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ISSN 0035-2004 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES TOME 115, 2013 N°2 SOMMAIRE ARTICLES : Benjamin GRAY, Justice or Harmony ? Reconciliation after Stasis in Dikaia and the Fourth-Century BC Polis .................................................................................................. 369 Marta GONZÁLEZ HERRERO, L. Cornelius L. f. Gal. Bocchus y L. Fulcinius Trio : nuevas reflexiones .................................................................................................................. 403 François BERTRANDY, Recherches sur l’onomastique de Khemissa, antique Thubursicu Numidarum (Afrique Proconsulaire), aux trois premiers siècles ap. J.-C. ............................. 417 Rocco MARSEGLIA, La gloire d’Alceste à Athènes. À propos d’Eur., Alc., 445-454 ................ 445 Esteban CALDERÓN DORDA, La « portentosa » vida de Alejandro Magno : visiones, prodigios y presagios en la Vita Alexandri de Plutarco.......................................................... 463 Pierre MORET, Colère romaine, fureur barbare : Sièges et suicides collectifs dans la troisième décade de Tite-Live ............................................................................................. 477 Julie DALAISON, Qui était Salomé ? ......................................................................................... 497 Marc VANDERSMISSEN, L’Œnone ovidienne : un personnage parthénien ? ............................. 509 CHRONIQUE Bernard RÉMY, Chronique gallo-romaine ............................................................................... 521 LECTURES CRITIQUES Lucie DESBROSSES, L’Histoire Auguste – De Nicomaque Flavien senior à Naucellius. À propos de M. THOMSON, Studies in the Historia Augusta, Bruxelles 2012.......................... 645 Stéphane RATTI, Saint Augustin grammairien et philosophe. À propos de G. BONNET. Abrégé de la grammaire de saint Augustin, Paris, 2013 ......................................................... 653 Comptes rendus....................................................................................................................... 665 Notes de lecture....................................................................................................................... 715 Généralités, Histoire ancienne ......................................................................................... 715 Littérature / Philologie grecque et latine ......................................................................... 720 Archéologie grecque et latine .......................................................................................... 742 Histoire grecque et romaine, antiquité tardive................................................................. 746 Liste des ouvrages reçus ......................................................................................................... 761 Table alphabétique par noms d’auteurs................................................................................... 767 Table des auteurs d’ouvrages recensés.................................................................................... 773

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ISSN 0035-2004REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

TOME 115, 2013 N°2

SOMMAIRE

ARTICLES :

Benjamin Gray, Justice or Harmony ? Reconciliation after Stasis in Dikaia and

the Fourth-Century BC Polis .................................................................................................. 369Marta González Herrero, L. Cornelius L. f. Gal. Bocchus y L. Fulcinius Trio :

nuevas reflexiones .................................................................................................................. 403François Bertrandy, Recherches sur l’onomastique de Khemissa, antique Thubursicu

Numidarum (Afrique Proconsulaire), aux trois premiers siècles ap. J.-C. ............................. 417Rocco MarseGlia, La gloire d’Alceste à Athènes. À propos d’Eur., Alc., 445-454 ................ 445Esteban Calderón dorda, La « portentosa » vida de Alejandro Magno : visiones,

prodigios y presagios en la Vita Alexandri de Plutarco .......................................................... 463Pierre Moret, Colère romaine, fureur barbare : Sièges et suicides collectifs dans

la troisième décade de Tite-Live ............................................................................................. 477 Julie dalaison, Qui était Salomé ? ......................................................................................... 497Marc VandersMissen, L’Œnone ovidienne : un personnage parthénien ? ............................. 509

CHRONIQUEBernard réMy, Chronique gallo-romaine ............................................................................... 521

LECTURES CRITIQUES

Lucie desBrosses, L’Histoire Auguste – De Nicomaque Flavien senior à Naucellius. À propos de M. tHoMson, Studies in the Historia Augusta, Bruxelles 2012 .......................... 645Stéphane ratti, Saint Augustin grammairien et philosophe. À propos de G. Bonnet. Abrégé de la grammaire de saint Augustin, Paris, 2013 ......................................................... 653

Comptes rendus ....................................................................................................................... 665Notes de lecture ....................................................................................................................... 715

Généralités, Histoire ancienne ......................................................................................... 715Littérature / Philologie grecque et latine ......................................................................... 720Archéologie grecque et latine .......................................................................................... 742Histoire grecque et romaine, antiquité tardive ................................................................. 746

Liste des ouvrages reçus ......................................................................................................... 761Table alphabétique par noms d’auteurs ................................................................................... 767Table des auteurs d’ouvrages recensés.................................................................................... 773

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L’ouvrage est issu d’une journée d’études (6 novembre 2010, Centre d’études anciennes de l’École normale supérieure) qui s’inscrivait dans le projet plus global d’une analyse de la réception de la philosophie présocratique (ANR «Présocratiques grecs/présocratiques latins»). En s’intéressant aux Nuées d’Aristophane, «appartenant au genre théâtral de la comédie» 1, il s’agissait d’étudier la forme prise par la parodie des discours philosophiques, autrement dit de réfléchir aux liens existant entre la paratragédie (Acharniens, Thesmophories et Grenouilles) et la paraphilosophie. Quelle lecture comique était-elle faite des doctrines présocratiques ? Telle est la question à laquelle ce volume entend répondre, en prenant ses distances avec les lectures traditionnelles des Nuées, centrées autour de la figure de Socrate, pour s’intéresser aux références concernant les philosophes présocratiques. Toutes les contributions font ressortir «l’ampleur et la précision de la culture du poète comique» 2. Aristophane a une connaissance profonde aussi bien d’Homère que des poètes tragiques, de Parménide, Xénophane, Archéalaos d’Athènes, Gorgias, Prodicos, etc. Comme le note André Laks dans la conclusion donnée à ce volume, avec les Nuées, le poète comique athénien compose la première œuvre à parler de la philosophie, sans toutefois citer ce mot 3.

De ce fait, la bonne compréhension de ce texte suppose d’expliciter des allusions, directes ou indirectes, explicitation à laquelle nombre de contributions de ce volume entendent participer. Une tentative préalable consiste dans la traduction du texte, comme le propose Myrto

1. p. 11.2. p. 9.3. «Encore une histoire primordiale de la

théorie», p. 227-234.

Gondicas au sujet des seuls vers 110-517 4. Dans les Nuées en effet, Aristophane recourt à différentes langues, obscène, scatologique, philosophique, savante, etc., sans compter les très nombreuses inventions auxquelles il convient d’ajouter la syntaxe et la métrique. La traduction est d’autant moins aisée que les registres et les champs lexicaux ne sont pas toujours aisément identifiables. Mais comme l’écrit Myrto Gondicas, «travailler [...] sur la lettre et sa transposition permet d’ouvrir des aperçus spécifiques sur le dialogue (joute et contamination) entre les parlers du savoir et le parler comique dans l’Athènes de la fin du Vème siècle» 5.

Le risque principal de cette entreprise d’explicitation est à l’évidence la surinterprétation. Ainsi, la lecture générale des Nuées faite par Alexander Mourelatos l’invite à y voir, au-delà de l’attaque contre le naturalisme d’Anaxagore et de Diogène d’Apollonie, une critique contre plusieurs thèmes développés par Xénophane comme la critique des dieux, des compétitions athlétiques ou un scepticisme global 6. Il est alors tenté de lire une référence directe dans le texte au philosophe de Colophon. Il s’agit du passage dans lequel Socrate évoque les causes des métamorphoses des nuages. Le vers 349 mentionne un Xénophantos au génitif 7. Le qualificatif, komêtês, qui est appliqué au fils de ce dernier (v. 349) sert dans la pièce à qualifier de manière injurieuse cinq groupes

4. «Traduire les Nuées : un essai (v. 110-517)», p. 15-28.

5. p. 15.6. «Xénophane et son ‘astro-néphologie’ dans

les Nuées», p. 31-60.7. Pour Mourelatos, la leçon originale du

texte est Xenophantous, ce qui correspond au nom Xénophantês.

Comédie et philosophie. Socrate et les « Présocratiques » dans les Nuées d’Aristophane. - Sous la direction d’a. laKs et R. saetta cottone. - Paris : Editions Rue d’Ulm, 2013. - 260 p. : bibliogr., index. - (Études de littérature ancienne, ISSN : 1294.9493 ; 21). - ISBN : 978.2.7288.0495.5.

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(v. 331-333) : les sophistai (v. 341 : Empédocle et Gorgias notamment), les Thouriomanteis (praticiens des cultes hiérophantiques de Grande Grèce), les iatrotechnai (possible référence à Empédocle et aux médecins de l’école sicilienne), les «tourneurs de strophes» et les meteôrophenakes (les charlatans de l’astrophysique et de la cosmologie). Il est alors tenté de comprendre komêtês par comète car dans la pensée de Xénophane, les comètes contribuent à expliquer la relation existant entre les nuages et des phénomènes lumineux en apparence éloignés comme les étoiles, la lune ou le soleil. Il semble néanmoins que ce rapprochement ne suffit pas à enlever sa pertinence à la traduction habituelle, «une de ces brutes velues» pour komêtên agrion 8. Ce dernier, tel le centaure (v. 346), est l’individu qui menace le mariage. Les scoliastes ne se trompaient nullement lorsqu’ils assimilaient le komêtên agrion à l’apêgriômenas, «l’homme qui se livre à des actes dépravés». Dès lors, la «brute velue» apparaît comme un individu dangereux pour l’ordre civique, incapable de se contrôler ; il est un «large cul», aussi bien parce qu’il ne répugne pas à être sodomisé que parce qu’il pratique l’adultère et a subi le châtiment du raifort dans l’anus 9. Mais, il n’est pas nécessaire d’admettre l’ensemble du raisonnement de Mourelatos pour considérer, avec lui, qu’Aristophane fait des allusions à Xénophane.

L’identification d’allusions dans les Nuées suppose une compréhension du penseur ancien cité. Pour cette raison, Rossella Saetta Cottone commence sa contribution par une analyse de la philosophie d’Empédocle 10. Avant de chercher à faire apparaître la présence de cette pensée

8. Trad. CUF. Myrto Gondicas opte pour «un de ces types à toison» (p. 24), faisant alors disparaître la notion de violence contenue dans agrion.

9. Cf. v. 1088 et s. ; contra Mourelatos, p. 50.10. «Aristophane et le théâtre du soleil. Le dieu

d’Empédocle dans le chœur des Nuées», p. 61-85.

dans les Nuées, elle prend ses distances avec l’historiographie traditionnelle qui «consiste à vouloir repérer dans notre pièce les traces textuelles de l’influence de tel ou tel autre philosophe présocratique, sans considérer que le texte que nous lisons n’est qu’un élément à l’intérieur d’une construction dramatique complexe, où le langage dramaturgique l’emporte largement sur les autres langages. [...] La citation apparaîtrait donc, dans ce contexte, comme le signe d’un dialogue entre poètes, qui se nourrissent les uns les autres, dans un échange créatif, où la reprise ne peut pas être séparée de la réécriture» 11. La présence de la philosophie d’Empédocle (frg. 146 notamment) est alors réfléchie avec une dramaturgie du chœur. Les Nuées est la seule pièce conservée dans laquelle le protagoniste échoue et comprend que son projet était mauvais. Le chœur s’affirme comme un acteur de ce retournement (v. 1461). «Ainsi, le moment où le protagoniste reconnaît s’être trompé et le moment où les Nuées reconnaissent l’avoir trompé se trouvent coïncider, pour définir les contours d’une comédie inédite, où le porteur du projet comique n’est plus le protagoniste mais le chœur, un chœur qui, conformément à la nature pédagogique du projet en question, se propose de conduire ses adeptes sur le chemin d’une nouvelle forme du savoir» 12. Comme pour Empédocle, la poésie purifie, élève et donne accès à une connaissance de la nature.

La présence du philosophe d’Agrigente est également au centre de la contribution de Jean-Claude Picot 13. Ce dernier cherche à comprendre pourquoi Aristophane recourt à l’image du pnigeus, couvercle ou cloche du four à pain, pour représenter le ciel. Les humains seraient les charbons de bois que recouvre le pnigeus avant la cuisson du pain. L’image est reprise à

11. p. 72.12. p. 75.13. «L’image du Pnigeus dans les Nuées. Un

Empédocle au charbon», p. 113-129.

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la fin de la pièce (v. 1502, 1504, 1505). Le plus souvent, le pnigeus est associé à l’absence des dieux, et plus précisément à Hippôn de Samos, l’athée, moqué par Cratinos précisément en recourant à cette même métaphore. «Le poète comique ferait parler Hippôn ainsi : — Si les fumées et les odeurs des offrandes que vous brûlez atteignaient le ciel de bronze où selon vous les dieux résident, et si de plus votre âme était dans la région la plus chaude de votre corps, près du cœur, alors vous auriez déjà suffoqué de chaleur comme des charbons de bois sous un pnigeus’» 14. Cette image serait utilisée par Cratinos pour dénoncer l’athéisme d’Hippôn. Mais l’image du pnigeus n’exclut pas les dieux olympiens, au contraire. «Pour Cratinos et pour Aristophane, le pnigeus sert à véhiculer, sur le mode de l’analogie, la représentation absurde que les doctes penseurs pourraient avoir de la place du peuple dans le monde, sous le ciel des Olympiens» 15. Or, certaines lectures d’Empédocle font apparaître des similitudes avec cette idée. Le savoir suppose de sortir de son antre pour voir le ciel tel qu’il est et pour connaître les véritables divinités 16.

L’attribution de telle allusion à tel auteur suppose a minima que celle-ci soit particulière à une pensée et non une option défendue par plusieurs penseurs. Ce problème requiert aussi de tenir compte de l’effet de genre. Pendant longtemps et aujourd’hui encore, il y eut un large accord pour considérer que «le Socrate d’Aristophane est une figure composite dans laquelle plusieurs aspects du nouvel enseignement représenté par les philosophes de la nature, les sophistes, les médecins hippocratiques, et toutes sortes d’intellectuels, sont confondus pour créer un méli-mélo grotesque et largement incohérent», comme

14. p. 118.15. p. 119.16. Cf. p. 123-126 avec les vers 225, 171 et 424

des Nuées.

l’indique Gábor Betegh 17. Pour ce dernier au contraire, les idées physiques et théologiques du Socrate des Nuées présentent une certaine cohérence qu’il attribue non pas à Diogène d’Apollonie mais à Archélaos, un proche du Socrate historique. Si la démonstration demeure largement spéculative, elle a néanmoins le mérite de faire apparaître que le contexte intellectuel dans lequel cette comédie s’inscrit n’a pas à être réduit nécessairement aux noms d’intellectuels consacrés par l’historiographie. En outre, en usant d’autres arguments, Silvia Fazzo récuse la lecture de Diels selon laquelle le Socrate des Nuées serait un anti-Diogène d’Apollonie 18. Si la thèse défendue est négative, elle n’en est pas moins significative du contenu intellectuel de la pièce.

Leopoldo Iribarren en souligne un autre aspect, en décentrant le commentaire 19. L’historiographie a eu en effet une forte tendance à s’intéresser quasi exclusivement au personnage de Socrate, cherchant à reconstituer les idées philosophiques qu’il défendait dans cette pièce, c’est-à-dire à les assigner à tel ou tel courant. Dans le même temps, et presque par voie de conséquence, elle a négligé Strepsiade, «partant du présupposé qu’il est un condensé comique du type même du rustre, les spécialistes tendent en effet à voir en lui une bonne source d’informations de type anthropologique et sociologique, mais plus rarement un objet intéressant du point de vue de l’histoire des doctrines» 20. Si Strepsiade est à l’évidence montré comme radicalement étranger aux réflexions du pensoir, incapable de recevoir l’enseignement de Socrate, il n’en

17. p. 88.18. «Le cresson de ‘Socrate’ dans les Nuées.

Notes en marge d’une relecture de Diogène d’Apollonie», p. 107-112.

19. «Sophistique contre cosmologie. À propos d’une allusion à Parménide dans les Nuées», p. 133-149.

20. p. 133-134.

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défend pas moins une doctrine opposée à celle de son interlocuteur. Pour Iribarren, les Nuées mettent en scène «une confrontation de deux formes de discours savant antithétiques, le cosmologique et le sophistique» 21. Le début de la pièce peut en effet être mis en relation avec le poème de Parménide. Dans ce dernier, la Déesse qui détient le savoir indique au jeune élu que les voies de recherche débouchent sur deux voies possibles, celle du «est» et celle du «n’est pas». Seule la première mène au savoir car il n’est pas possible de savoir ce qui n’est pas. Dans les Nuées, Strepsiade entend apprendre auprès de Socrate le Discours qui ne restitue rien (v. 244-245) ; il apparaît comme un opposant aux thèses de Parménide et comme un partisan de Protagoras et Gorgias. Dans la description des attentes de Strepsiade, il est intéressant de remarquer qu’elles ne portent pas uniquement sur la rhétorique. La persuasion des hommes du pensoir concerne aussi bien le ciel qu’une cause devant un tribunal (v. 94-99). C’est donc bien leur capacité à dire le monde réel qui est en question, en l’occurrence leur capacité à tromper sur le monde réel. Dès lors, il faut envisager une thèse alternative à celle défendue par Iribarren. Loin «de sortir le texte sérieux de son contexte» (p. 140), Aristophane engageait une réflexion philosophique en posant la question de l’application pratique des savoirs intellectuels 22. Certes, pour Strepsiade, le langage dit la vérité du monde (v. 96-97, 165-168) mais tel est précisément l’enjeu : dire ce qu’il en est de ce qui est. Et dans ce débat, le poète Aristophane est partie prenante, comme

21. p. 136.22. Contra : «Dans tous les cas, la visée d’un

tel rapport analogique [i.e. entre les démarches de Strepsiade et Gorgias], si jamais il fut envisagé par Aristophane, n’est pas spéculative mais ironique ; en la rabaissant à une application pratique (effacer la réalité de ses dettes), le paysan, à l’instar du sophiste, donne à l’un des « chemins » de Parménide sa portée radicale de négation du réel» (p. 144).

le passage commençant avec l’entrée du choeur (v. 275 et s.) le montre. C’est du reste dans cette perspective, et non celle d’une «poétique comique du droit», qu’il faut sans doute lire la présence du droit dans les Nuées 23.

Ces considérations sont abordées de façon plus générale par Pierre Judet de La Combe 24. Comme il l’indique, «si la comédie ne visait qu’à ‘faire rire de’ (katagelan), qu’à se moquer de personnes ou de groupes sociaux en dénonçant leurs manques et leurs vices, nous ne pourrions pas rendre compte de l’ampleur et du raffinement des moyens discursifs qu’elle emploie contre tel ou tel» 25. De fait, les comédies d’Aristophane paraissent osciller entre la mise en scène d’un monde symbolique propre et la description de la réalité sociale du moment. Comme l’exprime une distinction grecque (logou kharin et legein ti), le langage permet tout à la fois de parler pour le plaisir et de parler pour dire quelque chose. Il s’agit alors de comprendre comment le langage rend référentielles des métaphores libres et dans le cas des Nuées, d’analyser la relation entre réalité et langage, thème de la pièce. Strepsiade se rend auprès de Socrate parce qu’il prend au sérieux la prétention du savoir que ce dernier enseigne, plus précisément parce qu’il souhaite apprendre ce qu’elle permet de faire, modifier la réalité, en l’occurrence effacer ses dettes.

23. Cf. E. buis, «Échos sophistiques d’une rhétorique du droit dans le langage de Phidippide. Anêr ho ton nomon theis (Nuées, v. 1421)», p. 151-167. Nous ne le suivons donc pas lorsqu’il affirme que «la comédie jouant parfois de l’inversion et de la critique, elle reproduit à la manière d’un miroir déformant les réflexions sophistiques sur le caractère relatif du droit et les façons de le manipuler» (p. 166 ; nous soulignons).

24. «Théâtre et connaissance. La tension entre philosophie et réalité selon les Nuées», p. 169-190.

25. p. 171. Pour être prolongé, ce constat supposerait de distinguer le comique de la comédie, de la même façon que la tragédie ancienne l’est du tragique (cf. sur ce point la remarque de p. judet de la combe, Les tragédies grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et théorie, Paris, 2010, p. 21 n. 6).

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Mais il n’est pas certain que la pièce puisse être inscrite dans une distinction entre science et méthode, sauf à considérer comme allant de soi la distinction entre théorie et pratique ou, pour le dire en termes grecs, entre epistemê et technê 26. Dès lors, loin de se contenter de représenter le monde social, la comédie d’Aristophane prétendrait en dire la vérité. La volonté platonicienne mise en lumière par Fernando Santoro d’ «écrire un portrait dramatique fidèle de son maître Socrate, un portrait plus fidèle que celui d’Aristophane dans les Nuées», d’ «écrire une comédie meilleure que celle du plus grand auteur de comédies» prendrait alors un autre sens 27. Platon ne chercherait pas tant à être «l’écrivain qui peut écrire des comédies et des tragédies, en en faisant des dialogues philosophiques» 28 qu’à supplanter l’art dramatique en construisant un genre intellectuel nouveau, la philosophie, dont la prétention première est la légitimité unique à dire la vérité du monde social.

C’est ici que la notion de champ empruntée à la sociologie de Pierre Bourdieu pourrait montrer toute son utilité heuristique 29. Pour analyser les œuvres, ce sociologue propose la notion de champ de production culturelle ou champ intellectuel qui inclut champ artistique, champ littéraire, champ scientifique 30 D’un côté, c’est un champ et il fonctionne comme les autres champs : «un champ est un champ de forces à l’intérieur duquel les agents occupent

26. Les premiers échanges entre Socrate et Critobule dans l’Économique de Xénophon montrent au contraire une articulation entre les deux. Le savoir (epistemê), en l’occurrence l’oikonomia, donne une capacité d’action (technê) permettant d’accomplir des actions (erga).

27. p. 200.28. p. 198.29. Pour une première approche, cf. L. pinto,

Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, p. 79-108.

30. Cf. par exemple P. bourdieu, Choses dites, Paris, 1987, p. 167-177.

des positions qui déterminent statistiquement leurs prises de position sur ce champ de forces, prises de position visant soit à conserver, soit à transformer la structure du rapport de forces constitutive du champ» 31. Il y a une analogie explicite avec un champ de forces physique mais un champ, dans la sociologie bourdieusienne, est plus que cela. «Il est un lieu d’actions et de réactions accomplies par des agents sociaux dotés de dispositions permanentes, acquises pour une part dans l’expérience de ces champs sociaux. Les agents réagissent à ces rapports de forces, à ces structures, les construisent, les perçoivent, s’en font une idée, se les représentent, etc. Et, tout en étant donc contraints par les forces inscrites dans ces champs et déterminés dans leurs dispositions permanentes par des forces, ils sont en mesure d’agir sur ces champs, d’agir dans ces champs, selon des voies partiellement pré-contraintes, mais avec une marge de liberté» 32. Cette démarche s’écarte à la fois de celle qui consiste à affirmer l’originalité du monde artistique, culturel et intellectuel et de celle qui réduit le champ artistique à la détermination du champ politique.

L’un des enjeux principaux des luttes qui se déroulent dans le champ intellectuel est la délimitation du champ. Est-ce de la poésie, est-ce un poète ? Est-ce de l’art ? «Cette exclusion symbolique n’est que l’envers de l’effort pour imposer une définition de la pratique légitime, pour constituer par exemple en essence éternelle et universelle une définition historique d’un art ou d’un genre correspondant aux intérêts spécifiques des détenteurs d’un certain capital spécifique» 33. Il n’est dès lors pas nécessaire de chercher un sens caché dans les Nuées comme le faisait Leo Strauss, un dépassement par l’écriture du comique pour parvenir à un

31. P. bourdieu, Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique, Lyon, 1995, p. 6.

32. Ibid., p. 7.33. p. bourdieu, op. cit., 1987, p. 171.

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degré philosophique 34. Tout comme Platon, tout comme les sophistes, comme tout intellectuel, Aristophane, certes en recourant à un genre particulier, prétend dire à ses concitoyens la vérité du monde social 35. En l’occurrence, il interroge les effets politiques de la révolution intellectuelle en cours à Athènes. Jusqu’où l’éducation peut-elle transformer la vie sociale ? Telle semble être la question qui anime les Nuées, précisément parce que ce savoir nouveau change le monde. Ce faisant, Aristophane contribue à la fabrique des opinions de ses concitoyens et prétend donc lui aussi, comme intellectuel, changer la société de sa cité. La meilleure preuve de l’effet de la comédie sur la vie sociale n’est-elle pas le procès de Socrate ? Quelle que soit la réalité historique de la mention d’Aristophane par Socrate devant ses accusateurs, Platon ne craignait pas l’invraisemblance lorsqu’il faisait dire à son maître : «Mais, le plus déconcertant de tout, c’est qu’on ne peut même pas connaître les noms de ces accusateurs ou les citer, à l’exception d’un seul, qui se trouve être un faiseur de comédie» 36.

Ainsi, l’ouvrage dirigé par André Laks et Rossella Saetta Cottone apporte de nombreuses et importantes informations sur la vie intellectuelle athénienne à la fin du Vème siècle. Tout autant contribution à l’Ancienne Comédie qu’à l’étude de la sophistique, il permet de prendre conscience que le théâtre d’Aristophane n’avait pas pour vocation unique de divertir mais qu’il contribuait à l’éducation politique

34. M. stella, «The plaything of things ou les Nuées selon Leo Strauss», p. 207-223.

35. Cf. M. stella, p. 223 : «Ainsi, Aristophane indiquerait entre les lignes de sa dramaturgie que la philosophie est une fonction structurelle du système politique athénien : c’est en effet par la porte de la comédie aristophanienne, et des Nuées avant tout, que la philosophie fait son entrée dans l’arène politique de la cité pour y être confrontée avec les institutions et les pratiques partagées de la collectivité».

36. Plat., Apol., 18c-d (trad. Brisson) ; santoro (p. 201) considère que l’allusion serait historique.

des citoyens. Le poète participait à la formation des opinions, sans donner la sienne, et il doit sans doute être considéré comme un philosophe, comme un producteur de savoir sur le monde social dans la perspective de le changer ; en bref, comme un intellectuel 37.

christophe pébarthe

37. Dans une perspective différente, cf. C. garriga, «La sagesse de la comédie», in : N. loraux et C. miralles dir., Figures de l’intellectuel en Grèce ancienne, Paris, 1998, p. 107-120.