Jauss, Théorie de la réception

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Hans Robert Jauss

Pour une esthtique de la rceptionTRADUIT DE L'ALLEMAND PAR C L A U D E M A I L L A R D PRFACE D E JEAN STAROBINSKI

I B. U. Reims Lettres

Gallimard

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Les divergences textuelles qui peuvent tre constates entre l'original allemand et la traduction correspondent des modifications apportes par l'auteur lui-mme ses textes, l'occasion de la traduction.

Petite apologie de l'exprience esthtique : Kleine Apologie der sthetischen Erfahrung, Verlagsanstalt, Constance, 1972. De 1'Iphigenie. de Racine celle de Goethe (avec la postface), La douceur du foyer: Rezeptionssthetik, Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1975. Pour les autres textes: Literaturgeschichte als Provokation, _ Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1974. Editions Gallimard, Paris, 1978, pour la traduction franaise et la prface.

Alors que les principales tudes de Hans Robert Jauss ont t traduites en espagnol, en italien, en serbo-croate, en japonais, alors que les revues amricaines ont fait connatre ses crits programmatiques les plus marquants, qu 'on y a mme publi le stnogramme de dbats le concernant , ses travaux n'ont t connus en France, ce jour, que par deux ou trois articles relatifs la littrature mdivale, et non par les textes majeurs qui intressent les tches de la recherche littraire et la fonction mme de la littrature. La traduction que voici vient toutefois son heure, sans le dcalage excessif dont ont pti Spitzer, Auerbach, Friedrich. Pour ceux-ci, les traductions franaises, bienvenues en dpit du retard, rparaient une injustice et rendaient accessibles des interprtations qui ne pouvaient tre ignores; mais, tort ou raison, elles n'taient pas en mesure d'influer sur les dbats de mthode des annes 60 et 70, largement domins par le structuralisme et par la smiologie. Il n'en va pas de mme dans le cas de Jauss. Car le point de dpart de sa rflexion, les problmes qu'il soumet l'examen et la discussion la plus serre, sont ceux mmes dont il est aujourd'hui le plus souvent question dans les pays de langue franaise. J'en augure que ce livre recevra sans tarder l'audience qu'il mrite et que les thses de Jauss, si fortement nonces, seront prises en compte, comme c'est le cas actuellement en Allemagne, par ceux1 2

1. Diacritics, printemps 1975, p. 53-61. 2. Surtout: Littrature mdivale et thorie des genres, Potique, I, 1970, pp. 79-101 ; Littrature mdivale et exprience esthtique, Potique, 31 sept. 1977, pp. 322-336. Non recueillis dans le prsent volume.

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qui tiennent voir l'histoire et la thorie littraires justifier leur activit par les arguments les mieux fonds. J'ose mme croire qu'une coute et une rception attentives des crits de Jauss seraient de nature faire voluer, pour leur bien, les recherches littraires franaises. Un double intrt peut nous attacher aux crits programmatiques de Jauss: d'une part, leur originalit, leur vigoureuse formulation; d'autre part, le champ trs large des doctrines philosophiques, esthtiques, mthodologiques , rcentes ou moins rcentes, dont ils font tat, dont ils recueillent ou rcusent la leon, toujours au terme d'un expos et d'une discussion qui sont alls l'essentiel. On ne saurait qu'admirer ici l'ampleur de l'information dont Jauss dispose pour marquer, par drivation ou par opposition, les principes qu'il organisera, moins d'ailleurs en un systme qu'en un ensemble d'incitations des tches futures. On ne trouvera chez lui ni l'talage indfini et neutre de la simple doxographie, ni le dogmatisme clos des systmes qui sortent tout arms de la tte d'inventeurs solitaires, superbement ignorants de ce qui a t pens en d'autres lieux ou d'autres temps. Si le champ thorique et historique dont Jauss possde la matrise est aussi vaste, c 'est qu 'il lui importe de faire le point de sa propre position par rapport au plus grand nombre possible de positions reprables dans le domaine de la pense. Ce thoricien de la rception commence lui-mme par percevoir et recevoir. Le plaisir et le bnfice que j'prouve lire Jauss tiennent pour une large part cette ouverture du dialogue (qui parfois s'accentue en polmique), cette volont de ne rien omettre de ce qui rclame attention, mais aussi ce courage de trancher, de dcider, de ne pas s'en tenir un confortable clectisme, et de franchir le pas, lorsque de nouveaux problmes et de nouvelles rponses s'annoncent plus fructueux. (On s'apercevra d'ailleurs que Jauss, au cours des annes, se corrige et se dpasse lui-mme...) Pour rendre manifestes les enjeux du dbat, il suffit de signaler, ft-ce sommairement, les courants doctrinaux avec lesquels Jauss est en troit rapport, soit qu'il en ait retenu certaines suggestions, soit qu'il en conteste les prtentions ; ces courants doctrinaux, s'ils sont d'origine fort diverse, sont tous reprsents avec quelques variantes et transpositions dans les pays de langue franaise; nous ne rencontrons rien de radicalement tranger dans les systmes auxquels Jauss apporte rponse: la phnom-

nologie (celle de Husserl, d'Ingarden, de Ricoeur); la pense heideggrienne, dans les prolongements hermneutiques qu'elle reoit chez Gadamer; le marxisme, tel qu'il s'exprime chez W. Benjamin, G. Lukcs, L. Goldmann, et surtout dans la critique de l'idologie formule par l'Ecole de Francfort (Adorno, Habermas); les recherches formalistes des thoriciens de Prague (Mukafovsky, Vodicka); les divers structuralismes (LviStrauss ; R. Barthes) ; la nouvelle rhtorique , etc. C'est bien l, reconnaissons-le, notre paysage intellectuel, notre constellation de problmes, ou d'coles, mais illustrs par des tmoins plus nombreux, dont certains sont parfois moins familiers aux Parisiem. Et de mme que les noncs thoriques de Jauss ne se dveloppent pas dans la solitude par rapport aux autres programmes thoriques contemporains, ils ne souffrent pas davantage de cette solitude plus grave encore laquelle se condamnent tant de thoriciens, lorsqu'ils chafaudent leur systme partir d'un corpus minuscule d'uvres ou de pages effectivement lues. L'exprience littraire acquise, au contact des textes, chez Jauss, est d'une incomparable ampleur. Dans sa formation de romaniste selon la tradition philologique des universits allemandes il a vue sur l'volution de la langue et de la littrature franaises en leur entier, des origines au temps prsent. C'est l'intimit avec la littrature (et avec des problmes prcis d'histoire littraire) qui prcde et nourrit l'interrogation thorique de Jauss (ce qui fait que la thorie sait de quoi elle parle). Le passage est rapide, incessant, rciproque, des problmes de la thorie ceux de la recherche applique. Une thse de doctorat sur Proust ', des travaux sur de trs nombreux auteurs, dont Diderot, Baudelaire et Flaubert, des tudes d'ensemble sur l'pope animale (TierdichtungJ et sur l'allgorie au Moyen ge , la prface d'une rdition du Parallle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault, mettant dans sa juste lumire l'importance de ce livre pour l'volution du concept de modernit; la conception et la direction (avec E. Khler) du monumental Grundriss der2

1. Zeit und Erinnerung in Marcel Proust A la recherche du temps perdu : ein Beitrag zur Theorie des Romans, Heidelberg, 1955; 2 d. revue, Heidelberg, 1970. 2. Ces travaux ont t partiellement rassembls sous le titre Attentat und Modernitt der mittelalterlichen Literatur, Munich, W. Fink, 1977.e

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romanischen Literaturen des Mittelalters ', donnent l'ide des tches concrtes que Jauss a abordes, et partir desquelles il a t amen se poser les questions fondamentales touchant le rle de l'historien, la raison d'tre de l'enseignement universitaire, la fonction de communication et de transformation sociales de la littrature. Tout critique, tout historien parle partir de son lieu prsent. Mais rares sont ceux qui en tiennent compte pour en faire l'objet de leur rflexion. Les enjeux contemporains, les prils et les chances d'aujourd'hui marquent chez Jauss le point de dpart et le point d'arrive de chacune des tudes thoriques : il s'agit pour lui d'une question prioritaire: quelle est aujourd'hui la fonction de la littrature? Comment penser notre rapport aux textes du pass? quel sens actuel peut accder la recherche qui travaille au contact des poques rvolues? Questions qui, au premier abord, semblent celles d'un philologue soucieux de ne pas laisser sa discipline s'ensabler dans les routines positivistes, et dsireux de prouver ses collgues, comme un plus large public, que cette vnrable discipline est capable de l'aggiornamento requis par les circonstances prsentes. Mais les propositions de Jauss, qui ont trs videmment une porte considrable pour l'institution universitaire (si celle-ci veut rester en vie), s'inscrivent dans la perspective plus large d'une interrogation sur les chances prsentes d'une communication (par le moyen du langage et de l'art en gnral) qui ft tout ensemble libratrice et cratrice de normes pour l'action vcue. Conscient de l'insertion temporelle de son propre travail, Jauss mesure d'autant mieux la distance qui le spare d'un pass diffrent, dont pourtant le message ne cesse de l'atteindre. C'est parce que l'historicit du moment prsent s'impose lui de faon si vive, que la rtrospection historienne lui importe corrlativement au plus haut point : les enjeux du monde actuel ne deviennent pleinement perceptibles qu ' une conscience qui a mesur les carts, les oppositions, la drive, et qui fait le point l'gard de traditions dont la persistance n 'a t possible que moyennant mutations et reconstructions. La responsabilit que Jauss prouve l'gard du prsent est donc ce qui le retient de renoncer tre historien (historien de la littrature),1. Cet ouvrage de grande envergure a commenc paratre en 1962 chez Cari Winler Heidelberg.

au moment o pourtant l'histoire littraire, dans ses aspects traditionnels, semble avoir perdu de son efficace et de son attrait. Les tudes qu 'on lira ici proposent une dfense et illustration de l'histoire littraire, en mme temps qu'une rvision fondamentale de son statut; elles invitent dplacer le point d'application de l'attention historienne. Fixant de nouveaux objets, investie d'une responsabilit accrue, l'histoire se trouve en mesure, ds lors, de lancer un dfi fcond la thorie littraire dfi qui a pour effet non de contester la lgitimit de la thorie littraire, mais de l'inviter reprendre en charge la dimension historique du langage et de l'uvre littraire, aprs les annes o l'approche structurale semblait impliquer ncessairement l'abandon de la dimension diachronique . Tel est le sens de l'crit programmatique de 1967, Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, .L'histoire de la littrature: un dfi la thorie littraire . * La polmique de Jauss se porte contre tout ce qui spare, contre tout ce qui rduit la ralit en substances fictives, en essences prtendument ternelles. Le romantisme absolutisait les gnies nationaux, l'historisme envisageait des poques closes, chacune immdiate Dieu (Ranke), et coupe de notre prsent; le positivisme a cru se conformer au modle des sciences exactes ; mais, sans atteindre la prcision causale, il s'est perdu dans l'illimit des sources et des influences ; sous la plume d'auteurs plus rcents, l'histoire des ides, celle des topoi, postule la prennit des thmes fondamentaux, et se soustrait l'historicit ; dans le marxisme, qui entend au contraire rendre justice l'historicit, l'uvre littraire est soit reflet involontaire, soit imitation dlibre d'une ralit socio-conomique qui a toujours le pas sur elle; le douteux privilge de la substantialit passe l'infrastructure, et, tout au moins jusqu' une date rcente, la pense marxiste ne conoit pas que l'uvre d'art puisse participer la constitution de la ralit historique. Le formalisme, de son ct, n'envisage la succession des codes, des formes, des langages esthtiques que dans l'univers spar de l'art: l'en croire, les systmes littraires, en se succdant, dveloppent l'histoire propre des systmes; mais les formalistes n'ont pas les moyens

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(ou souvent le dsir) de replacer cette volution dans le contexte de l'histoire au sens le plus large. Chez ceux qui cherchent dans le texte, et dans sa constitution matrielle une origine premire (ou une autorit dernire), Jauss reconnat un besoin d'absolutiser qui, paradoxalement, n'est pas sans ressemblance avec la rfrence aux ides platoniciennes de la Beaut et de l'harmonie elles aussi fondements indpassables. L'erreur ou l'inadquation communes aux attitudes intellectuelles que Jauss rprouve, c'est la mconnaissance de la pluralit des termes, l'ignorance du rapport complexe qui s'tablit entre eux, la volont de privilgier un seul facteur entre plusieurs; d'o rsulte l'troitesse du champ d'exploration: on n'a pas su reconnatre toutes les personae dramatis, tous les acteurs dont l'action rciproque est ncessaire pour qu'il y ait cration et transformation dans le domaine littraire, ou invention de nouvelles normes dans la pratique sociale. Le grief est double: l'on a pos des entits, des substances, l o devaient prvaloir les liens fonctionnels, les rapports dynamiques ; et non seulement l'on n'a pas su reconnatre le primat de la relation, mais, en centrant la recherche littraire sur l'auteur et_sur l'uvre, l'on a restreint indment le systme relationnel! Celui-ci doit, de toute ncessit, prendre en considration le destinataire du message littraire le public, le lecteur. L'histoire de la littrature et de l'art plus gnralement, insiste Jauss, a t trop longtemps une histoire des auteurs et des oeuvres. Elle a opprim ou pass sous silence son tiers tat, le lecteur, l'auditeur, ou le spectateur contemplatif. On a rarement , parl de la fonction historique du destinataire, si indispensable qu'elle ft depuis toujours. Car la littrature et l'art ne devien\ nent processus historique concret que moyennant l'exprience de ; ceux qui accueillent leurs uvres, en jouissent, les jugent qui de la sorte les reconnaissent ou les refusent, les choisissent ou les oublient; qui construisent ainsi des traditions, mais qui, plus -, particulirement, peuvent adopter leur tour le rle actif qui \ consiste rpondre une tradition, en produisant des uvres \ nouvelles. L'attention porte ainsi sur le destinataire, rpondant \et actualisateur de l'uvre, rattache la pense de Jauss des ' antcdents aristotliciens ou kantiens : carAristote et Kant sont peu prs les seuls, dans le pass, avoir labor des esthtiques o les effets de l'art sur le destinataire ont t systmatiquement pris en considration. Jauss le sait fort bien et n 'hsite pas, dans1

un texte rcent, citer, l'appui de ses propres thses sur l'exprience esthtique, les textes o Kant compare au contrat social l'appel que l'uvre d'art adresse au consensus libre et la communication universelle '. Le lecteur est donc tout ensemble (ou tour tour) celui qui occupe le rle du rcepteur, du discriminateur (fonction critique fondamentale, qui consiste retenir ou rejeter), et, dans certains cas, du producteur, imitant, ou rinterprtant, de faon polmique, une uvre antcdente. Mais une question se pose aussitt: comment faire du lecteur un objet d'tude concrte et objective ? S'il est ais de dire que seul l'acte de lecture assume la concrtisation des uvres littraires, encore faut-il pouvoir dpasser le plan des principes, et accder aune possibilit de description et de comprhension prcises de l'acte de lecture. Ne sommes-nous pas condamns aux conjectures psychologiques? Ou la lecture exhaustive des comptes rendus contemporains de la parution des uvres (pour autant qu'ils existent)? Ou l'enqute socio-historique sur les couches, classes et catgories de lecteurs? En chaque cas, la ralit risque d'tre lusive. Thibaudet, dont Le liseur de romans (1925) avait esquiss ce type de problme (c 'est le lecteur qui nous intresse ), avouait propos du feuilleton, genre contemporain, son embarras, et s'en tirait par une pirouette: Quel est le genre d'action de cette littrature sur le lecteur et surtout sur les lectrices, puisque plus des trois quarts de son public sont un public fminin. Je ne sais pas trop. Il faudrait une enqute trs longue, trs vaste et trs bien mene dans les milieux populaires, et les enquteurs professionnels trouvent d'ordinaire plus avantageuse la besogne toute faite que leur fournissent les confrres rass par leurs questionnaires saugrenus . L'on peut trouver chez Felix V. Vodicka des propositions plus encourageantes pour la description de la figure concrtise que prend l'uvre dans la conscience de ceux qui la reoivent . Mais c'est Jauss (et avec lui Wolfgang Iseret 1 1

1. sthetische Erfahrung und literatische Hermeneutik, Munich, W. Fink, 1977, p. 22-23. On sait que le rle du lecteur a t tudi par Gatan Picon, Arthur Nisin, Michael Riffaterre : Jauss expose leurs ides et les discute. La Rhtorique de ta lecture de Michel Charles (Paris, 1977) propose, sur ce mme sujet, une approche trs originale. 2. Albert Thibaudet, Le liseur de romans, Paris, Crs, 1925, p. xix. 3. On peut le lire en allemand, dans l'excellente traduction de Jurij Striedter: Struktur der Entwicklung, Munich, 1975.

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ses collgues de 1'cole de Constance) que revient le mrite d'avoir dvelopp les lignes directrices d'une esthtique de la rception , aujourd'hui assez affirme pour se prter un large dbatjaL.pour servir de hase mthodologique des recherches prcises\L'une des ides fondamentales, ici, est que la figure du destinataire et de la rception de l'uvre est, pour une grande part, inscrite dans l'uvre elle-mme, dans son rapport avec les uvres antcdentes qui ont t retenues au titre d'exemples et de normes. Mme au moment o elle parait, une uvre littraire ne se prsente pas comme une nouveaut absolue surgissant dans un dsert d'information; par tout un jeu d'annonces, de signaux manifestes ou latents de rfrences implicites, de caractristiques dj familires, son public est prdispos un certain mode de rception. Elle voque des choses dj lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition motionnelle, et ds son dbut cre une certaine attente de la "suite"et de la "fin", attente qui peut, mesure que la lecture avance, tre entretenue, module, roriente, rompue par l'ironie. Dans l'horizon premier de l'exprience esthtique, le processus psychique d'accueil d'un texte ne se rduit nullement la succession contingente de simples impressions subjectives ; c 'est une perception guide, qui se droule conformment un schma indicatif bien dtermin, un processus correspondant des intentions et guid par des signaux que l'on peut dcouvrir et mme dcrire en termes de linguistique textuelle f...]Le rapport du texte singulier la srie des textes antcdents qui constituent le genre dpend d'un processus continu d'instauration et de modification d'horizon. Le texte nouveau voque pour le lecteur (ou l'auditeur) l'horizon des attentes et des rgles du jeu avec lequel des textes antrieurs l'ont familiaris ; cet horizon est ensuite, au fil de la lecture, vari, corrig, modifi, ou simplement reproduit. Variation et correction dterminent le champ ouvert la structure d'un genre, modification et reproduction en dterminent les frontires. Lorsqu'elle atteint le niveau de l'interprtation, la rception d'un texte prsuppose toujours le contexte vcu de la perception esthtique. La1

I. Il faut rattachera 1'cole de Constance les noms de Jurij Striedter, Wolfgun( Proisendanz, Manfred Fuhrman, Karlheinz Stierle et Rainer Warning. On trouvera un choix de textes reprsentatifs, une bibliographie et une trs bonne exposition gnrale dans: Rainer Warning, d., Rezeptionsslhetik. Thorie und Praxis, Munich. W. Fink, 1975.

question de la subjectivit ou de l'interprtation, celle du got de diffrents lecteurs ou de diffrentes couches sociales de lecteurs ne peut tre pose de faon pertinente que si l'on a pralablement su reconnatre l'horizon transsubjectifde comprhension qui conditionne l'effet (WirkungJ du texte '. ' On aura remarqu queJauss fait crdit l'exprience du lecteur ordinaire. Les textes n'ont pas t crits pour les philologues. Ils sont d'abord gots, tout simplement. L'interprtation reflexive est une activit tard venue, et qui a tout gagner si elle garde en mmoire l'exprience plus directe qui la prcde. Et l'on aura galement remarqu que, pour connatre l'exprience de la rception d'une uvre, Jauss recourt trs subtilement une mthode diffrentielle ou contrastive, qui requiert plus de savoir que le simple reprage des structures intratextuelles : il faut avoir reconnu l'horizon antcdent, avec ses normes et tout son systme de valeurs littraires, morales, etc., si l'on veut valuer les effets de surprise, de scandale, ou au contraire constater la conformit de l'uvre l'attente du public. La mthode exige, chez qui l'applique, le savoir complet de l'historien philologue, et l'aptitude aux fines analyses formelles portant sur les carts et les variations. (C'est peut-tre la difficult, dans un monde o abonde la demi-science outrecuidante: l'esthtique de la rceptiri n 'est pas une discipline pour dbutants presss.) La notion d'horizon d'attente, laquelle Jauss recourt, joue un rle central dans sa thorie de la rception] La notion est de provenance husserlienne. Jauss cherche discerner des contenus de conscience , dans un systme descriptif indemne de tout psychologisme, et avec un lexique d'une trs grande sobrit. Rappelons que Husserl utilise la notion d'horizon pour dfinir l'exprience temporelle : il y a un triple horizon du vcu ; il y a aussi un horizon d'attention : L'expression d'horizon de vcu ne dsigne pas seulement [...] l'horizon de temporalit phnomnologique. [...], mais des diffrences introduites par des modes de donns rpondant un nouveau type. En ce sens un vcu qui est devenu un objet pour un regard du moi et qui a par consquent le mode du regard, a pour horizon des vcus non regards ; ce qui est saisi sous un mode "d'attention", voire avec une clart croissante, a pour horizon un arrire-plan d'inattention qui prsente1. Cf. p. 55 du prsent volume.

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des diffrences relatives de clart et d'obscurit, ainsi que de relief et d'absence de relief. Le concept d'horizon d'attente, chez Jauss, s'applique prioritairement (mais non exclusivement) l'exprience des premiers lecteurs d'un ouvrage, telle qu'elle peut tre perue objectivement dans l'uvre mme, sur le fond de la tradition esthtique, morale, sociale sur lequel celle-ci se dtache. A certains gards, cette attente est transsubjective commune l'auteur et au rcepteur de l'uvre, et Jauss lesoutient a fortiori pour les uvres qui transgressent ou doivent sciemment l'attente qui correspond un certain genre littraire, ou un certain moment de l'histoire socioculturelle. Il crit: La possibilit de formuler objectivement ces systmes de rfrences l'histoire littraire est donne de manire idale dans le cas des uvres qui s'attachent d'abord provoquer chez leurs lecteurs l'attente rsultant d'une convention relative au genre, la forme ou au style, pour rompre ensuite progressivement cette attente ce qui peut non seulement servir un dessein critique, mais encore devenir la source d'effets potiques nouveaux . A ce point, la thorie de Jauss ne ferait qu 'tendre et dynamiser la dimension du vcu historique et sous un regard qui ne veut laisser chapper aucun des lments constitutifs du sens global le rapport de la langue la parole nonc par Saussure ou Jakobson, ou le rapport entre la norme et l'cart stylistiques dont Spitzer ne faisait pas seulement un procd heuristique pour l'analyse interne des uvres, mais de surcrot un indice pertinent, clairant l'histoire des mentalits et les mutations qui s'y produisent. L'cart inscrit dans l'uvre, puis, mesure que l'uvre devient classique, homologu par la rception, inscrit dans la tradition, est un facteur de mouvement diachronique, qui ne peut tre valu qu' partir d'une prise en considration d'un systme de normes et de valeurs synchroniques. Mais alors mme qu'une uvre ne transgresse en rien les rgles synchroniques d'un code prexistant, la rception, d'ge en ge, impose des concrtisations changeantes, donc met en mouvement une histoire diachronique. L'opposition, qui un moment, au cours des annes 60, avait pu sembler irrductible entre approche structurale et approche historique se trouve2

rsolue. Jauss affirme ainsi que la rception des uvres est une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des gnrations, jusqu'au moment prsent o nous nous trouvons, face ces uvres, dans notre horizon propre, en situation de lecteurs (ou d'historiens). Or c'est toujours partir de notre prsent que nous essayons de reconstruire les rapports de l'uvre ses destinataires successifs : quoique la procdure hermneutique exige constamment que nous oprions la distinction entre l'horizon actuel et celui de l'exprience esthtique rvolue, cette distinction ne doit pas favoriser l'illusion de l'historisme, qui se croit mme de reconstituer et de dcrire l'horizon rvolu tel qu'il tait effectivement. Pour progresser, la rflexion hermneutique doit s'appliquer toujours tirer consciemment les consquences de la tension qui intervient entre l'horizon du prsent et le texte du pass. Nous ne pouvons que tenter d'aller sa rencontre, avec les intrts, la culture bref l'horizon qui sont les ntres. C'est ce que Jauss, aprs Gadamer, nomme la fusion des horizons. Il convient, pour expliciter davantage une notion difficile, de citer ici Gadamer: L'horizon du prsent est en formation perptuelle dans la mesure o il faut perptuellement, mettre l'preuve nos prjugs. C'est d'une telle mise l'preuve^ que relve elle aussi la rencontre avec le pass et la comprhension de la tradition dont nous sommes issus. L'horizon du prsent ne peut donc absolument pas se former sans le pass. Il n'y a pas plus d'horizon du prsent qui puisse exister sparment qu'il, n'y a d'horizons historiques qu 'on puisse conqurir. La comprhension consiste bien plutt dans le processus de fusion de ces i horizons qu'on prtend isoler les uns des autres Cette fusion des horizons est, si l'on peut dire, le lieu de passage de la tradition. Pour Gadamer, ce sont les uvres classiques qui assurent la mdiation travers la distance temporelle : Jauss ne le suit pas sur ce point. Il engage ce propos une discussion critique o apparat l'vidence sa volont de rcuser tout ce qui pourrait ramener une conception substantialiste, platonisante, de l'uvre dans laquelle, en vertu de sa puissance mimtique, les hommes seraient capables en tout temps de se reconnatre euxmmes: pour Jauss, s'insrer dans le procs de la transmis1. Nous citons d'aprs : H. G. Gadamer, Vrit et Mthode, trad. E. Sacre, rev par P. Ricur, Paris, 1976, p. 147.

1. Nous citons d'aprs : E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 277 280. 2. Cf. p. 56 du prsent volume.

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sion (ou de la tradition), selon la formule utilise par Gadamer pour dfinir l'acte de comprendre, c'est sacrifier l'aspect dialectique, mouvant, ouvert du rapport entre production et rception, et de la succession jamais acheve des lectures; c'est aussi se donner trop bon compte le moyen de discriminer entre vraie et fausse autorit de la tradition des uvres du pass. Cette rserve, qui est importante, n'empche pas Jauss de suivre Gadamer dans le domaine de la procdure hermneutique. D'abord, mais avec plus de nuances, il approuve sa polmique contre les mthodes scientifiques objectivantes, auxquelles s'oppose l'interprtation questionnante et comprhensive, garante de vrit . Mais ce que Jauss retient, surtout, c 'est la logique de la question et de la rponse. Car il ne suffit pas d'avoir mis en place l'auteur, l'uvre, les lecteurs, l'interprte actuel, dans leurs rles et leurs horizons respectifs : il faut rendre ces rles et ces rapports descriptibles, disposer d'un moyen prcis de les faire parler et de les percevoir. L'hermneutique, au dbut du XIX sicle, s'tait donn pour tche d'accder la conscience mme des crivains dont l'uvre tait l'expression, moyennant une interprtation supplmentaire de la part du critique (de l'hermneute). Gadamer, ni Jauss, ne croient plus une hermneutique oriente vers une gense subjective, originaire. Pour eux, toute uvre est rponse une question, et la question qu ' son tour doit poser l'interprte, consiste reconnatre, dans et par le texte de l'uvre, ce que fut la question d'abord pose, et comment fut articule la rponse. Cela n'implique ni l'effort d'empathie, ni l'ambition de reconstruire une exprience mentale possdant une antcdence ontologique absolue par rapport l'uvre. C'est le texte qui doit tre dchiffr; l'interprtation a pour tche d'y dceler la question laquelle il apporte sa rponse propre. Or en premier lieu, ce texte a t interrog par ses premiers lecteurs ; il leur a apport une rponse laquelle ils ont acquiesc ou qu'ils ont refuse. Pour les uvres qui ont survcu, les traces de l'acquiescement ne sont pas uniquement lisibles dans les loges des contemporains. Le seul fait de survivre est l'indice d'un accueil. D'autres lecteurs, dans un nouveau contexte historique, ont pos de nouvelles questions, pour trouver un sens diffrent dans la rponse initiale qui ne les satisfaisait plus. Lae

rception dispose ainsi des uvres, en modifie le sens, suscitant, de proche en proche, pour un lecteur qui tient pour irrecevable la rponse donne par l'uvre consacre, l'occasion de produire, sur le mme thme, une uvre qui apportera une rponse entirement nouvelle. Et l'change de questions et de rponses inscrites dans des uvres successives constitue, dans son ensemble pleinement dvelopp, la rponse que le pass apporte la question pose par l'historien. La belle tude sur /'Iphignie de Racine et /'Iphignie de Gthe constitue la dmonstration exemplaire de l'hermneutique de la question et de la rponse, la fois dans son exercice et dans ses rsultats, dont la porte dpasse largement ce que le comparatisme nous propose habituellement. Il apparat trs clairement que toute uvre d'art s'labore d'emble comme l'interprtation potique d'un matriau interprter; qu' son tour l'uvre d'art devient objet d'interprtation pour une lecture tantt nave , tantt critique , laquelle produit une nouvelle uvre soit en percevant diffremment le texte reu, soit en le doublant d'un commentaire, soit enfin en le rcrivant de fond en comble. Mais la chane des interprtations que j'voque ici inclut prioritairement, selon Jauss, le grandpublic, le lecteur ordinaire, qui ne sait pas ce que c'est qu'interprter, et qui n'en prouve pas le besoin. Sans ces lecteurs-l, nous ne comprendrions pas, pour l'essentiel, l'histoire des genres littraires, le destin de la bonne et de la mauvaise littrature, la persistance ou le dclin de certains modles ou paradigmes. (Et il se trouve, pour Jauss, qu'un coup d'il sur la masse des uvres mdiocres n 'est pas sans intrt, puisque le regard se trouve renvoy, plus rapidement qu'on ne l'et attendu, vers le chemin de crte des chefs-d'uvre.) Ceci amne Jauss tablir une distinction entre /'effet (Wirkung) qui reste dtermin par l'uvre, et qui de ce fait garde des liens avec le pass o l'uvre a pris naissance et la rception, qui dpend du destinataire actif et libre qui, jugeant selon les normes esthtiques de son temps, modifie par son existence prsente les termes du dialogue *

1. Op. cit., p. 130.

1. Cf. pp. 269 et 284 du prsent volume.

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Contre les mthodes qui restent involontairement partielles tout en se voulant totalisatrices, l'esthtique de la rception, tout en visant une totalit, se dclare partielle ; elle ne veut pas tre une discipline autosuffisante, autonome, ne comptant que sur elle-mme pour rsoudre ses problmes '. La thorie que je viens de rsumer trs brivement, et dont les travaux de Jauss et de son groupe d'amis attestent suffisamment la fcondit, ne nous tait pas offerte comme un systme achev. Depuis 1967, date o Jauss en a expos les principes fondamentaux, l'esthtique de la rception a largi son champ d'inspection et enrichi encore son rpertoire de questions. De plus en plus, Jauss a souhait ne pas s'en tenir la reconstruction de l'horizon d'attente intralittraire, tel qu'il est impliqu par l'uvre. Lorsque existent des informations suffisantes, il souhaite recourir toujours davantage l'analyse des attentes, des normes, des rles extra-littraires, dtermins par le milieu social vivant, qui orientent l'intrt esthtique des diffrentes catgories de lecteurs. L'tude sur La douceur du foyer, qu'on trouvera dans ce volume, est l'illustration exemplaire de ce type de recherche, qui rvle la structure d'un monde vcu (Lebenswelt) historique, travers un systme de communication littraire. L'histoire littraire, ce point, rejoint la sociologie de la connaissance. A cet largissement du champ social de l'enqute (qui le rapprocherait de l'cole des Annales A correspond un largissement corrlatif du champ psychique explor. Dans la Petite apologie de l 'exprience esthtique , Jauss ne se borne pas prendre la dfense (avant Barthes) de la jouissance esthtique contre la vieille condamnation platonicienne et contre l'accusation sommaire lance par les critiques de l'idologie, qui, rprouvant le plaisir du texte comme le pur et simple acquiescement au statu quo social, prconisent un art de la ngativit (Adorno), asctique et accusateur; Jauss souhaite surtout atteindre de plus prs /'exprience esthtique elle-mme (aisthesis, poiesis, catharsis), et non plus seulement les jugements qui ont constitu la tradition, par les choix et les interprtations chelonns dans l'histoire. Or tudier l'exprience esthtique, selon Jauss, c'est chercher reconnatre les types de participation et d'identification requis par les uvres littraires : on retrouve ainsi laI. Cf. p. 267 du prsent volume.

psychologie contemporaine sur l'un des territoires o elle se donne droit de regard, mais tout aussi bien, l'on retrouve la Potique aristotlicienne, et l'un des problmes majeurs qu'elle traitait et dont les psychologues se sont souvenus: la catharsis. La voie s'ouvre pour que l'objet d'tude et la valeur promouvoir ne soient qu'un seul et mme intrt: la fonction communicative de l'art. A travers le plaisir esthtique, l'art du pass a souvent t mancipateur, ou crateur de normes sociales; pourquoi ne poursuivrait-il pas aujourd'hui les mmes buts? Savoir le reconnatre et le mettre en lumire accrotra l'audience des critiques et des historiens eux-mmes que le public considre trop souvent comme des spcialistes perdus dans leurs abstractions: La pratique esthtique, dans ses conduites de reproduction, de rception, de communication, suit un chemin diagonal entre la haute crte et la banalit quotidienne; de ce fait, une thorie et une histoire de l'exprience esthtique pourraient servir surmonter ce qu'ont d'unilatral l'approche uniquement esthtique et l'approche uniquement sociologique de l'art; cela pourrait tre la base d'une nouvelle histoire de la littrature et de l'art, qui reconquerrait, pour son tude, l'intrt gnral du public l'gard de son objet '. L'historien se tourne, bien sr, vers le pass; mais la manire dont il le questionne, la vigueur et l'ampleur de son interrogation dploient leurs consquences au niveau du prsent, et, dans une large mesure, dcident du statut de l'historiographie et de l'historien dans la socit d'aujourd'hui. Jauss ne se contente pas de le dire; il est l'un de ceux qui, par l'ouvrage accompli, par la provocation mthodologique, ouvrent au mtier d'historien de nouveaux champs d'action et lui restituent la fonction communicative sans laquelle il dprirait. Jean Starobinski.

I. Ces lignes constituent la conclusion de la prface que Jauss a rdige pour l'dition japonaise de son livre.

L'histoire de la littrature: un dfi la thorie littraire

iDe notre temps, l'histoire de la littrature est tombe dans un discrdit toujours plus grand, et qui n'est nullement immrit. Le chemin que cette discipline vnrable a suivi depuis cent cinquante ans est, il faut bien le reconnatre, celui d'une dcadence continue. Ses plus grandes russites remontent toutes sans exception au xix sicle. crire l'histoire de la littrature d'une nation : au temps de Gervinus, de Scherer, de Lanson, de De Sanctis, c'tait l'uvre d'une vie et le couronnement d'une carrire de philologue . Le but suprme de ces patriarches: reprsenter, travers l'histoire des produits de sa littrature, l'essence d'une entit nationale en qute d'elle-mme. Cette voie royale n'est dj plus aujourd'hui qu'un souvenir lointain. Sous sa forme hrite de la tradition, l'histoire de la littrature survit pniblement en marge de l'activit intellectuelle du temps. Elle s'est maintenue en tant que matire obligatoire au programme d'examens qu'il serait grand temps de rformer; en Allemagne, l'enseignement secondaire a dj presque compltement renonc l'imposer aux lves. En dehors de l'enseignement, on ne trouve plus gure d'histoires de la littrature que, peut-tre, dans la bibliothque des bourgeois cultivs, qui les consultent surtout pour y trouver la rponse aux questions d'rudition littrairee 1

I. Dans le sens que la tradition universitaire allemande a donn ce mot : la philologie est l'tude des langues et littratures (N. d. T.). (Cf. note 3, p. 32.)

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poses par les jeux tlviss faute de disposer d'un dictionnaire technique plus a p p r o p r i . Si l'on consulte les programmes des Universits, on constate que l'histoire littraire y est en voie de disparition. Ce n'est plus, depuis longtemps, trahir un secret que de dire que les philologues de ma gnration se font carrment une gloire d'avoir remplac dans leurs cours le traditionnel tableau de la littrature allemande, franaise, etc., prise dans son ensemble ou dcoupe en tranches chronologiques, par l'tude historique ou thorique des problmes littraires. La production scientifique a simultanment chang de visage ; considres comme trop ambitieuses et dpourvues de srieux, les histoires de la littrature ont t supplantes p a r des entreprises collectives : manuels, encyclopdies et dernier avatar des synthses ficeles (Buchbinder-Synthesen) , recueils d'interprtations. Fait significatif, les ouvrages collectifs de ce genre naissent rarement de l'initiative des chercheurs et sont dus le plus souvent l'ingniosit d'un diteur entreprenant. La recherche qui se veut srieuse, elle, aboutit des monographies que publient les priodiques spcialiss; son critre est la rigueur plus grande des mthodes scientifiques : stylistique, rhtorique, linguistique textuelle, smantique, potique, morphologie, histoire des notions et des termes, des thmes et des genres. Certes, les revues spcialises sont remplies aujourd'hui encore, pour une bonne partie, d'tudes qui se contentent de poser des problmes sous l'angle de l'histoire1

1. Pour cette critique, je suis M. Wehrli dans ses propos sur Sens et nonsens de l'histoire littraire (Sinn und Unsinn der Literaturgeschichte), parus dans le supplment littraire de la Neue Zrcher Zeitung le 26 fvrier 1967. Parmi les travaux rcents [jusqu' 1967] concernant le problme de l'histoire littraire, j'ai consult entre autres: R. Jakobson, Sur le ralisme dans l'art (1921) (in Texte der russischen Formalisten, I, d. par J. Striedter, Munich, 1969, pp. 373 391); W. Benjamin, Literaturgeschichte und Literaturwissenschaft (Histoire de la littrature et science de la littrature), 1931, in Angelus Novus, Francfort, 1966, pp. 450-456; R. Wellek, The Theory of Literary History, in Etudes ddies au 4' Congrs de linguistes, Travaux du Cercle linguistique de Prague, 1936, pp. 173-191 ; du mme, Der Begriff der Evolution in der Literaturgeschichte (La notion d'volution en histoire littraire) in Grundbegriffe der Literaturkritik ( Les concepts cls de la critique littraire ), Stuttgart-BerlinCologne-Mayence, 1965; W. Krauss, Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag (L'histoire littraire comme tche historique, 1950, in Studien und Aufsatze, Berlin, 1959, pp. 19-72; R. Barthes, Histoire ou littrature? in Sur Racine, 1960.

littraire; mais les auteurs de tels travaux sont exposs une double critique. Les reprsentants des disciplines concurrentes considrent plus ou moins ouvertement leurs problmes comme de faux problmes, et disqualifient leurs rsultats comme savoir purement archologique. Quant la critique de la thorie littraire, elle ne les traite pas avec beaucoup plus d'gards. Ce qu'elle reproche l'histoire littraire traditionnelle, c'est sa prtention d'tre une forme de l'histoire alors qu'en ralit la dimension historique des problmes lui chappe; elle est en outre incapable de fonder le jugement esthtique requis p a r son objet, la littrature en tant que forme d'art . Il faut d'abord articuler cette critique avec plus de prcision. L'histoire littraire sous sa forme la plus traditionnelle tente ordinairement d'chapper la pure et simple numration chronologique des faits en classant ses matriaux selon des tendances gnrales, des genres et d'autres critres, pour traiter ensuite, l'intrieur de ces rubriques, les uvres selon la chronologie. La biographie des auteurs et le jugement port sur l'ensemble de leur uvre s'insre, incidemment, n'importe o, selon la formule connue : Et puis de temps en temps vient un lphant b l a n c . Ou bien encore on ordonne la matire de faon linaire, en suivant la chronologie de quelques grands auteurs qui se voient clbrs suivant le schma consacr X, l'homme et l'uvre; les auteurs mineurs sont alors rduits la portion congrue, et l'volution des genres est invitablement aussi prsente de faon morcele. Cette seconde dmarche se prte plutt la prsentation hirarchique traditionnelle des auteurs de l'antiquit classique, cependant que l'on trouve la premire surtout dans les histoires de la littrature moderne, obliges de rsoudre le problme du choix toujours plus difficile mesure que l'on se rapproche du prsent entre des miteurs et des uvres dont il est quasiment impossible de dominer la multiplicit.1 2

I. Ci. p. ex. R. Wellek, 1936, pp. 173-175, et aussi dans R. Wellek-A. Warren, / liront- der Literatur, Berlin, 1966, p. 229 : La plupart des histoires de la littinlinv qui font autorit sont ou bien des histoires de la civilisation ou bien des us iii-ils d'essais critiques; les unes sont bien des histoires, mais pas de l'art; les iiiilit-.s parlent bien d'art, mais ne sont pas des histoires. I. llml dann und wann ein weier Elefant: Rilke, Neue Gedichte, Das kiiiiissi-ll, Jardin du Luxembourg (Le Mange) (N. d. T.).

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Mais une telle description de la littrature, qui respecte une hirarchie dj consacre et prsente l'un aprs l'autre, selon la chronologie, les auteurs, leur vie, leur uvre, comme le remarquait dj Gervinus, ce n'est pas une histoire; c'est peine le squelette d'une histoire '. De mme, aucun historien ne considrerait comme relevant de la science historique une description des genres qui, enregistrant les diffrences apparues d'une uvre l'autre, suivrait sparment l'volution spcifique du lyrisme, celle du thtre et celle du roman et, ne pouvant les expliquer dans leur simultanit, se contenterait de les envelopper de considrations, la plupart du temps empruntes l'histoire, sur l'esprit du temps et les tendances politiques de l'poque. En outre il est rare que l'historien de la littrature mette un jugement de valeur sur les uvres du pass : la chose est mme carrment prohibe. On prfre se rclamer de l'idal d'objectivit qui prescrit l'historien de ne dcrire que les choses telles qu'elles ont t rellement. Cette abstinence esthtique a ses raisons. En effet, la valeur et le rang d'une uvre littraire ne se dduisent ni des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance, ni de la seule place qu'elle occupe dans l'volution d'un genre, mais de critres bien plus difficiles manier: effet produit, rception , influence exerce, valeur reconnue p a r la postrit. Et si l'historien de la littrature, soumis l'idal de l'objectivit, se cantonne dans la description d'un pass rvolu et, s'en tenant la hirarchie consacre des chefs-d'uvre, laisse la comptence du critique le soin de juger la littrature de son propre temps encore prsent, sa distance historique le condamne rester presque toujours en retard d'une ou deux gnrations par rapport l'volution rcente de l'art littraire. Dans le meilleur des cas, il participe en tant que lecteur passif l'actualit littraire, ses controverses, et devient dans son jugement le parasite d'une critique qu'il mprise in petto parce1. Georg Gottfried Gervinus: Schriften zur Lileratur, Berlin, 1962, p. 4 (dans un compte rendu critique consacr en 1833 des histoires de la littrature qui venaient de paratre) : Ces livres ont peut-tre toutes sortes de mrites, mais du point de vue de la science historique ils n'en ont gure. Ils suivent chronologiquement les divers genres littraires, ils alignent les crivains selon la chronologie comme d'autres alignent les titres des livres et s'efforcent de caractriser tant bien que mal auteurs et uvres. Or ce n'est pas l de l'histoire ; c'est peine un squelette d'histoire.

qu'elle n'est pas scientifique. Qu'avons-nous donc encore faire aujourd'hui d'une tude historique de la littrature qui pour reprendre les critres classiques de Schiller dfinissant l'intrt de l'histoire ne peut apporter au contemplatif que si peu d'enseignements, 1'homme d'action nul exemple suivre, au philosophe aucune conclusion d'importance, et au lecteur rien moins qu'une source du plus noble plaisir ?1

II

Les citations invoquent le plus souvent l'autorit qui doit cautionner un pas en avant que l'on vient de faire dans la rflexion scientifique. Mais elles peuvent aussi rappeler les termes d'un problme ancien, et servir montrer qu'une solution devenue classique n'est plus satisfaisante, qu'elle appartient elle aussi l'histoire et qu'il est ncessaire de renouveler la fois les rponses et la question. La rponse de Schiller la question que pose sa leon inaugurale l'Universit d'Ina le 26 mai 1789: Qu'est-ce que l'histoire universelle, et pourquoi l'tudier? ne tmoigne pas seulement de la faon qu'avait l'idalisme allemand de comprendre l'histoire; elle peut aussi nous aider jeter un regard critique sur l'volution de notre discipline. Elle montre en effet l'attente laquelle l'histoire de la littrature a tent de rpondre au XIX sicle pour assumer, rivalisant avec l'histoire en gnral, l'hritage de la philosophie idaliste de l'histoire. Elle permet aussi de comprendre pourquoi l'idal scientifique de l'cole historique devait ncessairement conduire la crise et provoquer la dcadence de l'histoire littraire.e

Notre principal tmoin charge dans ce procs sera Gervinus. Il n'a pas seulement crit le premier ouvrage scientifique sur 1'Histoire de la littrature nationale allemande (Geschichte einer poetischen Nationalliteratur der Deutschen, 18351842), il a t aussi le premier (et le seul) philologue proposer, en tant que tel, une mthodologie historique. SesI. "Was heit und zu welchem Ende studiert man Universalgeschichte? (Uu'cM-cc que l'histoire universelle et quelle fin l'tudie-t-on?) in Schillers Silmilichc Werke (uvres compltes), Skularausgabe, t. XIII, p. 3.

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Elments d'une mthodologie de l'histoire dveloppent l'ide matresse du trait de Wilhelm von Humboldt Sur la tche de l'historien {ber die Aufgabe des Geschichtschreibers, 1821); il en tire une thorie ambitieuse de l'histoire littraire, qu'il reprendra en d'autres points de son uvre. L'historien de la littrature ne mrite vraiment le nom d'historien que s'il a dcouvert l'ide fondamentale unique qui imprgne prcisment cet ensemble de phnomnes qu'il a pris pour objet de sa recherche, qui se manifeste travers eux et les relie aux vnements de l'histoire universelle . Cette ide directrice, chez Schiller encore principe tlologique gnral qui nous permet de comprendre comment l'humanit progresse travers l'histoire du monde, se manifeste dj chez Humboldt sous la forme fragmente de 1' ide de l'individualit nationale . Et quand ensuite Gervinus reprend son compte cette explication de l'histoire p a r l'ide , il met, insensiblement, 1' ide hist o r i q u e de Humboldt au service de l'idologie nationaliste: une ide de la littrature nationale allemande doit selon lui montrer comment l'orientation rationnelle que les Grecs avaient imprime l'humanit et laquelle les Allemands taient depuis toujours enclins de par leur caractre spcifique fut reprise par ceux-ci de faon consciente et libre . L'ide universelle pose par la philosophie de l'histoire au temps des Lumires se morcelle dans l'histoire en une multiplicit d'entits nationales, pour finalement se rduire au mythe littraire selon lequel les Allemands avaient vocation particulire devenir les vritables successeurs des Grecs en raison de cette ide, que seuls les Allemands taient crs pour raliser dans toute sa puret .2 3 4 5 6

Cette volution dont tmoigne l'exemple de Gervinus n'est pas seulement un processus caractristique de 1' histoire de l'esprit (Geistesgeschichte) au XIX sicle. Elle comporte aussi des implications mthodologiques qui se sont actualises dans le domaine de l'histoire littraire comme dans celui de la science historique en gnral, aprs que l'historisme eut dconsidr le modle tlologique de la philosophie idaliste de l'histoire. Si l'on rejetait comme non historique la solution de cette philosophie, qui consistait interprter la marche des vnements partir d'un but, d'un sommet idal de l'histoire universelle , comment alors comprendre et reprsenter en tant que totalit cohrente une histoire qui n'tait jamais donne comme un tout? Ainsi l'idal d'une histoire universelle est-il devenu comme l'a montr H. G. Gadamer un objet d'embarras pour la science historique . L'historien, disait Gervinus, ne peut se proposer de reprsenter que des sries acheves d'vnements, car il ne peut porter un jugement lorsqu'il n'a pas sous les yeux le dnouement . On pouvait considrer comme des sries acheves les histoires nationales tant qu'on ne regardait pas au-del de leur point culminant en politique le moment o s'accomplissait l'unit nationale, en littrature l'apoge d'un classicisme national. Mais l'histoire continuait sa marche aprs le dnouement, et faisait resurgir, invitable, la vieille contradiction. Aussi Gervinus faisait-il seulement de ncessit vertu lorsque, rejoignant curieusement Hegel et son fameux diagnostic sur la fin de la priode artistique (Ende der Kunstperiode), il expdiait la littrature de son propre temps postclassique comme tmoignage de dcadence et conseillait aux talents qui n'ont plus de but poursuivre de se consacrer plutt au monde rel et l'tat .e

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1. Publi pour la premire fois en 1837 sous le titre: Grundzge derHistorik in Schriften (uvres), op. cit., pp. 49-103. 2. Schriften, op. cit., p. 47. 3. ber die Aufgabe des Geschichtschreibers, in Werke in fnf Bnden, d. par A. Flitner et G. Kiel, Darmstadt, 1960, vol. I, p. 6 0 2 : C'est ainsi que la Grce ralise une ide nationale individuelle qui n'a jamais exist auparavant et n'existera plus jamais aprs; et de mme que le secret de toute existence rside dans l'individualit, de mme toute la progression de l'humanit dans l'histoire universelle est fonction des influences que l'individualit exerce et subit, du degr de leur dveloppement, de leur libert et de leur originalit. 4. Grundzge der Historik, 27-28. 5. Schriften, op. cit., p. 48. 6. Ibid.

1. Grundzge der Historik, 26. 2. Wahrheit und Mthode Grundzge einer philosophischen Hermeneutik (Vrit et Mthode Fondement d'une hermneutique philosophique), Tbingen, 1960, pp. 185-205, notamment p. 187: Elle aussi, T'cole historique" savait qu'il ne saurait y avoir au fond d'autre histoire qu'une histoire universelle, parce que la signification du particulier ne se dfinit qu' partir de la inlalil. Comment !e chercheur, qui procde empiriquement et auquel la totalit ne peut jamais tre donne, peut-il s'en sortir sans se dessaisir de ses droits au profit du philosophe et de ses a priori arbitraires? V Grundzge der Historik, 32. 4. Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen, t. IV, p. vu: Notre littrature a eu son temps, et si la vie ne doit pas s'arrter en Aile-

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Pourtant l'historien, au temps de l'histcrisme, semblait pouvoir chapper la contradiction entre l'achvement et la poursuite de l'histoire en limitant son tude aux poques qu'il pouvait voquer jusqu' leur dnouement et dcrire comme autant de totalits spcifiques, sans se proccuper de ce qui en tait issu. C'est pourquoi l'histoire conue comme description d'poques dlimites promettait aussi de raliser au mieux l'idal mthodologique de l'historisme ; l'histoire littraire a constamment recouru ce procd lorsque le fil conducteur d'une volution nationale individuelle ne suffisait plus la guider. C'est l'poque, en tant que totalit offrant avec le recul du temps un sens spcifique, qui permettait le mieux de mettre en valeur la rgle fondamentale imposant l'historien de s'effacer au profit de son objet et de le faire apparatre en toute objectivit'. Si 1'objectivit totale exige que l'historien fasse abstraction du point de vue de son propre temps, il doit tre possible aussi d'apprhender indpendamment du cours ultrieur de l'histoire le sens et la valeur d'une poque rvolue. Le mot fameux prononc par Ranke en 1854 donne ce postulat un fondement thologique: Quant moi, j'affirme que toute poque est immdiatement proche de Dieu et que sa valeur ne dcoule pas de ce qui en est issu, mais rside dans son existence mme, dans sa propre identit . Cette nouvelle conception du progrs historique assigne l'historien la tche d'laborer une nouvelle thodice: considrant et reprsentant chaque poque comme ayant en elle-mme sa valeur propre, l'historien justifie Dieu au regard de la philosophie du progrs ; celle-ci prsupposait en effet une injustice divine, car elle ne reconnaissait chaque poque qu'une valeur d'tape prparatoire la suivante, impliquant ainsi que2

les priodes les plus tardives taient privilgies . Cependant la solution propose par Ranke pour le problme que n'avait pas rsolu la philosophie de l'histoire de l'Aufklrung tait acquise au prix d'une rupture de la continuit entre le pass et le prsent entre l'poque telle qu'elle avait t rellement et ce qui en tait issu. En se dtournant de l'Aufklrung, l'historisme n'a pas abandonn seulement le modle tlologique de l'histoire universelle, mais aussi le principe mthodologique qui, selon Schiller, faisait plus que toute autre chose la spcificit et la grandeur de l'histoire universelle et de sa dmarche : tablir un lien entre le pass et le prsent un mode de connaissance imprescriptible et seulement en apparence spculatif, dont 1'cole historique ne pouvait s'affranchir impunment , ainsi qu'en tmoigne l'volution ultrieure dans le domaine de l'histoire littraire.2 3

magne il nous faut attirer les talents qui n'ont plus de but poursuivre vers le monde rel et l'tat, l o un esprit nouveau doit tre infus une matire nouvelle. 1. Gervinus, dans la prsentation qu'il a lui-mme faite de son Histoire (op. cit., p. 123) et o, dfendant encore l'historisme de Y Aufklrung contre celui du romantisme, il contredit cette rgle fondamentale et prend nettement ses distances par rapport la manire rigoureusement objective de la plupart des historiens d'aujourd'hui. 2. [ ber die Epochen der neueren Geschichte ] ( Sur les poques de l'histoire moderne) in Geschichte und Politik Ausgewhlte Aufstze und Meisterschriften, d. par H. Hofmann, Stuttgart, 1940, p. 141.

1. Mais si l'on admettait... que ce progrs consiste en ce que chaque poque voie la vie des hommes atteindre un niveau plus lev, que donc chaque gnration dpasse absolument la prcdente, et que donc la dernire en date soit toujours privilgie, tandis que les prcdentes n'auraient d'autre fonction que de lui servir de support, cela signifierait que la Divinit commet une injustice (ihid.). On peut parler de thodice nouvelle en ce sens que dj la philosophie idaliste de l'histoire que refuse Ranke visait implicitement la justification de Dieu, en dchargeant celui-ci sur l'homme, pos comme sujet responsable de l'histoire, et en concevant le progrs dans l'histoire comme un processus juridique en d'autres termes, un progrs dans l'volution du droit humain. (Sur ce point, cf. 0. Marquard, Idealismus und Theodizee, in Philosophisches Jahrbuch, 73, 1965, pp. 33 47). 2. Op. cit., p. 528 ; cf. p. 526 sq., o Schiller, dfinissant la tche de 1'historien universel, lui propose une mthode permettant de suspendre provisoirement le principe tlologique parce qu'une histoire du monde selon ce principe n'est encore qu'une attente qui se ralisera seulement la fin des temps . Cette mthode elle-mme conoit la science historique comme une sorte d' histoire des effets : l'historien tudiant l'histoire universelle remonte de l'tat actuel du monde vers l'origine des choses, en faisant ressortir, parmi les vnements, ceux qui ont contribu pour l'essentiel donner au monde son visage actuel; puis, refaisant en sens inverse le chemin qu'il a ainsi trac, il peut alors, guid par l'enchanement des faits qu'il a ainsi dgags, exposer le rapport entre le pass et l'tat actuel du monde c'est--dire 1' histoire du monde (Weltgeschichte). 3. Si l'on pose en principe, comme Fustel de Coulanges, que l'historien doit chasser de son esprit tout ce qu'il sait du cours ultrieur de l'histoire lorsqu'il veut reprsenter une poque du pass, la consquence en est l'irrationalisme d'une identification intuitive (Einfuhlung) incapable de tirer au clair les conditions spcifiques et les a priori de sa propre poque. La critique que Walter Benj i i n i m l'ait de cette conception, dans l'optique du matrialisme historique, va Insensiblement jusqu' dpasser l'objectivisme de la conception matrialiste de l'Iiisloire cf. Geschichtsphilosophische Thesen (Thses sur la philosophie de l'Iiisloire), n VII, inSchriften I, Francfort, 1955, p. 497.

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Les succs et la dcadence de l'histoire littraire au sicle sont lis la conviction que l'ide de 1' individualit nationale tait la partie invisible de toute donne , et qu'une succession d' uvres littraires constituait un objet aussi propre qu'un autre faire apparatre, travers cette ide, la forme de l'histoire . Cette conviction s'affaiblissant, il tait invitable que la continuit se rompe entre les vnements, que la littrature du pass et celle du prsent finissent par relever de deux ordres de jugement distincts et qu'il devienne problmatique de trier, de dfinir et d'valuer les faits littraires. Cette crise a t la cause initiale du passage au positivisme. L'histoire littraire positiviste a cru pouvoir faire de ncessit vertu en empruntant la science ses mthodes exactes. Le rsultat n'est que trop connu: appliqu l'histoire de la littrature, le principe d'explication purement causale n'a permis de mettre en lumire que des dterminismes extrinsques aux uvres, il a conduit au dveloppement excessif de l'tude des sources, il a rsolu la spcificit de l'uvre littraire en un faisceau d'influences que l'on pouvait multiplier volont. La raction ne s'est pas fait attendre. La Geistes geschickte l'histoire de l'esprit s'est empare de la littrature, a oppos l'explication causale de l'histoire une esthtique de la cration comme irrationalit, et cherch la cohrence de l'univers potique dans la rcurrence d'ides et de motifs transtemporels . En Allemagne, elle s'est laiss impliquer au temps du nazisme dans les prliminaires de laXIXe

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1. W. von Humboldt, op. cit., p. 586. 2. Ibid., p. 590: L'historien digne de ce nom doit reprsenter tout vnement comme la partie d'un tout ou, ce qui revient au mme, reprsenter travers chaque vnement la forme de l'histoire elle-mme. 3. Cette disjonction de l'histoire et de la critique littraire est bien illustre par la dfinition de la philologie que donne le Grundri der romanischen Philologie (lments de philologie romane) de C. Grber, t. I, Strasbourg, 1906 (2 d.), p. 194 : L'objet propre de la philologie, ce sont donc les manifestations de l'esprit humain travers une langue qui ne peut plus tre immdiatement comprise, et les grandes uvres qu'il a produites autrefois dans l'ordre du discours artistique. 4. Voir ce sujet W. Krauss, 1950, p. 19 sqq. et W. Benjamin, 1931, p. 4 5 3 : Ce marcage est le repaire de l'hydre de l'esthtique scolastique avec ses sept ttes: pouvoir crateur (Schpfertum), identification intuitive [Einfhlung), inlemporalit (Zeitentbundenheit), recration de l'uvre {Nachschpfung), communion existentielle dans l'uvre (Miterleben), illusion et jouissance artistique.e

science littraire national-raciste (vlkisch), et en a subi les servitudes. Aprs la guerre, des mthodes nouvelles ont pris le relais et achev le processus de dsengagement idologique, mais sans reprendre leur compte les tches traditionnelles de l'histoire littraire. Reprsenter la littrature sous l'angle historique et dans son rapport l'histoire en gnral n'intressait pas la nouvelle histoire des ides et des concepts, et pas davantage l'tude des traditions qui s'tait dveloppe la suite des travaux de Warburg et de son cole : l'une s'efforce sans le dire de renouveler l'histoire de la philosophie en tudiant son reflet dans la littrature ; l'autre neutralise la fonction pratique de l'art dans la vie, en centrant le savoir sur l'origine de la tradition ou sa continuit transtemporelle, et non pas sur le caractre actuel et unique des phnomnes littraires . Dcouvrir une permanence travers ce qui ne cesse de changer dispense de faire un effort de comprhension historique. Ainsi dans l'uvre monumentale d'Ernst Robert Curtius, qui a fourni du travail toute une arme d'pigones chercheurs de clichs (topoi), la permanence de l'hritage antique est rige en principe suprme et dtermine l'opposition, immanente la tradition littraire et que jamais l'histoire ne voit se rsoudre, entre la cration et l'imitation, le grand art et la simple littrature : au-dessus de ce que Curtius appelle l'indestructible chane d'une tradition de mdiocrit s'lve le classicisme intemporel des chefs-d'uvre, transcendant la ralit d'une histoire qui demeure terra incognita. Le hiatus entre l'approche historique et l'approche esthtique de la littrature reste ici tout aussi bant qu'il l'tait dj dans la thorie littraire de Benedetto Croce, avec sa dichotomie pousse jusqu' l'absurde entre posie et non-posie. L'opposition entre vraie posie et littrature d'intrt historique n'a pu tre leve que lorsqu'on a remis en question l'esthtique qui la fondait, et reconnu que l'antithse crationimitation ne s'applique avec pertinence qu' la littrature de1 2 3

1. Cf. ce sujet R. Wellek, 1965, p. 193 (cf. note i). 2. W. Krauss (1950, p. 57 sqq.) (cf. note i) montre en prenant l'exemple de E. R. Curtius combien cet idal scientifique est tributaire de la pense de Stefan George et de son cercle. 3. Europische Literatur und lateinisches Mittelalter ( Littrature europenne et Moyen ge latin), Berne, 1948, p. 404.

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l'poque humaniste et ne peut dj plus rendre compte des productions de la littrature moderne ou du Moyen ge. La sociologie de la littrature et la mthode d'interprtation immanente (werkimmanent) se sont dveloppes en raction contre le positivisme et l'idalisme ; elles n'ont fait qu'approfondir encore le foss, comme en tmoigne de la faon la plus nette l'antagonisme des thories marxiste et formaliste, sur lequel sera centr cet examen critique des antcdents de notre science actuelle.

III

Ces deux coles sont d'accord sur un point, et un seul : elles rpudient galement l'empirisme aveugle des positivistes et la mtaphysique esthtique de la Geistesgeschichte. Elles ont tent de rsoudre en suivant des voies diamtralement opposes le mme problme : comment rinsrer dans le contexte historique de la littrature le fait littraire isol, l'uvre littraire apparemment autonome? comment les saisir en tant qu'vnements, que tmoignages sur un certain tat de la socit ou que moments de l'volution littraire? Mais ces deux tentatives n'ont pas donn naissance encore quelque grande histoire de la littrature, qui rcrirait en partant des prmisses nouvelles marxistes ou formalistes les vieilles histoires littraires nationales, rformerait l'chelle des valeurs qu'elles ont consacre, et ferait apparatre la littrature universelle dans son devenir et dans sa fonction libratrice, l'gard de la socit qu'elle contribue changer ou de l'individu dont elle affine la perception. Marxiste ou formaliste, une perspective unilatrale et donc rductrice mne en fin de compte des difficults pistmologiques insurmontables et que l'on n'aurait pu rsoudre qu'en tablissant entre l'approche esthtique et l'approche historique un rapport nouveau. Le paradoxe provocant qui a caractris et caractrise toujours la thorie marxiste de la littrature, c'est de dnier l'art ainsi qu'aux autres formes de la conscience morale, religion, mtaphysique une histoire qui leur serait propre. L'histoire de la littrature et l'histoire de l'art ne peuvent plus

conserver leur apparence d'autonomie quand on constate que les productions dans ce domaine prsupposent la production conomique et la praxis sociale, et que la production artistique elle-mme participe au processus de la vie relle par lequel l'homme s'approprie la nature et qui dtermine le travail de l'humanit ainsi que l'histoire de sa culture. Lorsque ce processus de la vie active (ttige Lebensproze) est reprsent, et seulement alors, l'histoire cesse d'tre une collection de faits morts . La littrature et l'art ne peuvent donc eux aussi apparatre comme devenir en cours que dans leur rapport avec la praxis de l'homme historique, dans leur fonction sociale ; c'est seulement ainsi qu'ils peuvent tre compris comme l'un des modes d'appropriation du monde par l'homme mode aussi fondamental et naturel que les autres et reprsents comme partie du processus gnral de l'histoire, par lequel l'homme transcende l'tat de nature pour s'lever jusqu' son h u m a n i t . Ce programme, dont on peut tout juste discerner les linaments dans L'Idologie allemande (1845-1846) et d'autres uvres de jeunesse de Karl Marx, attend aujourd'hui encore d'tre ralis, tout au moins en ce qui concerne l'histoire de l'art et de la littrature. Peu de temps aprs sa naissance dj, l'esthtique marxiste se laissait enfermer ( l'occasion du dbat de 1859 sur le Sickingen de Lassalle) dans une problmatique propre l'poque et caractristique des genres mimtiques, la mme qui devait dominer encore de 1934 1938 le dbat sur l'expressionnisme et la controverse entre Lukcs, Brecht et d'autres : celle du ralisme comme imitation ou reflet. Le ralisme esthtique du XIX sicle, lanc par des littrateurs oublis aujourd'hui (Champfleury, Duranty) en raction contre un romantisme trop loign du rel, mis aprs coup au compte des grands romanciers Stendhal, Balzac, Flaubert et rig de nos jours en dogme par les thoriciens staliniens du ralisme socialiste, est rest toujours il convient de ne pas1 2 3e

1. ... hrt die Geschichte auf, eine Sammlung toter Fakta zu sein: MarxEngels, Die deutsche Ideologie, 1845-1846, in K. Marx und F. Engels, Werke (uvres), Berlin, 1959, pp. 26-27. 2. Werner Krauss, Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag in Studien und Aufstze, Berlin, 1959, pp. 26, 66. 3. Karel Kosik, Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967 (Theorie 2), pp. 21-22.

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l'oublier sous la dpendance du principe classique de Yimitatio naturae. Dans le temps mme o, en raction contre la tradition mtaphysique identifiant l'tre la nature et dfinissant l'uvre de l'homme comme "imitation de la n a t u r e " , s'imposait une conception moderne de l'art, ralisation de l'irralis, signe de l'homme crateur, pouvoir de construire ou de faire natre une ralit, l'esthtique marxiste croyait devoir encore fonder son identit et sa justification sur une thorie de l'imitation. Certes elle remplaait la nature par la ralit, mais pour attribuer aussitt celle-ci, donne l'art en exemple, les qualits de la nature prtendument transcende : elle tait le modle, complet par essence, qu'il fallait suivre . Par rapport la position initiale de refus du naturalisme , cette rduction de la thorie l'idal mimtique du ralisme bourgeois ne peut tre considre que comme une rechute dans le matrialisme substantialiste. En effet, si elle s'tait fonde sur la notion de travail selon Marx et sur sa conception de l'histoire dialectique de la nature et du travail, des dterminations naturelles et de la praxis concrte , l'esthtique marxiste n'en aurait pas t rduite se fermer l'volution littraire et artistique de notre modernit que sa critique dogmatique a condamne jusque dans un pass trs rcent comme dcadente et laissant chapper la vraie ralit. Le dbat qui l'a depuis quelques annes conduite revenir, pas pas, sur son oukase doit tre compris aussi comme amorant, avec un sicle de retard, la pleine reconnaissance du fait obstinment refus que la fonction de l'uvre d'art n'est pas seulement de reprsenter le rel, mais aussi de le crer.1 2 3

La thorie orthodoxe du reflet ne s'opposait pas moins cette reconnaissances sans laquelle il ne peut y avoir d'histoire littraire authentiquement matrialiste-dialectique, qu' la rsolution du problme corollaire de savoir comment dfinir1. H. Blumenberg, Nachahmung der Natur : Zur Vorgeschichte der Idee des schpferischen Menschen (L'imitation de la nature: les antcdents de l'ide de l'homme crateur) inStudium Generale, 10 (1957), pp. 267, 270. 2. Ibid., p. 276. 3. Ibid.. p. 270: L'antinaturalisme du xix sicle est port par le sentiment que la crativit authentique de l'homme ne peut se dployer librement dans l'insupportable limite des dterminations naturelles. La sensibilit nouvelle ne de l'idologie du travail se dresse contre la nature: Comte forge le mot d'antinature, Marx et Engels parlent d'antiphysis. e

les effets et l'apport propre de la littrature en tant que modalit spcifique de la praxis concrte. On a souvent dnonc l'aplatissement qu'ont fait subir au problme du rapport historique volutif entre littrature et socit les diverses variantes de la mthode Plekhanov, rduisant les phnomnes culturels la simple correspondance avec des mcanismes conomiques sociologiques ou sociaux donns pour seule ralit, gnrateurs d'un art et d'une littrature conus comme leur simple reproduction. Qui part de l'conomie comme d'un donn non dductible, cause initiale de tout et ralit unique que l'on ne saurait remettre en question, transforme l'conomie en son propre produit, en une chose, il en fait un facteur historique autonome et tombe dans le ftichisme conomiste . L'idologie du facteur conomique, dont Karel Kosik fait en ces termes le procs, a impos l'histoire littraire un paralllisme perptuellement dmenti par la ralit historique de la littrature, que l'on considre les uvres dans leur succession ou dans leur simultanit. Dans la multiplicit des formes auxquelles elle donne naissance, la littrature n'est que partiellement rductible et ne l'est surtout pas immdiatement aux conditions concrtes du processus conomique. Des modifications de la structure conomique et des remaniements de la hirarchie sociale se sont produits avant ce temps qui est le ntre, presque toujours longue chance, sans gure de csures visibles et avec peu de rvolutions spectaculaires. Le nombre des dterminations infrastructurelles reprables tant rest toujours incomparablement plus rduit que celui des formes que prenait dans la superstructure le devenir plus rapide de la production littraire, il fallait bien ramener toujours la multiplicit concrte des uvres et des genres aux mmes facteurs, aux mmes concepts hypostasis : fodalit, dveloppement des communes bourgeoises, rgression fonctionnelle de la noblesse, mode de production du capitalisme ses dbuts, son apoge, son dclin. En outre, les uvres littraires sont plus ou moins permables aux vnements de la ralit historique, en fonction du genre auquel elles appartiennent ou du style dominant de leur poque, ce qui a conduit ngliger de la faon la plus fla1

I. K. Kosik, op. cit., p. 116.

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grante les genres non mimtiques au profit du genre pique, narratif. Ce n'est pas par hasard que le sociologisme en qute de correspondances sociales s'en tient la srie traditionnelle des grands chefs-d'uvre et des grands auteurs, dont l'originalit parat pouvoir s'interprter comme intuition directe du processus social ou dfaut d'intuition comme expression involontaire de transformations survenues dans l'infrastruct u r e . Ainsi l'historicit de la littrature est bien videmment dpouille de ses caractres spcifiques. En effet, une uvre importante qui tmoigne d'une tendance nouvelle dans l'volution littraire est environne d'une innombrable quantit de productions correspondant la tradition et l'image qu'elle donne de la ralit, dont la valeur de document sociologique ne doit donc pas tre considre comme infrieure celle du grand chef-d'uvre et de sa nouveaut qui souvent ne sera comprise que plus tard. Ce rapport dialectique entre la production du nouveau et la reproduction de l'ancien ne peut tre apprhend par la thorie du reflet que si celle-ci renonce postuler l'homognit du simultan, et admet un dcalage temporel dans la correspondance entre la srie des tats de la socit et celle des phnomnes littraires qui les refltent. Cependant, si l'esthtique marxiste fait ce pas, elle rencontre une difficult que Marx avait dj reconnue: l'ingalit relative entre le dveloppement de la production matrielle (...) et la production artistique . Cette difficult, qui rvle l'histori1 2

1. L'exemple type en est l'interprtation de Balzac donne par Engels dans sa lettre Margaret Harkness (1888), et dont la cl de vote est l'argument suivant : Que Balzac ait t contraint de la sorte agir contre ses propres sympathies de classe et ses prjugs politiques, qu'il ait vu que la dcadence de ses chers nobles tait invitable, et qu'il les ait dpeints comme des tres qui ne mritaient pas un meilleur destin; et qu'il ait vu les vrais hommes de l'avenir l o l'on pouvait l'poque seulement les voir; voil ce que je considre comme l'un des plus grands triomphes du ralisme... (K. Marx/F. Engels, ber Kunst und Literatur, d. par M. Kliem, Berlin, 1967, vol. I, p. 159). Balzac oblig par la ralit sociale dcrire celle-ci objectivement, l'encontre de ses propres intrts : cette mystification impute la ralit concrte hypostasie (de mme que chez Hegel la ruse de la raison ) le pouvoir de produire, indirectement, des oeuvres littraires. C'est au nom de ce triomphe du ralisme que l'historiographie marxiste de la littrature s'est permis d'enrler sous la bannire de la littrature emancipatrice des auteurs conservateurs comme Goethe ou Walter Scott. 2. Einleitung zur Kritik der Politischen konomie ( Introduction la critique de l'conomie politique) in Werke, op. cit., vol. XIII, p. 640.

cit spcifique de la littrature, la thorie du reflet ne peut la rsoudre qu'en se dpassant elle-mme. C'est pourquoi le principal reprsentant de cette thorie, Georg Lukcs, s'est emptr dans des contradictions flagrantes lorsqu'il a tent d'en donner une version dialectique . Elles apparaissent lorsqu'il affirme la valeur exemplaire de l'art antique, lorsqu'il fait de Balzac le canon de la littrature moderne, mais aussi dans son concept de totalit et dans la notion corollaire de rception immdiate (Unmittelbarkeit der Rezeption). Quand Lukcs s'appuie sur le fameux fragment de Marx concernant l'art antique pour affirmer que mme aujourd'hui le succs qu'ont encore les pomes homriques ne peut absolument pas tre dissoci de l'poque et des rapports de production qui ont donn naissance l'uvre d ' H o m r e , il suppose, implicitement, rsolu le problme qui selon Marx tait encore rsoudre : pourquoi une uvre qui, si elle n'tait que le simple reflet d'un stade d'volution sociale depuis trs longtemps dpass, ne mriterait plus d'intresser que l'historien, peut encore nous procurer un plaisir esthtique . Comment expliquer que l'art d'un pass lointain survive la destruction de son infrastructure conomique et sociale, si l'on est contraint, avec Lukcs, de dnier aux formes artistiques toute autonomie et si l'on ne peut, en consquence, interprter l'influence que l'uvre d'art continue d'exercer comme un facteur de production de l'histoire ? Pris dans cette contradiction, Lukcs ne peut plus avancer qu'en invoquant le classicisme, concept qui a certes fait ses preuves, mais qui transcende l'histoire et ne peut, mme appliqu au contenu anthropologique des uvres, rduire le hiatus entre l'art du pass et l'effet qu'il produit aujourd'hui qu'en rfrant une Idalit intemporelle c'est--dire de faon fort peu conforme nu matrialisme dialectique . On sait que, dans le domaine de lu littrature moderne, Lukcs a rig Balzac et Tolsto en1 2 3 4

I. Voir Beitrge zur Geschichte der sthetik (Contributions l'histoire de l'rsllilique), Berlin, 1954. 2 Und., p. 424. 1. Werke, op. cit., t. XIII, p. 641. 4 Le caractre classique ne rsulte donc pas du respect de "rgles" foriiirlli's. mais prcisment du fait qu'une uvre d'art est capable de donner aux illiiiitions les plus spcifiquement et typiquement humaines l'expression la plus Iiii irinent individuelle et symbolique (op. cit., p. 425).

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norme classique du ralisme. L'histoire de la littrature moderne se voit appliquer ainsi un schma dj consacr par l'historiographie humaniste de l'art : culminant avec le classicisme du roman bourgeois du xix sicle, elle dcrit ensuite une courbe descendante, s'gare dans les recherches formelles de la dcadence, qui perd le contact avec la ralit, et ne concidera de nouveau avec son idal que dans la mesure o elle traduira la ralit sociale du monde moderne sous des formes qui appartiennent dj notre pass littraire et que Lukcs dclare canoniques: expression du typique, de l'individuel, narration organique ... L'historicit de la littrature, que le no-classicisme de l'esthtique marxiste orthodoxe occulte, chappe galement Lukcs quand celui-ci donne son interprtation du concept de reflet l'apparence de la dialectique, p a r exemple dans son explicitation des thses de Staline Sur le marxisme en linguistique : Toute superstructure non seulement reflte la ralit, mais prend activement position pour ou contre l'ancienne ou la nouvelle infrastructure . Comment la littrature et l'art, en tant que superstructures, pourraient-ils bien prendre activement position face leur fondement social, si en mme temps, dans ce mcanisme d'influence rciproque, la ncessit conomique est cense selon Engels imposer sa loi en dernire instance et dterminer les modalits du changement et du dveloppement de la ralit sociale ; si par consquent l'art et la littrature, dans leur marche en avant, sont condamns toujours suivre la voie que leur a trace, de faon unilatrale, l'invitable transformation de l'infrastructure conomique? Et mme si l'on veut, comme Lucien Goldmann, fonder le rapport entre la littrature et la ralit sociale sur une homologie des structures et non plus des contenus, cette absence de rciprocit le contraire mme de la dialectique ne disparat pas pour autant.e 1 2 3

franais et d'une sociologie du roman, Goldmann postule une srie de perceptions du monde, successives et prsentant une spcificit de classe, dgrades depuis le XIX sicle par le capitalisme volu et finalement rifies; ces images du monde doivent (on voit resurgir ici le no-classicisme, dont Goldmann ne s'est pas libr) tre conformes l'idal de 1'expression cohrente, dont il n'accorde le privilge qu' de grands crivains . Ainsi, chez Goldmann comme avant lui chez Lukcs, la production littraire reste confine dans une fonction secondaire de reproduction pure et simple, voluant de faon harmonieusement parallle au processus conomique. Cet accord postul entre la signification objective et 1'expression cohrente, entre la structure sociale prexistante et le phnomne artistique qui la reprsente, prsuppose l'vidence l'unit de la forme et du contenu, de l'essence et du phnomne c'est--dire l'idalisme classique , ceci prs que ce n'est plus l'ide mais la ralit matrielle, le facteur conomique, qui est pos comme substance. La consquence en est que la dimension sociale de la littrature et de l'art est rduite aussi dans le domaine de la rception la fonction secondaire de faire simplement reconnatre une ralit dj connue (ou suppose connue) d'autre p a r t . Rduire l'art n'tre qu'un simple reflet, c'est aussi limiter l'effet qu'il produit la reconnaissance de choses dj connues : revanche de la mimesis platonicienne, cet hritage que l'on renie. Mais s'en tenir cette position, ce serait aussi ter l'esthtique marxiste prcisment la possibilit de saisir le caractre rvoe 1 2 3

Dans ses bauches d'une histoire du classicisme littraire1. Brecht a ironis sur le caractre formaliste de la thorie du ralisme qui canonise ainsi la forme d'un petit nombre de romans bourgeois du sicle dernier cf. ses dclarations l'occasion du dbat avec Lukcs, in Marxismus und Literatur, par F. J. Raddatz, Hambourg, 1969, t. 2, pp. 87-98. 2. Beitrage zur Geschichte der sthetik, op. cit., p. 419. 3. Cil par Lukcs, op. cit., pp. 194-196.

1. Cf. l'introduction (Le tout et les parties) Le Dieu cach. tude sur la vision tragique dans les Penses de Pascal et dans le thtre de Racine, Paris, 1959, et Pour une sociologie du roman, Paris, 1964, p. 44 sqq. 2. Cf. sur ce point la critique de W. Mittenzwei, Die Brecht-Lukcs-Debatte (in Das Argument, 10, 1968, p. 31); il reproche Lukcs d'avoir manqu la dialectique en mettant trop fortement l'accent sur cette unit: La dialectique marxiste, elle, part de la contradiction que recle l'unit de l'essence et du phnomne. 3. C'est pourquoi la notion de totalit intensive, dans la thorie du reflet lelle que la conoit Lukcs, a pour invitable corollaire l'immdiatet de la rception; la ralit objective est reconnue avec exactitude travers l'uvre d'art quand le rcepteur (lecteur, auditeur, spectateur) s'y reconnat luimme (cf. Problme des Realismus, Berlin, 1955, p. 13 sqq.). Donc, pour que l'uvre d'art produise un effet, le public doit disposer a priori de l'exprience globale et correcte de la ralit, dont l'image donne par l'uvre ne se distingue que graduellement, comme un reflet plus fidle et plus complet.

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lutionnaire de l'art, le pouvoir qu'il a d'affranchir l'homme des prjugs et des reprsentations figes lis sa situation historique et de l'ouvrir une perception nouvelle du monde, l'anticipation d'une ralit nouvelle. L'esthtique marxiste ne peut chapper aux apories de la thorie du reflet et ressaisir l'historicit spcifique de la littrature qu'en reconnaissant avec Karel Kosik que toute uvre d'art possde un couple de caractres indissociables : elle exprime la ralit, mais elle est aussi constitutive d'une ralit qui n'existe pas avant l'uvre et ct d'elle mais prcisment dans l'uvre et en elle seule '. Les premiers efforts entrepris pour rendre la littrature et l'art le caractre dialectique propre la praxis historique apparaissent dans les thories littraires de Werner Krauss, Roger Garaudy et Karel Kosk. Werner Krauss, qui dans ses tudes sur l'histoire littraire de Y Aufklrung rhabilite l'tude des formes littraires comme reprsentant le lieu de concentration maximale de l'influence sociale, dfinit ainsi la littrature en tant que facteur de cration de la socit {gesellschaftsbildend) : La cration littraire est destine tre perue par un public ; c'est pourquoi elle est le lieu mme de la naissance de la socit laquelle elle s'adresse : le style est sa loi, et la connaissance de son style permet de connatre aussi son public . Roger Garaudy condamne tout ralisme clos et redfinit l'uvre d'art comme travail et comme mythe, par la caractristique d'un ralisme sans rivage par lequel l'homme d'aujourd'hui s'ouvre son avenir : Car le rel, lorsqu'il inclut l'homme, n'est plus seulement ce qu'il est mais aussi tout ce qui lui manque, tout ce qu'il a encore devenir ... Karel Kosk rsout le problme pos par Marx dans son fragment sur l'art antique (comment et pourquoi une uvre d'art peut-elle survivre au contexte social qui lui a donn naissance ?) en donnant une dfinition spcifique de l'art qui rend compte de son historicit et tablit une unit dialectique entre la nature de l'uvre et l'effet qu'elle produit: L'uvre vit dans la mesure o elle2 3

agit. L'action de l'uvre inclut galement ce qui s'accomplit dans la conscience rceptrice et ce qui s'accomplit en l'uvre elle-mme. La destine historique de l'uvre est une expression de son tre (...) L'uvre est une uvre et vit en tant que telle dans la mesure o elle appelle l'interprtation et agit travers une multiplicit de significations '. Si l'on reconnat que l'historicit de l'uvre d'art ne rside pas dans sa seule fonction reprsentative ou expressive mais tout aussi ncessairement dans l'effet qu'elle produit, on devrait en tirer deux consquences en vue de fonder l'histoire de la littrature sur des bases nouvelles. D'abord, si la vie de l'uvre rsulte non pas de son existence en elle-mme, mais de l'interaction qui s'exerce entre elle et l'humanit , ce travail permanent de comprhension et de reproduction active de ce que nous a lgu le pass ne doit pas rester limit aux uvres considres isolment. Il convient plutt alors d'inclure aussi dans cette interaction reliant l'uvre et l'humanit le rapport des uvres entre elles, et de situer le rapport historique entre les uvres dans le complexe de relations rciproques qu'entretiennent la production et la rception. En d'autres termes: la littrature et l'art ne s'ordonnent en une histoire organise que si la succession des uvres n'est pas rapporte seulement au sujet producteur, mais aussi au sujet consommateur l'interaction de l'auteur et du public. Ensuite, si la ralit humaine n'est pas seulement production du nouveau mais aussi reproduction (critique et dialectique) de l'ancien , la fonction que l'art remplit dans ce processus permanent de totalisation ne peut manifester son originalit que si le rle spcifique de la forme artistique est dfini non plus comme simple mimesis mais comme dialectique, c'est-dire comme moyen de crer et de transformer la perception, ou pour citer le jeune Marx comme moyen privilgi de formation de la sensibilit (Bildung der Sinne) .2 3 4

1. K. Kosk, op. cil., p. 123. 2. Studien zur deutschen und franzsischen Aufklrung (tudes sur les Lumires en Allemagne et en France), Berlin, 1963, p. 6, et Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag (cf. note 2, p. 35), p. 66. 3. En guise de postface D'un ralisme sans rivages, Paris, 1963, p. 250.

1. Die Dialektik des Konkreten (cf. n. 1, p. 35), pp. 138-139; on peut rappeler ce propos l'Introduction la critique de l'conomie politique de Marx (cf. n. 1, p. 37), p. 624: L'objet d'art de mme que tout autre produit cre un public rceptif l'art et capable de jouir de la beaut. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet. 2. Ibid., p. 140. 3. Ibid., p. 148. 4. Je me rfre ici au texte fameux de Marx sur le dveloppement des cinq

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Ainsi formul, le problme de l'historicit des formes artistiques est une dcouverte bien tardive de la recherche littraire marxiste : il avait t dj pos quarante ans plus tt p a r l'cole formaliste qu'elle combattait alors, au moment o cette cole fut condamne au silence et disperse par l'exil

IV

Ds leurs dbuts les formalistes, membres de la Socit pour l'tude du langage potique (Opoaz), qui se font connatre partir de 1916 en publiant des programmes de recherche, mettent l'accent de faon trs exclusive sur le caractre esthtique de la littrature. La thorie de la mthode formelle lui rend la dignit d'objet d'une science spcifique, en faisant abstraction de tout le conditionnement historique de l'uvre littraire et en dfinissant celle-ci avant la linguistique structurale moderne de faon purement formelle, fonctionnelle, comme la somme de tous les procds artistiques qui y sont employs . La dichotomie traditionnelle entre posie et littrature cesse dans ces1 2 3

sens, travail de toute l'histoire universelle jusqu' nos jours cf. konomisch-philosophische Manuskripte (1844) in K. Marx/F. Engels, ber Kunst und Literatur, op. cit., p. 119. 1. Ont t traduits et dits en allemand: Boris Eichenbaum, Aufstze zur Theorie und Geschichte der Literatur ( Essais sur la thorie et l'histoire de la littrature), Francfort, 1965; Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), Die literarischen Kunstmittel und die Evolution in der Literatur ( Les procds artistiques en littrature et l'volution