10
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]  Article  Jean-Cléo Godin Études françaises , vol. 3, n° 1, 1967, p. 94-101.  Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/036257ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.e rudit.org/apropos/ utilisation.html Document téléchargé le 1 September 2012 08:53 « L’Avalée des avalés »

Jean-Cléo Godin« L’Avalée Des Avalés »

Embed Size (px)

Citation preview

  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Jean-Clo Godintudes franaises, vol. 3, n 1, 1967, p. 94-101.

    Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante :http://id.erudit.org/iderudit/036257ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

    Document tlcharg le 1 September 2012 08:53

    LAvale des avals

  • L'AVALE DES AVALS

    L'uvre est lance, avec un fracas inhabituel1.Alain Bosquet crie au gnie et ne voit pas moins, danscette uvre tonnante, qu'un miraculeux mariage deJarry et de Lautramont2. Et Gallimard, bien sr, fierde sa dcouverte, en fait son poulain dans la courseaux prix littraires. L'on a pris soin, aussi, de publierl'extraordinaire notice biographique envoye par l'au-teur: la lgende est vite cre et il n'est lecteur tantsoit peu cultiv qui ne songe aussitt aux gnies pr-coces du pass . . . et qui ne se rjouisse secrtement dece que progrs ! notre poque dcouvre tempsces tres jadis vous la seule gloire posthume. Quecelui-ci, gar quelque temps chez les ingnieurs, globe-trotter et chmeur de profession (presque part gale)soit n Saint-Flix-de-Valois, dans un lointain Ca-nada, voil qui alimente plus encore la curiosit, gran-dit le miracle. Et le premier tonnement vient de ceque, de ce pays artisanal, puisse venir autre chansonque le chant de Maria Chapdelaine !

    Si belle que soit la lgende de Rjean Ducharme et elle est trs belle ! ne vaut-il pas mieux l'igno-rer ? Et que reste-t-il alors : une uvre gniale ? unefumisterie ? un jeu verbal et irrvrencieux, pouramuser et emm.. . les bourgeois ? Tout cela la fois,me semble-t-il. Et quant moi, j 'y vois une masseimprcise, dense et sombre: mais cette masse est unenbuleuse qui rayonne et, parfois, sme des toiles.

    Certes, on reste d'abord bloui par la verve fron-deuse, la fantaisie, les dlires les plus absurdes etles plus merveilleux de l'imagination. Ducharmejoue avec l'univers comme avec les mots, et c'est toutun pour lui. Il faut lire, par exemple, au chapitre 31,

    1. Rjean Ducharme, VAvale des avals, Paris, Gallimard,1966, 282 p.

    2. Ducharme, Aquin, Basile : L'heure canadienne , leDevoir, 27 sept. 1966, p. 12.

  • L7AVALEE DES AVALS 95

    cet invraisemblable rcit de la cration partir d'unpremier il ; et pourquoi ne serait-ce pas pour reposerles pauvres jambes de l'homme, fatigu de fuir sapropre peur, que les chaises sont apparues ? Que M.de Lamarck dorme content: il est donc vrai que lancessit cre l'organe. Et tout l'univers des hommes,des choses et du langage se soumet la ncessit deBrnice Einberg, une petite juive en colre contreles imbciles. Vacherie de vacherie . La nbuleusepoursuit sa course, tantt lente et tantt fulgurante,mais toujours avec la fantaisie la plus totale, dans ledlire et l'invraisemblance.

    tonn et admiratif, Bosquet crit : un Saint-Laurent verbal vient nous abreuver et nous rafra-chir 3. Certes, et nous avons lieu de nous en rjouir.Il y a, en effet, dans cette uvre, la force d'une im-mense dbcle sur le fleuve, et la fracheur robusted'un pays neuf et vaste. Ce qu'il faut voir, toutefois,c'est que ce fleuve est mythique et que ce rcit qui natquelque part Montral, se poursuit sur une le ima-ginaire dans quelque ancienne abbaye , puis dansune cage bien new-yorkaise, pour enfin se termineren Isral, dpasse infiniment toute limite gographi-que. Plus encore, telle une authentique nbuleuse,l'uvre franchit avec une incroyable facilit les fron-tires du temps et de l'espace. L'instant d'un brefdlire, Brnice ne dclare-t-elle pas : Je me trouveau plus antarctique de la Terre Adlie. J'ai deux centtrente-neuf ans maintenant. (p. 259). Et comme sicela ne suffisait pas, l'hrone nous apprend qu'elle estdevenue mle et que comme il se doit ! elle dis-pose d'un enviable harem. Non, la dimension vritablede VAvale des avals n'est pas horizontale et gogra-phique, mais verticale et intrieure ; l'uvre est moinsun roman qu'un long pome pique, la mesure ducosmos. Je suis Brnice d'un bout l'autre dufleuve Saint-Laurent, d'un bout l'autre de la voielacte. (p. 135). Brnice Einberg, petite juive qu-bcoise, dont les parents sont venus de quelque ghettoeuropen, est tout entire dans une intense volont de

    3. Ducharme, Aquin, Basile : L'heure canadienne , loc.cit., p. 12.

  • 96 TUDES FRANAISES III, I

    possession. C'est l'univers, terre et espaces stellaires,que son esprit, ses bras et ses yeux embrassent d'unseul geste possessif.

    Sans doute est-ce l, pour une enfant, projet fortambitieux. Pourtant, seul l'enfant sait vivre d'uneexigence absolue. L'adulte est mou. L'enfant est dur.Il faut viter l'adulte comme on vite le sable mou-vant. (p. 249). Telle est Brnice Einberg: l'enfantimplacable jusqu'au sadisme et dont l'entreprise essen-tielle est de recrer, de se recrer. II faut se recrer,se remettre au monde. (p. 31). Mais pas sur unsable mouvant; et pour cela il faut former un projetnet, lucidement et avec mthode. Voil ce qu'il fau-dra que je fasse pour tre libre: tout avaler, merpandre sur tout, tout englober, imposer ma loi tout, tout soumettre: du noyau de la pche au noyaude la terre elle-mme. (p. 160). Il ne faut pas moinsqu'une cration nouvelle pour librer Brnice de seschanes. Figure de Promthe mais d'un Promthequi, ayant lu sa Gense, aurait vu que tout celan'tait pas bon .

    Refaire l'univers, l'chelle du rve et de la fan-taisie. Et pour cela, d'abord tout bousculer, dfairel'ordre tabli. Har ces adultes qui croient que lemonde est dj cr et qu'il repose sur des assisessolides. De sa mre elle exige, dit-elle, qu'elle soitune chose hideuse, repoussante au possible (p. 24).Pour mieux la har, la repousser et parce qu'il y amieux faire que d'couter gentiment les conseils depapa et de maman. Je me mutine, comme a, sansraison. Pourquoi faut-il toujours avoir des raisons dese mutiner ? (p. 217). Pure fantaisie et acte gra-tuit ? Mais nous savons bien que les actes gratuits de Laf cadio et de Meursault n'ont rien de gratuit ; pasdavantage ceux de Brnice Einberg. Si, moins de15 ans, l'enfant terrible a lu tous les romans porno-graphiques, ce n'est ni par corruption ni pour le plaisirerotique. Elle le fait seulement parce que cela drangetout le monde. Et elle demande tre reue chez uncrivain pornographique comme d'autres souhaitent

  • L'AVALE DES AVALS 97

    rencontrer leur vque. Je soupe chez un pornogra-phe ! Demain, il faudra que j'aille souper chez untaxidermiste. (p. 211). L'un vaut bien l'autre; l'es-sentiel est de protester, de rejeter la cration tabliesur le sable mouvant de la socit, de la morale, desconvenances. N'est-ce pas en ce sens qu'il faut inter-prter une phrase aussi dconcertante que celle-ci : Jeme rvolte contre l'amour, comme ils se rvoltent contrela solitude. (p. 30) ? De la mme manire, Rimbauds'armait contre la justice. L'amour qu'elle rejetten'est que regroupement du troupeau: au fond, cetamour-l n'est que la peur d'tre pleinement soi et seul.

    Aussi, que VAvale des avals signale une protes-tation globale contre la socit, le conformisme, lesartifices d'une civilisation croulante, cela parat vi-dent; le chapitre 49 ne laisse d'ailleurs, sur ce point,aucun doute. Et cette protestation s'exprime dans laviolence, souvent avec sadisme. Mme la lchet, sielle permet de survivre et de vaincre, servira le desseinde l'hrone ; et le rcit s'achve sur un acte de lchetcriminelle, lorsque Brnice chappe la mort en seservant de Gloria comme bouclier. Celle-ci mourra;mais qu'importe ? Justement, ils avaient besoin d'h-rones. (p. 282). Cynique justification, la mesuremme de sa farouche dtermination. Brnice n'a pasl'me d'une victime: Je ne suis pas faite pour mourirvierge et martyre. Je suis une mnade en transe. (p. 254). Entrane par son propre lan, la mnadene saurait se faire scrupule de si peu qu'une vie humai-ne: il importe, surtout, de clbrer son dieu, dans laferveur. Brnice foule aux pieds toute morale. Elledtruit froidement ceux-l mmes qu'elle aime, commeelle tue les chats: avec mthode, acharnement, voireune sorte de jouissance. Dans la littrature qubcoise,je ne connais qu'une uvre o l'on dtruise avec tantde systme: le Scalpel ininterrompu, de Ronald Des-prs 4. Encore cette dernire uvre bascule-t-elle toutentire dans l'allgorie fantastique, et presque dans lascience-fiction. Mais l'uvre de Rjean Ducharme, sifantaisiste qu'elle soit et si peu conforme au ra-lisme balzacien me parat incarne et actuelle. Une

    4. Ed. A la page, Montral, 1962,136 p.

  • 98 TUDES FKANAISES III, I

    uvre assez proche, me semble-t-il, par sa sensibilitgonfle de colre et de tendresse refuse, des courtsrcits de J. D. Salinger 5.

    Mais l n'est pas encore l'essentiel. Au-del de larevendication sociale, VAvale des avals tend vers uneauthentique cration imaginaire et potique. La viene se passe pas sur la terre, mais dans ma tte. Lavie est dans ma tte et ma tte est dans la vie. (p. 33).Aussi la vritable cration et si obscure qu'en soitla signification c'est le brnicien : Une nou-velle langue tait ne: le brnicien. (p. 250). Unelangue faite de cacophonies, de dissonances, d'un amal-game de toutes les langues vivantes sous la voie lacte.

    Incomprhensible, ce nouveau bablien ? Certes,mais cela importe peu, pourvu qu'il soit cr et qu'iltmoigne d'une mtaphysique nouvelle. En brni-cien, le verbe tre ne se conjugue pas sans le verbeavoir. (p. 250). On ne saurait tre soi BrniceEinberg ou Rjean Ducharme si l'on ne possdetout l'univers. Possder et se possder sont, au fond,mme chose. Et par l, l'entreprise de l'hrone s'ins-crit dans une perspective vritablement mtaphysique.Le sens de sa protestation dpasse les frasques del'enfant terrible, d'une Zazie en colre, et qui auraitentendu parler de Sade. Les proccupations des treshumains sont sexuelles. Seules mes proccupationssont afro-morales. Sexuel est franais. Afro-moralest brnicien et d'une signification qui est et quidemeurera obscure. (p. 269). Un langage obscur,pour exprimer cette libert que poursuit BrniceEinberg, dans une humanit idale. Peut-tre serait-ilplus juste de dire: recherche de libert intrieure, travers un langage. Et ce langage est essentiellementpotique. Rjean Ducharme, grand rveur l'on n'osedire voyant , tant la comparaison avec Rimbaudserait facile, mais trompeuse a russi avec ce rcitune remarquable cration imaginaire.

    5. A Perfect Day for a Banana-Fish, par exemple.

  • L'AVALE DES AVALS 99

    Cration d'un univers mythique, recherche per-due de libert hors des cadres figs de la socit, telleapparat bien VAvale des avals. Nous sommes l,dans l'absolu, au niveau de la pense la plus profonde presque de l'inconscient. Il y a autre chose, pour-tant, dans cette uvre : une sensibilit corche et quine manque pas d'attraits. Pour tout dire, et au-delde l'air farouche et de la dsinvolture, un certain ro-mantisme que l'on voudrait noyer mais qui remonteparfois fleur d'eau. Et l'on dcouvre soudain quel'inhumaine Brnice souffre dans son cur: elle estprisonnire de cette solitude laquelle la condamnesa tche promthenne. Elle est celle qui bouscule,rejette, repousse; partant, celle qui est exclue et re-pousse. Je suis englobante et englobe. Je suisl'avale de l'aval. (p. 33). Il serait facile de voir,dans cette optique, toute la structure de l'uvre; etil apparatrait que le romantisme de Brnice Einbergcommande cette structure. Voyons-en seulement quel-ques jalons.

    L'uvre nat sous le signe de la solitude. Jesuis seule et j'ai peur. (p. 7). Et nous retrouvonsle mme cho vers la fin du rcit : J'ai atteint ladernire profondeur de ma solitude. Je suis l o lamoindre erreur, le moindre doute, la moindre souf-france ne sont plus possibles. (p. 260). L'uvre ap-parat donc comme une plonge dans les profondeursde la solitude. Ces profondeurs qui semblent avoiramen l'image d'un espace polaire : Je me trouve auplus antarctique de la terre Adlie. (p. 259). Imagede gel, d'indiffrence enfin atteinte. Mais est-il certainqu' cette profondeur de la solitude la souffrance n'aitplus prise ? De la mme manire Rousseau crivait: Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plusn'y faire ni bien ni mal. 6 Bien sr, il est une jouis-sance de la solitude, et Brnice ne manque pas del'prouver. Je trouve mes seules vraies joies dansla solitude. (p. 15). Mais n'est-ce pas la joie seule

    6. Les Rveries d'un promeneur solitaire, premire rverie.

  • 100 TUDES FRANAISES III, I

    accessible aux tres trop sensibles et retranchs eneux-mmes, comme l'escargot sous sa coquille ? Il n'estque le retranchement total qui soit sr, et l'homme quila recherche est dj meurtri.

    Au fait, la solitude de l'hrone est presque tou-jours partage. II y a ma mre, mon pre, mon frreChristian, Constance Chlore. (p. 8). Il y aura enfin,au dernier pisode, l'inquitante Gloria. L'uvre com-prend trois pisodes : celui de Montral et de l'abbaye,celui de New York et celui d'Isral. Or au premier,Christian et Constance sont l; au second, Constancel'accompagne et au dernier pisode, arrive seule enIsral, Brnice ne tardera pas rechercher la compa-gnie de Gloria. Toujours Brnice peut s'appuyer surl'un ou l'autre de ces personnages. Elle les secoue, lesinjurie, les malmne; elle a peut-tre ht la mortde Constance, et elle entrane certainement celle deGloria. Pourtant, elle ne peut vivre totalement seule,elle a besoin d'une chaleur humaine. Aprs la mortde Constance, se trouvant seule New York, Brnice,pour un bref moment, elle, l'invincible, semble perdrepied, prise d'angoisse: . . . je suis fatigue d'treseule. (p. 209). Et elle s'enfuit, dans la nuit et lefroid, ne songeant qu' retrouver Christian, ou mmeses parents. Pas si fire, aprs tout, la rvolte contrel'amour: elle sait maintenant quelle soif de tendresseest la sienne.

    Cette solitude de Brnice n'est peut-tre cepen-dant qu'une image de la solitude essentielle, ce rejetdu monde dont souffrent les romantiques, et qui lespousse rechercher quelque coin miraculeusementconserv du paradis terrestre. Me voici donc seulesur la terre, n'ayant plus de pre, de prochain, d'ami,de socit que moi-mme. 7 Cette solitude-l, Brnicel'a prouve : Maintenant, je sais que l'univers est lamaison d'un autre. (p. 154). Et malgr la grandeurde son entreprise cratrice, malgr sa farouche dter-mination de tout soumettre du noyau de la pcheau noyau de la terre Ton sait que Brnice Einbergsouffre, surtout, de ne pas habiter sa propre maison.

    7. J.-J. Rousseau, ibid.

  • L7AVALEE DES AVALS 101

    De savoir cela ne retranche rien de notre admirationpour elle, ni pour l'uvre de Rjean Ducharme. Noussommes, au contraire, clairs et consols, y reconnais-sant mieux notre propre solitude.

    JEAN-CLO GODIN