JE NE REGRETTE RIEN : ÉLISABETH, DESCARTES ET LA ... · PDF fileJE NE REGRETTE RIEN : ÉLISABETH, DESCARTES ET LA PSYCHOLOGIE MORALE DU REGRET ... Ces lettres constituent non seulement

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    JE NE REGRETTE RIEN : LISABETH, DESCARTES ET LA PSYCHOLOGIE MORALE DU

    REGRET

    Lisa Shapiro (Simon Fraser University) 1. Cet article sera ax sur une discussion de la correspondance entre Descartes et la Princesse lisabeth traitant du remord, du repentir et du regret. Mon objectif est assez simple : je souhaite comprendre les objections que soulve lisabeth concernant la description de la vertu par Descartes. Selon Descartes, la vertu consiste se rsoudre faire ce que lon juge tre le meilleur, et il y a peu despace pour prouver des remords sur les actions qui ont mal tournes ou pour les regretter. Aprs avoir brivement dfendu le projet de constater la position philosophique dlisabeth, je distinguerai deux objections quelle a souleves : lune concerne les limites pistmiques de nos jugements pratiques; lautre concerne la manire de comprendre la facult rationnelle elle-mme.

    Jadmets que ma rflexion sur cet change ma laisse un peu perplexe : jai ralis que jprouvais peu de regrets. Jai certainement fait des choses, il y a longtemps, que je regrette aujourdhui, mais je prfre sincrement ne plus y penser. Je ne veux pas rexaminer ces erreurs ni mme les leons que je crois en avoir tires. Et cette attitude, mme si elle nest pas aussi dramatique, rappelle ce qui est peut-tre une reprsentation moderne et emblmatique du regret, tel que le chantait dith Piaf, qui ne regrettait rien. Dans cette chanson clbre, Piaf ne remet pas en question les choix quelle a faits, mme si les choses ne se sont pas droules comme prvu1. Par ailleurs, le fait que ses actions se soient conclues dans la douleur ne lempche pas de revivre cette exprience. Lattitude exprime par Piaf est intressante en partie parce quil semble quelle remplie toutes les conditions du regret et pourtant elle ne la pas senti. Car en prouvant le regret, on prsuppose non seulement quon fait du mal, mais aussi quon sait quon a fait du mal. Piaf semble avoir mal agi, elle semble aussi savoir quelle a mal agi. Mais elle ne regrette pas, et elle semble de plus nier devoir regretter. La beaut de cette chanson rside pour une part dans ce dni de la lgitimit de regret, parce quil suggre que nous ne tirons aucune leon de lexprience vcue et qui plus est, nous ne devons pas le faire. Nous devrions nouveau agir mme si, encore une fois, nous risquons davoir tort. Cette conception du regret o plutt, du manque de regret, va, selon moi, dans le mme sens que largumentation entre Descartes et lisabeth.

    Aujourdhui, certains philosophes anglo-saxons distinguent le regret du remords: nous regrettons quand les vnements se droulent sans nous impliquer et nous prouvons du remords quand nous sommes responsables de lvnement qui a mal tourn. Premirement, lusage commun de regret et de remords est une question empirique, et il me semble quon dit frquemment quon regrette des actions, parce que nous en sommes responsables. Plus prcisment pour notre propos, Descartes, dans Les passions de lme, fait une autre distinction. Dun ct il parle dun remords de conscience qui est une espce de tristesse qui vient du doute quon a quune chose quon fait ou quon a faite nest pas bonne, et il prsuppose ncessairement le doute 2 . De lautre ct il dcrit le regret comme une particulire amertume en ce quelle est toujours jointe quelque dsespoir et la mmoire du plaisir que nous donn la jouissance 3. Il est ais de voir de quelle manire le remords se joint frquemment au regret. Lorsquon doute avoir agi proprement quand les choses ont mal tourn, parce que les choses ont mal tourn, on prouve naturellement du regret. De mme, si on prouve du regret, on peut tre mu et douter de ses actions et donc prouver du remords. Selon mon explication, la force de la chanson de Piaf dpend de plus dune liaison assez troite entre le manque de regret et le fait quelle na aucun remords face ses choix. Pour des raisons comparables, Descartes et lisabeth glissent de lune lautre motion dans leur change.

    2. Lchange entre lisabeth et Descartes qui mintresse est tir de leur discussion sur De Vita Beata de Snque, un ouvrage dont Descartes a propos la lecture lisabeth en vue non seulement de la distraire de sa mlancolie, mais galement dinspirer en elle la flicit affiche dans le titre de luvre de Snque. Quand les commentateurs sintressent cet change, ils ont invariablement pour but de prsenter les vues

    1 Il peut sembler que le chanson relate une histoire dun chec romantique qui na pas droul comme prvu, mais Piaf a dedicac son enregistrement de cette chanson la Lgion trangre lpoque de la guerre dAlgrie. ffectivement, le chanson a une signification gnrale. 2 (PA a.177; AT XI ,464) 3 (PA a.209; AT XI,484-85).

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    de Descartes concernant la philosophie morale. Ces lettres constituent non seulement une des quatre sources principales de sa philosophie morale, mais en les crivant, Descartes exprime sa position avec plus de dtails quailleurs4. Car en lisant Snque, Descartes est frustr de voir que Snque nest pas assez exact 5, et propose son propre point de vue sur la signification de vivere beate.

    Le point de vue dlisabeth cependant restait inaperu, ce qui est dune certaine manire comprhensible. Premirement, lchange commence avec les efforts de Descartes pour apaiser les maladies qui dcoulent de la mlancolie dlisabeth, ce que celle-ci dcrit comme sa bont de me vouloir gurir le corps avec lme 6. Il peut tre tentant dcarter ses remarques comme celles dune malade et dinvalider de telles remarques. De plus, ses remarques peuvent sembler plus confuses que celles de ses lettres prcdentes propos de la relation de lme et du corps. Tandis que ses objections vont au fond des choses, Descartes, comme son habitude, continue simplement affirmer sa position. Parce qulisabeth elle-mme ne prsente pas ses objections de manire systmatique, et parce que ( la diffrence de celles des lettres prcdentes) il ny a aucune interprtation tablie concernant cet change, et en plus parce que Descartes lui-mme semble en outre insensible ses objections, il est ds lors facile de supposer qulisabeth na pas de position clairer et ainsi dcarter son ct de la correspondance. Mon but ici est pour une part de dmontrer qulisabeth soulve des objections importantes, mme sil est difficile de les extraire ou si on trouve la position cartsienne plus dfendable. En fait, je suggrerai quon peut lire cet change comme lanticipation de lchange trs remarqu sur la fortune morale entre Bernard Williams et Thomas Nagel, mais si je ne peux ici dvelopper cette suggestion.7

    3. Pour Descartes, il est important que le vritable bonheur ne dpende pas de la chance ou dun heureux coup du sort : il doit plutt rsider dans le pouvoir de chacun. cette fin, il note trois choses quil faut toujours tenter daccomplir : bien raisonner au moment dadopter une ligne de conduite, tre rsolus agir tel que le dicte notre meilleur raisonnement et ne pas oublier que nous ne contrlons pas les biens que nous ne possdons pas, et qualors il ne faut pas les dsirer. En corrlation avec cette seconde recommandation, Descartes affirme, assez audacieusement, que la vertu nest tout simplement que la fermet de cette rsolution 8 faire ce que la raison recommande. Il maintient cette prise de position dans sa lettre suivante lisabeth, prsentant de nouveau la vertu comme tant le fait davoir une volont ferme et constante dexcuter tout ce que nous jugerons tre le meilleur, et demployer toute la force de notre entendement en bien juger 9. Pour Descartes, donc, la vertu na rien voir avec le fait que notre rsolution et notre meilleur raisonnement mnent ventuellement des actions qui soient bonnes. La vertu rside plutt uniquement dans nos intentions et dans les dcisions prises pour leur donner suite; elle ne rside pas dans la manire dont le monde pourrait se conformer, ou ne pas se conformer, nos projets. Nous sommes entirement capables dtre vertueux en nous mmes : cela ne dpend pas de ce qui pourrait se passer hors de nous.

    Le troisime point mis en avant par Descartes rvle clairement que, malgr sa dfinition originale de la vertu, il veut conserver le lien traditionnel entre la vertu et le contentement. Il note :

    [C]ar il ny a rien que le dsir, et le regret ou le repentir, qui nous puissent empcher dtre contents. Mais si nous faisons toujours tout ce que nous dit notre raison, nous naurons jamais aucun sujet de nous repentir, encore que les vnements nous fissent voir, par aprs, que nous nous sommes tromps, pour ce que ce nest point par notre faute10. Le regret et le repentir (ou bien le remords) perturbe notre contentement et nous prouvons de ces sentiments uniquement lorsque nos actes peuvent avoir des consquences adverses. Lorsque les choses ne tournent pas comme prvu, il nous arrive parfois de souhaiter avoir fait les choses autrement. Descartes souhaite affirmer que de tels dsirs sont sans fondement pour ce que ce nest point par notre faute et tout regret que nous pourrions prouver risque dbranler notre rsolution faire ce que nous jugions tre le

    4 Les autres sources principales de la philosophie morale de Descartes sont: le Discours de la methode, troisime partie, Les passions de lme, et ses lettres la Reine Christine de la Sude. 5 AT IV, 263. 6 24 mai 1645; AT IV, 208. 7 Bernard Williams and Thomas Nagel, Moral Luck , Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volume, 50, (1976), pp. 115-135 and pp.137-151. 8 AT IV, 265. 9 18 aout 1645, AT IV, 277. 10 AT IV, 266.

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    meilleur. Dans la mesure o Descartes nie toutefois que les choses hors de notre pouvoir puissent jouer un rle dans notre responsabilit morale et donc dans notre vritable bonheur, il insiste sur le fait que nous contrlons entirement notre contentement. Et dans la mesure o il lie la vertu avec le