Wilmet LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE: RÉTRO-PROSPECTIVE

Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Grandes interrogations métaphysiques... Je pourrais répondre à la manière de Pierre Dac : « je suis moi, je viens de chez moi, je rentre chez moi. » Plus sérieusement, ces questions articuleront les trois volets de mon exposé, (1) rétrospectif, (2) situatif, (3) prospectif.

RÉTROSPECTIVE En linguistique, il n'existe pas plus qu'ailleurs de génération spontanée. La

théorisation grammaticale et les descriptions du français s'abreuvent à deux sources venues du fond des âgesl.

Première tradition: le courant normatif. On sait que l'idée d'une norme langagière émane des grammairiens grecs

alexandrins du deuxième siècle avant Jésus-Christ, divisés en analogistes — fidèles aux anciens — et en anomalistes — sensibles à l'évolution, assortissant toute règle d'une longue liste de tolérances.

Pour la France, les Remarques sur la langue française ( 1647) ont installé Vaugelas en oracle très écouté (rappelez-vous : Philaminte et Bélise, deux « femmes savantes» de Molière, congédient la servante Martine parce qu'elle « offense la grammaire » et « met en pièces Vaugelas ») et en thuriféraire d'un « bon usage » foncièrement aristocratique, « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs... », mais Ferdinand Brunot n'a pas tort de rapporter l'opinion mi-figue mi-raisin de Ménage : « M. de Vaugelas estoit un fort honnête homme : ce que j'estime beaucoup plus que d'estre un savant homme: mais ce n'estoit pas un savant homme » (1913, IV, p. 3, n. 1).

Sautons trois cents ans. Démocratisé au fil du temps, le « bon usage » s'assimile chez Maurice Grevisse, souvent qualifié de « Vaugelas du vingtième siècle » (la sixième édition du Bon usage adopte significativement le sous-titre « remarques sur la langue française d'aujourd'hui »), à la pratique des « bons » écrivains, ...une vertu, comme bien on pense, sujette à caution et à fluctuations. N'empêche, les pays de culture française réunissent la plus vaste collection qui soit de chroniqueurs

J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

grammaticaux, érudits ou ignares, d'« amateurs de beau langage » et de « gendarmes des lettres », une troupe dense de petits soldats qu'encadrent les galonnés verts de l'Académie.

Seconde tradition, le courant philosophique. D'inspiration aristotélicienne puis stoïcienne, prolongé par Denys le Thrace et

Apollonios Dyscole, se continuant à Rome, empruntant le canal des modistes médiévaux, il ressurgit dans la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ( 1660), s'épanouit au dix-huitième siècle sous la plume des Encyclopédistes et des Idéologues. Son ambition majeure est de doter les mots d'une nature inaliénable afin de les distribuer en classes. Érasme y fait une allusion sarcastique dans L'éloge de la folie.

Je connais un homme qui sait tout : le grec, le latin, les mathématiques, la philosophie, la médecine : il excède [excelle?] en tout cela, et il a déjà soixante ans. Devineriez-vous bien à quoi ce docte universel s'occupe depuis environ vingt années ? Ayant laissé là toutes ses acquisitions de savoir, il s'attache uniquement à la grammaire, et il y tient son esprit dans une torture continuelle. Il n'aime la vie, que pour avoir le temps d'éclaircir une des difficultés de cet art important ; et il mourra content, dès qu'il aura inventé un moyen sûr pour distinguer les huit parties du discours, de quoi, selon lui, ni les Grecs ni les Latins n'ont pu encore venir à bout. Le sujet, comme vous le voyez, est de la dernière conséquence pour le genre humain. Quoi ! être toujours en danger de prendre une conjonction pour un adverbe ? Cela mériterait une guerre sanglante. (...) Que vous semble de ce bizarre savant ? Est-ce folie ? Est-ce fureur ? Ce sera tout ce qui vous plaira, pourvu que vous m'accordiez une chose, savoir : que le grammairien, cet animal surchargé d'infortunes, est, par un effet de ma bonté, si content, si amoureux de lui-même, qu'il ne voudrait pas changer d'état avec les plus riches et les plus puissants rois.

Au confluent des deux courants, la grammaire scolaire. En 1780, Charles-François Lhomond (« régent de sixième » au collège Cardinal-

Lemoine, également responsable du De viris illustribus et d'une Doctrine chrétienne), recueille des rudiments de la méditation séculaire, les amalgame dans un opuscule, promis à descendance nombreuse. Les Noël et Chapsal, Larive et Fleury, Sicard, Sauger-Préneuf, Landais, Larousse, etc. conjugueront après lui leurs efforts — rémunérateurs — au service exclusif de l'orthographe que sacralise l'enseignement public, quitte à en légitimer les moindres bizarreries.

Écoutez André Chervel (1977, p. 62).

[Les Élémens de la grammaire françoise de Lhomond] sont un outil de premier ordre entre les mains du maître d'école uniquement soucieux d'orthographe.

Et Pierre Swiggers (1990, p. 855).

Ces grammaires scolaires (...) sont dues, en général, aux inspecteurs de l'enseignement, à des enseignants, parfois à des professeurs d'université. Leur principale caractéristique est l'indigence de théorie et d'esprit méthodique (...). Il importe de noter que cette grammaire scolaire est avant tout un amas de règles visant l'usage écrit de la langue : la grammaire n'est qu'un prétexte à l 'enseignement de l 'orthographe (et tout particulièrement du problème de l'accord du participe passé).

Malgré le « prêt du livre », la poule aux œufs d'or n'est pas morte (voir l'enquête accablante d'Hélène Huot, 1989) : c'est toujours le règne delà« grammaire d'accord» et la glorification du « participe passé », avec un cortège d'innovations ad hoc : le sujet « réel » et le sujet « apparent » (sans la distinction, le singulier à p. ex. Il tombera des cordes serait indéfendable), le complément « direct » et les compléments «cir-constanciels de prix », « de poids » ou « de mesure » (nécessaires à l'invariabilité du participe : Les peines que l'opération ma coûtées mais Les vingt mille francs qu elle m'a coûté...), 1'« attribut », la « voix pronominale », les deux auxiliaires être et avoir (+ participe passé) sortis de l'escorte des « semi-auxiliaires » aller ou venir de (+ infinitif) et des négligés être en train de, commencer à, finir par...

La nomenclature officielle de 1910 fixe ces acquis. Voilà le contexte au sein duquel s'exerce la réflexion des principaux francistes du premier demi-siècle, les Léon Clédat (1850-1930), Ferdinand Brunot (1860-1937), Charles Bally (1865-1947), Georges Gougenheim ( 1900-1972), Jacques Damourette ( 1873-1943) et Édouard Pichon (1890-1940), Gustave Guillaume (1877-1960), sans oublier Lucien Tesnière (1893-1954), que la parution tardive des Éléments de syntaxe structurale sort artificiellement du lot.

Clédat, Brunot, Bally, Gougenheim, Tesnière avaient des points communs au delà de leurs divergences : professeurs en chaire, plus ou moins respectueux de la classification orthodoxe des mots (avec le correctif de la transposition chez Bally, de la translation chez Tesnière), plus ou moins historiens (en dégradé de Clédat à Bally), plus ou moins systématiques (Clédat franchement pointilliste, Bally saussurien, Gougenheim frotté de phonologie), attentifs à l'exploitation pédagogique de la

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recherche, prudents dans les innovations terminologiques... La singularité irréductible des amateurs Damourette et Pichon et de l'autodidacte

Guillaume éclate par contraste. Contre la démarche onomasiologique de Brunot (« la pensée et la langue »),

Y Essai de grammaire de la langue française brandit son fier credo sémasiologique : Des mots à la pensée. Saussure est égratigné dès l'introduction. Le paragraphe 74 insiste : non, le signe n'est pas « arbitraire », il existe une biunivocité de la forme et du sens ; l'auteur du Cours et ses éditeurs s'avèrent en soutenant l'inverse victimes du bilinguisme franco-allemand, d'« un système de pensée en cote mal taillée, intermédiaire entre ceux des deux idiomes ». Irrévérence identique à l'endroit de la tradition aristotélicienne. Les classes de Damourette et Pichon, au nombre de trois (le « nom », le « verbe » et le « strument »), croisées avec les quatre catégories du « factif », du «substantif », de 1'« adjectif » et de 1'« affonctif », produisent un total de douze essences logiques. La nomenclature, subversive, allait polariser l'animosité : tollé quasi-unanime des recenseurs, cascade de moqueries... et prétexte à saluer de loin une œuvre « géniale » au lieu de se donner la peine d'y entrer. Qui ne reconnaîtrait cependant que les effectivement hirsutes épanaschète (§ 478), épicatathète (§ 490) ou diamphischète (§ 449), mariant les prépositions et les racines grecques, s'annoncent beaucoup plus économiques que d'interminables paraphrases correspondantes?

Ceci posé, mettons au crédit de Y Essai une mine d'exemples (plus de trente-quatre mille) ; des dialogues pris sur le vif, retranscrits avec le souci de l'authenticité phonétique — intonation, indication minutieuse des « pausules » et des « pausettes », savoureux croquis social du producteur ; des trouvailles à chaque pas ; des gloses sémantiques et stylistiques affûtées ; une description en son temps inégalée des accompagnateurs du nom (les « assiettes » notoire, présentatoire, transitoire et illusoire), de la quantification (la « blocalité » continue ou discontinue, la « putation» massive ou numérative), des « tiroirs » du verbe, de la négation (le « discordantiel » ne, le « forclusif » pas ou point, 1'« exceptif » que...). Renouant par-dessus les grammaires orthographiques du dix-neuvième siècle avec la veine des Dumarsais et des Beauzée, Damourette et Pichon savent avancer une hypothèse prudente, ne reculent pas, le cas échéant, devant un constat de carence (p. ex. III, § 853, p. 129: «Mieux vaut avouer avec Nyrop que la science moderne n'a pas encore trouvé le mot de V énigme », ou III, § 985, p. 389: « À la question que nous venons de poser, nous n'osons pas répondre »).

Curieuse grammaire donc, dépourvue de tenants et d'aboutissants, aussi rébarbative que fascinante.

Guillaume, employé de banque venu à la linguistique par le hasard de leçons de français à des russophones (la petite histoire du guillaumisme colporte sous le manteau qu'il se serait épris vers 1909,1910 d'une jeune Russe vivant à Paris), mena longtemps ses travaux dans l'indifférence compacte de l'Université. Or, là, le

marginal ne s'est jamais posé en trublion. Il recherche plutôt les cautions officielles et place ses écrits sous de prestigieux patronages : Antoine Meillet, Louis Havet, Joseph Vendryes, Mario Roques, Charles Bruneau, Émile Benveniste. Conscient de son originalité, certes, Guillaume n'en annonce pas moins une orthodoxie foncière, proteste de sa fidélité à l'esprit du comparatisme historique, ne perd pas une occasion de saluer ses maîtres à penser, essentiellement Antoine Meillet et Ferdinand de Saussure.

Le patriarche à barbe blanche dont la photo orne la première édition du recueil d'articles posthume Langage et science du langage a aussi la rancune tenace. Et la dent dure. De Damourette et Pichon, rencontrés aux séances de la Société de linguistique de Paris, il décrète que ce sont des « linguistes de discours », non « de langue », sauf « aux meilleurs jours, (...) influencés par mon maléfique enseignement» (19692, p. 242, n. 3). Charles Bally n'est pas davantage ménagé ; la leçon inaugurale de l'année 1952-1953 va jusqu'à insinuer qu'il aurait plagié Guillaume : « Mes anciens auditeurs savent ce qu'ont été mes études se rapportant au problème de la transition langue/ discours (...). Quelques années plus tard, m'ayant très proba-blement lu, des confrères ont reconnu l'importance de ce problème et vu, dans la totalité des actes de discours, une actualisation des apports de la langue. Le mot actualisation a été avancé par moi, et employé avec constance, bien avant qu'il ait été repris par Bally. »

Que conclure de ce survol en rase-mottes ? Sur la toile de fond du normativisme et de la catégorisation se projette une

disparate de méthodes et de modes explicatifs. Tâchons cependant de prendre un peu de hauteur.

Un historien des idées céderait volontiers à la tentation de mettre en parallèle les « grosses machines linguistiques » de l'époque et les cycles romanesques de Roger Martin du Gard, Romain Rolland, Jules Romains... Nous avons effectivement affaire à des linguistes polyvalents, une ultime génération d'humanistes soucieux d'embrasser le plus grand nombre possible de phénomènes, des préstructuralistes à l'européenne avant l'avènement des spécialistes.

Leur premier apport fut de battre en brèche la grammaire scolaire abêtissante, fatras d'erreurs, catéchisme vide, « enseignement de rebut, (...) école d'ennui, effroi des élèves et des maîtres » (Brunot 1922, p. VII).

Seconde réussite : ils secouent petit à petit le carcan aristotélicien, même si l'antique cloisonnement des classes n'avait pas été sans prévoir au cours des années diverses soupapes de sécurité, « changements de classes » ou « dérivation impropre» (les « infinitifs substantivés » le manger, le boire ou le dormir..., les « substantifs

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employés adjectivement » de une robe mauve ou la couleur marron..., les adverbes « servant d'adjectifs » de une fille bien ou une lettre exprès... et autres « adjectifs servant d'adverbes » de tourner court, voter utile...).

Posons franchement la question. Quels sont parmi ces hommes et leurs travaux ceux qui continuent d'alimenter régulièrement la recherche « en marche » ? Clédat a retrouvé une brève jeunesse à l'occasion de la récente émergence du serpent de mer de la réforme orthographique (doyen de la Faculté des lettres de Lyon, il était descendu dans l'arène, dénonçant « l'importance exagérée que l'enseignement de notre mauvaise orthographe a prise dans les études » [Revue de Philologie Française et de Littérature, 5, 1891, p. 311], se prodiguant en faveur des réformes, multipliant les discours, les causeries, les pétitions, les adresses au pouvoir politique, tentant de mobiliser les usagers, stigmatisant « les adorateurs du fétiche orthographique » [ibid., p. 314], lançant une enquête décapante sur l'accord du participe passé des verbes accidentellement pronominaux, payant d'exemple en amendant les graphies de ses écrits. En vain...). Les linguistes de la dernière pluie ne demandent au mieux à Brunot, à Damourette et Pichon et à Gougenheim qu'une manne de données — à égalité, sans plus, avec Le Bon Usage. Bally est parfois salué comme l'un des ancêtres de la sémantique du prototype et de la pragmatique. L'idée de mettre la phrase au centre des préoccupations et l'ambition d'autonomiser la syntaxe font de Tesnière un devancier authentique — quoique indirect — de Chomsky et de Fillmore. Le seul à sortir de cette relative grisaille demeure pourtant Gustave Guillaume.

Le père de la psychomécanique a donné naissance à une école véritable. La litanie de ses disciples proches ou lointains vaut le plus long discours : Robert-Léon Wagner (né en 1905), Paul Imbs (né en 1908), Gérard Moignet (né en 1912), Jean Stéfanini (né en 1917), Roch Valin (né en 1918), Gabriel Guillaume (né en 1921), Maurice Molho (né en 1922), Bernard Pottier (né en 1924), André Joly (né en 1933), Robert Martin (né en 1936)... et une foule de sympathisants disséminés dans le monde entier, des Français Pierre Guiraud, Henri Bonnard, Robert Lafont, Olivier Soutet... aux Belges Joe Larochette ou Albert Henry, aux Québécois d'adoption Daniel Le Flem ou Jean-Marcel Léard, aux Espagnols Federico Ferreres Maspla et (parfois) Jésus Lago Garabatos, à l'Israélien Alexandre Lorian, au Bulgare Krasimir Mantchev, au Suisse allemand Peter Wunderli... Ses théories s'exportent vers le latin et les langues romanes, germaniques ou slaves. L'idéalisme et le matérialisme y découvrent tour à tour leur provende. On a vu successivement en Guillaume un précurseur de Hjelmslev, de Chomsky, de la sémantique générative et du cognitivisme

En France, le guillaumisme imprègne — quelquefois à l'insu des auteurs — une majorité de manuels, ne seraient-ce que la Grammaire du français classique et moderne (Wagner et Pinchon 1962), la Grammaire systématique de la langue française (Baylon et Fabre 1973) et le Code du français courant (Bonnard 1981). Hors de France, il

essaime en Belgique française, au Québec, mais l'hostilité ou, pire, l'indifférence des pays anglo-saxons ne se sont pas démenties, malgré les efforts des anglicistes (principalement Joly et O'Kelly 1990), et à l'exception de la théorie de l'article popularisée en Amérique par le livre du Danois Christophersen (1939).

LA PSYCHOMÉCANIQUE

Soyons clair. Dans la tradition culturelle française, la grammaire a reçu mission d'inculquer

l'orthographe et le « bon usage ». Guillaume lui redonne une dignité spéculative, mais, au sentiment de celui qui vous parle, ses interprétations ponctuelles de l'article ou du verbe — comme on sait, les deux thèmes majeurs du guillaumisme — ne représenteront jamais qu'une étape à dépasser sur un processus d'élucidation continue. Elles constituent toutefois une base indispensable. J'aimerais le montrer au travers de deux illustrations : (1) les accompagnateurs du nom et (2) l'aspect verbal. Nous mettrons ensuite sous la loupe la méthode guillaumienne elle-même.

LES ACCOMPAGNATEURS DU NOM

Deux cents ans de grammaire scolaire avaient trié d'un point de vue empirique: (1) des articles, (2) des adjectifs, ces derniers répartis en (a) adjectifs qualificatifs, (b) adjectifs déterminatifs. Les manuels renoncent aujourd'hui, d'un trait de plume, à la dichotomie et lui substituent sous l'influence du structuralisme ambiant l'opposition déterminant! adjectif.

Les gains sont évidents : —1'« article » côtoie désormais à l'intérieur des déterminants (calque de l'anglais

déterminer, adopté par Wagner et Pinchon... qui le plaquent sur les « déterminatifs » existants, avant que Dubois et Lagane 1973 l'implantent dans l'usage, où son acclimatation rapide fut facilitée par la familiarité de déterminé, indéterminé et indétermination ) le « relatif » lequel, duquel, auquel... (avec article LE amalgamé), le « démonstratif » et le « possessif » (article LE analysable : ce = p. ex. « le + que je désigne », mon = p. ex. « le + qui m'appartient »)...

— le groupe des adjectifs récupère les « indéfinis » autre et même, les « possessifs toniques » mien, tien, sien..., les « numéraux ordinaux » premier, deuxième, troisième...

Pourtant, quantité de points noirs subsistent. Je cite en vrac les complications: tout le!tous les (comparer Tous les hommes sont mortels = « omnes », et Tout V homme est

J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

mortel = « totus ») ; quelque(s) (le pluriel compatible avec un article, le singulier non); les « indéfinis » certain, nul, tel et différents, divers (utilisables seuls ou en alliance avec un article) et les « numéraux » (les) deux/trois/quatre... ; les hétérogènes l'un etl ou l'autre, ni l'un ni l'autre, etc. (alternant les éléments « déterminants » et «adjectifs») et les discontinus (encadrant le substantif) : des bijoux! dollar si cadeaux!fourrures...) en grand nombre! à la pelle! à foison! comme s'il en pleuvait...

Indépendamment du débat de fond—insoluble, j 'en prends le pari —, la réfection déterminant!adjectifal' immense défaut de sous-entendre que le déterminant ne serait pas « adjectif » (au sens étymologique d'une « addition » au substantif) et que Y adjectif ne « déterminerait » pas le substantif, littéralement, qu'il ne lui fixerait aucun « terme» (bien que p. ex. cheval brun délimite un sous-ensemble de l'ensemble« cheval»). Nul vocable technique, enfin, ne chapeaute les « mots accompagnant le substantif ».

Contre cette innovation suspecte, qui menace d'empoisonner pour longtemps la description du syntagme nominal, je défends (tant pis si le combat est d'ores et déjà inutile, l'honnêteté intellectuelle l'impose) les trois options suivantes :

1° Adjectif continue à désigner la classe des « accompagnateurs du nom », englobant les « articles », les adjectifs « qualificatifs » et les adjectifs « déterminatifs» de la grammaire scolaire.

2° Les adjectifs ont deux fonctions, traditionnellement appelées « fonction épithète » et « fonction attribut », mais l'école et la rue tendant à faire d'épithète un synonyme d'adjectif il vaut mieux dire « fonction déterminative » (comme p. ex. le complément « déterminatif » de ma mère dans le château de ma mère).

En ce sens, et en ce sens seulement, l'adjectif est un déterminant et le nom un déterminé.

3° La fonction déterminative se dédouble selon que les déterminants influencent Y extensité ou Y extension du nom.

C'est à ce stade que l'apport de Gustave Guillaume se révèle décisif.

h'extensité commence tout juste à se tailler une place au soleil de la linguistique. Son esquisse, pourtant, est ancienne. Nicolas Beauzée en fut le véritable inventeur sous l'appellation d'« étendue ».

Grammaire générale (1767), I, p. 236-237.

Par l'étendue de la signification, on entend la quantité des individus auxquels on applique actuellement l'idée de la nature

commune exprimée par les noms.

Hélas ! faute d'un terme technique, 1'« étendue » de Beauzée croise 1'« étendue» d'Arnauld et Nicole (1662), synonyme chez eux d'extension (que Beauzée, soulignant l'aspect de virtualité, baptisait « latitude d'étendue »). La fusion des noms a précipité au dix-neuvième siècle la confusion des notions^.

Damourette et Pichon avaient effleuré à leur insu la timbale quand ils postulaient deux « envisagements » du nom, l'envisagement « glomératif » de p. ex. neuf pommes (où l'adjectif neuf\ écrivent-ils, « ne convenant au groupe qu'en tant que tel, ne dépend nullement de la nature pommeuse de chaque pomme »), et l'envisagement « grégatif» de p. ex. pommes vertes (l'adjectif vert « convient à chaque pomme en particulier » : cf. VI, § 2124, p. 26 et 28). Éclair sans lendemain.

Plus près de nous, le mathématicien Georges Van Hout redécouvrait simultanément le concept et le mot de Beauzée en observant que « la substitution [p. ex. les/des/trois/ aucun] modifie l'étendue de l'ensemble » (1973-1974, II, p. 31).

Mais c'est avant tout Gustave Guillaume, je le répète, qui aura traqué l'idée sa vie durant, la dégageant progressivement de l'idée voisine d'ex tension, pour parvenir à l'isoler vers 1954 sous la dénomination d'extensité.

Principes de linguistique théorique (1973), p. 260 [extrait des Prolégomènes inédits].

Il faut regretter que les grammaires d'enseignement — qui, au chapitre du nom, font en général (les meilleures et les plus anciennes) état de la corrélation de la compréhension et de 1 'extension et attirent 1 ' attention sur ce que, par exemple, de chien à animal la différence relative est que chien emporte avec soi un plus de compréhension et un moins d'extension et animal, un moins de compréhension et un plus d ' extension—n ' aient pas, au même chapitre, fait état de la variation d'extensité dont la caractéristique est sa complète indifférence à l'endroit de la compréhension du mot, à laquelle elle ne change rien, se bornant à en élargir ou à en étrécir le champ d'application...

Leçons de linguistique (1982), p. 155 [leçon du 14 mars 1957].

Le terme d'extensité m'est propre : il se rapporte à quelque chose dont la langue ne fait pas état ; elle enclôt seulement le moyen d'en faire état. L'extensité est une variable de discours ; l'extension, dictée par la compréhension, est une constante de langue. Les distinctions de compréhension et d'extension sont des distinctions très anciennes — connues de tous — de la grammaire philosophique, laquelle n'a pas identifié en elle les

J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

distinctions d'extensité et d'obtention de l'extensité... [on voit que Guillaume ignorait Beauzée].

La distinction extension!extensité est heureuse. Tandis que Y extension, inhérente au nom, apparaît inversement proportionnelle à la compréhension (ou à Y intension), Y extensité relève de la détermination nominale et s'avère indépendante du couple extension! intension.

Nous les définissons :

Extension = Ensemble des objets du monde auxquels N (ou GN) est applicable Extensité = Quantité d'objets du monde auxquels N (ou GN) est appliqué

Pour opérer la séparation des deux, il suffit de retenir que les fluctuations d'extensité ne provoquent à la différence des variations d'extension aucune modification concomitante des sèmes composant le signifié du nom (i.e. son intension).

Comparer p. ex. [1], [2], [3], [4], [5], [6].

[1] L'arbitre a signalé la faute [2] Un juge de ligne a signalé la faute [3] (Les) Deux juges de ligne ont signalé la faute [4] L'homme est un roseau pensant [d'après Pascal] [5] La femme est un roseau dépensant [Jules Renard] [61 Plusieurs femmes ont dilapidé des fortunes

De [1] à [2]/[3] et de [4] à [5]/[6], le sujet des propositions [1] et [4] subit une réduction d'extension (tout « juge de ligne » est aussi un « arbitre » et toute « femme» est un « être humain », non l'inverse) et un enrichissement proportionnel d'intension (juge de ligne = « arbitre » + sème « affecté à une tâche subalterne » \ femme = « être humain » + sème « sexe féminin »). De [1] à [2], maintien de l'extensité individuelle, et de [4] à [5] maintien de l'extensité collective, sous l'extension diminuée et Y intension augmentée. De [2] à [3], montée de l'extensité individuelle à une extensité = 2, et de [5] à [6] descente de l'extensité collective maximale = t à une extensité collective = t — n, malgré l'extension et l'intension inchangées.

De la théorie à la pratique, Y extensité et Y extension organisent sur des principes sûrs la masse des accompagnateurs du nom en marqueurs d'extensité, en marqueurs

d'extension et en marqueurs conjoints d'extensité et d'extension. Je les nomme respectivement :

— quantifiants (de préférence à quantificateurs, car les logiciens ont monopolisé le quantificateur universel (V) et le quantificateur existentiel (3), qui ne couvrent qu'une petite partie de la gamme du langage naturel). Il s'agit des « adjectifs numéraux cardinaux » ou quantifiants numériques, assignant au nom une extensité précise ; d'un premier lot d ' « adjectifs indéfinis » ou quantifiants stricts (assignant au nom une extensité imprécise dans une zone limitée) ; des « articles » ou quantifiants lâches (assignant au nom une extensité capable de fluctuer entre un pôle maximum — p. ex. Un enfant est toujours Vouvrage de sa mère = « tous les enfants » ou L'homme est un animal raisonnable = « tous les hommes » — et un pôle minimum — p. ex. Un homme entra, qui avait l'air hagard et L'homme était entré et s'était assis au coin du feu = « un individu »)...

— caractérisants (Ferdinand Brunot préconisait jadis cette appellation au lieu de qualifiant, un paronyme trop proche de qualificatif) : les « adjectifs numéraux ordinaux» premier, deuxième, troisième... ou caractérisants numériques et les « adjectifs possessifs atones » mien, tien, sien... ou caractérisants personnels — ceux-ci et ceux-là en série fermée —, puis la série ouverte des « adjectifs qualificatifs » grossis des « adjectifs indéfinis » autre, même, quelconque, ou caractérisants stricts, qui annexent les «compléments déterminatifs » (p. ex. le château de ma mère comme le château maternel), les subordonnées relatives ou conjonctives « déterminatives » de la tradition (p. ex. l'homme qui rit comme l'homme hilare ou la pensée qu'il souffre comme la pensée de sa souffrance) et certaines fausses « appositions » qui ont longue vie (p. ex. le roi Louis ou la ville de Paris)...

— quantifiants-caractérisants : « déictiques » ce, cet, cette, ces..., « personnels» mon, ton, son... et le reliquat des « adjectifs indéfinis » comme différents, divers, quel, tel, l'un et l'autre, l'un ou l'autre..., plus les « enclosures » une sorte de, une espèce de... et même les « syntagmes affectifs » un fripon de, cette nom de dieu de, etc.

Une nouvelle distinction capitale est celle de l'extension hors énoncé (l'extension du « mot de dictionnaire ») et de l'extension en énoncé4. (Je signale en passant que la prise en compte de ce « chaînon manquant » suffirait à clore le vieux et irritant débat —issu de Port-Royal—sur les relatives alternativement « restrictives » ou «appositives-explicatives » : cf. Wilmet 1988).

Soit l'exemple de Français. Le nom (ou le groupe nominal natif de l'Hexagone, etc.) désigne hors énoncé

l'«ensemble des êtres auxquels Français a été, est et sera applicable ». Si [7] préserve

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cette extension (= « les Français partout et toujours »), [8] l'ampute grandement (ni « les Français depuis que la France existe », ni même « les Français de 1981 et de 1988», mais « les Français qui — dédaignant le repos dominical ou la pêche à la ligne — ont pris part aux scrutins présidentiels de 1981 et 1988»).

[7] Le Français est né malin [Boileau] [8] Les Français ont voté Mitterrand.

Observons encore que Yextensité ne se confond pas avec Y extension en énoncé: on déplacerait en faveur ou en défaveur du candidat Mitterrand la barre de la majorité vers le haut (Plus de 51% des Français ont voté Mitterrand) ou vers le bas {Moins de 51% des Français ont voté Mitterrand) sans altérer d'un iota la représentativité du corps électoral.

La confrontation de Yextensité avec Y extension mène à un nouveau carrefour suivant que la première est inférieure à la seconde (p. ex. Bill a invité une fille qui me plaît = « un élément de l'ensemble n > 1 des filles capables de me séduire ») ou qu'elle l'égale (p. ex. Bill a invité la fille qui me plaît = « un élément de l'ensemble singleton des filles qui me plaisent hic et nunc »). Les mathématiciens utilisent le terme d'extensivité, tantôt « partitive », tantôt « extensive ». De notre point de vue, Yextensivité mesure précisément le rapport de « la quantité d'êtres ou d'objets auxquels un nom ou un groupe nominal sont appliqués » (extensité) à « l'ensemble des êtres ou des objets auxquels le nom ou le groupe nominal sont contextuellement applicables » (extension en énoncé). Variable non théorisée par Guillaume (bien qu'il l'ait approchée en 1919 avec son opposition d'un « article d'extension LE » et d'un « article de relief UN », en 1944 sous l'espèce d'un « cinétisme extensif » et d'un «cinétisme anti-extensif »), elle permet de différencier, à 1"intérieur des « articles » ou indicateurs Yextensité lâche, des marquants de l'extensivité extensive (articles le, la, les) et des marquants de l'extensivité partitive (articles un, une et de, du, de la, des..., à répartir ultérieurement en fonction de la restitution numérative (articles un, une) ou massive du nom (articles du, de la — de et des, composé de de + les, restant neutres).

Malgré Guillaume, beaucoup de linguistes méconnaissent toujours Yextensité La Grammaire d'aujourd'hui (1986) d'Arrivé, Gadet et Galmiche n'en fait jamais état, ni la douzième édition refondue par André Goosse du Bon Usage (1986), etc. Les manuels l'ignorent a fortiori, sauf le Code du français courant de Bonnard (1980), mais qui parle d'extension référentielle et risque ainsi de perpétuer l'équivoque, ou l'identifient peu ou prou à Y extension (p. ex. Auroux 1990, s.v. ex tensité). Que dire alors de la recherche d'inspiration anglo-saxonne ? Même les « guillaumiens » ne sont pas à l'abri d'un amalgame. Deux disciples majeurs de Guillaume ont postulé Yextensité « intermédiaire » des syntagmes nominaux Un homme de V Antiquité dirait ici que... (Leçons de linguistique 1948-1949, Valin éd. 1971, p. 45-46) et L'enfant de

notre temps est souvent trop gâté (Moignet 1981, p. 134), où les « compléments déterminatifs » de V Antiquité et de notre temps agissent de toute évidence sur Y extension, respectivement, de homme et enfant (ensembles E devenus E'), mais n'affectent pas Y extensité, sinon indirectement, en bornant son déploiement maximum (= "tous les éléments hommes!enfants") aux contours des sous-ensembles homme de l'Antiquité et enfant de notre temps. Valin et Moignet recommettaient ainsi l'abus de Roch Sicard ou de Silvestre de Sacy envers Beauzée à l'aube du dix-neuvième siècle (cf. Wilmet 1990).

L'ASPECT VERBAL Guillaume énonçait en 1929 une première définition de l'aspect.

Temps et verbe (p. 109) L'aspect est une forme qui, dans le système même du verbe, dénote une opposition transcendant toutes les autres oppositions du système et capable ainsi de s'intégrer à chacun des termes entre lesquels se marquent lesdites oppositions.

« ...les autres oppositions du système », c'est-à-dire le temps et le mode. La spécification de « transcendance » revenait à confiner l'aspect français au trinôme des formes simples, composées, surcomposées, et à en exclure du coup le couple passé simple/imparfait. Certains « guillaumiens » n'ont jamais pu s'y résoudre (voir p. ex. Martin 1971). Se ravisant en 1933, Guillaume avance une définition « généralisée », que Meillet salue d'enthousiasme (Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 34, 1933, p. 25 : « ...tous les grammairiens devront se pénétrer de la doctrine qu'expose avec une clarté saisissante M. Guillaume. À lui seul cet article suffirait à donner une valeur unique au précieux fascicule »), et qui préfigure à près d'un demi-siècle de distance la « découverte » par Bernard Comrie (1976) de Y internai time$.

Langage et science du langage (p. 47-48) Le verbe est un sémantème qui implique et explique le temps (...). Est de la nature de Y aspect toute différenciation qui a pour lieu le temps impliqué. Est de la nature du temps toute différenciation qui a pour lieu le temps expliqué.

La conséquence immédiate est de réintroduire sous 1 'aspect, en plus de 1 'opposition des formes simples (aspect tensif) aux formes composées (aspect extensif) et aux formes surcomposées (aspect bis extensif), celle de l'imparfait (image verbale fractionnée ou aspect sécant) et du passé simple (image verbale d'une pièce ou aspect global), une quantité de phénomènes onomasiologiquement apparentés (cf. Wilmet 1991) :

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— les « auxiliaires » aller (aspect perspectif) et être en train de (aspect cursif), venir de (aspect extensif+ information temporelle), devoir (aspectperspectifou aspect cursif+ information modale), commencer à, finir de, commencer par, finir par (aspect incident + aspect inchoatif ou égressif secondaire)...

— des « adverbes » disant :

• le laps de temps qu'il faut au procès AB pour passer du terminus a quo A au terminus ad quem B : aspect duratif de p. ex. longtemps, pendant x temps, en x temps, vite...

• la fréquence du procès AB ou le nombre de fois que se réalise le passage du terminus a quo A au terminus ad quem B : aspect fréquentatif de p. ex. souvent (fréquence n <t), toujours (fréquence n = t), jamais (fréquence zéro)...

• la place du procès AB à l'intérieur d'une série événementielle : aspect situatif des « appréciatifs » déjà, encore, tôt, tard..., des « augmentatifs » de plus en plus, de mieux en mieux... ou de 1'« abortif » presque : Pierre a presque marché = « a failli marcher »...

• le temps écoulé depuis le terminus a quo A, jusqu'au terminus ad quem B, ou du terminus a quo A au terminus ad quem B : aspect terminatifh une ou deux bornes de p. ex. depuis hier (borne initial e),jusqu'à demain (borne finale), depuis hier et jusqu'à demain (borne initiale et borne finale).

— des affixes (préfixes et infixes) correspondant à toute sorte d'aspects : duplicatif de redire, aspect inversif de dévisser, perfectif de emmener ou amener vis-à-vis de mener, multiplicatif de criailler, rêvasser, craqueler, fendiller, pleuviner, clignoter...

— last but not least, le sémantisme des verbes :

• statifs comme être, exister, savoir...

• dynamiques comme marcher, sortir, éclater..., parmi lesquels : °o les imperfectifs (p. ex. marcher, chanter, peindre...) engendrent le procès dès

le terminus a quo : si Pierre commence à marcher, à chanter ou à peindre et s ' interrompt, il aura bel et bien marché, chanté ou peint...

les perfectif s (p. ex. sortir, entrer, mourir...) engendrent le procès au terminus ad quem : si Pierre commence à sortir, entrer, mourir, il n'est pour autant ni « dehors

» ni « dedans » ni « défunt ».

En d'autres termes, la reconstitution en un tout de Y aspect et du mode d'action (1'« Aktionsart » des linguistes allemands).

LA MÉTHODE GUILLAUMIENNE Le Danois Louis Hjelmslev (1941) distinguait naguère deux catégories de

chercheurs : les « spécialistes », accumulant chiffres et matériaux et différant éternellement les conclusions, apportant leur pierre à l'édifice mais ne sachant trop où l'y placer ; en regard, les « théoriciens », certes capables de loger la pierre, mais changeant quotidiennement d'avis et d'endroit.

Guillaume fut résolument de la seconde espèce, qui aimait à rappeler l'adage : «On devient cuisinier, on naît rôtisseur. » Il ajoutait illico : « De même, me semble-t-il par expérience personnelle, on devient historien, on naît théoricien. Heur ou malheur, je suis né théoricien. »

Par tempérament, il privilégie le « comment? » et le « pourquoi? » de préférence au « quoi? ». Bien sûr, la description sous-tend l'explication Le saut de la constatation pure et simple à l'hypothèse n'en demeure pas moins périlleux.

La postérité voudra-t-elle reconnaître que Gustave Guillaume a osé, le premier, dépasser Y empirisme logique des sciences humaines (tel que l'ont défini Wittgenstein, Carnap et les membres du Cercle de Vienne — fondations stables, échafaudage ultérieur de déductions saines..., une image d'Épinal de la recherche et de sa progression à tâtons, faisant bon marché des critères de simplicité, d'harmonie, d'esthétique ; de cette conviction intime du savant justifiant que deux professionnels, le nez sur les mêmes évidences, en tirent à l'occasion des partis divergents) pour propulser la linguistique à la hauteur des grandes disciplines hypothético-déductivesl

Il m'est arrivé à plusieurs reprises de retranscrire une page à la fois nette et discrètement lyrique de Gustave Guillaume, digne, selon moi, de figurer parmi les plus belles de la réflexion scientifique, à côté — excusez du peu — du Discours de la méthode de Descartes.

Nous sommes en 1952. Le père de la psychomécanique évoque l'éternel tourment du philologue-théoricien, soumis à la « successivité de deux regards », le regard « irrationnel » promené sur les faits, et le regard « rationnel » de l'intelligence.

Langage et science du langage (p. 221). Dans la successivité de ces deux regards (...), il y a tout le drame de la rencontre de l'esprit avec ce qu'on appelle le fait. Le fait

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déclare à l'esprit : je suis ce contre quoi en toi-même (un fait est un fait, entend-on dire en ce sens) tu ne peux rien, incline-toi donc, abdique ta prétendue royauté, puisque ma réalité, portant témoignage contre elle enclôt ton jugement, lui retire sa liberté. Mais le drame voué à durer aussi longtemps qu'il y aura des hommes, et qui pensent, ne se dénoue pas sur cette sommation et l'activité pénétrante — c'est sa pente naturelle—de l'esprit, que la sommation ne suspend pas, s'insinue, aidée souvent par le hasard, jusqu'au dedans profond, jusqu'au coeur du fait, et là découvre une constitution rigoureusement et subtilement ordonnée où la raison se retrouve et qui porte témoignage contre le témoignage que le fait, fort de sa patente réalité, avait d'abord porté contre l'esprit.

Le volume 9 récemment publié des Leçons de linguistique brosse le portrait plus intimiste d'un exceptionnel professeur de méthode, confessant ses hésitations, ses blocages, mais porté par l'exigence de la découverte et l'ivresse de la trouvaille.

P. 49.

...la tâche du grammairien, en tout état de cause, est de faire la découverte du psycho-sémiologique. C'est une entreprise, osons le déclarer tout de suite, pleine d'embûches et de périls. Aux jours les meilleurs on y fait des naufrages, et nulle part on n'est bien assuré. (...) Ce n'est qu'au prix d'un continuel va-et-vient du psycho-systématique, exploré en soi, par les voies de l'analyse la plus abstraite, et du psycho-sémiologique, tombant sous le coup de l'observation fine, que l'on peut enfin, après mille tâtonnements, découvrir entre le psycho-sémiologique et le psycho-systématique le rapport, en général fort curieux, que les langues ont en elles institué. Autrement dit, la découverte s'opère fragmentairement, les lumières de la psycho-sémiologie dissipant les ténèbres de la psycho-systématique, et les lumières de la psycho-systématique les ténèbres de la psycho-sémiologie. Une conséquence de ce double éclairage est d'entraîner, lorsqu'on en vient à la structure des ensembles, des retouches successives de mise au point.

Un peu court, tout de même, la définition du guillaumisme que fournit André Martinet dans ses mémoires de 1993, aux allures de règlement de comptes : « effort pour dépasser les données de l'expérience par l'introspection » (mais Guillaume, curieusement n'est pas trop égratigné — d'ennemi devenu allié objectif contre l'impérialisme américain ?) 6.

Voilà qui fournit une transition commode au tournant délicat de mon exposé.

PROSPECTIVE Peu soucieux de jouer les Cassandre ou le laudaîor temporis acti,')t me contenterai

d'esquisser à grands traits, « du point de vue de Sirius », la physionomie actuelle que présente une linguistique française ballottée entre son ancrage européen et le raz-de-marée du structuralisme à l'américaine.

Ce qui frappe d'abord, c'est l'explosion de la recherche depuis les années '60 et l'éparpillement consécutif des intérêts. Plus de centre, aucun noyau dur. Le formalisme chomskyen, surtout celui de ses disciples et de ses dissidents plus ou moins hérétiques, a provoqué en compensation aux États-Unis la vague déferlante de la pragmatique, qui traverse l'Atlantique munie de sa languette cognitiviste.

À son débit, une rupture d'avec notre patrimoine. De là des stagnations et même des retours en arrière. Les bibliographies deviennent des cimetières. Tenez, un exemple. Pour définir l'imparfait de l'indicatif, Beauzée (1767) recourait à la notion d'« époque de comparaison », qui préfigurait le « point référentiel » de Reichenbach (1947), la « référence » de Martin (1971) ou encore, si vous me permettez de joindre ma petite note à ce concert prestigieux, 1'« actualité dépassée A'» de Wilmet (1970). Tout un courant de recherches pragmatiques déclenché par l'article d'Oswald Ducrot sur « l'imparfait en français » (1979) n'aspire à rien d'autre qu'à préciser les conditions du double ancrage A et A': voir notamment Kamp (1981), Tasmowski-De Ryck (1985), Labelle (1987), Molendijk (1990), Anscombre (1992).

À son crédit, la révélation de nouveaux faits. Tasmowski-De Ryck montre ainsi qu tJean tourna V interrupteur. La lumière éclatante V éblouissait permet d'interpréter éblouissait tantôt comme la cause de tourna (dans ce cas, Jean éteint la lumière), tantôt comme sa conséquence (et dans ce cas Jean allume). Malheureusement, un appareil théorique pauvre lui masque les deux exploitations (1) logique et (2) stylistique de l'alternance aspect global {tourna)/aspect sécant {éblouissait). Toute sorte de discussions finalement oiseuses entre pragmaticiens proviennent de cette insuffisante distinction : p. ex. Jean alluma une cigarette. La fièvre donnait au tabac un goût de miel ne bouleverse pas comme l'imagine Arie Molendijk (communication orale) la hiérarchie de alluma et donnait — le goût de miel du tabac demande afin d'être perçu que la cigarette soit allumée — mais donnait tranche expressivement sur donna. Comparer Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (coll. du Livre de poche, p. 35) : «Il voulut faire des tours d'équilibriste avec une queue de billard et deux boules d'ivoire (...). Invariablement elles tombaient... », ou Maupassant, Les contes de la bécasse (coll. du Livre de poche, p. 48) : « A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il recommençait son exercice invraisemblable ». Charles Bally (1909, p. 263) cite un poème d'André Theuriet qui joue sur les deux tableaux : « Nous venions de la Chine, et sur la mer vermeille/Notre vaisseau cinglait vers le pays de l'or ;/Nos yeux ne distinguaient point le rivage encor,/Mais la brise apportait parfois des sons de cloche,/Et chacun se disait que la terre était proche./La nuit survint, mauvaise et sinistre;

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au matin,/ Trompés par le brouillard et le vent incertain,/Nous touchions un bas-fond, et la mer, pièce à pièce,/Brisait sur les rochers le navire en détresse » [les imparfaits en italiques sont de type logique, les imparfaits en grasses de type stylistique].

De même, les linguistes anglais, allemands ou néerlandais, qui ne disposent en leurs langues que d'un « prétérit » et reviennent tels des papillons fascinés par la flamme se frotter périodiquement aux passés français, s'évertuent le plus souvent à interroger la réalité : longueur ou brièveté des procès (mais voir p. ex. Victor Hugo : « Il marcha trente jours, il marcha trente nuits... »), unicité ou répétition (mais Y «imparfait narratif » : Un instant plus tard, la bombe explosait?), etc. Vet et Molendijk (1985), arguant, dans l'énoncé Quand Pierre atteignit le sommet de la montagne, une heure sonnait au clocher, de l'atteinte ponctuelle du sommet et de la ponctualité comparable de l'unique coup de cloche, entreprennent vainement de battre en brèche l'aspect sécant de sonnait. Comparer (1) Pierre atteignit le sommet de la montagne. Une heure sonnait au clocher (parallélisme partiel des événements + résonance du coup de cloche 7, et permutation non significative des phrases : Une heure sonnait au clocher. Pierre atteignit le sommet de la montagne), (2) Pierre atteignit le sommet de la montagne. Une heure sonna au clocher (1°*arrivée au sommet, 2° coup de cloche, d'où permutation significative des phrases : Une heure sonna au clocher. Pierre atteignit le sommet de la montagne = 1° le coup de cloche. 2° l'arrivée au sommet) 8, (3) Pierre atteignait le sommet de la montagne. Une heure sonnait au clocher (emplois « pittoresques », déléguant la sucession des événements à l'ordination des phrases, ou utilisation logique de atteignait + emploi « pittoresque » de sonnait, ou emploi « pittoresque » de atteignait+utilisation logique de sonnait, ou utilisation logique de atteignait et sonnait dans l'attente d'un troisième événement : Pierre atteignait le sommet de la montagne. Une heure sonnait au clocher. Un coup de fusil retentit), (4) Pierre atteignait le sommet de la montagne. Une heure sonna au clocher (le coup de cloche rejoint Pierre en fin d'ascension : permutation non significative des phrases). Joe Larochette (1980, II, p. 194) tirait de meilleures conclusions d'un exemple voisin : « [Il sonnait une heure quand nous nous mîmes à table.] Dans la réalité, le début du premier mouvement d'un des convives a-t-il eu lieu alors que résonnait déjà le coup de cloche ? Cela n'est pas pertinent. Ce qui est pertinent, c'est que l'opposition de l'imparfait et du passé simple représente les choses comme si elles s'étaient passées ainsi. »

Plus attentives aux effets produits et aux « stratégies de compréhension » qu'à leurs conditions permissives, la pragmatique et la sémantique cognitive encouragent désormais la propension naturelle des linguistes (gens facétieux et — le sait-on assez? — de bonne compagnie) à concocter entre eux des phrases « énigmatiques » ou «paradoxales ». Cette petite linguistique amusante oublie parfois de raisonner à l'endroit. Prenons la concurrence de 1'« article défini » et du « démonstratif ». Si l'on accepte la thèse du quantifiant-caractérisant, donc l'équation CE = LE + X et par conséquent LE = CE — X, la seule question scientifique à poser sera : « Qu'apporte

X d'intéressant, d'utile ou d'indispensable à LE ? » Rien d'étonnant (cf. Kleiber 1987), si, malgré la possibilité de montrer le train qui entre en gare, un voyageur annonce à l'autre Le train arrive (extensivité extensive), alors qu'en l'absence de train montrable, une caractérisation devient nécessaire : Ce train a toujours du retard ou Le train de 8 h 47a toujours du retard (X prémunit contre l'élargissement de l'assertion à l'ensemble du trafic ferroviaire). Ni davantage qu'un visiteur pénétrant dans une pièce et avisant un fruit unique au beau milieu d'un compotier (cf. Tasmowski-De Ryck 1990) s'écrie Cette pomme est magnifique (instauration grâce à X d'un référentiel commun au locuteur et à l'interlocuteur : « la pomme dans le compotier ») de préférence à La pomme est magnifique (présupposition de référentiel commun, déjà plus plausible en prédication inverse : Magnifique, la pomme, évidente en exclamative: La belle pomme /). Comparer encore Tu vois un lièvre ? (interrogation de chasseur bredouille à qui l'on a signalé un lièvre dans les parages), Tu vois le lièvre ? (le chasseur désigne un lièvre à son compagnon d'affût) et Tu vois ce lièvre ? (idem, avec complément d'information X annoncé, p. ex. « il est splendide », ou « c'est lui que j'ai raté hier », ou « je vais lui régler son compte », etc.).

Il est grand temps de conclure. Charles-Louis Livet (1859) avait qualifié Louis Meigret, un des grammairiens-

pionniers du seizième siècle de « père de la grammaire française ». Ferdinand Brunot renchérit (II, 1966, p. 145) : « Il mérite en effet doublement ce titre, si l'on veut entendre par là qu'il a fondé non seulement la grammaire de la langue française, mais la grammaire à la française. »

Que serait bien une « grammaire à la française » ? Brunot n'explicitait pas sa pensée. On se demandera si la formule relève d'un chauvinisme somme toute banal ou recouvre au contraire une réalité discernable.

Remarquons au moins que divers linguistes, tant anglophones que francophones, ont pu à l'occasion arguer d'une pareille spécificité.

Times Literary Supplement {1er septembre 1972, p. 1030) [à propos de Gustave Guillaume].

If we say that Guillaume is to French linguistics in some ways what Lévi-Strauss is to French anthropology, we may give the flavour of English speakers' reaction to his writings. (...) Both these French scholars show the same lack of regard for empirical data, the same delight in theoretical constructs and the same amazing penetration and originality in finding explanations for the apparently inexplicable.

J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

Claude Hagège (1987, p. 234 et n. 3). ...on ne peut soutenir qu'il existe une façon française, opposée à une façon allemande, américaine, etc., de poser et de résoudre les problèmes scientifiques, même si certains cas particuliers donnent à réfléchir. On connaît l'exemple classique de la découverte de la loi de Boyle-Mariotte sur la compression des gaz (...). Boyle parvient à cette loi par le biais de très nombreuses expériences ; Mariotte atteint un résultat semblable en passant par un long raisonnement qui ne s'appuie, en dernier ressort, que sur une seule expérience. Bien entendu, les cas semblables n'ont pas peu contribué à alimenter les stéréotypes sur l'Anglais pragmatique et le Français cartésien.

Une toute récente étude d ' Annick Englebert empoigne le problème à bras le corps. Je lui laisse la parole, et la responsabilité du constat. Vous serez juges.

Travaux de Linguistique, 26 (1993), p. 129-130. Une lecture moins superficielle, ou moins sélective, du recueil [La grammaire française entre comparatisme et structuralisme, Hélène Huot éd., Paris, Colin, 1991] met (...) au jour nombre de particularités que [Clédat, Brunot, Bally, Damourette et Pichon, Guillaume, Gougenheim, Tesnière] partagent entre eux mais aucunement avec les linguistes du Nouveau-Continent, et qui représentent autant de traits propres à ce qui pourrait bien être la manière française d'être linguiste. Au nombre de ces spécificités, je rangerai tout d'abord Y attachement aux faits linguistiques (...). Les linguistes réunis par Hélène Huot ont (...) tous une solide formation philologique, scolaire ou autodidacte, dont ils ne se départissent jamais. Soyons juste : ce trait n'est pas spécifiquement français. Les linguistes britanniques, néerlandais, scandinaves... bref la plupart des linguistes européens y ont indiscutablement leur part. Mais il n'est que très exceptionnellement partagé par des linguistes nord-américains qui ne font pas de la formation philologique une exigence méthodologique, qui la rejettent d'ailleurs souvent expressément pour préférer le recours à des informateurs linguistiques. J'y rangerai aussi la connaissance approfondie de l'histoire de la langue qu'ont les linguistes français, leur fidélité à une grammaire diachronique dont les linguistes d'Outre-Atlantique commencent d'aujourd'hui seulement à découvrir l'importance. J ' ajouterai encore un attachement à la pédagogie, à 1 " enseignement de tous niveaux, sous toutes ses formes. (...) J'y rangerai encore une indiscutable probité scientifique, qui fait que ces linguistes « ne sacrifient jamais un seul fait de langage aux exigences de la théorie »(...). J'y rangerai également une curiosité qui les conduit à prendre connaissance des théories concurrentes et parallèles (...). J'y rangerai enfin une ouverture d'esprit qui les conduit à admettre et parfois à assimiler toute nouveauté.

Peut-être Englebert embellit-elle le portrait, prenant ses désirs pour la réalité. Mais il n'est pas interdit de s'efforcer de ressembler au modèle. En cette période économico-politique chambardée des « accords du GATT », les francistes européens auront alors beau jeu de plaider « l'exception culturelle ».

Université de Bruxelles (U.L.B.)

NOTES

1 La première partie du présent exposé reprend les lignes directrices de ma contribution à paraître au volume 1939-1945 de Y Histoire de la langue française intitulée « Théorie grammaticale et description du français ».

2 Cf. Richard Epstein (Cognitive Linguistics, 2-3,1991, p. 306) : « Perhaps the first theory to treat language as a highly abstract entity, psychomécanique should be of interest to any modern linguist, owing to its rigor, its ambitious scope, its exhaustive coverage of a broad range of phenomena, and the fine intuitions of its author concerning specific linguistic facts. Moreover, it should be particularly appealing to linguists in the field of Cognitive Linguistics, since the two enterprises have much in common. »

3 Les linguistes affichent volontiers leur mépris à l'égard de la terminologie. Ils n'ont que partiellement raison. Nous savons depuis Michel Foucault (1966) que l'image d'une science en progrès constant est idéalisée. Les conquêtes de la réflexion humaine, comme les civilisations, sont mortelles, et il sera quelquefois prudent de les fixer dans un vocable (sur le cas particulier de Yextensité, cf. Wilmet 1987 et 1990). Isidore de Séville ne m'avait pas attendu : « Si nomina nescis, périt et cognitio rerum. »

4 Alors que plusieurs disciples de Gustave Guillaume, trompés par le long emploi d'extension au sens d'« extensité », font l'amalgame, Hervé Curat (1985, p. 18) décrit exactement le « fond de tableau » ou extension en énoncé : « ...l'extension est une variation non pas du nombre des référents du substantif, mais de la situation dans laquelle ces référents sont mentionnés, du fond de tableau explicite ou implicite sur lequel figure Y image portée. Du fait qu'il limite Y image portée, \efond de tableau en conditionne la quantité, mais seulement partiellement. Dans [Les enfants sont turbulents], la variation d'extension, c'est la variation de situation, de fond de tableau : une famille ou une école ou une époque précise ; et cette variation conditionne partiellement le nombre des référents. En d'autres termes, l'extension est l'ouverture de l'angle de la visée de discours, qu'il ne faut pas confondre avec le nombre de référents que cet angle circonscrit. »

5 Là encore, Beauzée a devancé Guillaume. Son prétérit préfigure les aspects extensife t bi-extensif, une des clefs du système français, à savoir la création mécanique de formes analytiques par ajout aux formes simples d'un auxiliaire (formes composées) ou de deux auxiliaires (formes surcomposées) : marcher/ avoir marché!avoir eu marché, marche/ait marché!ait eu marché, marche! a marché!a eu marché, etc. Et le vieux grammairien dépasse son émule moderne quand il adopte de façon évidemment implicite la « définition généralisée de l'aspect », assortie des prolongements auxquels Guillaume a pour sa part résisté : présent signifie chez lui « aspect sécant » (la conjonction d'accompli w et d'inaccompli a dans les indicatifs marche et marchait)

J. F. Corcuera, M. Djian y A. Gaspar, eds. La Lingüística francesa. Situación y perspectivas a finales del siglo XX, Zaragoza, 1994

et futur p. ex. « aspect perspectif ». La Grammaire générale a de surcroît l'inestimable mérite d'associer aux traditionnels être et avoir les auxiliaires venir de, aller et devoir que les habitudes scolaires excluent du tableau des conjugaisons.

6 Martinet renvoie à son article du volume 19 de La Linguistique (1986) intitulé « se soumettre à l'épreuve des faits ». Cela rappelle la polémique fondatrice de l'école guillaumienne, involontairement déclenchée par Henry Yvondans le Français Moderne (1953 et 1956), soulevant l'ire de Gérard Moignet (1957 : Pitié pour l'indicatif..), qui suscite en retour un commentaire acidulé de Bondy (1958 : En marge des discussions sur les modes et les temps), et celui-ci libère les foudres des « mousquetaires » (Jean Stéfanini 1959 : Le système et les faits en linguistique; Roch Valin 1959 : Qu'est-ce qu'un fait linguistique ; Moignet 1959 : Encore le fait linguistique). Une ultime passe d'armes de Bondy (1959 : Principes et méthode) provoque de hautaines Protestations de Guillaume en personne ( 1960) et son refus, annoncé à grands fracas, de confier de la copie au Français Moderne. Observons cum grano salis que les échanges entre linguistes n'avaient à l'époque rien de morose ni de compassé.

7 Idem Victor Hugo, Les châtiments, V, 13 : « Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,/Il entendit la voix qui lui répondait : Non !... »

8 L'ordre discursif inverse n'est pas rare, mais toujours déminé cotextuellement (p. ex. Le roi mourut. On apprit plus tard que son serviteur mit (avait mis) au déjeuner du poison dans le chocolat) ou contextuellement (p. ex. Le roi mourut. Il reçut (avait reçu) en un jour vingt coups de hallebarde).

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