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Résumé Cet article propose la mise en perspective de « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contemporain » (2004) et de « Astronomiques assertions » (2011), deux textes publiés dans une relative marge de la pratique proprement littéraire de l’auteure fran- çaise Nathalie Quintane. En s’attachant à retracer l’évolution de la pensée de l’auteure quant à la pratique poétique et politique du langage, il entend dresser les grands traits d’une con- ception de la réalité littéraire contemporaine qui s’articule autour de la notion de « délocali- sation ». Aussi bien travail sur les formes qu’attitude quant à leur déchiffrement, l’idée de délocalisation, diversement actualisée dans les réflexions considérées ici, amène cet article à concevoir la nébuleuse de ces deux textes comme un ensemble qui présente, exemplifie, théorise et performe une poésie et une politique qui s’assemblent en une « critique intégrée », locution susceptible de servir de clé pour la compréhension de la nature et de l’agir des textes de Quintane elle-même et, potentiellement, de ceux d’autres écrivains dont les pratiques exi- geantes déstabilisent aussi, durablement, l’expérience contemporaine du fait littéraire. Abstract The goal of this article is to put in perspective “Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contemporain” (2004) and “Astronomiques assertions” (2011), two texts written by the French author Nathalie Quintane and published in the relative margins of her literary practice. By the reconstitution of the writer’s thinking on poetry and politics, it aims to draw the outlines of a contemporary reality of the literature, structured around the notion of “délocalisation” (i.e.: dis-localization). Simultaneously and equally work on the form and attitude in the process of its deciphering, the idea of “délocalisation”, actualized in various ways in the works taken into account by this article, encourages us to conceive the aggregate of these texts as an entity in which is presented, exemplified, theorized and performed a poetry and a politics that assemble themselves in a “integrated critic” that can be seen as a key to understand the nature and the action of Quintane’s very texts, but also those of other writers whose challenging practices of the text also disrupt or deeply destabilize the contemporary experience of the literary. Jean-Benoit CORMIER LANDRY « I am not Françoise Sagan » L’(auto)-critique intégrée de Nathalie Quintane, entre poésie et politique : du « Monstres et Couillons » aux « Astronomiques assertions » Pour citer cet article : Jean-Benoit CORMIER LANDRY, « “I am not Françoise Sagan”. L’(auto)-critique intégrée de Nathalie Quintane, entre poésie et politique : du “Monstres et Couillons” aux “Astro- nomiques assertions” », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, « Au risque du métatexte », s. dir. Karin SCHWERDTNER & Geneviève DE VIVEIROS, février 2015, pp. 113-130. http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Résumé

Cet article propose la mise en perspective de « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contemporain » (2004) et de « Astronomiques assertions » (2011), deux textes publiés dans une relative marge de la pratique proprement littéraire de l’auteure fran-çaise Nathalie Quintane. En s’attachant à retracer l’évolution de la pensée de l’auteure quant à la pratique poétique et politique du langage, il entend dresser les grands traits d’une con-ception de la réalité littéraire contemporaine qui s’articule autour de la notion de « délocali-sation ». Aussi bien travail sur les formes qu’attitude quant à leur déchiffrement, l’idée de délocalisation, diversement actualisée dans les réflexions considérées ici, amène cet article à concevoir la nébuleuse de ces deux textes comme un ensemble qui présente, exemplifie, théorise et performe une poésie et une politique qui s’assemblent en une « critique intégrée », locution susceptible de servir de clé pour la compréhension de la nature et de l’agir des textes de Quintane elle-même et, potentiellement, de ceux d’autres écrivains dont les pratiques exi-geantes déstabilisent aussi, durablement, l’expérience contemporaine du fait littéraire.

Abstract

The goal of this article is to put in perspective “Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contemporain” (2004) and “Astronomiques assertions” (2011), two texts written by the French author Nathalie Quintane and published in the relative margins of her literary practice. By the reconstitution of the writer’s thinking on poetry and politics, it aims to draw the outlines of a contemporary reality of the literature, structured around the notion of “délocalisation” (i.e.: dis-localization). Simultaneously and equally work on the form and attitude in the process of its deciphering, the idea of “délocalisation”, actualized in various ways in the works taken into account by this article, encourages us to conceive the aggregate of these texts as an entity in which is presented, exemplified, theorized and performed a poetry and a politics that assemble themselves in a “integrated critic” that can be seen as a key to understand the nature and the action of Quintane’s very texts, but also those of other writers whose challenging practices of the text also disrupt or deeply destabilize the contemporary experience of the literary.

Jean-Benoit Cormier Landry

« I am not Françoise Sagan »L’(auto)-critique intégrée de Nathalie Quintane, entre poésie et politique :

du « Monstres et Couillons » aux « Astronomiques assertions »

Pour citer cet article : Jean-Benoit Cormier Landry, « “I am not Françoise Sagan”. L’(auto)-critique intégrée de Nathalie Quintane, entre poésie et politique : du “Monstres et Couillons” aux “Astro-nomiques assertions” », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, « Au risque du métatexte », s. dir. Karin SChwerdtner & Geneviève de ViVeiroS, février 2015, pp. 113-130.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Geneviève Fabry (UCL)Anke GiLLeir (KU Leuven)Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL)Ortwin de GraeF (Ku Leuven)Jan herman (KU Leuven)Guido Latré (UCL)Nadia Lie (KU Leuven)

Michel LiSSe (FNRS – UCL)Anneleen maSSCheLein (KU Leuven)Christophe meurée (FNRS – UCL)Reine meyLaertS (KU Leuven)Stéphanie VanaSten (FNRS – UCL)Bart Van den boSChe (KU Leuven)Marc Van VaeCK (KU Leuven)

Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail)Ingo berenSmeyer (Universität Giessen)Lars bernaertS (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith binCKeS (Worcester College – Oxford) Philiep boSSier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)Àlvaro CebaLLoS Viro (Université de Liège)Christian CheLebourG (Université de Lorraine)Edoardo CoStadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola CreiGhton (Queen’s University Belfast)William M. deCKer (Oklahoma State University)Ben de bruyn (Maastricht University)Dirk deLabaStita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix – Namur)Michel deLViLLe (Université de Liège)César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella & King’s College)

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, février 2015

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« i am not françoise sagan » L’(auto)-critique intégrée de Nathalie Quintane, entre poésie et politique

Du « Monstres et Couillons » aux « Astronomiques assertions »

1. Le monde est tout ce qui a lieu.

Ludwig wittGenStein, Tractatus logico-philo-sophicus

Nathalie Quintane publie, dans un collectif paru aux éditions de La Fabrique en 2011, un texte occupé des liens entre poésie et politique qu’elle intitule, d’après le mot de Nostradamus, « Astronomiques assertions ». Composé d’une succession d’énoncés irrégulièrement numérotés oscillant entre réflexions personnelles, cita-tions de tout acabit, ébauches de dialogues, exemplifications et démonstrations, ce texte à la facture formelle visiblement inspirée du Tractatus logico-philosophicus de Lud-wig Wittgenstein entend, aux côtés de ceux d’autres « écrivains qui ont en commun de ne pas trop aimer qu’on les traite de poètes »1, envisager la poésie comme « une opération pratique, concrète, où l’on ne se raconte pas d’histoires et où l’on pense l’art comme un acte »2. Or, sept ans séparent ces « Astronomiques assertions » de « Monstres et Couillons », autre texte de Quintane qui a fait date et est désormais bien connu des praticiens, lecteurs et commentateurs de la poésie contemporaine d’expression française. S’il est d’une allure autrement plus sobre que le texte de 2011, « Monstres et Couillons » s’occupe, non sans quelques airs de règlements de comptes puisque écrit comme un « texte de combat »3, de la « partition du champ poétique » et entend décrire cette prétendue « opposition tranchée (et erronée) entre émotion et pensée »4 qui selon Quintane instaure, au sein de la réalité poétique de la fin du vingtième siècle, une dynamique bipartite opposant de façon irréconci-liable formalistes et lyriques. S’éclairant mutuellement dans les divergences même qui les opposent ou qui, du moins, manifestent une évolution du travail de Quin-tane, « Monstres et Couillons » et « Astronomiques assertions », s’ils gagnent aussi à être lus en regard de l’œuvre publiée par l’auteure dans l’intervalle, s’interpellent et s’éclairent l’un l’autre dans la création d’un tout plus ou moins nébuleux mais au

1. Tiré du texte (sous lequel n’apparaît aucune signature) liminaire du collectif. Jean-Chris-tophe baiLLy, Jean-Marie GLeize, Christophe hanna et alii., « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie et politique, Paris, La Fabrique, 2011, p. 7.

2. Ibidem. 3. Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contempo-

rain », Sitaudis.fr [En ligne], URL : http://www.sitaudis.fr/Incitations/monstres-et-couillons-la-par-tition-du-champ-poetique-contemporain.php, texte mis en ligne le 19 octobre 2004, s. p. Le passage suivant est tiré d’un additif de mars 2012, qui suit le texte original : « Ce n’était pas un texte de réflexion mais un texte de combat – étant entendu qu’un texte de combat peut aussi être un texte de réflexion. »

4. Ibidem.

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« i am not FrançoiSe SaGan »

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travers duquel se cristallisent sans équivoque, ponctuellement, une vision et une conception des réalités littéraire et politique de même que des activités, mécanismes ou opérations qui leur sont associés ou qui pourraient l’être, à tort ou à raison, dans la réalité bien palpable ou dans la spéculation prophétique d’une poète engagée.

En mettant en perspective ces deux textes, les pages qui suivent entendent prendre la mesure de l’évolution d’une réflexion métatextuelle considérée ici comme l’exemplification théorisée, sur le mode de la performance, d’un régime d’indistinc-tion et d’indifférenciation mutuelle entre l’œuvre et son commentaire, entre le texte et son action, entre la poésie et la politique. Au terme de notre lecture, un certain parti pris pour la pratique d’une continuelle délocalisation du lieu du littéraire et de son action pourra apparaître, au vu des autres textes de l’auteure et en regard de ceux avec lesquels elle entre en dialogue, comme une clé d’interprétation apte à faire signifier comme une « critique intégrée »5 l’œuvre de celle qui ne peut faire vivre autrement que depuis ses zones grises une poésie scindée entre pensée et sentiment, entre Monstres et Couillons, entre Jacques Derrida et Françoise Sagan.

1. du stériLe « no man’s Land » au fantasme d’un « no Land’s man » ?

Plutôt que d’amorcer d’emblée la dénonciation simple d’un état des choses, « Monstres et Couillons », dans sa volonté affichée de penser une réalité contempo-raine et à défaut de pouvoir s’appuyer sur la distance induite par un écart temporel substantiel entre l’observateur et le phénomène étudié, significativement débute ainsi :

Une rumeur tenace, puisque rumeur, laisse entendre qu’il n’y aurait plus depuis longtemps en France de tendances poétiques nettement marquées, […] que poètes et lecteurs baigneraient dans une sorte de liquide post-amniotique où ni styles ni formes ne seraient clairement identifiables, où régneraient la diversité, l’inclassabilité, le multiple, le composite et le varié […].6

Le conditionnel de cette affirmation et la qualification de « rumeur » (avec le mode de transmission peu sûr, les modalités incertaines que supposent les canaux mou-vants du déploiement qu’elle suppose), disent assez le peu de crédit qu’accorde d’entrée de jeu Nathalie Quintane à ces suppositions : « Il n’y a là, poursuit-elle, que fumée de pacification derrière laquelle brûlent frénétiquement les feux de joie allumés par chacun des camps : celui des Monstres et celui des Couillons »7. Pour la poursuite de notre hypothèse, l’ouverture de ce texte pose d’emblée deux choses. L’une, explicite : Monstres et Couillons (Formalistes et Lyriques) se définiraient l’un l’autre par le fait même de leur exclusion mutuelle dans une dynamique bipartite dont le paradigme source, l’origine ou la cause serait à déceler, d’un point de vue historique ou du moins strictement temporel, en amont de la fortune d’une certaine esthétique du paradoxe, de l’indécidable et du double qui caractériserait la produc-tion poétique française des deux ou trois dernières décennies. L’autre, plus impli-cite pour lors mais qui intéresse prioritairement notre lecture : si pour Quintane

5. id., « Astronomiques assertions », dans « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie et politique, op. cit., pp. 175-197. La locution en question apparaît aux pages 179 et 195.

6. id., « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contemporain », art. cit.7. Ibidem.

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une poésie et un champ poétique pacifiés, apaisés, sont impensables, le modèle du combat, des chicanes de clochers et l’imagerie territoriale et militaire qui fournissent à la littérature (et, partant, à sa théorie et à son histoire) une partie du répertoire de ses concepts clés s’avèrent, quant à eux, bel et bien caduques.

Entre réflexion et combat ou entre création et commentaire, c’est d’ail-leurs dans une prose et avec une distance variable qui laisse parfois, de manière ponctuelle et furtive, penser à l’attitude du Roland Barthes des Mythologies ou de Critique et vérité, que Quintane s’occupe, surtout dans la seconde partie de son texte, à traquer les principes sous-jacents à la structure de l’opposition lyrisme/formalisme. Ainsi en va-t-il selon elle de la « fable » de cette division marquée, « si ancrée depuis trente ans qu’elle tend à fossiliser les imaginaires »8, qui se laisse comprendre à la manière de « la paire antithétique chaud/froid : le Monstre, for-cément “froid”, produit une écriture à la même température »9. Par extension, le Lyrique est, lui, présenté par l’analyse de Quintane comme le dépositaire d’une certaine quantité, variable, de chaleur, issue d’une humanité, d’une corporéité, du cœur ou d’un souffle : le champ lexical est, potentiellement, infini. D’une manière similaire, Quintane décortique les modèles et postures à partir desquels se forge ou se sédimente, par l’usage et la citation, le prototype de l’un ou de l’autre. Ainsi dit-elle du « Couillon » :

Chez certains « Lyriques », l’attention au réel semble dépendre d’une auto-hu-miliation, d’une conduite à la Thérèse de Lisieux […]. C’est que la dévotion est une […], c’est la dévotion, c’est la reconquête d’un monde perdu par l’institu-tion (ou du moins la mention, la citation) d’une posture apprise, celle du regret, ou plutôt, ici, de la contrition.10

En analysant ainsi les fondations des deux prises de position, Nathalie Quintane démontre le caractère construit et factice de l’une comme de l’autre : la « division marquée » ne l’est bel et bien qu’en tant que « fable », qu’au niveau du récit qu’on en fait. Ce faisant, l’auteure signale clairement que les partis pris (et le paradigme même de leur opposition) s’élaborent, dans des mesures diverses selon les cas, sur des bases qui ne leur sont pas propres, c’est-à-dire dans des scénarios et des narra-tions qui en trahissent le caractère historique et qui sont donc susceptibles de se voir substituer d’autres modèles, de se livrer suivant d’autres scansions.

Poursuivant cette radiographie d’un état d’une partie du champ littéraire contemporain, Quintane indique qu’à l’image des pratiques d’écriture ou des pos-tures d’écrivains, les choix opérés par les lecteurs activent des œuvres et des lectures elles-mêmes dépositaires d’une mémoire et conservant, comme en creux, des états antérieurs du champ et d’anciennes partitions de celui-ci. Apparemment anodins, ces choix et comportement relaient, affirme-t-elle, la politicité de l’ensemble :

qu’il n’y ait plus d’« écoles » identifiables n’a pas entraîné la dilution des an-ciennes « causes » dans le No Man’s Land brouillon des années 80/90. […] En conséquence, lire Valérie Rouzeau plutôt que Jean-Michel Espitallier, c’est acquiescer à une certaine vision du monde et à une certaine conception de l’homme ; ce n’est pas « innocent ». Acheter à ses enfants les livres de la col-

8. Ibidem.9. Ibidem.10. Ibidem. C’est nous qui soulignons.

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lection jeunesse du Dé Bleu, c’est les préparer […] à une saisie orientée de la société et de ses enjeux.11

En somme, l’on comprend avec Quintane que même – ou plutôt faudrait-il dire surtout – lorsque inconsciente, toute activation de la chaîne du livre, qu’il s’agisse de production de poésie ou du choix des ouvrages pour jeunes lecteurs, met en branle une machine qui dépasse le seul texte, qui engage des forces échappant au lecteur et surpassant le visible. Aussi bien sait-on, au moins depuis Althusser, que l’idéologie12 est ce à quoi l’on ne saurait échapper. Ce clin d’œil, furtif s’il en est un, à Louis Althusser est moins anodin qu’il n’y paraît pour notre hypothèse – basée, rappelons-le, sur l’idée d’une délocalisation – si l’on se remémore l’importance, pour l’explication althussérienne du mécanisme de l’idéologie, de la métaphore de l’interpellation : cette dernière prend place dans une narration qui est précisément celle d’un déplacement, à savoir la déambulation d’un passant dans une rue. Or, à même le texte de Quintane, pour les deux camps13 concernés, l’expérience du dépla-cement est présentée comme fondamentale : « Les Rencontres Poétiques Interna-tionales sont les lieux d’expression favoris du Couillonisme et de la Monstruosité. Délocalisés, Monstres et Couillons font le point » 14. Tout se passe donc comme si l’investis-sement d’un lieu tiers, étranger et, a priori et du moins en apparence, neutre (la rue, la Rencontre Poétique Internationale, une librairie où acheter un livre jeunesse), était proposé comme le prétexte à une mise au point, c’est-à-dire à un ajustement (terme qui fait signe vers une notion centrale pour notre lecture d’« Astronomiques asser-tions » qui occupe la seconde part de ce texte).

Au niveau de la séparation des pratiques, degré cette fois moins géographi-quement concret que ne peut l’être celui des institutions (et rituels) de la sphère littéraire, il importe encore de remarquer que l’entreprise même en laquelle consiste « Monstres et Couillons » est déjà l’occasion, ou le prétexte, de divers déplacements. En effet, comme l’écrit Quintane, revenant sur son texte dans un « Additif » rédigé huit ans après sa mise en ligne, il s’agissait alors de produire un « texte de combat – étant entendu qu’un texte de combat peut aussi être un texte de réflexion »15. Or, d’une part, combat et réflexion consistent en deux sorties, gauchissements ou détournements par rapport à une acception courante du rôle et de la fonction du poète, donc en l’investissement d’une position en marge d’un certain degré zéro de la pratique poétique du texte. En outre, l’« Additif » de 2012, où s’effectue cette mise au point qui prend la forme d’une autocritique ne se fait, elle, qu’au prix d’une superposition momentanée des pratiques d’écrivain et de lecteur. Ainsi, le passant d’Althusser « entre dans l’idéologie » lorsqu’il se retourne en réponse à l’appel que

11. Ibidem.12. Voir notamment Louis aLthuSSer, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes

pour une recherche », dans Positions (1964-1975), Paris, Éditions Sociales, 1976, pp. 67-125. Article initialement publié dans La Pensée, n° 151, juin 1970. Si un rapprochement a été fait rapidement plus tôt entre la plume de Quintane et celle du Barthes de Critique et vérité, c’est aussi qu’on se souvient que ce qui était dénoncé par Barthes dans les « évidences normatives » de la critique de Picard et consorts était, précisément, leur caractère « idéologique ».

13. Nous notons encore, sans en relever ici chacune des implications, la parenté qu’entre-tiennent les lexiques convoqués par divers pans de la littérature (sociologie, théorie de l’avant-garde, etc.) avec une réalité militaire et avec une conception de l’identité basée sur la « propriété » et la « territorialité », éléments que nous questionnerons à nouveau dans le cours de ce texte.

14. Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique contempo-rain », art. cit. (C’est nous qui soulignons).

15. Ibidem.

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lui lance, concrètement ou de manière diffuse, l’appareillage de l’idéologie. D’une manière similaire, formalistes et lyriques, lorsque conviés à l’une ou l’autre des ma-nifestations poétiques qui animent le monde littéraire contemporain et participent à circonscrire un certain espace de son expérience, s’expriment, précisent leur affi-liation, se déplacent et s’ajustent. Finalement, au niveau des pratiques du texte et de la langue, Quintane elle-même ne fait rien d’autre en passant d’écrivaine à lectrice, ou de « combattante » à « analyste », dans le mouvement d’un double retour ou retournement : dans son « Additif de mars 2012 », assurément fait-elle retour sur son propre texte, mais ce n’est vraisemblablement que sous l’impulsion d’une obli-gation à (en) répondre, c’est-à-dire dans le contexte de certains appels, de certaines interpellations : « Ce texte, nous dit Quintane, divise les poètes en deux camps. On m’a souvent reproché son outrance simplificatrice »16.

Dans l’ensemble désormais formé par « Monstres et Couillons », sa relecture et son commentaire, il ne s’agit donc plus seulement pour l’auteure de se tenir de l’un ou de l’autre des côtés d’un axe séparant la monstruosité formaliste à la couillon-nerie lyrique. Le lecteur n’en remarque que mieux la difficulté qu’il y a à prendre la mesure des déplacements, postures et prises de position qu’il faut pourtant bien systématiser minimalement pour en comprendre la signification. C’est qu’entre écrivaine et lectrice, entre poète et sociologue, les frontières restent ici floues ou se font le lieu de ponctuelles invaginations révélatrices de zones mitoyennes ou ambiguës s’accommodant mal de la séparation canonique des pratiques et postures, de la division du travail par et sur le langage. Prendre la parole dans un tel espace consiste ainsi, de facto, en un questionnement de la neutralité apparente d’une spa-tialité des discours et des expériences du sens. De cette façon moins spectaculaire, donc, Quintane démontre-t-elle encore que toute actualisation du langage remue les soubassements faussement neutres, toujours déjà idéologiques, donc politiques, d’une partition de l’expérience du langage basée sur les catégories de l’espace, de la propriété et de sa localisation.

La poésie contemporaine, ou du moins sa vitalité, paraît donc être, pour la Quintane de « Monstres et Couillons », redevable, voire conditionnelle, à une pra-tique active du langage dans un champ qui, bien que de peu d’envergure – c’est « la supérette à taille humaine de la poésie contemporaine d’expression française »17 – ne doit pas se laisser choir dans la factice sécurité d’un solidaire « jamboree convivial »18 mais cultiver l’opposition par une pratique continuelle du déplacement où il s’agit de revoir, affermir ou nuancer ponctuellement ses positions. Cette manière de procéder dans les textes, par ceux-ci et au sein de l’espace que circonscrivent leur circulation et leur expérience – donc entre autres mais non exclusivement dans ce « champ poé-tique » – n’efface pas les frontières et conserve, fût-ce virtuellement, l’imperméabilité supposée (ou rêvée, ou fantasmée) des camps, des pratiques, des postures. Car dans une réalité littéraire illustrée par le seul biais du combat qui s’y livre et sous lequel se subsumeraient des querelles de moindre envergure, la violence du conflit et les tactiques (itinéraires, parcours, travestissements ou trahisons) agissent comme cri-tère paradoxal de la santé de l’ensemble. Ceci, « Monstres et Couillons » l’affirme de manière plutôt explicite. Or, connectant durablement l’existence et l’expérience des

16. Ibidem. C’est nous qui soulignons.17. Ibidem.18. Ibidem.

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textes (leur écriture comme leur lecture) sur celle de la politique, Nathalie Quintane jette aussi les bases d’une pensée du littéraire en phase de se préciser et de s’affermir. L’auteure termine son texte ainsi : « il peut y avoir une saine couillonnerie à incarner, une vraie de vraie couillonnerie formaliste, une bien brave et bien violente couillon-nerie ; allez, nouveaux Couillons, pas de quartier, sus aux Monstres ! »19

C’est cet appel au mixte, à l’hétérogène, à la superposition dans le mouvement même du déplacement et de la querelle qui se clarifiera dans « Astronomiques asser-tions », en même temps que seront précisées et nuancées l’imagerie et les catégories mêmes qui sous-tendent la compréhension de l’ensemble, à savoir un imaginaire qui a pour base une spatialité organisée selon une cartographie dont la logique est elle-même ancrée dans une pensée de la territorialité et du propre, de la propriété. Pour autant, il n’est pas question d’escamoter la variable historique dans l’étude de la dyna-mique du champ et, plus généralement, dans un certain discours sur les pratiques du langage : Quintane évite savamment cet écueil en ancrant historiquement sa réflexion – ou son « combat » – dans l’histoire de la littérature contemporaine, de sa critique et de sa théorie, mais aussi dans un certain contexte et un certain récit s’élaborant autour d’un événement, cyclique, dessinant un certain scénario : le texte, dit Quintane dans l’additif, « visait essentiellement le Printemps des Poètes »20. Aussi ajoute-t-elle encore : « je pensais qu’il y avait peut-être quelque chose à faire, ou en tout cas qu’on pouvait en parler »21. Puis finalement : « je n’écrirais pas Monstres & Couillons aujourd’hui »22.

En somme, non contente de la partition, qu’elle sait factice, de l’expérience de la poésie contemporaine en deux camps qui servent de prétexte à « des guerres picro-cholines dont tout le monde se fout »23, Quintane engage à une complexification de l’ensemble. Dans « Monstres et Couillons », une chose est bien claire : il y a du conflit et celui-ci est considéré, dans une certaine mesure, comme tout à fait souhaitable. Aussi doit-on s’assurer qu’il perdure. Une autre proposition s’y tient toutefois comme en latence et sera articulée avec plus de rigueur dans le second des textes qui nous occupe : si discorde il doit y avoir, elle ne peut continuer à se réaliser n’importe comment, pre-nant toujours à peu près la même forme, éclatant mollement dans les environnements contrôlés – en l’occurrence le Printemps des Poètes mais aussi par extension un certain imaginaire de la poésie, des pratiques du texte et de ses formes – dont les structures sont elles-mêmes porteuses d’un principe fauchant à sa source ce que la querelle pour-rait avoir de productif. Pour le dire clairement, il ne saurait plus s’agir pour les prati-ciens du texte contemporain de (se) déplacer, mais bien de brouiller les pistes, de ruser et de délocaliser. Quel substitut, alors, à la fois à ce partage des terres qui ne règle rien et au « No Man’s Land brouillon des années 80/90 »24 où rien ne s’est dissout ?

2. « astronomiques assertions » : « régLer son Consentement »

Si tant est que « Monstres et Couillons » est qualifiable de texte de combat et (ou) de réflexion, « Astronomiques assertions » a, quant à lui et ce même au premier

19. Ibidem.20. Ibidem.21. Ibidem.22. Ibidem.23. Ibidem.24. Ibidem.

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abord, une toute autre allure. Il va en outre sans dire que les objectifs des deux textes divergent sur nombre de points. Ainsi, là où le premier s’efforçait de clarifier une situation, de décrire, rappelons-le, un « état du champ » en réaction à une série de constats effectués dans un contexte qui, sans s’y réduire, avait pour point focal la nébuleuse dessinée par la réitération cyclique d’un événement (le Printemps des Poètes), le texte qui nous intéresse désormais procède à l’inverse à une sorte de brouillage. Aussi le cadre se veut-il bien plus vaste et moins circonstanciel qu’il ne l’était pour « Monstres et Couillons » : inscrit dans le projet d’un ouvrage collectif, il s’agit d’une réflexion à la fois plus personnelle et plus générale sur les liens, iné-luctables ou à établir, entre la poésie et la politique. Or, au seuil du texte, sur la base de la réunion de cet ensemble d’aprioris, le lecteur convoquant quantité de réflexes interprétatifs adaptés au type de texte qu’il s’attend à lire se trouve durablement déstabilisé devant l’apparent fouillis qui se déroule devant lui. C’est que davantage qu’une simple confusion qui serait à décoder par le lecteur, comme on mettrait à leur place les pièces d’un puzzle, il assiste – moins d’ailleurs à la manière d’un témoin spectateur que comme un assistant, un aide – à une remise en question du caractère systématique des modes de l’écrire et du lire. Ainsi, alors que « Monstres et Couillons » décrivait, déchiffrait ou traduisait des faits et une situation, « Astro-nomiques assertions » procède à l’encryptage en série de signaux livrés en vrac. Le texte désengage en cela les mécanismes d’interprétation activés initialement – en tout premier lieu l’expérience traditionnelle d’une lecture linéaire basée sur l’habi-tude d’une certaine syntaxe du texte – en contraignant le lecteur à un exercice de déchiffrement qui passe par la manipulation consciente et simultanée de plusieurs logiques interprétatives dans une sorte d’exégèse qu’il est impossible de faire repo-ser sur une organisation claire et évidente d’une textualité désormais fuyante, lou-voyante et déguisée. De cette première manière le texte procède-t-il, nous aurons l’occasion de le démontrer, à un ancrage fort dans la problématique du collectif, à savoir les intrications du poétique et du politique. Nous remarquerons néanmoins d’abord que là où « Monstres et Couillons » se posait en observateur d’une réalité partitionnée, codifiée et donc interprétable, pour aborder et appeler en fin de texte le projet d’une certaine bâtardise qui serait celle de la monstruosité couillonne ou de la couillonnerie monstrueuse, « Astronomiques assertions » exemplifie, théorise et performe, en les poussant à bout, les jeux avec et sur le sens rendus possibles et révélés par ces migrations entre les postures et les usages de la langue, les fonctions et les aspects du texte.

Il faut d’abord pour le comprendre dire un mot de l’apparence générale des quelques pages qui forment le texte. D’emblée, « Astronomiques assertions » se présente comme une accumulation d’énoncés, de citations, d’affirmations, s’orga-nisant ponctuellement et parfois, par exemple, en exercices de lecture dirigée ou en ébauches de démonstrations directement adressées au lecteur sous la forme d’interrogations exemplifiées sur des normes ou habitudes de lecture et d’écriture diverses, aussi ancrées soient-elles dans le quotidien de nos pratiques que le sont la numérotation, la typographie, l’usage de l’italique, les procédés d’abréviation, la métrique, l’utilisation de la majuscule (ou, à tout prendre, l’infini répertoire de pos-sibles qu’offre la combinatoire de ces éléments et d’autres) : « Que fait à Changer la Vie un changer la vie déjà en italiques ? » 25, demande par exemple Nathalie Quintane

25. id., « Astronomiques assertions », op. cit., p. 182.

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au détour d’une démonstration. En somme, entre citations (tirées d’ouvrages eux-mêmes de natures et factures fort diverses), anecdotes personnelles, convocations de sa propre œuvre publiée et croquis explicatifs, les morceaux s’amoncellent, se lient (et se lisent) dans une séquence mimant le Tractatus logico-philosophicus de Lud-wig Wittgenstein, dont la numérotation renvoie toutefois à une légende elle-même d’aspect peu sûr en fin de texte et qui semble avoir été prise d’assaut ou contaminée par une force impalpable qui en aurait gauchi ou altéré le caractère systématique. Encore faut-il noter, à ce niveau macrotextuel et avant d’aller plus loin, les tensions annoncées par le rappel simultané des écritures prophétiques de Nostradamus (des-quelles est tiré le titre) et des aphorismes (dans la forme prise par le texte) d’un Wittgenstein qui résumait son entreprise par la formule désormais bien connue : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »26

Sur ce modèle, agissant chaque fois comme un rappel de l’infini arbitraire du signe et de l’illusion de la référence, les divers travestissements et faux appels lancés par ce texte sont autant d’occasions pour Quintane de se lancer sur la piste d’un sens en apparence certain, univoque des mots, concepts, situations, morceaux d’histoires, contextes ou référents divers avec lesquels elle se coltine intimement ou, au contraire, ne fait que flirter. Dans tous les cas, se dégage de la lecture du texte que la pratique quintanienne s’avère inéluctablement informée par ce qui lui préexiste mais qu’en même temps elle imprime durablement la marque de son passage en s’inscrivant comme une mémoire à venir dans la matière de ce déjà-là. Le fait est en effet que quand Quintane affirme qu’« en poésie, l’entrisme se fait par le pied »27, elle lie très profondément passé et présent, action politique et pratique des formes dans le caractère actif d’un agir dissimulé ou furtif qui laisse au mieux sentir que quelque chose (une révolution ou un texte) se trame. Par cette simple phrase, elle livre une conception de la poésie et de la politique qui fait la part belle à l’invention aussi bien dans son acception archéologique – la découverte d’un site ou d’un objet – que technique – la création d’un nouvel objet ou d’un nouveau procédé28 : il y a bien là, en somme, un rappel de la définition canonique de l’inventio comme catégorie cen-trale de la rhétorique. Néanmoins, tout l’esprit du mot de Quintane réside dans son habile jeu sur l’équivoque du terme pied, qui laisse entendre que des modifications primaires des perceptions du texte passent par un jeu sur le déjà-là des normes et conventions, en l’occurrence les règles de la métrique. La formule dit aussi, bien sûr, que ce pied est également celui duquel frapper le sol ou la machinerie pour faire changer les choses, le sabot dans sabotage. Ainsi, dans le texte comme à l’usine, dans la production du sens comme dans celle de la marchandise, ce serait donc au niveau de la bonne marche de la chaîne (de montage ou du livre), donc au stade premier des parcours, des espaces et de la localisation, que se trouverait un éventuel principe assu-rant l’efficacité d’un agir.

Or, de façon moins orientée, téléologique ou revendicatrice, le travail de re-mise en question auquel engage « Astronomiques assertions » prend aussi place au niveau moins immédiatement perceptible des limites entre les œuvres et entre

26. Ludwig wittGenStein, Tractatus logico-philosophicus (1922), trad. Gilles-Gaston GranGer, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 112.

27. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 175.28. Par ailleurs, les deux derniers substantifs, « objet » et « procédé », renvoient fort significa-

tivement à deux manières de conceptualiser le fait littéraire que, loin d’opposer, nous considérons comme complémentaires.

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les disciplines, dans une interrogation sur la localisation, la nature et la fonction du texte poétique qui s’effectue ici dans la convocation d’un nombre ahurissant de sources diverses aux horizons multiples : roman, poésie, politique, philosophie, critique littéraire, art visuel.

La première et la plus remarquable de ces interpénétrations est sans contredit celle sur laquelle s’ouvre le texte, et qui consiste en une convocation, sous la forme d’une micro-fiction d’une (auto ?)lecture de quelques opus composant l’œuvre de Quintane elle-même. Le texte débute ainsi : « Mon amie A. P. (qui est mon amie moi-même) rechigne : pourquoi en es-tu venue à parler de Tarnac, alors qu’avant tu parlais de chaussure et que tu parlais aussi bien de Tarnac en parlant de chaussure qu’en en parlant pas (de Tarnac) ? »29 Plus encore que l’indistinction de l’auteure et de cette « amie » (confusion elle-même difficile à garantir vu la formulation d’une ambiguïté volontaire dont Quintane semble avoir le secret), deux choses importent ici. D’une part, la convocation, dans les premières lignes d’un texte « de réflexion », de l’œuvre publiée de l’auteure annonce une solidarité particulière des deux logiques textuelles que sont celles de la fiction littéraire et du texte à teneur plus essayistique. D’autre part, une indistinction relative, instaurant même une certaine absurdité temporelle, est explicitement au moins supposée entre Chaussure et Tomates, les deux textes auxquels il est fait allusion, le second ayant pour élément central les événe-ments, désormais bien connus du public, généralement désignés comme « l’affaire Tarnac »30.

Sur ces bases, le lecteur remarque donc que les premières « assertions » du texte s’organisent de manière à déstabiliser un autre des présupposés de la lec-ture : celui d’une clôture d’un texte unifié, dont l’usage nous a appris à le considérer comme circonscrit par les limites d’un opus tenant entre deux pages couvertures, titré et signé31. Car, faisant un saut en arrière, Quintane poursuit : « En publiant Chaussure à la fin des années 1990, je n’ai pas publié Oiseaux dans le Ciel puisque j’ai écrit Chaussure »32. Or, de la même manière que, nous dit l’auteure d’entrée de jeu, quelque chose des propos sur Tarnac se distillait déjà dans le Chaussure de 1997 (soit dix ans avant les événements qui ont agité la petite commune du Limousin puis une bonne part de la sphère médiatique française) qui n’attendrait pas le Tomates de 2010, c’est un leurre de croire en la fixité des limites du livre : non seulement écrire Chaussure ne débarrasse pas du projet d’Oiseaux dans le Ciel, mais Chaussure recèle comme en germe le Tomates qui naîtra treize ans plus tard.

Par ce commentaire sur le flou entourant les limites de textes formant sa propre œuvre publiée (et celle vraisemblablement avortée, reconfigurée ou restée à l’état de projet), Quintane invite à considérer la possibilité d’un texte s’écrivant et se lisant contre les délimitations conventionnelles de l’objet livre ou de l’entité textuelle, poussant de cette façon à un autre niveau la fragilisation des découpages et des parcours des textes qu’elle avait entamée (avec la réflexion sur le « pied ») et

29. Ibidem.30. À l’automne 2008, un petit groupe de gens, dont Julien Coupat, fondateur de la revue

Tiqqun, sont arrêtés et incarcérés après une histoire de sabotage d’une ligne de train de la SNCF. Le lecteur désireux d’en savoir davantage retracera facilement sur Internet de nombreux sites, sans compter divers articles ou monographies retraçant et analysant les tenants et aboutissants de l’affaire.

31. C’est là un présupposé certes, à parler proprement, aussi historique et réfutable que les procédés de numérotation et la typographie.

32. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 175.

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mise en scène dès les premiers jeux sur la typographie et le procédé de numérota-tion fournissant une sorte de principe tronqué dans la recherche de la raison ou de l’irraison de l’arrangement et de la construction du sens. Ainsi, qu’il s’agisse d’un jeu typographique ou, pour anticiper sur un terme recouvrant une réalité plus vaste et des pratiques moins exclusivement scripturales, d’une opération dispositale, il semble que le texte tende vers un objectif qui pourrait s’énoncer ainsi : rendre malaisés les automatismes de la lecture33, c’est-à-dire démasquer le caractère actif, sensible et subjectif de l’expérience du texte.

Tout se passe donc comme si ces premiers exercices de déstabilisation et de brouillage agissaient, pour reprendre la terminologie d’un Christophe Hanna (lui aussi auteur d’un des textes du collectif), à la manière de pièces d’un « dispositif » considéré par ce dernier comme « catalyseur d’attention interprétative »34. Effectué de concert avec le lecteur, ce report de l’attention sur l’activité même d’interpré-tation du texte réconcilie ponctuellement, mais de manière répétée et explicite, l’intellect et le sensible, l’émotion et la forme dans la conscience renouvelée ou libérée devant le surgissement, la construction ou l’imposition du sens sous l’effet de la langue, de ses formes et de ses lieux d’actualisation, ainsi que de la vision du monde, jamais innocente, que ceux-ci impliquent toujours déjà. Par là indubitable-ment politique, la langue et, partant, sa pratique poétique doivent pouvoir se faire sur un mode actif, mouvant, sensible aux fluctuations et qui, en évitant toutefois la calcification du dire dans les rets de la forme (et de ses conventions), ne sacrifie pas pour autant tout horizon référentiel dans la mise de l’avant du paradoxe, de l’équivoque et de l’indécidable polysémie comme critères de poéticité. Cette « cata-lyse de l’attention » ne se fait dans le texte qui nous intéresse – et c’est, nous le suggérerons, le cas dans une très grande part de l’écriture quintanienne – par une culture assumée de l’équivoque et de l’étrangeté. Celle-ci laisse ainsi, plus souvent qu’à son tour, reposer la gravité même du propos et du projet d’écriture sur un humour (vague ou franc), nimbant l’ensemble ou se manifestant ponctuellement. Or, s’il trouve son effet premier dans la culture d’une connivence – et donc dans la création des formes primaires d’une communauté de lecteurs – cet humour est d’une manipulation malaisée dans la mesure où il est toujours potentiellement exercice ludique : charade ou énigme, il semble chaque fois porter le sceau d’un savoir dont le rire serait le chiffre.

Ce dernier point, s’il est corroboré par plusieurs lectures des textes quinta-niens, n’échappe pas à l’analyse d’Alain Farah pour qui « c’est sur la drôlerie (autant au sens d’étrange que d’humoristique) que se construit le sérieux de l’œuvre »35 de Quintane. Aussi l’auteure ne contredit-elle pas cette hypothèse : à même les pages d’« Astronomiques assertions », ayant posé à son lecteur la question fameuse de « Qu’est-ce que la poésie ? »36, elle reconnaît et comprend que « ça [nous] turlu-

33. De façon parfois paradoxale, Quintane se plaît par moments à guider son lecteur dans la culture même de ce malaise. Nous renvoyons, pour un exemple des plus patents, aux propositions des pages 127 à 132 du récent Descente de médiums (Paris, P.O.L, 2014).

34. Christophe hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, « Forbidden beach », 2010, p. 23. La théorie du dispositif, à laquelle le présent travail est visiblement fort re-devable, se déploie principalement, mais non exclusivement, dans Poésie action directe, Marseille, Al Dante, « & », 2003.

35. Alain Farah, Le Gala des incomparables. Invention et résistance chez Olivier Cadiot et Nathalie Quin-tane, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2013, p. 180.

36. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 176.

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pine »37 tout en soulignant plus loin que « L’humour des Turlupins est une opération pratique »38. En liant la lourde question esthétique à un humour actif, agissant39, c’est tout autant la poésie elle-même que le travail de la pensée qu’elle tire d’un côté d’un pragmatisme assumé dans son déguisement même, volontairement déplacé ou, peut-être plus exactement en ce qui nous concerne, délocalisé, distillé dans le nébuleux d’un rire qui se contient, le texte ayant tôt fait de lui rappeler de ne pas baisser sa garde.

Ainsi, au niveau de cette ambiguïté dont nous avons eu l’occasion de traiter en abordant « Monstres et Couillons », « Astronomiques assertions » marque une maturation certaine de la pensée quintanienne de la poésie, de la langue et de sa politicité. Quintane a réfléchi dans son texte de 2004 à la partition d’un champ poétique qui paraissait alors prendre la forme du binaire et l’apparence de la lutte puis elle a mis en garde son lecteur contre le leurre et le caractère séduisant de la réalité inverse, à savoir la culture du paradoxe et « l’amphibiologisme viscéral des années 1980 »40. L’auteure propose désormais une conception du langage comme espace d’une activité qui ne relève pas totalement d’une négativité pourtant articulée (dont le « je préférerais ne pas » du fameux scribe41 ou certaines phrases de Beckett formeraient peut-être encore certains des exemples les plus patents), sans être non plus l’approbation simple et passive de l’« adhésion ». Dans l’intervalle entre les deux, les possibilités politiques de l’usage de la langue seraient à trouver dans la possibi-lité de « régler son consentement »42 quant aux formes, itinéraires ou mécanismes de référence de la langue et de ses figures. Quintane utilise pour illustrer cette idée récurrente – et ses évidentes implications politiques – la figure de Claude Cahun43 :

Claude Cahun, faisant de son degré de consentement, ou de sa distance de consentement, non de son « adhésion », une question politique. Mais elle a d’office la distance de celle qui est un homme qui est une femme.44

Le drôle d’humour de Quintane, on l’aura compris, se présente de façon analogue comme l’occasion, le catalyseur (à défaut d’en pouvoir être la garantie) d’une « dis-tance » similaire, que l’auteure nous engage à pratiquer avec elle dans et par « As-tronomiques assertions ». Alors que l’adhésion suppose le contact étroit de deux surfaces sous l’effet d’un tiers, d’un liant ou d’une force extérieure, le « règlement »

37. Ibidem.38. Ibid., p. 177.39. Ceci met d’ailleurs pertinemment en cause la vigilance prônée par Quintane par rapport

au langage. En effet, la référence aux Turlupins (donc le rapprochement de ceux-ci avec la réalité poétique) ne prend sens ici que considérée dans la polysémie même du terme, qui renvoie à une secte qui se répandit en Europe au XIVe siècle, à une personne « dont les écrits ou les paroles sont de mauvais goût, qui fait des plaisanteries grossières », et à un comédien ou un « médiocre bouffon ». (Source de la définition : Site internet du CNRTL, [En ligne], URL : http://www.cnrtl.fr/lexicogra-phie/turlupin).

40. Ibid., p. 180.41. Le lecteur aura ici reconnu le personnage de la nouvelle de Herman Melville, Bartleby. 42. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 186.43. Le lecteur moins familier avec Claude Cahun et son œuvre gagnera à prendre connais-

sance du patient travail de recherche, de remise au jour et d’interprétation effectué entre autres par François LeperLier (Claude Cahun : l’écart et la métamorphose, Paris, Jean-Michel Place, 1992 ou, plus récemment, Claude Cahun : l’exotisme intérieur, Paris, Fayard, 2006). Voir aussi l’ouvrage collectif, sous la direction d’Andrea oberhuber, Claude Cahun. Contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Département des Littératures de langue française de l’Université de Montréal, « Paragraphes », 2007.

44. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 186.

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du consentement implique une conscience aiguë du caractère actif de l’exercice du langage comme une pratique favorisant la mobilité et les fluctuations, comme l’exercice à la fois plus libre et responsable d’une langue et d’une poésie qui fonc-tionnent selon un modèle irréductible à une séparation bipartite mais qui, en même temps, serait à trouver à mille lieux de l’assomption45 du paradoxe comme assise. Par la langue et au sein de l’espace défini par ses réalisations, il s’agit donc désormais ni de choisir son camp, ni d’assumer l’indécidable, mais bien de pratiquer, de cultiver et de performer une indécision chaque fois renouvelée, relative et ponctuelle. Dans « Astronomiques assertions » tout comme dans une grande part de l’œuvre publiée de l’auteure, cette indécision passe par une désautomatisation des réflexes interpré-tatifs, une culture de l’équivoque et du « déplacé » qui engage le lecteur à une prise de distance qui, dans un unique mouvement, fragilise les repères ponctuels et le cadre général de l’expérience interprétative, rendant une prise de position (ou une assise du sens) malaisée, sujette aux fluctuations. Quintane ne disait-elle pas déjà dans son texte de 2004 : « Délocalisés, Monstres et Couillons font le point »46 ?

3. poésie et poLitique, « tropes et possession »

En toute cohérence avec ces suggestions, d’équivalentes opérations ont cours au niveau des structures langagières elles-mêmes et « Astronomiques assertions » véhicule et performe une vision de l’écriture et une compréhension de la langue qui corroborent et complètent, dans la portraiture d’une certaine poétique, une pensée dont nous avons déjà esquissé quelques traits. Nous l’avons avancé plus tôt : en regard du « Monstres et Couillons » de 2004, les « Astronomiques assertions » et l’exigence affirmée qu’elles recèlent de « régler son consentement » dans et par la langue dénotent une attitude beaucoup plus inquiète47, voire suspicieuse, devant les formes que prennent les réalisations du langage. En clair, il semble se dégager, comme substrat ou fondement des propositions de Quintane, l’inquiétude d’une auteure qui aurait perdu le sentiment d’une liberté, non plus seulement devant un champ littéraire ou poétique qui happe les pratiques dans un binarisme vain, mais plus profondément devant un langage qui ne peut plus être considéré comme le canal neutre d’un choix, de l’adhésion comme on dirait qu’elle se fait à un camp, un parti ou une option politique. Pour autant, l’auteure ne trouve pas non plus les indices d’un secours dans les extrêmes d’une pensée qui s’élaborerait dans le seul sillage d’un post-structuralisme vaporeux. Celle qui s’indigne que l’on « [veuille] du sens[,] les clés du sens, la serrure du sens, le trou évidemment, la porte du sens, le chambranle, la baraque tout autour »48 met tout de suite son lecteur en garde : « Ce n’est pas, atten-tion, ce n’est pas que je plaide pour un retour à l’amphibiologisme viscéral des années

45. Développer minimalement autour de cette assomption en montrerait d’ailleurs assez vite la proximité avec les idées de sanction, de prise en charge, termes tous plus univoques et plus près de l’adhésion que du consentement. L’utilisation du mot dans le vocabulaire de la philosophie le dirait assez, si l’imagerie religieuse à laquelle renvoie le terme ne suffisait pas à le suggérer.

46. Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons. La partition du champ poétique », art. cit., s.p.47. L’inquiétude nous semble d’ailleurs devoir être considérée comme un des affects moteurs de

la création quintanienne. Ainsi lit-on dans le texte de présentation de Tomates sur le site de l’éditeur P.O.L : « comme je l’ai écrit d’une traite, il me semble qu’il peut se lire d’une traite ; traversé, accom-pagné, par l’inquiétude – ou l’impression durable d’avoir les boules que je ne suis pas la seule à avoir ressentie cette année-là ». [En ligne], URL : http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-0622-1

48. Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions », op. cit., p. 180.

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1980, le paradoxe en guise d’assise, le sublime raboté, l’exigence d’une hypothèse doublée sur son col de l’hypothèse d’une exigence »49. Entre la concrétude fixe et localisable du sens comme une « baraque » (habitable et posée sur des fondations, sécuritaire et sous verrou) et la fiction de son inexistence dans une suspension numi-neuse, Quintane cherche quelque chose avec quoi l’on puisse effectivement travailler, quelque chose comme des précipités ponctuels de la pensée. Or, il appert que ceux-ci ne puissent se décider à s’articuler clairement. S’il faut les penser dans une prise constante sur leur contexte, leur cadre d’énonciation et au sein des interactions qu’ils entretiennent avec la nébuleuse de l’œuvre quintanienne, c’est fort justement parce qu’elle ne les énonce jamais dans des formes directes, unifiées, détachables : elle les a – avec et sans le jeu sur les mots décelable ici – sur le bout de la langue.

À cet égard, entre les extrêmes que pourraient être, d’une part, la sécheresse de quelque chose comme le noumène ou l’idée platonicienne et, de l’autre, l’in-forme caractère immédiatement sensible de l’expérience, Quintane reconnaît au type de l’anecdote un certain potentiel à être efficacement, simultanément, ce dépôt minimal d’une intellection et l’embrayeur de ce travail ultérieur de la pensée en quoi consiste l’ajustement, le « règlement du consentement » : « 1.6. Quelque chose du concept commence dans l’anecdote (ce que relève Hocquard quand il dit qu’il regarde un concept comme une anecdote de la pensée). Un concept, en tout cas, en fait déjà mais n’en fait pas encore partie »50. Recouvert sous le vernis de la formule, ce qu’énonce Quintane empruntant judicieusement les mots d’Hocquard nous semble, au risque, toujours présent par ailleurs, de simplifier à outrance, devoir être compris comme un certain primat et une préexistence de l’expérience, d’un certain principe actif ou d’une puissance (celle qui pense, qui construit et donne sa forme à l’anecdote, donc potentiellement au concept), sur son matériau (ici, dans la forme spiralée et aporétique de Hocquard, sur le concept lui-même comme matériau de base de l’anecdote.)

Dans cette optique, le lecteur qui fréquente les textes de Quintane constate qu’au cœur de sa pratique plus contemporaine, l’anecdote occupe une place signi-ficative, peut-être – s’il fallait s’avancer sur ce point – d’importance comparable à celle que pouvait avoir la « remarque »51 dans ses premiers écrits. Quintane convoque d’ailleurs dans « Astronomiques assertions » celle-ci, que le lecteur familier avec Grand ensemble52 reconnaît à peu de chose près :

Il y a dix jours, mon père me montre deux documents sensiblement égaux : sur le premier, le plus récent, on fait état de sa qualité de combattant lors des opérations en Algérie ; sur le second, le plus ancien, on fait état de sa qualité de combattant lors des opérations de sécurité et de maintien de l’ordre, en Algérie.53

L’auteure précise ce qui la tracasse, affirmant juste après : « Opérations n’est pas opérations de sécurité et de maintien de l’ordre »54.

49. Ibidem.50. Ibid., p. 178. C’est l’auteur qui souligne.51. Nous renvoyons le lecteur au premier titre de Quintane, Remarques, Le Chambon-sur-Li-

gnon, Cheyne, 1997.52. Nathalie Quintane, Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), Paris, P.O.L, 2008.53. id., « Astronomiques assertions », op. cit., p. 184. C’est l’auteur qui souligne.54. Ibid., p. 185. C’est l’auteur qui souligne.

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Quintane utilise encore pour l’illustration de son propos l’exemple, flagrant s’il en est un, du titre honorifique décerné de 1977 à 2001 à Léopold Sédar Sen-ghor de Prince des Poètes. En relevant judicieusement qu’« à l’origine pour Ronsard, l’intitulé complet du titre est : Prince des Poètes et Poète des Princes »55, Quintane pointe du doigt, dans une adresse à cet « ami par le livre » (titre général, teinté d’un mou mépris doublé d’ironie désignant l’association littéraire française L’Amitié par le livre qui décernait alors ledit titre) que « le chiasme est le Grand Révélateur. Le chiasme pense pour toi, sent pour toi, vit pour toi. C’est le chiasme qui parle par ta bouche »56. En rappelant ainsi la part d’histoire et de passé qui se distille dans le langage, celé dans les formes et les formules, Quintane met en garde contre l’appa-rente neutralité, séduisante mais illusoire, de la langue : « Prince des Poètes n’est pas un “détournement”. Prince des Poètes contient, conserve, Poète des Princes »57.

Devant cet état de fait, à savoir que les formules sont dépositaires d’un passé, d’une histoire et qu’elles recèlent potentiellement, dans leur modification, appro-priation, dans leur usage même en apparence neutre, la totalité d’un programme politique58, « Astronomiques assertions » est truffé de mises en garde, d’appels à la vigilance : « 6.11. Relever les contextes, vérifier les formules »59. Tout ceci, se déployant sur le multiple mode de la démonstration, du témoignage, de la réflexion, avec les outils de la rhétorique ou dans la forme du récit, n’est évidemment pas sans faire écho au rappel du caractère idéologique de la pratique du langage qui prenait une place importante – certes plus limpide et ponctuelle – dans les pages de « Monstres et Couillons ».

De ces diverses façons, « Astronomiques assertions » amène le lecteur à prendre conscience que rien dans le langage n’est ni transparent, ni neutre. Il en va certes des limites des œuvres et des textes comme les premiers énoncés du texte le laissaient entendre alors qu’il est dit que Tomates et son référent premier (l’affaire Tarnac), n’existant pas encore, sont déjà impliqués et comme contenus par avance dans l’écriture même de Chaussure (bien antérieure à celle de Tomates). La même chose se constate en outre sur le plan de la langue, de ses formes de base, voire de sa présentation graphique, du répertoire de ses formules et de ses tropes : la forme est dépositaire d’une mémoire qu’elle cèle et qui ne demande qu’à être réac-tivée, dénichée, interprétée pour retrouver sa pleine réalité qui, dans les cas les plus patents, peut avoir la complexité louvoyante d’options politiques. S’il en est ainsi, c’est, dit Quintane (entre autres via Hocquard), qu’un principe actif aura toujours préexisté à la matière du langage et à son travail, souillant par avance le fantasme de sa neutralité et désillusionnant inexorablement celui qui voudrait croire au leurre de la référence.

Avant même qu’il ne s’agisse de qualifier l’usage qu’on en fait, il reste clair pour Quintane que le langage est un outil que l’on possède, mais que nous n’avons

55. Ibid., p. 183.56. Ibidem.57. Ibid., p. 192.58. Nous renvoyons ici surtout à Formage où une telle hypothèse est illustrée et discutée avec

davantage de vigueur. On peut y lire, notamment en ce qui concerne l’anecdote ou de semblables formes : « toute proposition rapportant un fait inhabituel serait susceptible d’être un programme po-litique. […] En conséquence, si j’élimine de mon travail les phrases rapportant des faits inhabituels ou prenant des formes inhabituelles, je tends à faire l’économie du politique » (Nathalie Quintane, Formage, Paris, P.O.L, 2003, p. 97 et sqq.).

59. id., « Astronomiques assertions », op. cit., p. 185.

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celui-ci que dans l’exacte mesure où l’on est otage de ses formes : « Oxymore nous surveille, Syllogisme nous arnaque, Métaphore nous escroque »60, dit celle qui ras-semble le tout dans une formule lapidaire : « 5.4. Tropes et possession »61. Or, c’est précisément dans le primat de l’activité pensante du sujet, en cette préexistence de l’intelligence et de l’intellection sur l’intelligible, que réside la chance et l’espoir d’une pratique libre du langage non plus assujettie et proie de ces tares (qui n’en sont que dans la mesure où nous en restons les otages), une pratique « poétique » et « politique » du langage basée sur une activité attentive, ponctuelle et continuel-lement renouvelée de l’ajustement : au sein du langage, la poésie serait cela, « régler son consentement ». Sur le plan de l’anecdote Quintane le dit d’ailleurs : « Le spécia-lement poétique ne se niche pas uniquement dans l’affectueux de l’anecdote, mais dans le démarrage critique qu’elle peut provoquer »62.

4. poésie : du Champ de bataiLLe à La « fureur basse tout en quatrains »

Par ces « assertions » qui lient la langue au politique davantage (en apparence) qu’au poétique, c’est en somme une théorie du fait poétique comme réalité politique qui est en train de s’élaborer. Car le « règlement du consentement » est non pas pri-mairement ou exclusivement mais aussi, affaire de langage, de poésie. Ceci revient à dire que poésie et politique entrent en relation l’une avec l’autre dans une impli-cation mutuelle qui les définit l’une et l’autre à même ce qu’elles ont d’inséparable. Dans la pensée qu’élabore Quintane, la poésie – lorsqu’elle est – relève du politique, car elle agit politiquement, et ce dans la mesure exacte où la politique – lorsqu’il y en a au-delà de la dictature, du fascisme, du pouvoir bassement exercé – agit poétique-ment. Étant l’affaire aussi bien de l’écriture que de son déchiffrement, impliquant par cela l’idée minimale d’une communauté, la poésie (comme la politique) ne peut prétendre sans se trahir elle-même à une neutralité, à une pure transparence.

Conséquemment, dans la réitération ponctuelle de l’ajustement, du règlement du consentement, l’exercice du langage en quoi consiste la poésie ne saurait même avoir pour idéal ou prototype l’impartialité de la « notation ». Or, en toute cohérence avec la conception de la poésie dont elle laisse deviner les grands traits, il ne saurait s’agir de s’en attrister : comme « quelque chose du concept commence dans l’anec-dote, […] en fait déjà mais n’en fait pas encore partie »63, quelque chose débute dans l’écriture, mais celle-ci n’est rien si laissée inerte, tant qu’elle n’est pas le support nouveau et le lieu d’un « règlement » du consentement, donc à proprement parler d’une critique, d’une lecture. Ainsi Quintane, en remarquant qu’elle a écrit quelque chose « qui sonne comme des phénoménologèmes, ou qui sonne comme des poétismes, ou qui sonne comme des pragmatismes » affirme que « peut-être [a-t-elle] eu tort de compter sur qui sonne comme pour échapper au mythe (et aux mites) » 64 :

1.5.8. Écrire ne me semble pas être noter, sous figure plus ou moins nubileuse, un genre de Weltanschauung. 1.5.9. Oui mais à la longue, dit-on, cela fait un genre de nuage, qui fait un genre

60. Ibid., p. 181.61. Ibid., p. 184.62. Ibid., p. 178.63. Ibidem.64. Ibid., p. 185. C’est l’auteur qui souligne.

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de Weltanschauung (ou alors comme pour Françoise Sagan : une petite musique). 1.5.9.1. I am not Françoise Sagan. 8. Régler son consentement participerait du règlement de l’esprit, à la manière souple et pourtant ferme de Montaigne.65

À cette urgente question de savoir ce qu’est la poésie, il faut donc revenir à notre hypothèse de départ et convenir avec Quintane qu’elle est participation à une pra-tique réitérée et consciente de la délocalisation. Pas plus notation qu’aucune autre activité apparentée telle la consigne ou l’archivage – qui supposent la systématicité froide d’un classement consensuel et la calcification dans une localisation codifiable par un ensemble plus ou moins complexe de coordonnées – la poésie est quant à elle, au contraire, inscrite dans le schéma mouvant des reprises, appropriations et propagations en série sous l’effet déstabilisant de subjectivités interprétantes et du maniement régulé et inquiet des formes de la langue. Quintane est ici limpide :

1.5.2. Eh bien je dirais que l’un des patrons [de la poésie], comme on dit en couture, est assez habilement fourni par Parthénios de Nicée, dans ses Ero-tica Pathémata. La poésie, là, c’est de la réécriture en format abrégé. 1.5.3. Les Pathémata de Parthénios sont des résumés de récits mythologiques destinés aux littérateurs, puis à tout public, afin qu’il dispose d’une source sûre, et facilement consultable (un manuel), s’il veut lui-même reprendre ces récits, les commenter, les analyser.66

Lecture et écriture, pratique et matériau, objet et procédé, toujours simultanément l’un et l’autre sans jamais toutefois se retirer dans un seul terme, la poésie dans « Astronomiques assertions » se présente comme une affaire d’ajustement de soi, des formes et du sens dans des espaces qui sont aussi bien les espaces formels des productions langagières que ceux, conçus sociologiquement, définis par la sépara-tion du travail sur et par les textes : « 8.11. De toute façon, on te demandera toujours ta carte d’identité posturale »67, signale Quintane, précisant plus loin pour le béné-fice du lecteur qui n’aurait pas en tête le travail de l’historien et sociologue français : « 8.12. Posture : façon d’occuper une position (Alain Viala, Éléments de sociopoétique) »68. D’où la culture de déplacements et du brouillage, la multiplication des pistes simul-tanément lancées dans la création de productions langagières qui ne paient géné-ralement pas de mine mais recèlent des possibilités de rencontre, d’assemblage, le principe d’une action singulière, marquée par son origine, mais furtive et non-orien-tée (puisque délocalisée). Ainsi la poésie, « anecdote » ou « réécriture en format abrégé », est-elle toujours déjà critique : « Une critique ponctuelle, dit Quintane, qui ne viserait aucun horizon, n’esquisserait aucun genre de Weltanschauung »69.

La poésie, quand elle est, quand elle peut prétendre non pas se dire mais être dite telle, s’élabore au cœur d’une série d’entre-deux et, dans sa dislocation continuelle et ses réajustements réitérés, elle se délocalise elle-même dans la mesure même où les termes qu’elle sépare s’impliquent les uns les autres en fragilisant leurs

65. Ibid., pp. 185-186. C’est l’auteur qui souligne. 66. Ibid., p. 177. Le recours à l’activité de la couture est intéressante pour la double raison

qu’elle rappelle que le texte est tissu, mais aussi que ce qu’il n’advient du texte sans une activité liante/lisante qui joint les pratiques de lecture et d’écriture dans une sorte de continuum où l’on peut vrai-semblablement entrevoir la tâche critique.

67. Ibid., p. 191.68. Ibid., p. 192. C’est l’auteur qui souligne.69. Ibid., p. 196. C’est l’auteur qui souligne.

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assises même, les repères qui permettraient de les situer clairement dans l’élabora-tion d’un système minimal de positionnement (au sein d’attitudes, de formes, de pratiques, voire de temporalités). Ainsi la poésie s’élabore-t-elle quelque part entre Monstres et Couillons, entre lyrisme et formalisme, précisément là où ces termes s’impliqueraient en s’indéterminant mutuellement : c’est ce que nous apprenait déjà le texte écrit par l’auteure en 2004. Par ailleurs la poésie advient quelque part entre l’écriture et la lecture, dans l’intervalle des pratiques qui s’interpénètrent en laissant entendre que la spatialité qu’elles dessinent au niveau des pratiques de la langue n’existe qu’à l’intérieur même de la fiction d’une séparation du travail sur et par le langage. Aussi bien, au niveau de la temporalité, la poésie trouve-t-elle son moment entre une mémoire (cristallisée dans les formes et les usages) et sa réactivation po-tentielle dans une réécriture conçue comme « règlement du consentement » et redis-position de ce donné en un texte neuf légué à l’autre et à un avenir impondérable. « Poème : spéculation politique »70, affirme l’auteure pour qui l’écriture semble bel et bien être un pari pris sur le futur. Dans un autre ordre d’idée encore faut-il sou-ligner que la poésie ne s’enferme dans ni l’un ni l’autre des termes qui formeraient une opposition entre l’activité d’une pratique et la passivité d’un matériau ou d’une forme : le « spécialement poétique » se niche, Quintane l’a dit, dans une impulsion, un « démarrage critique »71. Ce dernier point encore fait signe vers une ultime oppo-sition que la poésie titille et tâte mais ne tranche pas : la poésie n’est l’affaire ni d’un refus univoque ni d’une acceptation ou d’une adhésion mais d’un consentement variable (donc une critique) devant diverses options politiques que révèlent ou recèlent la langue et ses formes. Hésitante à rejeter en bloc le mot de Wittgenstein voulant que « sur ce dont on ne peut pas parler, il [faille] garder le silence72 », l’auteure paraît plutôt, pour lors et dans ce contexte, donner sa faveur au modèle d’un Nostradamus qui « choisit – nous inspirant non par la bacchante fureur ne par limphatique mouvement, mais par astronomiques assertions – une fureur basse tout en quatrains »73.

Nul genre définissable ni forme fixe à trouver pour cette critique sinon ces textes instables engageant des modes ouverts de lecture et des interprétations multiples comme le font les « Astronomiques assertions » de Quintane, les Prophéties de Nos-tradamus, ou encore, citées par Quintane, Les Nuits d’Octobre de Nerval qui lui-même nomme son texte « fantaisie réaliste critique »74. « De la critique, mais intégrée »75, pré-cise Quintane. De cette critique intégrée qu’elle lit chez Nerval et Nostradamus, elle trouve le prototype dans une pratique dont la description laisse facilement voir des similitudes avec celle de Quintane elle-même (dans « Astronomiques assertions » et ailleurs) : « l’art de David Antin, sa façon de penser par le biais d’exemples, ses impro-visations parlées, sa critique intégrée »76. Qu’il s’agisse de fureur descendue ou de critique intégrée, il y va d’une incorporation, d’une diffusion, d’un insituable, d’un alliage, bref non pas d’une perte ou d’une disparition mais d’une altération des critères mêmes de la reconnaissance – et donc de la possibilité de l’assignation, de la fixation – dans un exercice de délocalisation et un apprentissage de la furtivité.

70. Ibidem.71. Ibid., p. 178.72. Ludwig Ludwig wittGenStein, op. cit., p. 112. 73. Ibid., p. 181.74. Ibid., p. 195. 75. Ibidem.76. Ibid., p. 179.

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C’est, au final, ce qu’illustre Quintane au moment de clore « Astronomiques assertions » en élaborant une certaine imagerie du fait poétique dans un questionne-ment récapitulatif sur les possibles politiques du littéraire contemporain : « 8.7. Quelle latitude avons-nous (gardons-nous), sachant que nous sommes nulle part ? Très exacte-ment la latitude indiquée sur la carte de l’océan de Lewis Carroll »77. Faisant référence à cette carte de l’océan, uniformément blanche et figurant une pure étendue sans échelle, donc d’un intérêt complètement nul sur un plan pratique autant pour la navi-gation que pour la localisation, elle affirme bien que nous, poètes et lecteurs, sommes nulle part. Dans sa lancée, Quintane illustre le poème, l’œuvre, selon la métaphore bien connue de Mandelstam, comme une bouteille à la mer que le lecteur, figuré ici comme « une terre [ou] un Zodiac »78 doit bien se garder de « confondre avec une bouée de sauvetage »79, cette dernière mise en garde laissant entendre que le poème demande à être lu, activé, et la bouteille ouverte sinon cassée, comme le suggérait d’ailleurs déjà Mandelstam lui-même avec d’autres mots en réitérant le caractère central du rôle du lecteur dans la conception même de la nature du poème (alors que Quintane s’occupe plutôt d’un agir de la poésie que de ce qui pourrait en être la nature ou l’essence).

** *

En définitive, par l’écriture d’« Astronomiques assertions », texte touffu et dés-tabilisant qui apparaît comme critique intégrée sept ans après le texte de combat qu’était « Monstres et Couillons », celle qui voulait déjà alors délaisser la sécheresse infertile et la partition malheureuse d’un champ de bataille idéologique fait désormais voir des étoiles à son lecteur dans la nébuleuse d’une sorte de fabulation astrale. Entre créa-tion et commentaire, entre théorisation et performance, c’est-à-dire dans l’illocalisable d’une pratique alchimique que chacun de ces termes désigne sans que l’écriture jamais ne s’identifie positivement à aucun, Nathalie Quintane engage ses lecteurs à se jeter avec elle dans les abysses d’un océan à la cartographie inutile sur lequel ils flottent, moins perdus que radicalement délocalisés, en constant réajustement et rééquilibrage. Qui rencontre cette drôle de bouteille bien scellée qu’est l’œuvre de Quintane, et parmi celle-ci d’abord peut-être les « Astronomiques assertions », comme qui ren-contre un poème lorsqu’il y a poème, celui-là peut se compter chanceux d’être moins seul dans ce nulle part qu’est la réalité littéraire contemporaine et d’avoir réalisé, activé ou ouvert, la poésie et la politique, qui « sont mais ne sont pas encore », l’une l’autre.

Jean-Benoit Cormier Landry

Université de Montré[email protected]

77. Ibid., p. 190. Quintane s’interroge en outre dans les mêmes pages sur ce « nous » qui est intrinsèquement porteur d’une ambiguïté quand à son caractère plus ou moins inclusif. Ainsi est-il particulièrement significatif que ce « nous » renvoie de façon imprécise, indéterminée, à un ensemble formé par des poètes et (potentiellement) des lecteurs, en tous cas qu’il mette en relief l’idée d’une communauté encore convoyée par l’allusion, qui suit tout juste ce passage, à Mandelstam mais aussi par celle à certains des travaux de Jean-Luc Nancy (voir La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990).

78. Ibid., p. 191.79. Ibid., p. 190.