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James, W. - Le Pragmatisme Et Le Sens Commun

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Sociétés n° 89 — 2005/3

Dossier

LE PRAGMATISME ET LE SENS COMMUN1

William JAMES

Présentation

Par Aymerick-Alexandre Thérie-Chaupin

Scientifique et philosophe de la fin du XIXe siècle, William James est surtout célè-bre pour son inestimable contribution à la première grande entreprise de synthèseet de critique des conclusions de la psychologie expérimentale. Quoique les Prin-cipes de la Psychologie soient encore aujourd’hui son ouvrage le plus étudié etcommenté, sa période épistémologique et métaphysique demeure encore obscu-rément comprise. Bergson en France et Whitehead en Angleterre semblent avoirété les seuls à s’attarder durablement sur cet aspect de ses recherches. Sans doutela publication de ses travaux sous forme d’articles dispersés a-t-elle contribué àfragmenter la cohérence de ses conclusions, l’amenant régulièrement durant lesdernières années de sa vie à répondre aux interprétations souvent libres de certainsphilosophes (notamment dans Pragmatism and Truth Once More).

La philosophie de William James surgit d’un double mouvement problémati-que, portant à la fois sur le sens de l’histoire de la philosophie et sur celui de l’expé-rience commune de l’espèce humaine. Le problème fondamental de James en cequi concerne la philosophie est le suivant : pourquoi l’empirisme et le pluralismene sont-ils tolérés qu’à un certain point dans l’explication des structures du réel ?Pourquoi sont-ils toujours conduits à donner de l’univers l’image d’un chaos dis-continu que nous ordonnerions seulement par artifice ? Les régularités, les conti-nuités, n’y sont présentées que comme des illusions instrumentales sans aucuneprise effective sur le monde objectif.

1. Tiré de l’ouvrage de William James, Pragmatism, cinquième conférence.

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Ce problème rejoint celui plus intrinsèquement philosophique. Le sens com-mun, le quotidien même des penseurs les plus critiques, est mu par un sentimentde continuité avec le monde, d’intensités variables, mais dont la seule coupuretotale pourrait être un évanouissement de nos états de conscience, autrement ditla mort. Or, si l’homme parvient à se contenter d’une réalité que le rationalismeassure fragmentaire et fausse tant qu’une connaissance parfaite n’est pas venuel’amender, c’est que l’expérience, aussi incomplète et parfois incohérente soit-elle,doit posséder en elle-même les structures et les fonctions qui assurent un sentimentde continuité quasi constant. De telles structures doivent probablement être les plusvisibles dans nos expériences les plus naïves, les moins conceptualisées, d’où laréférence constante de William James aux flux de l’expérience dont sont envelop-pés les enfants et les animaux inférieurs. Ce type d’expérience, il la nomme« pure ». Dans celle-ci, le moi et le monde ne se différencient pas ; ils appartiennentà la même expérience. Le moi est un faisceau de sensations et se définit entière-ment par son extériorité, par le contexte de relations qui lui confère sa forme don-née à cet instant, à savoir, le sentiment qui le pénètre et qui définit tout son être.

Ainsi, à l’état primitif, l’homme connaît, par le biais du simple suivi de ses sen-sations, une parfaite coexistence avec le monde. Or, notre expérience communeest remplie de distinctions, de coupures symbolisées par les choses qui se différen-cient les unes des autres. Tout cela est rendu possible par la nuance des qualitésqui enveloppent nos expériences et qui se déroulent dans le temps. L’ordreconceptuel apparaît donc comme une façon de signifier la présence de chosess’étant évanouies, et préserver par là l’idée d’une continuité encore possible aveccelles-ci. Les concepts sont des « substituts » à nos percepts dont l’immédiatetévient à passer. L’erreur de l’empirisme classique est, pour James, d’avoir congédiéla continuité naturelle de l’expérience sensible en prenant le découpage déjà effec-tué par les concepts comme naturel, là où il n’est que fonctionnel. Il s’agit d’unemprunt à la conception rationaliste de l’existant, pour laquelle tout ce qui peutêtre nommé pourrait se targuer d’une existence absolue et clôturée par une défini-tion proprement individuelle.

Mais le pluralisme de James ne dépend pas de cette définition atomiste du plu-ralisme. S’il y a pluralité, ce n’est pas celle des « choses », au sens d’entités ontolo-giquement définies, mais de contextes, d’expériences, de relations, somme toute,de lignes d’influences et de conjonctions entre les divers moments qui fabriquentet rythment la cohérence du monde. C’est pourquoi, dans le Sens Commun,James rappelle que si toutes nos catégories de pensée sont construites, produitespar des processus particuliers de mise en relation, elles n’en demeurent pas moinsdes tentatives intellectuelles de retranscription de la continuité primitive de la sen-sation, complexifiée par l’extension du champ de notre expérience au fil des sièclesou des années dans le cadre d’un individu. Par conséquent, il existe une multipli-cité de modes d’appréhension des invariances du flux de l’expérience, parmi les-quelles il faut compter la dynamique toujours à l’œuvre de cohésion du réel,indépendamment de l’intervention de toute intériorité transcendantale. L’expé-

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rience possède en elle-même les moyens de sa cohérence. L’intellect ne fait queconcurrencer laborieusement ce pouvoir naturel du réel, quoiqu’il contribue pré-cieusement à vivre les expériences lointaines ou absentes de notre immédiateté.

N.B. : Toutes les notes sont du traducteur.

Le pragmatisme et le sens commun (Pragmatism and common sens)

William James

Dans la dernière conférence, nous nous sommes détournés de la façon usuelle deparler de l’unité de l’univers comme d’un principe, sublime dans toute son absenced’expression, pour nous tourner vers une étude des espèces spéciales d’union quel’univers enveloppe. Nous avons trouvé beaucoup de celles-ci coexister avec desespèces de séparation également réelles. « Jusqu’où suis-je vérifiée ? » est la ques-tion que nous pose ici chaque espèce d’union et chaque espèce de séparation ; parconséquent, en tant que bons pragmatistes, nous avons à tourner le visage versl’expérience, vers les « faits ».

L’unité absolue demeure, mais seulement comme une hypothèse, et cettehypothèse est de nos jours réduite à celle d’un connaissant omniscient qui voit sansexception toutes choses comme formant un fait systématique unique. Mais leconnaissant en question pourrait encore être conçu soit comme un Absolu, soitcomme un Ultime ; et contre cette hypothèse de lui sous l’une ou l’autre forme, onpourrait légitimement tenir la contre-hypothèse que le plus vaste champ deconnaissance qui ait jamais été ou sera contient encore de l’ignorance. Quelquesmorceaux d’informations peuvent toujours échapper.

Ceci est l’hypothèse du pluralisme noétique que les monistes considèrent siabsurde. Puisque nous sommes tenus de la traiter aussi respectueusement que lemonisme noétique, jusqu’à ce que les faits aient fait pencher la poutre, nousdécouvrons que notre pragmatisme, quoiqu’à l’origine rien qu’une méthode, nousa forcés à être amicaux envers la vue pluraliste. Il se pourrait que certaines partiesdu monde soient si lâchement connectées avec certaines autres parties qu’elles nese suivent par rien si ce n’est la copule et. Elles pourraient même aller et venir sansque ces autres parties ne souffrent d’aucun changement interne. Cette vue plura-liste d’un monde de constitution additive est une vue que le pragmatisme est inca-pable d’exclure d’une considération sérieuse. Mais cette vue nous mène àl’hypothèse plus poussée que le monde actuel, au lieu d’être complet« éternellement », comme les monistes nous l’assurent, pourrait être éternellementincomplet, et sujet à tout moment à addition ou à la perte.

Il est incomplet à n’importe quel degré en un sens, et ce de manière flagrante.Le fait même que nous débattions cette question montre que notre connaissanceest à présent incomplète et sujette à addition. Eu égard à la connaissance qu’elle

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contient, le monde change et croît bien authentiquement. Quelques remarquesgénérales sur la façon qu’a notre connaissance de se compléter elle-même – quandelle se complète effectivement – nous mèneront fort commodément à notre sujetqui est le « Sens Commun ».

Pour commencer, notre connaissance croît en taches. Ces taches pourraientêtre grandes ou petites, mais la connaissance ne croît jamais partout : un peu devieille connaissance demeure toujours ce qu’elle était. Votre connaissance du prag-matisme, supposons, croît à l’instant. Plus tard, sa croissance pourrait impliquerune modification considérable des opinions que vous teniez précédemment pourvraies. Mais de telles modifications sont aptes à être graduelles. Pour prendrel’exemple le plus proche possible, considérez ces conférences qui sont les miennes.Ce que vous acquérez d’elles est probablement une petite quantité d’informationsnouvelles, un peu de nouvelles définitions ou de distinctions ou de points de vue.Mais tandis que ces idées spéciales sont en train d’être ajoutées, le reste de votreconnaissance demeure immobile, et ce n’est que graduellement que vous« alignerez » vos opinions précédentes avec les nouveautés que j’essaie d’incul-quer, et que vous modifierez leur masse à un certain léger degré.

Vous m’écoutez en ce moment, je suppose, avec certaines impressions favora-bles concernant ma compétence, et celles-ci affectent votre réception de ce que jedis, mais si soudainement je devais casser net le cours de la conférence, et me met-tre à chanter « We won’t go home till morning »2 dans une riche voix de baryton,non seulement ce nouveau fait serait ajouté à votre stock, mais il vous obligerait àme définir différemment, et cela pourrait altérer votre opinion de la philosophiepragmatique, et provoquer en général un réarrangement d’un nombre de vosidées. Dans de tels processus, votre esprit est tiraillé, et ce parfois douloureuse-ment, entre ses plus anciennes croyances et les nouveautés que l’expérienceapporte avec elle.

Par conséquent, nos esprits croissent en taches ; et comme des taches de graisse,les taches s’étendent. Mais nous les laissons s’étendre aussi peu que possible : nousgardons inaltérés autant de notre vieille connaissance, autant de nos vieux préjugéset croyances que nous le pouvons. Nous rapiéçons et faisons des retouches plus quenous ne renouvelons. La nouveauté est absorbée ; elle teint l’ancienne masse maiselle est aussi nuancée par ce qui l’absorbe. Notre passé a-perçoit3 et co-opère ; etdans le nouvel équilibre dans lequel s’achève chaque pas en avant dans le processusde l’apprentissage, il arrive relativement rarement que le nouveau fait soit ajouté cru.Plus habituellement, il est scellé cuisiné, comme on pourrait dire, ou mijoté dans lasauce du vieux.

Les nouvelles vérités sont donc les résultantes de nouvelles expériences et devieilles vérités combinées et qui se modifient mutuellement l’une l’autre. Et puisque

2. « Nous ne rentrerons pas avant le matin ».3. De l’anglais “to apperceive” qui, en vertu du passé de psychologue de James, a ici lesens d’une perception conditionnée, dans sa forme, par un concept préliminaire de ce quedevrait être la chose à percevoir.

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ceci est le cas dans les changements d’opinion aujourd’hui, il n’y a aucune raisond’affirmer qu’il n’en a pas été ainsi à toutes les époques. Il s’ensuit que de trèsanciens modes de pensée pourraient avoir survécu au travers de tous les dernierschangements dans les opinions des hommes. Les façons les plus primitives de pen-ser pourraient ne pas être encore totalement effacées. Comme nos cinq doigts, lecartilage de nos oreilles, notre appendice caudal rudimentaire, ou nos autres par-ticularités « vestigiales », elles pourraient demeurer comme des marques indélébi-les des événements dans notre histoire-race. Nos ancêtres pourraient avoirinterrompu des façons de penser qu’ils n’auraient pas en théorie découvertes. Maisune fois le fait posé, l’héritage se poursuit. Quand vous commencez un morceaude musique dans une certaine tonalité, vous devez conserver la même tonalitéjusqu’à la fin. Vous pouvez altérer votre maison ad libitum, mais le plan au sol dupremier architecte persiste, vous pouvez faire de grands changements, mais vousne pouvez pas changer une église gothique en un temple dorique. Vous pouvezrincer et rincer la bouteille, vous ne pouvez pas totalement enlever le goût du médi-cament ou du whisky qui la remplissait d’abord.

Ma thèse est maintenant la suivante : nos façons fondamentales de penser àpropos des choses sont des découvertes d’ancêtres excessivement lointains, qui ontété capables de se préserver à travers l’expérience de tout temps postérieur. Ellesforment un grand stade d’équilibre dans le développement de l’esprit humain, lestade du sens commun. D’autres stades se sont greffés par dessus ce stade, maisn’ont jamais réussi à le supplanter. Considérons ce stade du sens commund’abord, comme s’il était final.

Dans le langage courant, le sens commun d’un homme signifie son bon juge-ment, son dégagement de toute excentricité, sa jugeote, pour employer le mot ver-naculaire. En philosophie cela signifie quelque chose de totalement différent : sonusage de certaines formes intellectuelles ou catégories de pensée. Serions-nous deshomards ou des abeilles, il se pourrait que notre organisation nous ait amenés àutiliser des modes d’appréhension de nos expériences fort différents de celles-ci. Ilse pourrait aussi (nous ne pouvons pas dogmatiquement le nier) que de telles caté-gories, inimaginables par nous aujourd’hui, aient été prouvées sur le tout commefonctionnelles pour maîtriser mentalement nos expériences, comme celles quenous employons en vérité.

Si ceci paraît paradoxal à quiconque, qu’il pense à la géométrie analytique. Lesmêmes figures qu’Euclide définissait par des relations intrinsèques furent définiespar Descartes par les relations de leurs points aux coordonnées adventices, le résul-tat étant une façon absolument différente et nettement plus convaincante de mani-puler les courbes. Toutes nos conceptions sont ce que les Allemands appellentDenkmittel, des moyens par lesquels nous manions les faits en les pensant. L’expé-rience simplement en tant que telle ne vient pas numérotée et étiquetée, nousdevons d’abord découvrir ce qu’elle est. Kant en parle comme étant dans sa pre-mière intention un gewühl der erscheinungen, une rhapsodie der wahrnehmungen,un simple assortiment disparate que nous devons unifier par nos ruses. Ce que

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nous faisons d’abord habituellement, c’est encadrer un certain système de conceptsmentalement classés, sérialisés, ou connectés d’une certaine façon intellectuelle, etensuite utiliser cela comme un mètre grâce auquel nous « gardons un œil » sur lesimpressions qui se présentent. Quand chacune est référée à une place possibledans le système conceptuel, elle est par ce moyen « comprise ». Cette notion de« multiplicités » parallèles avec leurs éléments se tenant réciproquement dans des« relations d’un-à-un » se montre aujourd’hui si commode en mathématiques etlogique qu’elle dépasse de plus en plus les anciennes conceptions classificatoires. Ilexiste de nombreux systèmes conceptuels de cette sorte ; et la multiplicité des sensest aussi un tel système. Trouvez une relation d’un-à-un pour vos impressions-sensn’importe où au milieu des concepts, et ainsi de suite, vous rationalisez vos impres-sions. Mais évidemment vous pouvez les rationaliser en utilisant des systèmes con-ceptuels variés.

L’ancienne façon du sens commun de les rationaliser se fait par un assortimentde concepts dont voici les plus importants :

Chose ;

Le même ou différent ;

Espèces ;

Esprits ;

Corps ;

Un temps ;

Un espace ;

Sujets et attributs ;

Influences causales ;

L’imaginaire ;

Le réel.

Nous sommes désormais si familiers avec cet ordre que ces notions ont tissépour nous à partir du climat incessant de nos perceptions que nous trouvons diffi-cile de réaliser combien petite est fixée la routine que nos perceptions suiventlorsqu’elles sont prises en elles-mêmes. Le mot climat est un bon mot à employerici. À Boston, par exemple, le climat n’a presque aucune routine, la seule loi étantque si vous avez eu n’importe quel climat pendant deux jours, vous aurez proba-blement, mais pas certainement, un autre climat le troisième jour. L’expérience-cli-mat, telle qu’elle vient donc à Boston, est discontinue et chaotique. En termes detempérature, de vent, de pluie ou d’ensoleillement, il pourrait changer trois fois parjour. Mais le bureau climatique de Washington intellectualise ce désordre en ren-dant épisodique chaque bout successif du climat de Boston. Il le réfère à son lieuet son moment dans un cyclone continental, dont les changements locaux sontpartout attachés à son histoire comme des perles sont attachées à une ficelle.

Maintenant, il semble presque certain que les jeunes enfants et les animauxinférieurs prennent toutes leurs expériences à peu près comme les Bostoniens noninstruits prévoient leur climat. Ils n’en savent pas plus du temps, ou de l’espace,

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comme des réceptacles-monde, ou de sujets permanents et de prédicats chan-geants, ou des causes, ou des espèces, ou des pensées, ou des choses, que nosgens du commun n’en savent des cyclones continentaux. Le hochet d’un bébétombe de sa main, mais le bébé ne le cherche pas. Il s’est « éteint » pour lui, commela flamme d’une bougie s’éteint ; et il revient, quand vous le replacez dans sa main,comme la flamme revient quand rallumée. L’idée qu’il soit une « chose », dont ilpourrait interpoler l’existence permanente par elle-même entre ses apparitions suc-cessives, ne lui est évidemment pas venue à l’esprit. C’est la même chose avec leschiens. Hors de la vue, hors de l’esprit, avec eux. Il est bien évident qu’ils n’ontaucune tendance générale à interpoler des « choses ». Laissez-moi citer ici un pas-sage du livre de mon collègue G.Santayana.

« Si un chien, tandis qu’il renifle alentour avec contentement, voit son maîtrearriver après une longue absence, il ne demande pas pourquoi son maître estparti, pourquoi il est revenu, pourquoi il devrait être aimé, ou pourquoi alorsqu’il est allongé à ses pieds il l’oublie et se met à grogner et rêver de la chasse ?Ceci est un mystère complet, complètement inconsidéré. Une telle expériencea de la variété, du décor, et un certain rythme vital ; son histoire pourrait êtreracontée en vers dithyrambiques. Elle se meut totalement par inspiration ;chaque événement est providentiel, chaque acte non prémédité. La libertéabsolue et l’impuissance absolue se sont rencontrées : vous dépendez totale-ment de la faveur divine, cependant cet insondable agencement n’est pas dis-tinguable de votre propre vie. (…). [Mais] même les figures de ce dramedésordonné ont leurs sorties et leurs entrées ; et leurs répliques peuvent êtregraduellement découvertes par un être capable de fixer son attention et deretenir l’ordre des événements. (…) En proportion à de telles hausses de com-préhension, chaque moment de l’expérience devient conséquent et prophéti-que du reste. Les lieux calmes de la vie sont remplis de puissance et sesspasmes de ressource. Aucune émotion ne peut submerger l’esprit, car la baseou l’issue d’aucune n’est totalement cachée ; aucun événement ne peut ledéconcerter complètement, parce qu’il voit au-delà. Des moyens peuvent êtrerecherchés pour échapper à la pire situation ; et tandis que chaque momentavait été auparavant rempli par rien si ce n’est ses propres aventures et sonémotion surprise, chacun maintenant fait place à la leçon de ce qui se passaitavant et conjecture de ce qui pourrait être l’intrigue du tout. »

Même les sciences d’aujourd’hui et la philosophie essaient encore laborieusementde séparer dans notre expérience les fantaisies des réalités ; dans les temps primi-tifs, elles ne faisaient dans cette ligne que les plus timides distinctions. Les hommescroyaient tout ce qu’ils pensaient avec vivacité, et ils mélangeaient inextricable-ment leurs rêves avec leurs réalités. Les catégories de « pensée » et de « chose »sont ici indispensables ; au lieu d’être des réalités nous appelons maintenant cer-taines réalités des « pensées » seulement. Il n’y a pas de catégorie, parmi celles énu-mérées, dont nous ne pouvons imaginer par conséquent l’usage d’avoir pris sourcehistoriquement et de s’être étendue seulement graduellement.

Ce Temps unique auquel nous croyons tous et dans lequel chaque événementa sa date définie, cet Espace unique dans lequel chaque chose a sa position, ces

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notions abstraites unifient incomparablement le monde. Mais qu’elles sont diffé-rentes dans leur forme finie de concepts des expériences flottantes et désordonnéesde temps-et-espace des hommes naturels ! Tout ce qui nous arrive apporte sa pro-pre durée et étendue, et toutes deux sont vaguement entourées par un « plus »4

marginal qui court dans la durée et l’étendue de la prochaine chose à venir. Maisnous perdons bientôt toutes nos orientations définies ; et non seulement nosenfants ne font aucune distinction entre hier et avant-hier, la totalité du passé étantbouillie, mais nous adultes faisons toujours de même quand les temps sont grands.C’est la même chose pour les espaces. Sur une carte, je peux distinctement voir larelation de Londres, Constantinople et Pékin du lieu où je me trouve ; en réalité,j’échoue complètement à sentir les faits que la carte symbolise. Les directions etdistances sont vagues, confuses et mélangées. L’espace cosmique et le temps cos-mique, loin d’être les intuitions que Kant disaient qu’ils étaient, sont des construc-tions aussi manifestement artificielles que n’importe laquelle des constructions dontla science peut faire montre. La grande majorité de la race humaine n’utilise jamaisces notions, mais vit en des temps et des espaces pluriels, interpénétrants etdurcheinander.

Les « choses » permanentes encore ; la « même » chose et ses diverses « appa-rences » et « altérations » ; les différentes « espèces » de chose ; avec « l’espèce » uti-lisée finalement comme un « prédicat » dont la chose demeure le « sujet » : quelajustement du fouillis du flux immédiat de notre expérience et de la variété sensiblecette liste de termes suggère-t-elle ! Et ce n’est que la plus petite partie du flux deson expérience que quiconque met effectivement en ordre en lui appliquant cesinstruments conceptuels. En dehors d’eux, tous nos plus bas ancêtres n’utilisaientprobablement, et alors plutôt vaguement et inexactement, que la notion du« même encore ». Mais auquel cas, si on leur avait demandé si le même était une« chose » qui durait tout le long de l’intervalle invisible, ils auraient probablementété perdus, et auraient dit qu’ils ne s’étaient jamais posé cette question ou consi-déré les choses sous cet angle.

Les espèces et la similitude d’espèce, quel denkmittel colossalement utile pourtrouver notre chemin parmi le multiple ! Le multiple pourrait en théorie avoir été

4. En anglais “more”. Il s’agit d’un des concepts les plus essentiels de la philosophiejamesienne quant aux structures de la réalité. Il décrit l’ensemble indéterminé et vague quientoure les « thèmes » de notre perception, autrement dit, les « choses » sur lesquelles notreattention se concentre à un certain moment, occultant pour des raisons pratiques unemasse d’autres relations. Le « more » indique la fonction de la « frange » de notre percep-tion, celui de présenter une expérience dont le thème ne suffit pas à accaparer toute notreattention et qui est donc encore investie par la possibilité d’une suite, d’autres directionspossibles à entreprendre pour atteindre à une expérience parfaitement fluente et continueoù notre intention ou contenu mental ne peut plus être distingué de ce qui se présente ànous, sans que cela n’altère la forme de l’expérience. À ce titre, le fait d’écrire, par exemple,est une expérience de cet ordre dans laquelle notre intention d’écrire suit une perceptionde l’écriture, et ni l’une ni l’autre ne semblent primer, mais bien participer ensemble à laforme immédiate de cette expérience. Sans l’une ou sans l’autre, l’expérience ne pourraitse produire ou être effectivement présente.

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absolu. Les expériences pourraient toutes avoir été singulières, aucune d’entre ellesne se produisant par deux fois. Dans un tel monde, la logique n’aurait aucuneapplication, car l’espèce et la similitude d’espèce sont les seuls instruments de lalogique. Une fois que nous savons que quoi que ce soit qui est d’une espèce estaussi de l’espèce de cette espèce, nous pouvons voyager à travers l’univers commeavec des bottes de sept lieues. Les animaux n’utilisent à coup sûr jamais ces abs-tractions, et les hommes civilisés les utilisent dans les quantités les plus variées.

L’influence causale, encore ! Ceci, si ce n’est rien d’autre, semble avoir été uneconception antédiluvienne, car nous trouvons les hommes primitifs penser quepresque tout est signifiant et peut exercer une influence d’une certaine sorte. Larecherche pour les influences les plus définies semble avoir commencé avec laquestion : « Qui, ou quoi, est à accuser ? », ceci pour n’importe quelle maladie oudésastre ou chose fâcheuse. À partir de ce centre, la recherche pour les influencescausales s’est étendue. Hume et la « Science » ensemble ont essayé d’éliminer lanotion entière d’influence, lui substituant le denkmittel totalement différent de« loi ». Mais la loi est une invention comparativement récente, et l’influence règnesuprêmement dans le plus vieux royaume du sens commun.

Le « possible », comme quelque chose de moins que l’actuel et de plus que letotalement irréel, est une autre de ces notions magistrales du sens commun. Mêmecritiquées, elles persistent et nous revolons vers elles dès que la pression critique serelâche. Le « soi », le « corps », dans le sens substantiel ou métaphysique, personnen’échappe à la soumission à ces formes de pensée. En pratique, les denkmittel dusens commun sont uniformément victorieux. Tout le monde, quelle que soit soninstruction, pense encore à une « chose » à la façon du sens commun, comme unsujet-unité permanent qui « soutient » ses attributs de façon interchangeable. Per-sonne n’utilise avec stabilité ou sincèrement les notions plus critiques d’un groupede qualités-sens unifiées par une loi. Avec ces catégories en mains, nous faisonsnos plans, déterminons ensemble et connectons les parties les plus reculées del’expérience avec ce qui est devant nos yeux. Nos plus récentes et critiques philo-sophies sont de simples manies et des fantaisies comparées à cette langue mater-nelle naturelle de la pensée.

Le sens commun apparaît donc comme un stade parfaitement défini dansnotre compréhension des choses, un stade qui satisfait d’une façon extraordinaire-ment réussie les intentions pour lesquelles nous pensons. Les « choses » existentbien, même lorsque nous ne les voyons pas. Leurs « espèces » existent de même.Leurs « qualités » sont ce par quoi elles agissent, et sont ce sur quoi nous agissons ;et celles-ci existent aussi. Ces lampes diffusent leur qualité de lumière sur tous lesobjets dans cette pièce. Nous l‘interceptons sur son chemin dès que nous tenonsun écran opaque. C’est le son même que mes lèvres émettent qui voyage jusqu’àvos oreilles. C’est la chaleur sensible du feu qui migre dans l’eau dans laquelle nousfaisons bouillir un œuf ; et nous pouvons passer de la chaleur à la fraîcheur en ylaissant tomber un glaçon. À ce stade de la philosophie, tous les hommes non euro-péens, sans exception, sont demeurés. Il est suffisant pour toutes les fins pratiques

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nécessaires de la vie ; et au sein de notre race elle-même, ce ne sont seulement queles spécimens hautement sophistiqués, les esprits débauchés par l’enseignement,comme Berkeley les appelle, qui ont même toujours suspecté le sens commun den’être pas absolument vrai.5

Mais lorsque nous regardons derrière nous et spéculons à propos de la manièredont les catégories du sens commun pourraient avoir atteint leur formidable supré-matie, il n’apparaît pas de raison selon laquelle ce n’aurait pu être par un processuscomme celui par lequel les conceptions dues à Démocrite, Berkeley ou Darwin, ontatteint leurs triomphes similaires en des temps plus récents. En d’autres mots, ellespourraient avoir été découvertes avec succès par des génies préhistoriques dont lesnoms ont été recouverts par la nuit de l’antiquité ; elles pourraient avoir été véri-fiées par les faits immédiats de l’expérience auxquels elles ont correspondu enpremier ; et ainsi, de fait en fait et d’homme à homme, elles pourraient s’être éten-dues, jusqu’à ce que tout langage repose sur elle et que nous soyons maintenantincapables de penser naturellement en d’autres termes. Une telle vue ne ferait quesuivre une règle qui s’est ailleurs démontrée si fertile, celle de supposer que le vasteet reculé se conforme aux lois de formation que nous pouvons observer à l’œuvredans le petit et le proche.

Pour toutes les intentions pratiques utilitaristes, ces conceptions suffisentamplement ; mais qu’elles n’aient commencé qu’à des points spéciaux de décou-verte et ne se soient étendues d’une chose à une autre que graduellement, sembleêtre prouvé par les limites excessivement suspectes de leur application à ce jour.Nous supposons, pour certaines intentions, un Temps « objectif », ce fluit aequabi-liter, mais nous n’y croyons pas vivement ou ne réalisons pas, un tel temps s’écou-lant également. « L’Espace » est une notion moins vague mais les « choses », quesont-elles ? Une constellation est-elle proprement une chose ? ou une armée ? ouune ens rationis comme l’espace ou la justice sont une chose ? Un couteau dont la

5. Le terme « vrai », ici, est à prendre en un sens très particulier. Il ne s’agit pas d’unevérité objective, à savoir, d’une proposition décrivant des propriétés appartenant, paressence, à une chose extérieure à la conscience. Le concept de vérité, chez James,concerne une propriété de nos idées à se connecter avec nos percepts, de telle façonqu’entre le monde et le moi une même continuité semble transparaître. À ce titre, une idéevraie assure d’une appartenance commune, entre l’individu qui la porte et la chose qu’ilvise, au même monde, mais en aucun cas ne sous-entend une sorte d’indépendance del’un ou l’autre. Une idée vraie vérifiée n’a lieu qu’en tant que l’individu et la chose viséeentrent effectivement en connexion dans une expérience commune dont ils définissentsimultanément la forme, comme dans le cadre du processus décrit plus haut par nos soinsde l’expérience d’écrire. À ce titre, si le sens commun est « absolument vrai », ce n’est pasqu’il aurait déniché les seules catégories possibles et réelles d’interprétation de la réalité,mais parce que ces mêmes catégories sont capables de nous mettre en connexion avec leréel de façon extrêmement optimale, plus que certaines idées philosophiques (d’où le sensde la critique jamesienne qu’il ne faut donc surtout pas prendre en un sens positiviste). Àce sujet, consulter l’ouvrage The meaning of truth, ainsi que Pragmatism, “Pragmatism’sconception of truth” qui suit la présente conférence.

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poignée et la lame sont changés est-il le « même » ? « L’enfant changé », dontLocke discute si sérieusement, est-il de « l’espèce humaine » ? La « télépathie » est-elle une « fantaisie » ou un « fait » ? Le moment passé par-delà l’utilisation pratiquede ces catégories (une utilisation suffisamment suggérée par les circonstances ducas spécial) à une façon simplement curieuse ou spéculative de penser et vous voustrouvez dans l’impossibilité de dire juste dans quelles limites de fait devra s’impli-quer n’importe laquelle d’entre elles.

La philosophie péripatéticienne, obéissant à des propensions rationalistes, aessayé de porter les catégories du sens commun à l’éternité en les traitant de façontrès technique et articulée. Une « chose », par exemple, est un être, ou ens. Un ensest un sujet où les qualités « sont inhérentes ». Un sujet est une substance. Les subs-tances sont des espèces, et les espèces sont définies en nombre, et discriminées.Ces distinctions sont fondamentales et éternelles. Elles sont en effet magnifique-ment utiles comme termes de discours, mais ce qu’elles signifient n’apparaît pas.Quand on demande à un philosophe scolastique ce qu’une substance pourrait êtreen elle-même, mis à part le fait qu’elle soutient des attributs, il dit simplement quevotre intellect sait parfaitement ce que signifient les mots.

Mais ce que connaît clairement l’intellect, c’est seulement le mot lui-même etsa fonction de direction. Il arrive donc que des intellects sibi permissi, des intellectsseulement curieux et inactifs, abandonnent le stade du sens commun pour ce quenous pourrions appeler en termes généraux le stade « critique » de la pensée. Nonseulement de tels intellects comme Humes, Berkeley et Hegel mais des observa-teurs pratiques des faits comme Galilée, Dalton, Faraday, ont trouvé cela impossi-ble de traiter comme absolument réels les termini-sens naïfs du sens commun. Demême que le sens commun interpole ses « choses » constantes entre nos sensationsintermittentes, la science extrapole son monde de qualités « primaires », ses ato-mes, son éther, ses champs magnétiques, et le pareil, au-delà du monde du senscommun. Les « choses » sont maintenant des choses impalpables invisibles ; et lesvieilles choses visibles du sens commun sont supposées résulter d’une mixture deces invisibles. Autrement toute la conception naïve de chose se fait dépasser, et lenom d’une chose est interprété comme dénotant seulement de la loi, ou regel derverbindung, par laquelle se succèdent ou coexistent habituellement certaines denos sensations.

La science et la philosophie critique font donc sauter les limites du sens com-mun. Avec la science le réalisme naïf cesse : les qualités « secondes » deviennentirréelles ; les primaires seules demeurent. Avec la philosophie critique, tout estravagé. Les catégories du sens commun cessent une et toutes de représenter quoique ce soit dans la manière de l’être ; elles ne sont que des tours sublimes de lapensée humaine, nos façons d’échapper à la confusion au milieu du flot irrémédia-ble de nos sensations.

Mais la tendance scientifique dans la pensée critique, bien qu’inspirée audépart par des motifs purement intellectuels, a ouvert, à notre étonnement, unegamme d’utilités pratiques entièrement inattendue. Galilée nous a donné des

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horloges précises et une pratique précise de l’artillerie ; les chimistes nous ont inon-dés de nouveaux médicaments et teintures ; Ampère et Faraday nous ont dotés dumétro new-yorkais et des télégrammes Marconi. Les choses hypothétiques que detels hommes ont inventées, définies comme ils les ont définies, montrent une ferti-lité extraordinaire en conséquences vérifiables par les sens. Notre logique peutdéduire d’elles une conséquence due sous certaines conditions ; nous pouvons dèslors provoquer les conditions, et rapidement, la conséquence est là devant nosyeux. La portée du contrôle pratique de la nature, nouvellement mise entrenos mains par les façons scientifiques de penser, excède largement la portée duvieux contrôle basé sur le sens commun. Son taux d’accroissement s’accélère defaçon telle que personne ne peut tracer la limite ; on pourrait même avoir peur quel’être de l’homme ne soit écrasé par ses propres pouvoirs, que sa nature fixe en tantqu’organisme puisse ne pas se démontrer adéquate pour tenir le coup des fonc-tions de plus en plus énormes, des fonctions créatives presque divines, que sonintellect lui permettra d’exercer de plus en plus. Il pourrait se noyer dans sa richessecomme un enfant dans une baignoire qui a ouvert l’eau et qui ne peut la fermer.

Le stade philosophique de la critique, bien plus complet dans ses négationsque le stade scientifique, ne nous donne jusqu’ici aucun nouveau champ de pou-voir pratique. Locke, Hume, Berkeley, Kant, Hegel, ont tous été complètementstériles pour projeter quelque lumière sur les détails du fonctionnement de lanature, et je ne peux penser à aucune invention ou découverte qui puisse êtredirectement reliée vers quoi que ce soit dans leur pensée particulière, car ni [tarwa-ter] de Berkeley, ni l’hypothèse nébulaire de Kant n’avaient quoi que ce soit à voiravec leurs principes philosophiques respectifs. Les satisfactions qu’ils procuraientà leurs disciples sont intellectuelles, non pratiques ; et même alors, nous devonsavouer qu’il y a un large côté minime au bout du compte.

Il y a par conséquent au moins trois niveaux, stades ou types de pensée biencaractérisés concernant le monde dans lequel nous vivons, et les notions d’un stadeont une sorte de mérite, ceux d’un autre stade une autre sorte. Il est impossible,cependant, de dire que le moindre stade jusqu’ici en vue est absolument plus vraiqu’un autre. Le sens commun est le stade le plus consolidé parce qu’il a eu ses toursen premier, et fait de tout langage son allié. Que ce soit lui ou la science qui soit lestade le plus auguste peut être laissé au jugement privé. Mais ni la consolidation, nile caractère auguste ne sont des marques décisives de vérité. Si le sens commun estvrai, pourquoi la science aurait-elle eu à cataloguer les qualités secondes, auxquel-les notre monde doit tout son vivant intérêt, comme fausses, et à inventer unmonde invisible de points et de courbes et des équations mathématiques à laplace ? Pourquoi aurait-elle eu le besoin de transformer les causes et les activités enlois de « variation fonctionnelle » ? C’est vainement que la scolastique, la plus jeunesœur du sens commun entraînée à l’université, cherche à stéréotyper les formesavec lesquelles la famille humaine a toujours parlé, pour les rendre précises et lesfixer pour l’éternité. Les formes substantielles (en d’autres mots nos qualités secon-des) ont difficilement survécu à l’an de grâce 1600. Les gens étaient déjà fatigués

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d’elles alors ; et Galilée et Descartes, avec leur « nouvelle philosophie », ne lui ontdonné qu’un peu plus tard leur coup de grâce.*

Mais si maintenant les nouvelles espèces de « choses » scientifiques, le mondecorpusculaire et étherique, étaient essentiellement plus « vraies », pourquoiauraient-elles excité autant de critiques au sein du corps de la science elle-même ?Les logiciens scientifiques disent à chaque étage que ces entités et leurs détermina-tions, combien précisément conçues, ne devraient pas être tenues pour littérale-ment réelles. C’est comme si elles existaient ; mais en réalité elles sont comme descoordonnées ou des logarithmes, seulement des raccourcis artificiels pour nousamener d’une partie à une autre du flux de l’expérience. Avec elles nous pouvonsfructueusement chiffrer ; elles nous servent merveilleusement ; mais nous nedevons pas être leurs dupes.

Il n’y a pas de conclusion retentissante possible quand nous comparons cestypes de pensée avec une vue pour dire laquelle est la plus absolument vraie. Leurnaturalité, leur économie intellectuelle, leur caractère fructueux, démarrent touscomme des tests distincts de leur véracité, et pour le résultat, nous nousembrouillons. Le sens commun est meilleur pour une sphère de la vie, la sciencepour une autre, la critique philosophique pour une troisième ; mais que l’un oul’autre soit absolument plus vrai, seul le Ciel le sait. À l’instant, si je comprends bienla question, nous sommes en train d’assister à une curieuse réversion de la façonqu’à le sens commun de regarder la nature physique dans la philosophie de lascience préférée par des hommes tels que Mach, Ostwald et Duhem. D’après cesprofesseurs, nulle hypothèse n’est plus vraie qu’aucune autre, au sens d’être unecopie plus littérale de la réalité. Elles ne sont que des façons de parler de notre côté,à n’être comparées que du point de vue de leur usage. La seule chose littéralementvraie est la réalité ; et la seule réalité que nous connaissions est, pour les logiciens,la réalité sensible, le flux de nos sensations et les émotions tandis qu’elles passent.« L’énergie » est le nom collectif (d’après Ostwald) pour les sensations juste commeelles se présentent elles-mêmes (le mouvement, la chaleur, l’attraction magnétique,ou la lumière, ou tout ce que ça pourrait être) quand elles sont mesurées de certai-nes façons. Ainsi, en les mesurant, nous sommes autorisés à décrire les change-ments corrélés qu’elles nous montrent en formules incomparables pour leursimplicité et leur caractère fructueux pour l’usage humain. Elles sont des triomphessouverains pour l’économie de la pensée.

Nul ne peut échouer à admirer la philosophie « énergétique ». Mais les entitéshypersensibles, les corpuscules et les vibrations, ne s’en laissent pas remonter avecla plupart des physiciens et des chimistes, en dépit de son attrait. Elle semble tropéconomique pour être totalement suffisante. La profusion, pas l’économie, pour-rait être après tout la note fondamentale de la réalité.

J’ai ici affaire à des problèmes hautement techniques, difficilement appropriéspour une conférence populaire, et dans lesquels mes propres compétences sont

*. En français dans le texte.

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maigres. Ce n’en est que d’autant meilleur pour ma conclusion, cependant, qui estla suivante. Toute la notion de vérité, que nous affirmons naturellement et sansréflexion ne signifier que la simple duplication par l’esprit d’une réalité toute faite etdonnée, se montre difficile à comprendre clairement. Il n’y a pas de test simple dis-ponible pour décider de but en blanc entre les divers types de pensée qui clamentla posséder. Le sens commun, la science commune ou la philosophie corpuscu-laire, la science ultra-critique, ou la philosophie énergétique, et critique ou idéaliste,tous semblent insuffisamment vrais à certains égards et laissent de l’insatisfaction. Ilest évident que le conflit de systèmes si vastement différents nous oblige à remanierl’idée même de vérité, car pour le moment nous n’avons aucune notion précise dece que le mot pourrait signifier. J’aurai à faire face à cette tâche dans ma prochaineconférence, et je n’ajouterai que peu de mots en conclusion de celle-ci.

Il n’y a que deux points que j’aimerais retenir de la présente conférence. Lepremier se rapporte au sens commun. Nous avons vu des raisons de le suspecter,de suspecter qu’en dépit d’être si vénérables, d’être si universellement employéeset construites dans la structure même du langage, ses catégories pourraient être,après tout, seulement une collection d’hypothèses extraordinairement fructueuses(découvertes ou inventées historiquement par des hommes seuls, mais graduelle-ment communiquées et utilisées par tout le monde) par lesquelles nos aïeux ont,depuis des temps immémoriaux, unifié et rangé la discontinuité de leurs expérien-ces immédiates et se sont mis en équilibre avec la surface de la nature si satisfaisantpour des buts pratiques ordinaires qu’elles auraient probablement duré toujours,sans la vivacité intellectuelle excessive de Démocrite, Archimède, Galilée, Berkeley,et d’autres génies excentriques dont l’exemple enflammait. Retenez, je vous prie,cette suspicion à propos du sens commun.

L’autre point est celui-ci. L’existence des divers types de pensée que nousavons examinés, chacun si splendide pour certaines intentions, quoique toujourscontradictoires, et aucun d’entre eux capable de soutenir une déclaration d’abso-lue véracité, ne devrait-elle pas éveiller une présomption favorable à l’égard de lavue pragmatiste que toutes nos théories sont instrumentales, sont des modes men-taux d’adaptation à la réalité, plutôt que des révélations ou des réponses gnosti-ques à une sorte d’énigme-monde instituée divinement ? J’ai exprimé cette vueaussi clairement que je le pouvais dans la seconde de ces conférences.6 Certaine-ment, l’agitation de l’actuelle situation théorique, la valeur pour certaine intentionsde chaque niveau de pensée, et l’incapacité de chacune à évacuer décisivementles autres, suggèrent cette vue pragmatiste, que, je l’espère, les prochaines confé-rences pourront bientôt rendre entièrement convaincante. Ne pourrait-il pas yavoir, après tout, une ambiguïté dans la vérité ?

6. « Ce que signifie le pragmatisme »