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TRAHIR Sixième année, juin 2015 Entretien avec Benoît Peeters Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, à Montréal. Relu à Paris les 6, 7 et 8 juin 2015. Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste, scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé (1983) chez Casterman où il publie également, en collaboration avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures depuis 1983. Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée (2003), Nous est un autre, enquête sur les duos d’écrivains (2006) et trois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida (2010) et Valéry. Tenter de vivre (2014), auxquelles s’ajoute Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe (2010). Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour y présenter une conférence intitulée « Jacques Derrida : L’archive et le secret » dans le cadre de la Journée d’étude Biographie d’écrivain au Département de langue et littérature française de l’Université McGill (7 mai 2015). Une discussion libre et publique autour de son œuvre, « Carte blanche à Benoît Peeters », s’est également tenue le lendemain à la librairie Le Port de tête. C’est dans le contexte de cette agréable discussion publique que nous nous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’est imposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôt restreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunité d’approfondir des questionnements qui émergent, d’aborder certaines curiosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Je remercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sans hésitation cet entretien impromptu autour de certaines dimensions à partir desquelles la pratique du genre biographique me semblait pouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapports avec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimer également ma gratitude pour la générosité de sa parole, la confiance Jade Bourdages : « Entretien avec Benoît Peeters » 2 qu’il m’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors du travail de relecture des transcriptions et finalement, l’autorisation de publication de cet entretien. Cet entretien est en trois parties qui suivent le mouvement de notre échange : la pratique du genre biographique, le cas spécifique de Jacques Derrida et, enfin, la question des communautés de réception. Partie I : La pratique du genre biographique Au cours des deux dernières décennies, vous avez produit trois grandes biographies publiées chez Flammarion; l’une sur le créateur belge des Aventures de Tintin mort en 1983, Hergé, fils de Tintin, une seconde sur le philosophe français de renommée internationale Jacques Derrida disparu en 2004, Derrida, et enfin, tout récemment, une autre biographie majeure sur le grand essayiste et philosophe français décédé en 1945 Paul Valéry, Valéry. Tenter de vivre. Pour commencer, j’aimerais que nous discutions de cette pratique biographique comme genre, que nous explorions peutêtre même le statut de la figure de l’auteur et de l’œuvre dans votre travail. L’auteur et son œuvre sontils, par exemple, des objets centraux, ou encore, deviennentils dans la pratique même du genre biographique des prétextes, des formes de détours pour explorer d’autres dimensions? Peuton faire aujourd’hui, et à nouveaux frais, quelques liens entre la pratique biographique et le champ disciplinaire de l’histoire des idées? Une relation peutelle être entretenue entre ces deux « genres », ces deux formes de connaissances? Je commencerais par dire que la question de la biographie m’importe depuis très longtemps, alors qu’à l’époque de ma formation, vers la fin des années 1970, c’était une question un peu proscrite. Je suis issu d’une génération marquée par le Nouveau Roman, la Nouvelle Critique et le structuralisme, des pensées comme

Jade Bourdages Entretien avec Benoît Peeters … · créateur belge des Aventures de Tintin mort en 1983, Hergé, fils de Tintin, une seconde sur le philosophe français de renommée

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TRAHIR Sixièmeannée,juin2015

EntretienavecBenoîtPeeters

Entretien réalisé par Jade Bourdages le samedi 9 mai 2015, àMontréal.ReluàParisles6,7et8juin2015.

Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Il est écrivain, essayiste,scénariste, éditeur (Les Impressions Nouvelles) et biographe. Il estl’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le monde d’Hergé(1983)chezCastermanoùilpublieégalement,encollaborationavecledessinateurFrançoisSchuiten,lasérieLesCitésobscuresdepuis1983.Aux éditions Flammarion, Peeters publie Lire la bande dessinée(2003),Nousestunautre,enquêtesurlesduosd’écrivains(2006)ettrois biographies majeures; Hergé, fils de Tintin (2002), Derrida(2010)etValéry.Tenterdevivre(2014),auxquelless’ajouteTroisansavecDerrida.Lescarnetsd’unbiographe(2010).

Benoît Peeters était récemment de passage à Montréal pour yprésenterune conférence intitulée «JacquesDerrida:L’archive et lesecret»dans lecadrede la Journéed’étudeBiographied’écrivainauDépartementde langueet littérature françaisede l’UniversitéMcGill(7mai2015).Unediscussion libre etpubliqueautourde sonœuvre,«CarteblancheàBenoîtPeeters»,s’estégalementtenuelelendemainàlalibrairieLePortdetête.

C’estdans lecontextedecetteagréablediscussionpubliquequenousnous sommes d’abord rencontrés et que l’idée de cet entretien s’estimposée au fil des propos échangés collectivement. Le cadre plutôtrestreint des discussions publiques n’offre pas toujours l’opportunitéd’approfondirdesquestionnementsquiémergent,d’abordercertainescuriosités que la générosité de parole peut éveiller au passage. Jeremercie donc chaleureusement Benoît Peeters d’avoir accepté sanshésitationcetentretien impromptuautourdecertainesdimensionsàpartir desquelles la pratique du genre biographique me semblaitpouvoir être aujourd’hui interrogée, notamment dans ses rapportsavec l’histoire des idées comme discipline. Je tiens à lui exprimerégalementmagratitudepour lagénérositédesaparole, laconfiance

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qu’ilm’a accordée lors de notre rencontre, sa disponibilité lors dutravailderelecturedestranscriptionset finalement, l’autorisationdepublicationdecetentretien.

Cet entretien est en troispartiesqui suivent lemouvementdenotreéchange: la pratique du genre biographique, le cas spécifique deJacquesDerridaet,enfin,laquestiondescommunautésderéception.

PartieI:Lapratiquedugenrebiographique

Aucoursdesdeuxdernièresdécennies,vousavezproduittroisgrandes biographies publiées chez Flammarion; l’une sur lecréateurbelgedesAventuresdeTintinmorten1983,Hergé,filsdeTintin,unesecondesurlephilosophefrançaisderenomméeinternationale Jacques Derrida disparu en 2004, Derrida, etenfin, tout récemment, une autre biographie majeure sur legrand essayiste et philosophe français décédé en 1945 PaulValéry,Valéry.Tenterdevivre.Pourcommencer,j’aimeraisquenousdiscutionsde cettepratiquebiographique commegenre,quenous explorionspeut‐êtremême le statutde la figuredel’auteuretdel’œuvredansvotretravail.L’auteuretsonœuvresont‐ils, par exemple, des objets centraux, ou encore,deviennent‐ils dans la pratiquemême du genre biographiquedes prétextes, des formes de détours pour explorer d’autresdimensions? Peut‐on faire aujourd’hui, et à nouveaux frais,quelques liens entre la pratique biographique et le champdisciplinairedel’histoiredesidées?Unerelationpeut‐elleêtreentretenue entre ces deux «genres», ces deux formes deconnaissances?

Je commencerais par dire que la question de la biographiem’importe depuis très longtemps, alors qu’à l’époque de maformation,vers la findesannées1970, c’étaitunequestionunpeuproscrite. Je suis issu d’une génération marquée par le NouveauRoman,laNouvelleCritiqueetlestructuralisme,despenséescomme

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celles d’Althusser, de Lacan, de Foucault, et dans mon cas plusencoredeRolandBarthes,puisquej’aiétésonétudianttoutà lafindesavie.Detouscescôtés‐làonétaitassezhostileà labiographie.On l’avait remise en question de très nombreuses façons, sanscompterqu’unauteur qui comptait déjàpasmalpourmoi, commePaulValéry,avaitdesmotsdurssurl’approchebiographiqueetqueProust lui avait porté d’autres coups avec le Contre Sainte‐Beuve…Donconpeutdirequelebainautourdemoiétaitanti‐biographiqueetquejecomprenaiscetteproblématique,ellenem’étaitpasdutoutétrangère,jenelarefusaispas.Pourtant,dèscetteépoque,uneautrepartiedemoiallaitducôtédelabiographie:lepremierromanquej’ai publié, en 1976 aux éditions de Minuit, un bref roman quis’appelleOmnibus,étaitunebiographieimaginairedeClaudeSimon.Une sorte de pastiche de Claude Simon,mais enmême temps unebiographie, cequi estassezétrangepuisqueClaudeSimonétaitunécrivain très secret, qui disait que toute son œuvre tenait à sonécriture, que sa personne n’importait pas. Cela ne m’avait pasempêchédel’approcheràtraversunebiographie,certesimaginaire,maisquandmêmenourriedepasmald’informations,mêmesitoutcelaétaitprisdansunefictionetundélire.Parexemplejeracontaissamort,plusieursfois,proposantdiversesversionsdesamort,maisjeracontaisaussiqu’ilrecevaitleprixNobel,neufansavantqu’ilnele reçoive en réalité, et je citais même des fragments du discoursqu’ilprononçait.Doncc’estdirequecedrôledelivre,dontjen’avaisévidemmentpasdutoutlesentiment,à l’époque,qu’ilcontenaitengermesbeaucoupdeschosesquim’intéresseraientparlasuite,étaitdéjàunefaçondejoueravecuntabou.Ilyavaitdel’ironiededans,etc’était peut‐être autant une parodie de biographie qu’unebiographie. Mais il n’empêche que la question était là. Sur lacouverture,onavaitajoutéunbandeau:«unebiographieimaginairede Claude Simon». Alors qu’est‐ce que c’est qu’une biographieimaginaire? C’est un genre littéraire qui s’est beaucoup développédans la littérature française depuis quelques années – PatrickDeville,PierreMichon,JeanEchenozetbiend’autresontjouéavecceconcept de biographie imaginaire et Alexandre Gefen vient deconsacrer un bel essai à la question, Inventer une vie. La fabriquelittérairedel’individu1.Maisàl’époquec’étaitbeaucoupmoinsdéfini.

                                                            1 Alexandre Gefen, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu,

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Omnibusn’appartientpastoutàfait,d’ailleurs,àlacatégoriequejeviensd’évoquer.

Tout ceci peut sembler périphérique par rapport à votre question,maissituequandmêmequelquechosequivadevenirinsistantdansmontravail,problèmequejeformuleraiscommesuit:n’avait‐onpasliquidéunpeuvitelaquestionbiographique?Peut‐onvéritablements’endébarrasser?Onpeutévidemmentnoterqu’ilyauneformedeconcomitance–parcequesouventlesidéessontdansl’air–entrecepremier livre et des émergences biographiques ouautobiographiques chez certains écrivains de la modernité, dontl’exempleleplusextraordinaireestàmesyeuxleRolandBarthesparRolandBarthes. Il ne s’agit évidemment pas d’une autobiographie,moins encore d’une biographie,mais l’ouvrage joue avec ces deuxgenres.Onpeutdirequelàaussiilyauneformedeparodie,maisilyabienautrechose.Ilyaquandmêmeuneremiseenavantdusujet,d’un sujet devenu objet – et si vous vous en souvenez, d’ailleurs,danslespagesdegardenoiresdelacollectionÉcrivainsdetoujours,il était écrit «Tout ceci doit être considéré comme dit par unpersonnage de roman»2. Il y a un jeu remarquable entre pudeur,repriseetdéplacement.Cere‐travailnecorrespondpasdutoutàun«retourà…»antimoderne,commeonapuenvoirdans lesannées1980.Ils’agitaucontraired’uneinvention.

Bien sûr, Barthes avait lu – et forgé en partie, avec l’article sur lamort de l’auteur3, etc. – tout ce qui existait comme remise enquestion du geste biographique. Bien sûr, il était nourri duContreSainte‐Beuve,etdanssonrapportàProustilsavaitparfaitementquele texte pouvait – ou devait – être lu en tant que tel. Il n’empêche

                                                                                                                                     préface de PierreMichon, Bruxelles, Les ImpressionsNouvelles, 2015. Lelecteur pourra également se référer à Vies imaginaires. Anthologie de labiographielittéraire,textesrecueillisparAlexandreGefen,Paris,Gallimard,2014.2«Etaprès?–quoiécrire,maintenant?Pourrez‐vousencoreécrirequelquechose? –On écrit avec son désir, et je n’en finis pasdedésirer ». RolandBarthes,RolandBarthesparRolandBarthes,Paris,ÉditionsduSeuil,1975.3«Lamortdel’auteur»estd’abordpubliéenanglais(1967)danslarevueaméricaineAspen.Ilseratraduitetpubliél’annéesuivanteenfrançaisdanslejournalManteia(1968).

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qu’il avait écrit sur la biographie de Proust de Painter4 dès saparution; ilavaitunecertaineaffectionpource livre,etessayaitdecomprendre–etjecroisqu’ilaessayéjusqu’auboutdecomprendre–enquoi l’intérêtpourMarcelProust,cequ’ilaappeléunmoment«le marcellisme», pouvait avoir du sens à côté de l’intérêt pourProust en tant qu’écrivain. Barthes arrivait à faire tout cela avecbeaucoup de doigté, d’obliquité. Il n’empêche que ces questionsétaient déjà les siennes et qu’après tout, c’est également lui qui aforgé le concept de biographème, qui apparait dans Sade, Fourier,Loyola, cette idéed’une«biographiepar touches»,plutôtque lisseetcontinue.

Ces questions ont continué à me préoccuper après la mort deBarthes,àuneépoqueoù jemesuisunpeuéloignéde l’institutionuniversitaire. J’ai mené ma propre vie, suivi ma propre voie endéveloppantuntravaild’auteur.Maislaquestionbiographiques’estposéeàmoi fréquemment,et jecontinuaisàmedemander:qu’est‐cequ’onpeuten faire?Commentpeut‐on la reprendre?Dans l’unedespremièresapprochesquej’aifaited’HergéavecunlivrecommeLemonded’Hergé,ilyavaitdéjàdesélémentsbiographiques.Puisen1987, j’ai publié un premier livre sur Paul Valéry, qui est épuisédepuistrèslongtemps,quis’appelaitPaulValéry,unevied’écrivain?Dansletitre,unevied’écrivain?,ilyavaitévidemmentuneambigüitévoulueentre lepointd’interrogationportantsur«unevie»ousur«d’écrivain». Dans l’introduction de ce petit livre, je défendais lesens d’une intervention biographique sur quelqu’un qui avaitbeaucoupdécrié labiographie, et j’essayaisdemontrer combien laquestion restait centrale chez Valéry. Ce sont donc les premièresapproches,lespremièresesquisses,etpuisdansl’ordresontarrivésHergé,filsdeTintin,quiestl’aboutissementd’untrèslongtravailquej’avais entamé sans vraimentm’en rendre compte, en rencontrantbeaucoup de témoins, en consultant beaucoup d’archives, puis entravaillantàdesdocumentairesetdesexpositionsautourd’Hergé…Àunmoment,jemesuisdit:«jedoisfairelelivre».Ilexistaitdéjàdes biographies d’Hergé avant la mienne, dont celle de Pierre                                                            4GeorgeD.Painter,MarcelProust,Paris,ÉditionsMercuredeFrance,1966.Chez Mercure de France, Painter a également publié une biographied’André Gide (1968) et chez Gallimard Chateaubriand, une biographie(1979).

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Assouline5, ce qui crée une situation très particulière, quand il yexistedéjàdesbiographiesd’unepersonnalitérécemmentdisparue,pourquoienécrit‐onune?Quoiqu’onfasse,legesteaquelquechosed’unpeupolémique.PuisestvenuDerrida,quej’aiécrit,jedirais,exnihilo, c’est‐à‐dire que pendant une discussion avec Sophie Berlin,mon éditrice chez Flammarion, le nom de Derrida est apparu. LelivresurHergéavaiteupasmaldesuccès,elleavait ledésirdemevoirécrireuneautrebiographie,et lenomdeDerrida,quiestbienloindeceluid’Hergé,estvenudansnotreconversation(aprèsceuxdeBarthes,deGodardetdeDebord)etaaussitôtfaittiltpourmoi.Jem’y suis lancé, je dirais quasiment du jour au lendemain, et j’y aitravaillé de façon très intense pendant trois ans. Cette longueimmersionestchroniquéedanslepetitlivred’accompagnementquis’appelleTroisansavecDerrida.Lescarnetsd’unbiographe,quiestenmême tempsunpeuune théoriede labiographie–une théoriesansenavoirl’air,maisc’estquandmêmeunethéoriepragmatiquedelabiographie,delabiographiesefaisant.Puis, ilyaletroisièmelivre,Valéry.Tenterdevivre quiestune reprisedu travail surPaulValéry, beaucoup plus ample, avec de nouvelles sources et unenouvelleperspective.

On peut dire qu’avec ce livre sur Paul Valéry, je deviens d’unecertainefaçonunbiographe.Commeditlevieiladage,«jamaisdeuxsans trois», mais on pourrait dire aussi «à partir de trois, çacommenceàfairesérie».Jenepeuxplusdire:j’aiécritincidemmentunoudeuxlivres,oubien:j’aiécritunebiographiedetellepersonnequim’importait absolument.Àpartirde trois,onpeutdirequ’onaaffaireàquelqu’unquiseposevraimentlaquestiondelabiographie,au point d’y revenir avec des personnalités différentes. Quelqu’unqui se situe donc à la fois dans l’attitude tout à fait concrète dubiographe, avec ce que ça implique de labeur, de recherched’archives,enfin,depatience,etdanslaréflexionetladéfensed’ungenre,cedontj’aiparléilyaquelquesjoursaucolloqueorganiséàMcGill sur la biographie d’écrivains. Mes questions sont parexemple: la biographie est‐elle un genre défendable? Est‐elle ungenre consistant? Ou seulement une sorte de sous‐produit de cesgrandsgenresqueseraientlelivred’histoireetleroman?

                                                            5PierreAssouline,Hergé,Paris,ÉditionsPlon,1996.

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À propos de ces Carnets d’un biographe que vous évoquiez àl’instant, une question d’abord plus anecdotique: est‐ce quevous aviez tenu ce type de carnets dans le cas d’Hergé et deValéry?DanslecasdevotretravailsurDerridaspécifiquement,pourquoi rendre ces Carnets publics? Ceux‐ci constituent enquelque sorte une chronique de votre expérience, vous ysoulignez d’ailleurs que le travail sur les correspondances etsur tous les éléments qui ont animé la vie de Derrida futvertigineux. Il y a un passage sur lequel je suis tombée parhasardcematin,lepassagedu29août2008…Vousdites,etjevous cite: «Faut‐il commencer la biographie par uneintroductionqui la justifieetprésentesespartispris?C’estcequej’avaisfaitdanslelivresurValéryetdansceluisurHergé.Dois‐jeabsolumentlefaireici,alorsquecesCarnetsconstituentdéjà un immense contre‐point réflexif?»6. Pourquoi cet«immensecontre‐pointréflexif»danslecasdeDerrida?S’agit‐il làde l’élaborationd’une théoriequiseraitdevenue lavôtresurleplandelapratiquedugenrebiographique?

DansmonpremierlivresurPaulValéry(pasdanslesecond,leplusrécent)etdansmonlivresurHergé,ilyaenintroductionunesortede justification de l’entreprise biographique. Je l’ai fait égalementpourDerrida,maisdefaçonmoinsdéveloppée.Jepensequejeneleferaipluspourde futursouvragesdetypebiographique, justementparceque j’ai écritTroisansavecDerrida, qui rassemblebeaucoupdemesréflexionssurlesujet.Jenesouhaitepasenfaireunelitanie,je ne pense pas que toute biographie doive commencer par unejustification de l’entreprise biographique. C’est quelque chose quim’a semblé important à un moment, mais qui me semble moinsimportant aujourd’hui. Et l’entreprise des Carnets restera unique.PourHergé,jen’aipassouvenird’avoirprisdesnotesdecetype:j’aitoujourstravaillésurlesujetetj’aitoujoursaccumulédesdonnées,àtravers des projets concrets et ponctuels. Sur Valéry, j’avais desnotes,mêléesàd’autresnotessur lessujets lesplusdivers,c’est‐à‐dire que j’avais des carnets de travail, où je notais des idées, desfragments de projets et scénarios, des préparations d’articles. Et

                                                            6BenoîtPeeters,TroisansavecDerrida.Lescarnetsd’unbiographe, Paris,ÉditionsFlammarion,2010,p.111‐112.

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pour un colloque récent sur Paul Valéry, à Sète7, j’ai isolé etrassemblé l’ensemble de ce que j’ai appelé «notes valéryennes»,maisquinefaitqu’unegrossequinzainedepages,parcequej’enaiôtétoutcequiaprisplacedansle livre; jen’aidoncgardéquedesnotesmétabiographiques,l’évolutiondemesréflexionssurValéry,àtraversunetrentained’années.

Dans le cas de Trois ans avec Derrida, il s’agit d’un geste assezsingulierquim’estapparuimmédiatement.Deuxoutroisjoursaprèsavoir amorcé le livre, alors que le contrat n’était pas signé, que jen’avaispasl’accorddeMargueriteDerridasanslequeljen’auraispaspumelancer,j’aicommencéànotertoutcequimevenaitàproposde ce projet – et j’ai décidé de le faire méthodiquement. Il nes’agissait pas des contenus proprement dits, qui trouvaient placedans des fichiers informatiques: extraits de correspondances,citationsmarquantes,transcriptionsd’entretiens,etc.Non.Cequejenotais dans ces carnets d’un biographe, c’était ma relation à labiographie: lesenthousiasmes, lesappréhensions, lesobstacles, lestrouvailles, la concurrence – puisqu’à un moment quelqu’un s’estlancé dans une biographie parallèlement àmoi en essayant demeprendredevitesse.J’ainonseulementcommencécescarnets,maisjelesaiproposésàFlammarion,àmonéditrice,etnousavonssignéuncontratenmêmetempsquepourlabiographie.Donccen’estpasdutoutunlivrequiseraitvenuparcequ’enrelisantmescarnets,jemeseraisdit«tiens,ilyaunematièreriche».Non,c’étaitunvraiprojet.Je préparais donc simultanément deux livres. L’un, la biographieproprement dite, pour lequel j’accumulais une abondance dematériaux sansmemettre encore à écrire; l’autre, les carnets, quej’avais dans la poche, et que je remplissais au fur et à mesure,notamment après chaque rencontre. Ce livre s’est écrit comme desoi‐même, puis je n’ai eu qu’à le transcrire, en éliminant quelquesscoriesetdeuxoutroisméchancetés.

                                                            7BenoîtPeetersfaiticiréférenceauxJournéesPaulValeryquisetiennentchaqueannée,depuis2010,auMuséePaulValerydeSète,villedenaissancedupoèteetphilosophe.C’estsouslethèmeIntelligenceetsensualitéquela4e édition de ces journées a eu lieu les 19, 20 et 21 septembre 2014. Lelecteurpeut consulter lesactesdes travauxde2012auxquelsparticipaitPeeters, Paul Valéry. Actes des journées Paul Valéry 2012, Paris, FataMorgana,2013.

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Unedeschosesquim’a intéressépourcesCarnetsétaitd’avoirunedémarchenon‐téléologique,doncdenepasrectifierleserreurs.Sijepense au début de ma recherche que telle personne est trèsimportante, ou que dans tel endroit je vais trouver une sourcefondamentale, et que sixmois après il s’avèreque c’est une fausseidée,jelaisselefaitqu’àcemoment‐làjelecroyais.Sijemefaisunecertaine idéed’unerelationdeDerridaavecquelqu’unetquecetteidéedoitêtremodifiéeaprèsdesrencontresoudeslectures,jelaissemapremière erreur,mes interprétations erronées. Je penseque lelivren’avaitdesensqueparcequ’ilestuncarnetd’enquête,commeceluiquepourraitfaireunsociologue,unhommedelaboratoire,unvoyageur. Vous arrivez dans un pays, vous avez une premièreimpressiond’uneville;unanaprès,vousavezuneautreimpressionde cette ville ou de ce pays, mais vous gardez les traces de lapremière impression. C’était ça lepartiprisde ce livre, et jepensesonintérêt.Souvent,quandonreconstitueunprojetaposteriori,onélimine les pistes infructueuses, pour ne développer que leséléments finalement retenus. Alors que moi, ce qui m’intéressaitc’étaient les projets hypothétiques, les directions qui auraient puavoirdusens,etc.C’estçaquienfaitépistémologiquement,jepense,un objet intéressant, et qui a intéressé d’ailleurs des gens quin’étaient pas des derridiens, qui venaient d’autres domaines,notamment scientifiques, et qui y ont trouvé des échos de leurspropres préoccupations. Par exemple, jem’imposais, après chaquerencontreavecuntémoin,denoteraumoinsquelqueslignessurlesentimentquem’avaitlaissécetterencontre:leniveaudesincérité,la qualité du récit, l’amnésie, les contradictions avec d’autressources.C’estcelaquejenotaisdanscescarnets.Évidemment,dansmesautresnotes,jenotaisfactuellementcequelapersonnem’avaitraconté.Ils’agitdoncdeuxmodesdenotationtoutàfaitdifférents,sur deux supports différents: je notais les propos sur de grandscahiers que le témoin voyait, alors que dans un tout petit carnet,j’écrivaisjusteaprèslarencontre.

Évidemment, les témoins que je rencontrais ne savaient pas quej’écrivais ce second livre. Je le leur ai envoyé après la parution, enmêmetempsquelabiographie.Jen’aipaseudemauvaiseréaction,mais je pense que quelques‐uns ont dû quand même être un peudéconcertés de lire la relation de ce «hors champ». C’est un peucomme si vous décriviez non seulement la conversation que nous

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sommesentraind’avoir,maislelieuoùellesepasse,unrestauranten terrasse, le contenu des assiettes, les bruits de la rue, monhabillement, etc. Il s’agit d’un autre regard, un peu décalé, d’uneautrecouchedesens,ousivouspréférezd’uneautrematérialité.

Ça m’intrigue quand même que ce processus de tenir desCarnets se soit presque imposé de lui‐même dans le cas deDerrida,alorsquecen’estpaslecaslorsdevotretravailsurlesautresbiographies.Est‐cequ’ilyaunlienàfaireentrel’écritureet lapublicationdecesCarnetset le faitqu’ils’agisse làd’unegrandeœuvredephilosophie,uneœuvrebrulante,c’est‐à‐direuneœuvre qui fait encore l’objet de tant de convoitises, uneœuvre qui est également accompagnée de tant de rumeursincroyables.Vousleditesvous‐même,ilyavaitdeschosesquevous croyiez audépart, etqui à forcede travail se révélaientinfondées. Quel est ce lien entre la biographie et ce travailparallèle? S’agissait‐ildevous faire simplementune idéeplusnettedecequisepasseautourdecetteœuvreouexiste‐t‐iluneunitédelaformeetdufondentrecesdeuxouvrages?

Cequi est certain, c’est que ceprojet avait desbornes temporellesclaires.Ilavaitundébutetunefinbienmarqués.Ledébut,c’étaitladécisiondemelancerdansleprojet,c’étaientlesquelquesélémentsmatérielsquiallaientmepermettrede le faire, lecontratd’édition,l’autorisation des proches pour l’accès aux archives. On pouvaitdonneraulivreunpointdedépartdaté,cequipourmeslivressurValéry et Hergé n’était pas du tout le cas. Ce projet avait aussi unterme, puisque dans le contrat il était précisé que le manuscritdevaitparaitreà telmoment.Maisbiensûr, j’auraispuprendreduretard, ça aurait pu être quatre ans au lieu de trois… Bien sûr,j’auraispuaussirenoncerencoursderouteauprojet,maisdanscecas‐là les carnets seraient sansdoute tombés également.Mais si labiographieétaitunprojetdifficile,maisassezfacileàdéfendre–entant que première biographie, fondée sur un très large accès auxsources et aux témoins, elle allait forcément intéresser pasmal degens –,TroisansavecDerrida était un projet très fragile. Les genspouvaientsedire«onadéjàlabiographie,quiestlongue,àquoibondes carnets, on n’en a pas besoin». Mais j’avais pour ma part lesentiment que ce serait un projet intéressant. Un de mes plus

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proches amis, ledessinateurFrançoisSchuiten, était au courantdemontravail,etm’avaitdit,ensemontrantàcetégardplusderridienquemoi sans être un lecteur de Derrida: «mais est‐ce que ce quiserait formidable, est‐ce que la chose à faire, ce ne serait pasd’arriveràfondrelesdeuxlivresenun?».Quandjedisderridien,jepense notamment au livre Jacques Derrida fait par GeoffreyBennington,maisavecCirconfessiondeDerridalui‐mêmequioccupelebasdespages,ouàuncertainnombred’autresdispositifstextuels,comme une longue note qui court tout au long d’un texte, etc. Onaurait donc pu imaginer, ça aurait fait quelque chose d’assezspectaculaire, que je réserve une colonne ou des chapitresintermédiairesàchroniquermabiographie.OnauraiteuletempsdelaviedeDerridaetletempsdel’écriturebiographique.

En réalité, cette idée ne m’a jamais retenue. Je l’aurais trouvéenarcissique et un peu indécente, et probablement aussi tropmimétique. Or le mimétisme par rapport à Derrida était une deschoses dont je voulais absolumentmepréserver. Je ne voulais pasécrireunebiographiederridienne–ausensunpeucaricaturalqueçapeut avoir, qui rendpénibleunepartiede la littérature secondairesurDerrida–,maisunebiographiedeDerrida,quiprenneencompteuncertainnombredeproblématiquesthéoriques,toutenacceptantle code de la biographie. Je ne voulais pas faire le malin. Derridaétant déjà l’auteur d’une œuvre assez complexe, il n’était pasnécessaired’enrajouter.Doncpourmoi,rassemblerlesdeuxenunaurait été une sorte de coquetterie. Et puis, cela aurait rendu pluslongencoreunlivrequis’annonçaitdéjàassezample.Parcontre,lapublicationsimultanéedesdeuxlivres,legrandetlepetit,proposaità mes yeux un dispositif intéressant. Par certains côtés, ils sontinséparables, sauf qu’un lecteur peut très bien ne lire que labiographie ou que les carnets. Mais il est certain qu’il se passequelque chose entre les deux. Je l’ai perçu fortement dans laréception du livre dans différents pays: jusqu’à présent Trois ansavecDerridan’apasététraduit,alorsquelabiographieaététraduitedansseptlangues.Etlapartsubjectiveetméta‐biographiqueadoncdisparu pour ces traductions, ce qui a suscité des questions, etparfoisdescritiques,quejen’avaispaseuesenFrance.

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Certaines questions étaient formulées par et dans lesdifférentes communautés de réception de la biographie? Deséléments de réponses se trouvaient plutôt dans les Carnets,c’estbiença?

Oui. Par exemple des gens disaient, aux États‐Unis notamment,quelquesfois,«ilestdommagequeBenoîtPeetersnes’impliquepasplus en tant que personne et en tant qu’auteur, et reste dans uneforme de réserve…» Or, évidemment, si vous lisez lesCarnets, ceteffet‐là n’apparaît pas du tout. J’avais imaginé à unmoment, et çaaurait peut‐être été une solution, de réaliser pour les éditionsétrangèresunmontageresserréde50ou60pagesdesCarnets,quiauraitfonctionnécommeunepostface.Audépart,Flammarionadûespérer des traductions deTrois ans avecDerrida, mais la plupartdeséditeursétrangersontdûconsidérerquetraduirelabiographieétait déjà un gros travail. Heureusement, un certain nombre despécialistes de Derrida, aux États‐Unis, ou au Brésil, en Argentine,ont lulesCarnetsenfrançaisetparfaitementcompris leprojet.Lesmeilleurs articles que j’ai eus venaient de gens qui avaient lu labiographiedanssatraductionmaisquiavaientmislenezdansTroisansavecDerrida.Maispuisqu’ilyaplusieurscatégoriesdelecteurs–il y a plusieurs raisons de s’intéresser à une biographie –, j’avaisl’impressionqu’ilfallaitleurpermettredenepasêtreencombrésparquelquechosequiétait,pourreprendreuntermetrèsderridien,unsupplément. Mais je pense – en faisant parler lesmorts, ce qui esttoujours un peu absurde – que si Derrida avait été là, ou si sonfantômebienveillant avaitpris connaissancedemon travail, cequil’aurait le plus intéressé, c’est l’articulation entre lesdeux livres etl’entre‐deux,«ladoubleséance».

Mon rapport avec Derrida avait en partie commencé par quelquechose de cet ordre, puisque j’avais écrit et réalisé un albumphotographique avec mon amie Marie‐Françoise Plissart quis’appelleDroitde regards8, un livre entièrementmuet, pour lequelDerridaaécritcequidevaitêtreaudépartunepostfacemaisquiest

                                                            8Droitderegards,avecunelecturedeJacquesDerrida,estpubliéen1985auxÉditionsMinuit.Pourlanouvelleédition,voirBenoîtPeetersetMarie‐FrançoisePlissart,Droitde regards,Bruxelles, Les ImpressionsNouvelles,2010.

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devenuunelecture,untrèslongtexte,sansimages.Ilyavaitdoncunlongromanvisuelsanstexte,suivid’unlongtextesansimage,etlesdeuxcoexistentdans le livresanssesuperposerautomatiquement.D’ailleursilavaitparléàl’époquederapportsansrapport,évoquantle fait que les photographies pouvaient parfaitement se regardersans lui, et que le texte, à la limite, pouvait se lire sans lesphotographies.Cequiestarrivéd’ailleursauxÉtats‐Unisparcequel’éditeur craignaitde tomber sous le coupde la loi – les imagesnesont nullement pornographiques,mais, disons, osées – et il y a euune première publication d’une traduction anglaise du texte deDerridasanslamoindreimage,cequienfaisaitunobjetmystérieuxet bizarre, parce que commentant avecminutie un objet absent etinaccessible.EnmefondantsurcessouvenirsdeDroitderegards,jepeuxdoncimaginerquec’estcegeste‐là,cesdeux livresséparésetliés, qui aurait le plus intrigué Derrida. Connaissant sa tournured’esprit, je pense que c’est en quelque sorte la béance entre labiographieetlescarnets,l’intersticequilessépare,quil’auraientleplusintrigué.Onpourraitdoncdirequemêmesimabiographien’estnullementdéconstruite, ilyaungestediscrètementderridiendansmontravail.Celan’empêchepasque lescarnets soient très fluides,quasiromanesquesdans leurmouvement,etque labiographiesoittrèsnarrativeelleaussi.

Decepointdevue‐là,pourreveniràvotrequestion, le faitquecescarnetsaientététenusàl’occasiondelabiographiedeDerridaadûjouerplusoumoinsconsciemment.C’étaitunemanière,oblique,deprendreencompteladéconstruction.Maisleplusétrangedanscettebiographie tient d’abord à mon ingénuité. Bien qu’ayant fait unelicence de philosophie, bien qu’ayant connuDerrida, bien qu’ayantsuivicertainsdesesséminaires,etayantluplusdeseslivresqueden’importe quel autre philosophe, j’étaismalgré tout unoutsider. Jemesuislancédansuntravailsirisquéetsidifficilequesijen’avaispas eu ce que j’appelle l’ingénuité – on pourrait dire naïveté,inconscience, voire bêtise –, si je n’avais pas eu ce trait detempérament un peu aventureux, je ne l’aurais pas fait. Toutepersonneunpeuraisonnableauraitmesurél’ampleurdesdifficultésetceseraitdit«toutlemondevametomberdessus,oubienjevaisbuter sur des choses trop complexespourmoi, ou je vais y passervingt ans» (c’était aussi un des risques: celui des scrupules et del’enlisement).Unpurderridienouunpurphilosopheneseseraitpas

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lancéedanscettebiographie,entoutcaspasàcemoment‐làetpasde cette façon‐là. Il aurait probablement voulu jouer avec l’idéedebiographie, utilisé des éléments biographiques, ou fait ce qu’onappelle quelquefois une «biographie intellectuelle», et qui mesembleenl’occurrenceêtreunebiographieappauvrie.

Pourquelegestebiographiqueprennetoutsonsens,ilfautaccepterde dépasser la limite stricte de l’intellectuel. Derrida en a parlé àpropos d’autres auteurs, notammentHeidegger, et j’ai été heureuxdedécouvriraucoursdemesrecherchesqu’ilavait surcepoint lamême position quemoi: la biographie dit intellectuelle a quelquechose de paresseux ou d’appauvrissant. De lamême façon, si vousécrivezunebiographied’unscientifique,vousdevezbiensûrtraiterdes éléments scientifiques, mais vous ne faites pas un livre dethéorie scientifique, sinon il ne s’agit pas d’une biographie. Écrireune biographie, c’est accepter l’idée que le cheminement de lapersonne, les influences, les rencontres, les conflits, la vie diteprivée,ontquelquechoseàvoiravecceluiqu’ilest.Sionneprendpas en compte ce parti alors je pense qu’on colle le mot debiographiecommeuneétiquettepresquecommercialesurunobjetquinejouepaslejeu.Moi,jevoulaisjouerlejeu,j’aitoujoursvoulujouer le jeu dans les différentes biographies que j’ai écrites. Il y ad’ailleurs des gens qui ont lu ma biographie, parce qu’ils meconnaissaient, sans avoir lu du tout Derrida et qui sont arrivés aubout assez facilement. Ils en sont sortis avec une certaine idée dupersonnage, desmilieux et des périodes qu’il avait traversées, desintérêts qui avaient été les siens, alors qu’au début ils se disaient«oh,jevaislirel’enfanceetaprèsçavadevenirtropcompliquépourmoi, donc je le lâcherai dès qu’il commence à publier…». Etfinalement, ils sont arrivés au bout du livre sans vraie difficulté,peut‐êtreensautantdespagespar‐ci,par‐là.

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PartieII:LecasdeJacquesDerrida

Avantmêmed’entamer le travail surDerrida,vousaviezdéjàunecertaineconsciencede l’ampleurdesdifficultés,dutravailrisquéquecelacomportait,dufaitquevousn’entriezpaslà,entant qu’outsider dites‐vous, en terrain disons pacifié. Laphilosophieseprésenteensestraitsextérieurscommeterrainpacifié,elleoccultesesconditionsdeproduction,elleseplacesouventbienau‐dessusdesconflitsmondains;c’estaussicequila rend en partie difficile pour les sociologues ou quiconquetented’enreconstituer lagenèse. Ilyaunobstaclecertainaufait de faire de la philosophie un objet de sociologie oud’histoiredesidées,c’estquetoutestfaitdanssescodesetdanssesrèglespourqu’ilsoitdifficiled’apercevoirtoutcetravailetcesconditionsdeproduction,lesconflitsqu’ellesusciteetquilasuscitent.Parexemple,est‐cequeletypededifficultésquevousévoquiez [dans la première partie de notre entretien] s’estprésenté avec autant d’insistance dans le cas d’Hergé et deValéry?

Non,nettementmoins.

Il nous faudrait peut‐être arriver un jour à s’expliquer cesdifférents degrés d’intensités. Comment, par exemple,expliquez‐vous ces différences dans le cas des troisbiographies?Pourquoiavez‐vousrencontrémoinsdedifficultésdans le cas d’Hergé ou Valery que dans celui de Derrida?Quelquechoseautourdel’œuvreduphilosopherelevait‐ild’unautre ordre de difficultés: la littérature secondaire, lesspécialistes, les héritiers, les défenseurs, les «gardiens dutemple»? Il y a là toute une masse de communautésd’interprètesautourdecetteœuvre…

Ceux qu’on appelle, de manière trop rapide «les derridiens»forment une communauté aux frontières floues, un ensemble degens qui sont eux‐mêmes traversés par de nombreuses nuances,différences,quandcenesontpasdescontradictionsoudesconflits.Il n’y a pas un bloc qui serait «les derridiens». Il y a une

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communauté diffuse, dont beaucoup disent «nous sommesderridiens»,dontd’autresàlalimitenelerevendiquentpas,maislesont toutautant.Maiscesgensn’entendentpas lamêmechoseparDerridaetparderridien.Donconnepeutpassedirequ’ilyauraitcomme ça une sorte de consensus sur ceux qu’on appellerait «lesderridiens».Ilyadéjà,pourfairetrèssimple,unetendancedepursphilosophes et une tendance de gens littéraires ou liés au mondel’art. Il y adesderridiens français, desderridiensnord‐américains,des derridiens sud‐américains, ce sont des communautés trèsdifférentes.

Par exemple, les livres n’ont pas tous été traduits dans toutes leslangues, les livresquiont faitévènementnesontpas lesmêmes,etl’usagequienestfaitesttrèsdistinct.Prenonslecastrèssimpledela différence entre la France et les États‐Unis. En France, Derridas’adresse d’abord à la communauté philosophique, et pendant trèslongtemps sa formation est liée à un sérail philosophique assezstrict. Après tout, il est aussi un produit de l’enseignementphilosophiquefrançais:NormaleSupetl’agrégation.AuxÉtats‐Unis,où la philosophie dite continentale est méprisée dans lesdépartements de philosophie, ce sont les littéraires qui l’ont invitédepuis ledébut.Àpartirde la littérature,Derridavarayonnerversl’architecture, l’art, la théologie, le droit, etc.Mais il ne sera jamaisinvité dans les départements de philosophie. Les thèses soutenuessurluinelesontjamaispardesphilosophes.Doncvouscomprenezd’embléequeceuxqu’onpeutappeler«lesderridiens»nesontpasdu tout du même genre, du même style, dans le monde nord‐américainetdans lemonde français.Maissivousallezregardercequi se passe en Allemagne, c’est encore tout à fait différent. Et neparlonspasdepayspluslointainsoùilestplusdifficilepourmoidebienmesurerlaréceptiondeDerrida:auJapon,enCorée,enChine.

Mon parti initial, qui vient peut‐être du fait que ce n’est pas lepremiertravailbiographiquedanslequeljemelance,monpartiprisinitialc’estquelalittératuresecondairevaêtresecondairepourmoi.Qu’elle ne sera pas une porte d’entrée très importante. Ça ne veutpasdirequejel’ignoreraitoutàfait,maisquejel’aborderaiavecunecertaine désinvolture. Parce que déjà, elle existe en beaucoup delanguesetquelaplupartdeceslanguesjenepeuxpasleslire.Jesaisquedetoutefaçonjenepourraipasfaireuntourdusujetexhaustif.

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Donc ce qui m’intéresse, c’est d’abord les sources primaires. Aumoment où je commence à travailler, en 2007, beaucoup descontemporainsdeDerrida sont encorevivants, y comprisdesgensun peu plus âgés que lui; j’interroge des gens de sa famille, maisaussidesamisetcollèguesdesesdébuts,mêmedesgensquiontétédansunepositionderelativemaîtriseparrapportàlui.Ça,c’étaitunpremier point fondamental: ils sont là, je dois tout faire pour leurparler.Deuxièmement,Derridaadéposéunequantité considérabled’archives. D’abord à Irvine près de Los Angeles. Puis à l’IMEC, enFrance, à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine, enNormandie,oùl’archiveestentraind’êtreclassée.Jecommenceparconsulter les lettres reçues, après avoir négocié des autorisationsavec les ayants droit, ce qui n’est pas toujours simple. Certainspensentqueletravaildubiographeestfacilequandilyabeaucoupd’archives,qu’ilsuffitdeconsultercettemassedelettres,commesilescorrespondancesétaientlà,disponiblespourtous.Enréalité,leslettres envoyées par Derrida, elles sont dispersées dans lemonde.C’estunimmensetravailderetrouverlesgens,delesconvaincredevous laisser consulter les lettres qu’ils ont reçues. Il y a des gensconnus,qu’onretrouveunpeuplusfacilement,maisquiontparfoisdesraisonsdenepaslesmontrer. Ilyadesgensinconnus,outrèspeuconnus,dontilfautretrouverlatrace,etc.Unegrandepartiedutravaildubiographetientdutravaild’enquêteur,dedétectivepourretrouverlessourcesetgagnerlaconfiancedesproches.Magrandeforce,c’estd’êtreautoriséparMargueriteDerridaàliretoutcequ’apu écrire Derrida lui‐même. Mais je dois aller chercher beaucoupd’autres autorisations, pour pouvoir explorer sérieusement cematériau.

Derrida a tout gardé. Je sais donc que je vais avoir une chanceextraordinaire,enmêmetempsunpeuaccablanteparlamasse,maispassionnante.Parexemple,quandjecommenceàconsulteràl’IMECles correspondances reçues, je dois commencer à les consulter parordrealphabétiqueparcequ’ellessontentraind’êtreclasséesdanscet ordre‐là. Je vais pouvoir lire les correspondants dont le nomcommenceparA,B,C(Abirached,Althusser,Bianco,etc.)etpuis jevaispasseràD,E,F,etc.,aufuretàmesuredelarecherche.Onestpresque en train de trier pour moi! Je suis un accélérateur declassement,parcequ’ilssaventàl’IMECquejetravaille,quej’avancebien, et ils sont stimulés pour organiser ce fonds unpeu plus vite,

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etc.Detempsentempsaussi,jereviensverslesgensquiclassentleslettres, et je leur dis «non, là, vous avez confondu, c’est unhomonyme,maiscettelettrenedevraitpasêtredanscedossier‐là»,etc.Jeconsulte,maisenmêmetempsjecontribueàlamiseenvaleurdu fonds, etparfoismêmeà sonorganisation.Etça, çam’intéresseinfinimentplusquelalittératuresecondaireetlescommentairesdecommentaires,puisque jesaisque jedispose làd’unmatériauneufet dans lequel je me sens à l’aise. Il faut apprendre à déchiffrerl’écrituredeDerrida, cequi est trèsdifficile,mais aprèsun certaintemps on devient expert. On s’habitue, tout simplement, puis unefoishabitué,onavanceassezrapidement.

Jedécouvreaussiàl’IMECdesarticlesquin’ontjamaisétépubliésouquil’ontétédansdeslangueslointaines,desinterviewsaccordésauBrésilouauJapon,maisdontilexisteuntextefrançais,etc.Cesontaussi des matériaux passionnants pour moi, puisque ce sont desmatériaux non connus, au ton quelquefois plus libre que dans lespublicationsplusofficielles.Parallèlement,biensûr,jelisoujerelisune autre source primaire, qui est l’ensembledesœuvres publiéesparDerrida, les classiques comme les textes lesplus rares.Et c’estdéjà un très gros boulot.Mais je ne les lis pas comme si j’étais entraind’écrireuneintroductionàsaphilosophie.Jeleslisdemanièrecontinue,encherchantleséchos,lesallusions.J’avanceassezviteetquand je sens que quelque chose est un peu trop technique, je nem’attarde pas, quitte à y revenir si j’en ai besoin, mais je n’ai pasl’intention de faire un résumé ou une analyse de chaque livre.D’autant que comme vous le savez, il y a environ 80 ouvragespubliés,donc,imaginonsmêmequejeconsacretroispagesàchaquelivre, cequiest trèspeu, çaauraitdéjà fait250pagesde livre rienque pour analyser les livres, ce qui aurait complètementdéséquilibrélabiographie.Jenevaisdoncévoquerendétailqu’unedouzaine d’ouvrages, m’attachant surtout à leur genèse et à leurréception.

Danslemilieuphilosophique,vousadressezcettequestiond’unphilosophefrançais,lapossibilitédesabiographie…MaisdanscettemaisonFrancetellequenousl’évoquionsplustôt,ilyauntabou, c’est‐à‐dire cette relation, ce rapport de l’œuvre à sonauteuretinversement.«Lamortdel’auteur»aétémaintesfois

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annoncée,ledécretfaitdemilleetunefaçonsdansladeuxièmemoitiéduvingtième siècle. Immolationde soietécriture sontdevenues, à partir de Maurice Blanchot peut‐être mais passeulement, quelque chose de très présent dans la pratiqued’écriture de bien des auteurs et théoriciens de la créationlittérairedelamaisonFrance…

Biensûr.EtBlanchotquifascinaitDerrida,faitpesercetabousurluiet autour de lui. D’un autre côté, il y a aussi beaucoup d’écritureautobiographiquechezDerrida,dansLaCartepostale,Circonfession,LeMonolinguisme de l’autre et bien d’autres publications. Et il y adans plusieurs de ses textes sur d’autres auteurs des allusionsbiographiques, dansGlaspar exemple. C’est aussi le cas chez PaulValéry,quiposeuntabougénéralsur labiographie,maisutiliseunabondant matériau biographique dès qu’il parle de Mallarmé,HuysmansouDegas.Ilyaunecontradictioninternequicontribueàmettreàl’aiselebiographequejesuis.

La figure de l’auteur devient‐elle alors autre chose dans cegenrequ’estlabiographie?Dansvotrepratiquedugenre,cettefiguresecomplique‐t‐ellesivousmepermettezicil’expression?

Je crois que ce qu’il y a, particulièrement chez Derridamais aussichez Paul Valéry et RolandBarthes, c’est que ce sont des gens quiveulent inquiéter la biographie. Et de ce point de vue‐là, je lesrejoins. J’aimoi aussi un rapport inquiet, parceque jene crois pasaux causalités simples. Je pense qu’entre ce qu’on appelle troprapidement «l’œuvre» et «la vie» il existe un jeu de relations,extrêmement sophistiqué, subtil, et qu’il faut se garder de touteapplication mécanique. Il reste bien évidemment possible etsouhaitable de lire les œuvres et les textes dans leur nudité, sanspasser par le détour biographique. La démarche biographiquem’apparaîtcommeunplus,unsupplément,etpasdutoutcommeunpassageobligé.Ilnes’agiraitpasdedire:maintenant,toutlecteurdeDerrida,pourlecomprendre,doitd’abordliresabiographie.

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Ouencore,«l’ensemblede l’œuvres’éclairemaintenantpar lefaitqu’ilarencontrételleoutellepersonne»,parlefait«qu’ilafréquentételoutellieu,faitteloutelchose»…

Voilà.S’iln’yaplusdetaboubiographique, iln’yapaspourautantd’impératifbiographique.Iln’empêchequ’onretrouveunequestionquevousposieztoutà l’heureetque j’ai laisséeunpeuenchemin,quiestcelleduconflit.Etleconflit,lapolémique,sontdesélémentsque l’histoire et la sociologie des sciences ont énormémentmis envaleurcesdernièresannées.Lasciencen’estpasunemarchelinéaireverslavérité,chaquedisciplineavançantpasàpasverssonpropreaccomplissement;elleestlecadred’enjeux,detensions,deluttes.Jepense que, de ce point de vue‐là, la philosophie appartientexactement à la même scène, celle qui a été décrite par des genscommeBrunoLatourouIsabelleStengersetd’autres,quimontrentquelaneutralitédelascience,laquêtedelavérité,etc.,cherchentàmasquerd’innombrablesjeuxd’intérêts.

Cequin’empêchepasqu’ilexistequelquechosecommedelasciencepure. Je ne me situe pas du tout dans le relativisme ou leréductionnisme, de ce point de vue‐là. Mais cette science pure necorrespond qu’à des moments, presque des instants, à l’intérieurd’unehistoireextrêmementcomplexeettendue.Cesquestions,jelesrencontretrèsfortementsurlascènephilosophique,etavecDerridasuperlativement.AvitalRonell, auxdébuts du Collège internationaldephilosophie,avaitproposéàDerrida la créationd’unechairedepolémologiephilosophique.Derridaavaittrouvéd’embléel’idéetrèsintéressante et on comprend bien pourquoi. L’histoire de laphilosophie est une chose très étrange, de ce point de vue‐làpuisqu’elle ne produit pas de résultats aussi tangibles et aussiclairement progressifs que l’histoire des sciences, où, malgré tout,par certains côtés, Einstein dépasse Newton en l’incluant dans unsystèmeplusvaste.Enphilosophie,onestàlafoisdansunesortedesurplace: par certains côtés on n’est jamais allé plus loinqu’Héraclite ou Aristote, mais par d’autres côtés, les philosophesd’aujourd’hui arrivent tardivement, dans une histoire de laphilosophie dont ils ont une certaine connaissance et parfois uneconnaissance très forte. Il y a donc un lien quasi inévitable entrehistoire de la philosophie et construction philosophique nouvelle.Cela fait que la philosophie fonctionne beaucouppar réfutation ou

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démarcation.Lireunphilosophed’unecertainefaçon,c’estprendrepositionpar rapport à lui.La lectureestunacte fort, ellen’estpasune simple restitution. Même avant Derrida, toute interprétation(celledeKantparNietzsche,celledeNietzscheparHeidegger,etc.)tientdéjàdeladéconstruction.Etquandils’agitdescontemporains,lascènedevientviteconflictuelle,activementconflictuelle.

Onpeutmentionneruncertainnombredegrandsdébatsdanslaviede Derrida, que je relate parfois longuement dans la biographie.Certains sont explicites et célèbres, d’autres moins. Un débat quireste largement implicite, c’est par exemple la manière de sedébarrasser de Sartre, qui est le philosophe dominant de lagénérationantérieure,etdeMerleau‐Ponty.Sedémarquerd’eux,parexemple lire Husserl pratiquement sans lesmentionner, c’est déjàune façon de faire de la polémologie; on ignore une lecturedominante pour imposer une nouvelle approche. Cette forme deviolence est moins immédiatement lisible aujourd’hui qu’elle nel’étaiten1962,lorsdelaparutiondeL’Originedelagéométrie.Maisil y a des cas beaucoup plus explicites, comme le conflit avecFoucault. Dans les années 1950, Foucault a été comme un maîtrepourDerrida.PuisilfaitdansuncadresolennelcetteconférencesurL’histoirede la folie, surquelquespagesdeL’histoirede la folie,quiestpubliéeenarticle,puisreprisedansL’écritureetladifférence,etfinit par conduire à une grande polémique avec Foucault et à unebrouillededouzeans.IlyaaussilerapportdifficileavecLacan:ilstournentunpeuautourdesmêmesobjets,sansparveniràseparlervraiment; ils s’observent à distance, s’envoient des signaux et descoups de griffes. Avec Lévi‐Strauss, les choses ne sont pas plussimples: les pages que Derrida lui consacre dans De lagrammatologie suscitent une réaction très aigre. Et ne parlons pasdulongconflitavecSearle,oùDerridan’estd’ailleurspastoujoursàsonavantage,etquis’accompagned’undiscoursplusgénéralsurlacontroverse. Il y a aussi des affaires qui sont passées sur la placepublique,commel’affaireHeidegger,aumomentdelabiographiedeFarias9,etcommel’affairePauldeMan.Onpourraitdénombrerdes

                                                            9VictorFarias,Heideggeretlenazisme,Paris,Verdier,1987.PouruneétudedelaréceptiondeHeideggeretuneanalysepolémologiquedesdifférentesaffaires Heidegger dans la maison France, le lecteur pourra consulter

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conflits majeurs ou mineurs, internationaux ou confinés à uneéchelle plus locale, mais qui traversent la vie philosophique deDerrida, pour ne pas dire qu’elles la constituent, tout comme ellesconstituentlasecondemoitiédelaviedeFreud.ParexemplequandDerridapublieSpectresdeMarx,lelivredonnelieuàtouteunesériede lectures assez critiques, auxquelles il répond par un petit livreintituléMarx&Sons,quiestcommeunpost‐scriptumàSpectresdeMarx.C’estuneréponserelativementdureetparfoisdemauvaisefoiauxattaquesdontsonlivreantérieurafaitl’objet.

Aveccesconflits,discretsoucélèbres,onestvraimentsurunescèneoù labiographiea toutesaplace,parcequ’ellenousmontreque lapenséedeDerridan’estpasnéed’uncoup,qu’elles’inscritdansuncontexte intellectuel, celui grosso modo de l’immédiat aprèsDeuxième Guerre mondiale en France, et que ce contexte est engrandepartiedissimulédans l’œuvre,pournepasdirerefoulé.Parexemple, disons l’existentialisme chrétien, est quelque chose quipèsetrèsfortaumomentdesétudesdeDerrida. Ilyaunbonlivred’Edward Baring, qui s’appelle The Young Derrida and the FrenchPhilosophy10etquis’intéresseauxannéesdeformation,etdoncàcequi était le contexte partagé, vers 1950: comment par exempleHusserlestlu,commentHeideggeresttraduitounontraduit,etc.Onn’estpasvraimentdanslabiographiemaisplutôtdansl’histoiredesidées,etcelaaideàcomprendrequiilalu,quiilcite,quiilévitedeciter,etparmiceuxqu’ilnecitepas,quiaquandmêmeunpoids.

Prenons un exemple très simple, mais à mon avis très éclairant:Albert Camus. Camus est né en Algérie comme Derrida. Dès sonadolescence, il l’a lu avec fascination comme un écrivain qui metl’Algérieaucœurdesestextes.Danslespremiersémoislittérairesetphilosophiques de Derrida, Camus compte donc beaucoup,particulièrementNoces.Maisenmêmetemps,Camusauneattitudepar rapport à la guerred’Algériequin’est pas exactement celledeDerrida. Et littérairement, Camus apparaît bientôt comme un peudémodé, un peu trop dominant, il n’est donc pas chic de le citer.

                                                                                                                                     l’ouvragedeDominiqueJanicaud,HeideggerenFrance,TomeIRécit,TomeIIEntretiens,Paris,AlbinMichel,2001.10EdwardBaring,TheYoungDerridaandtheFrenchPhilosophy,1945‐1968,CambridgeUniversityPress,2011.

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Pendant longtemps, c’est une référence implicite, pour ne pas direinvisible. Mais sur le tard, quand la dimension d’algérianitéredevientprésentechezDerrida,lesréférencesàCamusdeviennentexplicites: il commente la nouvelle «L’hôte» dans un de sesséminaires, et se penche longuement sur ses textes à propos de lapeinedemort.Voilàuncasquiesttrèsintéressant,uneréférenceencreuxqui finit pardevenir visible.Un lecteur superficiel dirait quel’influence de Camus sur Derridaa été nulle, et pourtant on enretrouve la trace. Et l’on sait que la trace est un conceptéminemment derridien. Voilà un cas où on s’aperçoit que larecherche des sources et des contextes n’est pas qu’anecdotique.Même quelqu’un qui ne serait pas intéressé par l’aspect, disons,«portrait» qu’il y a dansmon livre, devrait, si c’est un lecteur deDerrida, être intéressé par ce genre de choses. Ilme semble aussitrèsimportantdecomprendrelarelationextrêmementriche,etparcertains côtés pathétiques, entre Derrida et Althusser. Derrida estd’abord son élève, ensuite son collègue, dans un contexte parfoisconflictuel par élèves interposés, puis son ami pendant les annéesquisuiventlemeurtred’Hélène,pendant l’internementd’Althusser.Lamanièredont cette relationgrandit, se transformeet survit à latragédiemeparaîttoutàfaitextraordinaire,jusqu’àdeslettrestrèstardivesd’Althusseroùildit«jemerendscomptequejen’aijamaisbien lu Heidegger, il faudrait qu’on le lise ensemble et que tu mel’expliques». Au départ, on a Derrida élève d’Althusser, lequelannote parfois sévèrement ses copies pendant la préparation del’agrégation,etàlafindesavie,onvoitAlthusserseposerenélèvedeDerrida.Cesontdes chosesquiontévidemmentunedimensionpsychologique, que je trouve émouvantes – cette relation dessineunesortederoman–,maisilyaaussidesenjeuxmajeurssurleplanintellectuel et philosophique. Pendant la jeunesse de Derrida,Althusser lui dit, grosso modo, «tu es trop heideggérianisé, tu estropmarquéparlaphénoménologie»,etàlafindesavieilluiécrit«il faudraitquandmêmeque tum’expliquesHeidegger»…Cesontdesspiralesdansl’histoiredesidéesquejetrouvepassionnantes.

Évidemment, l’affaire Heidegger de 1987 va donner lieu à desconflits de toutes sortes, y compris avec son ancien camaraded’études Pierre Bourdieu. Ce conflit devient à ce moment‐là unconflit,nonpassimplemententredeuxhommesquis’estiment,maisentredeuxdisciplines.Bourdieupensequelasociologiepeutdirela

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vérité de la philosophie, Derrida pense que la sociologie a uneattitude réductionniste et écrase le texte philosophique, et quefinalementl’engagementnazideHeideggernesuffitpasàinvaliderSeinundZeitquiaétéécritbienavant.Onest làdansdesdébats–sur lesquels je me garderai bien de porter un jugement rapide –,mais qu’ilme semble très intéressant de reconstituer, parce qu’ilstouchentàdesquestionstoujoursbrûlantes.Ons’aperçoitd’ailleursque tout cela tourne largement autour de la question de labiographie.DansledébatentreDerridaetBourdieusurHeidegger,ils’agitdesavoirsil’engagementpolitiqueetpersonneldeHeideggernousditquelquechosedesaphilosophie,oupas.

Enhistoiredes idées, lesdébatsautourde cesquestions sontparfois tranchés,on ymanquedenuances,on y refusemêmetrop souventdevoyagerentre lesdifférentesdimensionsquevousévoquiezà l’instantpourarriveràraconter,àrestituer,àfairel’assemblaged’unehistoirequiserait,danscecas‐ci,bienplusquecellede JacquesDerrida,quiseraitpeut‐êtrecelledel’œuvreoudesrelationsautourde l’œuvre,desrelationsdanslamaisonFrancephilosophique,oumêmecequiestarrivéavecune intelligentsia d’abord française qui est devenue ensuiteinternationale.Prendreen compte cetaspect conflictuelde laphilosophie au‐delà du simple fait anecdotique, ça compliquel’idée commune qu’on se fait du travail biographique. Enimpliquant ces dimensions polémologiques, on se rend biencompteque lebiographiquedans votre travailn’estpas justeunelonguesuited’anecdotessurl’hommeJacquesDerrida.Ilya beaucoup de «Derrida», il y a beaucoup de communautésd’interprètes. Diriez‐vous que votre pratique du genrebiographique est très relationnelle en fait?Votre travail a‐t‐ilconsistédèsledépartàcompliquercesrapportsentrel’œuvreetlaquestionbiographique?

Oui,cesontdesquestionsénormes.Vousavezraison:mêmesi j’aiessayé d’écrire une biographie accessible, et par certains côtéssimple,lesenjeuxsontd’uneimmenseetinévitablecomplexité.Toutcela vient probablement du fait que si j’ai une réflexion sur labiographie, jen’aipasune théoriede labiographie. Jen’aipasuneidée de ce qu’une biographie doit être en soi. Je pense qu’elle doit

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d’abordêtreadaptéeàsonobjet.Cequiveutdirequejen’écrispaslabiographie d’Hergé de la même façon que celle de Derrida ou deValéry, ça c’est un premier point, évident et essentiel à la fois.J’essaiedecomprendred’abordquellessontlessourcesdisponibles,où je me situe. Je vous disais tout à l’heure qu’à propos d’Hergé,j’écrivaisaprèsplusieursbiographiesquiavaienttoutesdesqualités,mais qui toutes me laissaient insatisfait. Notamment en ce quiconcerne le rapport entre la personne et l’œuvre. Je les trouvais,pour certaines, passant à côté de l’œuvre et pour d’autres créantpeut‐êtredespasserellesunpeutropfacilesetunpeutropdirectes.Jereviensdonc là‐dessuset j’essaiedeproposerquelquechosequimeparaîtjusteparrapportàHergé.

DanslecasdeDerrida,jesuislepremierbiographe,j’aidesdevoirsunpeudifférents.Parexemple,j’ailedevoirderecueillirdessourcesquipourraientdisparaître.C’estunedemespremièresobligations.Touslestémoinsâgés,touslestémoinsquimesontaccessibles,quineleserontpluspourd’autres,jedoislesvoir.Qu’ilssoientamisouennemis deDerrida, qu’ilsm’attirentouqu’ils nem’attirentpas, jedois les voir. Ça c’est une première chose. J’ai fait un travail derecueil. Je dispose d’ailleurs d’un matériau qui n’est pas dans labiographie, mais qu’un jour je donnerai à l’IMEC pour qu’il fassepartiedel’archiveDerrida:cen’estpasunverbatimdesentretiensparcequejenelesaipasenregistrés,maisuneprisedenotesassezprécise, où il y a de nombreux passages qui n’ont pas pu prendreplacedansmanarration,mêmes’ilsl’ontnourrieindirectement.Unjour,ilsintéresserontpeut‐êtrequelqu’un.Quelqu’undira«ah,tiens,dansl’entretienavecÉtienneBalibarouMichelDeguy,ilyavaittelleinformation qui n’est pas dans la biographie de Peeters, mais ellepeutservir,ellepeutêtre interprétéeautrementdansunenouvelleconfiguration».

J’aiunmatériauquiparcertainscôtésnem’appartientpas,mêmesijel’airecueilli. Jeconsidèrequej’aieuunechance,disons,etquejedois la partager avec ceux qui viendront après moi. Je suis moi‐mêmeuntémoin,jesuisuntémoindestémoins,etcetémoignage‐làpourra nourrir d’autres recherches. De temps en temps, il y a desgensquim’écrivent, quimeposentunequestion trèsprécise, et jefouille dans mes archives avant d’envoyer ce dont je dispose. Parexemple, j’aieu lachanceque la filledePauldeManm’envoieune

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copie de toutes les lettres de Derrida. Je ne m’estime paspropriétaire de cette copie, je suis très heureux d’avoir pu m’enservir, j’ai été le premier àm’en servir. Bien évidemment, c’est unmatériau qui appartient à l’histoire. Peut‐être que Patricia deManmettra un jour ces lettres à disposition dans un fonds d’archives,maisenattendant, il fautque jepuisse informerdeschercheursendisant «oui, ils ont parlé de tel sujet», «non, ils n’en ont jamaisparlé».Ilnefautpasnonplusfétichiserleslettresetcroirequ’ellescontiennentlavéritécomplètedeleurrelation,puisqu’ilyatoujoursune part de dialogue sans trace. Parfois, on s’étonne qu’ils n’aientjamaisabordételoutelsujet,maisilestpossiblequ’ilsenaientparlépendantdeuxjours,devivevoix.Jecroisquandmêmequelorsqu’onlitdelonguescorrespondances,ellescontiennentgénéralementdeséchos des conversations. Les thèmes majeurs, par exemple lesdésaccords,rebondissenttôtoutarddansunelettre…

Si j’avaisunethéoriede labiographieunpeuplusprécise, jepenseque je risquerais de passer à côté de certaines choses que lematériaupeutmedonner.Jemelaissedoncguiderparlematériau.Évidemment, le fait d’avoir rencontré telle personne et pas telleautre va avoir un impact, le fait que telle correspondanceme soitaccessible et pas telle autre a un impact. Mais je travaille avechonnêteté. Tous les témoins qui me semblaient importants, j’aiessayéde lesconsulter,de les rencontrer.Parexemple,mêmesi jen’ai pas pu interroger Sylviane Agacinski, qui a eu une longuehistoire– pour ledire enanglais,affair – avecDerrida, j’ai toutdemême été en relation avec elle tout au longde labiographie, nousavons échangé des messages, elle m’a demandé de relire ce quej’avaisécritsurelle. Je luiavaisditd’embléeque,detoutefaçon, jenepouvais pas la passer sous silence, que leur histoire faisait déjàpartie de l’histoire publique, jusque surWikipédia. Aumoment oùellem’a relu, loin deme censurer, elle a ajouté quelques élémentsprécieux. Iln’empêcheque j’auraisétéheureuxdeparler avec elle,aumoins des aspects dont elle voulait bien parler, c’est‐à‐dire lesplus publics comme le Greph (Groupe de recherche surl’enseignementphilosophique),maiscelan’apasétépossible.Maiscen’est pasmoiqui ai écarté son témoignage, onnepeut pas direquejen’aipasfaitl’effort,avecellecommeavecd’autres.

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J’ai souvent insisté quand des gens dont je voulais consulter leslettresnemerépondaientpas. Je réécrivais.Oupourun témoindejeunesse dont je pensais qu’il était très important mais dontpersonne n’avait l’adresse, Michel Monory: j’ai fait une longuerecherche à travers des sites internet improbables, jusqu’à tombersurlui.Unefoisquejel’airetrouvé,ilm’afalluleconvaincredemelaisser lire ces nombreuses lettres de Derrida qu’il n’avait pasrouvertes depuis très longtemps. Elles étaient un morceau de sapropre jeunesse: il y avait l’amitié, la jeunesse, les moments dedépressiondeDerrida,mais ilyavaitaussi laguerred’Algérie,deshistoires liées à la torture, enfin des choses très fortes et souventdouloureuses. C’est l’obstination du biographe qui m’a permis demettrelamainsurcettemagnifiquecorrespondance;unautreauraitpeut‐êtrefaitunautrechoix.Àl’inverse,ilyadesoptionsquejen’aipas prises. Un biographe américain aurait sûrement donné plusd’importanceàlacarrièreaméricainedeDerrida.Moij’aiconsidéréque l’essentiel était joué au moment de sa grande notoriétéaméricaine. Je me suis davantage intéressé à la phase deconstruction du personnage qu’à son influence dans le champacadémiqueenAmériqueduNordetdans lerestedumonde.C’estun travail qu’un Américain ferait sans doute mieux que moi. Demême que ce livre que je citais de Edward Baring sur le jeuneDerrida et les influences philosophiques a choisi comme axemonographiqueunaspectquichezmoicorrespondraitàdixpages.Lui, ilaécrit300pagessurceseulpoint,quelqu’und’autrepourrafaire300pagessurunautresujet.Jepeuxtoutàfaitimaginerqu’onécriveun livresur,disons,Derridaet l’Amérique latine,c’est toutàfaitplausible,mais jenesuiscertainementpas lemieuxplacépourl’écrire.

Étant français, vivant en France, accédant à des archives d’aborddanscette langue,mêmesi jesuisalléà Irvine, jeprendsaussidespartis pris liés à celui que je suis. Je ne prétends pas que mabiographie est totale. Elle n’est ni totale ni définitive. Il y en aurad’autres qui se définiront notamment par rapport aux aspects quej’aimoinsdéveloppés.C’estnormaletjepensequejenelevivraipascomme un échec. Si tout d’un coup une énorme source d’archivesdevient accessible, si on découvre – ce que je ne crois pas – queDerridaavaittenuunjournalintime,maisqu’ilnel’apasconfiédansle fonds d’archives, et que ce journal devient accessible, cela

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remettra évidemment enquestionbeaucoupde choses. Si SylvianeAgacinski publie les très nombreuses lettres qu’elle a reçues deDerrida,ousonproprerécitdeleurhistoireentrecoupédequelqueslettres,celamodifieraaussilaperspective.

Jeneveuxpasfairedecomparaisonprétentieuse,maisquandErnestJonesaécritlapremièrebiographiedeFreud11,ilavaitcettepositionsingulièred’historien ayant accès aux archives, de témoin,mais enmême temps d’acteur ayant ses propres intérêts à défendre parrapportauxautresdisciplesdeFreud.Celivreaeuuneimportanceetuneinfluenceconsidérables.Aujourd’hui,ilesttoutàfaitremisencause.Ilfaitpartiedel’histoiredesbiographiesdeFreud.Ilestentrédans l’histoire des regards sur Freud et il reste un livreincontournable, y compris dans ses insuffisances et ses petitsarrangements avec la vérité. On superpose des biographies. LabiographiedeFreudparJonesestunmorceaud’unemétabiographiequi est encore en train de se construire. Quand Jones travaille àpartirdecorrespondancesnonpubliées, ilestleseulàendisposer.Lespsychanalystesetleshistoriensontlongtempseubesoindesonlivre pour accéder à un certain nombre de lettres, à Fliess, Rank,Ferenczi et quelques autres. Mais depuis quelques années cescorrespondancesontétépubliéesintégralement.Ons’aperçoitalorsdes jeux, des coupes et des manipulations auxquelles s’est livréJones. Mais pendant un demi‐siècle, elles ont joué un rôle trèsimportant dans l’histoire et l’historiographie de la psychanalyse…Pourma part, je n’ai pas le sentiment d’avoirmanipulé les lettres,maisparlesimplefaitdelireunecorrespondancequifait300pageset d’en retenir trois pages, je prends un parti très marqué.Évidemment, quelqu’un pourra toujours dire: «mais enfin, c’estincroyable,iln’apasvuqueceparagraphe‐làétaitpassionnant…»Ilest certain que, pour les correspondances les plus fortes,même lemeilleur et le plus scrupuleux des biographes est tenu d’éliminerplein de détails que quelqu’un d’autre trouvera intéressants. Parcontre, il épargne à la plupart des lecteurs le caractère souventfastidieuxd’unecorrespondanceintégrale.                                                            11ErnestJonespublieunebiographiesurlavieetl’œuvredeFreudentroistomes(Vol11953,Vol21955,Vol31957)àLondresauxÉditionsHogarth.Voir Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Freud (3 tomes), Paris, ÉditionsPressesUniversitairesdeFrance,2006.

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Vous avez déjà dit au sujet de la pratique biographique queparfoislesauteursquevoustraitez«ontunpeubesoind’aide».Envousécoutant,ilsemblequecelapointeversautrechosequece que nous serions spontanément portés à croire, comme sivous étiez tout à fait au clair avec l’idée que Derrida, parexemple,n’apas«besoind’êtredéfendu»surlaplacepublique,pasplusqueHergéouValery,quecesontenquelquesortedesœuvresqui«sedéfendentelles‐mêmes»…

…Oui, lebiographen’apas intérêt àocculterdes choses, iln’apasintérêtnonplusàvouloirtropprotégerceluidontilracontelavie.Ilfaudraitpeut‐êtreétablirunedistinctionentreaideretprotéger. Jene veux pas protéger ceux dont je parle. Je veux les aider par uneformedebienveillancequej’aidécriteailleurs.VousconnaissezsansdoutecettebelleformuledeSartre:«Onentredansunmortcommedans unmoulin.» Il me semble que cela donne aux survivants, etparticulièrementauxbiographes,unecertaineresponsabilité.Quandvous avez tous les papiersdequelqu’un étalés devant vous, quandvous rencontrezd’innombrables témoins, il est extrêmement facilede faire un livre à charge. Si je voulais privilégier les élémentsdéfavorables à la personne, je pourrais le faire sans difficulté, etprobablementenplusqueçaaideraitausuccèsdulivre.Ilestassezfacilede faireunsuccèsbiographiqueendéboulonnantunegrandefigure, en allant montrer des comportements inadéquats, desmesquineries,destricheries,etc.

Imaginonsque lematériausoit faitdedixmillepièces: interviews,lettres,documentsdivers,etc.Si jesélectionne150piècesàcharge,que je construis mon livre autour de ces 150 pièces à charge, jetriche. Ce que j’appelle «aider Derrida», dans ce cas‐là, c’estd’essayer de garder une position équilibrée, de garder le poidsrespectifdeschosesetdenepasêtredanslaquêteduscoop,denepas être dans la quête du scandale… En ce sens, j’aide parfoisDerrida,mais j’aide aussi ses proches, je tente d’être juste avec uncertainnombredepersonnagessecondairesquitournentautourdelui, de ne pas prendre parti dans des conflits parfois embrouillés,dont de nombreux éléments nous échappent. Prenons un cas, parexemple,celuidelarelationavecSarahKofman.Lesdernierstempsde cette relation entre Derrida et Sarah Kofman sont trèsdouloureux; il y a des difficultés des deux côtés. On sent combien

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cette relation est difficile, on se dit queDerrida n’est pas toujoursaussipatientetgénéreuxavecellequ’ill’aétéavecd’autres.Maisjem’envoudraisdedonnerunavistroprapidesurcettesuccessiondemalentendusetdeblessures.

Jepensequ’onentrelàdanslemystèred’unerelation,oùbeaucoupd’éléments nous échappent. Je préfère donc rapporter des faits,ajouterdespièces,sansécartertropdechoses,maissansessayerdeconclureetenévitantentoutcasdeposerdesjugements.Jen’aipasà conclure sur cesdifficultés relationnelles. Jen’aipasà conclureàproposduconflitDerrida/Foucault.JeconstatedanslarelationavecLacanparexemplequ’ilyadelamauvaisefoidepartetd’autre,ilya vraiment eu des choses déplaisantes chez l’un et chez l’autre,probablementbeaucoupdenon‐dits.Jelaisseentendrequec’estunrendez‐vousmanqué,mais c’était un rendez‐vous structurellementmanqué,dufaitdeladifférencedegénération,dutempéramentdesdeuxhommes,etc.Maissilelecteurestlacanien,ildoitpouvoirliremonlivreenayantlesentimentquej’aiétéhonnête,quejen’aipasforcéletrait.

Dèsledépart,voussemblezavoireuunecertaineconsciencedecequisepassaitauniveauduchampphilosophiqueautourdeDerrida et sonœuvre. Lorsde ce travail laborieux, vous avezd’ailleursrencontrédesdifficultésquevousrapportezdanslesCarnets, des obstacles qui ne devaient pas être pris à titrepersonnelbien sûr,maisqui relevaientpeut‐êtreplutôtde lastructuredecechamp.À traversce travailquicomportaitdesrisques,est‐cequevouscroyezquevotrepositiondisonshors‐champ philosophique puisse avoir été d’un quelconquesecours?

IlyauneanecdotequejerapportedansTroisansavecDerridaetquim’abeaucoupamusé,unesorted’actemanqué.Voussavez,quandoncommenceunebiographie,lespremierstémoinsqu’onaborde,c’esttrès difficile, parcequ’on a encore énormément d’insuffisances.Or,c’estunpetitmonde,etlesgenstrèsvitevontsetéléphoner.Onsaitquequelque chose se prépare. Si vous faitesdesgaffes lorsde vospremièresrencontres,çarisquedevousfermerbeaucoupdeportespar lasuite.Àunmoment, jereçoisparerreuruncourrielde Jean‐

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Luc Nancy adressé à un de ses amis, où il dit «tu sais sans doutequ’une biographie se préparepar unBelge» (je ne suis pas belge,mais bon, j’ai un nom belge…) «un certain Peeters, je n’ai aucuneidéedesesqualitésphilosophiquesmaisMargueriteditqu’ilesttrèsrespectueux de la personne de Jacques; je vais le recevoir dansquelquessemaines,jepensequetupeuxaussilerencontrer…»Maismoijesuisencopieparerreur,parcequ’iladûpartird’unmessagequejeluiavaisenvoyéetqu’ilafaitunmalencontreux«répondreàtous». Je lui réponds aussitôt: «cher Jean‐Luc Nancy, je n’ai moi‐même aucune idée demes compétences philosophiques et aucunegarantieàapporteràcetégard;j’espèreêtreàlahauteurdecequeMargueritepenseàproposdu respectde lapersonnede Jacques».Jean‐Luc Nancy était extrêmement embarrassé. Finalement, notrelongentretiensepassetrèsbien,ons’avancemêmeassezloinsurleterrainphilosophique.Et lorsque je lequitte, ilmeconfiepourunesemaine les trèsnombreuses lettresqueDerrida luiavaitenvoyéesdepuis1972.

Laconfiancesecréepetitàpetit;c’estl’undesenjeuxd’unteltravail,l’undesesdéfis.J’étaisuneformed’outsider,puisqu’onnepeutpasconsidérerqu’unelicencedephilosophiefaitdemoiunphilosophe–on peut juste dire que j’ai une teinture philosophique –, mais jen’étaispastoutàfaitunoutsidernonpluspuisquej’avaisrencontréDerrida à plusieurs reprises, sans être du tout un intime,suffisamment pour queMargueriteme dise, au tout début demonprojet:«detoutefaçonunebiographievasefaire,ettantqu’àfaire,autantquecesoitvous,parcequeJacquesvousappréciait».Dèscemoment,j’aiuneautorisationquivientdel’intérieur,nonpasàcausede mes compétences philosophiques, moins encore parce quej’aurais été un collègue ou un disciple, mais parce que le courantétait bien passé entre nous, à propos de ce livre qui nous avaitrapprochés,lerécitphotographiqueDroitderegards12.Ilavaitdûsedire, quelque chose comme «tiens, ce jeune homme» (puisqu’àl’époque j’étais un jeune homme) «et son amie Marie‐FrançoisePlissart sont des gens», je ne sais pas, est‐ce qu’on pourrait dire                                                            12Droitderegards,avecunelecturedeJacquesDerrida,estpubliéen1985auxÉditionsMinuit.Pourlanouvelleédition,voirBenoîtPeetersetMarie‐FrançoisePlissart,Droitde regards,Bruxelles, Les ImpressionsNouvelles,2010.

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«honnêtes», «corrects», «intéressants»? Quelque chose commeça,dontilavaitparléàMargueriteetdontellesesouvenait.Jen’étaisdonc pas tout à fait quelqu’un qui sortait de nulle part, j’avais cetavalmaisquitenaitplusàceluiquej’étais,àl’impressionquej’avaislaissée.D’oùlaphrase«Margueritepensequ’ilesttrèsrespectueuxdelapersonnedeJacques».J’acceptecettephrase–parcequ’ellen’apasdit«ilestfascinéparJacques,ilestenidolâtrie».Elleaditquejeluisemblais«respectueux».Ehbienoui,jepensequemonlivreestrespectueux et je ne considère pas pour autant que çamemet ducôtédel’hagiographique.

J’aiessayéd’êtredignede laconfiancequem’accordaitMarguerite.Ellenedemandaitpasàmelireavantpublication,ellenedemandaitpas à contrôler mon travail, à savoir qui je rencontrais, etc. Dèsl’instant où elle m’a permis d’y aller, elle m’a laissé y allertotalement.Celam’imposaitsansdouted’intérioriserlacontrainte.Ilm’est arrivédeme relire enmedemandant si telleou tellephrasen’étaitpasblessantepourdesgensdel’entourage.Jen’airiencachéd’important, mais parfois j’ai glissé un peu rapidement, lorsque jerencontraisdessituationshumainesdélicates.Monlivreestparuen2010, l’année où Derrida aurait eu 80 ans. Il me semblait devoiraussi tenir compte de tous ceux qui l’avaient connu et dont lasensibilité était encore à vif. Sans tricher avec la vérité, mais ensachantleverlepied.

Cequiestassezdrôle,c’estquedansTroisansavecDerrida, jevaisunpeuplusloin.Jejouedoncàcertainségardsundoublejeu.DansTrois ans avec Derrida, comme j’écris à la première personne, jem’autoriseparfoisàdire«ce livre‐làme tombedesmains, cen’estpas le Derrida que j’aime», puis à un autre moment «cettepersonne‐làm’aracontédes choses fascinantes, celle‐lànem’apasparu sincère, etc.».Là, c’est vraimentmoiquidonnemonpointdevue, absolument subjectif et parfaitement critiquable. À l’intérieurdelabiographie,jesuisnettementplusretenu.Ilyadeschosesqueje peux dire dans le cadre d’un entretien, que je peux écrire dansTrois ans avecDerrida,mais dans la biographie je pense que celaencombreraitinutilementmonlecteur.

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PartieIII:Lescommunautésdesinterprètes

Revenons à cette question des communautés de réception sivous levoulezbien. Il yaeupendant le travail surDerrida –mais j’aime bien l’imaginer avec Hergé et Valéry –, cettedynamique avec leshéritiers, lesdépositaires, l’ensembledescommunautés de réception. Que se passe‐t‐il dans cesdifférentes communautés lors de la réception de vosœuvres,c’est‐à‐dire qu’advient‐il avec la réception de la biographied’Hergé,labiographiedeDerridaetenfin,celledeValéry?

BenoîtPeeters:Cesontdessituationstrèsdifférentes.Danslecasd’Hergé, j’occupais une position assez centrale. Je l’avais connu,j’avais recueilli sa dernière interview, j’avais fait ce livre un peuofficiel qui s’appelle Le monde d’Hergé13, puis j’ai monté desexpositions,réalisédesdocumentaires,etc.Doncj’étaisvraimentdusérail. Par rapport à Pierre Assouline14, qui avait écrit unebiographie avant moi mais qui était extérieur à ce monde, j’étaisdonc dans une situation radicalement différente. Je dirais que lemilieuhergéen–lesdessinateursdebandesdessinées,lesamateurs,etc. – étaient grosso modo bienveillants et heureux de mabiographie,parcequ’elleétaitécriteavecunregardcomplice,etunegrandeattentionàlabandedessinéeentantqu’art.

Étant donné cette position relativement centrale que vousévoquiez à l’instant, la légitimité de votre parole était déjàreconnuedans le sérail,dans cemilieude labandedessinée,voire dans l’ensemble de la communauté de réception del’œuvred’Hergé,c’estbiença?

Àlalimitedanslemilieu,j’étaisattendu.Certainsavaientdûsedire:«tiens, c’est bizarre que Benoît Peeters n’ait pas écrit une vraiebiographie d’Hergé». Donc quand elle est arrivée, même aprèsd’autreslivres,elleaeupasmaldesuccèsetuntrèsbonaccueil.Celivre s’était élaboréau fildesans. J’avaisparexemplecommencé à

                                                            13BenoîtPeeters,Lemonded’Hergé,Bruxelles,Casterman,1983.14PierreAssouline,Hergé,Paris,ÉditionsPlon,1996.

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recueillirdesentretienspeudetempsaprèslamortd’Hergé.Lelivreestparuen2002,Hergéétaitmorten1983,etd’unecertainefaçonj’avais préparé cette biographie en filigrane, pendant toutes cesannées. Beaucoup de témoins qui étaientmorts entretemps, je lesavais interrogés. J’avais consulté un grand nombre de documents,avantquemesrelationsavec lesayantsdroitne se compliquent. Ils’agissaitdoncd’unesituationassezfavorable. J’étaissommetoutesurmonterrain.Biensûr,ilesttoujoursdifficilederéussirunlivre,mais je dois reconnaître queHergé, filsdeTintin15 s’est écrit assezfacilement.

Parcontre,quandjemesuislancédansmonpremierlivresurPaulValéry16, au milieu des années 1980, la situation était délicate.J’apparaissais vraiment comme un étranger. Il s’agissait alors d’unmilieutrèsfermé,trèsprotégé,trèsuniversitaire:lesspécialistesdeValérydépendaient,pourl’accèsauxmanuscritsetauxlettres,delabienveillance de sa fille, Agathe, qui était une vraie gardienne dutemple.ElleavaitvouluangéliserlafiguredeValéryetfiltrerlepluspossiblelesinformationsbiographiques,unpeucommeAnnaFreudl’avaitfaitavecsonproprepère.Lesspécialistessavaientbeaucoupdechoses,maisilssegardaientbiendelesécrire.Ilssecontentaientde parler entre eux, presque en chuchotant. Et tout à coup, cesspécialistesvoientparaîtreunlivrevenudenullepart,parquelqu’unqu’ilsneconnaissentpas,etcelivreesttoutdemêmetrèsinformé.Même si Agathe Rouart‐Valéry ne m’avait pas donné l’accès auxcorrespondances inédites, j’étais assez fouineur et donc, enconsultant des publications éparses, des catalogues de vente, desplaquettes anciennes, etc., j’avais trouvé quantité de choses. Bienmoinsquecequ’ilyadansValéry.Tenterdevivre,récemmentparuchez Flammarion (2014), mais quand même beaucoup de choses.Certains valéryens étaient un peu sidérés, un peu gênés parfois. Iln’empêchequecepremierlivre–PaulValéry,unevied’écrivain?–acontribué à désinhiber le milieu valéryen. Des publicationsnombreusessesontfaitesdanslesannéesquiontsuivi,avantmêmeladisparitiond’Agathe.

                                                            15BenoîtPeeters,Hergé,filsdetintin,Paris,ÉditionsFlammarion,2002.16BenoîtPeeters,PaulValéry,unevied’écrivain?,Bruxelles,LesImpressionsNouvelles,1989.

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Danscemilieuvaléryendelafindesannées1980,est‐cequ’ons’estattaquéaucontenudevosrecherches,àvotrecompétenceen tant que biographe ou encore, à la légitimité, ou non, devotreparole?

Non,lelivreaétébienreçudanslapresse,ycomprisdanslesrevuesspécialisées. Certains ont dit qu’il ne s’agissait pas vraiment d’unebiographie,cequiétaitvraipuisquejenedisposaispasalorsd’assezde sources,mais jeme souviensque certainsvaléryenspatentés, ycompris des gens qui avaient connu Valéry, ont été favorablementimpressionnés. Il estarrivéque l’onmediseque j’avais fait laparttrop belle à Catherine Pozzi, avec qui il avait vécu une longue etdifficilehistoired’amour,maiscelarestaitunecritiquetrèsmesurée.

Cescritiques,venaient‐ellesdes littéraires,deshistoriens,deshéritiers,desayantsdroit?

Desspécialistes.Àcetteépoque‐làdéjà,Valérynesuscitaithélaspasbeaucoup d’intérêt de la part du grand public. On peut dire que,autourd’HergécommedeDerrida, ilexistedevraiescommunautésd’intérêts,etmêmepasmaldepassions.PourValéry,c’estbeaucoupplusrestreint…

La réception demon premier ouvrage sur Valéry a donc été assezétrange: c’est un livre que personne n’attendait, et surtout pas dequelqu’uncommemoi.Parcontre,quandj’aipubliél’annéedernièreValéry.Tenterdevivre, que je considère commemonvrai livre surValéry, la situation avait beaucoup changé. D’une certaine façon,j’étais déjà dans la communauté. La génération suivante, celle despetits‐enfants, et notamment une des petites‐filles qui s’occupe deplus près de l’œuvre, m’a laissé libre accès aux documents. Leurattitudeesttoutàfairedifférente:ilsnecherchentplusàprotégerlastatuedeValéry,ilspensentaucontrairequ’unportraitplusvivant,plus contrasté, donne une imagemoins sévère et plus attirante deValéry. À quelques détails près, ils ont été très heureux de labiographie.Là,c’estvraimentlepassagedutempsquiajoué.

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DanslecasdecedeuxièmetravailsurValéry,cettebiographiepubliéechezFlammarionen2014,quelleaété lapositiondes«valéryens»?

Il me semble que la plupart ont apprécié le livre. Il faut direqu’entretemps était parue une énorme biographie de Paul Valéry,celle deMichel Jarrety17, ainsi que plusieurs correspondances. Leschoses s’étaient ouvertes. Il ne s’agissait plus de questions deprincipe,maisdediscussionsde spécialistes: «Jarrety vaplus loindans le détail et son érudition est insurpassable, Peeters est plussynthétiqueetproposeplutôtunportrait».PaulValéryestdevenuunauteurdontonpeutparlernormalement.L’entréedesonœuvredans le domaine public français, en janvier 201618, accentueraencoreceteffet.

Comment expliquez‐vous cette différence disons de «ton»entre les différentes réceptions de vos trois biographiesmajeures?

La question de la distance temporelle joue à mon avis un rôlemajeur. On a affaire à trois types de distances temporelles avecValéry,HergéetDerrida.DanslecasdeValéry,iln’yapresqueplusde témoins vivants et les passions sont retombées: on est déjà ducôté de l’histoire, avec un vrai surplomb. Valéry est désormais unclassique,pourlemeilleuretpourlepire.Onpeutécriredésormaisavec une certaine sérénité. Dans le cas d’Hergé,ma biographie estparuepresque20ansaprèssamort:beaucoupdelivresavaientété                                                            17MichelJarrety,PaulValéry,Paris,ÉditionsFayard,2008.18 Contrairement au Canada où un auteur accède au domaine publiccinquante ans après sa mort, la France possède un système parfoiscomplexedecalcul.LesœuvresdePaulValérysontdansledomainepubliccanadiendepuis1995,maisyaccéderontenFrancele1erjanvier2016.Lelecteur peut trouver une liste de cesœuvres qui accéderont au domainepublic en 2016 sur le site du Démonstrateur du calculateur du domainepublicfrançais.Le Démonstrateur du calculateur du domaine public français est uneexpérimentation réalisée dans le cadre d’un partenariat entre l’OpenKnowledge Foundation France et le Ministère de la culture et de lacommunication.

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publiés,lesujetétaitencorechaud,maisonavaitdéjàdurecul.DanslecasdeDerrida,enrevanche, toutétaitvraimentbrûlant,à la foisbrûlantparlesamitiés,parletempsdudeuilquin’estpastoutàfaitachevé, par les polémiques qui ne sont pas réglées, par les enjeuxinstitutionnels qui restent très présents – quelle est, quelle sera laplace de la déconstruction dans le champ universitaire?Mon livremarquaitdoncuneétapedanslesannéesdedeuil,danscesannéesquisuiventimmédiatementladisparitiondequelqu’un.Chacunsaitqu’un jour une biographie va arriver, mais la mienne est arrivéeassezvite.

J’aicommencémesrecherchestroisansaprèslamortdeDerrida,cequi est très peu. Il y avait des gensmême qui enme recevantmedisaient «vous savez c’est difficile pourmoi de parler». Plusieurstémoinsontpleuréouretenuleurslarmesenévoquantsonsouvenir.Certainsmedisaient:«jen’aipas lecouragederouvrir laboîteoùj’ai rangé les papiers quime restent de lui, je n’y arrive pas». Cerapport affectif était donc très fort, tout à fait à vif si je puis dire.L’une des choses qui m’a fait le plus plaisir, c’est qu’à maconnaissancelelivren’apaschoquélesproches.QuelquesennemisdelonguedatedeDerrida,commeJean‐PierreFaye,ontestiméquej’avais pris le parti de Derrida, que je l’avais trop défendu. Faye apublié un très long texte pour me répondre19, mais par‐delà monlivre,mesdeuxlivres,ilressuscitaitsurtoutlesconflitstrèsanciensqu’il avait eus avec Derrida, à propos d’Heidegger et du Collègeinternationaldephilosophie… Il réglait ses comptespar‐dessusmabiographie, et le vrai reproche qu’il me faisait, comme quelquesautres,c’étaitd’êtreducôtédeDerrida.

Maisest‐cequ’unbiographepeutfaireautrement?Personnellement,jenecroispas.Commejel’aiditlorsdeladiscussionàlalibrairieLe

                                                            19BenoîtPeetersfaiticiréférenceàLettresurDerridaécriteparJean‐PierreFaye et publiée en 2013 aux Éditions Germina à la veille du 30ièmeanniversaireduCollègeInternationaldePhilosophie.Pourunaperçudelaréaction que suscita cette Lettre parmi certains membres de lacommunautéphilosophiquefrançaiseetmembresduCollègeInternationalde Philosophie, le lecteur pourra se référer à l’article, qui compte denombreuxsignataires,publiédanslejournalLibérationle7mai2013.

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Portdetête20,lorsquej’écrisunebiographie,jel’écrisavecceluidontjeparle,etàcertainségardsdesonpointdevue.L’undans l’autre,j’acceptedonccettecritique.Quelqu’unquidétesteDerrida,enlisantmabiographie,va trouverqu’elleest tropbienveillante.Mais je l’aientreprise aussi parce que j’avais cette forme de bienveillance.J’avaisdel’admirationetdel’estimepourJacquesDerridaavantdecommencer,etenréalisantce travail,enexplorantsesarchives,enrencontrantsesproches,ilnem’apasdéçu.Ilm’aparfoissurpris,ilm’aparfoisagacé,maisilnem’ajamaisdéçuenprofondeur.Sivousavez une longue amitié avec quelqu’un, il peut aussi vous arriverd’être étonné et déçu par quelque chose.Mais dans la plupart descas,celanemetpasfinàl’amitié,celapeutmêmel’enrichir.

Chez Derrida, j’ai parfois noté des complaisances vis‐à‐vis de ceuxqu’ilpercevaitcommedesalliés.S’ilpouvaitsemontrerduretmêmeinjuste avec les gens qu’il avait classés comme des ennemis, ilpouvait être laxiste avecdes gensdepetite envergure, notammentaux États‐Unis où il avait besoin d’avoir des alliés dans beaucoupd’universitésdifférentes.Illuiestarrivéaussid’êtredemauvaisefoi,notammentdanslespolémiques.Etilavaittendanceàseprésentercommeunevictime,mêmedanslescasoùils’étaitmontréagressif.Toutcela,àmesyeux,nefaitpourtantquelerendrepluscompliqué,doncplusintéressant.

Vous êtes‐vous déjà senti comme partie prenante d’unecertaine communauté de réception? Par exemple dans votrerapportàRolandBarthes?

Pour moi comme pour beaucoup d’autres étudiants, Barthes abeaucoup compté. Mais je comprends parfaitement qu’unebiographie ne me mentionne pas et ne mentionne pas toute unesériedegensdel’entouragetardif.LeréseaurelationneldeBarthesétait très large, tant il était généreux, particulièrement avec sesétudiants.Maisquandjepensesubjectivementàmarelationaveclui,ellemeparaîtbiensûrimportante.Àbiendeségards,ilcontinuedem’habiter.Maisils’agitlàd’uneaffaireindividuelle.

                                                            20 «CarteblancheàBenoit Peeters», discussionpublique libre animéparJacquesSamsonle8mai2015àlaLibrairielePortdetêtedeMontréal.

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Laquestion que se pose le biographe, à cet égard, qu’il s’agisse deTyphaine Samoyault (pour Barthes)21, de Didier Eribon (pourFoucault)22 ou demoi, c’est de savoir quelles limites il se fixe. Onpeutinterrogercinquantepersonnes,centoudeuxcentsàlarigueur,mais sûrement pas cinq cents ou mille. Il y a un moment où,humainementet techniquement,onnepeutpas le faire.Onadonctendanceàsedire«telet telétudiant,vareprésenter lesétudiantsde la dernière génération.» Ou «telle et telle personne vontreprésenter sa présence dans tel pays…». Dans ma biographie deDerrida, j’insiste davantage sur sa présence dans telle universitéaméricaine que dans telle autre. Et je conçois que cela puissedécevoircertainsdeceuxquil’ontcôtoyé.Siquelqu’unmedit«voussavez, avecDerrida, on s’est vus très souvent, on a dîné ensemble,etc…», je lui réponds «je vous crois tout à fait, je serais heureuxd’écouter vos souvenirs, et pourtant il m’a semblé que je pouvaisraconterl’histoiredeDerridasansvousmentionner».

Souvenons nous que le champ relationnel de Derrida étaitextraordinairement étendu, encore plus que celui de Barthes. Il avraiment voyagé dans le monde entier, été visiting professor dansd’innombrables universités, entretenu une quantité incroyable decorrespondances.Doncquandjeparledemilletémoinspotentiels,jen’exagère pas du tout. Oui, j’aurais pu rencontrermille personnes.Maisenmêmetemps,qu’est‐cequej’auraisfaitdemilleinterviews,outre le fait qu’ilm’aurait fallu trois ou quatre ans de plus, et quej’aurais eu besoin de beaucoup d’argent pour aller interroger destémoins en Australie, en Chine, etc.?Même en laissant de côté cesaspectsmatériels, qu’est‐ce que j’aurais fait de cette surabondanced’informations?Jen’avaispasl’intentiond’écrireunebiographieentroistomesde600pages.C’estàmoidefairemeschoix,deproposerunportraitplutôtquedenoyerlelecteursousuneaccumulationdepetitsfaits.

                                                            21 Typhaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, janvier2015.22DidierEribon,MichelFoucault,Paris,ÉditionsFlammarion,1989.

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Si je suis votre propos, dans une telle histoire, chaque détailn’estdoncpasd’égaleimportance?

Oui,jen’arrêtepasdeprendredesdécisions,defixerdespriorités.Jesuis notamment persuadé que la phase de construction dupersonnage, avant la grande notoriété, génère des relations plusessentielles.On le remarque dans les lettres: pendant sa jeunesse,quelqu’un comme Derrida a entretenu une dizaine decorrespondances, et elles sont pour la plupart très riches. Lanotoriété venue, il a des centaines de correspondants, mais à laplupart il répond de manière plus superficielle, en parant au pluspressé, sans se livrer réellement. Il aunepositionà tenir, ilne faitplus part de ses doutes, comme il le faisait dans ses lettres dejeunesseàMichelMonory.Cettecorrespondance,surlaquellejesuisfierd’avoirmislamain,correspondàunmomentoùDerridanes’estpasencoretrouvé: ildoutedesontalent,desacapacitéàécrire,etcet ami joue un rôle essentiel de confident. On est un peu dans lamême situation qu’entre Freud et Fliess, quand Freud ne sait pasencorequ’ilvadevenirFreud,quandilpensequeFliessestpeut‐êtreun plus grand savant que lui… Les lettres de jeunesse de Derrida,écrites à une période où il ne publie pas encore, font pour moipleinement partie de son œuvre. Les lettres tardives sont enrevancheengrandepartie consacrées àdesquestionsmatérielles:invitationsàdes conférencesetdescolloques, remerciementspourdeslivresreçus,etc.Ilestdonclogiquequejelesutilisemoins.

Ilyauneexpérienced’écrituredansvotretravaildebiographe,une expérience de créateur aussi dans votre travail descénariste.Ya‐t‐ilunecertaine relationentrevotre travaildecréateur et votremanière d’aborder cette pratique d’écrituredugenrebiographique?

Audébutdenotreconversation23,jevousparlaisd’Omnibus,cepetitroman qui jouait avec certains codes de la biographie.Symétriquement, il est clair que dans mon travail de biographe,quelquechosedemapratiquederaconteurd’histoiresestbeletbienprésent.Etc’estunedimensionqu’unphilosophen’auraitsansdoute

                                                            23Voirlapremièrepartiedel’entretien.

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pas. Un philosophe aurait bien d’autres qualités que moi, mais ilserait sans doute moins préoccupé par les questions narratives.Lorsquej’écrisunebiographie, jem’appuiesurl’undemesterrainsde compétence, qui est de savoir raconter une histoire, de savoirchoisir le détail révélateur en éliminant bien d’autres choses surlesquelles j’ai pourtant enquêtées. Les questions de rythme sontessentielles pourmoi. Cela neme gêne donc nullement de ne pasutiliser une grande partie des informations que j’ai patiemmentcollectées.Aucontraire,jesaisquecelavamepermettredenourrirles conférences et les tables rondes d’une série d’éléments qui nefigurent pas dans le livre. Dans une rencontre à Buenos Aires, j’aiainsi pu évoquer demanière approfondie la relation deDerrida etAlthusser, alors que dans la biographie elle n’occupeque quelquespages.Sij’avaismisdanslelivretoutcequejesaisdecetterelationabondamment documentée, cela aurait déséquilibré le récit parrapportàd’autresamitiésdeDerrida.Maispourmesentiràl’aiseenécrivant, j’ai besoin de savoir beaucoup de choses, de creuser despistesaudelàdecequelelivrepourraaccueillir.Tousceschoixsontaussi une affaire d’intuition: s’il m’arrive souvent de m’attarderpendant laphasede recherche,de tirerun fil audelàdecequiestnécessaire, ilm’arriveaussid’allervite,car j’ai l’impressionque telou tel document, qui pourrait intéresser quelqu’un d’autre, neconcernepassuffisammentmonprojet.

Pourqu’ilyait«biographie»,ilfautdoncune(re)constitutionpar assemblage, lemontage d’un certain type de récit par lebiaisd’untravailpatientetrigoureuxdemarquage,desélectionàtraversdessourcesmultiples–quecelles‐cisoientprimaireset/ousecondaires.Envousécoutant,onsentbienqu’ilyaunfilconducteurduquelvousnevousécarterez jamaisquandvoustravaillezsurcetypedeprojet.Vousenavezparléplustôt: lejouroùvousapprenezquevousalleztravaillersurunprojet,lematérieldevantvousest immense, latâchepeutparaître,elle,vertigineuse.Onpeutd’ailleursen lire le témoignagedans lesCarnets, qui constituent en quelque sorte une chronique del’expérienced’enquêteetd’écrituredelabiographiedeDerridacomme nous l’évoquions. Il vous faut donc déterminer une«porte d’entrée», déterminer en quelque sorte un niveau de

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signification très élevé à partir duquel certains détailsrévélateurs seront retenus, d’autres, non. Peut‐être que cetteligne n’est pas tout à fait claire dans l’ensemble de sesdimensionsavantd’entamerletravail,maisonsentbienquandmême lorsquevousparlezdevotrepratiquequevousécartezce qui pourrait vous écarter vous‐même de l’essentiel.J’aimerais qu’on revienne sur ce processus. Quel est cet«essentiel»quevouspoursuivezdanscettepratiquedugenrebiographiquequiestvotre?

Garderlecap,oui,garderlecap.Notamment,parexemple,restituerunmilieu–commel’Algériecoloniale–,maisnepasbasculerdanslelivre d’histoire. Ne pas avoir des «topos» qui nous font perdre lepersonnage. Je suis très attentif aux rapports entre l’avant‐plan etl’arrière‐plan, je m’interroge sur le traitement des personnagessecondaires, des silhouettes, du décor. Ce sont des préoccupationsd’écrivain, presque de peintre parfois. Je sais que je ne peux pasperdredevuemonpersonnagependantdixpages,chosequiarrivedanscertainesbiographiesetquim’agace.

L’élégancedubiographe,jeleredis,c’estdegarderuncap,maisc’estcommeuncapdemarine.Vousnenaviguezpasenlignedroite,voussavezquevousdevezunpeudériver, vous laisser emporterpar lecourant,iln’empêchequevoustenezquandmêmeuncap.Ilnefautpasvousperdreenchemin.Parailleurs,celapeutsemblertrivialdele dire,mais je suis aussi un écrivain professionnel. Pour écrire labiographie de Derrida, je ne bénéficiais pas d’une bourse derecherche. Jedisposais justede l’avancequem’avait accordéemonéditeur, une avance assez modeste et je ne pouvais donc pasconsacrercinqousixansdemavieàcelivre.C’étaitdéjàunesortedesacrificefinancierdeconsacrertroisansàceprojet.Jenepouvaism’offrir ce luxe que grâce aux droits d’auteur de mes travauxantérieurs. Mais j’étais tenu à une forme d’efficacité, depragmatisme. Pour un doctorant qui prépare une thèse, ou ununiversitaire qui bénéficie d’une bourse de recherche, le relatifconfortdontilbénéficiepeutdevenirunhandicaps’ilretardetroplemomentdupassageàl’acte.

À un moment je pense qu’il faut mettre entre parenthèses lesquestions et se dire: vas‐y, avance, écris! Quand on consulte lespremiers documents d’archives, quand on rencontre les premiers

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témoins,onnoteénormémentdechoses.Plusvousavancez,moinsvous notez, car vous percevez les redondances. Et un jour, voussentez qu’il faut arrêter la phase de préparation et affronter larédaction.

Dites‐moi,pour finir,avez‐vousunautreauteurdans lamire,un autre auteur/créateur à qui vous aimeriez bien peut‐être«venirenaide»maintenant…?

Oui.Mais jenepeuxpasenparlerpour l’instant.C’est encore tropembryonnaire, trop fragile… Ce que je peux dire, c’est que je vaisaborder un autre monde qui n’est ni la littérature, ni la bandedessinée,nilaphilosophie.Jevaispartirsurunnouveauterrain,oùj’apparaîtrai à nouveau comme un outsider. On pourra à nouveaumettre en questionma compétence, se demander d’où je viens, ceque je fais là… Heureusement, Derrida, donne une légitimitébeaucoupplusgrandequeHergé,etmêmequeValéry.Spécialisteounon, chacun sent qu’écrire la biographie de Derrida était un paridifficile.Doncàpartirdumomentoùjesuisparvenuauboutdecelivre, certains doivent se dire que je suis capable d’entrer dans unchampdesavoirquin’estpasdirectement lesien,etd’enproposerune synthèse, ce qui est quand même aussi un des enjeux del’écriture biographique. Il y adesbiographiesqui sontdes travauxde recherche extraordinaires,maisqui sont très ennuyeuses à lire.Moi, j’ai envie que mon lecteur aille jusqu’au bout du livre sansennui. J’aimequ’ilyaitdesaccélérations,desdétails intrigants,desportraits, parfois même des coups de théâtre… La biographiem’apparaît comme un genre très complet. Je suis encore loin d’enavoirfaitletour.

FIN

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BibliographiedeBenoîtPeeters(extraits)

Omnibus, roman, Minuit, 1976; rééd. Les Impressions Nouvelles,2001.

La bibliothèque de Villers, Robert Laffont, 1980; rééd. suivie d’uneétudedeJanBaetens:Labord,EspaceNord,2004.

Les Cités obscures, bandes dessinées (avec François Schuiten),16volumesparus,Casterman,1983‐2010.

LeMonded’Hergé,monographie,Casterman,1983.

Droitde regards (avecMarie‐Françoise Plissart, suivi d’une lecturede Jacques Derrida), Minuit, 1985; rééd. Les ImpressionsNouvelles,

Le Mauvais Œil, récit photographique (avec Marie‐FrançoisePlissart),Minuit,1986.

Tokyo est mon jardin, bande dessinée (avec Frédéric Boilet),Casterman,1997.

Demi‐tour,bandedessinée(avecFrédéricBoilet),Dupuis,1997.

Hergé,filsdeTintin,biographie,Flammarion,2002.

Le Transpatagonien, roman (avec Raoul Ruiz), Les ImpressionsNouvelles,2002.

Lirelabandedessinée,essai,Flammarion,2003.

Nousestunautre.Enquêtesurlesduosd’écrivains,essai(avecMichelLafon),Flammarion,2006.

LireTintin,lesbijouxravis,essai,LesImpressionsNouvelles,2007.

Écrirel’image,unitinéraire,essai,LesImpressionsNouvelles,2008.

Derrida,biographie,Flammarion,2010.

Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion,2010.

L’homme qui dessine, entretiens avec Jirô Taniguchi, monographie,Casterman,2012.

Valéry.Tenterdevivre,Flammarion,2014.