Jean Baudrillard - L'Esprit Du Terrorisme

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    J ean Baudrillard - L'esprit du

    terrorisme

    LE MONDE 02.11.01

    Des vnements mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au

    Mondial de football - ou des vnements violents et rels, de guerres en

    gnocides. Mais d'vnement symbolique d'envergure mondiale,

    c'est--dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en

    chec la mondialisation elle-mme, aucun. Tout au long de cette

    stagnation des annes 1990, c'tait la "grve des vnements" (selon le

    mot de l'crivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grve est

    termine. Les vnements ont cess de faire grve. Nous avons mmeaffaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center,

    l'vnement absolu, la "mre" des vnements, l'vnement pur qui

    concentre en lui tous les vnements qui n'ont jamais eu lieu.

    Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est boulevers, mais aussi

    les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les

    vnements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux.

    Lorsqu'ils acclrent ce point, il faut aller plus lentement. Sans

    pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la

    guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.

    Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque

    abraction l'vnement mme et la fascination qu'il exerce. La

    condamnation morale, l'union sacre contre le terrorisme sont la

    mesure de la jubilation prodigieuse de voir dtruire cette

    superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se dtruire

    elle-mme, se suicider en beaut. Car c'est elle qui, de par son

    insupportable puissance, a foment toute cette violence infuse de par le

    monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui noushabite tous.

    Que nous ayons rv de cet vnement, que tout le monde sans

    exception en ait rv, parce que nul ne peut ne pas rver de la

    destruction de n'importe quelle puissance devenue ce point

    hgmonique, cela est inacceptable pour la conscience morale

    occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement la

    violence pathtique de tous les discours qui veulent l'effacer.

    A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Sil'on ne tient pas compte de cela, l'vnement perd toute dimension

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    symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la

    fantasmagorie meurtrire de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de

    supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De l tout le

    dlire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est l, partout,

    tel un obscur objet de dsir. Sans cette complicit profonde,l'vnement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur

    stratgie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent

    compter sur cette complicit inavouable. Cela dpasse de loin la haine

    de la puissance mondiale dominante chez les dshrits et les exploits,

    chez ceux qui sont tombs du mauvais ct de l'ordre mondial. Ce

    malin dsir est au cur mme de ceux qui en partagent les bnfices.

    L'allergie tout ordre dfinitif, toute puissance dfinitive est

    heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center

    incarnaient parfaitement, dans leur gmellit justement, cet ordre

    dfinitif.

    Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni mme d'effet

    pervers. C'est trs logiquement, et inexorablement, que la monte en

    puissance de la puissance exacerbe la volont de la dtruire. Et elle est

    complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont

    effondres, on avait l'impression qu'elles rpondaient au suicide des

    avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : "Dieu mme ne peut

    se dclarer la guerre." Eh bien si. L'Occident, en position de Dieu (de

    toute-puissance divine et de lgitimit morale absolue) devient

    suicidaire et se dclare la guerre lui-mme.

    Les innombrables films-catastrophes tmoignent de ce phantasme,

    qu'ils conjurent videmment par l'image en noyant tout cela sous les

    effets spciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent, l'gal de

    la pornographie, montre que le passage l'acte est toujours proche - la

    vellit de dngation de tout systme tant d'autant plus forte qu'il se

    rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.

    Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que lesexperts !) n'avaient prvu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien

    plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement

    symbolique de tout un systme s'est fait par une complicit imprvisible,

    comme si, en s'effondrant d'elles-mmes, en se suicidant, les tours

    taient entres dans le jeu pour parachever l'vnement.

    Dans un sens, c'est le systme entier qui, par sa fragilit interne, prte

    main-forte l'action initiale. Plus le systme se concentre

    mondialement, ne constituant la limite qu'un seul rseau, plus il

    devient vulnrable en un seul point (dj un seul petit hacker philippinavait russi, du fond de son ordinateur portable, lancer le virus I love

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    you , qui avait fait le tour du monde en dvastant des rseaux entiers).

    Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grce l'arme absolue de la mort,

    multiplie par l'efficience technologique, dclenchent un processus

    catastrophique global.

    Quand la situation est ainsi monopolise par la puissance mondiale,

    quand on a affaire cette formidable condensation de toutes les

    fonctions par la machinerie technocratique et la pense unique, quelle

    autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le

    systme lui-mme qui a cr les conditions objectives de cette rtorsion

    brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre

    changer les rgles du jeu. Et les nouvelles rgles sont froces, parce que

    l'enjeu est froce. A un systme dont l'excs de puissance mme pose

    un dfi insoluble, les terroristes rpondent par un acte dfinitif dont

    l'change lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitueune singularit irrductible au cur d'un systme d'change gnralis.

    Toutes les singularits (les espces, les individus, les cultures) qui ont

    pay de leur mort l'installation d'une circulation mondiale rgie par une

    seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de

    situation.

    Terreur contre terreur - il n'y a plus d'idologie derrire tout cela. On est

    dsormais loin au-del de l'idologie et du politique. L'nergie qui

    alimente la terreur, aucune idologie, aucune cause, pas mme

    islamique, ne peut en rendre compte. a ne vise mme plus

    transformer le monde, a vise (comme les hrsies en leur temps) le

    radicaliser par le sacrifice, alors que le systme vise le raliser par la

    force.

    Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion

    mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre porte de tout systme

    de domination, prt partout se rveiller comme un agent double. Il n'y

    a plus de ligne de dmarcation qui permette de le cerner, il est au cur

    mme de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine)qui oppose sur le plan mondial les exploits et les sous-dvelopps au

    monde occidental rejoint secrtement la fracture interne au systme

    dominant. Celui-ci peut faire front tout antagonisme visible. Mais

    l'autre, de structure virale - comme si tout appareil de domination

    scrtait son antidispositif, son propre ferment de disparition -, contre

    cette forme de rversion presque automatique de sa propre puissance,

    le systme ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette

    rversion silencieuse. Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de

    religions, et cela dpasse de loin l'islam et l'Amrique, sur lesquels on

    tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontementvisible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme

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    fondamental, mais qui dsigne, travers le spectre de l'Amrique (qui

    est peut-tre l'picentre, mais pas du tout l'incarnation de la

    mondialisation elle seule) et travers le spectre de l'islam (qui lui non

    plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation

    triomphante aux prises avec elle-mme. Dans ce sens, on peut bienparler d'une guerre mondiale, non pas la troisime, mais la quatrime

    et la seule vritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la

    mondialisation elle-mme. Les deux premires guerres mondiales

    rpondaient l'image classique de la guerre. La premire a mis fin la

    suprmatie de l'Europe et de l're coloniale. La deuxime a mis fin au

    nazisme. La troisime, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et

    de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une l'autre, on est all

    chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui

    celui-ci, virtuellement parvenu son terme, se trouve aux prises avec

    les forces antagonistes partout diffuses au cur mme du mondial,dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les

    cellules, de toutes les singularits qui se rvoltent sous forme

    d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en

    temps sauver l'ide de la guerre par des mises en scne spectaculaires,

    telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la

    quatrime guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre

    mondial, toute domination hgmonique - si l'islam dominait le monde,

    le terrorisme se lverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-mme qui

    rsiste la mondialisation. Le terrorisme est immoral. L'vnement du

    World Trade Center, ce dfi symbolique, est immoral, et il rpond une

    mondialisation qui est elle-mme immorale. Alors soyons nous-mme

    immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu

    au-del du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un vnement qui dfie

    non seulement la morale mais toute forme d'interprtation, essayons

    d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est l justement : dans le

    contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumires,

    quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons navement que le

    progrs du Bien, sa monte en puissance dans tous les domaines

    (sciences, techniques, dmocratie, droits de l'homme) correspond unedfaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal

    montent en puissance en mme temps, et selon le mme mouvement.

    Le triomphe de l'un n'entrane pas l'effacement de l'autre, bien au

    contraire. On considre le Mal, mtaphysiquement, comme une bavure

    accidentelle, mais cet axiome, d'o dcoulent toutes les formes

    manichennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne

    rduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont la fois irrductibles

    l'un l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne

    pourrait faire chec au Mal qu'en renonant tre le Bien, puisque, en

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    s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entrane par l

    mme un retour de flamme d'une violence proportionnelle.

    Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du

    Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la

    tension et l'quilibre de l'univers moral - un peu comme dans la guerre

    froide le face--face des deux puissances assurait l'quilibre de la

    terreur. Donc pas de suprmatie de l'un sur l'autre. Cette balance est

    rompue partir du moment o il y a extrapolation totale du Bien

    (hgmonie du positif sur n'importe quelle forme de ngativit,

    exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance - triomphe des

    valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de l, l'quilibre est rompu,

    et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se

    dveloppant dsormais d'une faon exponentielle.

    Toutes proportions gardes, c'est un peu ce qui s'est produit dans

    l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe

    mondial de la puissance librale : c'est alors que surgit un ennemi

    fantomatique, perfusant sur toute la plante, filtrant de partout comme

    un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam.

    Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet

    antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous.

    Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymtrique. Et c'est cette

    asymtrie qui laisse la toute-puissance mondiale compltement

    dsarme. Aux prises avec elle-mme, elle ne peut que s'enfoncer dans

    sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le

    terrain du dfi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune ide

    puisqu'elle l'a ray de sa propre culture.

    Jusqu'ici, cette puissance intgrante a largement russi absorber et

    rsorber toute crise, toute ngativit, crant par l mme une situation

    foncirement dsesprante (non seulement pour les damns de la terre,

    mais pour les nantis et les privilgis aussi, dans leur confort radical).

    L'vnement fondamental, c'est que les terroristes ont cess de sesuicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de

    faon offensive et efficace, selon une intuition stratgique qui est tout

    simplement celle de l'immense fragilit de l'adversaire, celle d'un

    systme arriv sa quasi-perfection, et du coup vulnrable la

    moindre tincelle. Ils ont russi faire de leur propre mort une arme

    absolue contre un systme qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idal

    est celui du zro mort. Tout systme zro mort est un systme

    somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne

    peuvent rien contre un ennemi qui a dj fait de sa mort une arme

    contre-offensive. "Qu'importe les bombardements amricains ! Noshommes ont autant envie de mourir que les Amricains de vivre !" D'o

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    l'inquivalence des 7 000 morts infligs d'un seul coup un systme

    zro mort. Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par

    l'irruption brutale de la mort en direct, en temps rel mais par

    l'irruption d'une mort bien plus que relle : symbolique et sacrificielle -

    c'est--dire l'vnement absolu et sans appel.

    Tel est l'esprit du terrorisme.

    Ne jamais attaquer le systme en termes de rapports de forces. a, c'est

    l'imaginaire (rvolutionnaire) qu'impose le systme lui-mme, qui ne

    survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent se battre sur le

    terrain de la ralit, qui est pour toujours le sien. Mais dplacer la lutte

    dans la sphre symbolique, o la rgle est celle du dfi, de la rversion,

    de la surenchre. Telle qu' la mort il ne puisse tre rpondu que par

    une mort gale ou suprieure. Dfier le systme par un don auquel il nepeut pas rpondre sinon par sa propre mort et son propre

    effondrement.

    L'hypothse terroriste, c'est que le systme lui-mme se suicide en

    rponse aux dfis multiples de la mort et du suicide. Car ni le systme

    ni le pouvoir n'chappent eux-mmes l'obligation symbolique - et c'est

    sur ce pige que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce

    cycle vertigineux de l'change impossible de la mort, celle du terroriste

    est un point infinitsimal, mais qui provoque une aspiration, un vide,

    une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le systme,

    celui du rel et de la puissance, se densifie, se ttanise, se ramasse sur

    lui-mme et s'abme dans sa propre surefficacit.

    La tactique du modle terroriste est de provoquer un excs de ralit et

    de faire s'effondrer le systme sous cet excs de ralit. Toute la drision

    de la situation en mme temps que la violence mobilise du pouvoir se

    retournent contre lui, car les actes terroristes sont la fois le miroir

    exorbitant de sa propre violence et le modle d'une violence symbolique

    qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle desa propre mort.

    C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort

    infime, mais symbolique, de quelques individus.

    Il faut se rendre l'vidence qu'est n un terrorisme nouveau, une

    forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les rgles du jeu

    pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-l ne luttent pas

    armes gales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, laquelle il

    n'y a pas de rponse possible ("ce sont des lches"), mais ils se sontappropri toutes les armes de la puissance dominante. L'argent et la

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    spculation boursire, les technologies informatiques et aronautiques,

    la dimension spectaculaire et les rseaux mdiatiques : ils ont tout

    assimil de la modernit et de la mondialit, sans changer de cap, qui

    est de la dtruire.

    Comble de ruse, ils ont mme utilis la banalit de la vie quotidienne

    amricaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs

    banlieues, lisant et tudiant en famille, avant de se rveiller d'un jour

    l'autre comme des bombes retardement. La matrise sans faille de

    cette clandestinit est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire

    du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu :

    n'importe quel tre inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si

    ceux-l ont pu passer inaperus, alors chacun de nous est un criminel

    inaperu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est

    peut-tre vrai. Cela correspond peut-tre bien une forme inconscientede criminalit potentielle, masque, et soigneusement refoule, mais

    toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrtement

    au spectacle du Mal. Ainsi l'vnement se ramifie jusque dans le dtail -

    source d'un terrorisme mental plus subtil encore.

    La diffrence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des

    armes qui sont celles du systme, disposent en plus d'une arme fatale :

    leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le systme avec ses

    propres armes, ils seraient immdiatement limins. S'ils ne lui

    opposaient que leur propre mort, ils disparatraient tout aussi vite dans

    un sacrifice inutile - ce que le terrorisme a presque toujours fait

    jusqu'ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il tait

    vou l'chec. Tout change ds lors qu'ils conjuguent tous les moyens

    modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci

    multiplie l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des

    facteurs (qui nous semblent nous inconciliables) qui leur donne une

    telle supriorit. La stratgie du zro mort, par contre, celle de la guerre

    "propre", technologique, passe prcisment ct de cette

    transfiguration de la puissance "relle" par la puissance symbolique.

    La russite prodigieuse d'un tel attentat fait problme, et pour y

    comprendre quelque chose il faut s'arracher notre optique occidentale

    pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tte des

    terroristes. Une telle efficacit supposerait chez nous un maximum de

    calcul, de rationalit, que nous avons du mal imaginer chez les autres.

    Et mme dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe

    quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des

    bavures. Donc le secret d'une telle russite est ailleurs. La diffrence est

    qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte etd'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est l'abri de toute

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    dfection et de toute corruption. Le miracle est de s'tre adapt au

    rseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette

    complicit la vie et la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas

    des individus - mme leur "suicide" n'est pas de l'hrosme individuel,

    c'est un acte sacrificiel collectif scell par une exigence idale. Et c'est laconjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure oprationnelle et

    d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle

    dmesure.

    Nous n'avons plus aucune ide de ce qu'est un calcul symbolique,

    comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, rsultat maximal.

    Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de

    Manhattan, qui illustrerait assez bien la thorie du chaos : un choc

    initial provoquant des consquences incalculables, alors que le

    dploiement gigantesque des Amricains ("Tempte du dsert")n'obtient que des effets drisoires - l'ouragan finissant pour ainsi dire

    dans un battement d'ailes de papillon. Le terrorisme suicidaire tait un

    terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela

    qui nous fait particulirement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils

    en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes,

    selon notre systme de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de

    mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles

    rgles du jeu ne nous appartiennent plus.

    Tout est bon pour dconsidrer leurs actes. Ainsi les traiter de

    "suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitt que le martyre ne

    prouve rien, qu'il n'a rien voir avec la vrit, qu'il est mme (en citant

    Nietzsche) l'ennemi numro un de la vrit. Certes, leur mort ne prouve

    rien, mais il n'y a rien prouver dans un systme o la vrit elle-mme

    est insaisissable - ou bien est-ce nous qui prtendons la dtenir ?

    D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre

    volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire

    des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque

    chose d'inconvenant et d'obscne en faire un argument moral (cela neprjuge en rien leur souffrance et leur mort).

    Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes changent leur mort

    contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est

    pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu,

    que si la mort tait sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les

    martyrs chrtiens n'escomptaient rien d'autre que cette quivalence

    sublime). Donc, l encore, ils ne luttent pas armes gales, puisqu'ils

    ont droit au salut, dont nous ne pouvons mme plus entretenir l'espoir.

    Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faireun enjeu de trs haute dfinition.

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    Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vrit, la rcompense, la fin et

    les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Mme la

    mort, nous l'valuons en taux d'intrt, en termes de rapport

    qualit/prix. Calcul conomique qui est un calcul de pauvres et qui

    n'ont mme plus le courage d'y mettre le prix. Que peut-il se passer -hors la guerre, qui n'est elle-mme qu'un cran de protection

    conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactriologique,

    ou de terrorisme nuclaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du dfi

    symbolique, mais bien de l'anantissement sans phrase, sans gloire,

    sans risque, de l'ordre de la solution finale.

    Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique

    purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est

    insparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte

    symbolique), et non pas du tout l'limination impersonnelle de l'autre.Tout est dans le dfi et dans le duel, c'est--dire encore dans une

    relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui

    vous a humilis, c'est elle qui doit tre humilie. Et non pas simplement

    extermine. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais

    par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit tre vis

    et meurtri en pleine adversit. En dehors du pacte qui lie les terroristes

    entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est

    donc exactement le contraire de la lchet dont on les accuse, et c'est

    exactement le contraire de ce que font par exemple les Amricains dans

    la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) :

    cible invisible, liquidation oprationnelle. De toutes ces pripties nous

    gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder

    cette prgnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le

    veuille ou non, notre scne primitive. Et les vnements de New York

    auront, en mme temps qu'ils ont radicalis la situation mondiale,

    radicalis le rapport de l'image la ralit. Alors qu'on avait affaire

    une profusion ininterrompue d'images banales et un flot

    ininterrompu d'vnements bidon, l'acte terroriste de New York

    ressuscite la fois l'image et l'vnement.

    Entre autres armes du systme qu'ils ont retournes contre lui, les

    terroristes ont exploit le temps rel des images, leur diffusion mondiale

    instantane. Ils se la sont approprie au mme titre que la spculation

    boursire, l'information lectronique ou la circulation arienne. Le rle

    de l'image est hautement ambigu. Car en mme temps qu'elle exalte

    l'vnement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication

    l'infini, et en mme temps comme diversion et neutralisation (ce fut dj

    ainsi pour les vnements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on

    parle du "danger" des mdias. L'image consomme l'vnement, au sens

  • 8/13/2019 Jean Baudrillard - L'Esprit Du Terrorisme

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    o elle l'absorbe et le donne consommer. Certes elle lui donne un

    impact indit jusqu'ici, mais en tant qu'vnement-image.

    Qu'en est-il alors de l'vnement rel, si partout l'image, la fiction, le

    virtuel perfusent dans la ralit ? Dans le cas prsent, on a cru voir

    (avec un certain soulagement peut-tre) une rsurgence du rel et de la

    violence du rel dans un univers prtendument virtuel. "Finies toutes

    vos histoires de virtuel - a, c'est du rel !" De mme, on a pu y voir une

    rsurrection de l'histoire au-del de sa fin annonce. Mais la ralit

    dpasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en

    a absorb l'nergie, et qu'elle est elle-mme devenue fiction. On pourrait

    presque dire que la ralit est jalouse de la fiction, que le rel est jaloux

    de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, qui sera le plus

    inimaginable.

    L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais

    cela ne suffit pas en faire un vnement rel. Un surcrot de violence

    ne suffit pas ouvrir sur la ralit. Car la ralit est un principe, et c'est

    ce principe qui est perdu. Rel et fiction sont inextricables, et la

    fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les consquences

    la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mmes largement

    imaginaires).

    Dans ce cas donc, le rel s'ajoute l'image comme une prime de terreur,

    comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus

    c'est rel. Plutt que la violence du rel soit l d'abord, et que s'y ajoute

    le frisson de l'image, l'image est l d'abord, et il s'y ajoute le frisson du

    rel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dpassant la

    fiction. Ballard (aprs Borges) parlait ainsi de rinventer le rel comme

    l'ultime, et la plus redoutable fiction.

    Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la ralit,

    pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas

    "relle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence ensoi peut tre parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence

    symbolique est gnratrice de singularit. Et dans cet vnement

    singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus

    haut point les deux lments de fascination de masse du XXe sicle : la

    magie blanche du cinma, et la magie noire du terrorisme. La lumire

    blanche de l'image, et la lumire noire du terrorisme.

    On cherche aprs coup lui imposer n'importe quel sens, lui trouver

    n'importe quelle interprtation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalit

    du spectacle, la brutalit du spectacle qui seule est originale etirrductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du

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    spectacle. Et contre cette fascination immorale (mme si elle dclenche

    une raction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est

    notre thtre de la cruaut nous, le seul qui nous reste -

    extraordinaire en ceci qu'il runit le plus haut point du spectaculaire et

    le plus haut point du dfi. C'est en mme temps le micro-modlefulgurant d'un noyau de violence relle avec chambre d'cho maximale -

    donc la formelaplus pure du spectaculaire - et un modle sacrificiel qui

    oppose l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure

    du dfi.

    N'importe quelle tuerie leur serait pardonne, si elle avait un sens, si

    elle pouvait s'interprter comme violence historique - tel est l'axiome

    moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait

    pardonne, si elle n'tait pas relaye par les mdias ("Le terrorisme ne

    serait rien sans les mdias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas debon usage des mdias, les mdias font partie de l'vnement, ils font

    partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.

    L'acte rpressif parcourt la mme spirale imprvisible que l'acte

    terroriste, nul ne sait o il va s'arrter, et les retournements qui vont

    s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de

    l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction

    possible entre le "crime" et la rpression. Et c'est ce dchanement

    incontrlable de la rversibilit qui est la vritable victoire du terrorisme.

    Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de

    l'vnement - non seulement dans la rcession directe, conomique,

    politique, boursire et financire, de l'ensemble du systme, et dans la

    rcession morale et psychologique qui en rsulte, mais dans la

    rcession du systme de valeurs, de toute l'idologie de libert, de libre

    circulation, etc., qui faisait la fiert du monde occidental, et dont il se

    prvaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.

    Au point que l'ide de libert, ide neuve et rcente, est dj en train de

    s'effacer des murs et des consciences, et que la mondialisationlibrale est en train de se raliser sous la forme exactement inverse :

    celle d'une mondialisation policire, d'un contrle total, d'une terreur

    scuritaire. La drgulation finit dans un maximum de contraintes et

    de restrictions quivalant celle d'une socit fondamentaliste.

    Flchissement de la production, de la consommation, de la spculation,

    de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se

    passe comme si le systme mondial oprait un repli stratgique, une

    rvision dchirante de ses valeurs - en raction dfensive semble-t-il

    l'impact du terrorisme, mais rpondant au fond ses injonctions

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    secrtes - rgulation force issue du dsordre absolu, mais qu'il

    s'impose lui-mme, intriorisant en quelque sorte sa propre dfaite.

    Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres

    formes de violence et de dstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur :

    terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax

    et de la rumeur, tout est imput Ben Laden. Il pourrait mme

    revendiquer son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes

    de dsorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure

    mme de l'change mondial gnralis joue en faveur de l'change

    impossible. C'est comme une criture automatique du terrorisme,

    ralimente par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes

    les consquences paniques qui en rsultent : si, dans toute cette

    histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-mme par cristallisation

    instantane, comme une solution chimique au simple contact d'unemolcule, c'est que tout le systme a atteint une masse critique qui le

    rend vulnrable n'importe quelle agression.

    Il n'y a pas de solution cette situation extrme, surtout pas la guerre,

    qui n'offre qu'une situation de dj-vu, avec le mme dluge de forces

    militaires, d'information fantme, de matraquages inutiles, de discours

    fourbes et pathtiques, de dploiement technologique et d'intoxication.

    Bref, comme la guerre du Golfe, un non-vnement, un vnement qui

    n'a pas vraiment lieu.

    C'est d'ailleurs l sa raison d'tre : substituer un vritable et

    formidable vnement, unique et imprvisible, un pseudo-vnement

    rptitif et dj vu. L'attentat terroriste correspondait une prcession

    de l'vnement sur tous les modles d'interprtation, alors que cette

    guerre btement militaire et technologique correspond l'inverse une

    prcession du modle sur l'vnement, donc un enjeu factice et un

    non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par

    d'autres moyens.