125
DU MÊME AUTEUR LE SYSTÈME DES OBJETS, les Essais, Gallimard, 1968 et Médiations, Denoël. LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION, le Point, Denoël, 1970 et Idées, Gallimard. POUR UNE CRmQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE DU SIGNE, les Essais, Gallimard, 1972 et Folio, Galli- mard. LE MIROIR DE LA PRODUCTION, Casterman, 1973, Galilée, 1985. L'ÉCHANGE SYMBOLIQUE ET LA MORT, Sciences humai- nes, Gallimard, 1976, OUBLIER FOUCAULT, Galilée, 1977. L'EFFET BEAUBOURG, Galilée, 1977. A L'OMBRE DES MAJORITÉS SILENCIEUSES, Cahiers d'Utopie, 1978 et Médiations, Denoël, 1983. LE P.c. OU LES PARADIS ARTIFICIELS DU POLITIQUE, Cahiers d'Utopie, 1978. DE LA SÉDUCTION, Galilée, 1979 et Médiations, Denoël, 1983. SIMULACRES ET SIMULATION, Galilée, 198 1. LES STRATÉGIES FATALES, Grasset, 1983. LA GAUCHE DIVINE, chroniques des années 1977-1984, Grasset, 1985. ..- JEAN BAUDRILLARD AMÉRIQUE BERNARD GRASSET PARIS

Jean Baudrillard - Amérique

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Jean Baudrillard - Amérique

DU MÊME AUTEUR

LE SYSTÈME DES OBJETS, les Essais, Gallimard, 1968 etMédiations, Denoël.

LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION, le Point, Denoël,1970 et Idées, Gallimard.

POUR UNE CRmQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE DUSIGNE, les Essais, Gallimard, 1972 et Folio, Galli­mard.

LE MIROIR DE LA PRODUCTION, Casterman, 1973,Galilée, 1985.

L'ÉCHANGE SYMBOLIQUE ET LA MORT, Sciences humai-nes, Gallimard, 1976,

OUBLIER FOUCAULT, Galilée, 1977.L'EFFET BEAUBOURG, Galilée, 1977.A L'OMBRE DES MAJORITÉS SILENCIEUSES, Cahiers

d'Utopie, 1978 et Médiations, Denoël, 1983.LE P.c. OU LES PARADIS ARTIFICIELS DU POLITIQUE,

Cahiers d'Utopie, 1978.DE LA SÉDUCTION, Galilée, 1979 et Médiations,

Denoël, 1983.SIMULACRES ET SIMULATION, Galilée, 198 1.LES STRATÉGIES FATALES, Grasset, 1983.LA GAUCHE DIVINE, chroniques des années 1977-1984,

Grasset, 1985.

..-

JEAN BAUDRILLARD

AMÉRIQUE

BERNARD GRASSET

PARIS

Page 2: Jean Baudrillard - Amérique

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour cous pays.

© 1986, Éditions Grasset & Fasque//e.

Vanishing Point

Page 3: Jean Baudrillard - Amérique

Caution: objects in this mirrormay be doser than theyappear!

Nostalgie née de l'immensité des collinestexanes et des sierras du Nouveau-Mexique:plongées autoroutières et supertubes sur lastéréo-Chrysler et vague de chaleur - la photoponctuelle n'y suffit plus - il faudrait avoir lefilin total, en temps réel, du parcours, ycompris la chaleur insupportable et la musique,et se reprojeter tout cela intégralement chez soi,en chambre noire - retrouver la magie del'autoroute et de la distance, et de l'alcool glacédans le désert et de la vitesse, revivre tout cela

9

Page 4: Jean Baudrillard - Amérique

au magnétoscope chez soi, en temps réel - nonpour le seul plaisir du souvenir, mais parce quela fascination d'une répétition insensée est déjàlà, dans l'abstraction du voyage. Le déroule­ment du désert est infiniment proche del'éternité de la pellicule.

SAN ANTONIO

Les Mexicains devenus Chicanos servent deguides dans la visite d'El Alarno pour exalterles héros de la nation américaine si vaillammentmassacrés par leurs propres ancêtres - ceux-ciont fait le plus dur, mais ils n'ont pas échappéà la division du travail, aujourd'hui ce sontleurs petits-ftls et leurs arrière-petits-ftls quisont là, sur le même lieu de bataille, pourexalter les Américains qui leur ont volé leurterritoire. L'histoire est pleine de ruses. Mais lesMexicains aussi, qui ont passé clandestinementla frontière pour venir travailler ici.

10

SALT LAKE CITY

Pompeuse symétrie mormone, marmoréitéimpeccable et funèbre (le Capitole, les orguesdu Visitor's Center). Et avec ça, une modernitélosangélique, tous les gadgets d'un confortminimal extraterrestre. La coupole christique(tous les Christs ici ressemblent à Bjorn Borg,puisqu'ils ont été copiés sur celui de Thorwald­sen) est de l'ordre des rencontres du troisièmetype: la religion devenue effet spécial. Toute laville d'ailleurs a la transparence et la propretésurhumaine, extraterrestre, d'un objet venud'ailleurs. Abstraction symétrique, lumineuse,dominatrice. Un coucou électronique chanteaux carrefours, sur toute la zone du tabernacle,faite de roses et de marbres, ct de marketingévangélique - obsessionnalité puritaine éton­nante sous cette chaleur et en plein cœur dudésert, près de ce lac à l'eau lourde, hyper-réelleelle aussi par la densité du sel, et plus loin leGrand Désert, où il a fallu inventer la vitesse

Il

Page 5: Jean Baudrillard - Amérique

des prototypes automobiles pour conjurer l'ho­rizontalité absolue... Mais la ville, elle, estcomme un joyau, avec une pureté de l'air et uneaudace plongeante des perspectives urbainesplus belle encore qu'à Los Angeles. Étonnantebrillance et véraàté moderne de ces Mor­mons, riches banquiers, musiàens, généalogistesinternationaux, polygames (l'Empire State deNew York rappelle quelque chose de cette puri­tanité funèbre élevée à la puissance x). L'orgueilcapitaliste transsexuel des mutants fait lamagie de cette ville, contrepartie de celle de LasVegas, cettegrande pute de l'autre côté du désert.

MONUMENT VALLEY

DEAD HORSE POINT

GRAND CANYON

Monumentalité géologique, donc métaphysi­que, au contraire de l'altitude physique desreliefs ordinaires. Reliefs inverses, sculptés enprofondeur par le vent, l'eau, la glace, ils vous

12

entraînent dans le vertige du temps, dansl'éternité minutieuse d'une catastrophe auralenti. L'idée même des millions et des centai­nes de millions d'années qu'il a fallu pourravager ià la surface de la terre en douceur estune idée perverse, car elle fait surgir le pressen­timent de signes venus, bien avant l'homme etson apparition, d'une sorte de pacte d'usure etd'érosion scellé entre les éléments. Dans cegigantesque amoncellement de signes, d'essencepurement géologique, l'homme n'aura été pourrien. Seuls les Indiens peut-être en ont inter­prété une faible partie. Pourtant ce sont dessignes. Car l'inculture du désert n'est qu'appa­rente. Tout le pays navajo, le long plateau quimène vers le Grand Canyon, les falaises quiprécèdent Monument Valley, les abîmes deGreen River (le secret de tout ce pays estpeut-être d'avoir été un relief sous-marin, et

d'avoir gardé une surréalité de relief océaniqueà l'air libre), tout ce pays éclate d'une présencemagique, qui n'a rien à voir avec la nature. Oncomprend qu'il ait fallu beaucoup de magie

13

Page 6: Jean Baudrillard - Amérique

aux Indiens, et une religion bien cruelle, pourconjurer une telle grandeur théorique de l'évé­nement géologique et céleste du désert, pourvivre à la mesure d'un tel décor. Qu'est-ce quel'homme si les signes antérieurs à l'homme ontune telle force? Une race humaine doit inventerdes sacrifices égaux à l'ordre catadysmiquenaturel qui l'entoure.

Ce sont peut-être ces reliefs, parce qu'ils nesont plus naturels, qui donnent la meilleureidée de ce qu'est une culture. MonumentValley: des blocs de langage soudain enérection, puis soumis à une érosion inéluctable,des sédimentations millénaires dont la profon­deur transversale est due à l'usure (le sens estné de l'érosion des mots, les significations sontnées de l'érosion des signes), et qui sont voués àdevenir aujourd'hui, comme toute culture, desparcs naturels.

SALT LAKE CITY: la conjonction des archivesgénéalogiques mondiales, sous la direction des

14

Mormons, ces luxueux et puritains conquista­dors, dans les profondeurs des grottes dudésert, et de la piste de Bonneville, sur lasurface immaculée du Grand Désert de Sel, oùs'élaborent, avec les prototypes automobiles, lesplus grandes vitesses du monde. La genèsepatronymique comme profondeur du temps etla vitesSe du son comme superficialité pure.

A1.AMOGOROO : le premier essai de la bombeatomique dans le décor des White Sands, décorbleu pâle des montagnes et des centaines demiles de sable blanc - la lumière aveuglanteartificielle de la bombe contre la lumièreaveuglante du sol.

TORREY CANYON: le Salk Institute, sanc­tuaire de l'ADN et de tous les prix Nobel debiologie, là où s'élaborent tous les futurscommandements biologiques, dans cette archi­tecture calquée sur celle du palais de Minos, enmarbre blanc face à l'immensité du Pacifi­que...

Lieux plus étonnants que d'autres, hautslieux de la fiction réalisée. lieux sublimes et

15

1

Page 7: Jean Baudrillard - Amérique

transpolitiques de l'extraterranéité, dans leurcoïncidence d'une grandeur géologique intactede la terre et d'une technologie sophistiquée,nucléaire, orbitale, informatique.

)'ai cherché l'Amérique sidérale, celle de laliberté vaine et absolue des freeways, jamaiscelle du social et de la culture - celle de lavitesse désertique, des motels et des surfacesminérales, jamais l'Amérique profonde desmœurs et des mentalités. J'ai cherché dans lavitesse du scénario, dans le réflexe indifférentde la télévision, dans le filin des jours et desnuits à travers un espace vide, dans la succes­sion merveilleusement sans affect des signes,des images, des visages, des actes rituels de laroute, ce qui est le plus proche de l'universnucléaire et énucléé qui est virtuellement lenôtre jusque dans les chaumières européen­nes.

)'ai cherché la catastrophe future et révoluedu social dans la géologie, dans ce retourne-

16

ment de la profondeur dont témoignent lesespaces striés, les reliefs de sel et de pierre, lescanyons où descend la rivière fossile, l'abîmeimmémorial de lenteur que sont l'érosion et lagéologie, jusque dans la verticalité des mégalo­poles.

Cette forme nucléaire, cette catastrophefuture, je savais tout cela à Paris. Mais pour lacomprendre, il faut prendre la forme duvoyage, qui réalise ce que Virilio dit êtrel'esthétique de la disparition.

Car la forme désertique mentale grandit àvue d'œil, qui est la forme épurée de ladésertion sociale. La désaffection trouve saforme épurée dans le dénuement de la vitesse.Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a defroid et de mort retrouve ici, dans la chaleur dudésert, sa forme contemplative. Le transpoliti­que trouve là, dans la transversalité du désert,dans l'ironie de la géologie, son espace généri­que et mental. L'inhumanité· de notre mondeultérieur, asocial et superficiel, trouve d'embléeici sa forme esthétique et sa forme extatique.

17

Page 8: Jean Baudrillard - Amérique

Car le désert n'est que cela: une moqueextatique de la culture, une forme extatique dela disparition.

La grandeur des déserts est qu'ils sont, dansleur sécheresse, le négatif de la surface terrestreet celui de nos humeurs civilisées. Lieu où seraréfient les humeurs et les fluides et oùdescend directement des constellations, tantl'air est pur, l'influence sidérale. Il a mêmefallu que les Indiens en soient exterminés pourque transparaisse une antériorité encore plusgrande que celle de l'anthropologie: une miné­ralogie, une géologie, une sidéralité, une facti­cité inhumaine, une sécheresse qui chasse lesscrupules artificiels de la culture, un silence quin'existe nulle part ailleurs.

Le silence du désert est aussi visuel. Il est faitde l'étendue du regard qui ne trouve nulle partoù se réfléchir. Dans les montagnes, il ne peut yavoir de silence, car les montagnes hurlent parleur relief. Et même, pour qu'il y ait silence, il

18

_c-

faut que le temps aussi soit comme horizontal,qu'il n'y ait pas d'écho du temps dans le futur,qu'il ne soit que le glissement des couchesgéologiques les unes sur les autres, et qu'il n'enémane plus qu'une sorte de rumeur fossile.

Désert: réseau lumineux et fossile d'uneintelligence inhumaine, d'une indifférence radi­cale - non seulement celle du ciel, mais celledes ondulations géologiques où seules cristalli­sent les passions métaphysiques de l'espace etdu temps. Ici se renversent les termes du désir,chaque jour, et la nuit les anéantit. Maisattendez que le matin se lève, avec l'éveil desbruits fossiles, du silence animal.

La vitesse est créatrice d'objets purs, elle estelle-même un objet pur, puisqu'elle efface lesol et les références territoriales, puisqu'elleremonte le cours du temps pour l'annuler,puisqu'elle va plus vite que sa propre cause et

en remonte le cours pour l'anéantir. La vitesseest le triomphe de l'effet sur la cause, le

19

Page 9: Jean Baudrillard - Amérique

triomphe de l'instantané sur le temps commeprofondeur, le triomphe de la surface et del'objecralité pure sur la profondeur du désir. Lavitesse crée un espace initiatique qui peutimpliquer la mort et dont la seule règle estd'effacer les traces. Triomphe de l'oubli sur lamémoire, ivresse inculte, amnésique. Superfi­àalité et réversibilité d'un objet pur dans lagéométrie pure du désert. Rouler crée une sorted'invisibilité, de transparence, de transversalitédes choses par le vide. C'est une sorte desuiàde au ralenti, par l'exténuation des formes,forme délectable de leur disparition. La vitessen'est pas végétative, elle est plus proche duminéral, d'une déflection cristalline, et elle estdéjà le lieu d'une catastrophe et d'une consu­mation du temps. Mais peut-être sa fascinationn'est-elle que celle du vide, alors qu'il n'y a deséduction que du secret. La vitesse n'est quel'initiatique du vide : nostalgie d'une réversionimmobile des formes derrière l'exacerbation dela mobilité. Analogue à la nostalgie des formesvivantes dans la géométrie.

20

.c-

Pourtant il y a contraste violent ià, dans cepays, entre l'abstraction grandissante d'un uni­vers nucléaire et une vitalité primaire, viscérale,incoeràble, venue non de l'enraànement, maisdu déraànement, une vitalité métabolique,aussi bien dans le sexe que dans le travail quedans les corps ou dans le trafic. Au fond lesÉtats-Unis, avec leur espace, leur raffmementtechnologique, leur bonne consàence brutale, ycompris dans les espaces qu'ils ouvrent à lasimulation, sont la seule société primitiveactuelle. Et la fasànation est de les parcourircomme la soàété primitive de l'avenir, celle dela complexité, de la mixité et de la promiscuitéla plus grande, celle d'un rituel féroce, maisbeau dans sa diversité superfiàel1e, celle d'unfait métasoàal total aux conséquences imprévi­sibles, dont l'immanence nous ravit, mais sanspassé pour la réfléchir, donc fondamentalementprimitive... La primitivité est passée dans cecaractère hyperbolique et inhumain d'un uni-

21

Page 10: Jean Baudrillard - Amérique

vers qui nous échappe, et qui dépasse de loin sapropre raison morale, sociale ou écologique.

Seuls des puritains ont pu inventer et déve­lopper cette moralité écologique et biologiquede préservation, et donc de discrimination,profondément raciale. Tout devient une réservenaturelle surprotégée, tellement protégée qu'onparle aujourd'hui de dénaturaliser Yosemitepour le rendre à la nature, exaaement commeles Tasaday aux Philippines. Obsession puri­taine d'une origine là précisément où il n'y aplus de territoire. Obsession d'une niche, d'uncontaa là justement où tout se passe dans uneindifférence sidérale.

TI Ya une sorte de miracle dans la fadeur desparadis artificiels, pourvu qu'ils atteignent à lagrandeur de toute une (in)culture. En Améri­que, l'espace donne une envergure même à lafadeur des suburbs et des funky towns. Le désertest partout et sauve l'insignifiance. Désert où lemiracle de la voiture, de la glace et du whisky

22

.c-

se reproduit tous les jours: prodige de lafacilité mêlée à la fatalité du désert. Miracle del'obscénité, proprement américain : de la dispo­nibilité totale, de la transparence de toutes lesfonctions dans l'espace, qui lui pourtant resteinsoluble dans son étendue et ne peut êtreconjuré que par la vitesse.

Miracle italien: celui de la scène.Miracle américain : celui de l'obscène.La luxure du sens contre les déserts de

l'insignifiance.

Ce qui est magique, ce sont les formesmétamorphiques. Pas la forêt sylvestre, végéta­le, mais la forêt pétriJée, minéralisée. C'est ledésert de sel, plus blanc que la neige, plushorizontal que la mer. C'est l'effet de monu­mentalité, de géométrie et d'architeaure là oùrien n'a été conçu ni pensé. Canyonsland, SplitMountain. Ou l'inverse: le relief sans relief,amorphe, des collines de boue (Mud Hills),relief lunaire, voluptueux et fossile, aux ondu-

23

Page 11: Jean Baudrillard - Amérique

lations monotones, d'antiques fonds sous­marins. La houle blanche des White Sands... Ilfaut cette surréalité des éléments pour éliminerle pittoresque de la nature, de même qu'il fautcette métaphysique de la vitesse pour éliminerle pittoresque naturel du parcours.

En fait, la conception d'un voyage sansobjectif, donc sans fm, ne se développe queprogressivement. Rejet des avatars touristiqueset pittoresques, des curiosités, des paysagesmêmes (seule leur abstraction demeure, dans leprisme de la canicule). Rien n'est plus étrangerau travelling pur que le tourisme ou le loisir.C'est pourquoi il se réalise au mieux dans labanalité extensive des déserts ou dans celle,aussi désertique, des métropoles - jamais prisescomme lieux de plaisir ou de culture, maistélévisuellement, comme scenery, comme scéna­rios. C'est pourquoi il se réalise au mieux dansl'extrême chaleur, comme forme jouissive dedéterritorialisation du corps. L'accélération desmolécules dans la chaleur porte à une déperdi­tion subtile du sens.

24

.c-

Bien au-delà des mœurs à découvrir, c'estl'immoralité de l'espace à parcourir qui comp­te. C'est elle, et la distance pure, et ladélivrance du social, qui comptent. Ici, dans lasociété la plus morale qui soit, l'espace estvraiment immoral. Ici, dans la société la plusconforme qui soit, les dimensions sont immo­rales. C'est cette immoralité qui rend la dis­tance légère et le voyage infmi, c'est elle quipurifie les muscles de leur fatigue. '

Rouler est une forme spectaculaire d'amné­sie. Tout à découvrir, tout à effacer. Certes, il ya le choc primal des déserts et de l'éblouisse­ment californien, mais lorsque celui-ci n'existeplus, alors commence la brillance seconde duvoyage, celle de la distance excessive, de ladistance inéluctable, de l'infmi des visages etdes distances anonymes, ou de quelques forma­tions géologiques miraculeuses, qui enfm netémoignent de la volonté de personne tout engardant intacte l'image du bouleversement. Ce

25

Page 12: Jean Baudrillard - Amérique

travelling ne souffre pas d'exception: lorsqu'ilbute sur un visage connu, sur un paysagefamilier ou un déchiffrement quelconque, lecharme est rompu: le charme amnésique,ascétique et asymptotique de la disparitionsuccombe à l'affect et à la sémiologie mon­daine.

Il y a un événement, ou une innervation,spécial à ce genre de voyage, et donc un type

spécial de fatigue. Comme une fibrillation demuscles striés par l'excès de chaleur et devitesse, par l'excès de choses vues, lues, traver­sées, oubliées. La défibrillation du corps excédéde signes vides, de gestes fonctionnels, debrillance aveugle du ciel et de distances som­nambuliques, est très lente. Les choses se fontsoudain légères, au fur et à mesure que laculture, notre culture, se raréfie. Et cette formespectrale de civilisation qu'ont inventée lesAméricains, forme éphémère et si proche del'évanouissement, apparaît soudain comme lamieux adaptée à la probabilité, et à la proba­bilité seule de la vie qui nous guette. La forme

26

.c-

qui domine l'Ouest américain, et sans doutetoute la culture américaine, est une formesismique: culture fraeta1e, interstitielle, néed'une faille avec l'Ancien Monde, culturetactile, fragile, mobile, superficielle - il faut ycirculer selon les mêmes règles pour en saisir lejeu: glissement sismique, technologies dou­ces.

Nulle autre question à ce voyage que:jusqu'où peut-on aller dans l'extermination dusens, jusqu'où peut-on avancer dans la formedésertique irréférentielle sans craquer, et àcondition bien sûr de garder le charme ésotéri­que de la disparition? Question théorique icimatérialisée dans les conditions objectives d'unvoyage qui n'en est plus un et comporte doncune règle fondamentale: celle du point denon-retour. C'est là toute la question. Et lemoment crucial est celui, brutal, de l'évidencequ'il n'a pas de f1O, qu'il n'y a plus de raisonqu'il prenne fm. Au-delà d'un certain point

27

Page 13: Jean Baudrillard - Amérique

c'est le mouvement même qui change. Lemouvement qui traverse l'espace de par sapropre volonté se change en une absorption parl'espace lui-même - fm de la résistance, fm dela scène propre du voyage (exaaement commele réaaeur n'est plus une énergie de pénétrationde l'espace, mais se propulse en créant devantlui un vide qui l'absorbe, au lieu de prendreappui, selon le schéma traditionnel, sur larésistance de l'air). Ainsi est atteint le pointcentrifuge, excentrique, où circuler produit levide qui vous absorbe. Ce moment de vertigeest aussi celui de l'effondrement potentiel. Nonpas tellement par la fatigue propre à la distanceet à la chaleur, à l'avancée dans le désert visiblede l'espace, mais à l'avancée irréversible dans ledésert du temps.

To-morrow is the jirst day ofthe rest of your life.

New York

Page 14: Jean Baudrillard - Amérique

·c-

Missionnaire aéronautique des majoritéssilencieuses et des stratégies fatales, sautantavec félinité d'un aéroport à l'autre, maintenantce sont les bois enflammés du New Hampshi­re, un bref reflet dans le miroir de la Nouvelle­Angleterre, hier c'était la douceur verticale desgratte-ciel, demain ce sera Minneapolis au nomsi doux, avec son enchaînement de voyellesarachnéen, mi-grec, mi-cheyenne, évoquantune géométrie rayonnante, au bord des glaces,à l'horizon du monde habité... Parlant dusilence des masses et de la fm de l'histoire,jetant un œil sur l'immensité et la lumière dulac, un vent dévorant court sur le lac, à l'est oùla nuit tombe. Les avions passent, silencieux

. comme le vent, derrière les vitres de l'hôtel, et

31

Page 15: Jean Baudrillard - Amérique

les premières publicités commencent à tournerlentement au-dessus de la ville. Quelle mer­veille l'Amérique! Tout autour, c'est l'étéindien, dont la douceur est un présage de neige.Mais où sont les dix mille lacs, l'utopie d'unecité hellénistique aux confins des Rocheuses?Minneapolis, Minneapolis! Après l'élégancepatricienne et la douceur féminine de l'étéindien dans le Wisconsin, Minneapolis n'estqu'un conglomérat rural sans lumière, quin'attend que l'hiver et le froid dont elle estfière, au milieu de ses silos et de ses terrains dechasse. Mais au creux de cette Amériqueprofonde, il yale bar du Commodore, le plusbel art déco du monde, où Fitzgerald, dit-on,venait boire tous les soirs. J'y bois aussi.Demain, je serai directement relié par l'avion àl'autre extrémité lumineuse, superficielle, racia­le, esthétique et dominatrice, l'héritière de toutà la fois, Athènes, Alexandrie, Persépolis : NewYork.

32

NEW YORK

Le nombre des sirènes augmente, de jour etde nuit. Les voitures sont plus rapides, les publi­cités plus violentes. La prostitution est totale,la lumière électrique aussi. Et le jeu, cous lesjeux s'intensifient. C'est toujours ainsi quandon s'approche du centre du monde. Mais lesgens sourient, ils sourient même de plus en plus,jamais les uns aux autres, toujours pour eux seuls.

L'effrayante diversité des visages, leur singu­larité, tous tendus vers une expression inconce­vable. Les masques que donnaient la vieillesseet la mort dans les cultures archaïques, ici lesjeunes l'ont à vingt ans, à douze ans. Mais c'estcomme la ville. La beauté que les cités neprenaient qu'au ftl des siècles, celle-ci l'atrouvée en cinquante ans.

Les torchères de fumée, comme de baigneu­ses qui se cordent les cheveux. Chevelures afro,ou préraphaélites. Banal, multiracial. Ville pha­raonique, tout en obélisques ou en aiguilles. Lesbuildings autour de Central Park sont comme

33

Page 16: Jean Baudrillard - Amérique

des arcs-boutants - l'immense parc prend grâceà eux l'allure d'un jardin suspendu.

Ce ne sont pas les nuages qui sont pomme­lés, ce sont les cerveaux. Les nuages flottent surla ville comme des hémisphères cérébraux,chassés par le vent. Les gens, eux, ont des cirrusdans la tête, qui leur sortent par les yeux,comme les fumées spongieuses qui montent dusol craquelé par les pluies chaudes. Solitudesexuelle des nuages dans le ciel, solitudelinguistique des hommes sur la terre.

Le nombre de gens ici qui pensent seuls, quichantent seuls, qui mangent et parlent seulsdans les rues est effarant. Pourtant ils nes'additionnent pas. Au contraire, ils se sous­traient les uns aux autres, et leur ressemblanceest incertaine.

Mais une certaine solitude ne ressemble àaucune autre. Celle de l'homme qui préparepubliquement son repas, sur un mur, sur lecapot d'une voiture, le long d'une grille, seul.

34

.c-

On voit ça partout ici, c'est la scène au mondela plus triste, plus triste que la misère, plustriste que celui qui mendie est l'homme quimange seul en public. Rien de plus contradic­toire avec les lois humaines ou bestiales, car lesbêtes se font toujours l'honneur de partager oude se disputer la nourriture. Celui qui mange seulest mort (mais pas celui qui boit, pourquoi?).

Pourquoi les gens vivent-ils à New York? Ilsn'y ont aucun rapport entre eux. Mais uneélectricité interne qui vient de leur pure pro­miscuité. Une sensation magique de contiguïté,et d'attraction pour une centralité artificielle.C'est ce qui en fait un univers auto-attractif,dont il n'y a aucune raison de sortir. Il n'y aaucune raison humaine d'être là, mais la seuleextase de la promiscuité.

Beauté des Noires, des Portoricaines à New.York. En dehors de l'excitation sexuelle que

35

Page 17: Jean Baudrillard - Amérique

donne la promiscuité raciale, il faut dire que lenoir, le pigment des races sombres, est commeun fard naturel qui s'exalte du fard artificielpour comPOSer une beauté - non sexuelle:animale et sublime - qui manque désespéré­ment aux visages blêmes. La blancheur appa­raît comme une exténuation de la parurephysique, neutralité qui peut-être pour celaobtient tous les pouvoirs exotériques du Verbe,mais à qui manqueront toujours au fond lapuissance ésotérique et rituelle de l'artifice.

Dans New York il y a ce double prodige:chacun des grands buildings règne ou a régnéune fois sur la ville - chacune des ethnies règneou a régné une fois sur la ville, à sa façon. Lapromiscuité donne de l'éclat à chacune descomposantes, alors qu'ailleurs elle tend à abolirles différences. A Montréal tous les éléments ysont - les ethnies, les buildings, l'espacenord-américain -, mais sans l'éclat et la vio­lence des villes us.

36

.c-

Les nuages nous gâchent le ciel en Europe.Comparés aux ciels immenses de Nord-Améri­que, avec leurs nuées, nos petits ciels pomme­lés, nos petits nuages pommelés sont à l'imagede nos pensées pommelées, jamais des penséesde l'espace... A Paris, le ciel ne décolle jamais,il ne plane pas, il est pris dans le décor desimmeubles souffreteux, qui se font de l'ombreles uns aux autres, comme la petite propriétéprivée - au lieu d'être la façade miroir vertigi­neuse les uns des autres, comme celle du grandcapital à New York... Ça se voit aux ciels:l'Europe n'a jamais été un continent. Dès quevous POSez le pied en Amérique du Nord, voussentez la présence d'un continent entier ­l'espace y est la pensée même.

Face aux downtowns et aux ensembles degratte-ciel américains, la Défense perd le béné­fice architectural de la verticalité et de ladémesure pour avoir enserré ses buildings dansune scène à l'italienne, dans un théâtre fermé

37

Page 18: Jean Baudrillard - Amérique

circonscrit par un boulevard périphérique. Jar­din à la française en quelque sorte : un bouquetde buildings avec un ruban autour. C'estcontredire à la possibilité que ces monstresen engendrent d'autres à l'infmi, se défient lesuns les autres, dans un espace rendu dramati­que par cette compétition (New York ChicagoHouston Seattle Toronto). Là s'engendre l'objetarchitectural pur, celui qui échappe aux archi­tectes, qui nie au fond catégoriquement la villeet son usage, nie l'intérêt de la collectivité etdes individus, persiste dans son délire et n'ad'équivalent que l'orgueil des villes de laRenaissance.

Non il ne faut pas humaniser l'architecture.L'anti-architecture, la vraie, pas celle d'Arco­santi, Arizona, qui rassemble toutes les techno­logies douces au cœur du désert - non, lasauvage, l'inhumaine, celle qui dépasse l'hom­me, elle s'est faite ici toute seule, à New York,et sans considération de niche, de bien-être ou

38

_c-

d'écologie idéale. Elle a joué les technologiesdures, elle a exagéré toutes les dimensions, ellea parié sur le ciel et sur l'enfer... L'éco­architecture, comme l'éco-société, c'est l'enferen douceur du Bas-Empire.

La merveille des démolitions modernes.C'est un spectacle inverse de celui d'un lance­ment de fusée. Le building de vingt étagesglisse tout entier à la verticale vers le centre dela terre. Il s'effondre droit comme un manne­quin, sans perdre sa contenance verticale,comme s'il descendait dans une trappe, et sapropre surface au sol absorbe ses décombres.Voilà un art merveilleux de la modernité,qui égale celui des feux d'artifice de notreenfance.

On dit: en Europe la rue est vivante, enAmérique elle est morte. C'est faux. Rien deplus intense, de plus électrisant, de plus vital et

39

Page 19: Jean Baudrillard - Amérique

de plus mouvementé que les rues de NewYork. La foule, le trafic, la publicité l'occupenttantôt avec violence, tantôt avec désinvolture.Des millions de gens l'occupent, errants, non­chalants, violents, comme s'ils n'avaient riend'autre à faire, et sans doute n'ont-ils réelle­ment rien à faire que de produire le scénariopermanent de la ville. La musique est partout,le trafic intense, relativement véhément etsilencieux (ce n'est pas le trafic nerveux etthéâtral à l'italienne). Les rues, les avenues nedésemplissent jamais, mais la géométrie claireet aérée de la ville écarte la promiscuitéartérielle des ruelles européennes.

En Europe, la rue ne vit que par accès, dansdes moments historiques, révolution, barrica­des. Sinon les gens passent vite, personne netraîne vraiment (on n'yerre plus). C'est commeles voitures européennes: on n'y vit pas, ellesn'ont pas assez d'espace. Les villes non plusn'ont pas assez d'espace - ou plutôt cet espaceest réputé public, il est marqué de tous lessignes de la scène publique, ce qui interdit de le

40

_c-

traverser ou de le hanter comme un désert ouun espace indifférent.

La rue américaine ne connaît peut-être pasde moments historiques, mais elle est toujoursmouvementée, vitale, cinétique, et cinémati­que, à l'image du pays lui-même, où la scèneproprement historique et politique compte peu,mais où la virulence du changement, qu'il soitalimenté par la technologie, la différence desraces, les media, est grande: c'est la violencemême du mode de vie.

A New York, le tournoiement de la ville esttellement fort, la puissance centrifuge est tellequ'il est surhumain de penser vivre à deux, departager la vie de quelqu'un. Seuls, les tribus,les gangs, les mafias, les sociétés initiatiques ouperverses, certaines complicités peuvent survi­vre, mais pas les couples. C'est l'anti-Arche, oùles animaux étaient embarqués par deux poursauver l'espèce du déluge. Ici, dans cette Archefabuleuse, chacun est embarqué seul - c'est à

41

Page 20: Jean Baudrillard - Amérique

lui de trouver, chaque soir, les derniers rescapéspour la dernière party.

A New York les fous ont été libérés. Lâchésdans la ville, ils ne se distinguent pas tellementdes autres punks, junkies, drogués, alcooliquesou misérables qui la hantent. On ne voit paspourquoi une ville aussi folle garderait ses fousà l'ombre, pourquoi elle soustrairait à lacirculation des spécimens d'une folie qui s'esten fait, sous de multiples formes, emparée detoute la ville.

La gymnastique du rap est une sorte deprouesse acrobatique, où on ne s'aperçoit qu'àla fin que c'est une danse, lorsqu'elle se figedans une position indolente, indifférente (lecoude au sol, la tête nonchalamment appuyéeau creux de la main, comme on le voit dans lestombeaux étrusques). Cette immobilisationsoudaine fait penser à l'opéra chinois. Mais le

42

_.-

guerrier chinois s'immobilise au sommet del'action dans un geste héroïque, tandis que lerapper s'immobilise au creux de son mouve­ment dans un geste dérisoire. On dirait qu'ense lovant et en spiralant ainsi sur eux-mêmes auras du sol ils creusent leur propre trou àl'intérieur du corps, au fond duquel ils pren­nent la pose ironique et paresseuse de lamort.

Je n'aurais jamais cru que le marathon deNew York puisse vous arracher des larmes.C'est un spectacle de fm du monde. Peut-onparler de souffrance volontaire comme deservitude volontaire? Sous la pluie battante,sous les hélicoptères, sous les applaudissements,revêtus d'une capuche d'aluminium et lou­chant sur leur chronomètre, ou torse nu et lesyeux révulsés, tous cherchent la mort, la mortpar épuisement qui fut celle du marathoniend'il y a deux mille ans, qui, ne l'oublions pas,portait à Athènes le message d'une viaoire.

43

Page 21: Jean Baudrillard - Amérique

Eux rêvent sans doute aussi de faire passer unmessage viaorieux, mais il sont trop nom­breux, et leur message n'a plus de sens: c'estcelui de leur arrivée même, au terme de leureffort - message crépusculaire d'un effortsurhumain et inutile. Colleaivement ils appor­teraient plutôt le message d'un désastre del'espèce humaine, car on la voit se dégraderd'heure en heure au ft! de l'arrivée, despremiers encore bien découplés et comPétitifsjusqu'aux épaves que leurs amis portent litté­ralement jusqu'à la ligne d'arrivée ou auxhandicaPés qui font le parcours en chaiseroulante. Ils sont 17 000 à courir, et on pense àla vraie bataille de Marathon, où ils n'étaientmême Pas 17 000 à se battre. Ils sont 17 000,et chacun court seul, sans même l'esprit d'uneviaoire, simplement pour se sentir exister.< Nous avons gagné! > souffle le Grec deMarathon en expirant. < 1 did it! > soupire lemarathonien épuisé en s'écroulant sur lapelouse de Central Park.

44

_c-

1 DID rr!

Le slogan d'une nouvelle forme d'aaivitépubliàtaire, de performance autistique, formepure et vide et défi à soi-même, qui a remplacél'extase prométhéenne de la compétition, del'effort et de la réussite.

Le marathon de New York est devenu unesorte de symbole international de cette perfor­mance fétichiste, du délire d'une viaoire àvide, de l'exaltation d'une prouesse sans consé­quence.

J'ai couru le marathon de New York: 1didit!

J'ai vaincu l'Annapuma : 1 did it!Le débarquement sur la lune est du même

ordre: We did it! Un événement moinssurprenant au fond que programmé d'avancedans la trajeaoire du progrès et de la sàence. Ilfallait le faire. On l'a fait. Mais cet événementn'a pas relancé le rêve millénaire de l'espace, ill'a en quelque sorte épuisé.

TI yale même effet d'inutilité dans toute

45

Page 22: Jean Baudrillard - Amérique

exécution d'un programme, comme dans toutce qu'on fait pour se prouver qu'on est capablede le faire : un enfant, une escalade, un exploitsexuel, un suicide.

Le marathon est une forme de suicidedémonstratif, de suicide publicitaire : c'est cou­rir pour montrer qu'on est capable d'aller aubout de soi-même, pour faire la preuve... lapreuve de quoi? Qu'on est capable d'arriver.Les graffiti eux aussi ne disent rien d'autreque: Je m'apPelle Untel et j'existe! Ils font unepublicité gratuite à l'existence!

Faut-il continuellement faire la preuve de sapropre vie? Étrange signe de faiblesse, signeavant-coureur d'un fanatisme nouveau, celui dela Performance sans visage, celui d'une évi­dence sans fm.

MYSTIC TRANSPORTATION INCORPORATED

Un camion vert glauque aux chromes étin­celants descend la 7e Avenue, dans le premier

46

...

soleil matinal, juste après la neige. Il porte surses flancs en lettres d'or métallisées: MystieTransportation.

C'est tout New York et son point de vuemystique sur la décadence: ici, tous les effetsspéciaux, du sublime vertical à la pourriture ausol, tous les effets spéciaux de promiscuité desraces et des empires, c'est la quatrième dimen­sion de la ville.

Plus tard les villes seront extensives etinurbaines (Los Angeles), plus tard encore elless'enseveliront et n'auront même plus de nom.Tout deviendra infrastrueture bercée par lalumière et l'énergie artificielles. La suPerstruc­ture brillante, la verticalité démente aurontdisparu. New York est le dernier excès de cetteverticalité baroque, de cette excentricité centri­fuge, avant le démantèlement horizontal, puisl'implosion souterraine.

New York se donne, par une complicitémerveilleuse de toute la population, la comédie

47

Page 23: Jean Baudrillard - Amérique

de sa catastrophe, et ce n'est pas un effet dedécadence, c'est un effet de sa propre puissan­ce, que rien ne menace par ailleurs - parce querien ne la menace. Sa densité, son électricitésuperficielle écartent l'idée de la guerre. Lerecommencement de la vie chaque matin estune sotte de miracle, tellement il y a eud'énergie dépensée la veille. Son voltage laprotège, comme un dôme voltaïque, de toutesles destructions extérieures. Non pas d'acci­dents internes comme le black-out de 76, maisl'envergure de ceux-ci en fait un événementmondial et contribue encore à sa gloire. Cettecentralité et cette excentricité ne peuvent quelui donner le délire de sa propre Fm, que la< scène > new-yorkaise retranscrit esthétique­ment dans ses folies, dans son expressionnismeviolent, mais que toute la ville cultive collecti­vement dans la frénésie technique de la verti­calité, dans l'accélération de la banalité, dans lavivacité heureuse ou misérable des visages, dansl'insolence du sacrifice humain à la circulationpure.

48

Personne ne vous regarde, tous pris dans latension véhémente de leur rôle impersonnel.Pas de flics à New York - ailleurs les flics sontlà pour donner un air urbain et moderne à desvilles encore à moitié rurales (Paris en est unbon exemple). Ici l'urbanité a atteint un teldegré qu'il n'est plus besoin de l'exprimèr oude lui donner un caractère politique. D'ailleurs,New York n'est plus une ville politique, et lesmanifestations de tel ou tel groupe idéologiquesont rares et ont toujours un caractère dérisoire(les ethnies s'expriment sous forme de fête et dedémonstration raciale de leur présence). Laviolence n'est pas celle des rapports sociaux,elle est celle de tous les rapports, et elle estexponentielle. La sexualité elle-même est enquelque sotte dépassée comme mode d'expres­sion - même si elle est partout à l'affiche, ellen'a plus le temps de se matérialiser en rapportshumains et amoureux, elle se volatilise dans lapromiscuité de tous les instants, dans demultiples contaCts plus éphémères. A NewYork on retrouve un sentiment de gloire, dans

49

Page 24: Jean Baudrillard - Amérique

le sens où vous vous sentez auréolé de l'énergiede tous - ce n'est pas comme en EuroPe lesPeCtacle lugubre du changement, c'est laforme esthétique d'une mutation.

Nous avons en EuroPe l'art de ~r leschoses, de les analyser, de les réfléchir. Personnene Peut nous contester cette subtilité historiqueet cette imagination conceptuelle, cela, même lesesprits d'outre-Atlantique en sont jaloux. Maisles vérités éclatantes, les effets aCtuels prodigieuxsont aux confms du Pacifique ou dans la sphèrede Manhattan. New York, Los Angeles sont aucentre du monde, il faut le dire - même siquelque chose là-dedans nous exalte et nousdésenchante à la fois. Nous sommes désesPéré­ment en retard sur la stupidité et le caractèremutationnel, sur la démesure nàive et l'excen­tricité sociale, raciale, morale, morphologique,architeeturale, de cette société. Personne n'est enmesure de l'analyser, surtout pas les intellectuelsaméricains enfermés dans leurs campus, drama-

50

tiquement étrangers à cette mythologie concrète,fabuleuse qui s'élabore tout autour.

Cet univers complètement pourri de richesse,de puissance, de sénilité, d'indifférence, depuritanisme et d'hygiène mentale, de misère etde gaspillage, de vanité technologique et deviolence inutile, je ne Peux m'emPêcher de luitrouver un air de matin du monde. C'estPeut-être que le monde entier continue derêver de lui alors même qu'il le domine etl'exploite.

A dix mille mètres et à mille kilomètres­heure, j'ai sous moi les banquises du Groen­land, les Indes Galantes dans les écouteurs,Catherine Deneuve sur l'écran, et un vieux, juifou arménien, qui dort sur mes genoux. < Oui,je sens de l'amour toute la violence... > chantela voix sublime d'un fuseau horaire à l'autre.Dans l'avion, les gens dorment, la vitesse

51

Page 25: Jean Baudrillard - Amérique

ignore la violence de l'amour. D'une nuit àl'autre, celle d'où l'on est parti, celle où l'on vaatterrir, le jour n'aura duré que quatre heures.Mais la voix sublime, la voix de l'insomnie vaplus vite encore, elle traverse l'atmosphèreglaàale transocéanique, court sur les longs cilsde l'actrice, sur l'horizon violet du soleil levant,dans le chaud cercueil du jet, et fInit pars'éteindre au large de l'Islande.

Voilà, le voyage est fmi.

L'Amérique sidérale

Page 26: Jean Baudrillard - Amérique

L'Amérique sidérale. Le caractère lyrique dela àrculation pure. Contre la mélancolie desanalyses euroPéennes. La sidération immédiatedu vectoriel, du signalétique, du vertical, duspatial. Contre la distance fébrile du regardculturel.

La joie de l'effondrement de la métaphore,dont nous ne portons chez nous que le deuil.L'allégresse de l'obscénité, l'obscénité de l'évi­dence, l'évidence de la puissance, la puissancede la simulation. Contre notre virginité déçue,nos abîmes d'affectation.

La sidération. Celle, horizontale, de l'auto­mobile, celle, altitudinale, de l'avion, celle,électronique, de la télévision, celle, géologique,des déserts, celle, stéréolytique, des mégalopo­les, celle, transpolitique, du jeu de la puissance,du musée de la puissance quOest devenuel'Amérique pour le monde entier.

55

Page 27: Jean Baudrillard - Amérique

Il n'y a pas pour moi de vérité de l'Améri­que. Je ne demande aux Américains que d'êtreAméricains. Je ne leur demande pas d'êtreintelligents, sensés, originaux, je ne leurdemande que de peupler un espace sans com­mune mesure avec le mien, d'être pour moi leplus haut lieu sidéral, le plus bel espace orbital.Pourquoi irais-je me décentraliser en France,dans l'ethnique et le local, qui ne sont que lesmiettes et les vestiges de la centralité? Je veuxm'excentrer, devenir excentrique, mais dans unlieu qui soit le centre du monde. Et dans cesens le dernier fast-food, le plus banal suburb, laplus fade des immenses bagnoles américainesou la plus insignifiante des majorettes de bandedessinée est plus au centre du monde quen'importe quelle manifestation culturelle de lavieille Europe. C'est le seul pays qui offre cettepossibilité de naïveté brutale: vous ne deman­dez aux choses, aux visages, aux àels et auxdéserts que d'être ce qu'ils sont, just as il is.

56

L'Amérique me fait toujours l'effet d'unevéritable ascèse. La culture, la politique, maisaussi la sexualité y sont soumises à la visionexclusive du désert, qui constitue ià la scèneprimitive. Tout disparaît devant cela, même lecorps, par un effet subséquent de dénutrition,prend une forme transparente, d'une légèretéproche de la disparition. Tout ce qui m'entourepartiàpe de cette désertification. Mais cetteexpérimentation radicale seule permet de passerà travers et donne cette sidéralité que je netrouverai nulle part ailleurs.

L'Amérique n'est ni un rêve, ni une réalité,c'est une hyperréalité. C'est une hyperréalitéparce que c'est une utopie qui dès le début s'estvécue comme réalisée. Tout ià est réel, prag­matique, et tout vous laisse rêveur. Il se peutque la vérité de l'Amérique ne puisse appa­raître qu'à un Européen, puisque lui seul

57

Page 28: Jean Baudrillard - Amérique

trouve ici le simulacre parfait, celui de l'imma­nence et de la transcription matérielle de toutesles valeurs. Les Américains, eux, n'ont aucunsens de la simulation. Ils en sont la configura­tion parfaite, mais ils n'en ont pas le langage,étant eux-mêmes le modèle. Ils constituentdonc le matériau idéal d'une analyse de toutesles variantes possibles du monde moderne. Niplus ni moins d'ailleurs que le furent en leurtemps les sociétés primitives. La même exalta­tion mythique et analytique qui nous faisaittourner nos regards vers ces sociétés antérieuresnous pousse à regarder aujourd'hui du côté del'Amérique, avec la même passion et les mêmespréjugés.

En réalité, on ne prend pas ici, comme jel'espérais, de distance par rapport à l'Europe,on n'y gagne pas de point de vue plus étrange.Quand vous vous retournez, l'Europe a toutsimplement disparu. C'est qu'il ne s'agit pas deprendre un point de vue critique sur l'Europe.

58

Cela se fait très bien en Europe même, etd'ailleurs qu'y a-t-il à critiquer qui ne l'ait étémille fois? Ce qu'il faut, c'est entrer dans lafiction de l'Amérique, dans l'Amérique commefiction. C'est d'ailleurs à ce titre qu'elle dominele monde. Chaque détail de l'Amérique fût-ilinsignifiant, l'Amérique est quelque chose quinous dépasse tous...

L'Amérique est un gigantesque hologram­me, dans le sens où l'information totale estcontenue dans chacun des éléments. Prenez lamoindre station du désert, n'importe quelle rued'une ville du Middle West, un parking, unemaison californienne, un Burgerking ou uneStudebaker, et vous avez toute l'Amérique, ausud, au nord, à l'est comme à l'ouest. Holo­graphique au sens de la lumière cohérente dulaser, homogénéité des éléments simplesbalayés par les mêmes faisceaux. Du point devue visuel et plastique aussi : on a l'impressionque les choses sont faites d'une matière plus

59

Page 29: Jean Baudrillard - Amérique

irréelle, qu'elles tournent et se déplacent dans levide comme par un effet lumineux sPécial, unePellicule qu'on traverse sans s'en aPercevoir. Ledésert bien sûr, mais Las Vegas, la publicité,mais aussi l'activité des gens, public relations,électronique de la vie quotidienne, tout sedécouPe avec la plasticité et la simplicité d'unsignal lumineux. L'hologramme est proche duphantasme, c'est un rêve tridimensionnel, et onPeut y entrer comme dans un rêve. Tout tient àl'existence du rayon lumineux qui porte leschoses, s'il est interrompu, tous les effets sedisPersent, et la réalité aussi. Or, on a bienl'impression que l'Amérique est faite d'unecommutation fantastique d'éléments sembla­bles, et que tout ne tient qu'au ftl du rayonlumineux, d'un rayon laser qui balaie sousnos yeux la réalité américaine. Le sPeCtralici n'est pas le fantomal ou la danse des sPec­tres, c'est le sPeCtre de disPersion de lalumière.

60

Sur les collines parfumées de Santa Barbara,toutes les villas sont comme des funeral homes.Entre les gardenias et les eucalyptus, dans laprofusion des espèces végétales et la monotoniede l'espèce humaine, c'est le destin funeste del'utopie réalisée. Au cœur de la richesse et de lalibération, c'est toujours la même question:< What are you doing after the orgy? > Quefaire quand tout est disponible, le sexe, lesfleurs, les stéréotyPeS de la vie et de la mort?C'est le problème de l'Amérique et, à traverselle, c'est devenu celui du monde entier.

Tout domicile est sépulcral, mais ici rien nemanque à la sérénité truquée. L'infâme omni­présence des plantes vertes, véritable hantise dela mort, les baies vitrées qui sont déjà comme lecercueil de Blanche-Neige, les massifs de fleurspâles et naines qui s'étendent comme unesclérose en plaques, les innombrables ramiftca­tions techniques de la maison, sous la maison,autour de la maison, qui sont comme les tubesde Perfusion et de réanimation d'un hôpital, laTV, la stéréo, la vidéo, qui assurent la com-

61

Page 30: Jean Baudrillard - Amérique

munication avec l'au-delà, la voiture, les voitu­res qui assurent la connection avec la centralemortuaire des achats, le supermarché - lafemme enftn et les enfants comme symptômeradieux de la réussite... tout ici témoigne que lamort a enftn trouvé son domicile idéal.

Le four à ondes, le broyeur à ordures,l'élasticité orgastique de la moquette: cetteforme de civilisation, moelleuse et balnéaire,évoque irrésistiblement la fm du monde. Tou­tes les activités ici ont une tonalité secrète de fmdu monde: ces érudits californiens monoma­niaques de la latinité ou du marxisme, cessectes multiples monomaniaques de la chastetéou du crime, ces joggers somnambuliques dansla brume, silhouettes échappées de la cavernede Platon, ces débiles ou mongoliens bien réelséchappés des hôpitaux psychiatriques (cettelibération des fous dans la ville me semble unsigne sûr de la fm des temps, la levée dudernier sceau de l'Apocalypse), ces obèses

62

échappés du laboratoire hormonal de leurpropre corps, et ces plates-formes pétrolières ­oil sanctuanes - veillant au large dans la nuitcomme des casinos de luxe ou des vaisseauxextraterrestres...

Hyperréalisme délicieuxascèse extatiquetravelling multiprocessifmultidimensionnalité interinactiveDe quoi planer

Western DigitalsBody Building IncorporatedMi/eage illimitedChannel Zero

Le bar louche de Santa Barbara. Les bretellesrouges du joueur de billard. Foucault, Sartre,Orson Welles, tous les trois là au bar, quiparlent ensemble, avec une ressemblance frap­pante, et une conviction étrange. Cocktail

63

Page 31: Jean Baudrillard - Amérique

scenery. L'odeur de violence, le relent de bière.Hustling is prohibited.

Sexe, plage et montagne. Sexe et plage,plage et montagne. Montagne et sexe. Quel­ques concepts. Sexe et concepts. Just a lift.

Tout est repris par la simulation. Les paysa­ges par la photographie, les femmes par lescénario sexuel, les pensées par l'écriture, leterrorisme par la mode et les media, lesévénements par la télévision. Les choses sem­blent n'exister que par cette destination étran­ge. On peut se demander si le monde lui-mêmen'existe qu'en fonction de la publicité qui peuten être faite dans un autre monde.

Lorsque la seule beauté est celle créée par lachirurgie esthétique des corps, la seule beautéurbaine celle créée par la chirurgie des espacesverts, la seule opinion celle créée par la chirur­gie esthétique des sondages... et voici venirmaintenant, avec la manipulation génétique, lachirurgie esthétique de l'espèce.

64

Une culture qui invente en même temps desinstituts spécialisés pour que les corps viennents'y toucher et des casseroles où l'eau ne touchepas le fond de la casserole, lequel est d'unematière tellement homogène, sèche et artificiel­le, que pas une seule goutte d'eau n'y adhère,de même que pas un seul instant ces corpsenlacés dans le feeling et l'amour thérapeutiquene se touchent. On appelle ça l'interface oul'interaction. Ça a remplacé le face-à-face etl'action, et ça s'appelle la communication. Carfa communique: le miracle est que le fond de lacasserole communique sa chaleur à l'eau sans latoucher, dans une sorte d'ébullition à distance,comme un corps communique à l'autre sonfluide, son potentiel érotique sans jamais leséduire ni le troubler, par une sorte de capilla­rité moléculaire. Le code de la séparation atellement bien fonctionné qu'on est arrivé àséparer l'eau de la casserole et à faire quecelle-ci transmette la chaleur comme un message,

65

Page 32: Jean Baudrillard - Amérique

ou que tel corps transmette son désir à l'autrecomme un message, comme un fluide à déco­der. Ça s'appelle l'information, et ça s'estinfùtré partout comme un leitmotiv phobiqueet maniaque qui touche aussi bien les relationsérotiques que les instruments de cuisine.

Dans la même rage d'asepsie :Le musée Geny, où les peintures anciennes

apparaissent comme neuves, brillantes et mey­génées, décapées de toute patine et craquelures,dans un lustre artificiel à l'image du décor<pompeian fake > qui les entoure.

A Philadelphie : une secte radicale, MOYE,aux règles bizarres dont celle de refuser simul­tanément la pratique de l'autopsie et l'enlève­ment des ordures, est balayée par la policeaméricaine, qui fait périr onze personnes par lefeu et incendie trente maisons tout autour, donttoutes celles, ô ironie, des voisins qui avaientréclamé l'élimination de la secte.

Là aussi on assainit, on élimine les ordures et

66

les craquelures, on rend les choses à leur état depropreté originelle, on restaure. Keep Americaclean.

Le sourire que chacun t'adresse en passant,crispation sympathique des maxillaires sousl'effet de la chaleur humaine. C'est l'éternelsourire de la communication, celui par lequell'enfant s'éveille à la présence des autres, ou parlequel il s'interroge désespérément sur la pré­sence des autres, l'équivalent du cri primal del'homme seul au monde. Quoi qu'il en soit, onvous sourit ici, et ce n'est ni par courtoisie nipar séduction. Ce sourire ne signifie que lanécessité de sourire. C'est un peu comme celuidu chat de Chester: il flotte encore sur lesvisages longtemps après que tout affect adisparu. Sourire à tout instant disponible, maisqui se garde bien d'exister et de se trahir. Il estsans arrière-pensée, mais il vous tient à distan­ce. Il participe de la cryogénisation des affects,c'est d'ailleurs celui qu'affichera le mort dans

67

Page 33: Jean Baudrillard - Amérique

son funera/ home, ne perdant pas l'espoir degarder le contact, même dans l'autre monde.Sourire immunitaire, sourire publicitaire : < Cepays est bon, je suis bon, nous sommes lesmeilleurs. > C'est aussi celui de Reagan, oùculmine l'autosatisfaction de toute la nationaméricaine, et qui est en passe de devenir leseul principe de gouvernement. Sourire auto­prophétique, comme tous les signes publicitai­res: souriez, on vous sourira. Souriez pourmontrer votre transparence, votre candeur.Souriez si vous n'avez rien à dire, ne cachezsurtout pas que vous n'avez rien à dire, ou queles autres vous sont indifférents. Laissez trans­paraître spontanément ce vide, cette indiffé­rence profonde dans votre sourire, faites donaux autres de ce vide et de cette indifférence,illuminez votre visage du degré zéro de la joieet du plaisir, souriez, souriez... A défautd'identité, les Américains ont une dentitionmerveilleuse.

Et ça marche. Reagan obtient par ce sourireun consensus bien supérieur à celui qu'obtien-

68

drait n'importe quel Kennedy par la raison oul'intelligence politique. L'appel à une purecongratulation animale ou infantile réussitbeaucoup mieux, et tous les Américains con­vergent sur cette effet dentifriciel. Jamaisaucune idée, ni même les seules valeurs natio­nales n'eussent produit un tel effet. La crédibi­lité de Reagan est à l'exacte mesure de satransparence et de la nullité de son sourire.

Celui qui glisse sur sa planche à roulettesavec son walkman, l'intellectuel qui travaillesur son word-processor, le rapper du Bronx quitournoie frénétiquement au Roxy ou ailleurs, lejogger, le body-bui/der: partout la mêmeblanche solitude, partout la même réfractionnarcissique, qu'elle s'adresse au corps ou auxfacultés mentales.

Partout le mirage du corps est extraordinai­re. C'est le seul objet sur lequel se concentrer,non comme source de plaisir, mais commeobjet de sollicitude éperdue, dans la hantise de

69

Page 34: Jean Baudrillard - Amérique

la défaillance et de la contre-performance, signeet anticipation de la mort, à laquelle personnene sait plus donner d'autre sens que celui de saprévention perpétuelle. Le corps est choyé dansla certitude perverse de son inutilité, dans lacertitude totale de sa non-résurrection. Or leplaisir est un effet de résurrection du corps, paroù il dépasse cet équilibre hormonal, vasculaireet diététique obsessionnel où on veut l'enfer­mer, cet exorcisme de la forme et de l'hygiène.Il faut donc faire oublier au corps le plaisircomme grâce actuelle, sa métamorphose possi­ble en d'autres apparences, et le vouer à lapréservation d'une jeunesse utopique et detoute façon perdue. Car le corps qui se pose laquestion de son existence est déjà à moitiémort, et son culte actuel, mi-yogesque, mi­extatique, est une préoccupation funèbre. Lesoin qu'on prend de lui vivant préfigure lemaquillage des funeral homes, au sourire bran­ché sur la mort.

Car tout est là, dans le branchement. Il nes'agit ni d'être ni même d'avoir un corps, mais

70

d'être branché sur son corps. Branché sur lesexe, branché sur son propre désir. Connectéssur vos propres fonctions comme sur desdifférentiels d'énergie ou des écrans vidéo.Hédonisme branché: le corps est un scénariodont la curieuse mélopée hygiéniste court parmiles innombrables studios de reculturation, demusculation, de stimulation et de simulationqui vont de Venice à Tupanga Canyon, etqui décrivent une obsession collectiveasexuée.

A quoi répond l'autre obsession: celle d'êtrebranché sur son propre cerveau. Ce que les genscontemplent sur l'écran de leur word-processor,c'est l'opération de leur propre cerveau. Cen'est plus dans le foie ou les entrailles, ni mêmedans le cœur ou le regard qu'on cherche à lire,mais tout simplement dans le cerveau, dont onvoudrait rendre visibles les milliards de connec­tions, et assister à son déroulement commedans un video-game. Tout ce snobisme cérébralet électronique est d'une grande affectation ­bien loin d'être le signe d'une anthropologie

71

Page 35: Jean Baudrillard - Amérique

supérieure, ce n'est que le signe d'une anthro­pologie simplifiée, réduite à l'excroissance ter­minale de la moelle épinière. Mais rassurons­nous: tout ceci est moins scientifique et opéra­tionnel qu'on ne pense. Tout ce qui nousfascine, c'est le spectacle du cerveau et de sonfonctionnement. Nous aimerions que nous soitdonné à voir le déroulement de nos Pensées - etcela même est une superstition.

Ainsi l'universitaire aux prises avec soncomputer, corrigeant, remaniant, sophistiquantsans relâche, faisant de cet exercice une sorte depsychanalyse interminable, mémorisant toutpour échapper au résultat final, pour repousserl'échéance de la mort et celle, fatale, del'écriture, grâce à un éternel feed-back avec lamachine. Merveilleux instrUment de magieexotérique - en fait toute interaction revienttoujours à une interlocution sans fm avec unemachine - voyez l'enfant et son computer àl'école: vous croyez qu'on l'a rendu interactif,

72

qu'on l'a ouvert sur le monde? on a tout justeréussi à créer un circuit intégré enfant-machine.L'intellectuel, lui, a enfin trouvé l'équivalent dece que le teenager avait trouvé dans la stéréo etle walkman: une désublimation spectaculairede la pensée, la vidéographie de ses con­cepts!

Au Roxy, le bar insonorisé domine la pistecomme les écrans dominent une salle de radio­guidage ou comme la cabine des technicienssurplombe le studio de télévision. La salle estun milieu fluorescent avec - illuminationsponctuelles, effets stroboscopiques, danseursbalayés par les faisceaux de lumière - lesmêmes effets qu'un écran. Et tout le monde enest conscient. Aucune dramaturgie du corpsaujourd'hui, aucune performance ne peut sepasser d'un écran de contrôle - non pas pour sevoir ou se réfléchir, avec la distance et la magiedu miroir, non: comme réfraction instantanéeet sans profondeur. La vidéo, partout, ne sert

73

Page 36: Jean Baudrillard - Amérique

qu'à ça: écran de réfraction extatique qui n'aplus rien de l'image, de la scène ou de lathéâtralité traditionnelle, qui ne sert pas dutout à jouer ou à se contempler, mais à êtrebranché sur soi-même. Sans ce branchementàrculaire, sans ce réseau bref et instantanéqu'un cerveau, un objet, un événement, undiscours créent en se branchant sur eux-mêmes,sans cette vidéo perPétuelle, rien n'a de sensaujourd'hui. Le stade vidéo a remplacé le stadedu miroir.

Ce n'est pas du narcissisme, et on a tortd'abuser de ce terme pour décrire cet effet. Cen'est Pas un imaginaire narcissique qui sedéveloppe autour de la vidéo ou de la stéréo­culture, c'est un effet d'autoréférence éperdue,c'est un court-circuit qui branche immédiate­ment le même au même, et donc souligne enmême temps son intensité en surface et soninsignifiance en profondeur.

C'est l'effet sPécial de notre temps. Telle estaussi l'extase du polaroïd: tenir presque simul­tanément l'objet et son image, comme si se

74

réalisait cette vieille physique, ou métaphysi­que, de la lumière, où chaque objet sécrète desdoubles, des clichés de lui-même que nouscaptons par la vue. C'est un rêve. C'est lamatérialisation optique d'un processus magi­que. La photo polaroïd est comme une pelliculeextatique tombée de l'objet réel.

On arrête un cheval emballé, on n'arrête pasun jogger qui jogge. L'écume aux lèvres, frxésur son compte à rebours intérieur, sur l'instantoù il passe à l'état second, ne l'arrêtez surtoutpas pour lui demander l'heure, il vous bouffe­rait. Il n'a pas de mors aux dents, mais il tientéventuellement des haltères dans les mains, oumême des poids à la ceinture (où est le tempsoù les filles portaient des bracelets aux chevil­les?). Ce que le stylite du nI" siècle cherchaitdans le dénuement et dans l'immobilitéorgueilleuse, lui le cherche dans l'exténuationmusculaire du corps. Il est le frère en mortifi­cation de ceux qui se fatiguent consciencieuse-

75

Page 37: Jean Baudrillard - Amérique

ment dans les salles de remusculation, sur desmécaniques compliquées avec des poulies chro­mées et des prothèses médicales terrifiantes. Il ya une ligne directe qui mène des instruments detorture du Moyen Âge aux gestes industriels dutravail à la chaîne, puis aux techniques dereculturation du corps par les prothèses méca­niques. Comme la diététique, comme le body­building et des tas d'autres choses, le joggingest une nouvelle forme de servitude volontaire(c'est aussi une nouvelle forme d'adultère).

Décidément, les joggers sont les véritablesSaints des Derniers Jours et les protagonistesd'une Apocalypse en douceur. Rien n'évoqueplus la fm du monde qu'un homme qui courtseul droit devant lui sur une plage, enveloppédans la tonalité de son walkman, muré dans lesacrifice solitaire de son énergie, indifférentmême à une catastrophe puisqu'il n'attend plussa destruction que de lui-même, que d'épuiserl'énergie d'un corps inutile à ses propres yeux.

76

Les· primitifs désespérés se suicidaient ennageant au large jusqu'au bout de leurs forces,le jogger se suicide en faisant des aller et retoursur le rivage. Ses yeux sont hagards, la salive luicoule de la bouche, ne l'arrêtez pas, il vousfrapperait, ou il continuerait de danser devantvous comme un possédé.

La seule détresse comparable est celle del'homme qui mange seul debout en pleineville. On voit ça à New York, ces épaves de laconvivialité, qui ne se cachent même plus pourbouffer les restes en public. Mais ceci est encoreune misère urbaine, industrielle. Les milliersd'hommes seuls qui courent chacun pour soi,sans égard aux autres, avec dans leur tête lefluide stéréophonique qui s'écoule dans leurregard, ça, c'est l'univers de Blade Runner, c'estl'univers d'après la catastrophe. N'être mêmepas sensible à la lumière naturelle de Californie,ni à cet incendie de montagnes poussé par levent chaud jusqu'à dix milles au large, enve­loppant de sa fumée les plates-formes pétroliè­res off-shore, ne rien voir de tout cela et courir

77

Page 38: Jean Baudrillard - Amérique

obstinément par une sorte de flagellation lym­phatique, jusqu'à l'épuisement sacrifiàel, c'estun signe d'outre-tombe. Comme l'obèse quin'arrête pas de grossir, comme le disque quitourne indéfmiment sur le même sillon, commeles cellules d'une tumeur qui prolifèrent,comme tout ce qui a perdu sa formule pours'arrêter. Toute cette société ià, y compris sapart active et productive, tout le monde courtdevant soi parce qu'on a perdu la formule pours'arrêter.

Tous ces survêtements, jogging suits, shortsvagues et cotonnades flasques, easy clo/hes:tout ça, ce sont des hardes nocturnes, et tousces gens qui courent et marchent décontractésne sont en réalité pas sortis de l'univers de lanuit - à force de porter ces vêtements flottants,c'est leur corps qui flotte dans leurs vêtements,eux-mêmes qui flottent dans leur proprecorps.

Culture anorexique: celle du dégoût, de

78

l'expulsion, de l'anthropoémie, du rejet. Carac­téristique d'une phase obèse, saturée, pléthori­que.

L'anorexique préfigure ceci plutôt poétique­ment, en le conjurant. Il refuse le manque. Ildit : je ne manque de rien, donc je ne mangepas. L'obèse, c'est le contraire: il refuse leplein, la réplétion. Il dit : je manque de tout,donc je mange n'importe quoi. L'anorexiqueconjure le manque par le vide, l'obèse conjurele plein par le trop-plein. Ce sont toutes deuxdes solutions finales homéopathiques, des solu­tions d'extermination.

Une autre est celle du jogger, qui en quelquesorte se vomit lui-même, vomit son énergiedans sa course plutôt qu'il ne là dépense. Ilfaut qu'il atteigne l'extase de la fatigue, l'étatsecond d'anéantissement mécanique, commel'anorexique vise l'état second d'anéantissementorganique, l'extase du corps vide, commel'obèse vise l'état second d'anéantissementdimensionnel: l'extase du corps plein.

79

Page 39: Jean Baudrillard - Amérique

Dernière hantise de l'opinion publique amé­ricaine : l'abus sexuel envers les enfants (sexualabuse). Un décret spécifie que les soins donnésaux enfants en bas âge le seront par deuxsoignants, de peur d'abus sexuels incontrôla­bles. Simultanément, les portraits d'enfantsdisparus décorent les sacs d'emballage dessupermarchés.

Tout protéger, tout détecter, tout circonscrire- société obsessionnelle.

Save time. Save energy. Save money. Save oursouls - société phobique.

Low taro Low energy. Low calories. Low sex.Low speed - société anorexique.

Curieusement, dans cet univers où tout est àprofusion, il faut tout sauver, tout épargner.Obsession d'une société jeune, soucieuse deprotéger son avenir? L'impression est plutôtcelle du pressentiment d'une menace, d'autantplus insidieuse qu'elle est injustifiée. C'est laprofusion qui hallucine une sone de retour deflamme du manque et de la pénurie, qu'il faut

80

conjurer par des disciplines homéopathiques. Iln'y a pas d'autres raisons à cette diète, diététi­que collective, au contrôle écologique, à cettemortification des corps et des plaisirs. Tout unesociété s'organise pour conjurer la vengeancedes divinités suralimentées, asphyxiées par laprofusion. Bien sûr que notre problème fonda­mental est aujourd'hui de résister à l'obésité.

Tout recenser, tout stocker, tout mémori­ser.

Ainsi les éléphants ensevelis dans le bitumeliquide, dont les os se fossilisent dans cetteviscosité noire et minérale, les lions, les mam­mouths, les loups qui frayaient dans ces plainesde Los Angeles et qui furent les premièresvictimes, préhistoriques, des nappes de pétrole- aujourd'hui embaumés pour la deuxième foisà Hancock Park, dans un musée catéchistiquede la préhistoire. Tout cela présenté, selon lecode moral, avec conviction - les Américainssont des gens convaincus, convaincus de tout et

81

Page 40: Jean Baudrillard - Amérique

qui cherchent à convaincre. Un des aspectS deleur bonne foi est cette obstination à toutreconstituer d'un passé et d'une histoire quin'était pas la leur, et qu'ils ont largementdétruite ou subtilisée. Les châteaux de laRenaissance, les éléphants fossiles, les Indiensdans les réserves, les séquoias en hologramme,etc.

Les Mormons de Salt Lake City, qui recen­sent toutes les âmes connues des contréescivilisées (blanches) sur leurs ordinateurs, nefont rien d'autre que ce que font partout,continuellement, l'ensemble des Américains,avec leur âme de missionnaires. Il n'est jamaistrop tard pour faire revivre les origines. C'estleur destin à eux: puisqu'ils n'ont pas eu laprimeur de l'histoire, ils auront celle d'immor­taliser toutes choses par la reconstitution (cettefossilisation que la nature mettait des millionsd'années à accomplir, ils y parviennentaujourd'hui instantanément par la muséifica­tion). Mais la conception qu'ont les Américainsdu musée est beaucoup plus vaste que la nôtre.

82

Tout mérite protection, embaumement, restau­ration. Tout est objet d'une seconde naissance,celle éternelle du simulacre. Non seulement lesAméricains sont missionnaires, mais ils SOntanabaptistes : ayant loupé le baptême originel,ils rêvent de tout baptiser une seconde fois, et

n'accordent de valeur qu'à ce sacrement ulté­rieur, qui est, comme on sait, la réédition dupremier, mais en plus vrai - ce qui est ladéfinition parfaite du simulacre. Tous les ana­baptistes sont sectaires, et parfois violents, lesAméricains n'y échaPPent pas. Pour restituerles choses dans leur forme exacte, pour lesprésenter au Jugement dernier, ils sont prêts àdétruire et à exterminer - Thomas Münzerétait anabaptiste.

Ce n'est pas un hasard si ce sont lesMormons qui détiennent la plus grande entre­prise de computerisation mondiale: le recense­ment de vingt générations d'âmes vivantes danstous les pays du monde, recensement qui vaut

83

Page 41: Jean Baudrillard - Amérique

comme nouveau baptême et promesse de salut.L'évangélisation est devenue une mission demutants, d'extraterrestres, et si elle a pro­gressé (?) ainsi, c'est grâce aux toutes dernièrestechniques de stockage des mémoires, et si celaa été possible, c'est grâce au puritanismeprofond de l'informatique, discipline haute­ment calviniste et presbytérienne, qui a héritéde la rigidité universelle et scientifique destechniques de salut. Les méthodes contre­réformistes de l'Église catholique, avec sespratiques sacramentelles naïves, ses cultes, sescroyances plus archaïques et populaires, n'ontjamais pu rivaliser avec cette modernité.

Executive TerminalBasic ExterminationMetastatic Consumption

Partout la survie est à l'ordre du jour,comme par une obscure nausée de la vie ou undésir collectif de catastrophe (mais il ne faut

84

pas prendre cela trop au sérieux: c'est aussi unjeu de la catastrophe). Bien sûr, toute cettepanoplie de survie, y compris la diététique,l'écologie, la protection des séquoias, des pho­ques ou de l'espèce humaine, tend à prouverque nous sommes bien en vie (comme toutesles féeries imaginaires tendent à prouver que lemonde réel est bien réel). Ce qui n'est pas sisûr. Car non seulement le fait de vivre n'est pasvraiment attesté, mais le paradoxe de cettesociété est qu'on n'y puisse même plus mourir,parce qu'on y est déjà mort... C'est ça levéritable suspense. Et il ne vient pas seulementdu nucléaire, il vient aussi de la facilité devivre, qui fait de nous des survivants. Avec lenucléaire, nous n'aurons ni le temps ni laconscience de mourir. Mais d'ores et déjà, danscette société hyperprotégée, nous n'avons plusla conscience de mourir, puisque nous sommessubtilement passés dans la trop grande facilitéde vivre.

L'extermination, c'était déjà cela, sous uneforme anticipatrice. Ce qui était ôté aux dépor-

85

Page 42: Jean Baudrillard - Amérique

tés dans les camps de la mort, c'était lapossibilité même de disposer de leur mort, d'enfaire un jeu, un enjeu, un sacrifice: ils étaientspoliés de la faculté de mourir. C'est ce quinous arrive à tous, à doses lentes et homéopa­thiques, de par le développement même de nossystèmes. L'explosion et l'extermination conti­nuent (Auschwitz et Hiroshima), elles ontsimplement pris une forme endémique puru­lente, mais la réaction en chaine continue, lamultiplication par contiguïté, le déroulementviral et bactériologique. La sortie de l'histoire,c'est justement l'inauguration de cette réactionen chaine.

L'acharnement à survivre (et non pas àvivre) est un symptôme de cet état de choses, etsans doute le signe le plus inquiétant dedégradation de l'espèce. Car si l'on considèreles formes qu'il prend actuellement, abrisantiatomiques, cryogénisation, forcing théra­peutique, on voit que ce sont exactement cellesde l'extermination. Pour ne pas mourir, onchoisit de s'extrader dans une bulle de protec-

86

tion, quelle qu'elle soit. Dans ce sens, il fautprendre comme un indice réconfortant le faitque les populations se soient rapidement désin­téressées de la protection atomique (le marchédes abris est devenu un simple marché deprestige, comme celui des tableaux de maîtresou des bateaux de luxe). Il semble que, las duchantage atomique, les gens aient pris le partide ne plus y céder et de laisser flotter la menacede destruction, dans l'obscure conscience peut­être de son peu de réalité. Bel exemple deréaction vitale sous l'apparence de la résigna­tion. < S'il faut mourir, mieux vaut à cielouvert que dans des sarcophages souterrains. >

Du coup, le chantage à la survie cesse, et la viecontinue.

Le grand scénario de la menace nucléaire, lesnégociations théâtrales, la < guerre- des étoi­les >, tout le monde est fatigué de tantd'Apocalypse, et s'en préserve au fond par lemanque d'imagination. Même quand on avoulu réveiller Cette imagination par des filins,The Lait Day, etc., ça n'a pas marché, rien n'a

87

Page 43: Jean Baudrillard - Amérique

jamais pu rendre crédible cette scène, ou cetteobscénité nucléaire. Dans ces choses délicates(comme dans le cancer), l'imagination de lamort a pour conséquence d'attirer l'événementfatal. C'est donc un grand espoir et un faitpolitique de première importance que cetteindifférence silencieuse des masses à l'égard dupathos nucléaire (qu'il vienne des puissancesnucléaires ou des antinucléaires).

Dans un récit de science-fiction, quelquesprivilégiés se retrouvent un matin, dans un sitede luxueuses villas de montagne, encerclés parun obstacle transparent et infranchissable, unemuraille de verre née pendant la nuit. Du fondde leur confort vitrifié, ils entrevoient encore lemonde extérieur, l'univers réel dont ils sontcoupés, et qui du coup redevient l'universidéal, mais il est trOP tard. Les privilégiésmourront lentement dans leur aquarium,comme des poissons rouges. Certains campusme font la même impression.

88

Perdu dans les sapins, les champs, les rivières(c'est un ancien ranch dont on a fait cadeau àl'université), peuplé de pavillons invisibles lesuns aux autres, comme les êtres humains qui yvivent, celui-ci, c'est Santa Cruz. C'est un peule Triangle des Bermudes, comme Santa Bar­bara: tout y disparaît, tout y est absorbé.Décentrement total, communauté totale. Aprèsla cité idéale, la niche idéale. Rien ne converge,ni la circulation, ni l'architecture, ni l'autorité.Mais du coup il est impossible aussi demanifester: où se rassembler? Les manifesta­tions ne peuvent que tourner en rond dans laforêt, sous leur propre regard. De tous lescampus californiens, célèbres pour leur espaceet pour leur agrément, celui-ci est le plusidéalisé, le plus naturalisé. Il condense toutesles beautés. Des architeCtes célèbres en ontdessiné les édifices, tout autour s'étend la baiede Carmel et de Monterey. Si quelque parts'incarne la convivialité du futur, c'est bien ici.Mais justement, cette liberté protégée à la foispar le confort végétal et la franchise universi-

89

Page 44: Jean Baudrillard - Amérique

taire redevient prisonnière d'elle-même, enfer­mée dans une surprotection naturelle et socialequi fInit par donner les mêmes affres qu'ununivers carcéral (le système carcéral, grâce à sesmurs, peut, dans certaines conditions, évoluervers l'utopie plus rapidement que le systèmesocial ouvert). là, la société s'est affranchiecomme nulle parr ailleurs, on a ouvert les hôpi­taux psychiatriques, les transportS sont gratuits ­et paradoxalement cet idéal s'est refermé surlui-même, comme derrière une muraille de verre.

Illusion paradisiaque et involutive, le < Murdu PaàfIque >, pour reprendre l'expression deLyotard, serait cette muraille de cristal quienferme la Californie dans sa béatitude. Maisalors que l'exigence du bonheur était jadisocéanique et libératrice, ià elle s'enveloppeplutôt d'une quiétude fœtale. Y a-t-il encoredes PaSSions, des meurtres, de la violence danscette étrange république feutrée, boisée, paà­fIée, conviviale? Oui, mais une violence autis­tique, réactionnelle. Pas de crimes passionnels,mais des viols, ou ces meurtres d'une dizaine de

90

femmes en deux ans, avant que le meurtriersoit découvert. Violence fœtale aussi gratuitequ'une écriture automatique, et qui évoque,plus qu'une agressivité réelle, la nostalgie desanàens interdits (pourquoi les viols s'accrois­sent-ils avec le taux de libération sexuelle?).

Sentimentalité de ces dortoirs mixtes ouvertSsur la forêt, comme si la nature elle-mêmepouvait être conviviale et maternelle, garantede l'épanouissement sexuel et de l'écologie desmœurs, comme si la nature pouvait avoir unregard compatissant pour quelque soàétéhumaine que ce soit, comme si on pouvaitavoir envers elle, une fois sortis de l'universcruel de la magie, une relation autre questoique, autre que celle défInie par les stoïàens,d'une nécessité imprévisible, impitoyable, àlaquelle opposer un défI, une liberté plusgrande encore. là, tout signe d'une fatalitéhéroïque a disparu. Tout baigne dans uneréconciliation sentimentale avec la nature, avecle sexe, avec la folie, avec l'histoire aussi (à

travers un marxisme revu et corrigé).

91

Page 45: Jean Baudrillard - Amérique

Santa Cruz, comme bien d'autres aspects del'Amérique contemporaine, c'est l'universd'après l'orgie, d'après les convulsions de lasodalité et de la sexualité. Les rescapés del'orgie - sexe, violence politique, guerre duVietnam, croisade de Woodstock, mais aussiles luttes ethniques et anticapitalistes, et enmême temps la passion de l'argent, la passionde réussir, les technologies dures, etc., tout cela,c'était l'orgie de la modernité - les rescapés ensont là, joggant dans la tribalité, voisine de latribalité électronique de Silicon Valley. Désin­tensification, décentrement, climatisation, tech­nologies douces. Le paradis. Mais une trèslégère modification, disons une conversion dequelques degrés, suffit à l'imaginer commel'enfer.

Péripétie dans le champ sexuel. Finie l'orgie,fmie la libération, on ne cherche plus le sexe,on cherche son < genre> (gender), c'est-à-dire àla fois son look et sa formule génétique. On ne

92

balance plus entre le désir et la jouissance, maisentre sa formule génétique et son identitésexuelle (à trouver). Void une autre cultureérotique, après celle de l'interdit « What areyour prerequisites for sex? - The door has to belocked, the lights have to be out, and my motherhas to be in another State », void celle del'interrogation sur sa propre définition : < Suïs­je sexué? De quel sexe suis-je? Y a-t-il finale­ment nécessité du sexe? Où est la différencesexuelle? > La libération a laissé tout le mondeen état d'indéfinition (c'est toujours la mêmechose : une fois libéré, vous êtes forcé de vousdemander qui vous êtes). Après une phasetriomphaliste, l'assertion de la sexualité fémi­nine est devenue aussi fragile que celle de lamasculine. Personne ne sait où il en est. C'estpour ça qu'on fait tellement l'amour, ou qu'onfait tellement d'enfants: là au moins, c'estencore la preuve qu'il faut être deux, donc qu'ilexiste encore une différence. Mais pas pourlongtemps. Déjà la muscle-woman, qui par leseul exerdce de ses muscles vaginaux parvient à

93

Page 46: Jean Baudrillard - Amérique

reproduire exactement la pénétration masculi­ne, est un bon exemple d'autoréférentialité etd'économie de la différence - elle au moins atrouvé son générique.

Mais le problème plus général est celui del'indifférence, liée à la récession des caractéris­tiques sexuelles. Les signes du masculin incli­nent vers le degré zéro, mais les signes duféminin aussi. C'est dans cette conjoncrurequ'on voit se lever les nouvelles idoles, cellesqui relèvent le défi de l'indéfmition et quijouent à mélanger les genres. Gender benders.Ni masculin, ni féminin, mais non plus homo­sexuel. Boy George, Michaël Jackson, DavidBowie... Alors que les héros de la générationprécédente incarnaient la figure explosive dusexe et du plaisir, ceux-à posent à tous laquestion du jeu de la différence et de leurpropre indéfmition. Ces idoles sont des excep­tions. La plupart sont à la recherche d'un< modèle du genre >, d'une formule générique,à défaut d'une identité. Il faut trouver undifférentiel de singularité. Pourquoi pas dans la

94

mode, ou dans la génétique? Un look vestimen­taire, ou un look cellulaire. N'importe quelleidiotie est bonne, n'importe quel idiome. Laquestion de la différence est plus cruàale quecelle de la jouissance. Est-ce là la versionmodale, post-moderne, d'une libérationsexuelle désormais révolue (en tout cas, ellen'est plus à la mode), ou s'agit-il d'unemutation biosoàologique de la perception desoi, sur la base de la disparition de la prioritédu sexuel, qui avait caractérisé toute l'époquemoderne? Gender Research: a New Frontier.?

A la limite, il n'y aurait plus le masculin etle féminin, mais une dissémination de sexesindividuels ne se référant qu'à eux-mêmes,chacun se gérant comme une entreprise auto­nome. Fin de la séduction, fln de la différence,et glissement vers un autre système de valeurs.Paradoxe étonnant : la sexualité pourrait rede­venir un problème secondaire, comme elle lefut dans la plupart des sociétés antérieures, etsans commune mesure avec d'autres systèmessymboliques plus fons (la naissance, la hiérar-

95

Page 47: Jean Baudrillard - Amérique

chie, l'ascèse, la gloire, la mort). La preuveserait faite que la sexualité n'était somme toutequ'un des modèles possibles, et non le plusdécisif. Mais quels peuvent être aujourd'hui cesnouveaux modèles (car tous les autres ontdisparu entre-temps)? Ce qu'on peut entrevoir,c'est un type d'idéal performant, d'accomplis­sement génétique de sa propre formule. Dansles affaires, les affects, les entreprises ou lesplaisirs, chacun cherchera à développer sonprogramme optimal. Chacun son code, chacunsa formule. Mais aussi chacun son look, chacunson image. Alors, quelque chose comme unlook génétique?

Irvine: nouvelle Silicon Valley. Usines élec­troniques sans ouverture, comme des circuitsintégrés. Zone désertique vouée aux ions et auxélectrons, supra-humaine, relevant d'une déci­sion inhumaine. L'ironie veut que ce soit là,dans les collines d'Irvine, qu'on ait tourné laPlanète des singes. Mais, sur la pelouse, les

96

écureuils américains nous disent que tout vabien, que l'Amérique est bonne avec les bêtes,avec elle-même et avec le reste du monde, quedans le cœur de chacun il y a un écureuil quisommeille. Toute la philosophie de Walt Dis­ney vous mange dans la main avec ces joliespetites bêtes sentimentales en fourrure grise: Jecrois au contraire que derrière l'œil tendre dechacune d'elles se cache un être glacé et féroce,dont la peur vous guette... Sur la mêmepelouse où courent les écureuils reste planté unpanneau de je ne sais quelle société de Jésus :Vietnam Camhodia Lihanon Granada - We area violent society in a violent world!

Halloween n'a rien de drôle. Cette fêtesarcastique reflète plutôt une exigence infernalede revanche des enfants sur le monde adulte.Puissance maléfique dont la menace plane surcet univers, à la mesure de sa dévotion pour lesenfants eux-mêmes. Rien de plus malsain quecette sorcellerie enfantine, derrière les déguise-

97

Page 48: Jean Baudrillard - Amérique

ments et les cadeaux - les gens éteignent leslumières et se cachent, de peur d'être harcelés.Et ce n'est pas un accident si certains fourrentdes aiguilles ou des lames de rasoir dans lespommes ou les gâteaux qu'ils leur distri-

buent.

Les rires à la télévision américaine ontremplacé le chœur de la tragédie grecque. Ilssont inexorables, et n'épargnent guère que lesnews, la Bourse et le bulletin météorologique.Mais on continue de les entendre, par la forcede l'obsession, derrière la voix de Reagan ou ledésastre des Marines à Beyrouth, voire derrièrela publicité. C'est le monstre d'Alien qui rôdedans toUS les circuits de la fusée. C'est l'exhi­laration sarcastique d'une culture puritaine.Ailleurs, on laisse au spectateur le soin de rire.Ici, son rire est porté sur l'écran, intégré auspectacle, c'est l'écran qui rit, c'est lui quis'amuse. Il ne vous reste que la consterna-

tion.

98

Le Vietnam à la télévision (pléonasme,puisque c'était déjà une guerre télévisée). LesAméricains luttent avec deux armes essentiel­les : l'aviation et l'information. C'est-à-dire lebombardement physique de l'ennemi et lebombardement électronique du reste du mon­de. Ce sont des armes non territoriales, alorsque toutes les armes des Vietnamiens, touteleur tactique viennent de la race et du terri­toire.

C'est pourquoi la guerre a été gagnée desdeux côtés : par les Vietnamiens sur le terrain,par les Américains dans l'espace mental éleetto­nique. Et si les uns ont remporté une victoireidéologique et politique, les autres en ont tiréApocalypse now, qui a fait le tour du monde.

La hantise amencame, c'est que les feuxs'éteignent. Les lumières brûlent toute la nuitdans les maisons. Dans les tours, les bureauxvacants restent illuminés. Sur les freeways, enplein jour, les voitures roulent tous phares

99

Page 49: Jean Baudrillard - Amérique

allumés. Dans PaIms Ave à Venice, une petitegrocery où on vend de la bière, dans un quartieroù personne ne circule après sept heures dusoir, fait clignoter sa publicité au néon vert etorange toute la nuit, dans le vide. Sans parlerde la télévision programmée vingt-quatre heu­res sur vingt-quatre, et qui souvent fonctionnede façon hallucinante dans les pièces vides de lamaison ou dans les chambres d'hôtel inoccu­pées - ainsi l'hôtel de Porterville, où les rideauxétaient déchirés, l'eau coupée, les portes battan­tes, mais sur l'écran fluorescent de chaquechambre le speaker décrivait l'envol de lanavette spatiale. Rien de plus mystérieuxqu'une télé qui marche dans une pièce vide,c'est bien plus étrange qu'un homme qui parleseul ou une femme qui rêve devant sescasseroles. On dirait qu'une autre planète vousparle, tout à coup la télé se révèle pour cequ'elle est: vidéo d'un autre monde et nes'adressant au fond à personne, délivrant indif­féremment ses images, et indifférente à sespropres messages (on l'imagine très bien fonc-

100

tionnant encore après la disparition de l'hom­me). Bref, en Amérique, on n'accepte pas devoir s'installer la nuit ou le repos, ni de voircesser le processus technique. Il faut que toutfonctionne tout le temps, qu'il n'y ait pas derépit à la puissance artificielle de l'homme, quesoit levée l'intermittence des cycles naturels (lessaisons, le jour et la nuit, le chaud et le froid)au profit d'un continuum fonctionnel souventabsurde (même refus au fond de l'intermittencedu vrai et du faux : tout est vrai, et de celle dubien et du mal: tout est bien). On peutinvoquer la peur ou la hantise, et dire que cettedépense improductive est un travail de deuil.Mais ce qui est absurde est aussi admirable. Lesskylines illuminés en pleine nuit, les climati­seurs qui réfrigèrent les motels vides dans ledésert, la lumière artificielle en plein jour ontquelque chose d'insensé et d'admirable. Luxeidiot d'une civilisation riche, aussi anxieuse del'extinction des feux que le chasseur dans sanuit primitive? Il y a quelque chose de toutcela. Mais ce qui frappe, c'est la fascination de

101

Page 50: Jean Baudrillard - Amérique

l'artifice, de l'énergie, de l'espace, non seule­ment de l'espace naturel : l'espace est spacieuxdans leur tête aussi.

Toutes les puissances mondiales ont cons­trUit un jour leur allée monumentale, donnantun raccourci perspectif de l'infmi de l'empire.Mais les Aztèques à Teotihuacan ou les Égyp­tiens dans la vallée des Rois ou encoreLouis XIV à Versailles édifient cette synthèseavec une architecture qui leur est propre. Ici, àWashington, l'immense perspective qui va duLincoln Memorial au Capitole est faite demusées qui se succèdent les uns aux autres,résumant notre univers entier du paléolithiqueau spatial. Cela donne à l'ensemble un air descience-fiction, comme si on avait voulu ras­sembler ici tous les signes de l'aventure et de laculture terrestre pour le regard d'un extraterres­tre. Du coup, la Maison-Blanche, sise juste àcôté et veillant discrètement sur le tout, appa­raît elle-même comme un musée, le musée de

102

la puissance mondiale, parée d'une distance etd'une blancheur prophylactique.

Rien n'égale le survol de Los Angeles lanuit. Une sorte d'immensité lumineuse, géomé­trique, incandescente, à perte de vue, qui éclatedans l'interstice des nuages. Seul l'enfer deJérôme Bosch donne cette impression de bra­sier. Fluorescence voilée de toutes les diagona­les, Wilshire, Lincoln, Sunset, Santa Monica.En survolant San Fernando Valley, c'est déjàl'infmi horizontal, dans toutes les directions.Mais, passé la montagne, c'est une ville dix foisplus immense qui saute aux yeux. Jamais leregard n'aura été livré à une telle extension, lamer elle-même ne donne pas cette impression,car elle n'est pas géométriquement divisée. Lescintillement irrégulier, dispersé, des villeseuropéennes ne livre pas non plus de parallèles,de points de fuite, de perspectives aériennes. Cesont des villes du Moyen Age. Celle-ci con­dense la nuit toute la géométrie future des

103

Page 51: Jean Baudrillard - Amérique

réseaux de relations humaines, flamboyantesdans leur abstraction, lumineuses dans leurétendue, sidérales dans leur reproduction àl'infIni. Mulholland Drive la nuit, c'est le pointde vue d'un extraterrestre sur la planète Terre,ou inversement c'est la vision d'un terrien sur lamétropole galactique.

L'aurore à Los Angeles, sur les collines deHollywood. On sent distinctement que le soleiln'a fait qu'effleurer l'Europe pour venir se leverenfm ici, sur cette géométrie plane où salumière est encore celle, toute neuve, desconfms du désert.

Palmiers pédoncules oscillant devant le bil/­board électrique, seuls signes verticaux de cettegéométrie plane.

A 6 heures du matin, un homme téléphonedéjà d'une cabine publique devant BeverleyTerrace. Les publicités noctUrnes s'effacent,celles du jour s'éclairent. La lumière partoutrévèle et illumine l'absence d'architecture. C'est

104

ce qui rend belle cette ville, intime et chaleu­reuse quoi qu'on en dise: c'est qu'elle estamoureuse de son horizontalité sans limites,comme New York peut l'être de sa verticalité.

Los Angeles Freeways.Gigantesque spectacle spontané de la circu­

lation automobile. Un acte collectif total, misen scène par la population entière, vingt-quatreheures sur vingt-quatre. Grâce à l'ampleur dudispositif, et à l'espèce de complicité qui nouetout ce réseau sanguin, la circulation ici atteintà la hauteur d'une attraction dramatique etd'une organisation symbolique. Les machineselles-mêmes, avec leur fluidité et leur conduiteautomatique, ont créé un milieu qui leurressemble, où on s'insère en douceur, sur lequelon se branche comme sur une chaîne detélévision. Contrairement à nos autorouteseuropéennes, qui constituent des axes direction­nels, exceptionnels, et restent des lieux d'expul­sion (Virilio), le système des freeways est un

105

Page 52: Jean Baudrillard - Amérique

lieu d'intégration (on raconte même que desfamilles y circulent perpétuellement en mobil­home sans jamais en sortir). li crée un étatd'esprit différent, tel que le conducteur euro­péen y renonce très vite à ses pratiques aggres­sives et débrouillardes, à ses réactions indivi­duelles, pour adopter la règle de ce jeu collectif.Quelque chose de la liberté de circulation dansles désertS se retrouve ià, dont Los Angeles, depar sa strUcture extensive, n'est qu'un fragmenthabité. Les freeways ne dénaturent donc pas laville ou le paysage, elles le traversent et ledénouent sans altérer le caractère désertique decette métropole, et elles répondent idéalement auseul plaisir profond, qui est celui de circuler.

Pour qui connaît les autoroutes américaines,il y a une litanie des signes. Right lane mustexit. Ce must exit m'a toujours frappé commeun signe du destin. TI faut sortir, s'expulser dece paradis, quitter cette autoroute providen­tielle qui ne mène nulle part, mais où je suis en

106

compagnie de tout le monde. Seule véritablesociété, seule chaleur ià, celle d'une propulsion,d'une compulsion collective, celle des lemmingsdans leur cataracte suiàdaire, pourquoidevrais-je m'y arracher pour retomber dans unetrajectoire individuelle, dans une vaine respon­sabilité? Must exit: c'est une condamnation,celle du joueur qu'on exile de la seule forme,inutile et glorieuse, d'existence collective.Through traffic merge left : on vous dit tout, onvous annonce tout. La seule lecture des signesindispensables à la survie crée une sensationextraordinaire de luàdité réflexe, de < partià­pation > réflexe, immédiate et en douceur. Departiàpation fonctionnelle, à laquelle corres­pondent des gestes préàs. Les flux qui diver­gent sur Ventura Freeway et San Diego Free­way ne se quittent pas, ils se séparent. A touteheure du jour, sensiblement le même nombrebifurquent vers Hollywood, les autres versSanta Monica. Énergie pure, statistique, dérou­lement rituel - la régularité des flux met finaux destinations individuelles. C'est le charme

107

Page 53: Jean Baudrillard - Amérique

des cérémonies: vous avez tout l'espace devantvous, comme les cérémonies ont tout le tempsdevant elles.

Il ne s'agit pas de faire la sociologie ou lapsychologie de l'automobile. Il s'agit de roulerpour en savoir plus long· sur la société quetoutes les disciplines réunies.

Cette manière de bondir des automobilesaméricaines, de décoller en souplesse, due à laconduite automatique et à la direction assistée.S'arracher sans effort, dévorer l'espace sansbruit, glisser sans secousse (le proftl des routeset des autoroutes est remarquable, égal à lafluidité des mécaniques), freiner en douceurquoique instantanément, progresser comme surun coussin d'air, n'avoir plus l'obsession de cequi vient devant, ou de ce qui vous dépasse(ici, il y a une convention tacite du roulementcollectif, en EuroPe il n'y a que le code de laroute) - tout ça crée une expérience nouvelle del'espace, et de tout le système social du même

lOS

coup. L'intelligence de la société américaineréside tout entière dans une anthropologie desmœurs automobiles - bien plus instructivesque les idées politiques. Faites dix mille miles àtravers l'Amérique, et vous en saurez plus longsur ce pays que tous les instituts de sociologieou de science politique réunis.

Sans doute la ville a précédé le systèmeautoroutier, mais désormais c'est comme si lamétropole s'était construite autour de ce réseauartériel. De même la réalité américaine aprécédé l'écran, mais, telle qu'elle estaujourd'hui, tout laisse à Penser qu'elle estconstruite en fonction de l'écran, qu'elle est laréfraction d'un écran gigantesque, non pascomme un jeu d'ombres platoniciennes, maisdans le sens où tout est comme porté et auréolépar la lumière de l'écran. Avec le flux et lamobilité, l'écran et sa réfraction sont unedétermination fondamentale de l'événement detous les jours. Le cinétique et le cinématique

109

Page 54: Jean Baudrillard - Amérique

confondus donnent une configuration mentale,une perception globale différente de la nôtre.Car cette précession de la mobilité, de l'écransur la réalité, vous ne l'avez jamais au mêmetitre en Europe, où les choses gardent le plussouvent la forme statique du territoire et laforme palpable des substances.

En fait, le cinéma n'est pas là où on pense, etsurtout pas dans les studios qu'on visite enfoule, succursales de Disneyland - UniversalStudios, Paramount, etc. Si on considère quetout l'Ocàdent s'hypostasie dans l'Amérique,l'Amérique dans la Californie, et celle-à dansMGM et Disneyland, alors c'est ià le micro­cosme de l'Ocàdent.

En fait, c'est la déchéance et la dérision del'illusion cinématographique qu'on vous pré­sente ià, de même qu'à Disneyland une paro­die de l'imaginaire. L'ère fastueuse de l'imageet des stars est réduite à quelques effets detornades artïfiàelles, de fausses architectures

110

minables et de truquages infantiles auxquels lafoule fait mine de se laisser prendre pour ne pastrop souffrir de sa déception. Ghost towns, ghostpeople. Tout ça respire la même désuétude queSunset ou Hollywood Boulevard, on en SOrtavec le sentiment d'avoir subi un test desimulation infantile. Où est le cinéma? Il estpartout dehors, partout dans la ville, film etscénario incessants et merveilleux. Partout, saufla.

Ce n'est pas le moindre charme de l'Améri­que qu'en dehors même des salles de ànéma,tout le pays est cinématographique. Vousparcourez le désert comme un western, lesmétropoles comme un écran de signes et deformules. C'est la même sensation que de sortird'un musée italien ou hollandais pour entrerdans une ville qui semble le reflet même decette peinture, comme si elle en était issue, et

non l'inverse. La ville américaine semble elleaussi issue vivante du cinéma. Il ne faut donc

III

Page 55: Jean Baudrillard - Amérique

pas aller de la ville à l'écran, mais de l'écran àla ville pour en saisir le secret. C'est là où lecinéma ne revêt pas de forme exceptionnelle,mais où il investit la rue, la ville entière d'uneambiance mythique, c'est là qu'il est véritable­ment passionnant. C'est pourquoi le culte desstarS n'est pas une figure seconde, mais laforme glorieuse du cinéma, sa transfigurationmythique, le dernier grand mythe de notremodernité. Justement parce que l'idole n'estqu'une pure image contagieuse, un idéal vio­lemment réalisé. On dit : elles font rêver - maisc'est autre chose de rêver et d'être fasciné pardes images. Or, les idoles de l'écran sontimmanentes au déroulement de la vie enimages. Elles sont un système de préfabricationluxueuse, synthèses brillantes des stéréotypes dela vie et de l'amour. Elles n'incarnent qu'uneseule passion: celle de l'image, et l'immanencedu désir à l'image. Elle ne font pas rêver, ellessont le rêve, dont elles ont toutes les caractéris­tiques: elles produisent un fort effet de con­densation (de cristallisation), de contiguïté

112

(elles sont immédiatement contagieuses), etsurtout : elles ont ce caractère de matérialisationvisuelle instantanée (Anschaulichkeit) du désirqui est aussi celui du rêve. Elles ne portentdonc pas à l'imagination romanesque ousexuelle, elles sont visibilité immédiate, trans­cription immédiate, collage matériel, précipita­tion du désir. Des fétiches, des objets-fétiches,qui n'ont rien à voir avec l'imaginaire, maisavec la fiction matérielle de l'image.

TI y aura en 1989 à Los Angeles les JeuxOlympiques révolutionnaires, le bicentenaire dela Révolution française. Le flambeau de l'His­toire passe sur la côte ouest, c'est normal, toutce qui disparaît en Europe ressuscite à SanFrancisco. Supposons la reconstitution desgrandes scènes révolutionnaires en hologram­mes géants, des archives minutieuses, unefilmothèque complète, les meilleurs acteurs, lesmeilleurs historiens - dans un siècle on ne verraplus la différence, ce sera comme si la Révolu-

113

Page 56: Jean Baudrillard - Amérique

tion avait eu lieu ici. Si la villa Getty à Malibuétait brusquement ensevelie, quelle différence yaurait-il dans quelques siècles avec les ruines dePompéi?

Que feraient les promoteurs du bicentenairesi une nouvelle révolution éclatait d'ici 1989?Pas question, c'est exclu. On aurait bien enviepourtant que l'événement réel court-circuite lesimulacre, ou que le simulacre tourne à lacatastrophe. Ainsi, dans Universal Studios, onespère à chaque instant que les effets spéciauxtournent au drame réel. Mais c'est là unedernière nostalgie qu'a exploitée le cinémalui-même (Westworld, Future World).

Les Olympiades - happening total, partici­pation collective à l'autocélébration nationale.We did it! Nous sommes les meilleurs. Modèlereaganien. n aurait fallu une nouvelle LeniRiefenstahl pour HImer ce nouveau Berlin1936. Tout sponsorisé, tout euphorique, toutclean, événement totalement publicitaire. Pas

114

d'accident, pas de catastrophe, pas de terroris­me, pas de blocage des freeways, pas depanique et... pas de Soviétiques. Bref, uneimage du monde idéal, offerte au mondeentier. Mais, après l'orgasme national, une sortede mélancolie collective s'empare des Angeli­nos. C'est en quoi cette métropole est encoreprovinciale.

Dans cette métropole centrifuge, si tu des­cends de ta voiture, tu es un délinquant, dèsl'instant où tu te mets à marcher, tu es unemenace pour l'ordre public, comme les chienserrants sur les routes. Seuls les immigrés duTiers Monde ont le droit de marcher. C'est leurprivilège en quelque sorte, lié à celui del'occupation du cœur vide des métropoles.Pour les autres, la marche, la fatigue, l'activitémusculaire sont devenues des biens rares, desservices qui se vendent très cher. Ainsi s'inver­sent ironiquement les choses. De même, lesHIes d'attente devant les restaurants de luxe où

115

Page 57: Jean Baudrillard - Amérique

les boites à la mode sont souvent plus longuesque devant les souPeS populaires. C'est ça ladémocratie, les signes les plus pauvres auronttoujours au moins une chance de devenir à lamode.

Un des problèmes sPécifiques des États­Unis, c'est la gloire, en Partie à cause de sonextrême rareté de nos jours, mais aussi en raisonde son extrême vulgarisation. < Dans ce pays,chacun a ou aura été célèbre au moins dixminutes. > (Andy Warhol.) Et c'est vrai ­comme celui-à qui s'est trompé d'avion et s'esttrouvé transporté à Auckland, Nouvelle-Zélan­de, au lieu d'Oakland, près de San Franàsco.Cette périPétie en a fait le héros du jour, il estinterviewé partout, on tourne un fùm sur lui.Dans ce pays en effet, la gloire ne revient pas àla plus haute vertU, ni à l'acre héroïque, mais àla singularité du plus Petit destin. Il y en adonc absolument pour tout le monde, puisqueplus l'ensemble du système est conforme, plus

116

il Ya de millions d'invididus que distingue uneinfune anomalie. La moindre vibration d'unmodèle statistique, le moindre caprice d'uncomputer sufftsent à auréoler un comportementanormal, fût-il des plus banals, d'une gloireéphémère.

Tel aussi ce Christ tout blanc portant unelourde croix dans Main Street, Venice. Il faittrès chaud. On a envie de lui dire : ça a déjà étéfait il Y a deux mille ans. Mais justement, iln'invente pas. Il porte simplement sa croixcomme d'autres portent sur leur voiture lebadge: Jesus save, Know Jesus, etc. On Peut luifaire remarquer que Personne, absolument Per­sonne ne le voit, et qu'il passe dans l'indiffé­rence et la dérision généraleS. Mais il répondra :c'est exacrement comme ça que ça s'est passé ilY a deux mille ans.

Le sommet de l'hôtel Bonaventure. Sa struc­ture de métal et ses baies vitrées tournentlentement autour du bar-cocktail. Le déplace-

117

Page 58: Jean Baudrillard - Amérique

ment extérieur des gratte-ciel est à peinesensible. Puis on prend conscience que c'est laplate-forme du bar qui est mobile, le reste del'immeuble étant fIXe. Finalement, j'arrive àvoir tourner la ville entière autour du sommetimmobile. Sentiment vertigineux, qui se pro­longe à l'intérieur de l'hôtel par les circonvolu­tions labyrinthiques de l'espace. Architecturepurement illusionniste, pur gadget spatio-tem­porel, est-ce encore de l'architecture? Ludiqueet hallucinogène, est-ce là l'architecture post­moderne?

Pas d'interface intérieur/extérieur. Les faça­des de verre ne font que refléter l'environne­ment et lui renvoyer sa propre image. Elles sontdonc bien plus infranchissables que n'importequelles murailles de pierre. Exactement commeles gens qui portent des lunettes noires. Leregard est caché derrière, et l'autre ne voit queson propre reflet. Partout la transparence del'interface fmit dans la réfraction interne.Wa1kman, lunettes noires, élecrro-ménagerautomatique, voiture multicontrôles et jusqu'au

118

dialogue perpétuel avec l'ordinateur, tout cequ'on appelle pompeusement communicationet interaction fmit dans le repli de chaquemonade à l'ombre de sa propre formule, danssa niche autogérée et son immunité artificielle.Les buildings comme le Bonaventure préten­dent être une microville parfaite, qui se suffit àelle-même. Mais ils se retranchent de la villeplutôt qu'ils n'interagissent avec elle. Ils ne lavoient plus. Ils la réfractent comme une surfacenoire. On ne peut plus en sortir. L'espaceintérieur de celui-ci est d'ailleurs inextricable,mais sans mystère, comme dans ces jeux où ilfaut joindre tous les points sans qu'aucuneligne se recoupe. Ici aussi, tout communiquesans que jamais deux regards se croisent.

C'est la même chose dehors.Un homme camouflé, avec un long bec, des

plumes et une cagoule jaune, un fou déguisécircule sur les trottoirs de downtown, et person­ne, personne ne le regarde. On ne regarde pas

119

Page 59: Jean Baudrillard - Amérique

les autres ici. On a bien trop peur qu'ils sejettent sur vous avec une demande insupporta­ble, sexuelle, de fric ou d'affection. Tout estchargé d'une violence somnambulique, et ilfaut éviter le contact pour échapper à cettedécharge potentielle. Les fous ayant été libérés,chacun est pour l'autre un fou virtuel. Tout esttellement informel, il y a si peu de retenue et

de manières (seul l'éternel sourire pelliculaire,qui est une bien frêle protection) qu'on sentque n'importe quoi peut éclater à chaqueinstant, qu'une réaction en chaîne peut électri­ser d'un seul coup toute cette hystérie latente.Même sentiment à New York, où la paniqueest comme un parfum caractéristique des ruesde la ville, parfois elle prend la forme d'unegigantesque panne, comme celle de 1976.

Tout autour, les façades en verre fumé sontcomme les visages: des surfaces dépolies. C'estcomme s'il n'y avait personne à l'intérieur,comme s'il n'y avait personne derrière lesvisages. Et il n'y a réellement personne. Ainsi vala ville idéale.

120

First International Bank. Crocker Bank.Bank of America. Pentecostal Savings (non, ça,c'est une église). Toutes ramassées au cœur desvilles, avec les grandes compagnies aériennes.L'argent est fluide, c'est comme la grâce, iln'est jamais vôtre. Venir le réclamer est uneoffense à la divinité. Avez-vous mérité cettefaveur? Qui êtes-vous, et qu'allez-vous enfaire? Vous êtes suspect de vouloir en faireusage, un usage infect forcément, alors quel'argent est si beau dans son état fluide etintemporel, tel qu'il est dans la banque, investiau lieu d'être dépensé. Honte à vous, et baisezla main qui vous le donne.

C'est vrai que la propriété de l'argent brûle,comme le pouvoir, et qu'il faut des gens pouren prendre le risque, ce dont nous devrions leurêtre éternellement reconnaissants. C'est pour­quoi j'hésite à déposer de l'argent dans unebanque, j'ai peur de ne jamais oser le reprendre.Quand vous allez vous confesser et que vous

121

Page 60: Jean Baudrillard - Amérique

laissez en dépôt vos péchés dans la consciencedu confesseur, est-ce que vous venez jamais lesrécupérer? L'ambiance est d'ailleurs celle de laconfession (pas de situation plus kafkaïenneque la banque): avouez que vous avez del'argent, avouez que ce n'est pas normal. Etc'est vrai: avoir de l'argent est une situationfausse, dont la banque vous délivre: < votreargent m'intéresse> - elle vous fait chanter, saconcupiscence est sans bornes. Son regardimpudique vous révèle vos parties honteuses, et

vous êtes forcé de vous livrer pour l'assouvir.J'ai voulu un jour vider mon compte et retirertout en espèces. Le banquier s'est refusé à melaisser partir avec une telle somme: c'étaitobscène, dangereux, immoral. Est-ce que je nevoulais pas au moins des travellers? Non, touten liquide. J'étais fou: en Amérique, vous êtesfou à lier si au lieu de croire à l'argent et à safluidité merveilleuse, vous prétendez le portersur vous en espèces. L'argent est sale, c'est vrai.n n'est pas trop de tous ces sanCtuaires debéton et de métal pour nous en protéger. La

122

banque assure donc une fonction sociale crucia­le, et il est tout à fait logique que ses édificesconstituent le cœur monumental des villes.

Une des plus belles choses qui soient, àl'aube: le pier de Santa Monica, avec la vagueblanche qui déferle, le ciel gris à l'horizon deVenice, l'hôtel vert pâle ou turquoise quidomine les sables, et les motels dégradés auxlampes poisseuses, aux murs couverts de graf­fiti, qui se succèdent à l'abandon. Les premièresvagues déjà hantées par quelques surfers insom­niaques, les palmiers tellement mélancoliquesavec leur grâce des années folles, et le Merry­go-round. La courbe qui va vers Long Beachest aussi vaste que la baie d'Ipanema à Rio, àlaquelle seule elle peut se comparer. Mais à ladifférence de Rio, au front de mer orgueilleux,luxueux et prétentieux (mais beau quandmême), ici la ville s'achève presque en terrainvague dans l'océan, comme un faubourg debains de mer, dont elle garde le charme

123

Page 61: Jean Baudrillard - Amérique

brumeux. Ici, à l'aube, c'est un des rivages lesplus insignifiants du monde, presque un rivagede pêcheurs. L'Occident s'achève sur un rivagedénué de signification, comme un voyage quiperd son sens en arrivant à son terme. L'im­mense métropole de Los Angeles vient échouersur la mer comme un désert, avec la mêmeoisiveté.

UVE OR DIE : mystérieux graffiti sur le môle deSanta Monica. Car enfin il n'y a pas le choixentre la vie et la mort. Si tu vis, tu vis, si tumeurs, tu meurs. C'est comme de dire : soistoi-même ou ne le sois pas! C'est idiot, etpourtant c'est énigmatique. On peut entendrequ'il faut vivre intensément, ou disparaître,mais ceci est banal. Sur le modèle de: Pay ordie! La bourse ou la vie! cela devient: La vie oula vie! Idiot encore une fois, la vie ne s'échangepas contre elle-même. Pourtant il y a unepuissance poétique dans cette tautologie impla­cable, comme partout où il n'y a rien à

124

comprendre. Finalement, la leçon de ce graffitiest peut-être: plus idiot que moi tu meurs!

Là où ils passent leur temps dans lesbibliothèques, je le passe dans les déserts et surles routes. Là où ils tirent leur matière del'histoire des idées, je ne tire la mienne que del'aCtualité, du mouvement de la rue ou desbeautés naturelles. Ce pays est naïf, il faut y êtrenaïf. Tout ici est encore à l'image d'une sociétéprimitive: les technologies, les media, la simu­lation totale (bio, socio, stéréo, vidéo) sedéveloppent à l'état sauvage, à l'état originel.L'insignifiance a de l'envergure, et le désert restela scène primitive, même dans les métropoles.Démesure de l'espace, simplicité du langage etdes caractères...

Mes territoires de chasse, ce sont les déserts,les montagnes, les freeways, Los Angeles, lessafeways, les ghost towns ou les downtowns, nonles conférences de l'université. Les déserts, leursdéserts, je les connais mieux qu'eux, qui

125

Page 62: Jean Baudrillard - Amérique

tournent le dos à leur propre espace comme lesGrecs tournaient le dos à la mer, et je tire dudésen plus de choses sur la vie concrète, sociale,de l'Amérique, que j'en tirerais jamais d'unesocialité offiàelle ou intellectuelle.

La culture américaine est l'héritière desdéserts. Ceux-à ne sont pas une nature encontrepoint des villes, ils désignent le vide, lanudité radicale qui est à l'arrière-plan de toutétablissement humain. Ils désignent du mêmecoup les établissements humains comme unemétaphore de ce vide, et l'œuvre de l'hommecomme la continuité du désen, la culturecomme mirage, et comme perpétuité du simu­lacre.

Les déserts naturels m'affranchissent sur lesdéserts du signe. Ils m'apprennent à lire enmême temps la surface et le mouvement, lagéologie et l'immobilité. Ils créent une visionexpurgée de tout le reste, les villes, les relations,les événements, les media. Ils induisent une

126

vision exaltante de la désertification des signes etdes hommes. Ils constituent la frontière mentaleoù viennent échouer les entreprises de laàvilisation. Ils sont hors de la sphère et de lacirconférence des désirs. Il faut toujours enappeler aux déserts du trop de signification, dutrop d'intention et de prétention de la culture.Ils sont notre opérateur mythique.

ROMERO SADDLE - CAMINO CIELO - BLUE

CANYON - QmCK SILVER MINE - SYCAMORE

CANYON - SAN RAPHAËL WILDERNESS

A la nuit tombante, après trois heures deroute, je suis perdu dans la San Rafaël Wilder­ness. En roulant toujours plus avant vers lesdernières lueurs du jou", puis à celle des pharesdans le sable de la rivière, je passe, je ne passepas? Les ténèbres tombent tout autour, avec laperspective d'y passer la nuit, mais le whiskycrée un sentiment déliàeux d'abandon. Enfm,après deux heures de piste, et descente auxenfers, résurrection dans le àel, sur la crête,

127

Page 63: Jean Baudrillard - Amérique

Camino Cielo, avec la vue aérienne et nocturnedes lumières de Santa Barbara.

PORTERVILLE

Arrivée par des forêts d'orangers rectilignes,d'un vert profond et géométrique, au flanc descollines fauves, comme celles de Toscane,couvenes d'herbe ondoyante comme une four­rure animale. Une allée de cinquante palmiers,d'une égale hauteur et d'une symétrie absolue,mène à une maison de planteur, minuscule encomparaison, dont tous les volets sont fermés.Ce pourrait être une vision coloniale, mais c'estle flanc ouest des montagnes Rocheuses, au pieddu Sequoia National Park. Descente dans uneville qui n'en est pas une, aussi rectiligne que lesorangers et peuplée d'esclaves mexicains qui ontracheté les vieilles Chevrolet de leurs maîtres,celles des années 50. La descente se fait par uneallée de lauriers-roses. Mais la révélation, c'est laville elle-même, totalement, et à un point

128

inintelligible pour nous, dépourvue de centre.Remonter, redescendre toutes les rues sanspouvoir déterminer quoi que ce soit qui res­semblerait à un point central. Même pas debanques, de bâtiments administratifs, de mairie,la ville n'a pas de coordonnées, elle est commeune plantation. Le seul signe vivant: le drapeauaméricain, tout près du centre mon, l'hôtel, seulédifice à trois étages, dont les rideaux déchirésflottent dans le vent chaud de cette fm d'après­midi, par les vitres brisées. Les chambresn'ouvrent même pas, l'hôtelier mexicain netrouve pas les clefs. Les prix sont dérisoires.Vous pouvez y passer une semaine pour vingtdollars. Et pourtant, dans chaque chambre dontles matelas sont éventrés et les glaces ternies depoussière, la télévision marche en permanence,pour aucun client apparemment, dans leschambres ouvenes à tout vent, et dans celles quin'ouvrent même plus. On peut voir les télévi­sions de la rue, leur reflet tout au moins, àtravers les rideaux. Tous les couloirs, dont lamoquette est usée jusqu'à la trame, n'offrent

129

Page 64: Jean Baudrillard - Amérique

qu'un seul signe: EXIT. On peut sortir danstoutes les direaions. Vous pouvez louer ici troischambres pendant une semaine pour le prixd'une nuit dans un motel habituel. C'était sansdoute un hôtel pour la société riche de Bakers­field, il Y a quarante ans, quand elle s'évadaitvers la fraîcheur des montagnes. Aujourd'hui,c'est toujours le cœur de Porterville, livré à unedégradation sans appel. Mais il fait trop chaudpour s'en soucier.

La nuit descend lentement sur Porterville, et

la fièvre de Saturday Night commence. Ameri­can Graffiti 85. Toutes les voitures montent etdescendent les deux miles de l'artère principale,dans une procession lente ou vive, une paradecolleaive, buvant, mangeant des glaces, s'inter­pellant d'une voiture à l'autre (alors que tout lemonde dans la journée circule sans se voir),musique, sono, bière, ice-cream. Toutes propor­tions gardées, c'est la même cérémonie que lelent déroulement nocturne sur le Strip de LasVegas, ou la procession automobile sur lesautoroutes de Los Angeles, simplement conver-

130

tie en féerie provinciale du samedi soir. Seulélément de culture, seul élément mobile: lavoiture. Pas de centre culturel, pas de centre dedistraction. Société primitive: même identifica­tion motrice, même phantasme colleaif dedéroulement - breakfast, movie, service reli­gieux, l'amour et la mort, tout en voiture -, lavie entière en drive-in. Grandiose. Tout revientà ce défùé de scaphandres lumineux et silencieux(car tout se passe dans un silence relatif, pas dechangements de vitesse ni de dépassements, cesont les mêmes monstres fluides à conduiteautomatique, glissant souplement dans la fouléeles uns des autres). li ne se passera rien d'autrede la nuit. Sauf, dans un coin de la ville, sous lalumière des projecteurs, dans la poussière sou­levée par les chevaux, près du terrain debase-ball, la course folle des filles de douze àquinze ans, de vraies filles de western, unconcours. Et, le lendemain matin, le dimanchematin, les mes désertes, à peine distinctes dudésert, sont d'un calme surnaturel. L'air esttransparent, avec les orangers tout autour. Après

131

Page 65: Jean Baudrillard - Amérique

le cérémonial automobile de la nuit, tout estlaissé à la lumière des avenues trOP larges, desstore houses éteints, des stations-service à peineéveillées. Lumière naturelle, orpheline, sansphares ni publicités lumineuses - seuls quelquesMexicains maraudent déjà dans de longuesvoitures, et les premiers Blancs lavent les leursdevant leur véranda ouverte. Insignifiance lumi­neuse du dimanche matin. Micro-modèle holo­graphique de toute l'Amérique.

La Death Valley est toujours aussi grande et

mystérieuse. Feu, chaleur, lumière, tous leséléments du sacrifice. Il faut toujours amenerquelque chose en sacrifice au désert, et le luioffrir comme victime. Une femme. Si quelquechose doit y disparaître, quelque chose d'égal àla beauté du désert, pourquoi pas une fem­me?

Rien n'est plus étranger aux déserts améri­cains que la symbiose (les vêtements flottants,les rythmes lents, les oasis), telle qu'on peut la

132

trouver dans les cultures autochtones du désert.Ici, tout ce qui est humain est artificiel. FurnaceCreek est une oasis de synthèse climatisée. Maisrien n'est plus beau que la fraîcheur artificielleau cœur de la chaleur, que la vitesse artificielleau cœur des espaces naturels, que la lumièreélectrique en plein soleil, ou la pratique artifi­cielle du jeu dans les casinos perdus. RainerBunham a raison : Death Valley et Las Vegassont inséparables, il faut accepter tout ensemble,la durée immuable et l'instantanéité la plusfolle. Il y a une afftnité mystérieuse entre lastérilité des espaces et celle du jeu, entre lastérilité de la vitesse et celle de la dépense. C'estça l'originalité des déserts de l'Ouest, dans cettejuxtaposition violente et électrique. Et c'est lamême chose pour le pays entier: il faut acceptertout en bloc, car c'est ce télescopage qui fait lecôté i//uminating, exhi/arating, du mode de vieaméricain, de même que dans le désert tout faitpartie de la magie du désert. Si vous considérezcette société avec les nuances du jugementmoral, esthétique ou critique, vous en effacerez

133

Page 66: Jean Baudrillard - Amérique

l'originalité, qui vient justement de défier lejugement et d'opérer une confusion prodi­gieuse des effets. En esquivant cette confusionet cet excès, vous échappez simplement audéfi qu'elle vous lance. La violence des con­trastes, l'indistinction des effets positifs ounégatifs, le télescopage des races, des techni­ques, des modèles, la valse des simulacres etdes images ici est telle que, comme pour leséléments du rêve, vous devez en accepter lasuccession même inintelligible, vous devezfaire de ce mouvement le fait irrésistible etfondamental.

Les distinctions qu'on fait ailleurs n'ont quepeu de sens ici. Il est vain de distinguer destraits d'une civilité américaine souvent en effetbien supérieure à la nôtre (pays de < hauteculture » et de constater par ailleurs que cesont des barbares. Il est vain d'opposer DeathValley comme phénomène naturel sublime etLas Vegas comme phénomène culturel abject.Car l'un est la face cachée de l'autre, et ils serépondent de part et d'autre du désert, comme

134

le comble de la prostitution et du spectacle aucomble du secret et du silence.

Cela dit, la Death Valley a quelque chose demystérieux en soi. Quelque beauté qu'offrentles déserts de l'Utah et de la Californie réunis,celui-ci est autre chose, et de sublime. Labrume de chaleur surnaturelle qui l'enveloppe,sa profondeur inverse, au-dessous du niveau dela mer, la réalité sous-marine de ce paysage,avec les surfaces de sel et les mudhi//s, l'encer­clement des hautes montagnes, qui en fait unesorte de sanetuaire intérieur - un lieu initiati­que, qui tient de la profondeur géologique etdes limbes, doux et spectral. Ce qui m'atoujours frappé, c'est la douceur de la Vallée dela Mort, le pastel de ses couleurs, le voilefossile, la fantasmagorie brumeuse de son opéraminéral. Rien de funèbre ni de morbide: unetransverbération où tout est palpable, la dou­ceur minérale de l'air, la substance minérale dela lumière, le fluide corpusculaire de la couleur,l'extraversion totale du corps dans la chaleur.Un fragment d'une autre planète (d'avant

135

Page 67: Jean Baudrillard - Amérique

toute espèce humaine en tout cas), porteurd'une autre temporalité, plus profonde, à lasurface de laquelle vous flottez comme sur uneeau lourde. Ce qui engourdit les sens, l'esprit,et tout sentiment d'appartenance à l'espècehumaine, c'est d'avoir devant soi le signe pur,inaltéré, de cent quatre-vingtS millions d'an­nées, et donc l'énigme impitoyable de votrepropre existence. C'est le seul endroit où il soitpossible de revivre, en même temps que lesPeCtre physique des couleurs, le spectre desmétamorphoses inhumaines qui nous ont pré­cédés, nos devenirs successifs : minéral, végétal,désert de sel, dune de sable, roc, minerai,lumière, chaleur, tout ce que la terre a pu être,toutes les formes inhumaines par où elle estpassée, réunies en une seule vision antholo­gIque.

Le désert est une extension naturelle dusilence intérieur du cOfPS. Si le langage, lestechniques, les édifices de l'homme sont uneextension de ses facultés constructives, le désertseul est une extension de sa faculté d'absence,

136

le schème idéal de sa forme disparue. Quandon sort du Mojave, dit Bunham, il est difficiled'accommoder à moins de quinze miles. L'œilne peut plus se reposer sur les objets proches. Ilne peut plus exactement se poser sur les choses,et toutes les constructions humaines ou natu­relles qui viennent intercepter la vue lui sem­blent des obstacles fastidieux qui ne font quecorrompre l'étendue parfaite du regard. Sortidu désert, l'œil se reprend partout à fairementalement le vide parfait, il ne peut qu'ima­giner le désert en filigrane de toutes les zoneshabitées, de tous les paysages. La désaccoutu­mance est longue, et n'est jamais totale. Écartezde moi toute substance... Mais le désert estautre chose qu'un espace qu'on aurait débar­rassé de toute substance. De même que lesilence n'est pas ce dont on aurait ôté toutbruit. Il n'est pas besoin de fermer les yeuxpour l'entendre. Car c'est le silence du tempsaussI.

137

Page 68: Jean Baudrillard - Amérique

Ici à Death Valley, il ne manque même pasle raccourci cinématographique. Car toute cettegéologie mystérieuse est aussi un scénario. Ledésen américain est une dramaturgie extraordi­naire, pas théâtrale du tout, comme les sitesalpestres, si sentimentale, comme la forêt ou lacampagne. Ni érodée et monotone comme ledésen australien, sublunaire. Ni mystiquecomme les déserts de l'Islam. Il est purementgéologiquement dramatique, associant les for­mes les plus aiguës et les plus ductiles auxformes sous-marines les plus douces et les pluslascives - tout le métamorphisme de l'écorceterrestre est là dans une synthèse, un raccourcimiraculeux. Toute l'intelligence de la terre etde ses éléments rassemblée ici, dans un specta­cle sans égal: superproduction géologique. Lecinéma n'est pas le seul à nous avoir donné unevision cinématographique du désen, la natureelle-même a réussi ici, bien avant les hommes,son plus bel effet spécial.

Inutile de chercher à décinématographier ledésen pour lui garder une qualité originelle, la

138

surimpression est totale, et elle continue. LesIndiens, les mesas, les canyons, les ciels: lecinéma a tout absorbé. Et pounant, c'est lespectacle le plus saisissant du monde. Faut-ilpréférer les déserts < authentiques > et les oasisprofondes? Pour nous modernes et ultra­modernes, comme pour Baudelaire qui a susaisir dans l'anifice le secret de la véritablemodernité, seul est saisissant le spectacle natu­rel qui livre en même temps la profondeur laplus émouvante et le simulacre total de cetteprofondeur. Comme ici, où la profondeur dutemps apparaît à travers la profondeur duchamp (cinématographique). Monument Val­ley, c'est la géologie de la terre, c'est lemausolée des Indiens, et c'est la caméra deJohn Ford. C'est l'érosion, c'est l'extermina­tion, mais c'est aussi le travelling et l'audiovi­sion. Tous les trois sont mêlés dans la visionque nous en avons. Et chaque phase met fmd'une façon subtile à la précédente. L'extermi­nation des Indiens met fm au rythme cosmo­logique naturel de ces paysages auxquels fut

139

Page 69: Jean Baudrillard - Amérique

liée depuis des millénaires leur existence magi­que. A un processus extrêmement lent s'en estsubstitué un beaucoup plus rapide, avec lacivilisation des pionniers. Mais celui-ci mêmes'est trouvé relayé cinquante ans plus tard parle travelling cinématographique, qui accélèreencore le processus et d'une certaine façon metfm à la disparition des Indiens, en les ressusci­tant comme figurants. Ce paysage se trouveainsi dépositaire de tous les événements géolo­giques et anthropologiques, jusqu'aux plusrécents. D'où la scénographie exceptionnelledes déserts de l'Ouest, en ce qu'ils réunissent lehiéroglyphe le plus ancestral, la luminosité laplus vive, et la superficialité la plus totale.

La couleur y est comme subtilisée et déta­chée de la substance, diffractée dans l'air etflottant à la surface des choses - d'où l'impres­sion sPectrale, ghostly et en même temps voilée,tranSlucide, calme et nuancée des paysages. Delà l'effet de mirage, mirage du temps aussi, si

140

proche de l'illusion totale. Les roches, lessables, les cristaux, les cactus sont éternels, maisaussi éphémères, irréels et détachés de leursubstance. La végétation est minimale, maisindestructible, et chaque printemps y éclate lemiracle des fleurs. Par contre la lumière, elle,est substantielle, pulvérisée dans l'air, elledonne à toutes les teintes cette nuance pastelcaractéristique, qui est comme l'image de ladésincarnation, de la séparation de l'âme et ducorps. Dans ce sens, on peut parler de l'abs­traction du désert, d'une délivrance organique,au-delà de la transition abjecte du corps versl'inexistence chamelle. Phase sèche, phase lumi­neuse de la mort, où la corruption du corpss'achève. Le désert est au-delà de cette phasemaudite de la pourriture,- de cette phasehumide du corps, de cette phase organique dela nature.

Le désert est une forme sublime qui éloignede toute socialité, de toute sentimentalité, de

141

Page 70: Jean Baudrillard - Amérique

toute sexualité. La parole, même complice, esttoujours de trop. La caresse n'a pas de sens,sauf si la femme elle-même est désertique,d'une animalité instantanée et superficielle, oùle charnel alors s'ajoute à la sécheresse et à ladésincarnation. Mais rien n'égale, dans un autresens, et sous le sceau du silence, la tombée de lanuit sur la Vallée de la Mort, sur la vérandadevant les dunes, dans les fauteuils du motel,épuisés, transparents. La chaleur ne tombe pas,seule la nuit tombe, trouée de quelques pharesautomobiles. Le silence est inouï, ou plutôt ilest tout ouIe. Ce n'est Pas celui du froid, ni dela nudité, ni de l'absence de vie, c'est celui detoute la chaleur sur l'étendue minérale devantnous, sur des centaines de miles, celui du ventléger sur les boues salées du Badwater, et quicaresse les gisements métalliques du TelephonPeak. Silence intérieur à la Vallée elle-même,silence de l'érosion sous-marine, en dessous dela ligne de flottaison du temps comme endessous du niveau de la mer. Pas de mouve­ment animal, rien ne rêve ici, rien ne parle en

142

rêve, chaque soir la terre y plonge dans desténèbres parfaitement calmes, dans le noir de sagestation alcaline, dans la dépression bienheu­reuse de son enfantement.

Bien avant de partir, je ne vis déjà plus quedans le souvenir de Santa Barbara. SantaBarbara n'est qu'un rêve avec tous les processusdu rêve: l'accomplissement fastidieux de tousles désirs, la condensation, la translation, lafacilité... tout cela devient très vite irréel. 0 lesbeaux jours! Ce matin, un oiseau est venumourir sur le balcon, je l'ai photographié. Maisnul n'est indifférent à sa propre vie, et lamoindre péripétie en est encore émouvante.J'étais ici en imagination bien avant d'y venir,du coup ce séjour est devenu celui d'une vieantérieure. Les dernières semaines, le tempsétait comme multiplié par le sentiment den'être déjà plus là et de vivre chaque jour SantaBarbara, avec sa douceur fatale et sa fadeur,comme le lieu prédestiné d'un éternel retour.

143

Page 71: Jean Baudrillard - Amérique

Tout disparaît de plus en plus vite dans lerétroviseur de la mémoire. Deux mois et demis'effacent en quelques instants de décalagemental, plus rapides même que le jet lag.Difficile de garder vivante l'admiration, l'illu­mination de la surprise, difficile de garder auxchoses leur prégnance. Elles ne durent jamaisplus longtemps que le temps où elles seproduisent. C'était une douce habitude jadisque de revoir des ftlms, elle se perd. Je doutequ'on revoie désormais toute sa vie en uninstant au moment de mourir. L'éventualitémême de l'Éternel Retour devient précaire:cette perspective merveilleuse suppose que leschoses soient prises dans une succession néces­saire et fatale, qui les dépasse. Rien de telaujourd'hui, où elles sont prises dans unesuccession molle et sans lendemain. L'ÉternelRetour est celui de l'infmiment petit, dufractal, la répétition obsessionnelle d'uneéchelle microscopique et inhumaine, ce n'est

144

pas l'exaltation d'une volonté, ni l'affll'mationsouveraine d'un événement, ni sa consécrationpar un signe immuable comme le voulaitNietzsche, c'est la récurrence virale des micro­processus, inéluctable certes, mais qu'aucunsigne puissant ne rend fatale à l'imagination (nil'explosion nucléaire, ni l'implosion virale nepeuvent être nommées par l'imagination). Telssont les événements qui nous entourent:microprocessifs et instantanément effacés.

Revenir de Californie, c'est rentrer dans ununivers déjà vu, déjà vécu, mais sans le charmed'une vie antérieure. On l'avait laissé là dansl'espoir qu'il se métamorphose en votre absen­ce, mais il n'en est rien. Il s'est très bien passéde vous, et il s'accommode très bien de votreretour. Les gens et les choses s'arrangent pourfaire comme si vous n'étiez pas parti. Moi­même j'ai quitté tout cela sans remords et je leretrouve sans émotion. Les gens sont préoccu­pés mille fois plus par leurs petites histoires quepar l'étrangeté d'un autre monde. Il est doncconseillé d'atterrir avec discrétion, de redescen-

145

Page 72: Jean Baudrillard - Amérique

dre poliment en retenant votre souffle, et lesquelques visions qui brillent encore dans votremémoire.

Plutôt qu'un rapprochement, la confronta­tion entre l'Amérique et l'Europe fait appa­raitre une distorsion, une coupure infranchissa­ble. Ce n'est pas seulement un décalage, c'estun abîme de modernité qui nous sépare. Onnait moderne, on ne le devient pas. Et nous nele sommes jamais devenus. Ce qui saute auxyeux à Paris, c'est le XDê siècle. Venu de LosAngeles, on atterrit dans le XDê siècle. Chaquepays porte une sorte de prédestination histori­que, qui en marque presque défmitivement lestraits. Pour nous, c'est le modèle bourgeois de89 et la décadence interminable de ce modèlequi dessine le proftl de notre paysage. Rien n'yfait : tout tourne ici autour du rêve bourgeoisdu XIXC siècle.

L'utopie réalisée

Page 73: Jean Baudrillard - Amérique

L'Amérique correspond pour l'Européen,encore aujourd'hui, à une forme sous-jacente del'exil, à un phantasme d'émigration et d'exil, etdonc à une forme d'intériorisation de sa propreculture. En même temps, elle correspond à uneextraversion violente, et donc au degré zéro decette même culture. Aucun autre pays n'incarneà ce point cette fonction de désincarnation, ettout ensemble d'exacerbation, de radicalisation,des données de nos cultures européennes...C'est par un coup de force, ou un coup dethéâtre, celui de l'exil géographique redou­blant, chez les Pères Fondateurs du XVIf siècle,l'exil volontaire de l'homme dans sa propreconscience, que ce qui était resté en Europeésotérisme critique et religieux se transforme

149

Page 74: Jean Baudrillard - Amérique

sur le Nouveau Continent en exotérisme prag­matique. Toute la fondation américaine répondà ce double mouvement d'un approfondisse­ment de la loi morale dans les consciences,d'une radicalisation de l'exigence utopique quifut toujours celle des sectes, et de la matériali­sation immédiate de cette utopie dans letravail, les mœurs et le mode de vie. Atterrir enAmérique, c'est atterrir, aujourd'hui encore,dans cette < religion> du mode de vie dontparlait Tocqueville. L'exil et l'émigration ontcristallisé cette utopie matérielle du mode devie, de la réussite et de l'action comme illus­tration profonde de la loi morale, et l'ont enquelque sorte transformée en scène primitive.Nous, en Europe, c'est la révolution de 1789qui nous a marqués, mais non pas du mêmesceau: du sceau de l'Histoire, de l'État et del'Idéologie. La politique et l'histoire restentnotre scène primitive, non la sphère utopique et

morale. Et si cette révolution < transcendante >à l'européenne n'est plus guère assuréeaujourd'hui de ses fins ni de ses moyens, on ne

150

saurait en dire autant de celle, immanente, dumode de vie américain, de cette assertionmorale et pragmatique qui constitue, au­jourd'hui comme hier, le pathétique du Nou­veau Monde.

L'Amérique est la version originale de lamodernité, nous sommes la version doublée ousous-titrée. L'Amérique exorcise la question del'origine, elle ne cultive pas d'origine oud'authenticité mythique, elle n'a pas de passéni de vérité fondatrice. Pour n'avoir pas connud'accumulation primitive du temps, elle vitdans une actualité perpétuelle. Pour n'avoir pasconnu d'accumulation lente et séculaire duprincipe de vérité, elle vit dans la simulationperpétuelle, dans l'actualité perpétuelle dessignes. Elle n'a pas de territoire ancestral, celuides Indiens est circonscrit aujourd'hui dans desréserves qui SOnt l'équivalent des musées où ellestocke les Rembrandt et les Renoir. Mais c'estsans importance - l'Amérique n'a pas de

151

Page 75: Jean Baudrillard - Amérique

problèmes d'identité. Or la puissance future estdédiée aux peuples sans origine, sans authenti­cité, et qui sauront exploiter cette situationjusqu'au bout. Voyez le Japon, qui dans unecertaine mesure réalise ce pari mieux que lesÉtats-Unis eux-mêmes, réussissant, dans unparadoxe pour nous inintelligible, à transfor­mer la puissance de la territorialité et de laféodalité en celle de la déterritorialité et del'apesanteur. Le Japon est déjà un satellite de laplanète Terre. Mais l'Amérique fut déjà en sontemps un satellite de la planète Europe. Qu'onle veuille ou non, le futur s'est déplacé vers lessatellites artificiels.

Les États-Unis, c'est l'utopie réalisée.Il ne faut pas juger de leur crise comme de la

nôtre, celle des vieux pays euroPéens. La nôtreest celle d'idéaux historiques en proie à leurréalisation imPQSSible. La leur est celle del'utopie réalisée confrontée à sa durée et à sapermanence. La conviction idyllique des Amé-

152

ricains d'être le centre du monde, la puissancesuprême et le modèle absolu n'est pas fausse.Et elle ne se fonde pas tant sur les ressources,les techniques et les armes, que sur le présup­posé miraculeux d'une utopie incarnée, d'unesociété qui, avec une candeur qu'on peut jugerinsupportable, s'institue sur l'idée qu'elle est laréalisation de tout ce dont les autres ont rêvé ­justice, abondance, droit, richesse, liberté: ellele sait, elle y croit, et fmalement les autres ycroient aussi.

Tout le monde fmit par se retourner, dans lacrise actuelle des valeurs, vers la culture qui aosé, par un coup de force théâtral, les matéria­liser sans attendre, vers celle qui, grâce à larupture géographique et mentale de l'émigra­tion, a pu penser créer de toutes pièces unmonde idéal - il ne faut pas négliger laconsécration phantasmatique de tout cela par lecinéma. Quoi qu'il arrive, et quoi qu'on Pensede l'arrogance du dollar ou des multinationales,c'est cette culture qui fascine mondialementceux mêmes qui ont à en souffrir, et ce de par

153

Page 76: Jean Baudrillard - Amérique

cette convlcnon morne et délirante d'avoirmatérialisé tous leurs rêves.

Pas si délirante que cela d'ailleurs: toutes lessociétés pionnières ont été plus ou moins dessociétés idéales. Même les jésuites du Paraguay.Même les Portugais du Brésil ont fondé enquelque sorte une société patriarcale et esclava­giste idéale, mais à la différence du modèlenordiste, anglo-saxon et puritain, le modèlesudiste ne pouvait guère s'universaliser dans lemonde moderne. En s'exportant, en s'hyposta­siant au-delà des mers, l'idéal s'expurge de sonhistoire, se concrétise, se développe avec unsang neuf et une énergie expérimentale. Ledynamisme des < nouveaux mondes> témoi­gne toujours de leur supériorité sur leur patried'origine: ils opérationnalisent l'idéal que lesautres cultivaient comme fm dernière et secrè­tement impossible.

La colonisation fut dans ce sens un coup dethéâtre mondial qui laisse des traces profondeset nostalgiques partout, même lorsqu'elle s'ef­fondre. Elle représente pour le Vieux Monde

154

l'expérience unique d'une commutation idéali­sée des valeurs, presque comme dans un romande science-fiction (dont elle garde souvent latonalité, comme aux USA), et qui du coupcourt-circuite le destin de ces valeurs dans lespays d'origine. Le surgissement de ces sociétés àla marge abolit le destin des sociétés histori­ques. En extrapolant brutalement leur essenceoutre-mer, ces dernières perdent le contrôle deleur évolution. Le modèle idéal qu'elles ontsécrété les annule. Et jamais plus l'évolution nereprendra sous forme d'alignement progressif.Le moment, pour des valeurs jusque-là trans­cendantes, de leur réalisation, de leur projectionou de leur effondrement dans le réel (l'Améri­que) est un moment irréversible. C'est ce qui,quoi qu'il arrive, nous sépare des Américains.Nous ne les rattraperons jamais, et nousn'aurons jamais cette candeur. Nous ne faisonsque les imiter, les parodier avec cinquante ansde retard, et sans succès d'ailleurs. Il nousmanque l'âme et l'audace de ce qu'on pourraitappeler le degré zéro d'une culture, la puissance

155

Page 77: Jean Baudrillard - Amérique

de l'inculture. Nous avons beau nous adapterplus ou moins, cette vision du monde nouséchappera toujours, tout comme la Weltans­chauung transcendantale et historique de l'Eu­rope échappera toujours aux Américains. Pasplus que les pays du Tiers Monde n'intériori­seront jamais les valeurs de démocratie et deprogrès technologique - les coupures définitivesexistent et ne se ravalent pas.

Nous resterons des utopistes nostalgiquesdéchirés Par l'idéal, mais répugnant au fond àsa réalisation, professant que tout est possible,mais jamais que tout est réalisé. Telle estl'assertion de l'Amérique. Notre problème ànous est que nos vieilles fmalités - révolution,progrès, liberté - se seront évanouies avantd'avoir été atteintes, sans avoir pu se matéria­liser. D'où la mélancolie. Nous n'aurons jamaisla chance de ce coup de théâtre.

Nous vivons dans la négativité et la contra­diction, eux vivent dans le paradoxe (car c'estune idée Paradoxale que celle d'une utopieréalisée). Et la qualité du mode de vie améri-

156

cain réside pour beaucoup dans cet humourpragmatique et paradoxal, alors que le nôtre secaractérise (se caractérisait?) par la subtilité del'esprit critique. Bien des intellectuels améri­cains nous l'envient, et voudraient se refaire desvaleurs idéales, une histoire, revivre les délicesphilosophiques ou marxistes de la vieille Euro­pe. A contre-courant de tout ce qui fait leursituation originale, puisque le charme et lapuissance de l'(in)culture américaine viennentjustement de la matérialisation soudaine et sansprécédent des modèles.

Quand je vois des Américains, surtout intel­lectuels, loucher avec nostalgie sur l'Europe,son histoire, sa métaphysique, sa cuisine, sonpassé, je me dis qu'il s'agit là d'un transfertmalheureux. L'histoire et le marxisme sontcomme les vins fms et la cuisine: ils nefranchissent pas vraiment l'océan, malgré lestentatives émouvantes pour les acclimater.C'est la revanche justifiée du fait que nous,

157

Page 78: Jean Baudrillard - Amérique

Européens, n'avons jamais pu apprivoiser vrai­ment la modernité, qui se refuse elle aussi àfranchir l'océan, mais dans l'autre sens. Il y ades produits qui ne souffrent pas d'import­export. Tant pis pour nous, tant pis pour eux.Si pour nous la société est une fleur carnivore,pour eux l'histoire est une fleur exogène. Sonparfum n'est pas plus convaincant que lebouquet des vins californiens (on veut nousfaire croire le contraire aujourd'hui, mais il n'enest rien).

Non seulement l'histoire ne se rattrape pas,mais il semble que l'actUalité même du capital,dans cette société < capitaliste >, ne se rattrapejamais. Ce n'est pourtant pas faute, chez noscritiques marxistes, de courir après le capital,mais il a toujours une longueur d'avance.Quand on en démasque une phase, il est déjàpassé à une phase ultérieure (E. Mandel et satroisième phase du capital mondial). Le capitalest fourbe, il ne joue pas le jeu de la critique, levrai jeu de l'histoire, il déjoue la dialectique,qui ne le reconstitue qu'après coup, avec une

158

révolution de retard. Même les révolutionsanticapitalistes ne servent qu'à relancer lasienne propre: elles sont l'équivalent des exo­genous events dont parle Mandel, comme lesguerres ou les crises, ou la découverte des minesd'or, qui relancent le processus du capital surd'autres bases. Finalement, tous ces théoriciensdémontrent eux-mêmes l'inanité de leursespoirs. En réinventant le capital à chaquephase, sur la base du primat de l'économiepolitique, ils font la preuve de l'initiativeabsolue du capital comme événement histori­que. Ils se tendent ainsi un piège à eux-mêmes,et s'ôtent toute chance de le dépasser. Ce quiassure du même coup - c'est peut-être là leurobjectif - la perpétuité de leur analyse àretardement.

L'Amérique n'a jamais manqué de violence,ni d'événements, ni d'hommes, ni d'idées, maistout ça ne fait pas une histoire. Octavio paz araison d'affll'mer que l'Amérique s'est créée

159

Page 79: Jean Baudrillard - Amérique

dans le dessein d'échapper à l'histoire, d'édifierune utopie à l'abri de l'histoire, qu'elle y a enpartie réussi, et qu'elle persiste aujourd'huidans ce dessein. L'histoire comme transcen­dance d'une raison sociale et politique, commevision dialectique et conflictuelle des sociétés, ceconcept-là n'est pas le leur - de même que lamodernité, comme rupture originelle d'avecune certaine histoire justement, ne sera jamais lenôtre. Nous vivons depuis assez longtempsmaintenant dans la conscience malheureuse decette modernité pour le savoir. L'Europe ainventé un certain type de féodalité, d'aristo­cratie, de bourgeoisie, d'idéologie et de révolu­tion : tout ça a eu du sens pour nous, mais aufond nulle part ailleurs. Tous ceux qui ontvoulu singer cela se sont ridiculisés ou drama­tiquement fourvoyés (nous-mêmes ne faisonsplus guère que nous imiter et nous survivre).L'Amérique, elle, s'est trouvée en position derupture et de modernité radicale : c'est donc làque la modernité est originale, et nulle partailleurs. Nous ne pouvons faire que l'imiter,

160

sans pouvoir la défier sur son propre terrain.Une fois qu'un événement a eu lieu, il a eulieu, un point c'est tout. Et quand je voisl'Europe loucher sur la modernité à tout prix, jeme dis qu'il s'agit là aussi d'un transfertmalheureux.

Nous sommes toujours au centre, mais aucentre du Vieux Monde. Eux qui furent unetranscendance marginale de ce Vieux Mondeen sont aujourd'hui le centre neuf et excentri­que. L'excentricité est leur acte de naissance.Nous ne pourrons jamais la leur ravir. Nousne pourrons jamais nous excentrer, nousdécentrer de la même façon, nous ne seronsdonc jamais modernes au sens propre duterme, et nous n'aurons jamais la mêmeliberté - non pas celle, formelle, que noustenons pour assurée, mais celle concrète, flexi­ble, fonctionnelle, active, que nous voyonsjouer dans l'institution américaine, et dans latête de chaque citoyen. Notre conception dela liberté ne pourra jamais rivaliser avec laleur, spatiale et mobile, qui découle du fait

161

Page 80: Jean Baudrillard - Amérique

qu'ils se sont un jour affranchis de cettecentralité historique.

Du jour où est née outre-Atlantique cettemodernité excentrique en pleine puissance,l'Europe a commencé de disparaître. Lesmythes se sont déplacés. Tous les mythes de lamodernité sont aujourd'hui américains. Rien nesert de s'en affliger. A Los Angeles, l'Europe adisparu. Comme dit 1. Huppert: < Ils onttout. Ils n'ont besoin de rien. Ils envient certes,et admirent notre passé et notre culture, maisau fond nous leur apparaissons comme unesorte de Tiers Monde élégant. >

Du décentrement initial, il restera toujours,dans la sphère politique, une fédéralité, uneabsence de centralité et, au niveau des mœurset de la culture, une décentralisation, uneexcentricité qui est celle même du NouveauMonde par rapport à l'Europe. Les États-Unisn'ont pas de problème insoluble de fédération(bien sûr, il y a eu la Guerre de Sécession, mais

162

nous Parlons de l'actuel ensemble fédéral) parcequ'ils sont d'emblée, dès le seuil de leurhistoire, une culture de la promiscuité, dumixage, du mélange national et racial, de larivalité et de l'hétérogénéité. Évident à NewYork, où successivement chaque building adominé la ville, où tour à tour chaque ethnie adominé la ville à sa façon, et où pourtantl'ensemble donne une impression non hétérocli­te, mais de convergence dans l'énergie, nond'unité ou de pluralité, mais d'intensité rivale,de puissance antagoniste, créant ainsi unecomplicité, une attraction collective, au-delà dela culture ou de la politique, dans la violenceou la banalité même du mode de vie.

Dans le même ordre d'idées, il Y a uneprofonde différence de tonalité raciale, ethni­que, enqe l'Amérique et la France. Là-bas, lemixage violent de multiples nationalités euro­péennes, puis de races exogènes, a produit unesituation originale. Cette multiracialité a trans­formé le pays et lui a donné sa complexitécaractéristique. En France, il n'y a eu ni

163

Page 81: Jean Baudrillard - Amérique

mélange original, ni solution véritable, ni défide l'un à l'autre groupe. La situation colonialea simplement été transférée en métropole, horsson contexte originel. Tous les immigrés sontau fond des harkis, sous le protectorat social deleurs oppresseurs, auquel ils n'ont à opposerque leur misère ou leur relégation de fait.L'immigration est sans doute une questionbrûlante, mais en soi la présence de plusieursmillions d'immigrés n'a pas marqué le mode devie français ni altéré la configuration de ce pays.e est pourquoi, quand on revient en France, ona surtout l'impression visqueuse de petit racis­me, de situation fausse et honteuse pour tout lemonde. Séquelle d'une situation coloniale, oùpersiste la mauvaise foi du colon et celle ducolonisé. Alors qu'en Amérique, chaque ethnie,chaque race développe une langue, une culturecompétitive, parfois supérieure à celle des< autochtones >, et que chaque groupe prendtour à tour symboliquement le dessus. Il nes'agit pas d'égalité ou de liberté formelle, maisd'une liberté de fait, qui s'exprime dans la

164

rivalité et le défi, et ceci donne une vivacitésingulière, une tonalité ouverte à la confronta­tion des races.

Nous sommes une culture, l'européenne, quia parié sur l'universel, et le danger qui la guetteest de périr par l'universel... C'est aussi bienl'extension du concept de marché, des échangesmonétaires ou des biens de production quel'impérialisme de l'idée de culture. Méfions­nous de cette idée, qui n'est devenue universellequ'en se formalisant dans l'abstraction, exacte­ment comme celle de révolution, et à ce titreaussi dévoratrice de singularité que la révolu­tion l'est de ses enfants.

Cette prétention à l'universalité a pourconséquence une égale impossibilité à se diver­sifier vers le bas et à se fédérer vers le haut. Unenation ou une culture une fois centralisée selonun processus historique durable éprouve desdifficultés insurmontables aussi bien à créer dessous-ensembles viables qu'à s'intégrer à unsuper-ensemble cohérent... Il y a une sorte defatalité dans le processus centralisateur. D'où

165

Page 82: Jean Baudrillard - Amérique

les difficultés actuelles à trouver un élan, uneculture, un dynamisme européen. Incapacité àproduire un événement fédéral (l'Europe), unévénement local (la décentralisation), un événe­ment racial ou multiracial (la mixité). Tropempêtrés de notre histoire, nous ne savonsproduire qu'une centralité honteuse (le plura­lisme à la Clochemerle) et une promiscuitéhonteuse (notre racisme mou).

Le pnnape de l'utopie réalisée expliquel'absence, et d'ailleurs l'inutilité de la métaphy­sique et de l'imaginaire dans la vie américaine.Elle crée chez les Américains une perception dela réalité différente de la nôtre. Le réel n'y estpas lié à l'impossible, et aucun échec ne peut leremettre en cause. Ce qui s'est pensé en Europese réalise en Amérique - tout ce qui disparaîten Europe réapparaît à San Francisco!

Cependant l'idée d'une utopie réalisée estune idée paradoxale. Si donc la négativité,l'ironie, le sublime gouvernent la pensée euro-

166

péenne, c'est le paradoxe qui domine la penséeaméricaine, l'humour paradoxal d'une matéria­lité accomplie, d'une évidence toujours neuve,d'une fraîcheur dans la légalité du fait accompliqui nous étonne toujours, l'humour d'unevisibilité naive des choses, alors que nousévoluons dans l'inquiétante étrangeté du déjà­vu et la transcendance glauque de l'histoire.

Nous reprochons aux Américains de nesavoir analyser ni conceptualiser. Mais c'est leurfaire un faux procès. C'est nous qui imaginonsque tout culmine dans la transcendance, et querien n'existe qui n'ait été pensé dans sonconcept. Non seulement eux ne s'en soucientguère, mais leur perspective est inverse. Nonpas conceptualiser la réalité, mais réaliser leconcept, et matérialiser les idées. Celles de lareligion et de la morale éclairée du xvnt sièclebien sûr, mais aussi les rêves, les valeursscientifiques, les perversions sexuelles. Matéria­liser la liberté, mais aussi l'inconscient. Nosphantasmes d'espace et de fiction, mais aussi desincérité et de vertu, ou les délires de la

167

Page 83: Jean Baudrillard - Amérique

technicité - tout ce qui a été rêvé en deçà del'Atlantique a des chances de se réaliser au­delà. Eux fabriquent du réel à partir des idées,nous transformons le réel en idées, ou enidéologie. N'a de sens ici que ce qui se produit,ou se manifeste, n'a de sens pour nous que cequi se pense, ou se cache. Même le matéria­lisme n'est en Europe qu'une idée, c'est enAmérique qu'il se concrétise dans l'opérationtechnique des choses, dans l'opération du modede pensée en mode de vie, dans le < tournage>de la vie, comme on dit au cinéma: Action! etla caméra se met à tourner. Car la matérialitédes choses, bien sûr, c'est leur cinématogra­phie.

Les Américains croient aux faits, mais pas àla facticité. Ils ne savent pas que le fait estfactice, comme son nom l'indique. C'est danscette croyance au fait, dans la crédibilité totalede ce qui se fait et de ce qui se voit, au méprisde ce qu'on peut appeler l'apparence, ou le jeu

168

des apparences, c'est dans cette évidence prag­matique des choses: un visage ne trompe pas,un comportement ne trompe pas, un processusscientifique ne trompe pas, rien ne trompe, rienn'est ambivalent (et c'est vrai au fond: rien netrompe, il n'y a pas de mensonge, il n'y a quede la simulation, qui est justement la facticitédu fait), c'est en ce sens que les Américains sontune véritable société utopique, dans leur reli­gion du fait accompli, dans la naïveté de leursdéductions, dans leur méconnaissance du malingénie des choses. li faut être utopique pourpenser que dans un ordre humain, quel qu'ilsoit, les choses puissent être aussi naïves.Toutes les autres sociétés sont marquées parune quelconque hérésie, par une quelconquedissidence, par une quelconque méfiance vis­à-vis de la réalité, par la superstition d'unevolonté maligne et l'abduction de cette volontéà force de magie, par la croyance en lapuissance des apparences. Ici, pas de dissidence,pas de suspicion, le roi est nu, les faits sont là.Les Américains, c'est bien connu, sont fascinés

169

Page 84: Jean Baudrillard - Amérique

par les Jaunes, chez qui ils pressentent uneforme suPérieure de ruse, de cette absence devérité dont ils ont peur.

C'est vrai, l'ironie de la communauté faitdéfaut ià, de même que l'enjouement de la viesociale. Le charme interne aux manières, authéâtre des relations sociales, tout est reportévers l'extérieur, dans la publiàté faite à la vie.etau mode de vie. C'est une société qui faitinlassablement sa propre apologie, ou qui sejustifie perpétuellement d'exister. Tout doitêtre rendu public, ce qu'on vaut, ce qu'ongagne, comment on vit - il n'y a PaS placepour un jeu plus subtil. Le look de cette sociétéest autopubliàtaire. Témoin le drapeau améri­cain, partout présent, sur les plantations, lesagglomérations, les stations-service, les tombesdes àmetières, non PaS comme signe héroïque,mais comme sigle d'une bonne marque defabrique. C'est simplement le label de la plusbelle entreprise internationale qui ait réussi : les

170

USA. C'est ainsi que les hyperréalistes ont pule peindre naïvement, sans ironie ni contesta­tion Oim Dine dans les années 60), toutcomme le pop art transposait avec une sorte dejoie sur ses toiles l'étonnante banalité des biensde consommation. Rien là-dedans de la Parodieféroce de l'hymne américain par Jimmy Hen­dricks. Tout ce qu'on peut y déceler, c'estl'ironie légère, l'humour neutre des chosesbanalisées, celui du mohïl-home et du hambur­ger géant sur le hïl/hoard de ànq mètres delong, l'humour pop et hyper si caractéristiquede l'ambiance américaine, où les choses sontcomme .douées d'une certaine indulgence enversleur propre banalité. Mais elles sont indulgen­tes envers leur propre délire aussi. Plus généra­lement, elles ne prétendent pas à l'extraordinai­re, elles le sont. Elles ont cette extravagance quifait l'Amérique insolite de tous les jours, nonpas surréaliste (le surréalisme est encore uneextravagance esthétique, très européenne d'ins­piration), non, ià l'extravagance est passée dansles choses. La folie, chez nous subjective, est

171

Page 85: Jean Baudrillard - Amérique

devenue ià objective. L'ironie, chez nous sub­jective, s'est faite ici objeaive. La fantasmago­rie, l'excès qui sont chez nous ceux de l'esprit etdes facultés mentales, ici sont passés dans les

choses.Quel que soit l'ennui, l'enfer de la quoti­

dienneté aux US comme ailleurs, la banalitéaméricaine sera toujours mille fois plus intéres­sante que l'européenne, et surtout la française.Peut-être parce que la banalité est née ici del'extrême étendue, de la monotonie extensive,et de l'inculture radicale. Elle y est autochtone,comme l'extrême inverse, celui de la vitesse, dela verticalité, de la démesure qui touche à ladésinvolture, et d'une indifférence aux valeursqui touche à l'immoralité. Alors que la banalitéfrançaise est une déjection de la quotidiennetébourgeoise, née de la fm d'une culture aristo­cratique, muée en maniérisme petit-bourgeois,de cette bourgeoisie qui s'est rétrécie commeune peau de chagrin tout au long du ){OC siècle.Tout est là : c'est le cadavre de la bourgeoisiequi nous sépare, c'est elle qui charrie pour nous

172

le chromosome de la banalité, alors que lesAméricains Ont su conserver un humour auxsignes matériels de l'évidence et de larichesse.

C'est aussi pourquoi les Européens viventtout ce qui relève de la statistique comme undestin malheureux, ils y lisent tout de suite leuréchec individuel et se réfugient dans un déficrispé au quantitatif. Les Américains au con­traire vivent la statistique comme stimulationoptimiste, comme dimension de leur chance, del'accession heureuse à la majorité. C'est le seulpays où la quantité peut s'exalter sansremords.

L'indulgence et l'humour dont témoignentles choses dans leur banalité, les Américainsl'ont pour eux-mêmes et pour les autres. Ils ontun comportement intellectuel suave, tout endouceur. Ils ne prétendent pas à ce que nousappelons l'intelligence, et ne se sentent pasmenacés par celle des autres. C'est seulementpour eux une forme d'esprit singulière, àlaquelle il ne faut pas s'exposer outre mesure.

173

Page 86: Jean Baudrillard - Amérique

Ils ne songent donc pas spontanément à nier ouà démentir, leur mouvement naturel est d'ap­prouver. Quand nous disons: je suis d'accordavec vous, c'est pour tout contester par la suite.Quand l'Américain dit qu'il est d'accord, c'estqu'en toute franchise il ne voit rien au-delà.Mais bien souvent il confIrmera votre analysepar des faits, des statistiques ou des expériencesvécues qui lui enlèveront de facto toute valeurconceptuelle.

Cette auto-indulgence non dénuée d'humourtémoigne d'une société sûre de sa richesse et desa puissance, et qui aurait en quelque sorteintériorisé la formule de Hannah Arendt selonlaquelle la révolution américaine, au contrairede toutes celles d'Europe, est une révolutionréussie. Mais même une révolution réussie a sesvictimes et ses emblèmes sacrificiels. C'est sur lemeurtre de Kennedy que se fonde en défmitivele règne actuel de Reagan. Ce meurtre n'ajamais été vengé, ni élucidé, et pour cause. Neparlons pas du meurtre des Indiens, c'est encorelui dont l'énergie rayonne sur l'Amérique

174

actuelle. Ceci dit pour illustrer non plus seule­ment l'indulgence, mais la violence autopubli­citaire, autojustificatrice, de cette société, cetteviolence triomphaliste qui fait partie des révo­lutions réussies.

Tocqueville décrit avec chaleur les bienfaitsde la démocratie et de la constitution américai­ne, louant la libre inspiration du mode de vie,l'équanimité des mœurs (plus que l'égalité desstatuts), la suprématie d'une organisationmorale (plutôt que politique) de la société. Puisil décrit avec une lucidité égale l'exterminationdes Indiens et la condition des Noirs, sansjamais confronter les deux réalités. Comme si lebien et le mal s'étaient développés séparément.Se peut-il qu'on puisse, tout en ressentantvivement l'un et l'autre, faire abstraction deleur rapport? Certes, et le paradoxe estaujourd 'hui le même: nous ne résoudronsjamais l'énigme du rapport entre les fondementsnégatifs de la grandeur et cette grandeur e//e-

175

Page 87: Jean Baudrillard - Amérique

même. L'Amérique est puissante et originale,l'Amérique est violente et abominable - il nefaut chercher ni à effacer l'un ou l'autre, ni àréconcilier les deux:.

Mais qu'en est-il de cette grandeur para­doxale, de cette situation originale du NouveauMonde telle que la décrivait Tocqueville?Qu'en est-il de cette < révolution> américainequi consistait dans la résolution dynamiqued'un intérêt individuel bien compris et d'unemoralité collective bien tempérée? Problèmenon résolu en Europe, et qui pour cette raisonalimentera pendant tout le xnr siècle une pro­blématique de l'histoire, de l'État et de ladisparition de l'État que l'Amérique ne connaîtpas. Qu'en est-il du défi qui se dessinait chezTocqueville: une nation peut-elle conclure unpaae de grandeur sur la seule base de l'intérêtbanal de tout un chacun? Peut-il exister unpaae d'égalité et de banalité (dans l'intérêt, ledroit et la richesse) qui garde une dimensionhéroïque et originale? (car qu'est-ce qu'unesociété sans une dimension héroïque?) Bref: le

176

Nouveau Monde a-t-il tenu ses promesses?Est-il allé au bout des bienfaits de la liberté, oun'est-il allé qu'au bout des méfaits de l'égalité?

On rapporte le plus souvent à la liberté et àson usage l'éclat de la puissance américaine.Mais la liberté en soi n'est pas génératrice depuissance. La liberté conçue comme actionpublique, comme discours collectif d'unesociété sur ses propres entreprises et ses propresvaleurs, cette liberté-là s'est plutôt perdue dansla libération individuelle des mœurs et dansl'agitation (l'agitation, comme on sait, est unedes principales aaivités des Américains). C'estdonc plutôt l'égalité et ses conséquences qui ontjoué comme génératrices de puissance. C'estcette égalité dont Tocqueville disait dans unemerveilleuse formule: < Ce que je reproche àl'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes àla poursuite de jouissances défendues, c'est deles absorber entièrement dans la recherche desjouissances permises >, c'est elle, l'égalisationmoderne des statuts et des valeurs, c'est elle,l'indifférence des traits et des caraaères, qui

177

Page 88: Jean Baudrillard - Amérique

défraie et qui déchaîne la puissance. C'estautour d'elle que se redessine le paradoxe deTocqueville, à savoir que l'univers américaintend à la fois vers l'insignifiance absolue (touteschoses tendant à s'y égaliser et à s'y annuler enpuissance) et vers l'originalité absolue ­aujourd'hui plus encore qu'il y a cent cinquanteans, les effets ayant été multipliés par l'exten­sion géographique. Un univers génial par ledéveloppement irrépressible de l'égalité, de labanalité et de l'indifférence.

C'est ce dynamisme d'ensemble, cette dyna­mique de l'abolition des différences qui estpassionnante et qui pose, comme le disaitTocqueville, un problème nouveau à l'intelli­gence des sociétés humaines. Il est d'ailleursextraordinaire de voir combien les Américainsont peu changé depuis deux siècles, bien moinsque les sociétés européennes prises dans lesrévolutions politiques du ~ siècle, alorsqu'eux ont gardé intacte, préservée par ladistance océanique qui est l'équivalent d'uneinsularité dans le temps, la perspective utopi-

178

que et morale des hommes du xvuf , ou mêmedes sectes puritaines du XVIf siècle, transplantéeet perpétuée à l'abri des péripéties de l'histoire.Cette hystérésie puritaine et morale est celle del'exil, c'est celle de l'utopie. Nous leur enfaisons procès: pourquoi la révolution n'a­t-elle pas eu lieu ici, pays neuf, pays de liberté,bastion avancé du capitalisme? Pourquoi le< social >, le < politique >, nos catégories deprédilection, ont-elles si peu de prise ici? C'estque le~ siècle social et philosophique n'a pasfranchi l'Atlantique et que les choses viventtoujours ici de l'utopie et de la morale, de l'idéeconcrète du bonheur et des mœurs, touteschoses qu'en Europe l'idéologie politique aliquidées, Marx en tête, vers une conception< objective> de la transformation historique.C'est de ce point de vue que nous taxons lesAméricains de naïveté historique et d'hypocrisiemorale. Mais c'est simplement que, dans leurconscience collective, ils s'inscrivent plus prèsdes modèles de pensée du xvuf siècle: utopi­que et pragmatique, que de ceux qu'imposera

179

Page 89: Jean Baudrillard - Amérique

la Révolution française: idéologique et révolu­

tionnaire.Pourquoi les sectes sont-elles ici si puissantes

et si dynamiques? Le brassage des races, desinstitutions et des techniques aurait dû lesbalayer depuis longtemps. Mais c'est qu'icielles ont gardé la forme vivante, l'illuminismepratique de leurs origines, et leur obsessionmorale. De quelque façon, c'est leur micro­modèle qui s'est élargi à l'Amérique entière.Dès l'origine, les sectes ont joué le plus grandrôle dans le passage à l'utopie réalisée, qui estl'équivalent d'un passage à l'acre. Ce sont ellesqui vivent de l'utopie (l'Église la tient pourhérésie virtuelle) et qui s'emploient à précipiterle Royaume de Dieu sur la terre, alors quel'Église s'en tient à l'espérance du salut et aux

vertuS théologales.Ce destin de la secte, c'est comme si

l'Amérique l'avait épousé dans son ensemble:la concrétisation immédiate de toutes les pers­peaives de salut. La multiplication des sectesparticulières ne doit pas nous leurrer: le fait

180

important est que l'Amérique entière est con­cernée par l'institution morale de la secte, sonexigence immédiate de béatification, son effica­cité matérielle, sa compulsion de justification,et sans doute aussi par sa folie et son délire.

Si l'Amérique perd cette perspective moralesur elle-même, elle s'effondre. Ceci n'est peut­être pas évident pour des Européens, pour quil'Amérique est une puissance cynique et samorale une idéologie hypocrite. Nous ne vou­lons pas croire à la vision morale qu'ont lesAméricains d'eux-mêmes, mais nous avonstort. Lorsqu'ils se demandent sérieusementpourquoi d'autres peuples les détestent, nousaurions tort de sourire, car c'est cette mêmeinterrogation qui permet les Watergate et ladénonciation impitoyable de la corruption etdes tares de leur propre société au cinéma etdans les media - une liberté que nous pouvonsleur envier, nous sociétés véritablement hypo­crites, où le secret et la respeaabilité, l'affecta­tion bourgeoise, couvrent toujours les affairesindividuelles et publiques.

181

Page 90: Jean Baudrillard - Amérique

L'idée prinàpale de Tocqueville est quel'esprit de l'Amérique est dans son mode devie, dans la révolution des mœurs, dans larévolution morale. Celle-à n'instaure pas unenouvelle légalité ni un nouvel État, mais unelégitimité pratique: celle du mode ~e vie. I.:esalut ne relève plus du divin ou de l'Etat, malSde l'organisation pratique idéale. Faut-ilremonter pour cela jusqu'au décret protestantde sécularisation de la consàence, d'introjectionde la juridiction divine dans la disàplinequotidienne? Le fait est que la religion, parexemple, est entrée dans les mœurs, ce qui faitqu'elle ne peut plus être mise en cause ouinterrogée sur ses fondements, puisqu'elle n'aplus de valeur transcendante. C'est la religioncomme mode de vie. De même la politique estentrée dans les mœurs, comme machine prag­matique, comme jeu, comme interaction,comme spectacle, ce qui fait qu'elle ne peutplus être jugée d'un point de vue proprement

182

politique. Il n'y a plus de principe idéologiqueou philosophique de gouvernement, c'est à lafois plus naïf et plus conjoncturel. Cela nesignifie pas qu'il n'y ait pas de stratégies, maisce sont des stratégies modales, et non fmales.La sexualité elle-même est entrée dans lesmœurs, ce qui veut dire qu'elle non plus n'aplus de valeur transcendante, ni comme inter­dit, ni comme principe d'analyse, de jouissanceou de transgression. Elle s'est < écologisée >,

psychologisée, sécularisée à usage domestique.Elle est entrée dans le mode de vie.

La prééminence des mœurs, l'hégémonie dumode de vie signifie que l'universel abstrait dela loi le cède à la régulation concrète deséchanges. La loi n'est pas consensuelle: vousêtes censé la connaître et lui obéir. Mais ladésobéissance vous honore elle aussi, et l'his­toire est faite simultanément de l'exaltation dela loi et de ceux qui ont désobéi à la loi. Ce quifrappe par contre dans le système américain,c'est qu'il n'y a pas d'honneur à désobéir, ni deprestige dans la transgression ou l'exception.

183

Page 91: Jean Baudrillard - Amérique

C'est le fameux conformisme américain oùnous voyons un signe de faiblesse sociale etpolitique. Mais c'est qu'ici l'accord se faitplutôt sur une régulation concrète que sur unelégislation abstraite, sur des modalités infor­melles que sur une instance formelle. Quesignifierait de se désolidariser d'une règle, des'inscrire en faux contre un dispositif? Il fautcomprendre cette solidarité conventionnelle,pragmatique, des mœurs américaines, quirepose sur une sorte de pacte moral, et non decontrat social, et qu'on pourrait comparer nonpas tellement au code de la route, auquelchacun peut désobéir, qu'au consensus quirègle la circulation automobile sur les autorou­tes. Cette conformité rapproche la société amé­ricaine des sociétés primitives, où il seraitabsurde de se distinguer moralement en déso­béissant au rituel collectif. Ce conformismen'est donc pas < naIf> : il résulte d'un pacte auniveau des mœurs, d'un ensemble de règles etde modalités qui suppose, comme principe defonctionnement, une adhésion quasi spontanée.

184

Alors que nous vivons d'une désobéissance toutaussi rituelle à notre propre système devaleurs.

Ce < conformisme> est le reflet d'une cer­taine liberté : celle de l'absence de préjugés etde prétention. On pourrait avancer que l'ab­sence de préjugés chez les Américains est liée àl'absence de jugement. Cela serait injuste, maisà tout prendre, pourquoi ne pas préférer cettesolution légère à notre solution lourde et

prétentieuse? Voyez cette fille qui vous sertdans le guestroom : elle le fait en toute liberté,avec le sourire, sans préjugés ni prétention,comme si elle était assise en face de vous. Leschoses ne sont pas égales, mais elle ne prétendpas à l'égalité, celle-ci est acquise dans lesmœurs. Tout le contraire du garçon de cafésartrien, complètement aliéné à sa représenta­tion, et qui ne résout cette situation qu'enpassant à un métalangage théâtral, en affectantpar ses gestes une liberté ou une égalité qu'iln'a pas. D'où l'intellectualité malheureuse deson comportement, qui est celle, chez nous, de

185

Page 92: Jean Baudrillard - Amérique

presque toutes les classes sociales. Cette ~ues:tion de l'égalité dans les mœurs, de la hbertedes mœurs, n'a été ni résolue, ni même jamaisvraiment posée dans notre culture, seule laquestion politique ou philosophique de l'égalitéa été posée, et celle-là nous renvoie à uneéternelle prétention. En Amérique - ceci estbanal - on est étonné par l'oubli presquenaturel des statuts, l'aisance et la liberté desrelations. Cette aisance peut nous paraîtrebanale ou vulgaire, elle n'est jamais ridicule.C'est notre affectation qui est ridicule.

Il n'est que de voir une famille françaises'installer sur une plage californienne poursentir le poids abominable de notre culture. Legroupe américain reste ouvert, la cellule fran­çaise se crée immédiatement un espace fermé,l'enfant américain prend le large, le françaistourne autour de ses parents. Les Américainsveillent à avoir toujours de la glace et de labière, les Français veillent aux préséances et aubien-être théâtral. On circule beaucoup sur lesplages américaines, le Français campe sur son

186

fief de sable. Le Français s'affiche en vacances,mais il garde la médiocrité de son espacepetit-bourgeois. Or, on peut tout dire desAméricains, sauf qu'ils sont médiocres oupetits-bourgeois. Ils n'ont certes pas de grâcearistocratique, mais ils ont l'aisance de l'espace,de ceux qui ont toujours eu de l'espace, et ceéileur tient lieu de manières et de quartiers denoblesse. L'aisance corporelle que donne ladisposition de l'espace compense aisément lafaiblesse des traits et des caractères. Vulgaire,mais easy. Nous sommes une culture de lapromiscuité, qui donne des manières et del'affectation, eux ont une culture démocratiquede l'espace. Nous sommes libres en esprit, maiseux sont libres de leurs gestes. L'Américain quicircule dans les déserts ou les parcs nationauxne donne pas l'impression d'être en vacances.Circuler est son emploi naturel, la nature estune frontière et un lieu d'action. Rien duromantisme avachi et de la quiétude gallo­romaine qui peuplent notre temps libre. Riendu label vacances tel qu'il a été inventé chez

187

Page 93: Jean Baudrillard - Amérique

nous par le Front Populaire: cette atmosphèredémoralisante du temps libre arraché à l'État,consommé avec le sentiment plébéien et lesouci théâtral du loisir bien gagné. La liberté icin'a pas de défmition statique ou négative, elle aune défmition spatiale et mobile.

La grande leçon de tout ceci, c'est que laliberté et l'égalité, comme l'aisance et la grâce,n'existent que données d'avance. Ça, c'est lecoup de théâtre démocratique : l'égalité est audépart, et non pas à la fm. C'est ce qui fait ladifférence entre la démocratie et l'égalitarisme :la démocratie suppose l'égalité au départ,l'égalitarisme la suppose à la fm. Democracydemands that ail of its citizen begin the raceet/en. Egalitarianism insists that they ail fmishet/en.

Cependant, quand nul n'est plus obsédé parle jugement ni par les préjugés, il s'ensuit uneplus grande tolérance, mais aussi une plusgrande indifférence. Ne cherchant plus leregard de l'autre, ils fmissent aussi par ne plusse voir. Ainsi dans la rue, les gens se croisent

188

sans se regarder, ce qui peut sembler unemarque de discrétion et de civilité, mais qui estaussi une marque d'indifférence. Du moinscelle-ci n'est-elle pas affectée. C'est à la fois unequalité et une absence de qualité.

Quand je parle du < mode de vie> améri­cain, c'est pour en souligner l'utopie, la bana­lité mythique, le rêve et la grandeur. Cettephilosophie immanente non seulement audéveloppement technique mais à l'outrepasse­ment des techniques dans le jeu excessif de latechnique, non seulement à la modernité mais àla démesure des formes modernes (que ce soitle réseau vertical de New York ou le réseauhorizontal de Los Angeles), non seulement à labanalité mais aux formes apocalyptiques de labanalité, non seulement à la réalité de la viequotidienne, mais à l'hyperréalité de cette viequi, telle qu'elle est, présente toutes les carac­téristiques de la fiction. C'est ce caractèrefictionnel qui est passionnant. Or, la fiction

189

Page 94: Jean Baudrillard - Amérique

n'est pas l'imaginaire. C'est ce qui anticipe surl'imaginaire en le réalisant. Au contraire denotre mouvement à nous, qui est d'anticiPersur la réalité en l'imaginant, ou de la fuir enl'idéalisant. C'est pourquoi nous ne seronsjamais dans de la vraie fiction, noUS sommesvoués à l'imaginaire et à la. nostalgie du futur.Le mode de vie américain, lui, est spontané­ment fictionnel, puisqu'il est outrepassementde l'imaginaire dans la réalité.

La fiction n'est pas non plus l'abstraction, ets'il y a une sorte d'infirmité de l'Amériquevis-à-vis de l'abstraction, cette incapacité revêtune forme glorieuse dans la réalité sauvage del'Amérique moyenne, dans l'apothéose de lavie quotidienne, dans ce génie empirique quinous étonne tellement. Peut-être cette révolu­tion réussie ne l'est-elle plus tout à fait au sensoù Tocqueville l'entendait, d'un mouvementspontané de l'esprit public, d'une forme spon­tanée et concrète d'agencement des mœurs auxvaleurs modernes. Plus que dans le mouvementdes institutions, c'est dans la libération des

190

techniques et des images qu'il faut chercher laforme glorieuse de la réalité américaine, dans ladynamique immorale des images, dans l'orgiede biens et de services, orgie de puissance etd'énergie inutile (mais qui dira où s'arrêtel'énergie utile?), où éclate beaucoup plus l'es­prit publicitaire que l'esprit public. Mais enftn,ce sont là des traits de libération, et l'obscénitémême de cette société est le signe de salibération. Libération de tous les effets, dontcertains parfaitement excessifs et abjects, maisjustement: le comble de la libération, saconséquence logique, est dans l'orgie spectacu­laire, dans la vitesse, dans l'instantanéité duchangement, dans l'excentricité généralisée. Lapolitique se libère dans le spectacle, dans l'effetpublicitaire à tout prix, la sexualité se libèredans toutes ses anomalies et ses perversions (ycompris dans son refus, dernier trait à la mode,et qui n'est encore qu'un effet de surfusion dela libération sexuelle), les mœurs, les coutumes,le corps et le langage se libèrent dans l'accélé­ration de la mode. Libéré n'est pas l'homme

191

Page 95: Jean Baudrillard - Amérique

dans sa réalité idéale, dans sa vérité intérieureou dans sa transparence - libéré est l'hommequi change d'espace, qui circule, qui change desexe, de vêtements, de mœurs selon la mode, etnon selon la morale, qui change d'opinion selonles modèles d'opinion, et non selon sa conscien­ce. C'est ça la libération pratique, qu'on leveuille ou non, qu'on en déplore ou non legaspillage et l'obscénité. D'ailleurs, les gens despays < totalitaires > savent bien que c'est là laliberté vraie, ils ne rêvent que de cela: la mode,les modèles, les idoles, le jeu des images,pouvoir circuler pour circuler, la publicité, ledéchaînement publicitaire. L'orgie, quoi. Or ilfaut bien dire que c'est l'Amérique qui a réaliséconcrètement, techniquement cette orgie delibération, cette orgie de l'indifférence, de ladéconnection, de l'exhibition et de la circula­tion. Je ne sais PaS ce qu'il reste de larévolution réussie dont parlait Tocqueville,celle de la liberté politique et de la qualité del'esprit public (l'Amérique offre aujourd'huidans ce domaine le meilleur et le pire), mais

192

elle a certainement réussi cette révolution-là,alors que nous, après avoir raté nos révolutionshistoriques, nos révolutions abstraites, noussommes en train de rater celle-ci aussi. Cesconséquences logiques de la modernité, de larévolution du mode de vie, jusque dans sesexcès, nous les absorbons malgré nous, à doseshoméopathiques, dans un mélange de fascina­tion et de ressentiment. Nous nous traînons enEurope dans le culte de la différence, noussommes donc handicaPés Par rapport à lamodernité radicale, qui repose sur l'indifféren­ce. Nous devenons modernes et indifférents àcontrecœur, d'où le peu d'éclat de notremodernité, d'où l'absence de génie modernedans nos entreprises. Nous n'avons même Pasle malin génie de la modernité, celui qui poussel'innovation jusqu'à l'extravagance, et retrouvepar là une sorte de liberté fantastique.

Tout ce qui s'est héroïquement joué etdétruit en Europe sous le signe de la Révolu-

193

Page 96: Jean Baudrillard - Amérique

tion et de la Terreur est allé se réaliseroutre-Atlantique de la façon la plus simple etla plus empirique (l'utopie de la richesse, dudroit, de la liberté, du contrat social et de lareprésentation). De même, tout ce dont nousavons rêvé sous le signe radical de l'anticulture,de la subversion du sens, de la destruction de laraison et de la fm de la représentation, toutecette anti-utopie qui a déchaîné en Europe tantde convulsions théoriques et politiques, esthéti­ques et sociales, sans jamais se réaliser vraiment(Mai 68 en est un dernier exemple), tout celaest réalisé ici, en Amérique, de la façon la plussimple et la plus radicale. On y a réalisél'utopie, on y réalise l'anti-utopie : celle de ladéraison, de la déterritorialisation, de l'indéter­mination du sujet et du langage, de la neutra­lisation de toutes les valeurs, de la mort de laculture. L'Amérique réalise tout, et elle procèdepour cela de façon empirique et sauvage. Nousne faisons que rêver et passer à l'acte de tempsen temps - l'Amérique, elle, tire les conséquen­ces logiques, pragmatiques, de tout ce qu'il est

194

possible de concevoir. En ce sens, elle est naïveet primitive, elle ne connaît pas l'ironie duconcept, elle ne connaît pas l'ironie de laséduction, elle n'ironise pas sur le futur ou ledestin, elle opère, elle matérialise. A la radica­lité utopique, elle oppose la radicalité empiri­que, qu'elle est seme à concrétiser dramatique­ment. Nous philosophons sur la fm d'un tas dechoses, mais c'est ici qu'elles prennent fm. C estici qu'il n'y a plus de territoire (mais justementun espace prodigieux), ici que le réel etl'imaginaire ont pris fm (ouvrant tous lesespaces à la simmation). C'est donc ici qu'ilfaut chercher l'idéaltype de la fin de notreculture. C est le mode de vie américain, quenous jugeons naïf ou culturellement nm, c'estlui qui nous donnera le tableau analytiquecomplet de la fm de nos valeurs - chez nousvainement prophétisée - avec l'envergure quelui donne la dimension géographique et men­tale de l'utopie.

Mais alors, c'est ça une utopie réalisée, c'estça une révolution réussie? Eh oui, c'est ça! Que

195

Page 97: Jean Baudrillard - Amérique

voulez-vous que soit une révolution < réus­sie >? C'est le paradis. Santa Barbara est unparadis, Disneyland est un paradis, les États­Unis sont un paradis. Le paradis est ce qu'il est,éventuellement funèbre, monotone et superfi­ciel. Mais c'est le paradis. li n'y en a pasd'autre. Si vous acceptez de tirer les conséquen­ces de vos rêves, pas seulement politiques etsentimentaux, mais aussi théoriques et cultu­rels, alors vous devez considérer l'Amérique,encore aujourd'hui, avec le même enthousiasmenaïf que les générations qui ont découvert leNouveau Monde. Celui même des Américainspour leur propre réussite, leur propre barbarieet leur propre puissance. Sinon, vous n'ycomprenez rien, et vous ne comprendrez riennon plus à votre propre histoire, ou à la fm devotre histoire. Car l'Europe ne peut plus secomprendre à partir d'elle-même. Les États­Unis sont plus mystérieux: le mystère de taréalité américaine dépasse nos fictions et nosinterprétations. Mystère d'une société qui necherche pas à se donner un sens ou une

196

identité, qui ne se paye ni de transcendance nid'esthétique et qui, précisément à cause de ce/a,invente la seule grande verticalité moderne dansses buildings, qui SOnt ce qu'il y a de plusgrandiose dans l'ordre vertical, et n'obéissentpourtant pas aux règles de la transcendance,qui sont l'architecture la plus prodigieuse et

n'obéissent pourtant pas aux lois de l'esthéti­que, ultra-modernes, ultra-fonctionnels, maisavec quelque chose de non spéculatif, deprimitif et de sauvage - une culture, ou uneinculture comme celle-ci est pour nous unmystère.

L'introversion, la réflexion, les effets de sensà l'ombre du concept, cela nous est familier.Mais l'objet libéré de son concept, libre de sedéployer dans l'extraversion et l'équivalence detous. ses effets, ça, c'est énigmatique. L'extra­versIOn est pour nous un mystère - trèsexactement comme l'était pour Marx lamarchandise: hiéroglyphe du monde mo­derne, mystérieuse parce qu'extravertie jus­tement, forme se réalisant dans son opéra-

197

Page 98: Jean Baudrillard - Amérique

tion pure et dans la circulation pure (helloKarl!).

Dans ce sens, l'Amérique entière est pournous un désert. La culture y est sauvage: elle yfait le sacrifice de l'intellect et de toute esthé­tique, par tranSCription littérale dans le réel.Sans doute a-t-elle gagné cette sauvagerie dufait du décentrement originel vers des terresvierges, mais sans doute aussi sans le vouloirdes Indiens qu'elle a détruits. L'Indien mortreste le garant mystérieux des mécanismesprimitifs, jusque dans la modernité des imageset des techniques. Ces Indiens que les Améri­cains ont au détruire, peut-être n'ont-il faitqu'en disséminer la virulence? Ils ont frayé,marqué, traversé les déserts d'autoroutes, maispar une interaction mystérieuse, leurs villes ontpris la strUctUre et la couleur du désert. Ilsn'ont pas détruit l'espace, ils l'ont simplementrendu inftni par la destrUction de son centre(ainsi des villes extensibles à l'inftni). Par là, ils

198

ont ouvert un véritable espace de la ftction.Dans la < pensée sauvage> non plus il n'y apas d'univers naturel, pas de transCendance del'homme ni de la nature, ni de l'histoire - laculture est tout ou rien, comme on voudra.Cette indistinction se retrouve au comble de lasimulation moderne. Là non plus, il n'y a pasd'univers naturel, et vous ne pouvez faire ladifférence entre un désert et une métropole. Niles Indiens n'étaient inftniment près de lanature, ni les Américains n'en sont infmimentéloignés: tous deux sont de part et d'autre decette idéalité de la nature, comme de celle de laculture, et également étrangers à l'une et àl'autre.

Il n'y a pas de culture ici, pas de discoursculturel. Pas de ministère, pas de commissions,pas de subventions, pas de promotion. Letrémolo culturel qui est celui de la Franceentière, ce fétichisme du patrimoine - rien icide cette invocation sentimentale, et qui plus estaujourd'hui: étatique et protectionniste. Beau­bourg est impossible ici, de même qu'en Italie

199

Page 99: Jean Baudrillard - Amérique

(pour d'autres raisons). Non seulement lacentralisation, mais l'idée d'une culture cultivéen'existe pas, pas plus que celle d'une religionthéologale et sacrée. Pas de culture de laculture, pas de religion de la religion. Ilfaudrait parler plutôt de culture < anthropolo­gique >, qui consiste dans l'invention desmœurs et du mode de vie. Celle-là seule estintéressante, comme seules les rues de NewYork le sont, et non les musées. Même dans ladanse, le cinéma, le roman, la fiction, l'archi­tecture, ce qui est spécifiquement américain aquelque chose de sauvage, qui n'a pas connu lelustré et le phrasé, le rhétorique et le théâtral denos cultures bourgeoises, qui n'a pas étépomponné aux couleurs de la distinction cultu-

relle.La culture n'est pas ici cette délicieuse

panacée que l'on consomme chez nous dans unespace mental sacramentel, et qui a droit à sarubrique spéciale dans les journaux et lesesprits. La culture, c'est l'espace, c'est la vitesse,c'est le cinéma, c'est la technologie. Celle-ci est

200

authentique, si on peut dire cela de quoi que cesoit. Non pas le cinéma en plus, la vitesse enplus, la technique en plus (on sent parrout cheznous cette modernité surajoutée, hétérogène,anachronique). En Amérique, le cinéma estvrai, parce que c'est tout l'espace, tout le modede vie qui sont cinématographiques. Cettecoupure, cette abstraction que nous déploronsn'existe pas: la vie est cinéma.

C'est pourquoi la recherche des œuvres d'arrou des spectacles cultivés m'a toujours sembléfastidieuse et déplacée. Une marque d'ethno­centrisme culturel. Si c'est l'inculture qui estoriginale, alors c'est l'inculture qu'il faut saisir.Si le terme de goût a un sens, alors il nouscommande de ne pas exporter nos exigencesesthétiques là où elles n'ont rien à faire.Lorsque les Américains transfèrent nos cloîtresromans aux Cloysters de New York, nous neleur pardonnons pas ce contresens. N'en faisonspas autant en y transférant nos valeurs cultu­relles. Nous n'avons pas droit à la confusion.Eux d'une certaine façon y ont droit, parce

201

Page 100: Jean Baudrillard - Amérique

qu'ils ont l'espace, et que leur espace est laréfraction de tous les autres. Quand Paul Genyrassemble à Malibu, dans une villa pompéienneaux bords du Pacifique, Rembrandt, lesImpressionnistes et la statuaire grecque, il estdans la logique américaine, dans la purelogique baroque de Disneyland, il est original,c'est un coup magnifique de cynisme, denaiveté, de kitseh et d'humour involontaire ­quelque chose d'étonnant par le non-sens. Or,la disparition de l'esthétique et des valeursnobles dans le kitseh et l'hyperréalité estfascinante, tout comme la disparition de l'his­toire et du réel dans le télévisuel. C'est cettepragmatique sauvage des valeurs dont il fauttirer quelque plaisir. Si vous ne gardez en têteque votre musée imaginaire, vous passez à côtéde l'essentiel (qui est justement l'inessentiel).

La publicité qui interrompt les ftlms à la TVest certes un outrage aux bonnes mœurs, maiselle souligne judicieusement que la plupart desproductions télévisuelles n'atteignent mêmejamais le niveau < esthétique >, et qu'elles sont

202

du même ordre au fond que la publicité. Laplupart des fIlms, et non des moindres, sontfaits de la même romance quotidienne: voitu­res, téléphone, psychologie, maquillage - pureet simple illustration du mode de vie. Lapublicité ne fait rien d'autre: elle canonise lemode de vie par l'image, elle en fait unvéritable circuit intégré. Et si tout ce qui passe àla télévision, sans distinction, constitue unrégime à basses calories, voire sans calories dutout, alors à quoi bon se plaindre de lapublicité? Par sa nullité, elle rehausse plutôt leniveau culturel de ce qui l'entoure.

La banalité, l'inculture, la vulgarité n'ontpas le même sens ici qu'en Europe. Ou bienn'est-ce qu'une illumination d'Européen, fasci­nation d'une Amérique irréelle? Peut-être sont­ils tout simplement vulgaires, et je ne fais querêver de cette métavulgarité? Who knows? J'aibien envie de renouveler le pari célèbre : si j'aitort, vous n'y perdez rien, si j'ai raison, vousgagnez tout. Le fait est qu'une certaine bana­lité, une certaine vulgarité qui nous paraissent

203

Page 101: Jean Baudrillard - Amérique

inacceptables en Europe, ici nous semblentmieux qu'acceptables: fascinantes. Le fait estque toutes nos analyses en termes d'aliénation,de conformisme, d'uniformité et de déshuma­nisation, tombent d'elles-mêmes : au regard del'Amérique, ce sont elles qui deviennent vulgai­res.

Pourquoi un texte comme celui-ci (de G.Faye) est-il à la fois vrai et absolument faux?< La Californie s'impose comme mythe total denotre temps... Multiracialité, technologie hégé­monique, narcissisme • psy ", criminalité ur­baine et bains audiovisuels: super-Amérique,la Californie s'impose comme l'antithèse abso­lue de l'authentique Europe... de Hollywoodau rock-sirop, de E.T. à la Guerre des Étoiles,des prurits pseudo-contestataires des campusaux délires de Carl Sagan, des néo-gnostiquesde Silicon Valley aux mystiques du wind-surf,des gourous néo-indiens à l'aérobic, du joggingà la psychanalyse comme forme de démocratie,de la criminalité comme forme de psychanalyseà la télévision comme pratique du despotisme,

204

la Californie s'est campée comme lieu mondialdu simulacre et de l'inauthentique, commesynthèse absolue du stalinisme cool. Terrehystérique, point focal de rassemblement desdéracinés, la Californie est le lieu de la non­histoire, du non-événement, mais en mêmetemps du grouillement et du rythme ininter­rompu de la mode, c'est-à-dire de la vibrationdans l'immobilisme, cette vibration qui lahante, puisqu'à tout instant le tremblement deterre la menace.

< La Californie n'a rien inventé: elle a toutpris à l'Europe, et le lui a resservi défiguré,privé de sens, repeint aux dorures de Disney­land. Centre mondial de la folie douce, miroirde nos déjections et de notre décadence, lacalifornite, cette variante chaude de l'américa­nisme, déferle aujourd'hui sur la jeunesse ets'impose comme forme mentale du SIDA...Contre l'angoisse révolutionnaire des Euro­péens, la Californie impose son long cortège defaux-semblants: parodie du savoir sur lescampus sans rites, parodie de la ville et de

205

Page 102: Jean Baudrillard - Amérique

l'urbanité dans l'amas de Los Angeles, parodiede la technique à Silicon Valley, parodie del'œnologie avec les vins tiédasses de Sacramen­to, parodie de la religion avec les gourous et lessectes, parodie de l'érotisme avec les beach-boys,parodie de la drogue avec les acides (?), parodiede la sociabilité avec les communities... li n'estpas jusqu'à la nature californienne qui ne soitune parodie hollywoodienne des antiques pay­sages méditerranéens: mer trop bleue (!?),montagnes trop sauvages, climat trop doux outrop aride, nature inhabitée, désenchantée, fuiepar les dieux : terre sinistre sous un soleil tropblanc et visage immobile de notre mort,puisqu'il est vrai que l'Europe mourra bronzée,souriante et la peau tiède sous le soleil des

vacances. >Tout là-dedans est vrai (si on veut), puisque

le texte lui-même est à l'image du stéréotypehystérique dont il gratifie la Californie. Cediscours doit cacher d'ailleurs une fascinationcertaine pour son objet. Mais si on peut direexactement l'inverse de ce qu'il dit dans les

206

mêmes termes, c'est justement que G. Faye n'apas su opérer lui-même ce retournement. Il n'apas saisi comment à l'extrême de cette insigni­ftance, de cette < folie douce> de l'insignifian­ce, de cet enfer mou et climatisé qu'il décrit, leschoses se renversent. li n'a pas saisi le défi decette < transcendance marginale> où justementtout un univers se trouve affronté à sa marge, àsa simulation < hystérique> - et pourquoi pas?Pourquoi pas une parodie de la ville avec LosAngeles? Une parodie de la technique à SiliconValley? Une parodie de la sociabilité, del'érotisme et de la drogue, voire une parodie dela mer (trop bleue!) et du soleil (trop blanc!).Sans parler des musées et de la culture. Biensûr tout cela est une parodie! Si toutes cesvaleurs ne supportent pas d'être parodiées, c'estqu'elles n'ont plus d'importance. Oui, la Cali­fornie (et l'Amérique avec elle) est le miroir denotre décadence, mais elle n'est pas décadentedu tout, elle est d'une vitalité hyperréelle, elle atoute l'énergie du simulacre. < C'est le lieumondial de l'inauthentique> - bien sûr: c'est

207

Page 103: Jean Baudrillard - Amérique

ça qui fait son originalité et sa puissance. Cettemontée en puissance du simulacre, vousl'éprouvez ici sans effort. Mais y est-il jamaisvenu? Sinon il saurait que la clef de l'EuroPen'est pas dans son passé révolu, mais dans cetteanticipation parodique et délirante qu'est leNouveau Monde. Il ne voit pas que chaquedétail de l'Amérique Peut être abject ou insi­gnifiant, c'est l'ensemble qui dépasse l'imagi­nation - du coup chaque détail de sa descrip­tion peut être juste, c'est l'ensemble quidépasse les bornes de la sottise.

Ce qui est neuf en Amérique, c'est le chocdu premier niveau (primitif et sauvage) et dutroisième tyPe (le simulacre absolu). Pas desecond degré. Situation pour nous difficile àsaisir, qui avons toujours privilégié le secondniveau, le réflexif, le dédoublement, la cons­cience malheureuse. Mais nulle vision del'Amérique ne se justifie en dehors de cerenversement: Disneyland, ça, c'est authenti-

208

que! Le cinéma, la télé, ça, c'est le réel! Lesfreeways, les safeways, les sky/ines, la vitesse, lesdéserts, ça, c'est l'Amérique, pas les musées,pas les églises, pas la culture... Ayons pour cepays l'admiration qu'il mérite, et tournons lesyeux vers le ridicule de nos propres mœurs,c'est le bénéfice et l'agrément des voyages. Pourvoir et sentir l'Amérique, il faut au moins uninstant avoir senti dans la jungle d'un down­town, dans le Painted Desert ou dans la courbed'un freeway, que l'EuroPe avait disparu. Ilfaut au moins un instant s'être demandé:< Comment Peut-on être Européen? >

Page 104: Jean Baudrillard - Amérique

La fin de la puissance?

Page 105: Jean Baudrillard - Amérique

Les années 50 aux US, c'est le moment leplus fort (When the things were going on), dontla nostalgie est toujours sensible : l'extase de lapuissance, la puissance de la puissance. Lesannées 70, la puissance est toujours là, mais lecharme est rompu. C'est le moment de l'orgie(la guerre, le sexe, Manson, Woodstock).Aujourd'hui, l'orgie est finie. Les US sont euxaussi, comme tout le monde, affrontés à unordre mondial mou, à une situation mondialemolle. C'est l'impuissance de la puissance.

Mais que les US ne soient plus le centremonopolistique de la puissance mondiale, cen'est pas qu'ils l'aient perdue, c'est tout sim­plement que le centre n'existe plus. Ils sontplutôt devenus l'orbite d'une puissance imagi-

213

Page 106: Jean Baudrillard - Amérique

naire à laquelle tous se réfèrent. Du point devue concurrentiel, hégémonique et < impérialis­te >, ils ont certainement perdu des points, dupoint de vue exponentiel, ils en ont gagné:voyez la montée inintelligible du dollar, sanscommune mesure avec une suprématie écono­mique mais d'autant plus fascinante, voyez lafabuleuse assomption de New York et, pour­quoi pas, le succès mondial de Dallas. L'Amé­rique est restée maîtresse de la puissance,politique ou culturelle, comme effet spécial.

L'Amérique entière est devenue californien­ne, à l'image de Reagan. Ancien acteur, anciengouverneur de Californie, il a étendu auxdimensions de l'Amérique la vision cinémato­graphique et euphorique, extravertie et publi­citaire, des paradis artificiels de l'Ouest. Il ainstallé une sorte de chantage à la facilité,renouvelant le pacte primitif américain del'utopie réalisée. Car la conjonction idéale quedécrivait Tocqueville semble s'être défaite: si

214

les Américains ont gardé un sens aigu del'intérêt individuel, ils ne semblent pas avoirpréservé le sens qui pourrait être donné collec­tivement à leurs entreprises. D'où la criseaetuelle, qui est profonde et réelle, et qui tend àla réhabilitation d'une idée collective, d'unevaleur qui orienterait comme spontanément les.comportements et apparaîtrait comme unerésultante idéale des forces. C'est le succès deReagan dans son entreprise de résurrection entrompe-l'œil de la scène primitive américaine.< America is back again. > Fragilisés par laguerre du Vietnam, aussi inintelligible poureux que l'irruption des petits hommes vertsdans une bande dessinée, et qu'ils ont d'ailleurstraitée de la même façon, à distance, commeune guerre télévisuelle, sans comprendre lavindicte du monde à leur égard et ne pouvantconcevoir face à eux, puisqu'ils sont l'utopieréalisée du Bien, que l'utopie réalisée du Mal :le communisme, ils se sont réfugiés à l'ombrede la facilité, dans un illusionnisme triomphal.Là aussi tout à fait californien, car en réalité ce

215

Page 107: Jean Baudrillard - Amérique

n'est pas toujours le soleil en Californie, biensouvent la brume y joue avec le soleil, ou avecle smog à Los Angeles. Et pourtant vous engardez un souvenir solaire, un souvenir écranensoleillé. Tel est le mirage Reagan.

Les Américains, comme les autres, n'ont pasenvie de se demander s'ils croient ou non aumérite de leurs dirigeants, ni même à la réalitédu pouvoir. Ça les mènerait trop loin. Ilspréfèrent faire comme s'ils y croyaient, àcondition qu'on ménage leur croyance. Gou­verner signifie aujourd'hui donner des signesacceptables de crédibilité. C'est comme dansla publicité, et on y obtient le même effet,l'adhésion à un scénario, quel qu'il soit, politi­que, ou publicitaire. Celui de Reagan est lesdeux à la fois, et c'est un scénario réussi.

Tout est dans le générique. La société étantdéfmitivement assimilée à une entreprise, toutest dans le synopsis de performance et d'entre­prise, ses dirigeants doivent produire tous les

216

signes du look publicitaire. La moindre défail­lance est impardonnable, car c'est toute lanation qui en est diminuée. La maladie elle­même peut faire partie du look, telle cancer deReagan. Par contre, les faiblesses ou la débilitépolitiques sont sans importance. On ne jugeque sur l'image.

Ce consensus de simulation est beaucoupmoins fragile qu'on ne pense, car il est beau­coup moins exposé à l'épreuve de vérité poli­tique. Tous nos gouvernements modernes doi­vent à la régulation publicitaire de l'opinionpublique une sorte de métastabilité politique.Les défaillances, les scandales, les échecs n'en­traînent plus de catastrophe. L'essentiel estqu'ils soient rendus crédibles, et le public rendusensible à l'effort qu'on fait dans ce sens.L'immunité < publicitaire> des gouvernementsest semblable à celle des grandes marques delessive.

On ne compte plus les erreurs des dirigeants,dans tous les pays, qui eussent précipité leurperte en d'autres temps et dont tout le monde,

217

Page 108: Jean Baudrillard - Amérique

dans un système de simulation de gouverne­ment et de consensus par l'indifférence, s'ar­range aisément. Le peuple ne tient plus orgueilde ses chefs, et ceux-ci ne tiennent plus orgueilde leurs décisions. Il suffit de la moindrecompensation en trompe-l'œil pour rétablir laconfiance publicitaire. Ainsi l'opération de Gre­nade après les trois cents morts du Liban.Scénario sans risque, mise en scène calculée,événement artificiel, succès assuré. Les deuxévénements d'ailleurs, le Liban et Grenade,témoignaient de la même irréalité politique :l'un, terroriste, échappait complètement à lavolonté; l'autre, complètement truqué, ne luiéchappait pas assez. Ni l'un ni l'autre n'avaientde sens au regard de l'art de gouverner. Ils serépondaient dans le vide, ce qui définitaujourd'hui la scène politique.

Même autopublicité, même recherche decrédibilité, même culte du générique dans la

218

nouvelle génération rea,ganienne. Dynamique,euphorique - ou plutôt dynamisante, euphori­sante. Ni le bonheur n'est pour elle une idéeneuve, ni la réussite une idée-force, car elle adéjà tout cela. Ce ne sont donc plus desmilitants, mais des sympathisants du bonheuret de la réussite. Génération venue des années60/70, mais débarrassée de toute nostalgie, detoute mauvaise conscience, et de toute subcons­cience même de ces années folles. Expurgée desdernières traces de marginalité comme par uneopération chirurgicale esthétique, visage neuf,ongles neufs, neurones lustrés et logiciel enbataille. Une génération qui ne marche ni àl'ambition, ni à l'énergie du refoulé, maisparfaitement recentrée, amoureuse des affairesmoins pour le profit ou le prestige que commeune sorte de performance et de démonstrationtechnique. Elle tourne partout autour desmedia, de la publicité et de l'informatique. Cene sont plus des monstres du business, mais lespalotins du showbiz, car le business lui-mêmeest devenu showbiz. C/ean and perfecto Les

219

Page 109: Jean Baudrillard - Amérique

Yuppies. Le nom même fait sonner cettejoyeuse reconversion. Par rapport à la généra­tion précédente, il n'y a pas eu de révisiondéchirante, simplement une ablation, uneamnésie, une absolution - l'oubli un peu irréelqui succède à un événement trop fort. LesYuppies ne sont pas des transfuges de larévolte, c'est une nouvelle race sûre d'elle,amnistiée, blanchie, évoluant avec aisance dansle performatif, mentalement indifférente àtoute autre fmalité que celle du changement etde la promotion (promotion de tout: desproduits, des hommes, de la recherche, descarrières, du mode de vie!). On aurait pu croireque l'orgie des années 60/70 laisserait place àune élite mobile et désenchantée, mais non:celle-à, du moins dans la publiàté qu'elle sefait à elle-même, se veut mobile, et enchantée.Cet enchantement est douillet : elle fonce sansse défoncer, que ce soit dans les affaires, enpolitique ou en informatique, elle s'annoncecomme douillettement opérationnelle. Son slo­gan pourrait être :

220

YOU CAN'T HAVE YOUR MONEY AND SPEND IT

TOO!

YOU CAN'T HAVE YOUR CAKE AND BAT IT TOO!

YOU CAN'T BAT YOUR WIFE AND FUCK IT TOO!

YOU CAN'T DVE AND HAVE YOUR UVING TOO!

Mais cette facilité est impitoyable. Sa logi­que est impitoyable. Si l'utopie est réalisée, lemalheur n'existe pas, les pauvres ne sont pluscrédibles. Si l'Amérique est ressusàtée, alors lemassacre des Indiens n'a pas eu lieu, leVietnam n'a pas eu lieu. Dans sa fréquentationdes riches ranchers ou produaeurs de l'Ouest,Reagan n'a jamais soupçonné ni même frôlél'existence des pauvres. TI ne connaît quel'évidence de la ridlesse, la tautologie de lapuissance, qu'il élargit aux dimensions de lanation, voire du monde entier. Les déshéritésseront voués à l'oubli, à l'abandon, à ladisparition pure et simple. C'est la logique dumust exit. PoOt' people must exit. L'ultimatum

221

Page 110: Jean Baudrillard - Amérique

de la richesse, de l'efficacité, les efface de lacarte. A juste titre, puisqu'ils ont le mauvaisgoût d'échapper au consensus général.

La misère qu'on soulageait encore, qu'onmaintenait dans l'orbite d'une socialisationassistée, tout cela tombe sous le coup du décretprovidentiel (présidentiel). C'est comme si leJugement Dernier avait déjà eu lieu. Les bonsont été jugés bons, les autres ont été relégués.Fin de la bonne volonté, fm de la mauvaiseconscience. Le Tiers Monde, de sinistre mémoi­re, est effacé. Il n'a servi qu'à la mauvaiseconscience des riches, et tous les effons pour lesauver ont été voués à l'échec. Fini. Vive leQuatrième Monde, celui auquel on dit:< L'utopie est réalisée, que ceux qui n'y ont PaSpart disparaissent >, celui qui n'a plus le droitde faire surface, disenfranchised, déchu deparole, voué à l'oubli, qu'on éjecte et qui vacrever dans une fatalité de second ordre.

Disenfranchising.On perd ses droits un à un, le travail, puis la

voiture. Plus de driver's /icense, plus d'identité.

222

Des pans entiers de la population tombent ainsidans l'oubli, dans l'abandon total. L'affranchis­sement fut un événement historique: ce futl'émancipation des serfs et des esclaves, ladécolonisation du Tiers Monde, et, dans nossociétés, les diverses franchises: celles du tra­

vail, du vote, du sexe, des femmes, desprisonniers, des homosexuels - aujourd'huipartout acquises. Les droits sont partout acquis.Virtuellement, le monde est libéré, il n'y a plusà se battre pour rien. Mais en même temps desgrouPes entiers se désertifient de l'intérieur (lesindividus aussi). Le social les oublie, et ilss'oublient eux-mêmes. Ils tombent horschamp, zombies voués à l'effacement et auxcourbes statistiques de disparition. C'est leQuatrième Monde. Des secteurs entiers de nossociétés modernes, des pays entiers du TiersMonde tombent dans cette zone désertifiée duQuatrième Monde. Mais alors que le TiersMonde avait encore un sens politique (même sice fut un échec mondial retentissant), le Qua­trième Monde, lui, n'en a pas. Il est transpo-

223

Page 111: Jean Baudrillard - Amérique

litique. Il est le résultat du désintéressementpolitique de nos sociétés, du désintéressementsocial de nos sociétés avancées, de l'excommuni­cation qui frappe justement les sociétés decommunication. Ceci est valable à l'échelle duglobe. On ne peut que le comparer aux milliersde tonnes de café qu'on brûlait dans leslocomotives pour soutenir les cours mondiaux.Ou encore à ces grouPes en surnombre dans lesethnies primitives, et qu'un prophète emmenaitse perdre, comme des lemmings, vers l'horizonocéanique où ils disparaissaient. La politiquedes États elle-même devient négative. Elle nevise plus tellement à socialiser, à intégrer, àcréer de nouvelles franchises. Derrière ces appa­rences de socialisation et de participation, elledésocialise, elle désaffranchit, elle expulse. L'or­dre social se contracte sur les échanges, lestechnologies, les grouPes de pointe, et ens'intensifiant ainsi il désintensifie des zonesentières qui deviennent des réserves, même PaSdes réserves: des décharges, des terrainsvagues, nouveaux déserts pour les nouveaux

224

pauvres, comme on voit se désertifier le terri­toire autour des centrales atomiques ou desautoroutes. On ne fera rien pour les sauver etpeut-être n'y a-t-il rien à faire, puisque l'affran­chissement, l'émancipation, l'expansion ontdéjà eu lieu. Il n'y a donc pas là les élémentsd'une révolution future, ce sont les résultatsindégradables d'une orgie de puissance, etd'une concentration irréversible du monde con­sécutive à cette extension. La seule questionest : quelle situation résultera de ce désaffran­chissement progressif (qui prend déjà, sousReagan et Thatcher, une tournure violente)?

On s'interroge sur la popularité de Reagan.Mais il faudrait déterminer quel type deconfiance lui est accordée. C'est presque tropbeau pour être vrai: comment se fait-il quetoutes les défenses soient tombées devant lui?Comment se fait-il qu'aucun faux pas, aucunrevers n'entame son crédit, celui-ci s'en trou­vant paradoxalement renforcé? (ce qui fait

225

Page 112: Jean Baudrillard - Amérique

enrager nos dirigeants français, pour qui leschoses vont à l'inverse: plus ils font montred'initiative et de bonne volonté, plus leur cotebaisse.) Mais c'est justement que la confianceinvestie dans Reagan est une confiance para­doxale. Comme on distingue le sommeil réel etle sommeil paradoxal, il faudrait distinguer laconfiance réelle et la confiance paradoxale. Lapremière est accordée à un homme ou à un chefen fonction de ses qualités et de son succès. Laconfiance paradoxale est celle qu'on accorde àquelqu'un en fonction de son échec ou de sonabsence de qualités. Le prototype en est l'échecde la prophétie, processus bien connu dansl'histoire des messianismes et des millénarismes,à la suite duquel le groupe, au lieu de renierson chef et de se disperser, se resserre aucontraire autour de lui et crée des institutionsreligieuses, sectaires ou ecclésiales, pour assurerla croyance. Institutions d'autant plus solidesqu'elles tirent leur énergie de l'échec de laprophétie. Cette confiance < surajoutée> nesouffre donc aucune défaillance, puisqu'elle

226

vient de la dénégation de l'échec. Telle est,toutes proportions gardées, l'ambiance éton­nante qui enveloppe la crédibilité de Reagan, etqui force à penser que la prophétie américaine,la grande perspective de l'utopie réalisée, alliéeà la puissance mondiale, a été mise en échec,que quelque chose de cette prouesse imaginairequi devait couronner l'histoire de deux sièclesne s'est justement pas réalisé, et que Reagan estle résultat de l'échec de cette prophétie. AvecReagan, c'est un système de valeurs jadisefficace qui s'idéalise et devient imaginaire.C'est l'image de l'Amérique qui devient ima­ginaire pour les Américains eux-mêmes, alorsqu'elle est sans doute profondément compro­mise. Ce retournement d'une confiance sponta­née en une confiance paradoxale et d'uneutopie réalisée en une hyperbole imaginaire mesemble un tournant décisif. Mais sans doute leschoses ne sont-elles pas si simples. Car il n'estpas dit que l'image de l'Amérique soit profon­dément altérée aux yeux des Américains eux­mêmes. TI n'est pas dit que ce virage de l'ère

227

Page 113: Jean Baudrillard - Amérique

reaganienne soit autre chose qu'une péripétie.Who knows? Il Y a la même difficulté à endécider qu'à distinguer aujourd'hui entre unprocessus et une simulation de processus, entreun vol et une simulation de vol. L'Amériqueest entrée elle aussi dans cette ère de l'indéci­dable : est-elle encore en puissance réelle ou ensimulation de puissance?

Reagan peut-il être considéré comme l'em­blème de la société américaine actuelle - unesociété, qui, après avoir eu les traits originauxde la puissance, en serait au stade du lifting?Une autre hypothèse serait: l'Amérique n'estplus ce qu'elle était, mais elle continue sur salancée, elle est en hystérésie de puissance.Hystérésie: processus de ce qui continue de sedévelopper par inertie, de l'effet qui se poursuitquand la cause a disparu. On peut ainsi parlerd'une hystérésie de l'histoire, d'une hystérésiedu socialisme, etc. Ça continue de fonctionnercomme un corps en mouvement, par la vitesseacquise, ou grâce à un volant d'inertie, oucomme un homme sans conscience tient encore

228

debout par la force de l'équilibre. Ou, d'unefaçon plus drôle: comme les cyclistes duSurmâle de Jarry, qui sont morts d'épuisementen pédalant lors de l'immense traversée de laSibérie, mais qui continuent de pédaler et depropulser la Grande Machine, ayant transforméla rigidité cadavérique en énergie motrice.Superbe fiction: les morts sont peut-être mêmecapables d'accélérer, et de faire tourner lamachine mieux que les vivants, puisqu'ils n'ontplus de prohlème. L'Amérique serait-elle sem­blable à la décuplette d'Alfred Jarry? Mais làencore, s'il semble évident qu'il y a eu commeune rupture de charge, ou une rupture decharme, de la machine américaine, qui dira sicela est dû à une dépression, ou à une surfusiondes mécanismes?

L'Amérique souffre certainement moins quel'Europe de la convalescence des grandes idéeset de la désaffection des passions historiques,car ce n'est pas là le moteur de son dévelop­pement. Ce dont elle souffre par contre, c'estde la disparition des idéologies qui la contes-

229

Page 114: Jean Baudrillard - Amérique

taient, et de l'affaiblissement de tout ce quis'opposait à elle. Si elle a été plus puissantedans les deux décennies d'après la DeuxièmeGuerre mondiale, les idées et les passions qui ladénonçaient étaient elles aussi plus puissantes.Le système américain pouvait être attaqué avecviolence (de l'intérieur même dans les années60/70). Aujourd'hui, l'Amérique n'a plus lamême hégémonie et n'exerce plus le mêmemonopole, mais elle est en quelque sorteincontestée, et incontestable. Elle était unepuissance, elle est devenue un modèle (l'entre­prise, le marché, l'initiative libre, la performan­ce) qui s'universalise jusqu'en Chine. Le styleinternational est devenu américain. Rien nes'opPOSe plus véritablement à elle, les margesoffensives se sont résorbées (Chine, Cuba,Vietnam), la grande idéologie anticapitalistes'est vidée de sa substance. Tout compte fait, ils'établit autour des États-Unis, de par lemonde, le même effet de consensus qui seproduit autour de Reagan aux USA. Un effetde crédibilité, de publicité, une Perte des

230

défenses chez l'adversaire potentiel. C'est ainsique ça s'est passé pour Reagan: peu à peu iln'y a plus rien eu contre lui, rien en face de lui,sans qu'on puisse le créditer d'un génie politi­que propre. Consensus par effusion, par élisiondes éléments oppositionnels et des marges.Décadence politique et grandeur publicitaire.C'est la même chose pour les États-Unis àl'échelle planétaire. La puissance américaine nesemble pas inspirée par un génie propre (ellefonctionne par inertie, au coup par coup, dansle vide, embarrassée de sa propre force) - parcontre l'Amérique se paye une sorte de flash,de coup de publicité. TI y a comme unepuissance mythique et publicitaire de l'Améri­que à travers le monde, égale à la polarisationpublicitaire autour de Reagan. C'est ainsi, parcette sorte de valeur ajoutée, de crédibilitéexponentielle, autoréférentielle et sans fonde­ment véritable, qu'une société entière se stabi­lise sous perfusion publicitaire. La surfusion dudollar sur les places mondiales en est le symboleet le plus bel exemple.

231

Page 115: Jean Baudrillard - Amérique

Métastabilité fragile cependant, tant sur leplan externe que sur le plan politique inté­rieur. Car elle n'est due en dernier ressortqu'à l'évanouissement de toute alternativevéritable, à la disparition des résistances etdes anticorps. C'est là la véritable crise de lapuissance américaine, celle d'une stabilisationpotentielle par inertie, d'une assomption depuissance dans le vide. Elle s'apparente sousbien des aspects à la perte des défensesimmunitaires dans un organisme surprotégé.C'est pourquoi Reagan atteint du cancer mesemble d'une ironie poétique. La figure ducancer est un peu à l'image de cette crédibi­lité transparente, de cette euphorie d'un corpsqui ne produit plus d'anticorps, menacé dedestruction par excès de fonctionnalité. Lechef de la plus grande puissance mondialeatteint du cancer! Le pouvoir saisi par lesmétastases! Les deux pôles de notre civilisa­tion se rejoignent. Levée de l'immunité prési­dentielle, bientôt le SIDA! Ça devrait mar­quer le début de l'implosion générale (à l'Est

232

il Y a longremps que le pouvoir est saisi parla nécrose).

Mais c'est aller un peu vite, et il vaudraitpeut-être mieux parler de ménopause. Rémis­sion de l'esprit public, recentrage général aprèsles convulsions des années 70, fm de toutenouvelle frontière, gestion conservatrice etpublicitaire des choses, performativité au rasdes pâquerettes, sans regard sur le futur. ,austértté et training, business et jogging, fm dela défonce et de l'orgie, restauration d'une sorted'utopie naturaliste de l'entreprise et d'uneconservation biosociologique de la race - toutcela ne signifie-t-il pas la fm du lustre de lapuissance et l'entrée dans l'euphorie hystériquede la ménopause? Ou bien, encore une fois, laphase Reagan n'est-elle qu'une convalescencepro.visoire, reviva/ successif à la dépression,malS présageant d'autres rebondissements?Pourtant toute < nouvelle frontière >, toutenouvelle < pensée Kennedy> semble impensa-

233

Page 116: Jean Baudrillard - Amérique

ble aujourd'hui. C'est même cela qui a changéprofondément dans l'air du temps américain :l'effet Reagan a pompé l'air de la nation.

Cela dit, l'effet de ménopause n'est pasparticulier à l'Amérique, il est sensible danstoutes les démocraties occidentales, et il fait sesravages partout, en culture comme en politi­que, dans les affects individuels comme dansles passions idéologiques. Il reste à espérer quenotre entrée dans le Troisième Age s'accompa­gnera de rencontres du Troisième Type (hélas,nous avons déjà eu notre démon de midi,c'était le fascisme). Quant à la réalité américai­ne, même liftée elle garde une envergure, unesurdimension, et en même temps une sauvage­rie intacte. Toutes les sociétés ftnissent parprendre un masque, et pour:quoi pas celui deReagan? Mais ce qui reste intact, c'est ce quiétait là au début: l'espace et le génie de laftction.

Desert for ever

Page 117: Jean Baudrillard - Amérique

Les couchers de soleil sont des arcs-en-cielgigantesques qui durent une heurè. Les saisonsn'y ont plus de sens: le matin, c'est leprintemps, à midi, c'est l'été, et les nuits dudésert sont froides sans que ce soit jamaisl'hiver. C'est une sorte d'éternité suspendue oùl'année se renouvelle tous les jours. Avec lacertitude qu'il en sera ainsi chaque jour, quechaque soir sera cet arc-en-ciel de toutes lescouleurs du spectre où la lumière, après avoirrégné tout le jour dans sa forme indivisible,,s'analyse encore le soir selon toutes les nuancesqui la composent, avant de disparaître. Nuan­ces qui sont celles déjà de l'arc-en-ciel instan­tané qui prend feu dans le vent à la crête desvagues du Pacifique.

237

Page 118: Jean Baudrillard - Amérique

C'est la grâce invulnérable du climat, privi­lège d'une nature qui parachève la richesseinsensée qui est celle des hommes.

Ce pays est sans espoir. Les ordures mêmes ysont propres, le trafic lubrifié, la circulationpacifiée. Le latent, le laiteux, le léthal - unetelle liquidité de la vie, liquidité des signes etdes messages, une telle fluidité des corPS et desbagnoles, une telle blondeur des cheveux et unetelle luxuriance des technologies douces y fontrêver l'EuroPéen de mort et de meurtre, demotels pour suiàdaires, orgy and cannibalism,pour faire échec à cette Perfection de l'océan, dela lumière, à cette facilité insensée de la vie, àl'hyperréalité de toutes choses ià.

D'où le phantasme d'une fracture sismiqueet d'un effondrement dans le Paàfique, quimettrait fm à la Californie et à sa beautécriminelle et scandaleuse. Car il n'est passupportable de passer vivant au-delà de la

238

difficulté d'être, dans la seule fluidité du àel,des falaises, du surf, des déserts, dans la seulehyPOthèse du bonheur.

Mais même le défi sismique n'est encorequ'un flirt avec la mort, et fait encore partiedes beautés naturelles, tout comme l'histoire oula théorie révolutionnaire, dont l'écho hyperréa­liste vient mourir ici avec le charme discretd'une vie antérieure. Tout ce qui reste d'uneexigence violente et historique : ce graffiti sur laplage, face au large et invoquant non plus lesmasses révolutionnaires, mais le àel et le largeet les déités transparentes du Paàfique:

PLEASE, RÉVOLUTION!

Est-il indifférent pourtant que la plus grandebase navale, celle de la 7e flotte du Pacifique,l'incarnation même de la domination mondialeaméricaine et la plus grande puissance de feudu monde, fasse partie de cette beauté insolen­te? Là même où souffle la très belle magie du

239

Page 119: Jean Baudrillard - Amérique

Santa Ana, le vent du désert qui traverse lesmontagnes pour y rester quatre ou cinq jours,puis dévaster le brouillard, faire brûler la terre,scintiller la mer et écraser les gens habitués à labrume - la plus belle chose du Santa Ana,c'est la nuit sur la plage, on s'y baigne commeen plein jour et, tels les vampires, on bronze àla lumière de la lune.

Ce pays est sans espoir.

Pour nous les fanatiques de l'esthétique et

du sens, de la culture, de la saveur et de laséduction, pour nous pour qui cela seul estbeau qui est profondément moral, et seulepassionnante la distinction héroïque de lanature et de la culture, pour nous qui sommesindéfectiblement liés aux prestiges du senscritique et de la transcendance, pour nous c'estun choc mental et un dégagement inouï dedécouvrir la fascination du non-sens, de cettedéconnection vertigineuse également souverainedans les déserts et dans les villes. Découvrir

240

qu'on peut jouir de la liquidation de touteculture et s'exalter du sacre de l'indifférence.

Je parle des déserts américains et des villesqui n'en sont pas... Pas d'oasis, pas de monu­ments, travelling indéfmi du minéral et

des autoroutes. Partout: Los Angeles ouTwenty Nine PaIms, Las Vegas ou BorregoSprings...

Pas de désir: le désert. Le désir est encored'une lourde naturalité, nous vivons de sesvestiges en Europe, et de ceux d'une culturecritique agonisante. Ici les villes sont des désertsmobiles. Pas de monuments, pas d'histoire:l'exaltation des déserts mobiles et de la simu­lation. Même sauvagerie dans les villes inces­santes et indifférentes que dans le silence intactdes Badlands. Pourquoi L.A., pourquoi lesdéserts sont-ils si fascinants? C'est que touteprofondeur y est résolue - neutralité brillante,mouvante et superficielle, défi au sens et à la

241

Page 120: Jean Baudrillard - Amérique

profondeur, défi à la nature et à la culture,hyper-espace ultérieur, sans origine désormais,sans références.

Pas de charme, Pas de séduction dans toutcela. La séduction est ailleurs, en Italie, danscertains paysages devenus peintures, aussi cul­turalisés et raffmés dans leur dessin que lesvilles et les musées qui les enferment. Espacescirconscrits, dessinés, de haute séduction, où lesens, à ce point luxueux, est enfin devenuparure. C'est exactement l'inverse ici: pas deséduction, mais une fascination absolue, cellemême de la disParition de toute forme critiqueet esthétique de la vie, dans l'irradiation d'uneneutralité sans objet. Immanente et solaire.Celle du désert: immobilité sans désir. Celle deLos Angeles : circulation insensée et sans désir.Fin de l'esthétique.

Ce qui est volatilisé n'est pas seulementl'esthétique du décor (celui de la nature ou del'architecture), mais celle des corps et du

242

langage, de tout ce qui fait l'habitus mental etsocial de l'EuroPéen, surtout latin, cette comme­dia de/l'arle continuelle, pathos et rhétoriquede la relation sociale, dramatisation de laparole, feintes du langage, aura du maquillageet de la gestualité artificielle. Tout le charmeesthétique et rhétorique de la séduction, dugoût, du charme, du théâtre, mais aussi de lacontradiction, de la violence, toujours ressaisiPar le discours, par le jeu, Par la distance, parl'artifice. Notre univers n'est jamais désertique,toujours théâtral. Toujours ambigu. Toujoursculturel, et légèrement ridicule dans sa cultura­lité héréditaire.

Ce qui est saisissant, c'est l'absence de toutcela, aussi bien celle de l'architecture dans lesvilles qui ne sont plus que de longs travellingssignalétiques, que l'absence vertigineuse d'af­fect et de caractère dans les visages et dans lescorps. Beaux, fluides, souples ou cool, ou d'uneobésité étrange, sans doute moins liée à uneboulimie compulsive qu'à une incohérence

243

Page 121: Jean Baudrillard - Amérique

générale aboutissant à une désinvolture ducorps ou du langage, de la nourriture ou de laville: lâche réseau de fonctions ponctUelles et

successives, tissu cellulaire hypertrophié et pro­liférant dans tous les sens.

Ainsi le seul tissu de la ville est celui desfreeways, tissu véhiculaire, ou plutôt transurba­nistique incessant, spectacle inouï de ces milliersde voitures circulant à vitesse égale, dans lesdeux sens, tous phares allumés en plein soleil,sur le Venrura Freeway, ne revenant de nullepart, n'allant nulle part: immense acte collec­tif, rouler, dérouler sans cesse, sans agressivité,sans but - socialité transférentielle, la seule sansdoute d'une ère technologique hyperréelle, soft­mobile, s'épuisant dans les surfaces, les réseaux,les technologies douces.

Pas d'ascenseur ni de métro à Los Angeles.Pas de verticalité ni d'underground, pas depromiscuité ni de collectivité, pas de rues ni defaçades, pas de centre ni de monument: un

244

espace fantastique, une succession fantomatiqueet discontinuelle de toutes les fonctions éparses,de tous les signes sans hiérarchie - féerie del'indifférence, féerie des surfaces indifférentes ­puissance de la pure étendue, celle qu'onretrouve dans les déserts. Puissance de la formedésertique: c'est l'effacement des traces dans ledésert, du signifié des signes dans les villes, detoute psychologie dans les corps. Fascinationanimale et métaphysique, celle, directe, del'étendue, celle, immanente, de la sécheresse etde la stérilité.

La puissance mythique de la Californie estdans ce mixte d'une extrême déconnection etd'une mobilité vertigineuse prise dans le site, lescénario hyperréel des déserts, des freeways, del'océan et du soleil. Nulle part ailleurs n'existecette conjonction fulgurante d'une incultureradicale et d'une telle beauté naturelle, duprodige naturel et du simulacre absolu: just inthis mixture of extreme irreférentia/ity anddeconnection overal/, but embedded in most

245

Page 122: Jean Baudrillard - Amérique

primeval and greatfeatured natural seenery ofdeserts and ocean and sun - nowhere else is thisantagonistie climax to be found.

Ailleurs les beautés naturelles sont lourdesde sens, de nostalgie, et la culture elle-mêmeinsupportable de gravité. Les cultures fortes(Mexique, Japon, Islam) nous renvoient lemiroir de notre culture dégradée, et l'image denotre culpabilité profonde. Le surcroît de sensd'une culture forte, rituelle, territoriale, fait denous des gringos, des zombies, des touristesassignés à résidence dans les beautés naturellesdu pays.

Rien de tel en Californie, où la rigueur esttotale, car la culture elle-même y est un désert- et il faut que la culture soit un désert pourque toutes choses soient égales et resplendissentdans la même forme surnaturelle.

C'est pourquoi le vol même de Londres àLos Angeles en passant par le pôle, dans son

246

abstraction stratosphérique, dans son hyperréa­lité là aussi, fait déjà partie de la Californie etdes déserts. La. déterritorialisation commenceavec la déconnection de la nuit et du jour.Quand leur parcage n'est plus une question detemps mais d'espace, d'altitude et de vitesse etse fait nettement, comme à la verticale - quandon traverse la nuit comme un nuage, si virequ'on en a la perception comme d'un objetlocal gravitant autour de la terre, ou aucontraire quand elle se résorbe totalement, lesoleil se tenant au même point du ciel pendantles douze heures de vol, alors c'est déjà la fm denotre espace-temps, et la même féerie qui seracelle de l'Ouest.

L'émerveillement de la chaleur y est méta­physique. Les couleurs mêmes, pastels bleus,mauves, lilas, résultent d'une combustion len­te, géologique, intemporelle. La. minéralité dusous-sol y fait surface dans des végétauxcristallins. Tous les éléments naturels y sontpassés à l'épreuve du feu. Le désert n'est plus

247

Page 123: Jean Baudrillard - Amérique

un paysage, c'est la forme pure qui résulte del'abstraction de toutes les autres.

Sa défmition est absolue, sa frontière initia­tique, les arêtes vives et les contours cruels.C'est le lieu des signes d'une impérieusenécessité, d'une inéluctable nécessité, maisvides de sens, arbitraires et inhumains, qu'ontraverse sans les déchiffrer. Transparence sansappel. Les villes du désert elles aussi s'arrêtentnet, elles n'ont pas d'environnement. Et ellestiennent du mirage, qui peut s'évanouir àchaque instant. TI n'est que de voir Las Vegas,sublime Las Vegas, surgir tout entière dudésert, dans ses lumières phosphorescentes, à latombée du jour, et retourner, après avoir épuisétoute la nuit son intense énergie superfiàelle,plus intense encore aux lueurs de l'aube,retourner au désert quand le jour se lève, poursaisir le secret du désert et de ce qui y faitsigne: une discontinuité enchanteresse, unrayonnement total et intermittent.

248

Mfmité secrète du jeu et du désert: l'inten­sité de jouer redoublée par la présence du désertaux confms de la ville. La fraîcheur climatiséedes salles contre la chaleur rayonnante dudehors. Le défi de toutes les lumières artificiel­les à la violence de la lumière solaire. Nuit dujeu ensoleillée de tous côtés, c'est l'obscuritéscintillante des salles en plein désert. Le jeului-même est une forme désertique, inhumaine,inculte, initiatique, défi à l'économie naturellede la valeur, une folie aux confms de l'échange.Mais lui aussi a une limite rigoureuse, ets'arrête brutalement, ses confms sont exacts, sapassion est sans confusion. Ni le désert ni le jeune sont des espaces libres : ce sont des espacesfinis, concentriques, croissant en intensité versl'intérieur, vers un point central: l'âme du jeuou le cœur du désert - espace de prédilection,espace immémorial où les choses perdent leurombre, où l'argent perd sa valeur, et oùl'extrême rareté des traces et de ce qui y faitsigne conduit les hommes à rechercher l'instan­tanéité de la richesse.

249

Page 124: Jean Baudrillard - Amérique

TABLE

Vanishing Point ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

New York . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

L'Amérique sidérale 53

L'utopie réalisée 147

La fin de la puissance? . . . . . . . . . . . . . . . .. 211

Desert for ever " 235

Page 125: Jean Baudrillard - Amérique

Cet ouvrage a été réalisé surSystème Cameron

par Ja SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOTMesni/-sur-J'Estrée

pour Je compte des éditions GrassetJe 7 février 1986

/mprimi en FraMeDépôt légal: février 1986

N· d'édition: 6916 - N· d'impression: ,3579ISBN: 2·246-34381·X