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1 L'analyse empirique des situations de gestion : Éléments de théorie et de méthode * Jacques Girin 1 1- Introduction Le titre de ce chapitre essaie de tracer les contours d'un propos qui porte sur l'objet, le parti d'étude, et les méthodes d'une certaine pratique de recherche en gestion. Il va de soi, mais il n'est pas mauvais de le préciser clairement, que ce propos ne vise en aucune manière à couvrir l'ensemble très large, et à juste titre très divers, des recherches en gestion, ni même un ensemble plus étroit de travaux de terrain que l'on a pu ranger sous le nom de “recherche clinique” ou sous celui de “recherche-action”. En outre, il s'agit d'un idéaltype, d'une reconstruction par rapport à laquelle les travaux effectivement réalisés peuvent présenter des écarts importants. L'objet proposé à la réflexion, défini dans la deuxième section de manière délibérément dogmatique, est la situation de gestion. On reprend donc, en l'approfondissant, une notion introduite précédemment (Girin, 1983). Le parti d'étude est “empirique”, au sens maintenant reçu dans notre langue du fait de l'influence de la terminologie anglo-saxonne : il s'agit de confronter des schémas théoriques à des observations. Il faut ajouter que ces observations sont faites “en situation naturelle”, et non pas, comme cela pourrait peut-être se concevoir, dans des situations expérimentales bien délimitées. La notion de “situation naturelle” a cependant ses limites, dans la mesure où, comme on le verra, le processus de recherche influence ce que l'on étudie. Les éléments de théorie avancés portent d'abord sur quelques-unes des grandes caractéristiques des situations de gestion naturelles, puis sur l'aspect central des actions des participants. L'étude de l'action fait l'objet de la troisième section. Les éléments de méthode rassemblés dans les deux sections suivantes consistent en une réflexion sur le problème de l'interaction entre la recherche et le terrain, suivie d'une proposition de réponse en termes de dispositif de recherche. Contrairement aux considérations générales du début, ces éléments de méthode ne concernent que l'étude des situations de gestion liées aux organisations (entreprises, administrations, associations, etc.). La conclusion, enfin, est consacrée à un examen de la question de la scientificité cette approche. 2- Les situations de gestion * Paru dans dans Martinet et al. Épistémologies et sciences de gestion, Economica, 1990, pp.141- 182. 1 Centre de recherche en gestion de l'Ecole polytechnique.

Jacques Girin

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  • 1

    L'analyse empirique des situations de gestion :

    lments de thorie et de mthode*

    Jacques Girin1

    1- Introduction

    Le titre de ce chapitre essaie de tracer les contours d'un propos qui porte sur l'objet, le parti d'tude, et les mthodes d'une certaine pratique de recherche en gestion. Il va de soi, mais il n'est pas mauvais de le prciser clairement, que ce propos ne vise en aucune manire couvrir l'ensemble trs large, et juste titre trs divers, des recherches en gestion, ni mme un ensemble plus troit de travaux de terrain que l'on a pu ranger sous le nom de recherche clinique ou sous celui de recherche-action. En outre, il s'agit d'un idaltype, d'une reconstruction par rapport laquelle les travaux effectivement raliss peuvent prsenter des carts importants.

    L'objet propos la rflexion, dfini dans la deuxime section de manire dlibrment dogmatique, est la situation de gestion. On reprend donc, en l'approfondissant, une notion introduite prcdemment (Girin, 1983).

    Le parti d'tude est empirique, au sens maintenant reu dans notre langue du fait de l'influence de la terminologie anglo-saxonne : il s'agit de confronter des schmas thoriques des observations. Il faut ajouter que ces observations sont faites en situation naturelle, et non pas, comme cela pourrait peut-tre se concevoir, dans des situations exprimentales bien dlimites. La notion de situation naturelle a cependant ses limites, dans la mesure o, comme on le verra, le processus de recherche influence ce que l'on tudie.

    Les lments de thorie avancs portent d'abord sur quelques-unes des grandes caractristiques des situations de gestion naturelles, puis sur l'aspect central des actions des participants. L'tude de l'action fait l'objet de la troisime section.

    Les lments de mthode rassembls dans les deux sections suivantes consistent en une rflexion sur le problme de l'interaction entre la recherche et le terrain, suivie d'une proposition de rponse en termes de dispositif de recherche. Contrairement aux considrations gnrales du dbut, ces lments de mthode ne concernent que l'tude des situations de gestion lies aux organisations (entreprises, administrations, associations, etc.).

    La conclusion, enfin, est consacre un examen de la question de la scientificit cette approche.

    2- Les situations de gestion

    * Paru dans dans Martinet et al. pistmologies et sciences de gestion, Economica, 1990, pp.141-

    182. 1 Centre de recherche en gestion de l'Ecole polytechnique.

  • 2 2.1 Dfinitions

    Une situation de gestion se prsente lorsque des participants sont runis et doivent accomplir, dans un temps dtermin, une action collective conduisant un rsultat soumis un jugement externe.

    Les participants sont tous les agents qui se trouvent engags dans la production du rsultat et qui sont directement affects par l'nonc du jugement. D'autres agents peuvent intervenir dans la situation, pour en faciliter ou en compliquer le dnouement, mais sans tre concerns par le jugement : ce sont des allis, des complices, des opposants, ou des perturbateurs, mais ce ne sont pas des participants. Cependant, la notion de participant n'implique en aucune manire que la poursuite du rsultat soit pour chacun d'eux un objectif ultime ou une finalit laquelle ils adhreraient sans rserve : leur participation peut tre purement et simplement une obligation, une condition, une opportunit pour parvenir raliser d'autres objectifs individuels ou collectifs. Les participants agissent l'intrieur de certaines contraintes (par exemple des contraintes matrielles, lgales, thiques, etc.), et ne disposent que de ressources limites, matrielles (matires premires, machines, outils, etc.) et immatrielles (notamment les savoirs et les savoir-faire).

    La runion des participants peut tre ralise matriellement par une co-prsence physique dans un lieu dtermin, mais aussi par d'autres moyens, tels que le courrier, le tlphone, ou des rseaux informatiques. La notion de runion, ou de lieu, implique principalement qu'il existe, tout au long de la chronologie propre la situation, un tissu permanent et stable de relations entre les participants.

    Le temps attach l'impratif de rsultat peut tre une chance fixe l'avance, un agenda comportant des tapes intermdiaires, ou un cycle.

    Le rsultat est constitu par une partie des produits de l'activit des participants: celui qui fait l'objet du jugement formul chance. Il peut tre plus ou moins spcifi : un extrme, on peut le synthtiser par un simple chiffre (une quantit produite, un profit annuel, etc.), l'autre, c'est une orientation trs gnrale et peu quantifiable (par exemple la qualit d'un service). Le fait que le rsultat ne s'impose pas aux participants comme objectif unique ou ultime implique que la manire d'y parvenir soit toujours un compromis, parfois explicitement ngoci. Un tel compromis tient compte, non seulement de l'adquation des moyens la poursuite du rsultat, mais aussi de leur adquation diverses autres finalits que poursuivent les participants. La rsolution d'une situation de gestion ne peut donc pas s'analyser seulement dans les termes d'une pure rationalit en finalit de Weber: ce point sera dvelopp dans la section suivante.

    Enfin, le jugement formul sur le rsultat est le fait d'une instance extrieure aux participants. Plutt qu'une action tendue vers un but, la situation de gestion peut tre vue comme une raction collective un impratif : cette raction, si elle est adquate, autorise la poursuite d'autres objectifs propres aux divers participants, individus ou groupes.

    Des situations de gestion peuvent tre embotes (par exemple lorsque le rsultat est dcompos en rsultats partiels ou intermdiaires), ou scantes (par exemple lorsque plusieurs rsultats doivent tre obtenus, auxquels les diffrents participants ne sont pas intresss au mme degr). Les mmes participants, ou une partie d'entre eux, peuvent tre engags, des degrs divers, dans diffrentes situations de gestion.

  • 3 Par ailleurs, la dfinition mme de la situation, dans tous ses lments (qui sont les

    vritables participants? A quels lieux et quels temps se limite-t-elle? Quel rsultat est-il attendu? Quelle instance exerce le jugement?) peut tre fluctuante, et faire elle-mme l'enjeu de ngociations, jeux d'influence, etc. On supposera cependant dans la suite que, comme le jugement, elle s'impose de l'extrieur. Cette simplification apparatra assez lgitime dans le cas particulier des organisations, mais pourrait ne pas l'tre dans d'autres cas.

    2.2 Exemples de situations de gestion

    Quatre exemple, pris parmi bien d'autres, peuvent illustrer la notion.

    - (1) Un atelier doit produire quotidiennement un certain nombre de pices. Les participants sont les ouvriers, la matrise et le chef d'atelier runis en un mme lieu, l'chance est quotidienne, le rsultat est le nombre de pices produites, le jugement est formul par la hirarchie. Le fait que les participants, hors les cas manifestes de conflit, considrent que la poursuite du rsultat s'impose eux n'implique videmment pas que leur objectif principal tous soit cette obtention du rsultat.

    - (2) Un groupe de travail doit accomplir une mission telle que rdiger un rapport ou un plan. Le lieu peut tre une salle de runion dans laquelle on se retrouvera priodiquement, ou un rseau comprenant la possibilit d'changes crits et oraux. L'chance est une date fixe. Les ressources sont constitues par les instructions dont on dispose, les documents que l'on peut se procurer, le savoir mobilisable par les uns et les autres, le temps pour raliser des tudes ou des enqutes, etc. Le rsultat est un document crit, et le jugement, formul par la Direction qui a command le travail, est gnralement plus qualitatif que quantitatif, en termes de bon, satisfaisant, insuffisant, bon sur tel point et mauvais sur tel autre, etc.

    - (3) Une direction et des syndicats se rencontrent pour tenter de ngocier la fin d'une grve. Le rsultat attendu est la reprise du travail dans un dlai raisonnable, mais les jugements qui psent sur lui sont multiples : celui des actionnaires l'gard de la direction, celui des salaris l'gard de leurs reprsentants, ventuellement celui des mdias et du public.

    - (4) Un client d'lectricit de France se rend dans une agence afin d'tablir un nouveau contrat d'abonnement. Les participants sont lui-mme et l'agent d'EDF qui le reoit. Le rsultat est un contrat, comprenant obligatoirement des dcisions concernant la puissance souscrite et le mode de paiement. Un jugement est exerc par la hirarchie de l'agent EDF, qui s'inquitera, par exemple, de la satisfaction du client, mais aussi du fait de savoir si la mensualisation des paiements a bien t propose, etc. Un autre jugement est le fait du client lui-mme. La situation ponctuelle constitue par cette rencontre est donc la limite de la notion, puisqu'il n'y a pas unicit du jugement. Elle peut s'analyser autrement comme le recouvrement de deux situations de gestion propres chacun des partenaires, dont les frontires spatiales et temporelles ne sont pas identiques : du ct du client, emmnager dans un nouvel appartement ou ouvrir une boutique, du ct de l'agent EDF, accomplir une tche conformment aux orientations qui lui sont fixes.

    A contrario, ni le dner entre amis (participants, temps et lieux dfinis, mais pas de rsultat susceptible de faire l'objet d'un jugement qui s'imposerait de l'extrieur l'ensemble des participants), ni une journe la bourse considre dans son ensemble

  • 4 (temps dtermin, participations relativement ouvertes, jeu dans lequel il est possible de gagner individuellement contre une majorit de perdants, y compris contre la sanction collective du krach), ne sont des situations de gestion. La bourse illustre le cas o des joueurs isols, ou des groupes de joueurs, se trouvent chacun dans une situation de gestion, tandis que l'ensemble des joueurs en tant que tel ne l'est pas: on pourrait naturellement moduler cette apprciation si l'on considre qu'un certain nombre d'oprateurs, notamment institutionnels, peuvent avoir le souci d'agir aussi en fonction d'une certaine rgulation du march.

    2.3 Situations de gestion et organisations

    La situation de gestion n'a rien de spcifique aux organisations, aux entreprises, ni mme l'activit conomique. Les jurs tudis par Garfinkel (1973: 104-115), somms de parvenir dans un temps raisonnable un accord sur la culpabilit, et sur la peine appliquer le cas chant, ne sont, ni des salaris ni mme des membres (ou alors, tout fait provisoirement) de l'organisation judiciaire : ils sont cependant dans une situation de gestion. De mme, une famille contrainte par la loi de donner une instruction ses enfants, mais plus ou moins libre de le faire de diverses manires (dans une cole publique ou prive, voire mme la maison) se trouve dans une situation de gestion. De ce genre d'exemple, il ne faut pas conclure, comme le fait abusivement Dumez (1988: 185, note 4), que l'on confondrait la famille avec une situation de gestion, et que l'on ne verrait pas qu'elle est une institution : on peut tomber d'accord avec Dumez et Mary Douglas pour dire que la famille est une institution, tout en prtendant que la famille concrte est confronte de temps en temps des situations de gestion.

    La mise en place d'une organisation apparat comme une rponse donne une ou plusieurs situations de gestion possdant une certaine permanence, en mme temps qu'une rigidification des moyens pris pour y faire face. Cependant, plusieurs travaux on illustr des alternatives l'organisation comme rponse standard ne situation de gestion. On peut mentionner par exemple l'alternative market/ hierarchy de Williamson (1975) ou l'alternative organisation/ rseaux qui fait l'objet de plusieurs recherches rcentes (voir notamment Whitley, 1989 et Callon, 1989).

    Inversement, l'organisation est l'origine de situations de gestion particulires. Idalement - ce serait justement le cas dans l'idaltype bureaucratique - la situation de gestion globale laquelle l'organisation serait cense faire face serait dcompose en situations de gestion de plus en plus locales, embotes et complmentaires, avec des participants et des lieux spcialiss, et une chronologies dcoupe en tapes intermdiaires. On sait que les organisations relles ne fonctionnent pas sur ce modle, d'abord parce qu'elles poursuivent simultanment plusieurs fins, ensuite parce qu'elles scrtent une pliade de dysfonctionnements de toutes natures, sources de nouvelles situations de gestion. Benghozi (1987) montre bien, avec ce qu'il appelle les sphres de gestion, le caractre assez permanent d'un certain nombre de ces situations de gestion scantes et contradictoires dans le cas des grandes organisations.

    Dans la suite, et tout particulirement dans les considrations de mthode, on aura principalement en vue des situations de gestion se dveloppant dans l'univers des organisations: situations intra-organisationnelles et, un moindre degr, inter-organisationnelles. Sous l'aspect thorique, il y aurait peu de difficults les largir aux situations de gestion en gnral, mais il n'en va pas de mme sous l'angle de la mthode, car les modalits de l'accs l'objet empirique pourraient tre trs diffrentes s'il

  • 5 s'agissait, par exemple, d'tudier les situations de gestion se dveloppant dans l'espace urbain, dans la famille, etc.

    2.4 Htrognit et complexit des situations de gestion

    Les situations de gestion sont htrognes au sens tymologique, comme combinant des processus, biographies, histoires, enchanements de causalits et d'accidents qui n'ont en principe rien voir les uns avec les autres. On peut galement les qualifier d'incohrentes, dans le sens o, de manire synchronique, elles ne peuvent tre dcrites comme une forme ou comme une structure qui possderait sa propre harmonie interne, notamment parce que la logique de poursuite du rsultat ne fait que dominer, et non pas subsumer, les autres logiques. Elles sont encore confuses, au sens o, du fait des limites de l'esprit humain, comme des limites imposes par les chances, qui interdit de prendre le temps ncessaire l'analyse, les participants doivent renoncer en apprhender tous les lments de manire analytique. L'analyse, enfin, lorsqu'elle est possible, et dans les limites o elle est possible, ne fait sortir de la confusion qu'au prix d'une trs grande complexit.

    Il est impossible de dire l'avance quels lments ou catgories d'lments d'une situation de gestion vont jouer, en fin de compte, le rle le plus important. Par exemple, une performance technique ou commerciale sur le point d'tre ralise peut tre soudainement compromise par une simple dfaillance individuelle, par une grve, ou par une erreur de calcul mineure. Les positions des participants dans un schma de dcision et d'autorit peuvent tre remises en cause du fait de la survenue d'un vnement que, seules, savent traiter des personnes en position subalterne. Des lments matriels palpables, aussi bien que des reprsentations et des croyances peuvent intervenir de manire dcisive un moment particulier.

    La notion de situation de gestion pourrait, en ce sens, tre qualifie de notion intermdiaire. Elle combine des niveaux trs macroscopiques, tels celui de la socit ou de la grande organisation, et des niveaux microscopiques tels celui des individus singuliers et de leurs interactions. Elle se situe galement entre une perspective de dtermination par des lois gnrales, et une perspective o l'on accorderait la place prpondrante l'ide de libre arbitre des acteurs. Elle ne postule aucune prminence d'un ordre de faits sur les autres, par exemple du matriel sur le social ou inversement, de l'conomique sur le relationnel ou inversement, etc. Il s'agit bien d'un objet spcifique ne relevant, suivant les dfinitions usuelles, ni de l'conomie, ni de la sociologie, ni d'une autre discipline.

    La question est alors de savoir si, compte-tenu de ce qui vient d'tre dit, il peut y avoir l un objet saisissable. En effet, les perspectives ouvertes par le fait de prtendre que les situations de gestion sont htrognes et confuses, et que les tentatives pour les analyser sont productrices d'une complexit qui chappe rapidement l'entendement, ne sont gure encourageantes. Si, au surplus, on ne s'autorise aucun dcoupage a priori susceptible de simplifier le phnomne, o se trouve la possibilit d'riger de telles choses en objets de recherche scientifique?

    La rponse cette question se fonde sur un constat empirique. Il est de fait que, dans des situations de ce genre - et hors quelques exceptions qui justifieraient probablement la cration d'une catgorie part -, les participants ne se trouvent pas atteints de paralysie: ils agissent, souvent avec succs. Qu'est-ce qui les met en mouvement? Comment font-ils pour prendre parti dans l'htrognit et la confusion, et pour

  • 6 rsumer la complexit? Ils le font pourtant, et c'est bien l ce qui constitue la dynamique de la situation. C'est aussi la clef vers un objet de recherche, puisque ces actions effectives des participants rvlent la possibilit d'apprhender la situation de gestion, de lui donner un sens et lui apporter des rponses. tudier les situations de gestion, non pas en elles-mmes, dans toutes leur dimensions, mais en relation avec la manire dont les participants agissent, devient alors une tche plus raisonnable. C'est encore, si l'on veut, une entreprise pluridisciplinaire, exactement dans la mme mesure o les acteurs eux-mmes sont pluridisciplinaires (physiciens, psychologues, sociologues, conomistes, etc.) dans leurs analyses et dans leurs actes. Mais ce n'est plus de l'ordre de la volont d'apprhender d'un seul coup ce que, avec Mauss (1924), on peut appeler un phnomne social total. Il nous faut donc nous tourner maintenant vers la question de l'action.

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    3- L'action en situation de gestion

    La dynamique des situations de gestion est engage et entretenue par les actions des participants. Par le mot action, il faut entendre toute une srie de choses telles que raliser une tche matrielle, analyser un problme, se concerter avec d'autres, mener bien une ngociation, ragir un vnement, etc. Il est trs difficile de dfinir plus prcisment une action qu'autrement qu'en disant qu'elle a un dbut et une fin, qu'elle constitue un accomplissement. L'action peut tre plus ou moins lmentaire, et il ne suffit pas de l'observer pour dcider de ses frontires: il faut aussi une perspective d'ana-lyse pour dcider si telle ou telle action est isolable en elle-mme, ou si elle n'est que partie d'une action plus large. L'examen de quelques unes des thories de l'action existantes constitue un pralable aux propositions faites ensuite pour en retenir les l-ments les plus utiles l'analyse de notre objet.

    3.1 Les thories de l'action

    La question de savoir pourquoi et comment les individus accomplissent des actions se pose dans toutes les branches des sciences sociales. On connat les discussions auxquelles donne lieu, en conomie,, la question de l'homo conomicus : parfaitement rationnel et maximisateur de ses utilits, ou limit dans cette rationalit par ses propres capacits, ou encore intgrant dans ses calculs le cot de la recherche de l'information (thorie du search de Stigler), etc. C'est aussi un conomistes, Ludwig von Mises, que l'on doit ce que Daval (1981: 31), dans son inventaire critique des thories et des sciences de l'action appelle le premier trait de praxologie qui ait jamais t crit par un auteur conscient d'envisager la praxologie comme telle. L'action, chez Von Mises, se caractriserait par deux traits principaux: le fait de procder de la conscience - ce qui exclut les actes purement rflexes - et celui d'tre efficace, c'est--dire de modifier le cours des vnements - ce qui exclut les intentions, dsir, projets non actualiss - (Daval, 1981: 33). L'action se voit encore, et centralement, dans Pareto (1916, 1968), avec ses distinctions entre diffrentes formes d'actions logiques et non-logiques. C'est aussi par une rflexion sur l'action que s'ouvre le grand ouvrage de Weber (1921, 1971), avec sa distinction bien connue entre les quatre dterminants de l'activit sociale : dtermination rationnelle en finalit, rationnelle en valeur, affective et traditionnelle (Weber, 1921, 1971: 22 sq.).

    Depuis les fondateurs, bien d'autres auteurs ont poursuivi, sous des angles divers, cette rflexion. On ne peut viter d'voquer le dbat qui oppose les tenants des paradigmes dterministes - selon l'expression de Boudon (1977: 235) qui en fait la critique, car ils seraient censs rduire l'action un pur produit de dterminations sociales - ceux qui mettent en avant les conditionnements dont les acteurs sont l'objet. Au-del des oppositions de surface et des diffrences d'accentuation, il est clair que les meilleurs auteurs ont toujours essay de tenir les deux bouts de la chane. Ainsi, la notion d' habitus, bien que constitue de conditionnements associs une classe particulire d'existence (Bourdieu, 1980: 88), et qualifie ce titre par Boudon de machinerie (Boudon, 1977: 241), peut-elle tre prsente au contraire comme un moyen de rendre compte des capacits gnratrices des dispositions (Bourdieu, 1987: 23).

    S'inscrivant sur ce point dans la ligne de Weber, Schtz (1953, 1987 : 26 sq.) dfinit l'action comme une conduite base sur un projet prconu (p. 26), et invite distinguer les significations de l'action pour l'acteur, pour le partenaire et pour

  • 8 l'observateur (page 31), ainsi que les actions senses (comprhensibles par d'autres, mais qui peuvent consister en ractions purement motionnelles), raisonnables (dcoulant d'un choix, mais pouvant tre traditionnelles au sens de Weber), et rationnelles (lorsque l'acteur se livre une valuation pousse des alternatives, des fins et des moyens, etc.). Schtz a notamment inspir les ergonomes thoriciens du cours d'action (Pinsky et Theureau, 1982: 4-41). En distinguant trois niveaux d'analyse des pratiques de gestion, la vise (correspondant la matrialit brute des pratiques), la recension (ou donation de sens par les acteurs), et le concetto (ou donation de sens par le chercheur), Dumez (1988: 176 sq.) s'inscrit dans la mme ligne.

    L'ouvrage de Habermas (1981, 1987) s'est impos depuis quelques annes comme une rfrence plus ou moins oblige en ce domaine. On n'entreprendra pas de discuter pour elle-mme cette pense difficile, mais seulement d'envisager la perspective de son utilisation pratique dans la recherche empirique en gestion.

    Quatre catgories d' agir sont distingues. L'agir tlologique est orient vers la ralisation d'un but, et comporte comme variante l'agir stratgique, lorsque l'acteur fait intervenir dans son calcul de consquences l'attente de dcision d'au moins un acteur supplmentaire qui agit en vue d'un objectif atteindre (tome 1: 101). L'agir rgul par des normes concerne les membres d'un groupe social qui orientent leur action selon des normes communes (ibid.). L'agir dramaturgique est le propre des participants d'une interaction, qui constituent rciproquement pour eux-mmes un public devant lequel ils se prsentent. Enfin, l'agir communicationnel se voit lorsque les acteurs recherchent une entente sur une situation d'action, afin de coordonner consensuellement leurs plans d'action et de l mme leurs actions. (tome 1, p. 102). Chacune de ces cat-gories reprend et dveloppe quatre grandes perspectives classiques : la notion de rationalit en finalit de Weber, la dfinition du fait social de Durkheim comme manire de faire, fixe ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extrieure (Durkheim, 1895, 1937: 14), les notions lies la mise en scne de la vie quotidienne de Goffman (1971), ainsi que d'autres issues de l'ethnomthodologie de Garfinkel (1967), notamment celle d' accountability (exposabilit dans l'heureuse traduction de Patrick Pharo).

    Bien que suggestive, cette typologie est difficile mettre en oeuvre en pratique. Ainsi, l'agir rgl par des normes recouvre plusieurs catgories trs diffrentes, suivant la nature de la norme dont il s'agit. Depuis le fait de respecter des rgles de conduite universelles ou propres une large communaut culturelle laquelle on appartient, jusqu'aux manires de suivre un protocole ou une procdure dans son travail, en passant par l'attitude la fois respectueuse et critique que l'on peut adopter l'gard de certaines dispositions lgales, la distance est absolument gigantesque. Le propre des organisations est justement d'tre des lieux o peuvent tre dictes des normes purement locales, par exemple des rgles opratoires concernant l'accomplissement de certaines tches, des rglements de scurit, des procdures, des obligations trs diverses imposes aux participants. La gestion comporte donc aussi une part d'agir authentiquement normatif, et pas seulement rgl par des normes, et les deux aspects devraient tre distingus. L'agir dramaturgique, quant lui, voque une catgorie de phnomnes bien connus en pratique, mais peu tudis dans notre domaine. Un des exemples les plus vidents est celui de la ncessit dans laquelle on se trouve souvent de permettre l'autre de sauver la face, par exemple dans une ngociation, ou encore dans le rapport hirarchique. Un autre exemple est celui des signes et des symboles, parfois trs troitement codifis, qui manifestent les appartenances des groupes ou qui traduisent un statut: costumes, bureaux, styles langagiers, etc. L'efficacit et les

  • 9 modalits de ces dramaturgies sont probablement trs lis des traits culturels nationaux, comme le montrent les travaux comparatifs de Philippe d'Iribarne (1989) sur les modes d'exercice de l'autorit dans diffrents pays. Cependant, il est douteux que l'on doive considrer cette catgorie comme autonome, ou que l'on ne puisse imaginer d'autres catgories tout aussi isolables en principe. Pourquoi pas, par exemple, un agir ludique, orient vers l'action pour elle-mme, dont il est difficile de penser qu'il serait totalement absent des jeux de pouvoir, jeux d'argent, jeux avec des machines, qui ne sont pas absents des activits que nous tudions. Cela pourrait relever d'une autre classification, celle de Caillois (1958), dans laquelle l'importance et la complexit des rgles est considre comme une catgorie scante, croiser avec les autres lments de la classification.

    En tout tat de cause, les formes de l' agir distingues par Habermas ne sont pas utilisables comme typologie des actions en situation de gestion. Il est, en effet, trs difficile de trouver des actions relles qui pourraient tre considres comme peu prs exemptes de toute contamination d'une catgorie par l'autre. Par exemple, l'accomplissement d'une tche par un ouvrier sur sa machine peut s'analyser la fois, au minimum, comme tlologique, visant la ralisation d'un certain objet matriel, et comme rgl par des normes, concernant les rythmes respecter, la quantit de travail fournir, normes de scurit, etc. La dramaturgie est prsente lorsque, par exemple, sous le regard d'un collgue ou d'un contrematre, l'ouvrier met en scne son application au travail, son habilet, ou sa virtuosit. Et lorsqu'une difficult apparat, le communicationnel survient dans le dialogue avec l'ouvrier d'entretien sur le diagnostic porter. De la mme manire, la dramaturgie de la prsentation de soi dans un entretien d'embauche est insparable de la poursuite des finalits de celui qui se prsente et de ceux qui le jugent, comme du respect de certaines normes hors desquelles l'expression de soi deviendrait choquante ou illgitime, et d'autres normes, y compris lgales, suivant lesquelles on ne peut pas poser n'importe quelle question au candidat un emploi. En outre, on peut, dans le mme temps, chercher faire trbucher un candidat ou le confrencier (agir stratgique) dans le but d'apprendre quelque chose de lui (agir communicationnel).

    Le point central, qui fait le principal intrt pour nous de l'examen de ces thses, est celui de l'agir communicationnel. Il est aussi le plus dlicat, du fait de la distinction tranche qu'opre Habermas entre accord et influence : L'accord et l'influence sont des mcanismes de coordination de l'action qui s'excluent, du moins du point de vue des intresss. Il est impossible d'engager des processus d'intercomprhension dans l'intention d'aboutir un accord avec un participant l'interaction et en mme temps dans le but de l'influencer, c'est--dire d'exercer sur lui une action causale. (Habermas, 1984, 1987: 417). Habermas semble considrer qu'une sorte de renoncement des acteurs l'orientation stratgique, pour ce qui concerne en tout cas les interactions entre ceux qui se livrent ensemble une activit oriente vers une fin, est ncessaire pour que l'agir communicationnel surgisse.

    Cette hypothse n'est pas ncessaire et, du point de vue d'un observateur des organisations, pas raliste. Un contre-exemple clatant est fourni par l'activit scientifique elle-mme, comme le dmontrent tous les travaux d'ethnologie des laboratoires (par exemple Latour et Woolgar, 1979,1988). Ce que font voir ces recherches, ce ne sont, certes pas, des savant mettant en suspens, quelque moment que ce soit, leurs vises stratgiques. Cela ne les empche pourtant pas de parvenir collectivement un certain degr d'accord sur les noncs provisoirement accepts et sur les noncs qu'il convient de rejeter. Comme l'crit Popper, il est totalement erron

  • 10 de supposer que l'objectivit de la science dpend de l'objectivit de l'homme de science (Adorno-Popper, 1969, 1979 : 82). Il n'est pas non plus ncessaire de supposer que la production d'une entente entre des participants une interaction ordinaire prsuppose une suspension effective des stratgies d'influence des uns sur les autres : celles-ci peuvent seulement se rvler plus faibles - surtout, mais pas ncessairement - si elles se dvoilent comme telles, que ce qui est reconnu, des titres divers, comme des noncs objectifs ou justes, comme des jugements par les faits ou l'expression d'impratifs thiques ou lgaux impossibles contester.

    Le rapprochement opr ici entre l'agir communicationnel et l'activit scientifique n'est pas fortuit, et doit tre pouss plus loin. Le concept d'activit communicationnelle entrane l'obligation de considrer les acteurs comme des locuteurs et des auditeurs qui se rfrent quelque chose appartenant au monde objectif, social ou subjectif, tout en mettant, les uns vis--vis des autres, des prtentions la validit susceptibles d'tre acceptes ou contestes. Les acteurs (...) relativisent leur nonciation sur un lment du monde, en envisageant la possibilit de voir la validit de cette nonciation conteste par d'autres acteurs (Habermas, 1984, 1987: 429). Malgr l'normit du foss qui oppose les deux auteurs (voir par exemple dans Adorno-Popper, 1969, 1979 : 245), on ne peut pas ne pas retrouver ici la grande ide de l'auteur de La logique de la dcouverte scientifique, selon qui ce que l'on peut appeler objectivit scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dpit de rsistances, rend souvent possible la critique d'un dogme qui prvaut (Adorno-Popper, 1969, 1979: 82). La proprit essentielle de l'agir communicationnel, comme la proprit essentielle de l'activit scientifique, est que ses produits sont susceptibles d'tre critiqus.

    Cette observation et ce rapprochement permettent de considrer que l'agir communicationnel de Habermas, autrement appel agir orient vers l'entente (verstndigungsorientieren Handelns) (Habermas et al., 1989: 81), pourrait aussi bien tre appel agir cognitif ou, mieux, dimension cognitive de l'action, dont l'importance est vidente. Ainsi, Padioleau (1986) plaide-t-il vigoureusement pour la mise en scne thorique d'un homo sociologicus cognitif, c'est--dire pour considrer l'acteur comme un tre dont l'activit comporte la confrontation, mise l'preuve, accroissement de la connaissance et des instruments de connaissance. C'est la capacit critique des acteurs vis--vis de leurs thories ordinaires qui en fait des savants ordinaires. Bien que cette critique mutuelle ne soit pas ncessairement recherche intentionnellement, elle apparat ds lors qu'il faut expliciter quelque chose, et joue un rle capital dans la coordination de leurs actions.

    3.2 L'analyse des actions et des interactions en situation de gestion

    Tenant compte des analyses prcdentes, nous avons besoin, pour paraphraser MERTON (1957, 1965: 13) et sa thorie moyenne porte, d'un langage moyenne porte pour dcrire l'action dans les situations de gestion. Ce langage doit satisfaire principalement aux deux conditions suivantes :

    - intgrer le fait que les participants, bien que contraints par la poursuite du rsultat, poursuivent simultanment plusieurs fins. Nous ne pouvons nous en tenir des conceptualisations qui ne retiendraient que l'ide l'optimisation portant sur une seule variable.

  • 11 - Intgrer la dimension collective de l'action, autrement que comme simple

    agrgation des actions individuelles, mais autrement aussi que comme proprit systmique ou organique indpendante des individus, qui supposerait que la situation de gestion soit un ensemble cohrent.

    A cet effet, on peut distinguer les motifs des contextes de l'action. Les motifs sont constitus par ce qui est susceptible d'tre explicit comme intention d'action, tandis que les contextes dsignent ce qui dtermine les choix qui sont faits.

    3.2.1 Les motifs

    Un premier motif domine en principe les actions dans la situation de gestion : l'impratif simple et contraignant d'avoir atteindre, dans un temps dtermin, le rsultat qui fera l'objet du jugement. La rationalit dominante est ici une rationalit en finalit au sens de Weber, ou de l' agir tlologique au sens de Habermas, dans sa variante stratgique (impliquant des anticipations sur le comportement d'autres acteurs). La particularit de la situation de gestion rside dans le fait qu'il ne s'agit pas de poursuivre une finalit librement choisie par des individus, ni une finalit ngocie l'intrieur d'une collectivit, mais une finalit impose de l'extrieur.

    Cependant, chacun des participants est anim par quantit d'autres motifs : gagner sa vie, faire carrire, se perfectionner dans un mtier, acqurir une identit professionnelle, augmenter son pouvoir, avoir un travail intressant, tre considr, jouir de temps libre, ne pas faire l'objet de sanctions, etc. On peut retrouver ici les rationalits en valeur, affective et traditionnelle de Weber, aussi bien que les actions de type dramaturgique, ludique, et autres. Mais le trait fondamental qui unit ces motifs est le fait de relever de la logiques de la rationalit limite au sens de Simon (1955): il ne s'agit pas d'atteindre ou de ne pas atteindre un objectif, encore moins d'optimiser une variable, mais de retenir la premire solution accessible qui permette d'obtenir un certain degr de satisfaction, en un sens qui n'est gnralement pas quantifiable. Ces logiques sont galement opportunistes, au sens o les participants saisissent les occasions de raliser des gains individuels, parfois au dtriment des intrts des autres participants, et ventuellement en entravant la poursuite du rsultat.

    Entre les deux, se constitue une troisime catgorie de motifs qui rsultent d'accords ngocis entre les participants. Les motifs individuels et propres des sous groupes font l'objet de ngociations et de compromis, parfois tacites. Dans les organisations, on peut observer cela aussi bien au plan des contrats et des accords officiellement signs, que dans celui des arrangements quotidiens et marchandages divers dont on sait qu'ils constituent une condition rellement indispensable au fonctionnement des grandes bureaucraties mcanistes. Cette forme de coopration est le domaine de la rationalit interactive (Ponssard, 1988, Ponssard et Tanguy, 1989, Dumez et Jeunematre, 1989) ventuellement de la rtico-rationalit (Kervern, 1989: 48). Quand les participants sont engags dans des relations durables, les entorses individuelles aux accords ngo-cis ont d'autant moins de chances de se produire qu'elles risquent d'entraner des reprsailles de la part des autres participants. Comme le montrent les expriences d'Axelrod (1984), la pratique du Tit for Tat (reprsailles proportionnes l'entorse) peut imposer tous le respect du principe de coopration et liminer les comportements

  • 12 exagrment opportunistes. Cependant, bien d'autres formes de rgulation des logiques opportunistes existent, rsultant par exemple du respect par les participants de rgles qui leur sont imposes, comme de l'intgration inconsciente de certaines ncessits relatives la coopration: ceci relve des cadres sociaux de l'action, qui seront voqus plus bas.

    3.2.2 Les contextes d'action et de signification

    et l'ordre cognitif

    On peut appeler contexte de signification et d'action, plus brivement contextes, ou encore cadres, en un sens voisin de celui de Bateson (1955) et de Goffman (1974), ce qui permet au participant de donner une signification un vnement, un acte ou un message - plus gnralement, tel ou tel ensemble de traits perceptibles de la situation - et d'adopter une conduite approprie (Girin, 1989b, 34-43). Parmi les contextes possibles, on peut citer par exemple: un contexte d'exprience technique permettant de considrer le bruit d'une machine comme anormal, suggrant un dysfonctionnement, et faisant que l'ouvrier arrte la machine pour appeler un ouvrier d'entretien; un contexte de relations sociales qui permet de distinguer la plaisanterie de l'injure, de qualifier un comportement de poli ou d'impoli, de comprendre un conseil et d'y donner suite ; un contexte thique, qui fait juger la valeur morale d'un comportement ; un contexte d'autorit, qui fait dceler un nonc comme un ordre, ou un acte comme un dfi. Les contextes, autrement dit, sont des principes d'interprtation pour des vnements, actes, ou messages qui, sans eux, seraient ambigus ou dpourvus de sens. Ils concernent aussi bien l'ordre matriel des choses que l'ordre intersubjectif et social, et sont naturellement trs nombreux. Des expressions telles que sur le plan de, sous l'angle de ou encore c'est un problme technique (vs. psychologique, social, d'organisation, etc.) manifestent le fait que les acteurs distinguent et reconnaissent une diversit de contextes possibles.

    Les contextes de signification et d'action doivent tre envisags au moins suivant deux aspects:

    - leur aspect partag ou distribu: ils sont partags dans la mesure o ils sont, peu ou prou, les mmes pour tous les participants (c'est un des sens que l'on peut donner au mot culture); ils sont distribus lorsque certains participants sont capables de donner un sens des vnements qui ne font pas sens pour d'autres, ou ont un sens diffrent: ce qui, pour l'utilisateur d'un micro-ordinateur, est incomprhensible, oui qui lui fait supputer tort l'existence d'un bug dans le logiciel ou l'infiltration d'un virus dans sa machine, peut souvent tre interprt de manire beaucoup plus simple et exacte par le spcialiste informaticien, qui va dcouvrir rapidement la manire de procder pour surmonter la difficult. Distribus, les contextes peuvent donner lieu des interprtations contradictoires des mmes vnements, actes ou messages..

    - Leur aspect non structur ou structur, que l'on peut plus ou moins assimiler l'aspect explicitable ou non explicitable, ou encore transmissible seulement par l'exprience ou transmissible par l'enseignement et par les livres. Ce que Bourdieu (1980) appelle le sens pratique, est trs largement non structur: les techniciens connaissent de nombreux exemples o l'intuition de certains permet de rsoudre des

  • 13 problmes (par exemple des problmes de vibrations) rsistant l'analyse et au calcul, ces derniers relevant au contraire de la partie structure du contexte technique. Dans l'ordre social, des notions telles que celle de comportement normal, acceptable ou rgulier (en affaires, dans les relations de travail, etc.) sont faiblement structures, bien que fort contraignantes, tandis que le code civil, le droit commercial, etc., illustrent la part structure des cadre sociaux. D'une manire gnrale, les sciences et les technologies (y compris les technologies sociales, tels que les mthodes d'organisation, d'valuation, de recrutement, etc) fournissent les meilleurs exemples de l'aspect trs structur de certains contextes. Une analogie peut d'ailleurs tre tablie entre cette notion et celle de paradigme au sens de Kuhn (1962). Le contexte de signification et d'action est, pour le savant ordinaire, l'quivalent du paradigme, mais avec cette difficult supplmentaire que l'on ne sait pas a priori quelle science ordinaire (physique, sociale, psychologique, etc.) on doit mobiliser pour traiter ce qui survient. Une fois ce choix opr, on utilise alors une part non structure, implicite, etc., et une part structure, explicite, etc., cette dernire tant alors l'quivalent des thories chez Kuhn.

    On rservera l'adjectif cognitif pour qualifier la part structure et explicite des cadres. En d'autres termes, l'ordre cognitif est constitu par l'archipel des parties merges des contextes. Cet ordre est celui du monde 3 de Popper : Parmi les habitants de mon 'troisime monde' il y a, plus particulirement, les systmes thoriques; mais les problmes et les situations problmatiques sont des habitants tout aussi importants. Et j'affirmerai que les habitants les plus importants de ce monde sont les arguments critiques, et ce qui pourrait tre appel - en analogie avec un tat physique ou avec un tat de conscience - l'tat d'une discussion ou l'tat d'un argument critique; et videmment les contenus des journaux, livres et bibliothques. (Popper, 1967: 120). Une des particularits les plus importantes de l'ordre cognitif (comme du monde 3 de Popper) est d'chapper au contrle de ceux qui en sont les crateurs, d'acqurir une autonomie relative par rapport eux. Par opposition au sens pratique, un savoir constitu en propositions articules devient sujet critiques, comparaisons, oprations logico-dductives, etc., qui peuvent fort bien aboutir des consquences non prvues, et parfois indsirables, par ceux qui en sont les auteurs. Ce point est essentiel pour une rflexion sur la recherche empirique sur les situations de gestion, car il est un des noeuds par lesquels elle interagit avec elles.

    Parmi les contextes les plus importants pour analyser une situation de gestion, figurent videmment les contextes organisationnels. Comment les comptences (au double sens des attributions et des capacits) sont-elles rparties? Comment est articul le systme d'autorit hirarchique? Quelles sont les procdures explicites et les manires de faire reues? Etc. Toute la littrature sur les organisations est l pour montrer la complexit de cet univers, dont il convient au minimum de voir qu'il faut ncessairement le saisir sous deux aspects: l'aspect d'un systme orient vers des fins, et l'aspect d'un systme social, ou d'un ordre social articul l'ordre social environnant.

    Au total, l'analyse de l'action en situation de gestion suppose de pouvoir rpondre la fois la question du type de rationalit (en finalit, limite, interactive) qui la motive, et des contextes qui en dterminent la forme. L'accs ces derniers pose cependant un problme difficile et presque paradoxal. En effet, tenter de faire dire des acteurs les tenants et les aboutissants de dcisions qu'il ont prises, au-del de ce qui relve de l'ordre cognitif strict (analyses sur la base d'un savoir explicite), c'est les forcer donner une formulation ce qui, prcisment, a pour proprit principale de ne pas tre formul. C'est donc modifier la situation elle-mme. Le complment indispensable pour

  • 14 accder aux contextes, c'est en tout cas d'acqurir, avec le temps et dans l'interaction, une familiarit suffisante avec le terrain.

    4- L'interaction entre la recherche et le terrain

    Le problme de l'interaction entre la recherche et le terrain rside dans le fait que, simplement vouloir observer, on agit sur la ralit que l'on voudrait saisir, et que cette ralit agit en retour sur la dynamique de la recherche.

    Ce problme a t pos depuis longtemps dans diverses branches des sciences de l'homme et de la socit. Claude Lvi-Strauss (1950) a rappel juste titre que c'tait l un phnomne trs gnral, puisqu'on pouvait le noter aussi dans les sciences physiques. L'ide weberienne de sciences sociales comprhensives, les questions telles que celle la prdiction cratrice (Merton 1957, 1965: 140 sq.), mettent en revanche l'accent sur la spcificit des sciences sociales relativement ce problme. Des rponses ont t apportes, notamment la rponse d'inspiration psychanalytique en termes d'analyse du transfert et du contre-transfert (Devereux, 1980), ou du transfert et contre-transfert institutionnels et de l' implication (Lapassade, 1975), ainsi que les rponses en termes d'analyse des places (Favret-Saada, 1977). Cela a t discut prcdemment (Girin, 1981 et 1986), et l'on a tudi les conditions, notamment en termes de dispositifs de recherche, sous lesquelles il tait possible de prendre en considration le phnomne de l'interaction sur le terrain des organisations (Girin, 1986). Ces considrations seront partiellement reprises ci-dessous, mais dans une perspective un peu diffrente, qui utilise les conceptualisations des sections prcdentes

    Les mmes termes que ceux qui viennent d'tre utiliss pour dcrire les actions et les interactions en situation de gestion peuvent en effet employs la description de l'interaction entre la recherche et le terrain.

    Comme cela a t indiqu plus haut, il ne s'agit plus ici des situations de gestion en gnral, mais seulement de l'observation empirique et de l'analyse des situations de gestion intra ou inter-organisationnelles, qui pose, comme chaque terrain concret, des problmes spcifiques.

    4.1 Premier niveau d'interaction:

    La recherche comme situation de gestion:

    L'entre sur le terrain, en vue d'tudier une ou plusieurs (en gnral) situations de gestion se ngocie. L'ide initiale de la recherche peut maner de l'organisation ou des chercheurs, mais une prsence prolonge de ces derniers sur le terrain n'est jamais autorise si l'organisation n'a aucun intrt ce qui va en sortir. Des compromis vont donc toujours devoir tre passs entre les intrts de la recherche et ceux des personnes qui ont le pouvoir d'ouvrir ou de fermer la porte l'observation. Ces personnes sont gnralement, en premier lieu, des dirigeants de l'organisation, mais, suivant les sujets traits, la ngociation peut galement impliquer d'autres partenaires, notamment les reprsentants du personnel et les syndicats.

  • 15 Il rsulte de ces ngociations que l'on se met d'accord sur un certain nombre

    d'objectifs et de moyens pour l'investigation. L'intrt de l'organisation pour la recherche peut se traduire par une contribution son financement, ce qui implique la rdaction d'un contrat. Des engagements sont pris, notamment, dans la plupart des cas, celui de remettre un rapport dans un dlai fix. Du ct de l'organisation, un ou plusieurs correspondants sont chargs de suivre l'affaire, de fournir les ouvertures ncessaires aux chercheurs, et de les rappeler leurs obligations.

    On a donc l tous les traits d'une situation de gestion: des participants (chercheurs et correspondants sur le terrain), tenus de produire, dans un dlai fix, un rsultat (le rapport) qui fera l'objet d'un jugement.

    Ces lments constituent ce que l'on peut appeler le premier niveau de l'interaction, domin par une rationalit en finalit.

    Il faut remarquer, cependant que, pour les partenaires, et tout spcialement pour les chercheurs, la porte relle de l'opration ne peut tre circonscrite entre l'entre sur le terrain et la remise du rapport, car la dynamique de la recherche continue bien au-del, par les traitements ultrieurs qui seront appliqus aux matriaux recueillis, les comparaisons qui pourront tre faites avec d'autres terrains, les perspectives de publications et de dveloppements thoriques auxquels cela pourra donner lieu. Autrement dit - mais c'est un trait assez gnral des situations de gestion - celle-ci ne constitue, du point de vue des chercheurs, qu'une tape intermdiaire pour traiter des situations plus larges et horizon plus lointain, dfinies par exemple par un projet de livre ou d'articles, domines par l'exigence de production scientifique et comportant des chances de rsultat et de jugement, etc. Dans la situation constitue par un travail de terrain, ces proccupations plus long terme contribuent structurer les logiques de rationalit limite des chercheurs, qui relvent du deuxime niveau d'interaction.

    4.2 Deuxime niveau d'interaction:

    le jeu des intrts et des opportunits

    Une fois l'autorisation d'entre obtenue, on rencontre des acteurs qui, bien souvent, sont loin de partager les analyses et les proccupations de ceux avec qui on avait ngoci au dpart. Les contacts avec eux provoquent immanquablement l'irruption et l'affirmation parfois insistante, quoique souvent confuse, de demandes et de contre-demandes, d'attentes et de craintes multiples. La perspective que des informations sur leurs activits soient analyses et diffuses est vcue par eux comme un enjeu vital, sur lequel ils entendent exercer un contrle. Tout cela se traduit, soit par des difficults importantes, pouvant aller jusqu' l'viction pure et simple, soit par le dveloppement de stratgies de manipulation de la recherche, informations biaises, fausses pistes, voies de garage, etc.

    Les acteurs, en effet, ne peuvent pas croire en la neutralit des chercheurs, mme lorsque ces derniers, du fait de leur appartenance une institution de recherche, peuvent arguer bon droit qu'ils n'ont pas d'enjeux personnels sur le terrain, et qu'ils offrent les garanties usuelles : anonymat des entretiens, absence de mise en cause des personnes et

  • 16 des groupes, publicit des rsultats, etc. Les acteurs, juste titre, se mfient, car la question n'est pas de savoir si les intentions des chercheurs sont pures, mais si la recherche elle-mme peut tre une opration neutre pour la vie de l'organisation, qui elle peut profiter ou nuire, en quoi elle peut aider ou entraver la rsolution de certains problmes. Il n'est pas exceptionnel, en particulier, ni illgitime a priori, que le demandeur initial ait des enjeux trs prcis, y compris en termes de pouvoir ou de carrire, dfendre, et qu'il compte bien que la recherche aille, de ce point de vue, dans le bon sens.

    Il importe donc que les chercheurs aient conscience que les acteurs leur affectent ncessairement des place, au sens de Favret, dans leurs systmes de relations et d'action, et qu'il n'existe pas de place d' observateur neutre, notion dpourvue de sens pour des individus et des groupes engags dans l'action. Un phnomne utile relever est que, dans le cas o plusieurs chercheurs interviennent sur le mme terrain, les places qu'on leur affecte ont tendance tre diffrentes. Cela se manifeste, par exemple, par le fait que l'un ou l'autre peut se trouver rig en interlocuteur privilgi par telle ou telle catgorie d'acteurs: il y a tout intrt tre attentif ce phnomne, et savoir ventuellement en tirer parti pour une division du travail qui soit adquate au terrain.

    Rciproquement, il est clair que, compte-tenu de leurs objectifs propres, qui vont toujours au-del de l'laboration du rapport final - lequel n'est justement pas pour eux un objectif final - les chercheurs vont tenter de saisir toutes les opportunits pour collec-ter les informations qui les intressent relativement leurs orientations de recherche, mme lorsque cette collecte n'entre pas directement dans les finalits ngocies au dpart.

    Ce deuxime niveau d'interaction, celui de l'entrecroisement des rationalits limites et des stratgies opportunistes, doit imprativement tre gr. En outre, l'analyse des places occupes par les chercheurs fait partie intgrante de la recherche, car elle condi-tionne l'apprciation que l'on peut porter sur la partie des donnes recueillies que l'on peut appeler les donnes chaudes (Girin, 1986: 170-171): descriptions, tmoignages, rcits, jugements, etc., matriaux que l'on appelle parfois licits, c'est--dire dont la production a t provoque par la recherche, et non pas objectivement disponibles.

    4.3 Troisime niveau: la rationalit interactive

    Pour observer valablement le fonctionnement de l'entreprise, et la manire dont se nouent et se dnouent des situations de gestion, il faut rester un minimum de temps. Pendant ce temps, il peut survenir un grand nombre d'vnements dans l'organisation que l'on tudie. L'un des plus frquent est que l'interlocuteur initial, celui avec qui l'on avait ngoci les compromis entre les intrts de la recherche et ceux de l'organisation, change de place, et que son successeur pose de nouvelles questions, ou remette purement et simplement en cause la possibilit ou l'intrt de la recherche. Mais bien d'autres vnements de toutes natures peuvent reprsenter pour le bon droulement de l'investigation des trs graves perturbations : cela peut aller de la grve qui survient dans une usine jusqu'aux consquences internes de la chute du cours d'une matire premire, en passant par les fameuses et parfois permanentes restructurations.

  • 17 Toutes ces bonnes raisons, parmi bien d'autres, font que surgit priodiquement la

    question de savoir s'il est encore possible de continuer l'investigation. Il arrive parfois que la seule solution soit effectivement d'arrter, mais on essaie en gnral d'viter d'en arriver l en ngociant de nouveaux compromis, qui ont videmment une incidence sur la problmatique et les objets de la recherche. Autrement dit, le contenu mme de ce qui va tre ralis, et de ce que l'on souhaite obtenir chance, est redfini: on se trouve bien dans le cas de ce qui a t appel plus haut la rationalit interactive.

    A condition de s'en donner les moyens - c'est l'une des raisons essentielles pour mettre en place un dispositif de recherche - il est possible de mieux traiter ce troisime niveau qu'en attendant purement et simplement la survenue d'un obstacle obligeant rengocier chaud les objectifs et les conditions de la recherche. Ce sera l'une des fonctions de l'inclusion dans le dispositif d'une instance de pilotage runissant les chercheurs et des reprsentants du terrain.

    4.4 Les contextes de l'interaction

    Comme il a t dit plus haut, les contextes, ou cadres, permettent de donner sens un vnement, un acte ou un message, et d'y apporter une rponse approprie. Ils sont plus ou moins partags ou distribus, et plus ou moins structurs. Il est essentiel d'accder un niveau d'apprhension suffisant de ces contextes, si l'on veut comprendre les significations propres aux acteurs. Pour leur partie la plus explicite et formalise, cela peut se faire par l'tude de documents. A des niveaux intermdiaires de structuration, les entretiens constituent le principal moyen d'accs. La part la plus implicite et la moins formalise des contextes ne peut, en revanche, tre apprhende que par une authentique socialisation de longue dure sur le terrain.

    Aucun inventaire a priori des contextes propres aux acteurs avec lesquels il est ncessaire de se familiariser n'est possible. Dans l'ordre matriel, il peut tre ncessaire de connatre et d'tre capable de mettre en oeuvre certaines technologies, ainsi que les procdures et rglements lis l'emploi d'instruments techniques. Dans l'ordre social, la question des normes - normes thiques et normes relatives la vrit - reues localement, est essentielle. En particulier, les conditions sous lesquelles le droulement de la recherche sera jug conforme l'thique, et celles sous lesquelles ses conclusions pourront tre acceptes comme valides et objectives varient notablement suivant les terrains. Ici, on jugera ncessaire un contrle par des instances reprsentatives ou par des organisations syndicales, l on se contentera, au moins en apparence, de la caution des instances dirigeantes. Ici, on prendra en considration des conclusions formules sous forme littraire, tandis que l, on attendra des diagrammes, des schmas et des statistiques...

    5- Le dispositif de recherche

    Le dispositif de recherche est une rponse de mthode au problme de l'interaction. Il doit avoir les fonctions suivantes :

  • 18 - prciser ventuellement, au dpart, les lments de l'interaction de premier niveau

    (notamment la dfinition du rsultat attendu), tels qu'ils ont t tablis par la ngociation initiale;

    - grer les interactions de deuxime niveau (places des chercheurs, rationalits limites et comportements opportunistes des acteurs et des chercheurs) et de troisime niveau (redfinitions ventuelles des rsultats attendus de la recherche);

    - faciliter l'accs des chercheurs aux contextes de signification et d'action propres aux acteurs ;

    - rendre les lments de l'interaction lisibles et analysables, notamment a posteriori (une fois que l'on a quitt le terrain) ;

    - renforcer la logique de la connaissance, mise en pril par les autres logiques l'oeuvre sur le terrain.

    Selon les terrains et les sujets, le dispositif mis en place peut tre plus ou moins important, et comporter des lments divers. Ce qui va tre dcrit ci-dessous est un type de dispositif relativement lourd, qui a fait ses preuves dans plusieurs cas de recherches assez longues o l'on s'attendait en outre devoir surmonter des difficults importantes. L'exprience permet de dire que cela fonctionne assez bien, mais ne permet certainement pas d'affirmer qu'il n'y a pas d'autres solutions, ventuellement plus lgres, conduisant au mme rsultat ou un rsultat meilleur.

    Un dispositif de ce genre se fonde sur trois lments: une instance de gestion situe du ct du terrain, une instance de contrle situe du ct des institutions de recherche et une mmoire.

    5.1 L'instance de gestion

    La premire tche laquelle il est souhaitable de se consacrer aprs la ngociation initiale de l'entre sur le terrain est de constituer un groupe de suivi, comit de recherche, comit d'accompagnement, peu importe la dnomination, qui va constituer l'instance de gestion de l'investigation. Il faut obtenir de l'interlocuteur initial - et c'est souvent un test intressant de sa lgitimit dans l'entreprise, et de la lgitimit du sujet qu'il propose - qu'il runisse autour des chercheurs une dizaine de personnes appartenant divers secteurs de l'organisation tudie, qui consacreront une dure de l'ordre d'une demi-journe par mois rflchir l'avancement de l'investigation.

    La composition de cette instance est capitale, et les chercheurs, lorsqu'ils prennent contact avec une organisation nouvelle, disposent malheureusement de peu de moyens pour la contrler. Idalement, on devrait y trouver des personnes reprsentatives de toutes les collectivits, les groupes, les fonctions, etc., susceptibles d'tre concernes par le droulement de la recherche ou par ses rsultats. Dans les entreprises o la prsence syndicale est importante, et suivant le sujet, il peut tre intressant que l'instance de gestion soit paritaire.

  • 19 La rgle du jeu que l'on doit adopter est que toutes les dcisions concernant les

    oprations de recherche sur le terrain, le choix des mthodes, les dates, les cibles vises, etc., sont prises par l'instance de gestion. Autrement dit, les chercheurs et le demandeur initial doivent accepter une certaine perte de libert, se plier la ncessit d'argumenter et de ngocier dans l'instance de gestion les orientations qu'ils jugent utiles de prendre, y compris les orientations initiales: les objectifs et la forme attendue du rsultat (interaction de premier niveau) doivent parfois tre prciss et ventuellement rxamins ds les premires runions.

    A ce prix, on bnficie de plusieurs avantages.

    Premirement, l'instance de gestion est un lieu trs important de visibilisation des enjeux et des stratgies opportunistes des acteurs par rapport la recherche (interaction de deuxime niveau). Par rapport ces enjeux, les possibilits de ngociation sont beaucoup plus ouvertes que dans le face face demandeur-chercheurs. Sur chaque point un peu problmatique concernant l'avancement de l'investigation, on est pratiquement assur de trouver des soutiens, d'un ct ou d'un autre, suivant les problmes, et d'tre ainsi en bien meilleure position pour dfendre son point de vue, lorsqu'il est dfendable. Il n'est pas exceptionnel que des gens fortement opposs au dpart l'ide mme de la recherche, que l'on a eu l'intelligence de faire siger dans le comit pour qu'ils puissent faire valoir leurs raisons, deviennent, en cours de route, de fervents supporters. Toujours sous cet aspect, l'instance de gestion peut constituer un lment dcisif dans la construction de l'interaction et de dfinition de l'identit des chercheurs par rapport aux autres interlocuteurs du terrain. Par exemple, dans une recherche sur le droit d'expres-sion des salaris dans un centre de distribution E.D.F., nous avons pu nous rclamer d'une instance de gestion paritaire, qui nous donnait auprs des personnes interroges un statut prcis et clair, trs diffrent de celui que nous aurions eu si nous nous tions simplement prsents comme chercheurs du C.N.R.S., ou comme envoys par la direction du Centre.

    Deuximement, l'instance de gestion peut traiter les problmes ventuels de rengociation - ou de raffirmation - des objectifs de la recherche (interaction de troisime niveau). Elle constitue notamment une garantie de permanence face la mobilit gnrale des personnes dans l'entreprise, et en particulier celle, voque plus haut, des demandeurs de la recherche. Dans une recherche sur les facteurs humains de la scurit des installations nuclaires, nous avons vu ainsi un demandeur initial devenir inspecteur de sret, ce qui lui enlevait toute lgitimit pour piloter une recherche sur ce sujet : nous avons alors t trs gns de nous retrouver dans une situation o aucun interlocuteur ne reprenait vritablement son compte la demande initiale. En revanche, dans une recherche rcente sur la communication dans une tour de bureaux, le dpart du demandeur initial et le changement de fonctions d'un autre des initiateurs du projet ont t des pripties qui ont pu tre surmontes assez facilement en trouvant dans le comit d'accompagnement des interlocuteurs capables de prendre la suite.

    Enfin, les dbats qui se droulent dans l'instance de gestion constituent une source d'information exceptionnelle pour la comprhension de l'arrire-plan des prises de position et des exigences des diffrents partenaires de la recherche, autrement dit, pour l'accs aux contextes de signification et d'action des acteurs. C'est un lieu relativement protg, o l'on peut tester la fois la pertinence et l'acceptabilit des diagnostics que l'on porte, et mettre au point un langage adquat pour rendre audible ce que l'on a dire. Dans une entreprise ptrolire, nous avions ainsi repris, lors d'un expos intermdiaire, une mtaphore employe par certains pour caractriser les rapports deux branches du

  • 20 groupe, ce qui a provoqu un dbat extrmement vif l'intrieur mme du comit de suivi. Cela nous a plus appris, en une heure, sur la manire dont ces rapports taient vcus et analyss, que les dizaines d'entretiens que nous avions raliss auparavant. Heureusement contenu dans les limites du comit, ce dbat nous a fait progresser galement dans notre comptence de communication vis--vis de l'entreprise.

    On peut noter encore que les personnes membres de l'instance de gestion vont servir de relais vis--vis de l'organisation dans son ensemble, d'abord, dans la phase d'observation proprement dite, lorsqu'il s'agit d'obtenir des entres, des autorisations, etc., ensuite, et cela est videmment capital lorsque l'on a le souci que la recherche soit utile, aprs la remise des conclusions, dont on aura galement avantage ngocier le contenu avec le groupe.

    5.2 L'instance de contrle

    L'instance de contrle doit maner des institutions de la recherche, et notamment des laboratoires de rattachement des chercheurs. Ce peut tre, par exemple, comme cela s'est pratiqu nagure au Centre de recherche en gestion de lcole polytechnique, un groupe d'change runissant autour des chercheurs travaillant sur un terrain d'autres chercheurs qui n'y travaillent pas. Cette solution, trop complique mettre en oeuvre et trop coteuse en temps, a d tre abandonne, et remplace par des exposs en runion gnrale. Ce peut tre encore un comit de sages, compos par exemple de personnalits scientifiques qui est confie la mission de faire un audit priodique des travaux. C'est la solution que nous avons adopte dans un programme de recherche men en collaboration avec une organisation syndicale. Ce peuvent tre enfin, au minimum, les institutions normales de la recherche, telles que l'obligation de rendre priodiquement des comptes des commissions, de rdiger des rapports d'activit, de publier, etc.

    Le rle de l'instance - ou des instances - de contrle est en tout cas de rappeler les schmas conceptuels gnraux, d'aider l'analyse de l'interaction des chercheurs sur le terrain, d'ouvrir des pistes de recherche, de produire des comparaisons avec d'autres situations. L'instance de contrle inscrit le travail en cours dans une autre temporalit et dans un autre dialogue que ceux qui dominent l'instance de gestion. C'est elle que revient la fonction de renforcement de la logique de production de connaissance. L'instance de contrle fournit en outre un dbut de validation scientifique ce qui est fait par les chercheurs sur leur terrain. Bien qu'il ne repose pas sur la mise en oeuvre de critres formels, ce mode de validation relve en effet de la classique critique par les pairs.

    5.3 La mmoire

  • 21 Aucun dispositif ne peut tre complet sans une mmoire garantissant que l'on pourra

    toujours revenir sur l'histoire de l'interaction, reconsidrer les analyses que l'on a faites chaud, entrer dans un degr de dtail qui n'tait pas possible en temps rel.

    Dans certaines recherches, nous faisons un usage systmatique de l'enregistrement magntique, y compris l'enregistrement des dbats de l'instance de gestion, suivi, le cas chant, d'une transcription. Ce procd est le plus fidle, mais il est extraordinairement lourd, coteux, et n'est jamais exploit fond.

    La pratique du compte-rendu crit, ralis de prfrence par les chercheurs, est une autre forme de mmoire, plus discutable sur le plan de la fidlit et de la possibilit de revenir sur des interprtations faites sur le vif, mais d'exploitation plus facile.

    6- Conclusion: une pratique de recherche scientifique?

    La question pose ici pour une conclusion renvoie un dbat qui oppose de manire rcurrente, quoique souvent implicite, diffrentes pratiques de recherche en gestion. On a dj dfendu (Girin, 1981) l'ide que cette discipline, compte-tenu de ce que Popper (1976, 1981 : 45) appelle la situation de problme un moment dtermin du temps, pourrait saccommoder de la coexistence d'approches trs diverses, empiriques, spculatives, normatives, exprimentales, oprant sur des donnes primaires ou secondaires, disponibles ou licites, etc. On doit aussi constater que beaucoup des oppositions supposes, notamment celle qui poserait face face les approches quantitatives et les approches qualitatives, sont artificielles, car l'une et l'autre peuvent tre mises aussi bien au service d'une approche scientifique que d'une pure scientificit d'apparat (Jurdant, 1989 :219), et la seule question intressante est de savoir comment les utiliser et ventuellement les combiner l o elles sont le mieux adaptes.

    Il faut donc entrer dans ce dbat sur des bases plus exactes, et constater d'abord qu'il y a deux manires d'envisager la question de la science.

    L'une s'intresse l'observation et l'analyse des pratiques relles, la science telle qu'elle se fait (Latour, 1982), et tourne autour de la question de savoir ce que font rellement ceux que l'on appelle des scientifiques, comment ils oprent, quels jeux ils jouent et quelles stratgies ils adoptent, etc. Dans cette catgorie, on peut ranger les travaux des historiens, sociologues et ethnologues de la science, ainsi que de certains philosophes. Feyerabend (1975), Latour et Woolgar (1979), Callon (1989), Bourdieu (1976), un moindre degr, ou un degr intermdiaire Kuhn (1976) et Lakatos (1970), parmi bien d'autres, illustrent ce type d'approche.

    L'autre est purement normative. Il ne s'agit plus de savoir ce que font ces personnes rputes relever de la catgorie des scientifiques, mais de dire ce qu'elles devraient faire pour prtendre vritablement ce titre. Sous cet angle, une figure d'exception et un ouvrage fondateur dominent notre poque: celle de Karl Popper et sa Logique de la dcouverte scientifique (Popper, 1934, 1973).

    S'agissant de savoir si l'on peut prtendre la scientificit au moyen des mthodes dcrites ci-dessus, deux types de rponses sont donc possibles. La premire consisterait

  • 22 comparer notre pratique celle d'autres pratiques dont le caractre scientifique n'est pas mis en doute, notamment celles que l'on rencontre dans les sciences de la nature: celles des physiciens, astronomes, chimistes, biologistes, gologues, etc. Le rsultat est connu d'avance: on constate une telle diversit que l'on est bien vite tent de se rallier la conclusion de Feyerabend (1975, 1979: 20) selon qui tout est bon pourvu, naturellement, que l'on puisse dire a posteriori que cela a march... Il est clair, pourtant, que l'on ne saurait viter aussi facilement le dbat, mme si l'on a de bonnes raisons de dire que l'on a dj fait des choses qui ont march. La perspective vritablement intressante est donc la seconde, normative, et c'est celle-ci que l'on adoptera ici, en se rfrant aux thses de Popper.

    La thse popprienne selon laquelle la dmarcation entre science et non-science doit se faire partir du critre de rfutabilit est bien connue. Sa traduction pratique rside dans l'adoption du modle hypothses-prdictions-observations-tests: un corps d'hypothses conduit faire des prdictions qui sont, partir d'observations empiriques, soumises au test. Si le test est ngatif, les hypothses (ou certaines d'entre elles) doivent tre rejetes, et remplaces par d'autres, et le processus peut recommencer. Il y a donc une dynamique, une lutte darwinienne pour la survie (Popper, 1976, 1981: 115) travers laquelle les thories rfutes sont limines, pour laisser place des thories provisoirement meilleures, et cette dynamique n'est autre que celle du procs toujours inachev, mais toujours croissant, de la connaissance scientifique.

    Il faut relever que, ce stade, le rsum que l'on vient de donner mconnat un certain nombre de difficults et de paradoxes. La principale difficult tient au fait, longuement dvelopp dans La logique de la dcouverte scientifique (Popper, 1934, 1973: 112 sq.), que la rfutabilit d'un nonc ou d'une thorie n'est pas si facile tablir, ni quelque chose d'absolu, et qu'il y aurait plutt des degrs de rfutabilit lis des conventions de mthode adopts par les scientifiques. Le principal paradoxe rside dans le fait que Popper soutient fortement, en mme temps que sa thse sur la ncessit de faire des prdictions, une thse sur l'indterminisme, y compris dans les sciences naturelles (Popper, 1982, 1984). Dans son principal ouvrage pistmologique sur les sciences sociales, les deux thses se retrouvent: celle de l'indterminisme et celle de l'unit de mthode avec les sciences de la nature, rsume par l'assertion selon laquelle les mthodes consistent toujours offrir des explications causales dductives et les tester (par le moyen de prdictions) (Popper, 1957, 1988 : 165). Le critre de dmarcation popprien est donc nettement plus difficile manier que ne le laisse supposer la vulgate, et il faut, pour le comprendre, aller plus loin dans l'tude de cette pense que ne l'ont fait la plupart des falsificationnistes nafs (Lakatos,1970 : 116).

    Quoi qu'il en soit, on peut dj rappeler que l'ide centrale de Popper est d'abord que l'difice scientifique se fonde, en fin de compte, sur la notion de critique mutuelle et de tradition critique : ce que l'on peut appeler objectivit scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dpit des rsistances, rend souvent possible la critique d'un dogme qui prvaut. Autrement dit, l'objectivit de la science n'est pas une question d'individu, intressant les hommes de science pris part, mais une question sociale qui rsulte de leur critique mutuelle, de la division du travail amicale-hostile entre scientifiques, de leur collaboration autant que de leur rivalit. Elle dpend donc partiellement d'une srie de conditions sociales et politiques qui rendent cette critique possible. (Popper, 1969, 1979 : 82). En ce sens, dont il faut bien convenir qu'il est plus faible que l'ide de rfutabilit rsume plus haut, on a dj vu que la pratique de la critique mutuelle constitue un lment essentiel du dispositif de recherche dcrit ci-dessus, avec notamment la mise en oeuvre de l'instance de contrle.

  • 23 Au-del de la critique mutuelle, et au sens fort du mot rfutabilit, on peut noter

    qu'un certain nombre d'noncs dj produits par des recherches sur les situations de gestion peuvent raisonnablement tre qualifis de rfutables, au moins au mme titre que des noncs du genre On ne peut engager une rforme politique sans causer quelques rpercussions indsirables du point de vue des fins vises ou on ne peut russir une rvolution si la classe dirigeante n'est pas affaiblie par des dissensions internes ou par une dfaite militaire. (Popper, 1957, 1988 : 80), prsents comme des exemples d'noncs rfutables en sciences sociales. Il en va ainsi des noncs relatifs aux rapports entre les comportements des agents et les instruments de gestion dans le contexte des grandes organisations bureaucratiques (Berry, 1983: 17sq.), dont on peut dduire des consquences empiriques telles que: on ne peut changer le comportement d'un acheteur sans changer les instruments de gestion qui servent le juger. Remplaons un acheteur par un autre sans changer les instruments, se comportera-t-il diffremment? Si oui, la thorie est rfute. Naturellement, comme dans n'importe quelle pratique scientifique, cela est toujours beaucoup plus compliqu, et l'on doit adopter des conventions de mthode permettant de dire, par exemple, si un seul comportement dviant suffit rfuter la thorie, ou s'il en faut une certaine proportion. A supposer que des exceptions juges significatives soient releves, on peut encore se demander si l'on doit vraiment renoncer la thorie ou, au contraire, s'autoriser introduire des hypothses auxiliaires qui permettraient d'interprter les comportements dviants. Ces difficults sont gnrales, et les discussions que l'on pourrait tenir ce propos seraient exactement de mme nature que celles qui, en sciences physiques, portent sur la question de savoir si une hypothse auxiliaire est ad hoc ou non (Popper, 1934, 1973: 79). Bien d'autres noncs rfutables ont dj t produits, portant sur des domaines spcifiques. Il en est ainsi, par exemple, de celui selon lequel le nombre de niveaux hirarchiques crot avec le temps dans les socits de conseil (Girin, 1981a), sous les mmes rserves et avec les mmes difficults, que l'on peut rsumer dans la clause fameuse: toutes choses gales par ailleurs.

    Cependant, les productions de la recherche sur les situations de gestion sont loin de pouvoir se rduire des noncs de ce genre. Le premier, liant les comportements des acteurs aux paramtres sur lesquels ils se sentent jugs, relverait plutt de ce que Lakatos (1970: 133) appelle le noyau dur d'un programme de recherche: il n'est pas vraiment l'objet de tests, mais constitue un lment d'une heuristique qui oriente le travail et permet de formuler de nouveaux problmes. Le second, tablissant une relation entre l'anciennet d'une socit de conseil et le nombre de niveaux hirarchiques qu'elle comporte, n'a pour intrt que de poser la question de savoir pourquoi il en est ainsi, et de susciter par consquent des tentatives d'explication et de thorisation, dont le chercheur, tort ou raison, pense qu'elles constituent, bien plus que le constat de base, son vritable apport la connaissance scientifique.

    En outre, la dmarche de recherche qui vient d'tre dcrite, avec les ajustements qu'elle suppose en cours de route, prsente les traits d'un opportunisme mthodique (Girin, 1989a) qui admet que l'on puisse rorienter le travail d'observation en cours de route, en fonction des contraintes spcifiques du terrain. Cela contrarie l'ide de plan d'observation prtabli et poursuivi de manire systmatique, que l'on associe la pratique des tests. Comment prtendre suivre le schma hypothses-prdictions-observations-tests, si l'on pense que l'on va peut-tre observer en fin de compte des phnomnes d'une autre nature que ceux que l'on pensait aller voir?

    Une lecture plus approfondie de Popper suggre deux sortes de rponses.

  • 24 La premire se fonderait sur la distinction entre sciences thoriques et sciences

    historiques, qui est la distinction entre l'intrt pour les lois universelles et l'intrt pour les faits particuliers. (Popper, 1957, 1988: 180). On peut admettre, en effet, que, en sciences sociales, un certain nombre de lois ne sont pas vritablement dcouvrir, mais sont connues de tous, car elles font partie du sens commun: Si nous disons que la cause de la mort de Giordano Bruno fut qu'il a brl sur le bcher, nous n'avons pas besoin de mentionner cette loi universelle, que tous les tres vivants meurent quand ils sont exposs une chaleur intense (ibid.: 182). Sur cette base de connaissance ordinaire considre comme suffisante, on peut s'intresser expliquer des faits singu-liers, plutt qu' tablir de nouvelles lois : tandis que les sciences thoriques se proccupent principalement de dcouvrir et de tester des lois universelles, les sciences historiques admettent tous les types de lois universelles et se proccupent exclusivement de dcouvrir et de tester des noncs singuliers. (ibid.: 180). Cela n'est absolument pas dnu d'intrt et peut, notamment, contribuer rsoudre des problmes pratiques. Une partie des rsultats de la recherche sur les situations de gestion relve de cette catgorie : on peut analyser, expliquer, et parfois aider rsoudre, des situations de gestion singulires, sans tre mme de tirer de cette tude une quelconque gnralisation. C'est la version modeste de la prtention la scientificit, qui se rsume prtendre que l'on est fidle aux faits, et dire suivant quel point de vue on les analyse, en quel sens on crit l'histoire qui nous intresse (ibid.:189). Cependant, d'autres choses sont produites avec une certaine prtention la gnralit, notamment des conceptualisations et des lments de thorie dpassant le sens commun ou, au minimum, prenant parti pour certains noncs du sens commun et contre certains autres. Qu'en est-il de leur rfutabilit?

    La seconde sorte de rponse possible prend pour point de dpart la distinction, largement mconnue, tablie entre deux sortes de prdictions - la prdiction historique et la prdiction technologique -, illustre par la diffrence entre prdire la survenue d'un typhon ou prdire que l'abri que l'on a construit va y rsister (ibid.: 54). Popper avance que la majeure partie de la physique (presque sa totalit si l'on excepte l'astronomie et la mtorologie) fait des prdictions d'une forme telle qu'on peut, d'un point de vue pratique, les dcrire comme des prdictions technologiques (ibid. : 55). Cette remarque devrait tonner un peu ceux qui, au nom de l'unit de mthode des sciences, s'acharnent prtendre que le seul but recevable pour une pratique scientifique dans notre domaine serait de raliser des prdictions du premier type. Bien au contraire la mthode prconise par Popper pour les sciences sociales consiste, non seulement s'intresser des logiques de situation (voir notamment la vingt-cinquime thse sur la logique des sciences sociales, dans Adorno-Popper, 1969, 1979 : 88), mais se livrer des manipulations plutt qu' des prophties, en mettant en oeuvre localement des lments de ce qu'il appelle une technologie fragmentaire (piecemeal technology (Popper, 1957, 1988: 74). Le 'raccommodage fragmentaire' (piecemeal tinkering) (comme on l'appelle parfois) combin avec l'analyse critique, est la voie principale pour aboutir des rsultats dans les sciences sociales aussi bien que dans les sciences naturelles. Les sciences sociales se sont dveloppes en grande partie sous l'influence des critiques faites aux projets d'amlioration sociale, ou plus prcisment sous l'influence des enqutes destines dterminer si oui ou non une certaine action politique ou conomique tait propre produire un rsultat attendu ou dsir. Cette approche, que l'on pourrait en vrit appeler classique, est ce quoi je pense en parlant de mentalit technologique dans les sciences sociales, ou de 'technologie sociale fragmentaire'. (ibid. :75).

  • 25 Voici donc deux solides raisons pour soutenir que la pratique de recherche dfendue

    ici peut prtendre la scientificit, sur la base des critres normatifs tablis par Popper. Non seulement, en effet, c'est bien dcouvrir des logiques de situation que nous nous employons, puisque c'est cela-mme que nous cherchons thoriser avec la notion de situation de gestion, mais en outre, c'est galement une technologie sociale fragmentaire qui nous sert tester nos thories. Par exemple, lorsque, aprs une observation dtaille de la communication dans une tour de bureaux, utilisant des moyens trs varis et multiformes (entretiens, observations directes, mise contribution des acteurs pour tudier leur propre comportement, etc.), combinant une large part de qualitatif avec un peu de quantitatif, on labore une conceptualisation s'appuyant sur la distinction entre communication relationnelle et communication fonctionnelle (Girin, 1987), puis on prconise un certain nombre de mesures pratiques, tout fait fragmentaires, dont l'efficacit pourra tre mise l'preuve, on a vraiment le sentiment de faire exactement et au pied de la lettre ce que prconise la pense normative de Karl Popper. Le test, c'est la possibilit d'chec de la technologie fragmentaire, lequel devrait alors conduire remettre en question les conceptualisations sur lesquelles elles se fonde. Il va de soi que, en un tel domaine, l'apprciation du succs ou de l'chec demande beaucoup de temps, et qu'il n'est pas toujours possible de ritrer, comme il conviendrait, des expriences analogues : la rfutabilit n'en est pas moins prsente.

    Le cadre popprien de la scientificit, malgr la popularit qui est le sien, notamment chez les chercheurs en sciences de la nature, ne saurait pour autant constituer l'alpha et l'omga du dbat pistmologique en sciences sociales o, comme le note Jurdant (1981: 218), Popper fait incontestablement preuve d'une absence d'enthousiasme. Bien qu'il en reconnaisse sans dtour l'existence, il sous estime certainement l'importance du phnomne de la comprhension tel que l'avait analys Weber (1922, 1971 : 4sq). Il le rejoint pourtant avec sa description de la mthode zro ou mthode de l'hypothse nulle (1957, 1988: 177), qu'il dcouvre chez les conomistes, mais dont la paternit pourrait bon droit tre impute l'auteur dconomie et socit, avec la notion d'idaltype (Weber, 1922, 1971: 17sq.). La comprhension, c'est--dire, au fond, la capacit se mettre la place de ceux que l'on tudie, joue certainement un rle plus important que celui que ne lui reconnat Popper, non seulement dans le contexte de dcouverte - avec les intuitions que l'on peut avoir sur les significations du comporte-ment des acteurs -, mais encore dans le contexte de justification, c'est--dire dans la critique mutuelle des noncs et des thories qui sont avancs. La subjectivit soumise au contrle collectif peut permettre par exemple de juger plus ou moins plausible telle reconstitution des logiques de comportement des acteurs, et contribuer ainsi valuer le pouvoir explicatif des constructions thoriques et slectionner celles qui sont meilleurs que les autres, sans avoir attendre tous les rsultats de la prdiction technologique. Ces rserves faites, il demeure que l'on dispose l d'une base solide pour un dbat de qualit sur la scientificit de cette approche.

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