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UN HOMME DANS LE SILENCE Commémoration autour du 100 e anniversaire de sa naissance

Jacques Dormont : Un homme dans le silence

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DESCRIPTION

Merci à toutes les associations et la commune de Berchem-Saint-Agathe qui ont ouvert leurs portes, accueilli et encouragé le projet (la commune de Berchem-Sainte-Agathe, le Centre culturel le Fourquet, Présence et Action Culturelles, l’Institut Alexandre Herlin, Arts et Culture, la Maison des Sourds, le Centre Francophone de la Langue des Signes), la bibliothèque publique de Berchem-Sainte-Agathe, Benoit Schoonbroodt pour les photos et tous les voisins ayant pris part au projet.

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Un homme dans le silencecommémoration autour du 100e anniversaire de sa naissance

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s o m m a i r e

8 Quelques souvenirs

14 sa vie

20 Pourquoi commémorer sa mémoire ? 

36 Témoignages

62 le parcours

66 remerciements

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j a c Q U e s d o r m o n T

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Q U e l Q U e ss o U v e n i r s

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La première image de Berchem-Sainte-Agathe, dont je me souviens bien, n’est pas celle du village lui-même, mais celle de l’intérieur sombre et gris, de l’Institut pour handicapés de l’ouïe et de la vue, qui est situé dans sa vallée. J’avais sept ans quand j’en suis devenu le pensionnaire. C’était en mille neuf cent vingt-et-un.

J’ai joui, pendant bien des années, de cette douceur villageoise, depuis que, pensionnaire de l’Institut, j’allais en promenade, perdu dans les rangs « par deux », habillé, comme tous mes compagnons, d’une veste bleu marine à col « Mao », d’une culotte courte tombant jusqu’au milieu des rotules, de ces rondeurs roses en été, violettes en hiver, au bas desquelles se moulaient les mollets pris dans les hauts bas de laine à bords rabattus. Que de pas ai-je faits alors, de mes pieds chaussés comme le sont ceux du « petit peuple » du village, c’est-à-dire de grosses bottines noires aux semelles ferrées de gros clous à tête de pyramide tronquée !

Quand, le dimanche matin, nous prenions le trottoir, à gauche, c’était pour nous rendre à la messe. Arrivés au bout de la rue de Dilbeek, nous tour-nions à droite pour monter la rue de Grand-Bigard, qui avait alors, comme bien d’autres chemins, un air de fête, mais de lente fête, de sage détente où dominaient le noir, le gris et le blanc. Graves bouquets de Berchemois, la plupart piqué de rouge de certains visages qu’aplatissait la casquette, qu’allongeait le chapeau melon.

Pourtant ils étaient habitués à nous qui faisions partie du paysage. Cependant ils constataient que nous pouvions bien rire, quoique nous ne cachions pas nos irritations devant ceux, des moins intelligents, qui se moquaient de nous. Il est vrai aussi que nous n’admettions pas l’insistance de certains regards. Quant à moi j’essayais de comprendre ces comportements, qui procèdent de toute façon, d’attitudes bien humaines, Hélas !

ag aTh e e s T m a m è r e a d o P Ti v e – PrinTemPs 1972 – jacQUes dormonT exTraiT dU manUscriT

exTraiTs dU chaPiTre – PUreTé

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N’empêche que j’éprouvais la gêne d’être un objet de curiosité. Beaucoup plus tard, je compris que même beaucoup de braves gens avaient leurs attentions ou leurs rêveries détournées par nos rires et nos cris tout différents de ceux des enfants qui entendent, et que nous haussions, malgré nous, à l’extrême.

Installé sur une chaise, que j’appelais, à part moi, mon siège d’ennui, je bavardais parfois, plutôt souvent, et en cachette. Aussi je rêvais souvent, tout en m’interrogeant de temps en temps sur la raison qui a décidé le curé à réserver aux sourds l’entrée par cette porte-ci alors que tous les autres pratiquants, les entendants en l’occurrence, passaient par celle de gauche, qui était pour moi la bonne. Car ne donnait-elle pas sur l’allée conduisant directement à la place, en effleurant l’escalier de pierre du presbytère. C’était la porte de lumière. Davantage que l’autel.

Sans jamais l’avoir dit à personne, j’éprouvais l’obscur sentiment d’être en marge des gens.

La messe terminée, pendant que « ceux de l’autre porte » regardaient le curé monter l’escalier de pierre du presbytère, après lui avoir adressé un salut obséquieux, nous nous intéressions vivement au petit café – modeste voisin de l’immense marronnier, dont j’ai oublié l’enseigne d’alors, qui était, parait-il, « La nouvelle Couronne », et qui porte maintenant le beau nom de « Viool ». Car dans la première des deux pièces, la plus petite, on vendait toutes sortes de friandises, un peu de pâtisseries, de boissons sucrées. Si l’entrée nous était interdite, nous ne savourions pas moins, à l’avance, l’agréable instant où le tenancier viendrait à l’Institut avec ses marchandises, que nous achèterions en toute liberté, mais selon les possibilités, assez maigres, de nos porte-monnaie.

Mais ces délices n’ont pas duré toutes mes années d’internat puisque je goûterai désormais à un autre bonheur : je passerai tous les dimanches chez des parents venus s’installer avenue de la Basilique, au tronçon de l’actuelle avenue René Comhaire.

Les deux sorties hebdomadaires, toujours attendues avec impa-tience, me consolaient aussi de l’éloignement de mes parents puisque l’image de mon père m’apparaissait au fameux estaminet, et celle de ma mère par la limpidité du ruisseau où, en été nageaient, folles ou sereines, des feuilles de saule, où, en hiver coulait l’attente des neiges et de l’immobilité cristalline des glaces.

Ce qui m’a donné le bonheur de m’installer, avec ma femme, dans cette commune, c’est d’avoir choisi cette place de l’Eglise précisément, son ambiance, je veux dire son mystère, le poème de son enclos. C’est de pou-voir fouler ses vieux pavés artisanaux qui recouvrent toute la place, c’est de pouvoir jouir de l’Allée Verte, serpentine, luisante de pavés arrondis, qui

exTraiT dU chaPiTre - aTTraiT

longe le mur de l’église, et qui, plus loin, est anarchiquement – mais avec quel ordre secret ! – bordée de maisonnettes sans étages, badigeonnées de blanc, aux portes et volets verts ou bleus ou rouges, abondamment fleuries à leurs pieds. Ce chemin verdoyant monte de l’église au cimetière comme si les morts étaient promis au ciel… Mais quand je le prends, ce n’est pas, bien sûr, pour cette illusoire promesse, mais bien pour jouir immédiatement de sa fidélité à l’ancien esprit rural de Berchem-Sainte-Agathe ; pour être proche du bois du Wilder, qui est devenu le paradis – le vrai ! – de nos trois enfants, lieu de liberté et de rêverie, d’où, au printemps, ils nous rapportent un petit bouquet de chatons de saule, d’où aussi ils nous ramènent, en cette même saison, dans les bocaux à conserves, des tritons gris ou bleus au ventre orange, d’où encore ils nous revenaient les joues bien rouges.

leTTreCher Monsieur Schoonbroodt

Comme l’état de ma femme (très particulier et changeant) ne me per-met pas de fixer un jour et une heure pour vous recevoir, je vous fais par-venir par porteur mon petit texte. Malheureusement je n’ai plus le temps de remettre en état les lettres invisibles, je vous confie tel quel mon manuscrit aux…

Mes excuses et mes regrets (A ce moment-là ma machine était « malade ».)

Donc bon courage et bonne chance.

Bien à vous…

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jacQUes dormonT (1914 – 20 05)

Jacques Dormont est décédé le 13 octobre 2005 à l’âge de 91 ans.

Il est né à Dour le 5 février 1914 dans une maison sise à la rue de Boussu N° 63. Son père était boulanger et tenait une boulangerie avec son épouse. Jacques Dormont est devenu sourd suite à une fièvre due à la grippe espagnole qui a sévi en Europe en 1918. Il a fait ses primaires à l’Institut pour sourds de Berchem-Ste-Agathe et à l’âge de 15 ans, il est entré à l’Académie des Beaux-Arts de Mons où il a suivi les cours de Louis Buisseret (dessin et peinture), le cours de peinture murale de Léon Navez et la gravure avec M. Duriau.

Par la suite, il est entré à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles où il a rencontré Charles Stepman qui enseignait alors à l’Institut pour sourds de Berchem-Ste-Agathe (actuellement Institut A. HERLIN). C’est dans cet éta-blissement-même où il avait fait ses primaires que Jacques Dormont lui a succédé en 1946 comme professeur de dessin et d’art graphique et est resté comme enseignant tout au long de sa carrière jusqu’à sa retraite 32 ans après. C'était le premier professeur sourd de l'Institut. De nombreux élèves ont choisi l’option artistique pour pouvoir l’avoir comme professeur car il ne se contentait pas d’enseigner le dessin mais expliquait en langue des signes ce que tous ces enfants sourds avaient envie de connaître lors des recréations ou des classes de devoirs.

Marié avec Simone, entendante et fille de parents sourds, M. et Mme Dammans, il a eu trois enfants, deux garçons et une fille, Michel, Gilles et Françoise.

s a v i e

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ses engag emenTs associaTifs PoUr l a commUnaUTé des soUrds

Une vie privée, professionnelle et artistique aussi remplie n’a jamais empêché Jacques Dormont de retrouver ses amis de la communauté des sourds.

Dans sa jeunesse, il a fondé le « Cercle Volonté », un cercle culturel et de loisirs avec quelques amis, au sein de la Maison des Sourds de Bruxelles. Ce Cercle fut très actif durant la 2ème guerre mondiale. Il fit également partie du Conseil d'administration de la Maison des Sourds de Bruxelles de 1941 à 1946.

En 1953, à Bruxelles, lors des VII e Jeux Internationaux Silencieux (actuellement Deaflympics) qui se tiennent tous les 4 ans depuis 1924, Jacques Dormont a organisé une exposition internationale d'Art et de Littérature Silencieux dans le somptueux palais du Gouvernement provincial du Brabant où des artistes et des écrivains sourds ont exposé leurs œuvres.

Jacques Dormont a fondé l’association « Arts et Culture » au sein de la Confédération Belge des Sourds en 1974. Actuellement, « Arts et Culture » perdure encore et fête cette année ses 40 ans d'existence et est affiliée à la Fédération Francophone des Sourds de Belgique. Des réunions mensuelles, des visites de musées, des conférences continuent à se donner et sont très enrichissantes pour les personnes sourdes.

De la vie de Jacques Dormont, je ne retiendrai que deux volets, l'artiste et ses engagements associatifs dans la Communauté des Sourds.

Jacques Dormont n'était pas seulement artiste-peintre, il était également poète et écrivain. Il faisait partie des Cercles d’art Eugène SIMONIS à Koekelberg et JECTA à Jette (René Magritte en était aussi membre). Il a exposé de nombreuses fois dans des galeries de grande renom-mée telles que Racine, Le Cheval de Verre… a participé aux Triennales de Namur et de Tournai, aux Quadriennales de Gand, aux Salons de la province de Brabant. Quelques-unes de ses œuvres ont été acquises par l’Etat, les provinces du Hainaut et du Brabant, ainsi que par les Communes de Dour, de Koekelberg et de Berchem-Ste-Agathe.

Son nom figure parmi les 50 artistes de Belgique dans le livre, « 50 artistes de Belgique » par Jacques Collard (Ed. Louis Musin, 1976) et dans le « Dictionnaire des peintres belges du XIVe siècle à nos jours » (Ed. Renaissance du Livre 1995).

De ses nombreux écrits, il faut mentionner « Joël » préfacé par Franz Hellens (Les écrivains réunis, Armand Henneuse, éditeur) et « Un langage simple et savoureux » édités par le Centre Francophone de la Langue des Signes. Dans les années 1960 où il travaillait à l'Institut HERLIN, il a écrit plusieurs nou-velles dans la revue trimestrielle de la Fédération des Œuvres d'Enseignement Spécial du Brabant.

Certains titres de ses nouvelles choquent de prime abord mais sont très riches en enseignement et suscitent de profondes réflexions pour qui veut vraiment connaître la communauté des sourds.

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Grâce à la persévérance de Jacques Dormont, pour la première fois dans l'histoire des artistes sourds belges, une dizaine d'œuvres a pu être exposée au 8e Congrès Mondial de la Fédération Mondiale des Sourds (WFD) à Varna (Bulgarie) en 1979.

Il a soutenu la création du Groupe Horizon, une section de Arts et Culture, regroupant des Berchemois et des anciens élèves issus de l'Institut Herlin, passionnés de théâtre et de mime et a présenté une pantomime GOYA au Théâtre National en intermède du spectacle « le 7e jour... » en 1982.

Enfin, Jacques Dormont fut parmi les membres fondateurs du Centre Francophone de la Langue des Signes (CFLS) en 1981 et a participé, durant de longues années, aux travaux de recherche sur la langue des signes française de Belgique. Ces recherches ont trouvé leur aboutissement dans la reconnaissance officielle de la langue des signes par la Communauté française en 2003.

Jacques Dormont fut rédacteur en chef de « Quid Novi ? » un journal trimes-triel d’information en 1977. Suite à une fusion, « Quid Novi ? » est devenu « Info-Sourds Journal » ensuite « Sournal » publié par la F.F.S.B. Ce dernier a cessé de paraître fin 2013.

De par sa stature d'intellectuel et d'artiste au sein de la communauté des sourds, Jacques Dormont fut sollicité pour apporter son concours à des créations artistiques. Ainsi, en 1956, il a collaboré à un court métrage « Les Gestes du silence » avec le célèbre réalisateur Henri Storck, ainsi qu'à une pièce de théâtre « Le 7e jour, Dieu créa les autres » de Jo Dua en 1982 pour laquelle il enseigna la langue des signes aux comédiens Lesly Bunton et Raymond Avenière. Cette pièce est l'équivalent de la célèbre pièce « Les enfants du silence » qui s'est jouée en France et aux Etats-Unis avec de véritables comédiennes professionnelles sourdes, ce qui ne fut malheureuse-ment pas le cas dans notre pays.

Au crépuscule de ses jours, Jacques Dormont, qui peignait encore, a continué à se passionner pour la lecture, l'écriture et les contacts humains.

l ' a r T i s T e

marTine fraiTUre

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P o U r Q U o ic o m m é m o r e rs a m é m o i r e ?2

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nadège albareT PoUr le Pac brUxelles

Pourquoi un mouvement d'éduca-tion permanente comme Présence

et Action Culturelles s'intéresse à un artiste peintre berchemois comme Jacques Dormont ? Au delà du fait que la coordinatrice de la régionale est elle-même berchemoise et admi-ratrice de Jacques Dormont, il existe en effet différentes raisons.

PAC soutient les initiatives d'enver-gure de ses « locales » . A Bruxelles, plus de 20 locales PAC portées par de bénévoles proposent des activi-tés dans une perspective d'éducation permanente.

A Berchem-Sainte-Agathe, la jeune locale 1082 souhaitait mettre à l'honneur cet artiste en commémo-rant le centième anniversaire de sa naissance.

D'autres associations manifestaient auprès de l'Echevin de la Culture française le même souhait dont Arts et Culture, association créée par Jacques Dormont.

Dès le début du projet, ce sont des bénévoles motivés et enthousiastes, issus de différentes associations, qui se sont réunis, entourés et soutenus par la Commune et des institutions comme l'Institut Herlin et le Centre culturel le Fourquet.

Un réel travail de partenariat et de réseau naissait alors, chacun portant un pan d'un projet qui devenait de plus en plus ambitieux en fonction de ses envies, compétences , son his-toire et ses spécificités.

Certes, Jacques Dormont est interna-tionalement connu.

Certes, construire un projet autour de ce peintre ravive la mémoire collective et valorise le patrimoine berchemois.

Certes, révéler et expliquer son œuvre aux Berchemois, les impliquer et jeter des ponts est de l'ordre de la médiation.

Mais au delà de cela, c'est l'engage-ment de l'homme, Jacques Dormont, qui est au centre de notre motivation. Jacques Dormont était en quelque sorte un agitateur.

Par le livret publié en cette occasion, la formation de guides ambassadeurs du projet (en complicité étroite avec Arts et Culture) qui accompagne tout au long du parcours Jacques Dormont, c'est cet aspect méconnu du personnage que nous voulons mettre à l'honneur.

Il était convaincu que la culture est une voie vers l'émancipation et l'épanouissement individuel et collectif.

Tout au long de sa vie, tant par son discours que son attitude au quoti-dien, il a posé des actes qui invitaient les sourds à agir sur ce qui les stigmatise socialement et culturel-lement ; à s'affranchir des préjugés dont ils étaient victimes, ne pas se laisser réduire à leur handicap et au contraire, rentrer en résistance par la culture.

Comme artiste et comme professeur, son souhait était que les sourds aient non seulement accès à l'information culturelle et la culture comme tout le monde, mais également leur donner les possibilités d'être producteurs eux mêmes de culture.

Cette aspiration de liberté de créa-tion, de diffusion et de participation culturelles se lit dans l'objet social des associations ou collectifs qu'il a créés ou pris part de façon active.

Il a voulu ouvrir la culture au sens large au monde des sourds, accom-pagner et faire émerger la culture dont ces pairs étaient porteurs, valo-riser la création artistique qu’elle soit professionnelle ou amateur, soutenir les artistes sourds et mettre en avant leurs productions artistiques.

Il était un modèle de réussite pour bien des sourds et il inspirait le res-pect de tous. Aussi, au fur et à mesure de la construction de ce projet, c'est un engouement croissant que nous avons rencontré de la part de tous. Aujourd'hui, ce projet commémore la mémoire de Jacques Dormont.

Mais au delà, l'ensemble de parte-naires vous invitent à une réflexion quant à la place de la personne sourde ou malentendante dans la société actuelle, son rôle en tant que citoyen actif et les moyens à mettre en œuvre afin de l’exercer.

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Avant même la création de l'antenne locale PAC 1082, Régine Vandooren est venue me voir pour partager son admiration pour l'homme et

l'artiste engagé qu'est Jaques Dormont, son ancien collègue à l'Institut Alexandre Herlin et ami. Elle est arrivée très facilement à me convaincre de la pertinence à commémorer le centenaire de la naissance de ce peintre berchemois.

Jacques Dormont m'était inconnu mais différents aspects de sa vie m'ont tout de suite motivé à m’engager dans ce projet : d'une part, pour raviver la mémoire collective du parcours d'un artiste engagé dans l'émancipation de la personne sourde ; d'autre part, pour rendre hommage à un artiste surréaliste très singulier, dans la perspective de promouvoir une part du patrimoine berchemois ; et enfin, pour susciter le débat sur la place de l'artiste porteur d'handicaps.

Construire un projet de la sorte ne peut s'imaginer seul et très vite s’est réuni un grand nombre de partenaires autour de la table : des partenaires culturels berchemois, mais aussi un grand nombre d'associations issues du monde de la surdité. L'engouement collectif m'a tout de suite agréable-ment surpris.

Très vite, j'ai pu me rendre compte de la place que Jacques Dormont a pu occuper dans la commune et de la place que Berchem-St-Agathe a occupée dans la vie de Jacques Dormont.

Au travers de ses écrits et des témoignages des habitants, c'est non seulement son œuvre, sa personne mais aussi un visage particulier de la commune que je découvrais... J’ai rencontré Jacques Dormont assez tardivement, quelques années

avant sa mort, et j’en garde le souvenir de quelqu’un de très aimable et attentif aux autres. Son art m’a interpellé puisque je suis amateur de deux grands courants que sont l’impressionnisme et le surréalisme.

Il était frappant de constater que ses thèmes étaient souvent dramatiques ou mélancoliques et qu’il posait manifestement sur la toile des émotions personnelles profondément ancrées en lui. Il avait mené un véritable com-bat pour l’intégration des personnes handicapées et il fut, me dit-on, un professeur très apprécié. Berchem-Ste-Agathe peut être fière d’avoir un concitoyen aussi talentueux.

olivier de PrinsPoUr le Pac 1082

joËl rigUelle, échevin de la cUlTUre deberchem-sainTe-agaThe

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A sa création, le Centre culturel le Fourquet s'est installé dans la maison des brasseurs, sur la place de l'Eglise où vivait un voisin discret et sym-

pathique. Un petit homme tranquille, le regard malicieux, le sourire doux mais qui avait, comme son épouse, quelques difficultés pour se déplacer.

Les animatrices ont proposé d'apporter leurs courses avant leur journée au Centre culturel. Ces rencontres ont donné lieu à d'amicaux et réguliers bavardages.

Jacques Dormont a ainsi eu l'occasion de parler de lui, de ses plaisirs et de son art. De la grippe espagnole qui l'a privé de l'ouïe alors que se terminait la première guerre mondiale mais aussi de ses études artistiques à Mons. De sa vie à Berchem-Sainte-Agathe et au Nord-Ouest de Bruxelles où il a travaillé et participé aux formations artistiques de sourds, à la mise sur pied de salle d'expositions, de groupes et de cercles culturels, etc.

Cette double combinaison de culture artistique et de souffrance d'un silence a imprégné ses activités d'une singulière spécificité. D'un point de vue artis-tique, on retrouve des similitudes avec d'autres peintres belges mieux connus que lui et avec qui il avait étudié ou travaillé. Mais, ces similitudes avec ce qu'on identifie comme le symbolisme, le surréalisme ou l'école flamande, ne permettent pas de l'enfermer dans une filiation stricte, il est le seul représen-tant du courant « Dormont ».

Au coeur de ses oeuvres, la part de souffrance, transcendée toujours par un espoir et une quiétude apaisante y sont données à voir plus qu'à inter-peller. Ainsi, les murs qui laissent toujours la possibilité d'être contournés, les personnages aux lèvres closes mais sereins et d'une beauté lisse ; les oppositions entre ombre et lumière, très présentes dans les portraits ou dans les tableaux issus de ses voyages en Afrique du Nord ; les cloches de verre qui laissent toujours visibles les objets ; les violons sans cordes, les bougies éteintes ou les mains coupées, témoins de capacités de langage silencieux, montrent sans tristesse le monde particulier dans lequel vivent les sourds.

jacQUes dormonT, arTisTe berchemois, homme

de cUlTUre Universel

Enfin, soucieux toujours de dépasser les risques d'incommunicabilité qu'il a vécus, il s'est engagé à de nombreuses reprises dans des projets originaux. Au fil des rencontres, il a évoqué avec une impassible humilité ses initiatives à utiliser la langue des signes dans les cours de dessin qu'il dispensait pour les sourds, sa collaboration pour permettre à des acteurs sourds de jouer sur scène ou lors de tournages de films pour faire connaître la vie dans la surdité, etc.

Malgré la qualité de son oeuvre, il n'a jamais eu la reconnaissance qu'il méri-tait. Indépendamment d'une indifférence coupable de certains critiques et journalistes, son propre caractère humble, son besoin de solitude peuvent éventuellement expliquer cela.

Ce souci de discrétion et peut-être aussi un retrait volontaire à l'égard d'un monde qui l'avait par trop délaissé et auquel il estimait ne plus être néces-saire, ont été autant de petits obstacles à surmonter lorsque le Centre culturel a souhaité mettre en place avec lui une exposition qui lui serait consacrée. Mais, à force de discussions patientes, de confiance longuement forgée, les animatrices ont fini par coordonner une belle exposition sur laquelle il a mar-qué son adhésion. S'il a accepté sans réel enthousiasme l'exposition de ses oeuvres picturales, il a marqué un intérêt passionné à l'initiative de faire lire certains de ses textes et poésies par des élèves de notre Académie. Il mon-trait ainsi une fois encore la priorité qu'il accordait aux relations vivantes, aux langages vrais, aux jeunes et à tous ceux et celles qui se « parlent » .

Il leur a tenu un discours très sensible et nous ne pouvons que regretter de n'avoir pu créer, de son vivant une autre exposition, voire une maison des arts à son nom au sein de la commune dans laquelle il a vécu une soixantaine d'années.

Nous avons à créer les conditions pour que son héritage humain et culturel reste un patrimoine vivant et incontournable.

chrisTian boUcQ PoUr le cenTre cUlTUrel le foUrQUeT

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pouvait que déboucher sur une col-laboration fructueuse entre monde entendant et monde sourd qui se connaissent mal mais ne demandent qu’à s’entendre .

Pourquoi l’asbl Arts&Culture tient-elle tant à mettre J. Dormont , son fondateur à l’honneur et participer au projet qui se déroulera à Berchem en son honneur ?

J. Dormont est un modèle de « biculturalisme », il fréquente « les 2 mondes », sourd et entendant tout au long de sa vie et est imprégné des 2 cultures : il utilise la langue des signes et le français parlé, il arrive à passer d’une culture à une autre lors d’ activités culturelles ou de ren-contres importantes.

A l’époque, être biculturel est très rare chez les Sourds et peut-être J. Dormont ne connaissait- il même pas ce terme.

J. Dormont a été longtemps pro-fesseur d’arts plastiques à l’Institut Alexandre Herlin, c’est un des pre-miers Sourds de Belgique à exercer la profession d’enseignant ; ainsi il a démontré la capacité pour les Sourds à exercer cette profes-sion à l’égal de tout enseignant entendant. Il a rayonné auprès de ses élèves mais bien plus : il a pris conscience de ce que ceux-ci sor-tis de l’école diplôme en poche, se retrouvaient souvent perdus et isolés dans la société de tous les jours. C’est pour cela qu’avec ses amis, il a créé notre association dont les objectifs viennent d’être exposés et a encouragé les Sourds à se battre eux-mêmes pour atteindre ces buts.J. Dormont est un précurseur : une quarantaine d’années avant que la Convention de l’O.N.U. sur les droits

des handicapés ne soit votée à New York le 13 décembre 2006*, il s’est battu pour rendre la culture acces-sible aux personnes en situation de handicap jugeant que la culture était un facteur à part entière de l’épa-nouissement personnel.

En participant au Projet Dormont, notre souhait est de contribuer à la conservation de la richesse du patrimoine culturel des Sourds, de contribuer à sa transmission de géné-ration en génération et de la faire découvrir aux entendants qui ne la connaissent pas. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes sourds sont bicul-turels , ce sera la bonne occasion de leur montrer que Jacques Dormont a entrepris la même démarche qu’eux avant leur naissance et que son cas est identique au leur.

Faute d’information, la surdité asso-ciée à la notion de handicap fait peur et entraîne des préjugés de la part du monde entendant envers le monde sourd. En réaction à ces préjugés et par la participation au Projet Dormont, notre volonté est de démontrer qu’il est possible de s’enrichir mutuellement par un partenariat Sourds-Entendants et de casser « la non communication " entre " les 2 mondes ».

Merci Jacques Dormont pour le bel exemple que votre parcours de vie nous inspire, nous ne vous oublierons jamais. Sans vous, l’as-sociation Arts&Culture ne serait pas là aujourd’hui.

Le Comité d’Arts & Culture(7 membres sourds et entendants) - www.artsetculture.be

La Convention de l’ O.N.U a été adoptée le 13 décembre 2006 par

Le nom « Arts&Culture » paraît bien atypique, il cache une asbl

reconnue et très dynamique au sein du monde sourd, qui fête précisé-ment, en cette année 2014, les 40 ans de sa création… par un certain Jacques Dormont et quelques-uns de ses amis.

Arts&Culture s’est donné pour objec-tif d’organiser des activités culturelles de haut niveau pour les personnes sourdes et malentendantes dans leur langue naturelle, la langue des signes. Ainsi ces personnes sortent de l’isolement dans lequel elles risquent d’être confinées, se cultivent et peuvent s’épanouir. Pour cela, à raison d’une fois par mois en moyenne, nous organisons des visites d’expositions, de musées , de lieux connus , soit en français traduit par les soins d’un(e ) interprète com-pétent(e), soit en langue des signes grâce aux guides sourds qui ont suivi une formation en collaboration avec les Musées Royaux des Beaux-Arts afin d’en avoir officiellement la compétence. Que de joie ne ressen-tons-nous pas, lors de ces visites, de nous sentir intégrés au sein de la société, remerciés par les guides pour les questions pointues que leur posent nos membres et amis, de voir que des personnes entendantes lors de ces visites prennent un contact concret avec la langue des signes et comprennent que notre handicap n’est que sensoriel. Notre partenariat avec la Commission des Monuments et les sites de la Région bruxelloise nous permet de plus, chaque année, en septembre, d’organiser des visites guidées en langue des signes lors des Journées du patrimoine. Vu la faible accessibilité aux institutions culturelles en Belgique, nous conti-nuons à nous battre pour ouvrir des partenariats avec les musées ; ces

partenariats fonctionnent déjà avec le Musée Hergé (Louvain- la- Neuve), le Musée Ianchelevici (La Louvière) et le Mundaneum (Mons). Ainsi notre offre se diversifie en répondant à l’attente des Sourds. Nous nous mettons aussi à la disposition des musées ou des entreprises pour réa-liser des projets d’accessibilités ou donner des conseils d’expérience comme ce fut le cas récemment lorsque le Conseil bruxellois des musées a mis sur pied un guide d’accessibilité. Nous essayons aussi de valoriser les artistes sourds chaque fois que cela nous est possible (organisation d’expositions, mise en valeur de leur savoir-faire, renseignements). Il y a en effet beaucoup d’artistes plasti-ciens parmi les Sourds : ceux-ci ont une perception visuelle du monde et souvent « en 3D » de l’espace.

Pour nos 40 ans, nous souhaitions mettre Jacques Dormont à la place d’honneur qu’il mérite . Nous avons pris contact avec Monsieur Joël Riguelle, bourgmestre de la com-mune de Berchem-Ste-Agathe pour lui demander s’il était envisageable d’organiser quelque chose en com-mun. Grande fut notre surprise lorsque nous avons appris qu’au même moment,

2 autres associations, le Centre Culturel Fourquet et PAC, vou-laient elles aussi mettre sur pied un « Projet Dormont ». Dès le départ, la Maison des Sourds de Bruxelles et le C.F.L.S. ( Centre francophone de la langue des signes) se sont joints à nos réunions. L’Institut Alexandre Herlin enfin, a accepté d’être de la partie, lui qui était un lieu tout dési-gné comme pôle d’exposition et d’activités. Tant d’énergie positive ne

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Nous ne reprendrons pas ici la longue histoire qui commence en 1880 où le Congrès de Milan a imposé l'interdiction de la langue des signes,

en passant par les années 1960-1970 où les recherches des linguistes ont démontré que les langues des signes sont des langues à part entière et la reconnaissance officielle de la langue des signes par la Communauté française de Belgique en 2003 et par la Communauté flamande en 2006. Des cours de langue des signes ont commencé en 1979 à Bruxelles et à Liège. Jacques Dormont l'enseignait aux parents, aux professeurs et éducateurs de l'Institut Herlin.

Ces différents centres de cours avaient leurs propres particularités liées à l'Institut où des professeurs avaient fait leur scolarité. Désireux de créer une base utile pour permettre l'apprentissage de la langue des signes, Jacques Dormont et les autres professeurs ont fondé le Centre Francophone de la Langue des Signes en 1981. Depuis lors, les travaux de recherche et la gamme de ses publications permettent au CFLS de diffuser et de mieux faire connaître la langue des signes.

Anthroponyme = le nom en signes ou le nom-signé.

En général, le nom-signé caractérise la personne, soit physiquement, soit par rapport à un comportement, soit par rapport à ses passions, à sa filiation, etc.

Par exemple : la comédienne française Emmanuelle Laborit a pour nom-signé : « le soleil qui part du cœur ».

Par le passé (car les internats n'existent quasi plus), dans certains Instituts pour sourds en Europe dont l'Institut Herlin, le nom-signé est une transposi-tion du matricule de l'élève.

Le numéro de Jacques Dormont était le 105 mais ne se signe pas comme on le fait pour les chiffres. Ces chiffres deviennent un signe unique dans l'élan du mouvement.

On peut voir que Jacques Dormont a deux noms-signés selon que son nom est signé par un condisciple ou pas.

Son nom-signé : « 105 »Son nom-signé : « J » et « peintre »

jacQUes dormonT eT la langUe des signes

marTine fraiTUre PoUr le cfls

anne clossen eT francine leblicQ PoUr arTs eT cUlTUre

son Assemblée générale à New York. La Belgique en a ratifié le texte le 2 juillet 2009 et s’est ainsi engagée à mettre la cinquantaine d’articles de cette Convention progressivement en application.

L’article 30 de la convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées énonce ceci sous le titre « Participation à la vie culturelle et récréative, aux loisirs et aux sports »

Article 30 § 1 : « les Etats Parties reconnaissent le droit des per-sonnes handicapées de participer à la vie culturelle, sur la base de l’égalité avec les autres, et prennent toutes les mesures appropriées pour faire en sorte qu’elles : a. A ient accès aux pro-duits culturels dans des formats accessibles ; b. Aient accès aux émissions de télévision, aux films, aux pièces de théâtre et autres activités cultu-relles dans des formats accessibles : c. Aient accès aux lieux d’acti-vités culturelles tels que les théâtres, les musées, les cinémas, les biblio-thèques et les services touristiques et dans la mesure du possible aux monuments et sites importants pour la culture nationale ».

Article 30 § 4 : « Les personnes handicapées ont droit, sur la base de l’égalité avec les autres, à la reconnaissance et au soutien de leur identité culturelle et linguistique spécifique, y compris les langues des signes et la culture des sourds »

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Ne pas participer à la commémora-tion des 100 ans de la naissance de Jacques Dormont nous est impen-sable car il fut très actif durant de longues années au sein de la Fédération Royale des Associations des Sourds de Bruxelles et des Faubourgs, plus connue sous le nom de la Maison des Sourds.

Il faut savoir que la Maison des Sourds, bien que située à Saint-Josse-Ten-Noode, est issue des premières associations créées par les premiers élèves bruxellois qui sortirent de l'Institut pour sourds à Berchem-Ste-Agathe, créé en 1883 (actuellement Institut Herlin) où Jacques Dormont fut élève et professeur.

La toute première association « Cercle Abbé de l'Epée » fut créée en 1896 ; à celle-ci s'ajouta en 1899 « La Société de Secours-Mutuels des Sourds-Muets de Bruxelles » alors que la mutuelle n'existait pas encore. Cette société a cessé ses aides peu après la nouvelle loi instau-rant la Sécurité sociale obligatoire. Le Cercle Abbé de l'Epée perdure encore jusqu'à présent au sein de la Maison des Sourds et a une fonction plus commémorative.

L a 2 e a s s o c i a t i o n a p p e l é e « Association des Sourds-Muets de Bruxelles et des Faubourgs » fut fon-dée en 1898 et la 3e, « La Silencieuse de Bruxelles », une association spor-tive, vit le jour en 1920.

En 1934, les trois associations se regroupèrent en une A.S.B.L sous le nom de « Fédération des Associations des Sourds-Muets de Bruxelles et des Faubourgs », plus connue sous le nom de la « Maison des Sourds. » (voir annexes DATES CHRONOLOGIQUES)

Comme beaucoup de jeunes sourds de l'époque et d’aujourd’hui, Jacques Dormont fréquentait régulièrement la Maison des Sourds. A part les activités sportives qui étaient très suivies, Jacques Dormont constatait l'absence d'activités culturelles et de loisirs. C'est pourquoi il créa, au prin-temps de 1939, le « Cercle Volonté« avec deux autres jeunes sourds.

Les activités du « Cercle Volonté » avaient lieu tous les samedis soirs, c’étaient essentiellement des confé-rences, parfois suivies d'un débat.

Les sujets étaient libres et concer-naient aussi bien les grandes périodes de l'Histoire que l’ac-tualité, les problèmes sociaux, la littérature ...

Ces conférences étaient données par des sourds mais aussi par des entendants dont certains étaient des professeurs de l'Institut Herlin. Jacques Dormont créa et dirigea des pièces de théâtre jouées par des acteurs sourds, dont lui- même. Des sorties touristiques ou récréatives étaient également organisées. (voir annexes : PHOTOS + DVD)

Même durant la guerre 1940-45, les réunions se tenaient régulièrement, tout en respectant le couvre-feu imposé. Le Cercle Volonté fut dis-sous en 1955 après que de nouveaux loisirs eurent pris la place de la culture.

Jacques Dormont fut également vice-président de la Maison des Sourds de 1941 à 1942, Secrétaire général de 1942 à 1943 et Président de 1943 à 1948.

Devenu professeur à l'Institut Herlin en 1946 et pris par sa vie familiale et professionnelle, Jacques Dormont cessa ses activités au sein de la Maison des Sourds mais prenait le temps d’y venir à l'occasion d'activi-tés culturelles.

Dates chronologiques de la Maison des Sourds (F.R.A.S.B.F. asbl)

1896 - Fondation du « Cercle l'Abbé de l'Epée » au café « La Couronne » 6, rue Steenpoort (actuellement le bou-levard de l'Empereur) 1898 - Fondation de « L'Association des Sourds-Muets de Bruxelles et des Faubourgs » à la « Brasserie Gambr inus », 21-23, rue des Poissonniers, par fois désignée sous l’appellation « Association phi-lanthropique des Sourds-Muets de Bruxelles et de l'agglomération bruxelloise. »

1899 - Le 29 janvier, création de la « Société de Secours-Mutuels des Sourds-Muets de Bruxelles » au sein du « Cercle l'Abbé de l'Epée », société reconnue par Arrêté Royal du 10 mai 1899.

1920 - Fondation de « La Silencieuse de Bruxelles », association sportive au café « Les bons enfants », 49 place du Grand Sablon.

1922 - Le 13 février, première réunion de « L'Association des Sourds-Muets de Bruxelles et des Faubourgs« dans une maison sise au 38 rue Saxe-Cobourg à Saint-Josse-Ten-Noode, appartenant à l'Eglise, et où se réunissaient des Sourds du Cercle St-Victor.

1927 - Le 30 mars, signatures pour la personnification de « L'Association des Sourds-Muets de Bruxelles et des Faubourgs« .

1934 - « Le Cercle l'Abbé de l'Epée - Société de Secours-Mutuels des Sourds-Muets de Bruxelles », « La Silencieuse de Bruxelles » et « L'Association des Sourds - Muets de Bruxelles et des Faubourgs » fondèrent une nouvelle asbl sous le nom de « LA FEDERATION DES ASSOCIATIONS DES SOURDS-MUETS DE BRUXELLES ET DES FAUBOURGS », parue au Moniteur Belge sous le numéro 1460 du 29 décembre 1934.

1938 - Le 4 avril, achat en vente publique de la maison du 38 rue Saxe-Cobourg, pour la somme de 65.000 Frs. Elle est devenue « LA MAISON DES SOURDS ».

jacQUes dormonT eT la maison des soUrds

la maison des soUrds

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Yves renard PoUr l’insTiTUT alexandre herlin

Devenu sourd à l’âge de 4 ans suite à la grippe espagnole à la fin de la guerre 1914-1918, Jacques Dormont aura pendant toute sa vie le

souci de faire accéder la communauté des sourds à la vie culturelle dont ils étaient exclus.

Après ses primaires, à l’Institut Provincial pour Sourds de Berchem-Sainte-Agathe, créé en 1883, et devenu en 1995 l’Institut Alexandre Herlin, du nom d’un ancien professeur qui avait créé en 1905 une méthode de démutisation des enfants sourds, Jacques Dormont poursuivra dès l’âge de 15 ans des études artistiques à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, avant d’entrer à l’Académie de Bruxelles, et de commencer ensuite une carrière de pro-fesseur dans notre Institut (1946-1978), devenant ainsi l’un des premiers sourds à exercer le métier d’enseignant, tout en poursuivant son activité d’artiste peintre. Dans ce domaine, Dormont participe à deux courants : l’impressionnisme et le surréalisme, mais son œuvre est très personnelle, mélancolique, apaisante cependant par sa quiétude, par l’absence de portes enfermant dans un monde clos. Un certain nombre de ses œuvres, notamment des portraits, ornent les murs de l’Institut Alexandre Herlin.

Cependant, à côté de ses activités artistiques et professorales, le fil conducteur de la vie de Jacques Dormont aura été la volonté de faire parti-ciper le monde des sourds à la vie culturelle et associative, et ce, bien avant la signature de la Convention de l’O.N.U. (2006) énonçant le droit pour la personne handicapée de participer « à la vie culturelle et récréative, aux loisirs et aux sports ».

Dès 1939 en effet, âgé de 25 ans, il fonde avec deux autres jeunes sourds le « Cercle Volonté » pour promouvoir les activités culturelles à destination des sourds (conférences, débats, théâtre…). De 1942 à 1948, il sera suc-cessivement, vice-président, secrétaire général et président de « La maison des sourds ». Enfin en 1974, avec son ami Paul Cortvriend, il fonde « Arts et Culture », association qui a pour but de présenter dans la langue des signes des activités culturelles de haut niveau. Avec pour but notamment d’intégrer les sourds dans la société, de faire comprendre que les sourds n’avaient rien d’autre qu’un handicap sensoriel. Lui-même d’ailleurs pouvait utiliser aussi bien la langue des signes que le français parlé et était un modèle de « bi-culturalité ».

jacQUes dormonT (1914 -2005)

Membre fondateur du Centre Francophone de la langue des signes (CFLS), il a participé également aux travaux de recherche sur l’unification de la langue des signes.

L’Institut Alexandre Herlin peut donc être fier et heureux d’avoir compté Jacques Dormont parmi ses élèves d’abord, ses professeurs ensuite, et il allait de soi que, en cette année où l’on célèbre le centenaire de sa nais-sance, une exposition lui soit consacrée dans ses murs.

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T é m o i g n a g e s

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moi le croisâmes plusieurs fois ensemble à quelques mois d'intervalle. La première fois, mon ami portait la barbe, la seconde fois, il était rasé. Jacques en répondant à notre salut fit mine de se raser en regardant ma moitié. Physionomiste, il avait vu le chan-gement en un clin d'œil. Je me dis qu'en plus d'être un excellent peintre, Jacques aurait pu être un excellent détective car peu de gens savent vraiment observer de nos jours. 

Monsieur Dormont allait faire lui-même ses courses et tenez-vous bien, tondait encore sa pelouse lui-même! Il était char-mant mais c'est ma mère qui allait le voir dans son élément. 

Il nous arrivait parfois de le reconduire à la maison quand il peinait à avancer dans la rue. C'est arrivé quelques fois en été quand il faisait très chaud et qu'il rentrait avec ses courses. Nous lui avions déjà proposé de les faire avec ou pour lui mais il avait sa fierté :) Par contre, quand il était fatigué comme cet été- là, il articula un "c'est gentil" et se laissait reconduire.

Pour nous remercier, il vint sonner un samedi à la porte. Je n'étais malheureu-sement pas à la maison mais bien maman. Monsieur Dormont lui proposa de boire un verre chez lui et de lui montrer ses pein-tures si cela l'intéressait. Ma mère accepta sans rien demander, elle-même passion-née par cet art.

Quand je rentrai plusieurs heures plus tard, je trouvai ma mère attablée une

cigarette à la main. Elle me narra son après-midi encore impressionnée par notre artiste de voisin.

Elle avait voyagé dans le monde d'Ange Gardien et il s'était avéré extraordinaire et riche à plusieurs points de vues. Elle se rendait compte d'avoir eu de la chance qu'il lui fasse cadeau de ce partage. L'Atelier de Jacques était dans sa maison.

Les toiles parfois très grandes et recou-vertes de bâches étaient entreposées les unes contre les autres. Jacques expliquait, racontait les techniques, ses œuvres du mieux qu'il pouvait à une novice du lan-gage des mains. Passionné, didactique, on sentait l'enseignant en lui, me dit-elle. Au cœur de ses créations, il était Maître à bord en toute simplicité et tellement vivant de pouvoir échanger au sujet de son art. Ma mère fut touchée par la thématique de la surdité qu'elle retrouva dans cer-taines toiles. Ce silence qui accompagnait Jacques Dormont depuis la grippe de 1918 se ressentait effectivement dans ses toiles. Pas dans toutes bien sûr.

Cependant, malgré les styles différents, la technique était toujours parfaitement maî-trisée et l'univers de mon Ange Gardien peuplé de ses émotions mises à nues, exprimées viscéralement, était révélé par ses pinceaux et son talent. Il avait de l'or dans les mains.

Il avait aussi une petite chatte tigrée qu'il laissait sortir le matin et faisait rentrer le soir. Elle était adorable et intel-ligente. Le petit félin m'accompagna pendant de longs mois puis un jour ne vint plus. L'automne était à nos portes. Octobre 2005, Berchem-Sainte-Agathe

Quelques jours plus tard, je vis plusieurs personnes sortir de la maison de Jacques Dormont. Ses enfants sans doute me dis- je. Il y en avait trois.

Les personnes se tenaient sur le perron et sortaient quelques caisses, la mine grave. Il n'y avait pas de signe de mon gentil voisin.

Je compris ce jour-là que le monde venait de perdre un homme remarquable et artiste talentueux.

Octobre 1997, Berchem-Sainte-Agathe

J'avais 18 ans à l'époque. La maison de mes parents était située Rue de Grand-

Bigard, en face de l'arrêt du bus 20 que prenait souvent Jacques Dormont. Je ne connaissais de lui que la silhouette aux che-veux gris mi- longs qui arpentait les rues de la commune.

Ce samedi- là, j'attendais le bus à mon tour, nerveuse comme peut l'être n'im-porte quelle jeune femme se rendant à son premier rendez-vous amoureux. Les mains aussi nouées que l'estomac par le trac, j'étais en train de me poser mille et une questions lorsqu'arriva le vieil homme. Coiffé d'un chapeau et portant un cabas, son visage exprimait la gentillesse et la douceur. Il me demanda : « ça va ? » et je découvris qu'il avait des problèmes d'élo-cution. Nous commençâmes à parler. Je devais me concentrer pour le comprendre et être attentive à son articulation et ses gestes. Il me demanda de parler len-tement car il devait lire sur mes lèvres. Le vieil homme me raconta avoir été vic-time de la grippe espagnole étant enfant. Cette dernière avait emporté bon nombre de gens et était responsable de sa sur-dité avec laquelle il avait dû composer très tôt. Il avait donc appris le langage des sourds et muets mais malheureusement, je ne parlais pas cette langue.

Il émanait de sa personne une séré-nité et la sagesse qu'ont certaines personnes après avoir traversé certaines

épreuves de la vie. Il se rendait à l'Hôpital Français, rendre visite à son épouse. Cela faisait plusieurs années qu'elle se trouvait dans l'établissement, atteinte de la mala-die d'Alzheimer.Le bus 20 arriva et nous montâmes dedans, non sans peine pour lui qui me demanda dans un souffle dû à l'effort, pourquoi les marches étaient toujours si hautes pour monter et descendre des bus.

Discuter avec lui me faisait du bien. Je lui confia alors que j'allais rejoindre mon copain en ville. Et qu'il s'agissait de ma première histoire et de mon premier ren-dez-vous. Avec une certaine malice, il me dit qu'il s'agissait des meilleurs moments et qu'il fallait en profiter car la vieillesse arrivait toujours bien trop vite.

Il descendit à l'arrêt de l'Hôpital et je le regardai s'éloigner méditant ses paroles et touchée par son histoire. J'allais à l'aube de mon histoire d'amour et lui, allait rejoindre celle qui avait partagé sa vie et ne le reconnaissait pas toujours.

Ne connaissant pas son nom, je décidai de le surnommer Ange Gardien. Après tout, n'était- il pas « apparu » lorsque j'avais eu besoin d'une présence apai-sante et philosophe ?

A partir de ce moment-là, je croisai le vieil homme régulièrement dans le quartier. En relatant l'épisode du bus à ma mère, elle m'apprit qu'il s'appelait Jacques Dormont. Qu'il était peintre et possédait une renom-mée certaine. J'en fus étonnée. Il n'était pas excentrique mais plutôt humble pour un artiste connu, ce qui contrastait clai-rement avec l'idée que je me faisais des peintres du haut de mes 18 ans.

Admiration et respect étaient ce que le peintre m'inspirait. De plus, malgré son âge avancé, il était vif d'esprit. Il avait une bonne dose d'humour et possédait un sens de l'ob-servation inné. Le tout accompagné d'une excellente mémoire. Ainsi, mon copain et

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Croiser la route de cet Ange Gardien a été un honneur.

Après une année primaire dans l’en-seignement de la commune de

Schaerbeek au cours de laquelle

je subis une chute vertigineuse de la vue ; je partis pour huit mois dans une clinique ophtalmologique suisse suite à une erreur de diagnostic.

A mon retour en Belgique je fus inscrit à l’Institut Provincial pour handicapés de la vue et de l’ouïe de Berchem Ste Agathe.

Grâce à un enseignant compétant et dévoué je redémarrai ma scolarité et rat-trapai rapidement le retard acquis.

Après un temps d’adaptation dans ce nou-vel environnement, je m’aperçus que des enfants de l’institution se parlaient par un mode de communication qui ne m’était pas familier. Ils conversaient à l’aide de signes et possédaient un langage verbal tout-à-fait particulier.

Bien que la cécité et la surdité soient deux handicaps peu compatibles pour la com-munication, j’entrai bientôt en contact et me liai d’amitié avec des condisciples mal entendants.

Bientôt, je me rendis compte qu’il y avait des professeurs aveugles et mal voyants et un professeur sourd - Monsieur Dormont -

Malgré sa surdité Monsieur Dormont ren-trait régulièrement en communication avec nous, grâce à une parfaite lecture sur les lèvres et une élocution tout à fait compréhensible.

Il hantait un grand local lumineux d’où s’échappaient des odeurs de peinture et de gouaches, qu’on appelait erronément le local de dessin.

Par la fenêtre je distinguais des che-valets portant des esquisses et des peintures multicolores, des objets servant

probablement de modèle et des élèves appliqués et enthousiastes dirigés de main de maître par leur professeur.

D’autant qu’il m’en souviennen, Jacques Dormont m’a toujours donné l’image d’un être jovial, énergique et volontaire, pou-vant de temps en temps face à des élèves indisciplinés ou nonchalants manifester une grande colère.

Je me rappelle d’une certaine complicité et connivence avec ses élèves déficients auditifs, qui lui témoignaient en général de la déférence et du respect.

Il leurs communiquait son savoir-faire, son amour de l’art et du travail bien fait.

Après être passés par son enseignement, un grand nombre de ses élèves purent exercer leur art ou métier dans le com-merce et l’industrie.

Des années plus tard quand je revins à l’institut pour y exercer la kinésithérapie, je retrouvai en Jacques Dormont, un col-lègue accueillant et bienveillant.

Plus tard après qu’il eût pris sa retraite, souvent quand je passais à proximité de sa demeure, j’étais interpellé par ce collègue qui nous manquait beaucoup. Il aimait prendre des nouvelles de l’Insti-tut, de ses collègues et de moi-même.

Lors d’une exposition à l’ancienne église de Berchem, je pus contempler les œuvres de ce grand artiste, qui laissait transparaître dans sa peinture son res-senti de sourd et son monde intérieur d’une richesse incomparable emmuré par rapport au monde des entendants.

C’était un homme chaleureux, d’une grande sensibilité et d’une immense culture.

Je suis heureux qu’un hommage lui soit rendu dans sa commune et bien au-delà.

andré de PrinssYlvia van lagenhove

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fabienne caUwe

Il partageait avec moi, par exemple, lors de ses leçons de dessin, ses élèves lui posaient pas mal de questions sur les « choses de la vie » en langue des signes, il laissait tomber les objectifs péda-gogiques prévus pour se consacrer à répondre, du mieux possible aux ques-tions des élèves. Il détestait la médiocrité culturelle et essayait, du mieux qu’il pou-vait, en, toute discrétion, loin du regard de ses collègues et supérieurs, de satisfaire la curiosité de ces jeunes ; Il est néces-saire de préciser que la langue des signes n’était pas considérée avec le même res-pect qu’aujourd’hui. A cette époque, on parlait même du français signé et non de la langue des signes, il était impen-sable d’enseigner en langue des signes le français qui se devait d’être respecté sur toute la ligne, jusqu’au moindre article, jusqu’à la moindre petite préposition.

Et tout cela avec une intelligence du cœur exceptionnelle. Il n’la montrait pas à tous, il avait son jardin secret bien à lui, dont il ouvrait la porte qu’à certaines personnes. Et j’ai eu l’immense privilège de faire par-tie de ces personnes-là.

Notre amitié était telle que quand je lui parlais de mes amours du moment, il me disait, « Ma chère Fabienne, vis seule-ment d’amour et d’eau fraîche. Ce seront les plus beaux moments de ta jeunesse. » Je ne réalisais pas, à cet instant, qu’il aurait raison, mille fois raison. Cette eau fraîche, j’en ai bu, jusqu’à plus soif et elle me laisse dans le coeur un goût de jeu-nesse éternelle.

Merci, cher ami, pour tout ce que nous avons partagé, merci pour ces beaux moments privilégiés, tu restes et res-tera toujours un ami, un père, un frère… Grâce à toi, j’ai trouvé la lumière dans la langue des signes, si belle et j’ai trouvé après bien des galères, ma place dans le monde de l’enseignement en tant que personne sourde.

Jacques Dormont – 91 années de parcours dans la lumière des signes

PAC ( Présence et Action Culturelles) et Arts et Culture m’ont demandé de rédi-

ger quelques lignes sur mon vécu auprès de la personnalité de Jacques Dormont, artiste-peintre et enseignant pour jeunes adolescents sourds. J’ai choisi de m’expri-mer sur ma perception de la personnalité de l’enseignant, étant moi-même ensei-gnante pour jeunes élèves sourds, dans l’enseignement spécialisé de type 7.

Je ne me souviens plus très bien de mon premier contact avec lui, j’imagine que c’est lors de la présentation de la pièce-pantomime, jouée par le groupe « Horizon ». J’ai immédiatement été impressionnée par la personnalité de ce monsieur, très élégant dans son costume de velours côtelé et son nœud papillon noir. Son visage respirait un état d’esprit profond, son regard reflétait une écoute attentive et profonde. Très vite, le contact s’est noué.

J’étais justement à la recherche d’une identité propre, partagée, à ce moment de ma vie, entre deux mondes, celui des entendants et celui des sourds. Mes parents entendaient, beaucoup de membres de ma famille entendaient, mes amies d’école entendaient, je m’étais tournée vers le monde des sourds, étant

attirée par leur principal model d’expres-sion que je ne maitrisais pas ou très peu à ce moment, j’ai été élevée dans une pers-pective d’intégration scolaire totale. Mais je désirais un contact personnel avec un adulte sourd qui avait vécu la même ambi-valence identitaire. Et voilà que la vie me fait rencontrer ce superbe personnage.Très vite, nous nous sommes liés d’ami-tié. Régulièrement, il m’invitait dans son atelier, au premier étage de sa maison de Berchem Sainte-Agathe. Après la traver-sée de Bruxelles d’Est en Ouest, j’habitais Woluwé à ce moment, sur la ligne 28, il m’attendait toujours, son labrador, cou-ché à se spieds, fidèle compagnon de ses moments de solitude, avec un petit verre de viin rouge dont les saveurs me reviennent encore sous le palais. Que dire de ces rencontres riches d’échanges en tout genre. Nous parlions de beaucoup de choses. De peinture, de philosophie, de nos questionnements, de nos choix de vie, de nos impressions sur le terrain de l’enseignement. Au fil des rencontres, il est devenu mon père spirituel.

J’étais jeune, 21 ans, je n’avais aucune expérience et toute ma carrière devant moi, pleine de motivation et de fierté d’avoir réussi à empocher mon diplôme d’institutrice. Lui était presqu’à la pen-sion, une longue histoire derrière lui, un était d’esprit assez critique sur la situation actuelle à ce moment-là et surtout, une sagesse que je ne reconnaissais pas tou-jours. Je lui partageais mon enthousiasme par rapport à la langue des signes, je lui parlais de mes rêves et ambitions pour mes jeunes élèves ; Il a sans cesse, avec beaucoup de patience, remis les pen-dules à l’heure, sans pour cela freiner mon enthousiasme et conseillé beaucoup de prudence et d’intelligence diplo- matique dans mes relations avec mes collègues entendants.

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Jacques Dormont était un pédagogue extraordinaire. J’ai fait sa connaissance

en 1966 dans son atelier.

Un jour, j’ai surpris un élève qui fumait dans les toilettes de l’école et je lui ai fait une remarque. Il s’est énervé. Jacques est arrivé et m’a expliqué qu’il lui avait donné la permission. Jacques et moi prenions souvent notre café ensemble pendant la récré. D’ailleurs il utilisait toujours la même tasse fêlée, jamais lavée. C’est la seule chose qu’il a repris de l’école.

C’est grâce à Jacques Dormont que la langue des signes a enfin été reconnue. En 1981 je faisais la traduction gestuelle du JT et Jacques me donnait des cours. Il m’aidait à élargir mon vocabulaire.

En 1982, il a écrit un magnifique poème à Azrou, en Algérie. On y tournait un film. Il s’agissait d’une histoire d’amour entre une jeune fille sourde anglaise et un jeune garçon sourd. Ils se rencontraient secrè-tement. Le travail de Dormont consistait à faire la traduction du scénario en langue des signes. Le film s’appelait « l’histoire d’une rencontre ». On avait amené une caisse de Ricard, son apéritif préféré. Mais la caisse a mystérieusement disparu. Si je devais décrire Jacques en un mot je dirais : un amour. Il était d’une grande générosité, très solitaire. On avait besoin de lui. Lui, il ne demandait jamais rien. Et pourtant sa femme était malade.

J’étais toute jeune enseignante à l’Institut Alexandre Herlin quand j’ai

rencontré mon ami, Jacques DORMONT qui y travaillait comme professeur d’arts graphiques.

Il était le seul enseignant qui n’entendait pas. L’air du temps était à l’oralisme pur et le langage gestuel était proscrit en classe par crainte qu’en aidant les enfants à com-muniquer de cette manière, ils négligent le langage articulé ! L’ère n’était pas à l’ouverture d’esprit mais au conformisme vis-à-vis de la « normalité ».

Cette digression pour vous permettre de comprendre l’étroitesse d’esprit qui pouvait régner et même le mépris ou le paternalisme de certains de ses collè-gues. Jacques n’était pas dupe, lui qui lisait les philosophes, qui s’exprimait dans un français châtié, qui prenait le temps des récréations pour développer la culture de tous les élèves qui le désiraient grâce à cette langue des signes mise à l’index, lui qui lisait sur les lèvres de face et de profil (ce que beaucoup de ses collè-gues ignoraient)…. il était au dessus des mesquineries et promenait un regard goguenard sur ceux qui, imbus d’eux-mêmes croyaient inutile de s’interroger sur le vécu des élèves qu’ils essayaient d’instruire à la baguette.

J’ai vu, par hasard, pour la première fois ses tableaux exposés dans une petite gale-rie du centre-ville, j’ai eu un choc… c’était fort, puissant… et cela m’a donné l’envie de le connaître mieux, il fut autant à mon « écoute » qu’à celle de ses élèves. Il a pris sa pension assez peu de temps après que je sois devenue institutrice spécialisée… mais heureusement pour tout le monde, Jacques a continué à peindre, à s’investir dans le développement culturel des per-sonnes sourdes. Il a aussi contribué à la réunification du langage des signes et à sa diffusion auprès des enseignants quand le vent pédagogique a tourné.

J’ai continué à voir Jacques, à fré-quenter ses expositions, mon mari étant aussi sous le charme, nous avons acheté quelques-uns de ses tableaux. Nous avons découvert outre son atelier, sa bibliothèque, partagé de bons moments autour d’un verre de vin… bavardé de tout et de rien… mais surtout de culture et d’expériences de vie. Je me souviens qu’en passant lui dire bonjour, un après-midi, nous avons trouvé Jacques énervé et en colère… il avait 80 ans et revenait en bus d’une exposition Europalia sur le Mexique… quand je lui demandai pour-quoi il était si énervé, il me répondit « Ils ont coupé le fil d’une civilisation !!! » Sa colère était dirigée vers les Espagnols pour leur domination au Mexique, 500 ans plus tôt. Jacques utilisait tant la langue orale que la langue des signes pour faire « un bon mot ». Un jour, nous parlions quand une personne aussi peu sympa-thique à mes yeux qu’aux siens,lui passa une main condescendante sur l’épaule, Jacques me sourit et pinça simplement ses narines, d’une main distraite… car s’il était d’un naturel charmant, il était aussi très clairvoyant et à cheval sur les choses essentielles : un jour, invitée à venir par-ler de psychologie au Centre Culturel de la rue de SAXE COBOURG, je commis l’erreur de signer avec un bic en main… Jacques me fit la remarque « c’est aussi malpoli que de parler la bouche pleine »… tu avais raison Jacques, tu respectais les autres et tu mettais le respect à sa juste place… au dessus de tout.

régine vandoorenYveTTe baar

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PaUl corTvriend marTine fraiTUrePorTraiT d'Un homme

La petite histoire d'un tableau

Le 13/10/2005, nous apprenons le décès de notre ami Jacques Dormont.

Bouleversés et sans savoir vraiment pourquoi, nous consultons son nom dans Google et que voyons-nous ? Parmi les diverses informations le concernant comme peintre, nous tombons sur une annonce de eBay pour la vente d'une superbe huile sur panneau « Portrait d'homme » par Jacques Dormont.

Une photo du tableau était jointe et nous reconnaissons immédiatement Jacques Dormont lui-même, quand il était jeune.

L'annonce avait débuté le 8/10 et nous avons remporté l'enchère le 18/10/2005.

Ce tableau se trouvait à Waterloo et nous ignorons totalement tout le voyage qu'il aurait fait depuis que Jacques l'a terminé.

Seul sourd dans ma famille et ayant perdu mon père, décédé d'une crise cardiaque alors que j’avais 9 ans, j’ai été placé par ma mère à l'Institut A. Herlin. Ne connais-sant pas du tout la langue des signes, j'étais complètement perdu dans ce monde où les mains voltigent.

Même si j’habitais à 300m de l'Institut, je ne pouvais pas rentrer chez moi le week-end car maman travaillait. C'est là qu'il me prit sous sa protection et que durant un moment, je fus reçu chez lui tous les samedis pour jouer avec ses propres fils, Michel et Gilles.

Depuis lors, je suis toujours resté proche de lui et c'est lui qui m'a poussé à m'im-pliquer dans les activités associatives et bénévoles du monde des Sourds en me demandant de co-fonder avec lui « Arts et Culture » qui fête maintenant ses 40 ans ainsi que le Groupe Horizon et le Centre Francophone de la Langue des Signes.

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Jacques Dormont était un borain, devenu berchemois d’adoption depuis

plus de 50 ans ; un artiste dont la palette ne se borne pas à la peinture, mais s’est ouverte à l’écriture, au théâtre, pour s’étendre de longues années durant, vers l’éducation et la formation artistique de nombreuses générations de jeunes au sein de l’IPHOV devenu aujourd’hui l’Insti-tut Alexandre Herlin.

C’est là que je l’ai connu, il y a plus de 41 ans, c’est là que j’ai appris, dès le début de ma carrière d’enseignant, à connaître un homme d’exception, enthousiaste, généreux, avide de communiquer son savoir et son savoir-faire à ses nombreux condisciples.

- Permets-moi, Mon Cher Jacques - ta modestie - dût-elle en souffrir - de rappeler ici les conseils, les remarques parfois bien utiles, les petits « trucs » de métier que tu prodiguas au jeune collègue que j’étais alors, et dont je garde aujourd’hui encore un souvenir vivace. J’espère avoir… le plus souvent possible et longtemps encore, l’occasion de revivre dans ma pensée… ou avec toi ces moments privilégiés. Merci encore à toi pour cette longue amitié qui nous lie toujours.

Que dire de l’œuvre de Jacques Dormont, je ne suis ni critique d’art, ni spécialiste en la matière. Ce que je constate, c’est que ces toiles me prennent aux « tripes » et expriment bien ce que j’apprenais au cours de nos nombreuses rencontres « professionnelles » ; tu y dévoiles en effet le monde d’ombre et de lumière, en même temps que celui du silence, que tu connais si bien pour l’avoir vécu et le vivre toujours : il est ton essence-même.

Une des grandes leçons que j’ai retenues de nos innombrables « contacts » est, notamment que le spectateur - que je suis - doit se laisser guider vers le monde de l’art, sans à-priorisme, sans préjugé, avec une grande modestie aussi, telles la toile ou l’argile qui au fur et mesure de la création d’une œuvre, font corps avec l’ar-tiste et révèle finalement sa personnalité profonde.

Je l’ai dit il y a quelques instants, je n’ai pas la prétention de juger de l’œuvre. D’autres l’ont fait pour moi. Et ils l’ont fait avec beaucoup de pertinence ; je vous incite à méditer sur « ce qu’ils en pensent et disent ».

Il me reste à mettre une touche person-nelle en terminant ces quelques mots que j’ai voulus simples et amicaux : merci, Jacques.

Tous les passants n'étaient pas indifférents

Assis sur ton seuil en pierre bleueVieille de 165 millions d'années

Mon dos contre le bas de ta porte d'entrée d'origineJe viens juste de pousser sur le bouton Situé à côté de ton nomPour te donner le signal ;Quelqu'un se trouve devant ta maisonA t'attendre pour te voirCommuniquer un peu différemmentL'ampoule électrique s'est bien alluméeElle était ta sonnetteLa mienne, tu ne l'entendais pas, je le saisIl me fallait maintenant attendreTon attention et tes pas vers moiL'accès à ton monde ancienQui m'entoureraient d'innombrables magiquesEt magnifiques peintures poétiquesTes créatures seraient là, dans tes œuvres,Sommairement encadréesA te parler, à te répondre,A t'interroger parfois...Comme de véritables fenêtres sur l'intérieurOuvertes sur ta planèteToujours autour de ce silence noir qui écrase,Même en plein jourJe voulais te voir échangerNos perceptions et sensationsEntre ces dialogues mystérieux pour nousEt ces expressions d'angoisseDes signes particuliers et distinctifsComme celui présent sur ton pouce droitUn crayon dans la mainEf f icace comme cer taines langues humaines

Le corps d'une belle femme en têteBientôt couchée sur ton papier rigoureu-sement sélectionnéDans un univers silencieuxAutour, certains de tes projets quotidiensTransportés par les poils de ton pinceauEt une multitude de visagesDes mains qui nous parlentSignature rouge sur fond noirSous des bougies éteintes définitivementCanards et pages de littératureSont lectures vitales journalièresSous la lumière naturelleAvec vue sur la Place pavée depuis des sièclesA travers une vitre de verre artisanale encore.Un signe de la main, toujours la mêmeParfois pour orienter ton interlocuteurLe diriger face à la clartéPour le comprendre et souvent sourireComme au lendemainDe toutes les SAINTES-AGATHE passées Je voulais t'écrirePour la dernière fois, dommageAVEC TOUTE NOTRE ADMIRATIONPour tes œuvres sur cette terreA présent terminéesMais indélébilesSur nos murs et dans nos cœurs...A ta mémoire,Salut l'artiste

frédéric defacQZ PaUl joneT

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Le peintre Jacques Dormont

C’est au numéro 9 que vit, depuis 1946, Jacques Dormont.

C’est Désiré Roegiest, lui-même peintre de grand talent et également berchemois, qui nous offre l’un des meilleurs portraits de ce « grand Monsieur de Berchem » lors-qu’il écrit ces lignes :« Jacques Dormont est un coureur soli-taire. Il est seul dans son monde du silence. Atteint de surdité, il vit dans un univers situé bien au-delà de ce que nos sens perçoivent et se crée des rencontres, des affinités avec ses rêves silencieux. »

Dormont est sans conteste un artiste de chez nous.

Son œuvre est apparentée à celles de Magritte, Delvaux, Delmotte ou encore Jan Verdoodt, dont il fut longtemps le compagnon de cimaises. Pas plus qu’eux, Jacques Dormont n’est surréaliste, cette étiquette par trop utilisée pour situer une œuvre dont les mystères nous dépassent.

Le peintre est lui-même, tout bonnement, et si ses toiles revêtent un certain sym-bolisme, n’y cherchons pas ce qui n’y est pas : ni grands messages, ni théories fumeuses. Il peint ce qui l’enchante, ce qui lui parle et ce que son subconscient lui dicte. Il vit pleinement son univers et nous en dévoile, à chaque tableau un petit coin (…)

Son monde est sans complications inu-tiles, ses paysages sont sans passions, mais toujours y règnent un merveilleux onirisme et une volupté sans pareils.

L’univers de Jacques Dormont est hanté par des nudités hiératiques qui, à l’instar de celles de Delvaux, sont des fantômes crépusculaires, des femmes silencieuses, dont seules la beauté et la grâce de la forme sont « palpables ».

Ailleurs, ce sont des objets acteurs mûrs, qui occupent la toile : chaises solitaires, violons déglingués et veufs de leurs ouïes, cloches à fromage sous lesquelles le peintre fait vivre une rose, un coquillage, une main de plâtre ou l’un des chapeaux de sa collection (…)

Et pourtant, l’œuvre de Dormont n’est ni mélancolique, ni triste : son optimisme est intact et il n’y a rien de fané à découvrir dans ses tableaux.

Jacques Dormont est détenteur d’une technique raffinée, faite de glacis sen-sibles, aux nuances précieuses. Aucune de ses couleurs n’est banale et il manie avec un talent consommé les roses, les pourpres, les violacés, les rouges, qui acquièrent sous son pinceau de la délica-tesse des manières précieuses »

Je me souviens de Jacques Dormont

Comme l’ont posée avant lui bon nombre de chercheurs, de philosophes et de

peintres, Jacques Dormont était revenu à la question de savoir comment accéder à la représentation des réalités profondes.

Cet incontournable artiste berchemois avait choisi, pour se faire entendre, l’élé-gance de la poésie, là où d’autre nous assènent des prétentions créatrices...

Il traduisait ses rêves, ses aspirations, ses émotions par la magie d’un métier éprouvé, riche de ses acquis, de ses réus-sites comme de ses erreurs. Emotions de fine qualité, bien éloignées des grands chocs émotionnels ou des bruyantes mani-festations qui entraînent des artistes à des œuvres tumultueuses ou provocatrices.

Au contraire d’eux, Jacques Dormont se considérait comme un humble serviteur de la beauté. Ses toiles prenaient vie dans la nature et la vie, mais aussi, et surtout, dans son esprit. L’artiste maniait un pinceau délicat qui restituait la nuance, effleurait la teinte, soulignait l’ombre comme la lumière.

Avec une belle audace, le peintre a osé des couleurs improbables : des violets, des pourpres, des mauves, qu’il mariait avec bonheur aux roses fanées, aux bleus de lapis-lazuli, aux verts acides et aux noirs

(la plus belle couleur disait Cézanne) qu’il brossait en larges plages envahissantes. Un noir qu’il chargeait d’âme et qu’il ren-dait aristocratique par les voisinages qu’il lui imposait.

Le goût de Jacques Dormont pour la peinture symbolique ne fait aucun doute. Ses tableaux étonnent et charment à la fois par leur éclairage délicat et réservé. Il avait trouvé le secret de ramener à un espace relativement clos ses aspirations symboliques.

Le nu féminin est de loin la présence la plus marquante de cet art élégant. Des nus aux courbes délicates, aux hanches rondes, à la carnation d’une tendre blon-deur. Des Danaé qui jouent de l’espace et qui s’affirment dans la représentation de l’irréel, du rêvé, du pressenti. Dormont a poussé les portes qui masquaient ses rêves ou ses phantasmes. Il en a dénoncé les plus émouvantes minutes sans faire appel à d’acrobatiques périphrases si chères aux surréalistes. Il a visualisé des images présentes dans son subconscient et en a provoqué la résurgence en livrant par son art ses états d’âme qui nous sont parvenus ainsi intacts et lisibles.

Jacques Dormont a rendu l’art de peindre à sa condition la plus naturelle, la plus impérieuse et donc la plus efficace : le rêve éveillé...

désiré roegiesTbenoîT schoonbroodT

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Jacques Dormont, je m' souviens !

C'était à l'occasion du vernissage de l'exposition annuelle d'un groupe

de peintres amateurs, au centre culturel  du Fourquet.

A l'invitation, il avait répondu par une présence discrète, mais chacun de nous l'avait remarqué.

Avec gentillesse, il avait un regard pour chaque œuvre accrochée, mais ne don-nait son avis qu'à la demande.

Une participante à l'exposition était une religieuse retraitée, âgée de plus de 80 ans. Elle s' était trouvée une nou-velle vocation et mélangeait couleurs et pinceaux depuis peu. Lorsqu'elle lui demanda ce qu'il pensait de son travail, il répondu d’encouragements pour un avenir prometteur et rajouta, non sans humour, qu'une grande carrière allait commencer pour elle.

Jacques Dormont disait toujours ce qu’il pensait. Un jour il est venu voir une de

mes expositions et il a regardé une toile et il m’a demandé « Tu l’as faite en dernier lieu celle-ci ? ». Et c’était vrai. Il regardait et écoutait et sentait bien les choses.

Si on lui disait « qu’est-ce que t’en penses ? », il pouvait répondre « bof, ça ne vaut pas grand-chose ».

Après l’expo on allait boire un verre.

Il a réalisé une peinture fantastique avec une bougie et une main. Mais elle n’est pas connue.

Sa maison donnait l’impression de lais-ser-aller. Il était perturbé par l’absence de sa femme.

Certains disaient qu’il était prétentieux mais ce n’est pas vrai.

Il aimait les « petits plaisirs » et lorsque sa femme est partie, il a dit « 50 ans de silence, je comprends qu’elle s’en aille »

Il me laissait regarder ses dessins dans son atelier pas très grand.

jean de beckermarc ghilberT

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Disparu à 91 ans, Jacques Dormont grand peintre, nous laisse une œuvre

considérable. Cet homme courageux, persistant et volontaire n’a jamais laissé poindre la mondre concession dans ses peintures ni dans les travaux artistiques d’autrui.

Ce grand artiste est un précurseur tout en ayant eu pas mal de suiveurs. Les cri-tiques d’art tels que Paul Caso et Thomas Owen homme de lettres l’ont suffisam-ment encensé pour effacer le moindre doute sur les qualités de ce devancier ?

Souvent traité de surréaliste, je me per-mets de dire, qu’il s’agit plutôt d’un monde certes onirique, mais surtout de l’ensemble d’un univers différent, insolite issue de son subconscient. Ses étranges personnages entourés d’une atmosphère évanescente que d’aucuns nommeraient de bizarre et fort mélancolique.

Mais la démarche de cet artiste est issue de son monde, qui l’a privé de son ouïe, suite à cela, il s’est tracé un chemin qui n’appartient qu’à lui et à lui seul, c’est évident. Bien sûr, ses femmes nues qui traversent le temps sans se soucier du climat qui les entoure semblent peut-être issues d’une autre planète mais elles portent un message aussi inoubliable que l’ensemble de son œuvre extraordinaire.

Jacques Dormont, être sensible, mérite de rester dans nos mémoires… longtemps.

Je suis arrivé à l’institut Herlin en 1955. J’avais trois ans. J’y suis resté jusqu’à

ce que je sois diplômé. A 12 ans j’ai com-mencé à suivre des cours de dessin avec Dormont qui disait que je peignais bien. J’étais souvent perturbé parce que quand je l’appelais il ne répondait pas. Alors qu’il parlait très bien… En fait c’est parce qu’il avait une bonne lecture labiale. En réalité c’était un sourd profond.

J’ai commencé à prendre des cours de théâtre avec l’aide de Dormont.

Je continuais de peindre avec Dormont (rue du modo). Il allait peindre chez Dormont. Nous nous voyons réguliè-rement. Parfois on allait promener son labrador. Il en a eu un blanc puis un noir. Il aimait parler de la guerre et racontait des anecdotes.

Sa femme entendait et signait bien. Elle était professeur de musique.

Dormont aimait jouer au théâtre. Il jouait au théâtre de Mons et il a rencontré Marcel Marceau. Aujourd’hui j’ai 62 ans et une compagnie de théâtre. Cette compa-gnie si je l’ai, c’est grâce à Dormont.

Jacques était le seul prof sourd à Herlin. Si Dormont n’avait pas été là, quel aurait été mon parcours culturel ?

Pendant 40 ans j’ai été décorateur d’inté-rieur. Il a vraiment joué un rôle-clé dans mon aiguillage culturel. Je lui dois beau-coup et c’est pour cette raison que j’ai acheté un tableau de son visage, pour le voir tous les jours.

Avant il n’y avait pas de théâtre pour sourds et aujourd’hui je suis le président européen du théâtre pour sourds. A l’époque les sourds étaient considérés comme des singes parce qu’ils signaient. Jacques Dormont a fait en sorte qu’ils trouvent un place un peu plus confortable dans la société. Quand on signait à l’école, on était puni mais Jacques Dormont se cachait avec nous pour signer.

Je serais très heureux que l’institut Herlin prenne le nom de Dormont. J’aime encore passer devant sa maison et voir la son-nette à son nom. Cependant je trouve déplorable le fait qu’on laisse cette maison à l’abandon.

salvaTore faleTTafrançois nicolaeff

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Hommage à l'homme qui désirait peindre les mots du silence(ou) Rencontre tardive(ou) Vouloir graver les mots en images(ou) Dire sans cesse

Rencontre tardive d'un peintre aux mains ankylosées

bavardage et narrationde vie et d'oeuvresde travail et d'outilsPinceaux secs toiles remiséesémotions palpitantes souvenirs ciselésvolonté d'exprimer en volutes de déclama-tions insonoresfaire écouter ce qu'il ne peut entendreparole qui brise l'incapacitéparole ivre de libertévoix des cris tusvoies des mots écritsEmphases discrètes et lumineuses comme des peinturesphrases vives sur feuilles mortesStylo délaissé pour le progrès mécaniquefierté d'une machine à écrire outil d'artisteaux touches mille fois frappéesmais lentement le temps pèse et transformel'interprète des signes frappésen massive ferraille noireenclume d'écr i ture presse-papier obsédantdésormais inaccessible aux doigts gourds

Et siet silueurcuriosité d'abord questions ensuitel'ordinateur pourrait-ill'ordinateur permettrait-illes doigts seraient-ils à nouveau capablesRebondir une fois encoretranscrire à nouveau les mots qui résonnent en dedansles extirper explorer exploser exposeroui demain peut-êtreoui demain sûrementil faudra cette machine libératriceProspection du rêveet l'idée devint désir neufrêve tangibleespoir possiblePuis la chutepuis la chambrepuis le silence définitifl'homme peintre des mots coloréss'est éteint sans perdre l'étincelleCommunication et cris vibrants en héritageles couleurs et les ombres sont des oeuvresles mots et les soupirs sont des musiques...à écouter

J'ai travaillé au Centre culturel le Fourquet d'octobre 2003 à mai 2005.

Je passais souvent devant la maison de monsieur Dormont : quand j'arrivais au bureau et quand j'allais à la papete-rie locale. Je lui apportais son pain deux fois par semaine. Mais au delà de ce pain, c'était le contact que l'équipe du Fourquet gardait avec lui : nous lui don-nions le périodique du Fourquet et les informations sur les activités. Il était très curieux. C'était l'époque du projet « la fabuleuse histoire du Dragon et du petit peuple de Berchem », c'était l'efferves-cence, une belle époque. Il me rappelait mon grand père. Sa peau était blanche et ses cheveux gris. Il inspirait un peu la peur mais surtout le respect. Il était comme une personne à la fois réelle et irréelle. Je pense qu'il se sentait seul, il exprimait son besoin de rencontres. Quand il me voyait, il me demandait « tu as un peu de temps ? ». Je rentrais dans son antre et c'était fascinant de décou-vrir son univers, ses tableaux... Pour me remercier, il m'a offert un texte qu'il avait écrit et un recueil de poèmes illustrés.

silvana aliajchrisTian boUcQ

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J'ai commencé à travailler au Centre culturel le Fourquet en août 1999.

Monsieur Dormont était déjà là. Il en avait vu passer des locataires dans l'ancienne brasserie. Il connaissait Berchem, son histoire, ses habitants. Moi, je venais de Binche, je ne connaissais ni Bruxelles, ni la commune. Mais de suite, j'ai été adop-tée par les Berchemois tout comme par Monsieur Dormont. Il s'est attaché à notre équipe qui occupait les lieux pour animer le « tant attendu » Centre culturel franco-phone. Monsieur Dormont faisait partie du paysage, au propre comme au figuré. De la fenêtre de mon bureau, je voyais la fenêtre de sa maison où il restait assis de longues heures. Chaque fois que je pas-sais, qu'il m'apercevait, il ne manquait pas de me saluer. Souvent, il me faisait signe « attends, j'ai quelque chose à te dire ». Tout le monde connaissait Monsieur Dormont et partageait respect et affection pour lui. Mais nous le connaissions mal. Je ne connaissais que l'artiste, un vieux mon-sieur, ombre derrière sa fenêtre, toujours souriant et avide de contact.

Je ne connaissais pas l'homme, son enga-gement que je partageais avec lui : sa volonté que la culture soit accessible et pratiquée par tous. La culture est un droit pour tous, y compris pour les personnes porteuses d'un handicap. Nous avons été voisins pendant tant d'années sans jamais avoir échangé sur ce combat com-mun. Le Fourquet ne lui a jamais rendu hommage de son vivant. Trop proche peut-être... La commune a organisé une exposition posthume. Aujourd'hui, je suis heureuse et émue de lui rendre cet hom-mage et de mettre en valeur son parcours d'homme. Souvent, dans la vie, nous nous retournons sur le passé et nous nous demandons pourquoi nous ne suspen-dons pas notre course folle pour rentrer plus souvent prendre un thé avec un vieux monsieur. Parfois, nous avons des regrets... Comme moi aujourd'hui. Ma col-lègue Ariane et moi, l'avons accompagné discrètement jusque son hospitalisation et sa disparation. Je suis fière de pouvoir dire « oui, Jacques Dormont, je l'ai connu. J'étais sa voisine ».

nadège albareT

Monsieur Dormont...

henri vandeweYer

Je ne connaissais pas bien Jacques Dormont. Il venait acheter son jour-

nal à librairie où je travaillais. Il savait se faire comprendre. Il parlait assez bien. Il y a eu une exposition en 2009 mais elle n’a pas eu beaucoup de succès. Je me rappelle qu’à sa mort, la famille Dormont a organisé une vente de ses œuvres mais c’était assez triste parce que les œuvres ont été vendues pour pas grand chose.Il a coaché des acteurs pour une pièce de théâtre. Il était très dynamique et engagé dans plein de projets.

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P a r c o U r s

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ParcoUrs jacQUes dormonT

1 : Institut Alexandre Herlin - Ancien Institut du Bon Secours

2 : Drève des Maricolles

3 : Rue du Wilder

4 : Place de l'Église

5 : Chapelle Sainte Agathe

6 : Maison de Jacques Dormont

7 : Ancienne Église et allée Verte

8 : Centre culturel francophone le Fourquet

9 : Rue de l'Église et Gemeenschapscentrum de Kroon

10 : Œuvres aux fenêtres d'habitations de Berchemois - rue de l'Église et rue Joseph Mertens

11 : Maison d'Yvette Baar

12 : Carrefour de la rue de Dilbeek et du Grand Bigard

les lieUx à décoUvrir « hors ParcoUrs »

A : Le cimetière où il est enterré

B : La rue « Jacques Dormont »

MAis Aussi

> le Cercle d'art Eugène simonis dans la Maison stepman à Koekelberg

> le Cercle d'art JECTA que Dormont fréquentait en tant que peintre

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r e m e r c i e m e n T s

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jacques dormont au bra s de christ ian boucq lors d’une représentat ion de la fabuleuse histoire de dragon et du petit peuple de berchem

m e rc i à …tous les par ticipants d’avoir donné du temps, de soi et du sens au projet avec parfois beaucoup d’émotions. nous avons beaucoup appris…

n a d èg e a lba r e T b e n o îT s c h o o n b ro o dT a n d r é d e Pr i n s r ég i n e va n d o o r e n d és i r é ro eg i es T m i c h è le h e n rY c h r i s Tia n b o U cQ h e n rY va n d e we Y e r fr é d é r i c d e facQZ sY lv ia va n l ag e n h ov e sa lvaTo r e fa lle T Ta e d Ua r d o fa lle T Ta fr a n ço i s n i co l a e ff fa b i e n n e caUwe j e a n d e b ec k e r PaU l j o n e T Ph i li PPe h U b oT PaU l co r T v r i e n d Y v e T Te ba a r m a r Ti n e fr a iTU r e a n n e c los s e n m a rc g h i lb e r T o liv i e r d e Pr i n s n i co le le m a i r e fr a n c i n e le b li cQ Pé PiTa Pi e n m a r i e - lY n e h a nT Z e n v i rg i n i e g r a h ovac s é bas Ti e n gYs e n va le nTi n b o U cQ j o Ë l r i g U e lle

merci à toutes les associations et la commune de berchem-saint-agathe qui ont ouvert leurs portes, accueilli et encouragé le projet (la commune de berchem-sainte-agathe, le centre culturel le fourquet, Présence et action culturelles, l ’institut alexandre herlin, arts et culture, la maison des sourds, le centre francophone de la langue des signes), la bibliothèque publique de berchem-sainte-agathe, benoit schoonbroodt pour les photos et tous les voisins ayant pris part au projet.

m e r c i a u c e n t r e cu l t u r e l l e fo u r q u e t e t l ’ i n s t i t u t a l exa n d r e h e r l i n d ’h é b e r g e r l ’ex p os i t i o n .

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e .r : joël riguelle, bourgmestre de la commune de berchem -sainte -agathe

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