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doado je préfère qu’ils me croient mort Ahmed Kalouaz

Je préfère qu'ils me croient mort

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Ahmed Kalouaz

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Chaque année, des centaines d’adolescents quittent

l’Afrique pour l’Europe, avec l’espoir de devenir foot-

balleurs professionnels. Ils tombent parfois entre les

mains de recruteurs véreux, qui leur font miroiter les

grands clubs, l’Inter Milan, Chelsea, Marseille… avant

de les abandonner.

Voici, raconté par Ahmed Kalouaz, le destin boule-

versant de l’un d’entre eux, Kounandi, qui s’envole

un matin d’avril de Bamako pour Paris, des rêves de

gloire plein la tête…

Ahmed Kalouaz

je préfère qu’ils me croient mort

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© Éditions du Rouergue, 2011 www.lerouergue.comISBN : 978-2-8126-0195-8

Photographie de couverture : Dorothy-Shoes

Du même auteur au Rouergue :

Absentes - roman La brune, 1999.

Avec tes mains - roman La brune, 2009.

Au galop sur les vagues - roman dacOdac, 2010.

La première fois, on pardonne - roman doAdo, 2010.

Une étoile aux cheveux noirs - roman La brune, 2011.

Né en 1952, Ahmed Kalouaz vit dans le Gard. Il est l’auteur d’une trentaine de livres, pour les adultes et les jeunes.

978-2-8126-1386-9

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Le fleuve fait des détours, parce que personne ne lui montre le chemin.

Proverbe africain

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Coup d’envoi

Taper dans un ballon, c’est ce que Dieu nous a appris de mieux. On le lui a bien rendu, en sueur, en prières, mais ça ne suffit pas. J’ai la tête ailleurs, chez nous en Afrique au bord de l’immense fleuve. Sur les rives du Niger, certains m’avaient prédit des étin-celles, des étoiles, de l’or au bout des pieds, de la lave sous mes talons. Ils avaient promis les clameurs, les effusions, les danses le long de la ligne de touche, les moments de transe et d’émotion.

Ce soir dans le square Mouloudji, j’attends sur un banc dans le froid de novembre, ayant, dans ma mémoire, déjà perdu les saisons du sorgho, du maïs et du niébé. Comme hier, il me fau-dra trouver un nouvel abri pour passer la nuit, éviter de me faire agresser. Au Mali, je ne connaissais rien à ce monde de la nuit, ses ombres en goguette, tapies sous les porches sur un matelas de carton. Ces hommes qui titubent, parlent seuls ou au ciel, aux arbres qu’ils croisent sur leur route indécise. La mienne a fréquenté le soleil, du temps où nous posions deux cailloux en travers d’une route pour marquer le territoire, délimiter quelque chose qui pourrait ressembler à l’île aux trésors, le but.

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Au Libéria, les enfants rêvaient de devenir Weah, le grand footballeur, le Mister George de Milan et Paris. Même si en cadeau, dans Monrovia en ruine, on a offert à ces gamins des mitraillettes et des machettes pour découper menu ceux qui se présentaient à eux.

Ailleurs, on veut imiter les Éperviers du Togo, les coups de tête d’Adebayor à Arsenal et Manchester.

En Côte d’Ivoire, ils n’ont d’yeux que pour la puissance de Didier Drogba, la terreur des surfaces de réparation.

Au Mali, on parle encore de Salif Keita, de l’émotion dans la voix en imaginant sa silhouette féline sur la pelouse de Saint-Étienne ou sur les plages de Marseille et d’Espagne.

Mirages qui nous tiennent au bord des fleuves ou dans la poussière des terrains vagues. Le bonheur, c’est d’aller caresser cette balle molle, extérieur, intérieur du pied, talonnade magi-que, filer droit au but et puis entendre le cuir fatigué claquer contre le filet imaginaire. Et revenir à la charge, buffles ou gazel-les, à la charge et par la grâce d’un rebond capricieux qui nous emmènerait au bout du monde.

Ils y sont allés, à la Coupe du monde, l’année dernière, les vrais, les grands, Blacks Stars du Ghana, Lions indomptables du Cameroun, Fennecs d’Algérie, à Pretoria ou Johannesburg, dans les stades qui se déhanchaient au rythme des tambours et des vuvuzelas*. « Bafana Bafana* », s’époumonaient cent mille voix. Depuis le temps qu’ils voulaient voir jouer les Blancs chez eux. J’ai fait le même rêve, me cherchant des idoles en Europe. Chez nous aussi, là où la misère semble collée à nos mains, nous tapions dans la balle, à toute heure du jour, du crépuscule et même à l’aube par les grandes chaleurs. Puis un jour est arrivé un homme au costume bien tiré, portant des chaussures cirées tout juste sorties de leur boîte. Nous nous sommes arrêtés de

* Les mots suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique p. 103.

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jouer pour l’écouter. Il a tiré une caméra de son sac. Nos yeux se sont éclairés.

– Je vais vous filmer, a-t-il dit avec un accent italien, tout en essayant de saisir, sur son écran, ce petit monde se croyant déjà sur la pelouse d’un stade imaginaire. Nous avons longtemps gigoté dans tous les sens, pour nous trouver en face de l’objec-tif, dans son angle de vue. Puis il s’est éloigné dans un taxi qui l’attendait à l’écart de la meute. Le lendemain, à nous qui avions passé une nuit blanche à l’attendre, il a dit :

– J’ai vu des belles choses, dans ma caméra, alors je donne rendez-vous ici même à trois heures à ceux qui veulent. Je cher-che des bons joueurs. Qui viendra ?

Tout le monde a levé la main, les fortiches et les timides, les maladroits et ceux qui se croyaient de la race des Aigles. Il a dit : « Patience, allez vous reposer, et retrouvons-nous sur ce carré de poussière. » Il a roulé les « r » une dernière fois, et nous, les mécaniques, comme si soudain nous avions pris de l’importance. Moi, Kounandi, de Bamako, quartier de Missira, j’avais 14 ans passés et d’autres guère moins, ou un peu plus. Il y avait Diallo le taciturne, Mamby aux jambes de feu, Yigo qui avait le regard perçant et le geste précis, trois ou quatre poumons, du souffle pour les rachitiques, les frêles. Lui jouait pour la belle Niélé qui respirait par ses courses chaloupées. Il y avait aussi Samba, Moussa et des centaines en embuscade dans le quartier où les vieux parlent en bambara, un œil sur Badala, la colline du savoir, un autre sur la colline de l’espoir. Il ne fallait pas passer l’âge de l’espoir justement, après, trop vieux, en ce pays d’affamés, nous risquions de rejoindre les malfrats qui font commerce de tout. Ceux qui revendent la peau des belles douces le long des trottoirs, des routes, ceux habitués à d’autres trafics illicites, qui mènent jusqu’à la mort, parfois.

L’Italien avait dit : « À tout à l’heure, je vous attends », nous faisant miroiter un maillot de la Juve, un short de Liverpool, un

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sac de sport avec le nom d’une marque inscrit dessus. C’était déjà plus qu’un contrat, un salaire, comme un signe de réussite à celui qui s’emparerait de ces présents. J’aurais dû aller voir Ibrahima l’attrapeur de pigeons, pour qu’il nous ouvre les yeux. Lui se contente de choper les vrais. Il se met à genoux, ne bouge plus et, les bras écartés, il fait pleuvoir quelques semences de mil fatiguées sur le sol. Et lorsque les curieux arrivent en roucoulant, il leur met la main dessus. Mais il ne les mange pas, les caresse simplement avant de les relâcher. Il paraît que certaines fois, il se transforme en pigeon lui-même, mais il ne faut pas le dire. Ibrahima, c’est la douceur, parfois il les attrape sans graines, juste en ouvrant les bras. Un peu comme l’Italien qui nous a pris pour des pigeons, moi autant que les autres.

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Aile de pigeon

À l’heure dite, sous le soleil, nous étions là en ribambelle, assoiffés de gloire autant que d’eau, vêtus de guenilles usées d’avoir tant combattu sur ces terrains à la surface rêche. Nous savions qu’ailleurs les parties se jouaient sur un gazon plus vert encore que les rives du fleuve Niger. Mais entre la colline de Koulouba et la route nationale de Koulikoro, nulle trace de cette verdure-là.

L’homme avait, malgré la chaleur, gardé son costume clair. D’un coup de sifflet, il a fait taire la marmaille, avant de sor-tir trois ballons flambant neuf d’un filet. Nous n’avions jamais approché de telles pépites de si près. Je voyais déjà dans le regard de certains germer l’idée de prendre le cuir sous le bras et de courir, courir à perdre haleine à travers les faubourgs, le mettre à l’abri. Personne n’a osé, et l’Italien a constitué deux groupes :

– À ma gauche, ceux qui ont entre 14 et 15 ans ! Ici les 16 ans, pas plus ! Les autres, écartez-vous.

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J’en ai vu certains, plus âgés, tenter de se rajeunir par la ruse, en rentrant la tête dans les épaules, cachant de leur main un soupçon de moustache. Mais le recruteur a froncé les sourcils pour dire qu’il ne fallait pas la lui faire. Il n’était pas tombé de la dernière nichée, encore moins de la dernière pluie. Il avait déjà regardé le film de la veille, sur sa caméra, s’était fait une idée, à voir comment il choisissait et postait les uns et les autres à des places qu’il désignait lui-même.

J’avais l’impression que les gars de tous les quartiers étaient venus aux nouvelles, arrivant de Bako-Djicoroni, de Badala-bougou, le village derrière le fleuve. Sans doute attirés par l’idée qu’un Italien allait faire de quelques-uns d’entre nous des footballeurs célèbres dans toute la planète. Les motos « Djakarta* » déversaient leur pesant de spectateurs pour assister à la naissance d’un nouvel Aigle du Mali. Nous avi-ons tellement entendu parler des exploits de Keita, parti du Real Bamako pour arriver un jour dans l’hiver de la France du Nord. Il avait, raconte la légende, pris un taxi pour arriver à Saint-Étienne au bout d’une longue route de neige qu’il n’ima-ginait pas. À peine paré de la tunique verte il avait marqué six buts lors de son premier match, avant d’en aligner 125, réalisant au passage des doublés, des triplés et même quatre quadruplés dans la même saison. Jusqu’au jour où, lassé de ses voyages, il est revenu chez nous comme un sage après son pèlerinage.

Pour faire plus sérieux, les grands avaient planté des piquets assez haut pour que les gardiens trouvent leurs repères et les attaquants la ligne de mire. Cela impressionnera l’Italien pen-saient-ils. Mais l’homme avait sa méthode. Il a lancé un Adi-das Jabulani* au milieu de la meute, et il a regardé. Comme d’habitude, ça courait dans tous les sens, pas de tactique, de placement, de fond de jeu. Il fallait être le plus près possible du cuir, se l’approprier, et par mille malices aller droit au

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but. Certains en faisaient trop et cela se voyait dans le regard du recruteur qui s’agaçait d’un râteau inutile, d’un tacle raté, d’une aile de pigeon ne trouvant pas le cadre. Il regardait, notait dans un carnet ce dont cette nuée bariolée était capa-ble. Ceux qui couraient sous le soleil ont sué sang et eau, les genoux écorchés par les pierres qui affleuraient du sol, lèvres baveuses comme un chien atteint par la rage, voulant montrer qu’ils n’étaient pas des moins que rien. Au bout d’un long moment de jeu et d’ivresse, un coup de sifflet a retenti. L’Italien a lâché d’autres guerriers dans l’arène.

C’est à Salif Keita que je pensais, en entrant sur le terrain poussiéreux. Je n’avais qu’une envie, me montrer. Au diable, le jeu collectif, la passe à un planqué qui attendrait la balle les bras croisés pas loin des perches. Ce jour-là, chacun jouait pour soi, pour le maillot de la Juve et une paire de chaussettes. En attendant peut-être ce départ vers l’Europe, lieu de toutes les convoitises. Intérieurement, c’est cela qui me guidait. Pour épater le recruteur, j’ai enchaîné les petits ponts, les roulettes, deux ou trois grigris mais sans plus, de l’efficacité surtout, me permettant d’éliminer quiconque se présentait devant moi, jusqu’au gardien, le dernier rempart. De temps en temps, pour souffler, je jetais un œil du côté de l’Italien, qui semblait se frotter les mains devant cette pépinière de futurs champions. Il tenait enfin son espoir, sa perle rare.

Et quand est arrivée l’heure de la pause, nous avons fait cercle autour de lui, cherchant au fond de son regard un signe de complicité, d’encouragement. Après avoir mis ses ballons à l’abri, il s’est dirigé vers quelques-uns d’entre nous pour leur demander leur adresse. Nous étions une poignée dans ce cas, cinq ou six, que les autres regardaient avec admiration et envie. L’Italien a dit :

– Je vais passer voir vos parents, pour discuter, demander leur avis.

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Ce soir-là, je suis rentré à la maison en faisant le tour du quartier de Missira sur une moto indonésienne, comme si le conducteur ramenait un héros vers son pays.

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Carton rouge

Le lendemain, comme promis, le recruteur s’est présenté chez mes parents. Mon père rentrait de son boulot de méca-nicien pour le compte d’un Blanc, au port de sable de Kala-ban Koro. Beaucoup de femmes travaillent aussi là-bas, ma mère parfois. C’est un travail dur. Mon père en revient harassé, même si les pièces de mécanique sont moins lourdes que les sacs de sable et de gravier. Le temps qu’il dépose ses habits pleins de graisse dans une corbeille, il s’est assis, a sorti une bouteille fraîche de la glacière et a proposé à l’Italien de s’as-seoir face à lui.

– Alors comme ça, vous voulez faire de mon fils un Aigle ?– Oui… C’est mon métier. Chercheur d’or. J’ai déjà sorti

beaucoup de gamins de la misère. S’ils s’en donnent la peine, c’est possible…

– Mon fils est un brave, vous savez…– Oui, je l’ai vu à l’œuvre, il est prometteur, c’est pour ça

que je suis là.– Et alors, monsieur, que faut-il faire ?

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– Je vais être franc avec vous. Votre fils Kounandi possèdede belles qualités pour son âge. Mais ce n’est pas moi qui juge au bout du compte.

– Que voulez-vous dire, présentement ?– Il faut qu’il aille faire un essai à Turin, et pourquoi pas

ailleurs, à Séville…– Séville ? L’équipe d’Omar Kanouté ?– Oui, oui, en Espagne, c’est ça. Là-bas c’est du solide.– Et comment se passent les choses ? Qui va s’occuper de

lui ?– Vous savez, je travaille pour de grands clubs, tout est très

bien organisé, il ira à l’école le matin, il sera soigné, logé. Et dès le début, il aura même un petit salaire.

– Un salaire ? Pour jouer au ballon ? On dit chez nous :« Le mensonge donne des fleurs mais pas de fruits. » Vous dites vrai ?

– Oui, il recevra tous les mois une petite somme pours’acheter de quoi s’amuser un peu. Bien sûr, pour en arriver là, il faudra quitter le Mali. En avion, et cela occasionne des frais.

– Des frais ? De combien parlez-vous ?– Il faut calculer, mais je crois qu’on peut compter au

moins 2 000.– 2 000 francs ?– Non, 2 000 euros.– 2 000 euros de France !– Oui, à peu près.– Mais c’est ce que gagnent mes frères en deux mois, pour

balayer le métro de Paris, ou sur des chantiers ! Vous vous ren-dez compte ! 2 000 euros de France ! Il me faut presque deux ans pour espérer amasser ça ici.

– Je sais. Mais vous serez remboursé très vite. Kounandi vousenverra un peu d’argent, et après, quand il sera dans un grand

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club, vous n’aurez plus besoin d’aller faire le mécanicien par cette chaleur.

– 2 000 euros… 2 000 euros…

Mon père répétait ces mots comme si l’Italien venait de lui envoyer un coup de poing dans l’estomac.

– C’est une somme, c’est une somme…Il a vidé au goulot ce qui restait de la bouteille de soda, avant

de roter. – Vous avez bien des amis, des voisins, de la famille ? a

continué l’Italien. – Oui, et alors ? Tout le quartier est une famille.– Ils peuvent vous venir en aide ! Vous prêter un peu d’argent.

Le jeu en vaut la chandelle.– Me prêter de l’argent, à moi, pour rassembler un trésor !

Ils n’en ont même pas pour faire vivre leurs enfants ! Comment ils feraient pour m’en prêter ? a éructé mon père.

Moi, j’étais de l’autre côté de la table, les regardant échanger ces paroles que j’avalais comme un verre frais de mougoudji, le jus de mil. Mon avenir se jouait là, ne tenait qu’à cette poi-gnée de billets. J’espérais que mon père céderait, même si je le sentais prêt à sortir le carton rouge et à renvoyer le recruteur au vestiaire. Malin, celui-ci a senti la menace venir, car il s’est levé, nous a salués en promettant de repasser dans deux ou trois jours, le temps que nous prenions notre décision.

– Mais pensez bien, dit-il encore, pensez aux grands clubs qui vont s’arracher votre fils. C’est un futur crack, croyez-moi.

Comme le corbeau devant le renard, dans la vieille fable apprise à l’école, je ne me suis plus senti de joie et j’ai bombé le torse à mon tour. Le type de la Juve ne m’a pas laissé le temps de fanfaronner longtemps, car il est revenu à la charge.

– Connaissez-vous la tontine*, monsieur ?

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– La tontine ? a interrogé mon père. C’est notre banque à nous, ça.

– Justement ! Savez-vous que c’est un banquier italien, Lorenzo Tonti, qui a inventé la tontine ?

– Ah non, je croyais que c’était quelqu’un de chez nous, ou d’un autre village. Alors c’est que vous êtes forts !

– Eh bien, pensez-y, à la tontine, et parlez-en à la mère de Kounandi. Elle travaille sur les pirogues, je crois ?

Sur ces mots, il a tourné les talons avant de disparaître dans la foule agglutinée devant notre maison. Car la nouvelle avait pres-que fait le tour de la ville. On se penchait pour me couver des yeux, et la rumeur, qui va bon train chez nous, m’annonçait déjà à la Juventus de Turin. Avant que je n’aie eu le temps d’ouvrir la bouche, mes amis me congratulaient, les anciens me palpaient les cheveux comme il l’aurait fait avec un vieux hadj*.

Mon père a éloigné tout ce monde en promettant une fête pour bientôt et a tiré la porte derrière nous :

– Mais où veut-il que je trouve plus d’un million de francs CFA* ? Ils sont devenus fous ces Blancs !

Puis il s’est tourné vers moi, me prenant par les épaules.– Dis-moi Kounandi, tu te crois capable d’aller leur damer le

pion à ces toubabs ? Dis-moi si tu en es capable, si tu as l’étoffe d’un guerrier ?

– Je ne sais pas, père, j’ai répondu. C’est loin, mais je peux revenir riche et célèbre, et tu n’auras plus besoin d’aller au port, maman n’ira plus se casser le dos à charger le gravier sur les pirogues.

– Tu crois vraiment que c’est possible, mon fils ? C’est vrai, comme dit le proverbe : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Je vais aller voir mon frère pour voir ce qu’il en pense. Et aussi le vieux Bakari.

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Arrivée en Europe, tractations avec les agents, négociations avec les clubs, questions administratives… autant d’obstacles qu’ils n’imaginent pas avant de partir et que la famille ignore forcément.

Depuis plusieurs années, le marché du football européen s’est largement ouvert aux footballeurs africains. Les Eto’o ou Drobga, les plus doués, s’imposent avec succès. Cependant, les places à prendre sont rares. Sur 100 candidats, 99 verront les portes des clubs professionnels se refermer devant eux. Commence alors un nouveau chemin, celui de la survie. Pour eux, impossible de faire marche arrière tant les espérances sont fortes aux pays. Que ce soit dans le football, ou dans n’importe quel secteur de l’économie, les exilés en Europe nourrissent toujours de grandes attentes de la part de la famille restée en Afrique. Un expatrié, s’il réussit dans la vie, peut être une manne financière importante pour ses proches. S’il échoue, l’échec est quasi impossible à avouer. La plupart avouent alors : « Je préfère qu’ils me croient mort »…

Florian KalouazJournaliste spécialiste du football à Eurosport.

(Source : Culture Foot solidaire)

* En 2003, chaque fédération africaine délivrait en moyenneentre 500 et 1 000 lettres de sortie par an.

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Ouvrage réalisépar les éditions du Rouergue et le Studio Actes Sud

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