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Monsieur Jean Delumeau Les bonheurs du Paradis In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, N. 2, 1998. pp. 379- 387. Citer ce document / Cite this document : Delumeau Jean. Les bonheurs du Paradis. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, N. 2, 1998. pp. 379-387. doi : 10.3406/crai.1998.15868 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1998_num_142_2_15868

Jean Delumeau, Les Bonheurs Du Paradis (In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, N. 2, 1998. pp. 379- 387)

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Monsieur Jean Delumeau

Les bonheurs du ParadisIn: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, N. 2, 1998. pp. 379-387.

Citer ce document / Cite this document :

Delumeau Jean. Les bonheurs du Paradis. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,142e année, N. 2, 1998. pp. 379-387.

doi : 10.3406/crai.1998.15868

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1998_num_142_2_15868

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COMMUNICATION

LES BONHEURS DU PARADIS, PAR M. JEAN DELUMEAU, MEMBRE DE L'ACADÉMIE

Ayant précédemment étudié à travers l'histoire occidentale la nostalgie du jardin d'Eden, puis l'espérance de mille ans de bonheur, j'enquête maintenant sur la façon dont les siècles chrétiens se représentèrent la vie paradisiaque dans l'au-delà. Se fondant notamment sur la Genèse et Y Apocalypse, ils évoquèrent inlassablement une lumière sans déclin, des couleurs enchanteresses, une prairie couverte de fleurs, une rivière de cristal, la ville aux murs d'or et de pierres précieuses. Que signifiaient ces évocations, s'agissant d'un discours « anagogique » s'efforçant de faire deviner l'invisible par le visible, l'indicible par des images ? Je vais tenter de répondre à ces questions en vous entraînant au paradis pendant une demi-heure.

Aucun doute n'a jamais traversé les spécialistes chrétiens de l'au-delà : le bonheur des bonheurs consistera à contempler Dieu face à face. Cette conviction s'appuie sur l'autorité de saint Paul et de saint Jean. Le premier écrivit aux Corinthiens (I, 13, 9-12) : « (actuellement) notre connaissance est limitée... A présent nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face. » Et saint Jean de confirmer [Première Epître 3, 2-3) : « Mes bien-aimés, dès à présent nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lorsqu'il paraîtra, nous lui serons semblables, puisque nous le verrons tel qu'il est. »

Le discours théologique a répété et commenté à longueur de siècles ces deux déclarations. Saint Augustin, dans le chapitre final de la Cité de Dieu, assure, en parlant du Tout Puissant : « II sera lui-même la fin de nos désirs, lui, que nous contemplerons sans fin, aimerons sans satiété, louerons sans lassitude. »' L'archevêque Julien de Tolède ("f* 690), qui reprit à nouveaux frais les thèmes abordés par saint Augustin en conclusion de la Cité de Dieu, précisa : « La récompense de notre foi sera la vision dont a

1. Augustin, Za Cité de Dieu, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1960, p. 709.

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parlé saint Jean (" Lorsqu'il paraîtra, nous lui serons semblables... "). Nous serons semblables aux anges. Car de même que maintenant ils voient Dieu, de la même façon nous le verrons après la résurrection. »2 Isidore de Séville expliqua de son côté que c'est « la contemplation du Créateur suprême » qui nous donnera « une bonne volonté parfaite »3.

Une hymne anonyme en l'honneur de la Jérusalem céleste proclame : « Nous verrons dans la clarté les personnes de la Trinité. Nous contemplerons à nu l'essence de son unité. Nous admirerons ensemble l'unité et la trinité. »4 L'Elévation sur les gloires de Jérusalem, poème en prose du XIIe siècle d'un moine disciple de Jean de Fécamp, assure à son tour : « Le Seigneur est ce qu'il y a de plus beau à contempler, de plus désirable à voir, celui en qui les anges aspirent à plonger leurs regards (I, Pierre, 1, 11). Il est le roi pacifique dont tout l'univers désire le visage (liturgie de l'avent). »5

Saint Thomas d'Aquin a longuement disserté, et en plusieurs occasions, sur la vision béatifîque. Pour lui aussi aucun doute n'est possible : l'aspiration la plus profonde de l'homme est de voir Dieu. Car notre « désir naturel de connaître ne peut s'apaiser en nous avant que nous ne connaissions la première cause non d'une façon quelconque mais par son essence. Or la première cause est Dieu... La fin dernière d'une créature intellectuelle est donc de voir Dieu par son essence »6.

Le discours chrétien, orthodoxe ou non, a été inépuisable sur ce thème. Dante, au chant XXX du Paradis (v. 97-102), s'écrie : « ô splendeur de Dieu par qui je vis le haut triomphe du royaume véritable... Lumière est là-haut qui rend visible le créateur à cette créature qui seulement à le contempler a sa paix. » La béguine Marguerite Porète, qui composa en 1306 le premier traité de vie mystique en français mais fut brûlée comme hérétique à Paris en place de Grève, affirma dans son Miroir des simples âmes anéanties : « Paradis n'est autre chose que voir Dieu uniquement. »7 Ce que confirme le bienheureux Henri Suso invité par la Sagesse éternelle à contempler la foule innom-

2. Julien de Tolède, Prognosticatiojuturisaeculi (liv. 3, lv-lvi) dans Operqjumhok, Turnhout, Brepols, 1976, p. 122. Julien cite ici la Cité de Dieu XXII, 29, 1.

3. Isidore de Séville, De Ordine creatorum liber, dans/? L., t. 83, c. 950. 4. Dans G. Dreves et alii., Analecta hymnica Medii Aevi, à partir de 1854, t. 48, p. 493. 5. J. Leclercq, « Une Élévation, sur les gloires de Jérusalem », dans Recherches des

Sciences religieuses 50, 1951-1952, p. 331. 6. Thomas d'Aquin, Compendium theologiae, ch. 104, cité dans l'éd. de la Somme théolo

gique de Desclée, 1936, « La Fin dernière ou la béatitude », Ia-2ae, qu. 1-5, p. 305. 7. M. Porete, Le Miroir des simples âmes anéanties, tr. de l'ancien fr. par Cl. Combet, Gre

noble, J. Millon, 1991, p. 191. Son livre échappa aux flammes du bûcher.

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brable des élus. «Vois, lui dit-elle, comme ils contemplent le miroir pur et lumineux de la nue Déité, où toutes choses sont manifestes et révélées. »8

Des débats entre théologiens se firent jour au cours des siècles pour déterminer si les élus connaissent la totalité du bonheur éternel avant la résurrection des corps du jugement dernier. J'ai rappelé dans Le Jardin des délices que, durant les premiers siècles de l'Église, on fut convaincu que le « paradis » n'était pas déjà le « royaume des cieux »9. « Ce n'est pas encore autre chose, lit-on dans le Dictionnaire d'archéologie chrétienne, qu'un séjour provisoire où les âmes des justes attendent l'heure de la résurrection. Celle-ci marquera l'instant du jugement général suivi de l'introduction dans le royaume où le Père céleste se manifestera aux admis de la vision béatifique. »10

Tel semble bien en effet avoir été le sentiment de saint Augustin. Dans deux de ses sermons il affirma que « la vie éternelle avec les anges » ne sera accordée aux élus qu'après la résurrection. Les récompenses dans l'au-delà, si grandes soient-elles, antérieures à celle-ci sont comme « un ombre » et un « rêve » par rapport à l'accroissement de bonheur qui viendra ensuite11. Cette croyance perdura sous différentes formes dans certaines visions médiévales de l'au-delà.

Elle fut aussi formulée par saint Bernard dans plusieurs sermons. Il y développa quatre points. 1 ) Les âmes saintes, après la mort, sont admises dans le ciel et la compagnie des anges. 2 ) Elles « sont plongées dans une mer immense d'étemelle lumière et de lumineuse éternité ». 3 ) Elles voient alors l'humanité du Christ, mais non déjà sa divinité. « En attendant (la résurrection), les saints reposent heureusement sous l'autel (du Christ). » Après la résurrection ils seront « sur l'autel » et auront la pleine contemplation de la divinité. 4 ) Dès maintenant «ils se réjouissent dans l'Esprit-Saint et, au fond du cœur, ils ont une grande joie mais une joie imparfaite ». Car le désir qu'ils ont de reprendre leur corps les empêche de se précipiter librement vers Dieu de toute la force de leur affection12.

Au XIIe siècle toujours, le bénédictin Eadmer de Canterbury, disciple de saint Anselme, affirmait à son tour : « II est manifeste

8. H. Suso, Œuvres complètes. Livre de la sagesse éternelle, tr. par J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1977, p. 354 sqq.

9. J. Delumeau, Le Jardin des délices, Paris, Fayard, 1992, ch. 2. Vu. Dictionnaire d'archéologie chrétienne, t. 13, c. 1581. 11. PL, t. 38, c. 1283 et 1454. Cf. D. T. C, I, 2, art. « Augustin », c. 2447. 12. PL, t. 83, c. 526 sq. Cf. D.T.C., II, 1, art. « Bernard », c. 781. L'ouvrage fondamental

sur la question est celui de Chr. Trottmann, La Vision béatifique des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, École française de Rome, 1995, surtout ici les p. 453 sqq.

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que les âmes des saints, tout en bénéficiant déjà des biens célestes, ne jouissent pas encore de la pleine félicité tant qu'ils ne sont pas en possession de leurs corps incorruptibles. »13 La doctrine du bonheur complet différé fut une dernière fois reprise, mais de façon plus catégorique, par le pape d'Avignon Jean XXII qui affirma, en 1331-1333, qu'avant la résurrection générale les âmes séparées n'ont pas encore accès à la vision béatifique et que les démons ne seront cantonnés en enfer qu'après le jugement dernier. A quoi bon en effet un jugement dernier, estimait le pape, si les justes — et aussi les damnés — ont leur rétribution dès le jugement particulier qui suit immédiatement la mort? Une même cause peut-elle être jugée deux fois ? Cette doctrine, déjà rejetée par l'Université de Paris en 1241, fut définitivement refusée par le successeur de Jean XXII, le cistercien Benoît XII, auteur en 1336 de la constitution Benedictus Deus consacrée à cette question.

Mais de quelle modification dans la vision béatifique bénéficieront les élus après qu'ils auront reçu leur corps glorieux ? Réponse de saint Thomas d'Aquin : « La béatitude des saints sera augmentée en étendue après la résurrection, car... la gloire du corps... perfectionnera l'opération par laquelle l'âme adhère à Dieu. »14

Autre question encore : tous les habitants du paradis y jouissent-ils d'un bonheur égal ? La réponse officielle de l'Eglise catholique a été qu'il existe des degrés de gloire, donc de béatitude, en fonction des mérites de chacun. A l'appui de cette affirmation deux textes ont été constamment cités : « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures (Jean, 14, 2) » et «Aucune chair n'est identique à une autre... Il y a des corps célestes et des corps terrestres et ils n'ont pas le même éclat.. Une étoile même diffère d'une autre étoile. Il en est ainsi pour la résurrection des morts ( I Cor. 15, 39-42) ». Et saint Augustin de commenter :

« II y aura des degrés, [...] cela n'est pas douteux [....] Ceux d'un rang inférieur ne porteront aucune envie aux autres, de même que maintenant les autres anges ne sont pas jaloux des archanges [...] Ainsi, chacun possédera son propre don, l'un plus grand, l'autre plus petit, et aussi le don de ne rien vouloir de plus. »15

13. Eadmer, Liber de beatitudinis coelestispatriae, dans/? L., t. 159, c. 590. 14. Thomas d'Aquin, Somme théologique, suppL qu. 87-99, éd. citée, « Le monde des res

suscites », p. 227-231. 15. Augustin, op. cit. (n. 1) XXII, 30, p. 71 de l'éd. citée.

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La conviction qu'il existe des degrés dans la béatitude éternelle a été ensuite affirmée de siècle en siècle. Dans un Rythme pour le jour du sabbat éternel (Vlir ou IXe s.) on lit :

« Elle resplendit au royaume céleste, l'éternelle et noble cité De Jérusalem, qui est notre haute mère à tous.... Ses nombreuses maisons sont contenues dans des vastes murailles, Car chacun reçoit sa demeure, qui correspond à ses mérites. Mais en retour il est favorisé d'une récompense commune, L'amour unique qui les embrasse dans ses murs sacrés. »16

La Confession théologique de Jean de Fécamp (XF s.) est très pédagogique sur la question des niveaux de bonheur céleste. Elle assure : « Commune est l'allégresse de tous, mais différente la gloire de chacun, car chacun est récompensé en proportion de la peine qu'il s'est donnée. »17

Saint Thomas d'Aquin s'est interrogé, lui aussi, sur le sens du mot « demeures » employé par saint Jean, se demandant si « les degrés de béatitude doivent être appelés demeures ». Sa réponse est celle-ci : « Bien qu'il n'y ait qu'un seul lieu spirituel, il y a divers degrés de rapprochement à son égard. Cela constitue les diverses demeures. »18

Ruysbroeck « l'admirable » (f 1381), qui fut à l'origine de la Devotio moderna, reprenait donc l'enseignement classique lorsqu'il affirmait « Les bienheureux... ont la ressemblance avec Dieu dans la lumière de gloire, chacun selon le mérite acquis dans la lumière de grâce... Chacun connaît et goûte dans la proportion où il a été doué par Dieu et selon ses propres mérites et selon son degré d'amour divin »19.

Cette doctrine s'harmonisait en outre avec la conception dio- nysienne de la « hiérarchie céleste » et avec la répartition des élus en groupes distincts — patriarches, prophètes, apôtres, martyrs, vierges, etc. — présente aussi bien dans les « visions » d'Hilde- garde de Bingen que dans le polyptique de Y Agneau mystique de Gand. Elle explique l'architecture du Paradis de Dante où le poète guidé par Béatrice et montant de ciel en ciel, découvre successivement les diverses catégories de bienheureux. En revanche Luther, convaincu que nos mérites sont incapables de nous valoir le ciel, refusera la doctrine des degrés de récompense.

16. H. Spitzmuller, Anthologie de la poésie latine médiévale, Paris, Desclée de Brouwer, 1971, p. 1205.

17. Jean de Fécamp, La Confession théologique, Paris, Cerf, 1992, p. 174. 18. Thomas d'Aquin, Somme théologique, éd. citée, suppl. qu. 87-99 ; ici qu. 93, 2, p. 234. 19. Ruysbroeck, Le Royaume des enfants de Dieu, dans le t. 2 des Œuvres, Bruxelles, Vro-

mont, 1935, p. 145 sqq.

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Quelle que soit la « demeure » du paradis où les élus trouveront place, ils bénéficieront de privilèges communs. Dissertant au XIIT siècle sur « la béatitude dans la patrie céleste », le bénédictin Eadmer de Canterbury déclare que les ressuscites auront « tout ce à quoi les hommes aspirent, à savoir : la beauté, la rapidité, la force, la liberté, la santé, la volupté et l'éternité de la vie a20. UElucidarium, de son côté, distingue d'abord plus sobrement « vie éternelle, béatitude perpétuelle, suffisance de tous biens sans aucun manque». Mais l'interlocuteur supposé du catéchiste demande alors plus de précisions et il obtient une réponse détaillée formulée, comme chez Eadmer, dans le moule classique du septénaire mais avec un dédoublement : « Les élus, déclare Honorais d'Autun, auront sept gloires spéciales du corps et sept de l'âme. Quant au corps, la beauté, la rapidité, la force, la liberté, la jouissance, la santé et l'immortalité. Quant à l'âme, la sagesse, l'amitié, la concorde, la puissance, l'honneur, la sécurité et la joie. »21

Mais mieux vaut ici, dépassant ces distinctions un peu artificielles, souligner quelques insistances majeures et d'abord celle-ci : le bonheur de l'au-delà est lié à l'abolition du temps, symbole de finitude, source du changement et donc de toutes les «vicissitudes». Dans le célèbre polyptique de Gand des frères Van Eyck (vers 1430), sur la marche du trône de Dieu, se trouve l'inscription : « la vie sans la mort ; la jeunesse sans la vieillesse ; la joie sans la tristesse ; la sécurité sans la crainte. » Peu avant l'exécution de Y Agneau mystique Gerson avait pareillement annoncé : « (Au paradis) il y aura jour sans nuict Sapience sans failhir. Jeunesse sans envelhir. Sancté sans maladie. Vie sans mourir. Liesse sans tristesse. -»21 Ces formules plongent leurs racines dans l'Antiquité chrétienne. A preuve les affirmations du pseudo- Cyprien dans ce qui est sans doute la plus ancienne description détaillée du paradis terrestre dans la littérature chrétienne d'Occident :

« ...(Ici) les champs ne se reposent pas à l'automne ; ni la terre n'enfante à nouveau au printemps. Il n'y a pour tout qu'une seule saison ; les fruits sont le produit d'un continuel été. Car la lune n'est pas asservie aux mois, le parcours du soleil n'est pas soumis à la contrainte des heures. La lumière ne le cède pas à l'ombre. Les habitants connaissent ici un repos heureux et y jouissent d'une assiette paisible, k23

20. Eadmer, op. cit. (n. 13), dans .P. L., t. 159, c. 588. 21. Honorais d'Autun, Elucidarium, dans P. L., t. 172, c. 1169. 22. Gerson, A. B. C. des simples gens, dans Œuvres complètes, Glorieux éd., t. 7, p. 155. 23. Pseudo-Cyprien, De Laude martyrii, reproduit dans R. R. Grimm, Paradisus cœlestis,

Paradisus terrestris, Munich, W. Fink, 1977, p. 46.

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C'est la même notion de stabilité éternelle qu'exprimait Ephrem de Nisibie au IVe siècle lorsqu'il évoquait de façon symbolique « les récoltes interrompues » et « la fertilité sans terme des arbres » du paradis24. Ayant échappé au temps, domaine de l'instabilité et de la corruption, nous connaîtrons enfin le « repos », telle est aussi la conviction fondamentale de saint Augustin dans le chapitre terminal de la Cité de Dieu :

« ...Là s'accomplira la parole Reposez- vous et voyez que je suis Dieu (fs. 88, 2) [...] Et ce sera le sabbat suprême qui n'aura pas de soir [...] Là, dans le repos, nous verrons que lui-même est Dieu [...] Refaits par lui et par une grâce supérieure rendus parfaits, nous jouirons de l'éternel repos [...] et nous serons remplis de lui quand il sera tout en tous [...] Là, nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. »a

Sécurité et sérénité seront donc assurées ensemble aux bienheureux. Pour Isidore de Séville, lorsque « l'Église », c'est-à-dire l'assemblée des élus, sera « illuminée par la majesté divine », elle jouira de la compagnie des anges « dans la sérénité sans trouble d'une perpétuelle félicité ; et dans cette sérénité elle possédera tous les biens sans effort. Alors la lumière ne sera pas suivie de la nuit, la vie de la mort, la santé de la douleur, la joie de la tristesse, la jeunesse de la vieillesse, l'amour de l'absence ou de la disparition des êtres chers, la beauté de la laideur, la vigueur de la débilité et l'état de grâce ne se terminera pas par le péché a26. Les formules de Gerson et du retable de Gand citées plus haut seront des reprises de ces affirmations.

\llmitation n'a pas manqué d'exalter à son tour la stabilité pleinement rassurante du bonheur céleste : « (La paix sera nôtre) en ce jour brillant que connaît le Seigneur et qui ne sera ni un jour ni une nuit (Zach. 14, 7) comme ceux du temps présent mais une infinie clarté, une paix solide, un repos de toute sécurité... ô jour brillant de l'éternité, que la nuit n'assombrit point, qu'illuminent sans cesse les rayons de la vérité suprême, jour de perpétuelle joie, de sécurité sans fin, exempt à tout jamais de vicissitude. »27

24. Ephrem, Hymnes sur le paradis, éd. < Sources chrétiennes », 1968, p. 139. 25. Augustin, op. cit. (n. 1), XXII, 30, p. 715-719. 26. Isidore de Séville, op. cit. (n. 3), t. 83, c. 951. 27. L'Imitation, éd. Bouchet, Paris, 1891, 1. 3, ch. 47 et 48, p. 211 et 213.

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Parce que le temps n'aura plus cours au paradis les élus y jouiront après la résurrection de leur corps d'une jeunesse éternelle. Saint Augustin, tout en se refusant à décrire la Jérusalem céleste, a longuement traité dans le chapitre final de la Cité de Dieu du statut corporel des élus ressuscites. Il voulait répondre « aux calomnies des infidèles qui raillent les chrétiens sur leur foi en la résurrection de la chair». Parmi les questions qu'il se pose figurent notamment les suivantes : les « avortons » seront-ils exclus de la résurrection ? Les petits enfants ressusciteront-ils en l'état corporel qu'ils auraient acquis avec le progrès de l'âge ? Les femmes retrouveront-elles et garderont-elles leur sexe ? Nos défauts physiques seront-ils maintenus dans l'au-delà paradisiaque ? Et qu'adviendra-t-il des cadavres qui auront disparu en mer ou auront été fragmentés en plusieurs morceaux ?, etc.

Les réponses de saint Augustin, reprises plus tard par Julien de Tolède, sont totalement rassurantes. Dès lors qu'un enfant aura été conçu, même si un avortement se produit, il ressuscitera. Tous les bienheureux auront la stature adulte qui était celle de Jésus lorsqu'il a commencé sa vie publique. Les femmes garderont leur sexe. Bien entendu, « aucun des défauts corporels qui, en cette vie, s'opposent à la beauté de l'homme, n'existera plus à la résurrection, en laquelle, puisque subsistera la substance du corps, ses qualités comme sa grandeur concourront à réaliser une même beauté ». On ne sera ni trop maigre ni trop gros et on ne renaîtra pas avec deux têtes ou trois bras. Ceux dont le corps aura été dévoré par les fauves ou coupé en morceaux retrouveront l'intégrité de leur être physique, « quelle que soit la manière dont les cadavres auront pu être dispersés ». Les élus n'auront besoin ni de manger ni de boire ni de se couvrir de vêtements28.

Dans le sillage de saint Augustin et de Julien de Tolède, le milanais Bonvesin da la Riva (vers 1240-vers 1313) composa sur « le bienheureux au paradis » un poème savoureux qui est pour nous comme une synthèse des images et croyances se rapportant aux corps des élus ressuscites, telles qu'elles étaient alors couramment reçues :

« II est si beau, son aspect si lumineux, Sa forme est si ornée et si bien disposée, Qu'en se regardant, il en a si grande douceur, Qu'il se transfigure tout entier de bonheur et de fraîcheur.

28. Je résume ici le ch. XXII de La Cité de Dieu et le liv. 3 Au Prognosticum de Julien de Tolède (éd. Brepols, 1976).

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LES BONHEURS DU PARADIS 387

Son visage éclatant resplendit d'une telle couleur, Qu'auprès d'elle le soleil perd toute valeur... Ses cheveux d'or sont brillants et à merveille arrangés, Ses dents très blanches, ses joues colorées, Ses mains très belles, ses pieds très délicats, Tous ses membres, très beaux et très bien formés. Nul d'entre eux n'est malade, ni triste, ni amer, Ni petit, ni trop grand, ni estropié, ni hernieux, Ni vieux, ni difforme, ni muet, ni lépreux, Ni boiteux, ni contrefait, ni aveugle, ni taché de rousseur. Mais là chacun est sain et joyeux, De taille modérée, parfait et beau, Et frais et bien formé et gracieux, Droit et net et jeune, accompli et charmant »a

Le bienheureux sera lui-même à l'image du paradis qui l'entourera. D'où cette exclamation de saint Bernard dans un sermon :

■ Lieu de volupté où les justes boivent des torrents de volupté ; lieu de splendeur où les justes resplendissent comme la splendeur du firmament ; lieu de joie où la joie éternelle repose sur leurs têtes; lieu d'abondance où rien ne manque à ceux qui voient Dieu ; lieu de suavité où ton suave Seigneur apparaît à tous ; lieu de paix, car le séjour divin est établi dans la paix ; lieu d'admiration où sont rassemblées les œuvres admirables de Dieu ; lieu de vision où sera vue la grande vision; ô région sublime, remplie de richesses, depuis la vallée de larmes nous soupirons après toi... ■"

* ♦

MM. Daniel GlMARET, André Caquot, Bernard Pottier, Pierre TOUBERT, Robert TURCAN, Philippe CONTAMINE, Gilbert DAGRON et Georges Le RlDER interviennent après cette communication.

29. H. SpitzxnuUeT, Poésie italienne duMoyenÂge, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, p. 699. 30. Bernard de Clairvaux, Sermones de diversis, dans P. L.,t. 183, c. 664-665.