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Jean D'Ormesson Est Une Chose Etrange a La Fin Que

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Sur les origines des hommes,du temps,de l'Histoire...

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  • Jean dOrmesson

    de lAcadmie franaise

    CEST UNE

    CHOSE TRANGE

  • LA FIN QUE LE

    MONDE

    roman

    ROBERT LAFFONT

  • PROLOGUE

  • le fil du labyrinthe Un beau matin de juillet, sous un

    soleil qui tapait fort, je me suis demanddo nous venions, o nous allions et ceque nous faisions sur cette Terre.

  • le rve du Vieux

  • le fil du labyrinthe Do nous venons ? De trs

    loin. Derrire moi, il y avait des fleuvesde sperme et de sang, des montagnes decadavres, un rve collectif et trange quitranait sous des crnes, dans desinscriptions sur des pierres ou dumarbre, dans des livres, depuis peu dansdes machines et que nous appelons lepass. Et des torrents, des dserts, desocans doubli.

  • le rve du Vieux Il ny avait rien.

  • le fil du labyrinthe O nous allons ? Qui le sait ? Devant

    moi, il y avait quy avait-il ? Autrechose. Autre chose qui nexistait pasencore et que nous appelonslavenir. Quelque chose de diffrent, etmme de trs diffrent et pourtant desemblable. Autre chose, mais la mmechose. Et la mort.

  • le rve du Vieux Il ny avait rien.Pas de rires, pas de larmes, pas

    darbres, pas de nuages. Pas delumire. Pas de rponses et pas dequestions. Lternit. Le vide. Linfini.

  • le fil du labyrinthe Et nous qui avons la chance dtre ns

    et de ne pas tre dj morts, que faisons-nous sur cette Terre ?

    De grandes choses, de belleschoses. Des dcouvertes, desconqutes, des inventions, des chefs-duvre. Et de petites chosesmdiocres, insignifiantes, souventconsternantes, parfois dshonorantes.

    Jai beaucoup dormi. Jai perdubeaucoup de temps. Jai commis pas malderreurs. Ce quil y avait de moinsinutile sous le soleil, ctait de nousaimer les uns les autres.

    Nous avons roul de progrs en

  • progrs. Ils ont toujours tout chang denos faons de sentir, de penser et devivre. Ils nont jamais rien chang notre humaine condition : natre, souffriret mourir.

    Nous avons fait presque tout de ceque nous tions capables defaire et, en fin de compte, presquerien.

  • le rve du Vieux Il ny avait ni espace ni temps. Il y

    avait autre chose. Il ny avait rien. Et lerien tait tout.

  • le fil du labyrinthe La vie est trs gaie. Elle est

    brve, mais longue. Il lui arrive dtreenchanteresse. Nous dtestons laquitter. Elle est une valle de larmes etune valle de roses. In hac lacrimarumvalle. In hac valle rosarum.

    Jai beaucoup ri. Le mondemamuse. Jaime les mots, lironie, leski au printemps, le courage, les ctescouvertes doliviers et de pins quidescendent vers lamer, ladmiration, linsolence, lesbistrots dans les les, les contradictionsde lexistence, travailler et ne rienfaire, la vitesse et lesprance, les filmsde Lubitsch et de Cukor, Cary

  • Grant, Gene Tierney, Sigourney Weaveret Keira Knightley. Jai eu de lachance. Je suis n. Je ne men plainspas. Je mourrai, naturellement. Enattendant, je vis.

    Les imbciles pullulent, les raseursexagrent et il arrive de pauvrestypes, une poignedgostes jappelle gostes ceux quine pensent pas moi de se glisserparmi eux. Mais beaucoup de personnesmont bien plu. Jen ai aim quelques-unes et, mme quand elles ne maimaientpas, ou pas assez mon got, ctaitassez dlicieux. Je nai pas pleur sur lavie. Jtais content dtre l.

  • le rve du Vieux Il ny avait rien. Mais le tout tait

    dj dans le rien. Et le temps etlhistoire taient cachs sous lternel.

  • le fil du labyrinthe Jai beaucoup parl des socits

    passagres o nous avons vcu. Je ne mesuis pas fait avec mes propres forces. Jene suis pas assez suffisant ni assezsatisfait de moi-mme pour croire que jene dois rien aux autres. Je dois tout ceux qui sont venus avant moi et quimont instruit et lev. Je suis le fruitdun pass do je sors. Les origines meconcernent comme elles vous concernenttous. Et elles mintressent.

  • le rve du Vieux Dans ce rien qui tait le tout, il y avait

    quelque chose de lumineux et dobscurdont aucun esprit humain ne peut dire nipenser quoi que ce soit. Ctait le Vieux.

  • le fil du labyrinthe Ce quil y a de mieux dans ce

    monde, de plus beau, de plus excitant, cesont les commencements. Lenfance etles matins ont la splendeur des chosesneuves. Lexistence est souventterne. Natre est toujours un bonheur. Il ya dans tout dbut une surprise et uneattente qui seront peut-tre dues maisqui donnent au temps qui passe sacouleur et sa vigueur. Connatre, cestconnatre par lescauses. Comprendre, cest remonter auxorigines. Dans la fort, dans lasavane, sur la mer, dans les sables dudsert, le commencement des

  • commencements, le dbut de touteschoses est le mythe majeur des hommes.

  • le rve du Vieux Et de mon rien, interdit ceux qui

    vivent dans le temps, est sorti votre tout.

  • QUE LA LUMIRE SOIT !

  • le fil du labyrinthe Les dinosaures avaient disparu depuis

    belle lurette depuis quelque chosecomme soixante-cinq millionsdannes. Mais les hommes ne lesavaient pas. Les hommes de ce temps-l ne savaient mme pas quun trs grandanimal quaucun tre humain navaitjamais vu et que nous appelonsdinosaure et jamais exist. Cesanctres de nos anctres ne savaient pasque, quelques centaines de milliersdannes plus tt, leurs propres anctrestaient venus dAfrique. Et que lesanctres de leurs anctres utilisaientleurs quatre membres pour se promener

  • dans les arbres ou dans la savane. Ils nesavaient presque rien. Beaucoup moinsque nous, en tout cas, qui, par unparadoxe surprenant, en savonsbeaucoup plus queux sur un pass deplus en plus lointain. Ils taient encoretout jeunes. Plus forts et plus habiles quenous, ils avaient lesprit embrum. Et ilstaient peu nombreux. Quelquesmilliers, peut-tre. Moins sans doute toutau dbut.

    Quelques dizaines de milliers un peuplus tard dans cette histoire dont ilsouvraient la marche. Lquivalent dunefoule daujourdhui dans un stade defootball ou un concert derock. Beaucoup moins que les cortgesdune manifestation de masse sur les

  • places et les avenues dune capitalecontemporaine. Ils taient le sel de laterre, et ils lignoraient. Ils survivaient.

    Ils se tenaient debout. Ils levaient lesyeux vers le ciel. Ils se servaient deleurs mains pour fabriquer desinstruments qui leur permettaient dechasser, de pcher, de se dfendrecontre leurs ennemis. Ils veillaient surun feu quils avaient domestiqu etquils se passaient comme un trsor degnration en gnration. Ils mouraienttrs jeunes le plus souvent avant trenteans. Ils riaient. Ils sifflaient la faondes oiseaux. Ils se mettaient parler. Illeur arrivait de chanter. Les plus dousdentre eux dessinaient sur des pierresles animaux ou les objets qui leur taient

  • familiers : des chevaux, des bisons, despoissons, des flches. Ils jouaient de laflte. Ils faisaient de la couture. Ilssessayaient des techniques nouvelleset se servir du feu pour cuire desaliments ou des figurines en argile. Ilscommenaient une histoire qui nenfinirait plus. Et des ides obscuresgermaient dans leur cerveau.

    Ils habitaient, je ne sais pas, dans desgrottes, dans des huttes, sur des pilotisau bord des lacs ou au milieu desmarais, dans des espces de nidsaccrochs dans les arbres. Sesuccdaient dj des ts trs chauds etdes hivers trs froids. Souvent, ilpleuvait, il neigeait, il y avait duvent. La foudre et le tonnerre

  • exprimaient la colre des puissancesinconnues qui rgnaient l-haut, labrides maux qui accablaient les craturesmisrables vivant le long des fleuves ouau fond des forts ou parmi lescollines. Quand il faisait beau, la nuit, ilarrivait un enfant ou un vieillard dequarante ans, chapp par miracle auxmaladies, aux btes froces, la guerrecontre des bandes ennemies, decontempler les toiles qui brillaient au-dessus de leurs ttes renverses enarrire. Un sentiment deffroi etdadmiration descendait dans leurcur. Qui pouvait bien tenir cesflambeaux scintillants et pleins de viequi semblaient trouer la votenocturne, sinon des esprits exils de

  • cette terre ou emprisonns par dautresesprits plus puissants ou peut-trechargs dobserver les humains ? Detemps en temps, une trane brillantetraversait le firmament et semaitlangoisse sur la Terre habite. Le retourrgulier du Soleil et les phases de laLune nourrissaient des lgendesinpuisables et de plus en pluscompliques. Parfois, rarement, une foistous les cent ans ou tous les deux centsans, en labsence de tout nuage, le Soleilen plein jour ou la Lune la nuit sedrobaient soudain aux regards sansraison apparente. La terreur semparaitdes plus braves. Des foules pouvantespromettaient aux divinits du ciel et dela terre tout ce quelles pouvaient

  • dsirer : de la nourriture, desrichesses, des parures et des masques, lesang de cratures immoles la surviede lunivers. Il y a quelques centaines demilliers dannes, les hommes nepossdaient pas la terre o ils avaientsurgi : ils taient possds par desesprits dont dpendait leur destin et quihabitaient chaque parcelle de luniversautour deux.

    Dj, et pour la premire fois, dansles forts ou dans le bush, dans lasavane, dans les collines, au bord de lamer ou des grands fleuves, Asiatiques ouEuropens, Africains depuis toujours ouAmricains beaucoup plus tard, cesprimates sont des hommes. Des hommes plein titre. Des hommes comme vous et

  • moi. Habills la modedaujourdhui, vous les remarqueriez peine dans le mtro ou dans la rue. Ils neconstituent pas des espcesdiffrentes. Ils sont ce genre humainauquel nous appartenons. Eux etnous quels que soient les groupesdsigns par ce nous , nous avons uneorigine commune. Nous venons tous dela mme source. Nous sortons tous de lamme matrice. Nous sommes tous desAfricains modifis par le temps.

    La seule diffrence qui compte estimpose par le sexe : il y a des hommeset il y a des femmes, et il faut un hommeet une femme pour quil y ait unenfant. Pendant des milliers demillnaires, et jusqu nous en tout

  • cas, les deux sexes sunissent pour quelhistoire continue.

    Lhistoire bougeait lentement. Leshommes taient tout jeunes : ilsnavaient pas de pass. Ils navaient quede lavenir. Ils marchaient pour allerailleurs. En ce temps-l, la Terre, sipetite pour nous, tait encoreimmense. Pour que ces espaces sans finet tout faits dinconnu puissent treparcourus, il a fallu du temps. Il y a eudu temps, et du temps, et encore dutemps, et toujours du temps comme il yavait de lespace. Les premiers hommestaient toujours srs de trouver dunouveau derrire un horizon qui ntaitjamais le dernier. Et le temps aussi sedroulait sans piti et sans fin. Les

  • millnaires sentassaient : limmensitdu temps rpondait limmensit delespace. La Terre tait sans bornes etles souvenirs seffaaient.

  • le rve du Vieux Sils se croient capables, eux tous, et

    surtout lui, de comprendre quoi que cesoit lespace et au temps, ils setrompent cruellement. Et ils setromperont toujours.

    Le sexe. Oui, bien sr : avec lamort, cest une des cls dusystme. Parce que lunivers nest riendautre quun systme gigantesque otout se tient et se commande. Il y a dusexe parce quil y a la mort, il y a lamort parce quil y a du sexe. Et unefoule inpuisable dautres choses quforce de ttonnements ils dcouvrirontpeu peu mais seulement en

  • partie. Jusqu la fin delaventure, jusquau bout du systme, lesens de laventure et le secret dusystme leur chapperont jamais.

    La magie. Ils peuvent toujours semoquer et se croire suprieurs auxhommes des premiers temps. Il nest pasplus absurde de croire des forces donton ne sait rien, quon ne voit pas, quonnentend pas, que de croire une glandepinale entre lme et le corps, unther qui serait prsent partout pourexpliquer la propagation des ondeslumineuses, la fin de lhistoire avant lafin du temps, la rgulation du marchpar une main invisible, au jeu dunhasard et dune ncessit qui suffiraient expliquer lunivers et la vie, ou aux

  • statues miraculeuses.

  • le fil du labyrinthe Dans la valle du fleuve Jaune, dans

    la valle de lIndus, entre le Tigre etlEuphrate, Ur, Uruk, Mari, Ebla, Akkad, Lagash, dans le pays deSumer, dans la valle du Nil, engypte, en Anatolie, atal Hyk, ou Jricho pourquoi l pluttquailleurs ? parce que la Providencedes Pres de lglise et de Bossuet, laraison des Lumires, lesprit absolu deHegel, la dialectique matrialiste desmarxistes, lhistoire en un mot est bienoblige de sincarner dans lespacecomme elle sincarne successivementdans le temps , surgissent les dbuts

  • encore balbutiants de lagriculture et dela ville. Des rois apparaissent. Leursnoms parviennent jusqu nous. Ilssappellent SargondAkkad, Hammurabi, Sennachrib, Assurbanipal, quenous connaissons plutt sous le nom deSardanapale, Khops, Khphren, Mykrinos, Ppi, Thoutms, Amnophis, Ramss. Ilsse confondent avec les dieux qui se fontune place parmi les esprits et les mythesdans la pense des hommes. Ils semarient entre eux. Ils cultiventlhrdit. Ils laissent leurs enfants destrnes et des richesses. Pour clbrerleurs exploits, pour compter les vacheset les chvres, pour tenir registre desmoissons, une invention de gnietransforme la parole qui se perd dans lesairs en une trace sur la pierre, sur

  • largile, sur le papyrus : lcriture.Lcriture est rcente : quelque cinq

    mille ans avant nous. Aprs le bigbang, la vie, la pense, le langage, lefeu, ou dautres bouleversements quejaurais oublis, elle marque le siximeou le nime dbut de notre longuehistoire. La dernire tape est trsbrve. Quest-ce que cinq mille ans auregard des deux ou trois cent mille ansdes hommes, des quelques millions oudizaines de millions dannes desprimates ou des vertbrs, des troismilliards et demi dannes de la vie, descinq milliards dannes de notre systmesolaire, des treize milliards sept centsmillions dannes de lunivers avantnous ? Moins sans doute que la vie ou la

  • pense, mais avec brutalit etpuissance, lcriture change le cours deschoses, acclre le rythme deschangements longtemps rest silent, ouvre aux esprits blouis unecarrire presque sans bornes, fondelhistoire quelle relate et prserve, noustransmet les rves, les craintes, lesattentes des civilisations disparues.

  • le rve du Vieux Cessez de courir. Arrtez-vous un

    instant. Prenez deux minutes pourrflchir un peu et rpondre unequestion parmi beaucoupdautres. Croyez-vous que la vie, lapense, le langage, lcriture taientncessaires de toute ternit ? Oupensez-vous, au contraire, que la vie, lapense, le langage, lcriture auraient pune pas apparatre et ne jamais exister ?

  • le fil du labyrinthe Les Babyloniens, les gyptiens, les

    Chinois, les Indiens, et les Grecs aprseux, se sont fait une ide du monde oils vivaient. Tous ont invent deshistoires invraisemblables, souventproches les unes des autres, o fables etvisions se mlent avec gnie, o lesforces de la nature dansent dessarabandes qui refltent leurs propresangoisses et leurs propresesprances, o dieux et desses nenfinissent pas de saccoupler pourengendrer dautres dieux et dautresdesses dont les arbres gnalogiquesrempliraient des pages entires.

  • Dans le delta du Tigre et delEuphrate, Anut, la mre dumonde, couche avec Apsu, le dieu de lamer, pour mettre au jour Anu, le dieu duciel ; et puis elle se couche avec Anupour donner naissance a, le dieu dela terre, et Sin, le dieu de la lune, dosortiront en cascade, dans cet ordre oudans un autre, Samash, le dieu dusoleil, Ishtar, desse de lamour et de lafcondit, Mardouk, le matre delunivers, vainqueur de Tiamat, dessedu mal, quil coupe en deux morceaux, etles quelque six cents autres divinits desgens de cette rgion.

    peu prs la mmepoque, en gypte, dans la valle duNil, Atoum, fils de la desse du

  • ciel, Nout, sunit Nun, leauprimordiale, et, sous le nom de R, dieudu soleil vnr par les prtresdHliopolis, sert de source au ba, medu monde, et la foule innombrable dupanthon gyptien : Geb, dieu de laterre ; Osiris, la double nature, dieumystrieux de la civilisation et dubien, qui ressuscite de la mort et dontune forme est le Nil ; Isis, desse de lalune, sa sur insparable et son pousepour toujours ; Seth, tte de chien, dieude la violence et destnbres ; Amon, dieu de lair, souverainsuprme des prtres de Thbes quilassimilent R ; Anubis, tte dechacal, dieu de la mort et delembaumement ; Apis, le dieu-

  • taureau ; Hathor, la desse-vache ; Horus, tte de faucon ; Sebekou Sobek, le dieu-crocodile ; Sekhmet, la desse-lionne ; Thot, le dieu tte dibis, patrondes scribes et des crivains, clbr parles Grecs sous le nom dHermsTrismgiste ; Aton, surtout, le disquesolaire, qui, assimil son tour R, lemportera, un temps, sur Amon etse hissera, grce Amnophis IV, lemari de Nfertiti, devenu Akhenaton, la dignit suprme de dieu crateur delunivers et de souverain unique dumonde. Et tous les autres, qui jouent unrle de chaque instant dans la vie et lamort des gyptiens de lAntiquit et dontla redcouverte, il y a un sicle ou

  • deux, bouleversera le monde savantet, au-del des spcialistes, la fouleimmense des curieux et des touristes.

    En Chine, deux millnaires avantConfucius et Lao-tseu, dont lefameux Tao-te King popularisel e tao la voie, le principe loriginede la vie, le cours des choses et lacosmologie du yin et du yang, les deuxforces polaires opposes le yin laterre et lalune, fminines, sombres, humides ; le yangciel et lesoleil, forts, masculins, lumineux, crateurs , lesdieux et les desses constituent uneformidable bureaucratie cleste quidirige lunivers.

    Partout, en ce temps-l, les prtres

  • sont des savants et les savants ne sedistinguent pas des prtres. Le spectacledu firmament et la marche des astresdans la nuit entranent des observationso les chiffres commencent se mleraux intrigues des desses et desdieux. Le lever et le coucher du Soleil etde la Lune, le mouvement desplantes, la connaissance du zodiaquepermettent de relever desrgularits, dlaborer descalendriers, et mme de prvoir lesclipses. Une amorce de mathmatiqueet de gomtrie est ncessaire laconstruction des pyramides dans lavalle du Nil, des ziggourats entre leTigre et lEuphrate, des temples un peupartout. Mais ni la contemplation du ciel

  • ni le maniement des chiffres neparviennent se dgager desproccupations mythologiques. Lesastres et leur parcours servent surtout deviner un avenir qui ne dpend que desdieux. Dans ce temps-l, les esprits lesplus forts et les plus savants sont soumisaux puissances infernales ouclestes. Les astronomes sont desastrologues. Ce qui se lit dans le ciel, cenest pas lunivers : cest le destin desempires et des hommes.

  • le rve du Vieux Tout roule. Lhistoire se fait, et elle a

    un sens. Il y aura des hommes poursoutenir que lhistoire nest que bruit etfureur et quelle na pas de sens : ilsauront tort. Dautres, aucontraire, prtendront connatre le senscach de lhistoire et ils tenteront delimposer par la violence et au prix degrandes souffrances : ce seront desimposteurs. La ncessit de lhistoirenapparatra jamais que dans lepass. Et avec une telle force que rien nesemblera plus vident et peut-tre plusprvisible que lhistoire en train de sefaire. Encore une erreur. Encore une

  • illusion. Lhistoire est une ncessitalatoire. Son avenir mappartient. Sonsens est un mystre. Et seule la fin dutemps clairera ce mystre.

  • le fil du labyrinthe Parmi les textes les plus anciens dont

    nous puissions disposer figurent lesVdas indiens : ils remontent lapremire moiti du IIIe millnaire avantnotre re, peu de temps aprs les dbutsde lcriture. Bien avant les popesinterminables du Mahabharata etdu Ramayana, bien avant cet Indien degnie qui invente le zro parvenu ensuitejusqu nous travers les Arabes et quenous connaissons sous le nomdAryabhatta.

    Les Vdas, et notamment le Rig-Veda, donnent une ide de la pensehindoue antique, entre panthisme et

  • polythisme, avec des traces demonothisme, lpoque o lesAryens, Indo-Europens venus du nord-ouest, envahissent la valle de lIndus etlemportent sur les Dravidiensautochtones. Parmi les divinitsrvres forces de lanature, astres, ciel, terre, vent, feu (agni), , une place part est rserve lUnique, celui qui seul tait dj lavant la cration : Rien nexistaitalors, ni visible ni invisible. Il ny avaitpoint de mort, point dimmortalit. Riennannonait ni le jour ni la nuit. Lui seulrespirait, ne formant aucunsouffle, renferm en lui-mme. Ilnexistait que lui. Aucommencement, lamour fut en lui. Et de

  • sa sagesse jaillit la premire semence. Aux Vdas peuvent tre associs

    les Upanishad, plus tardifs. Ils traitentde ces questions qui, de tout temps, onttourment lesprit deshommes : lorigine delunivers, lessence du divin, la naturedes choses et de lme. Cest ensunissant lesprituni ve r s e l (Brahman) que lespritindividuel (Atman), aprs sa migration travers diffrents corpsphysiques, parviendra la librationfinale. Cette union en pleineconscience, cette identification suprmeest la vrit dentre lesvrits . Les Upanishad exerceront uneinfluence profonde sur

  • Schopenhauer. Tout au long de savie, ils constitueront une de ses lecturesfavorites et ils lui apporteront unrconfort linstant de sa mort.

    Driv des textes des sarcophages etdes textes des pyramides, lefameux Livre des morts gyptien estsurtout compos, partir du milieud u IIe millnaire, de manuscritsfunraires sur papyrus, sur textiles ousur cuir. Ils sont supposs fournir unegarantie de survie ceux qui sont djmorts et ceux qui sont encorevivants, mais pas pour longtemps, car ilssont des morts en sursis, des morts quinont pas encore adopt leur formedfinitive et inluctable. Les plusanciens de ces textes sont antrieurs de

  • quelques sicles Ramss II, le grandpharaon, le constructeur detemples, ladversaire, puis lalli desHittites, le vainqueur proclam de labataille incertaine de Qadesh, le predune bonne cinquantaine denfantsofficiels, Mose qui fuit lgypte avecses Hbreux avant de leur donner lesTables de la Loi et la guerre de Troiequi se droule l-haut, lautre bout dumonde connu, sur la cte nord-ouest decette Anatolie que nous appelons lAsieMineure.

    Gilgamesh est le hros daventuresaussi clbres en Msopotamie et danstout le Proche-Orient ancien que, plustard et ailleurs, cellesdUlysse, dAlexandre le Grand, du roi

  • Arthur ou de Roland, de Sindbad lemarin ou de Don Quichotte. La versionla plus complte de lpope deGilgamesh provient de la bibliothquedAssurbanipal Ninive, mais les plusanciens manuscrits consacrs au hrosremontent bien plus loin, une poqueantrieure Homre et mme la guerrede Troie. Gilgamesh lui-mme aprobablement exist. Il nest pasimpossible quil ait t un personnagehistorique et le souverain dUruk, dansle pays de Sumer, en basseMsopotamie, non loin du golfePersique, il y a prs de cinq mille ans. Ilserait n dun souffle ou peut-tredun dmon, et il aurait rgn cent vingt-six ans.

  • Ses exploits, les lgendes autour deson nom, la postrit, lcriture qui serpand font de lui un des premiers hrosde lhumanit en train de prendreconscience delle-mme et de seprojeter dans des demi-dieux surgis deses rves et de son imagination. Il estentour de personnages devenusclbres eux aussi son ami Enkidu, quidescend aux Enfers avant dtre victimede la jalousie des dieux, ou lacabaretire Siduri, installe aux confinsdu monde, qui lui conseille, plusieursmillnaires avant Faust, de jouir delinstant prsent et, tantt aux cts desdesses et des dieux et tantt sous leursfoudres, il nen finit pas de lutter contredes monstres, contre des gants, et

  • surtout contre la mort. La mort est sonobsession. une poque o sedchanent la violence et des massacresinsparables de la lutte pour lepouvoir, toutes les formes de survie au-del de la mort sont la grande affaire deshommes. Ils cherchent les rponses dansles astres, dans le culte des dieux et dansles livres sacrs.

  • le rve du Vieux Les hommes, jai piti deux, ils

    mamusent, je les admire. La plus belledes prires, cest leur ardeur meconnatre. Et minventer. Les meilleursdentre eux, qui se trompent, bienentendu, autant quon peut setromper, jaime beaucoup ce quilsfont. Et, de temps en temps, je lesaide. dire nimporte quoi et mmeparfois la vrit. me traner dans laboue. mlever des statues. Je leursouffle des ides, des phrases, descouleurs et des sons. Alors, ilsmurmurent : a vient denhaut Quand ils chantent, quand ils

  • peignent, quand ils crivent, leursmusiques, leurs formes, leurs tableaux etleurs mots sont lencens que jeprfre. Si jtais un homme, jepasserais mon temps les regarder, les couter et les lire.

  • le fil du labyrinthe Il y a un peu moins de trois mille

    ans, sur les bords de la Mditerraneorientale, souvre une poqueprodigieuse. Toutes les poques ontleurs prodiges et apportent lhistoireleur lot de dsastres et demiracles. Mais cette priode-l est siriche en dbuts et en inventions de toutgenre quelle prend sans trop de peinedans la mmoire des hommes lalluredun printemps de lhistoire.

    Au IXe sicle avant notre re, en AsieMineure, dans une rgion o les gensparlaient une langue dorigine indo-europenne que lon appelle le grec, nat

  • le premier et le plus grand pote de cetemps et peut-tre de tous lestemps : Homre. Sept villes encorercentes et dj triomphantes de cettepoque et de ce coin du monde sedisputent lhonneur de lui avoir donn lejour ; nous ne savons presque rien de savie, la lgende le prsente aveugle, ilnest pas sr quil st crire. Il estconsidr comme lauteur de deuxpomes piques dune beaut accablanteet encore capables, aprs tant desicles, de nous donner beaucoup debonheur : lIliade et lOdysse.

    LIliade raconte quelques jours duneguerre qui se serait droule quatrecents ans avant Homre peu prs lpoque de Mose et de Ramss II en

  • gypte et qui aurait dur neufans. Dun ct, les Troyens du roiPriam, flanqu de ses deuxfils, Hector, lan, le maridAndromaque, et Pris, qui a enlevHlne, la femme de Mnlas, roi deSparte ; de lautre, les Grecs de Mnlasqui vient rcuprer son bien, de sonfrre Agamemnon, le puissant roi deMycnes fils dAtre, unmchant ; mari de Clytemnestre, predIphignie et dOreste , dAchille, filsde Ple et roi des Myrmidons, etdUlysse, roi dIthaque. Les assaillantssont soutenus par Hra, la Junon desRomains, et par Athna, qui, dans unconcours de beaut organis par lesdieux, Pris a eu limprudence de

  • prfrer Aphrodite, cest--direVnus, clbre plus tard par tant desculpteurs et de peintres, de Phidias etde Praxitle Botticelli, Titien, Rubens. Les Troyens sont protgs parArs, dieu de la guerre, appel Mars parles Latins, et, bien sr, parAphrodite. Une bonne partie de lamythologie grecque, peu prs aussidlirante que les panthons de Memphiset de Thbes, de Sumer ou deBabylone, et de la littratureclassique, ramassis dhrosme et decrimes, est ainsi rassemble autour deTroie par Homre. Le pome souvresur la colre dAchille qui refuse de sebattre aux cts dAgamemnon qui lui afauch une captive laquelle ils tiennent

  • tous les deux et il se clt sur lesfunrailles dHector tu par Achille quia repris le combat pour venger la mortde Patrocle, son ami le plusintime, tomb sous les coups du fils ande Priam.

    LOdysse est le rcit des aventuresdUlysse dont le retour chez lui aprs lachute de Troie est sans cesse retard parune srie ininterrompue dincidents, decatastrophes et dobstacles o jouent unrle dcisif un certain nombre dedieux, de desses et defemmes : Posidon, cest--direNeptune, roi de la mer et branleur dusol, encoreAthna, Calypso, Circ, Nausicaa, semblable un jeune palmier. Ulysse met une

  • dizaine dannes regagner Ithaque olattendent sa femme Pnlope, en proieaux outrages des prtendants qui enveulent sa beaut, son trne et sesrichesses, son fils Tlmaque, quelquesrares partisans rests obstinmentfidles leur matre malgr sa longueabsence et son vieux chien Argos quisera le premier le reconnatre avant demourir de bonheur.

    Composs laube de lcriture, cesdeux pomes piques, dont lun est unrcit de guerre et lautre le plusformidable des romans daventures, ontt longtemps rcits par des adesavant mme dtre couchs parcrit. Homre lui-mme est unade, cest--dire un chantre. Il chante

  • ses vers en saccompagnant dunecithare trois ou quatre cordes, il est unde ces rhapsodes qui parcourent lesvilles et les campagnes pour faireconnatre les pomes quils ontcomposs, que beaucoup savaient djpar cur, que les amateursrptaient, que les enfants descoles, dans le monde grec tout entier etdun bout lautre de lEmpireromain, puis de lEmpirebyzantin, apprenaient ds lge le plustendre. Lcriture, et, bien plustard, limprimerie les rpandentlargement et les rendent immortels.

    Toute la littrature occidentale sortde lIliade et de lOdysse o sont djprsents les thmes de la guerre, des

  • voyages, de lamour, de lamiti, despassions, de lambition, du courage, dela rivalit, du pouvoir, de lacompassion, de largent, de lafatalit, de la mort, du hasard, de lamer. Il est permis de soutenir que, nonseulementEschyle, Sophocle, Euripide, maisaussi, de Virgile JamesJoyce, lauteur dUlysse, et Borges, enpassant par Dante, par Ronsard

    Je veux lire en trois

    jours lIliade dHomre,Et pour ce, Corydon, ferme bien

    lhuis sur moi par le Tasse, par Cervants, par

  • Shakespeare, par Corneille et parRacine, par Gthe et parChateaubriand, par Lautramont, parOffenbach avec La Belle Hlne, parPguy Rien nest plus vieux que lejournal de ce matin, et Homre esttoujours jeune et par JeanGiraudoux qui fait revivreHector, Andromaque et Hlnedans La guerre de Troie n aura paslieu, toute notre littrature nest quuncommentaire sans fin et unepoursuite, par des moyensdiffrents, de lIliade et de lOdysse.

  • le rve du Vieux Tous les peuples sont lus. Les

    Chinois, qui sont jaunes et qui sontnombreux, se sont considrs longtempscomme le milieu dun monde quilsfiniront bien par dominer tout entier. linverse dune Chine qui est chinoisedepuis la nuit des temps, il ny a pasdInde du tout. LInde est un pot-pourri, un mille-feuille, un ramasse-miettes de races, de langues, dereligions, de modes de vie. Les Indienstiennent ensemble par un miracle sansfin et ils sont chers mon cur. Damas, Bagdad, Cordoue, Grenade, avec leurs conqutes, leurs

  • mosques, leurs observatoires, leurstraductions et leurs Mille etUne Nuits, les Arabes incarnent la foisla culture et la puissance. Les Anglaissont un grand peuple qui, pour sonpropre compte ou traverslAmrique, a impos sa langue, sesreines, son th, son habeas corpus et sadmocratie, son tweed, ses Rolls-Royce, sa boxe et son rugby lensemble des cinqcontinents. Parcourant les mers sous lenom de Vikings et les grands fleuvessous le nom de Vargues, les gens duNord, ont marqu de leur empreinte laRussie, qui leur doit sonnom, lUkraine, la Normandie et lesNormands, leur tour, ont conquis

  • lAngleterre, la Sicile et lesPouilles, toute lItalie du Sud, jusquRome, reine du monde avecCsar, Auguste, Hadrien, MarcAurle, avant de donner lhistoire unde ses hros de lgende, lempereurFrdric II, gnie universel, seulsouverain chrtien devenir sans guerrele roi de Jrusalem. Le mondegermanique a Bach, qui a tant fait pourmoi, etFeuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, quiont tant fait contre moi. Et les uns et lesautres, et peut-tre surtout mes ennemisqui ont souhait et annonc ma mort, jeles admire et je les aime avec une sortede passion. Les Portugais naviguent surtous les ocans, du Brsil lAfrique et

  • aux Indes. Quoi de plus beau que denaviguer ? Les Espagnols sont fiers etmystiques et, quand ils ne se battentpas, il leur arrive de peindre. Je ne dirairien des Franais : Pguy sest chargmieux que personne de prononcer leurloge. Ni des Italiens : leurspeintres, leurs sculpteurs, leursarchitectes, leurs musiciens, leurs saintsaussi, et la forme de leurs collinessuffisent clairer le monde dunelumire de matin. Il ny a que les Suissesdont jaurais un peu de mal raconterquoi que ce soit : ils sont heureux dansleurs montagnes o ils passent leurtemps lever des vaches et descomptes en banque. Deuxpeuples, pourtant, mpatent plus que les

  • autres parce quils ont fait plus que lesautres pour rendre si excitante la seulehistoire qui se soit jamais droule : cesont les Juifs et les Grecs.

    Les Juifs mont invent, et cest unegrande affaire. Les Grecs sont lespremiers avoir perc mes secrets.

  • le fil du labyrinthe Deux cents ans aprs

    Homre, toujours en Asie Mineure ettoujours sur les bords de cetteMditerrane orientale comblede dons par les dieux, dans une rgionappele Ionieo lIliade et lOdysse taient djdans lesprit et sur les lvres debeaucoup, un personnage appelThals, qui passait pour distrait et pourtrs maladroit dans la vie de chaque jour force de contempler lestoiles, souponne que la Lune estclaire par le Soleil et fonde lapremire cole de philosophie et de

  • gomtrie. Dans ces temps anciens, laprofession de philosophe nexistait pasencore : les philosophes taient en mmetemps, et peut-tre surtout, dessavants, des mathmaticiens et desastronomes. Ils sintressaient desphnomnes naturels comme les clipsesdu Soleil et de la Lune, aux nombres etaux calculs, aux figures de la gomtrieet leurs proprits. Ctaient desesprits trs puissants et, par rapport ausavoir de leur temps, des espritsuniversels. Ils avaient dcouvert la vertudes chiffres et dune raison capabledexpliquer un certain nombre desituations ou dvnements et dtablirdes relations qui semblaient apporter unpeu dvidence et de stabilit dans

  • lincertitude de ce monde.Une rvolution samorait. Elle tait

    fonde sur une notion peu prsintraduisible que les Grecs appelaientle logos. Logos est un mot grec quiapparat cette poque, qui sera reprisplus tard, dans un sens lgrementdiffrent, par Platon, puis par saint Jeanlvangliste, et qui signifie raison , loi , logique , discours , verbe , ncessit universelle . Lelogos sexprime dans le langage et ilconstitue la voie privilgie pouratteindre la nature des choses, leuressence, leur tre. Il est li lamathmatique et la gomtrie. Ilmarque la fin de lopinion vague etfluctuante, des approximations

  • htives, de la superstition, de lamagie. Le miracle grec consiste sortirdu monde de la mythologie pourentrer, grce au logos et au prix duneffort surhumain, dans le monde de lascience. La science nat dans cette AsieMineure grecque qui avait dj donn lejour Homre et ses popes, et, pluslargement, dans cette Mditerraneorientale faonne par la Grce etqui, pour deux millnaires, va devenir lecentre du monde.

    Ce que dcouvrent les Grecs, partird u VIe sicle avant notre re, en unmouvement dune extraordinairepuissance, cest que la nature offre unsujet de rflexion et de spculation dontles dieux peuvent tre carts. Lhomme

  • se substitue la mythologie dans desconstructions intellectuelles charges derendre compte des phnomnes de lanature. La gologie, la mtorologie, labiologie, lastronomie, la nature toutentire se met relever des chiffres etde la mathmatique. Pythagore, pourqui les nombres sont les lments detoutes choses , labore les premiersthormes et fonde lesmathmatiques. Par une intuitionfoudroyante, Leucippe et Dmocriteimaginent que la matire peuttre morcele en atomes. Euclidedcouvre les principes de la gomtrie.

    Comme les Portugais, lesEspagnols, les Hollandais, les Anglaisbeaucoup plus tard, les Grecs taient des

  • marins. Lexprience de chaque jourleur avait appris quun bateau quisloigne sur la mer par beau tempssemble senfoncer peu peu souslhorizon lointain et quinversement unnavire qui sapproche offre dabord sesvoiles, puis sa coque la vue de ceuxqui lobservent partir du rivage. Lesvoyages sur la mer leur avaient aussienseign que ltoile Polaireapparaissait plus bas sur lhorizon dansles rgions au sud de la Mditerraneque dans le Nord. Les Grecs avaientenfin fini par comprendre ce quedautres, avant eux, avaient devin avecplus ou moins dvidence que lesclipses de la Lune taient dues aupassage de la Terre entre le Soleil et la

  • Lune : ils avaient observ que lombreprojete sur la Lune tait toujoursronde, ce qui supposait que la Terre ftronde. Avec les Grecs, la Terre cessedfinitivement de se prsenter sous laforme dun disque plat habit dun seulct, comme limaginaient encorebeaucoup de prtres ou de sages despremiers temps, pour prendre la formeparfaite dune sphre.

  • le rve du Vieux La Terre est ronde. Non, elle nest

    pas pose sur le dos dune tortue, elle neflotte ni sur une fleur de lotus ni sur unocan soutenu par des gants et desanges enlacs, elle nest pas un disqueplat. Comme cest curieux : elle est toutce quil y a de plus simple. Elle estronde. Ou peu prs ronde. lpoquede Babylone, de lgypte ancienne, delIonie, les plus savants le saventdj, mais les gens de la rue ne le saventpas encore. La vrit, ou ce qui en tientlieu dans le temps, avance en ordredispers. Plusieurs sicles aprs nosGrecs, il y aura encore des

  • philosophes, des crivains, des gensdglise et dtude qui refuserontdimaginer des hommes la tte en bas etune pluie qui tomberait en montant. Etbeaucoup de marins, jusqu laube destemps modernes, redouteront les abmesqui pourraient les engloutir au bout desmers inconnues.

  • le fil du labyrinthe Ce qui suscite avant tout ltonnement

    des grands esprits du monde grec de cetemps, des premiers gomtres, despremiers philosophes, cest le spectacledu changement. Tout change toujourssous le soleil, tout passe, tout ne cessedescrouler. LIliade et lOdysse avaientdpeint avec gnie la prcarit de lacondition humaine : les rois perdent leurtrne sous les coups des ennemis, lesreines et les princesses sont rduites enesclavage, tous les hommes finissent parmourir.

    Au dernier sicle avant Jsus-

  • Christ, reprenant ces mmesthmes, Lucrce crira dansson De natura rerum : Ne vois-tu pasque les pierres elles-mmes subissent letriomphe du temps ? Les hautes toursseffondrent, les rochers volent enpoussire ; les temples, les statues desdieux saffaissent, trahis par lge ; ilsse dgradent sans que la divinit puissereculer linstant fatal de la destruction nifaire obstacle aux lois de la nature.

    La vie de chaque jour offre desexemples sans fin de cesbouleversements et de cette instabilituniverselle. Le lait tourne, les fruitspourrissent, leau gle, la glacefond, nous passons notre temps vieillir. Un chne se dresse dans une

  • fort, nous le coupons, nous le dbitons la hache, nous mettons le feu auxbches, des flammesslvent, vacillent, disparaissent : lechne sest transform en cendre. Uncoup de vent disperse la cendre. Lechne, les bches, le feu lui-mme, lacendre, tout disparat. Et nous aussi.

    Emports dans cette dbcle, nousavons pourtant le sentiment quil y aquelque chose qui dure derrire leschoses qui changent. Au cur delphmre universel, un noyau obscursemble persister. La question pose enIonie par les philosophes du VIe sicleavant notre re est celle-ci : Quest-cequi persiste travers lechangement ? Quelle est la substance qui

  • sert de fondement tous ces phnomnesqui se succdent sans trve ? Lesuns, comme Thals, rpondaient : Cest leau. Dautres soutenaient : Cest lair. Ou : Cest lefeu. Ou : Cest linfini.

    Les rponses navaient pas beaucoupdimportance. Ce qui allait compter danslhistoire des hommes et dans leur soifde savoir, ctait la question : Quest-ce qui dure derrire ce qui passe ?

    Deux grands philosophes vontsemparer de cette question. Lun, n phse, appartient encore laglorieuse cole ionienne : cestHraclite. Lautre, originairedle, une ville de la GrandeGrce, cest--dire dItalie du Sud, est

  • le nom le plus illustre de lcolelate : cest Parmnide.

    Hraclite, que les anciens Grecsavaient dj surnomm lObscur et dontnous ne possdons que des fragmentstoujours un peu mystrieux, met laccentsur la lutte et la tension entre des forcesopposes de la nature qui ne cessent dese combattre. Il rpte volontiers quetout scoule et que vous ne vousbaignez jamais dans le mme fleuveparce que leau nen finit pas de couleret de se renouveler. Pour lui, la seulechose qui persiste travers lechangement, cest le changement lui-mme. Cest un gnie. Il a comprisque, sous le soleil au moins, il ny a riendternel. Il est le philosophe du

  • multiple, des contraires, du devenir, ducombat, de lcroulement et duchangement.

    Contemporain et adversaire farouchedHraclite, Parmnide voit bien que lemonde autour de lui ne cesse jamais dechanger. Cest un monde dapparence etde lapparence ne peut surgir lavrit. La seule vrit tient en deuxmots : Ltre est. Si ltre est, il estimpossible que le non-tre soit. Le non-tre ne peut pas tre pens. Il ne fautmme pas en parler : Le non-tre nedoit pas tre nomm. Nous voil trsloin du combat des contrairesdHraclite. Unique, incr, immuable, absolumentcalme, ltre est parfait la faon duncercle ou dune sphre. Il est

  • ncessaire de dire et de penser que seulltre est ; un rien, en revanche, nestpas. Pntre-toi bien decela. Parmnide aussi est un gnie. Il adcouvert quil ny avait un monde queparce quil y avait de ltre. Et que laseule chose quil soit permis de dire deltre, cest quil est.

    En face dHraclite qui, par son jeude lcoulement et des contraires, est lepre de la dialectique, Parmnide est lefondateur de lontologie, cest--dire dela connaissance, non des choses, destoiles, des minraux, des plantes, desanimaux, de lhomme, de la vie, de toutce qui change, mais de ltre en tantqutre. Pour Hraclite, tout bouge, toutchange, tout scroule. Pour

  • Parmnide, ltre est, et cest assez.Tout au long de lhistoire de la

    philosophie, ou tout simplement delhistoire des hommes, Hraclite etParmnide sont rests comme deuxsymboles, comme deux plesopposs. Autour de cette interrogationoriginelle : Quest-ce qui durederrire ce qui passe ? et de leursrponses contradictoires, ils ouvrent lechemin tous ceux qui leursuccderont. Des sicles et des siclesaprs eux, certains esprits peuvent tredits ioniens et dautres, lates . Avec sa thoriedes Ides lIde du Grand, lIdedu Beau, lIde duJuste , qui, caches dans

  • labsolu, sont la vraie ralit, la ralitdont dpend ltre des choses dans lemonde, Platon est un disciple de gniede ce Parmnide quil admire et quildpasse de trs loin. Avec son systmede la cause premire et de la formequi dtermine la matire et la fait passerde ltre en puissance ltre enacte , Aristote sinscrit dans la lignedun Platon quil fait descendre du cielsur laterre. Au XVIIe sicle, Spinoza, avec saconception de la substance , flanquede ses attributs et deses modes , qui nous rappelle lcolede Milet et ltre de Parmnide, est, luiaussi, un philosophe ouvertement l a t e . Lvolution cratrice de

  • Bergson est une longue rflexion sur lapossibilit ou limpossibilit de penserle non-tre. Au XIXe, enrevanche, Hegel, puis Karl Marx etEngels appartiennent avec clat lcole ionienne. Ils lui empruntent lethme de laffrontement de la thse et delantithse et, travers le renversementmarxiste de la dialectique idaliste deHegel en matrialisme dialectique et endialectique de la nature, ils donnent unevie nouvelle la vieille dialectique ducombat des contraires et du changementdHraclite.

  • le rve du Vieux Ce nest pourtant pas compliqu : le

    temps passe et je dure, lhistoire sedroule et ltre est. Derrire lestribulations du monde, il y a quelquechose qui lui permet de changer sanscesse et de rester le mme travers leschangements : cest moi. Lherbepousse, les enfants meurent. Derrire lemonde qui se fait et scroule, qui ne sefait que pour scrouler, qui scroule etse refait, il y a cet treimmobile, ternel, infini, hors delespace et du temps, qui hante lespritdes hommes plongs dans lespace etdans le temps et guetts par une mort

  • dont il leur est interdit, eux quicomprennent tout, qui changent tout, quise croient la fin de tout, de jamais riensavoir.

  • le fil du labyrinthe Aprs Homre, et avec

    Eschyle, Sophocle, Euripide, les troisTragiques, les deux plus grands noms delAntiquit grecque sont Platon etAristote. Si diffrents les uns des autrespar leurs genres et leur esprit, et siproches pourtant par la langue etllvation, ces six crivains vontdominer la pense, la littrature, laphilosophie occidentales pendant plusde deux millnaires. Et, envrit, jusqu nous. partir de laRenaissance, qui marque un retour lAntiquit aprs le long Moyen ge, etsurtout entre le XVIIe et le XXe sicle, le

  • monde et limage que nous nous enfaisons se mettent changer de plus enplus vite. Nos anctres et nos matressont Homre, Platon, Aristote et ceuxqui, depuis quatre sicles, se sontinsurgs et ont lutt contre leurdomination.

    Platon est un des plus grands parmiles philosophes. Il est aussi un crivainqui se rfre souvent Homre. Ilinvente un genre littraire nouveauquil porte demble son pointdexcellence : le dialogue. Dune beautphysique remarquable, Platon sort dunefamille aristocratique et illustre. Il meten scne son matre Socrate, doriginemodeste, qui tait lourd et laid, qui napas crit une seule ligne et dont le

  • prestige et linfluence sur ses disciplesnont sans doute jamais t gals. Lesdialoguesplatoniciens le Banquet, le Phdon, le Phdreles cigales chantent tue-tte sous lesplatanes et o Socrate et Phdretrempent leurs pieds danslIlissos, le Protagoras, la Rpublique, letant dautres rapportent lesconversations entre Socrate et un certainnombre dinterlocuteurs dont le rleprincipal semble se limiter approuverle matre mais consiste aussi, et cestplus important, relancer et approfondir sa rflexion. Socrateinterroge. Il parle et il coute. Le plussouvent, il commence par poser unequestion :

  • Dis-moi, quest-ce donc, tonavis, que le Beau ?

    Ou : Quest-ce que le Bien ? Ou encore : Quest-ce que la Justice ? Linterlocuteur rpond. La mthode

    socratique, telle que la prsentePlaton, consiste accepter demble sarponse.

    Ah ! bon, cest ce que tu penses. Ilsensuit alors que

    videmment , rpond lautre. Donc, nous sommes obligs de

    dire Bien sr, Socrate. Tu as raison. Ainsi se poursuit, de fil en

    aiguille, lenchanement des

  • vidences, jusqu ce quil aboutisse une conclusion apparemmentincontestable. Cest alors que tout sejoue et que Socrate revient au premiernonc :

    Mais navons-nous pas dit tout lheure que ? Et ne sensuit-il pasque ?

    Ah ! cest certain, Socrate. Mais alors, nous voil contraints de

    dire Un autre fil de raisonnement se

    droule partir de la premire rponsequi avait t donne, un fil qui conduitailleurs que le prcdent et, le plussouvent, un rsultat oppos. Jusquaumoment o Socrate finit par constater :

    Mais comment est-ce

  • possible ? Tout lheure, nous tionsparvenus une premireconclusion ; maintenant, nousaboutissons une autre conclusion, biendiffrente.

    Cest le moment de lembarras, de laperplexit, de lexprience du non-savoir. La tradition a appel ceprocessus lironie socratique, premirebauche de ce doute philosophique quenous retrouverons chez Descartes. Lafameuse formule de Socrate : Je saisque je ne sais rien nest paslexpression dune modestieexcessive. Elle signifie que lephilosophe, qui croyait savoir et quidcouvre quil ne sait pas, ne se satisfaitplus de ces apparences du vrai dont, par

  • facilit, par faiblesse, pour aller plusvite, nous nous contentons le plussouvent. Ce quil poursuit, cest moinsune vrit absolue, presque impossible atteindre, que lexigence, sans cesserecommence, dune vrit toujours plushaute.

    Sous le couvert de Socrate qui est lafois son modle et son porte-parole, aupoint quil nous est difficile de faire lapart de Socrate et celle de Platon dansles discours que Platon, au fil de sesdialogues, met dans la bouche deSocrate, lauteur du Banquet et dela Rpublique croit aux nombres, lagomtrie, une ralit cache derrireles choses sensibles et leur trompeuseapparence, cette immortalit de lme

  • dont Socrate, dans le Phdon, parleavec splendeur au moment de mourir. Etpuis, reprenant les ides mises parPythagore deux sicles plus tt et lesmodifiant Pythagore faisait tourner laTerre, la Lune, le Soleil et toutes lesplantes connues autour dun feu centralinvisible , il croit que la Terre est unesphre immobile au centre de luniverset que le Soleil, la Lune, les plantes etles toiles tournent autour de la Terre une vitesse constante capable de rendrecompte avec une exactitude suffisante dumouvement des objets clestes, capablesurtout, tant bien que mal, selon uneformule utilise lpoque, de sauverles apparences .

  • le rve du Vieux Il y a moins dides que dtres

    humains. Modifis par le temps et parles circonstances, les mmes thmesreviennent, sous des formesdiffrentes, des poquessuccessives. Ltre passe de Parmnide Platon, de Platon Spinoza, deSpinoza Heidegger. La dialectiquepasse dHraclite Hegel et de Hegel Marx. Lironie et le doute passent deSocrate Descartes et de Descartes Kierkegaard. Lide dun centre delunivers est de tous lestemps. Tantt, cest un feu ; tantt, cestla Terre ; tantt, cest le Soleil. Jusqu

  • ce que les hommes dcouvrent, aprsPascal et Einstein, quil ny a pas decentre du tout.

  • le fil du labyrinthe Platon est un pote, un

    mathmaticien, un metteur en scne et unphilosophe. Aristote est un savant, unnaturaliste, un biologiste et unphilosophe. Il est le disciple de Platon etson oppos. Platon procde par petitestouches, souvent presque hsitantes, partableaux successifs, et, avec lepersonnage de Socrate, par questions etrponses. Aristote est le premier construire un systme rigoureux o toutle savoir de son temps est rang etorganis. Il donne forme ce savoir etcette forme, en retour, imprgne de sonsens toute la matire quelle contient. En

  • forant un peu le trait, on pourrait voirdans Platon un artiste proche dunpeintre qui donnerait contempler desimages venues dun monde plus beau etplus lev que le ntre et dans Aristoteun sculpteur trs savant qui ferait surgirdun bloc de marbre les cratures et leschoses de ce monde o nousvivons. Dans son cole dAthnes auVatican, Raphal reprsente Platonlevant lindex vers le haut et Aristotelabaissant vers le bas.

    Ce qui occupe et Aristote etPlaton, qui croient lun et lautre uneralit dissimule derrire lesapparences, cest la doctrine deltre, cest lontologie. Platon chercheltre dans le ciel des Ides ternelles et

  • immuables o Socrate espre se rendreaprs sa mort. Aristote, avec le jeu de lamatire et de la forme, des causes et deseffets, fait descendre sur notre Terre etdans la vie de chaque jour un peu de laperfection secrte de ltre.

    Aristote pensait que la Terreappartenait ce monde changeant etimparfait o la vie, la fatigue et la mortle disputent la perfection deltre. Dans ce monde, constitu deterre, deau, dair et de feu, lemouvement naturel tait vertical. Toutechose allait en ligne droite, de haut enbas ou de bas en haut. Lair et le feumontaient vers le ciel, la terre et leautombaient vers le sol. Lunivers, enrevanche, le monde parfait, celui du

  • Soleil et des toiles qui tournaientautour de la Terre, ne connaissait nilusure ni la mort. Il navait ni dbut nifin. Il tait immuable et ternel.

    Revu et corrig cinq cents ans plustard par un astronome grec dgypte dunom de Ptolme, qui fait la synthsedes connaissances acquises durant lesquelques sicles prcdents, luniversplatonicien et aristotlicien prend saforme dfinitive. Le Soleil, la Lune, lesplantes et les toiles tournent selon unmouvement circulaire autour de la Terreimmobile. La Terre occupe la positioncentrale, entoure de huit sphres decristal concentriques qui portentrespectivement la Lune, le Soleil, lescinq plantes

  • connues lpoque Mercure, Vnus, Mars, Jupiter, Saturne etenfin les toiles. la sphre la plusextrieure sont attaches les toiles quisont fixes, qui conservent la mmeposition les unes par rapport aux autreset qui tournent en bloc. Ce quil y a au-del de cette dernire sphre dpasse lesavoir des hommes.

    Le modle de Ptolme va simposerpendant prs de deux millnaires avantdtre attaqu sur deux pointsessentiels : dabord, il semble de moinsen moins sr que la Terre soit au centrede tout, et les quatre cavaliers delApocalypse, Copernic, Galile, Kepler, unpeu plus tard Newton, proposent uneautre hypothse, plus hardie, plussduisante et qui rend mieux compte des

  • mouvements apparents des astres dans leciel ; et puis, beaucoup plustard, dautres esprits audacieux vontfinir par se demander si lunivers estvraiment aussi ternel et aussi immuableque le soutenait Aristote.

  • le rve du Vieux La question pour les hommes est

    moins de savoir si jexiste ou si jenexiste pas et exister est un drle deverbe quand il sapplique ltre : peut-on dire que ltre existe ? Ltreest, cest une affaire entendue ; existe-t-il ? cest une autre histoire que desuivre lide et limage que lesgnrations successives se sontfaites, dans des rgions diffrentes, dece rve vident et tout faitinvraisemblable auquel elles donnent lenom de Dieu. Dans leur tte et dans leurcur, je vais, je viens, je disparais, jereparais. Les premiers hommesmignorent. Mon rgne stablit assez

  • tard. Avec Abraham. AvecAton, brivement, Tell el-Amarna, engypte, au temps dAmnophis IV. AvecMose. Avec Jsus. AvecMahomet. Dans le sillage desBarbares, qui sont tous chrtiens lexception des Huns et quilemportent sur lEmpire romain, jetriomphe pendant des sicles, pendantcette longue priode quils appellent leMoyen ge, puis tout au long des rgnesdes califes de Bagdad, deCharles Quint, de Louis XIV, desBourbons, des Habsbourg, desMdicis, des Romanov, des sultans de laSublime Porte. Je donne des signes defaiblesse sous les Lumires, je clignotesous les Rvolutions en Toscane, en

  • Angleterre, en France, en Russie, enChine et sous la dmocratie. Le grandvent de la science me dessche. Jedpris. Jagonise. Ma mort estproclame par Karl Marx et parNietzsche. Je renais de mes cendresavec Chateaubriand, avecDostoevski, avec Pguy, avecClaudel, avec T.S. Eliot, avec Soljenitsyne, avecdes bergers, des couturires, des reprisde justice un peu partout et le poivrot ducoin.

  • le fil du labyrinthe Centr autour dune Terre

    immobile, lunivers dAristote navait nidbut ni fin. Il tait ternel. Plusieurssicles avant Aristote, vers lpoque deRamss II et de notre vieille guerre deTroie, il y avait pourtant lamorce dunautre modle du monde. Attribue Mose, rdige en hbreu bien avantdtre traduite en grec par les Septanteet en latin par saint Jrme, laGense, premier livre de la Torah desjuifs, souvre sur des motsfameux, appels un grand avenir :

    Au commencement, Dieu cra le ciel

    et la terre.

  • La terre tait informe et vide ; lestnbres rgnaient sur labme, etlesprit de Dieu planait sur les eaux.

    Dieu dit : Que la lumire soit ! Et lalumire fut. Dieu vit que la lumiretait bonne ; et Dieu spara la lumiredavec les tnbres. Dieu appela lalumire jour, et il appela les tnbresnuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut unmatin : ce fut le premier jour.

    Plusieurs choses considrables et

    nouvelles apparaissent dans ces lignesfondatrices de plusieurs religions et plusclbres que tous les ouvrages parusavant ou aprs elles : un premier jour, uncommencement du monde, un Dieucrateur de lunivers et dabord de la

  • lumire qui prcde tout le reste.La Torah constitue le dbut et le

    sommet de lAncien Testament, ofigurent aussi les Prophtes, les Livreshistoriques, le Livre de Job, lesPsaumes, les Proverbes, lEcclsiaste etle Cantique des cantiques. Un peu plusou un peu moins dun millnaire plustard, suivi du NouveauTestament, compos des quatrevangiles, dun certain nombredptres, pour la plupart de saintPaul, et de lApocalypse de saintJean, lAncien Testament fait partie dela Bible des chrtiens qui allait nourrirla pense et luvre dune fouleinnombrable de croyants et notammentde deux des plus illustres parmi les

  • Pres de lglise et les thologienschrtiens : saint Augustin et saintThomas dAquin.

    Converti trente-trois ans, aprs unevie dissolue et plusieurs annes dtudesen philosophie, auteurdes Confessions, un des plus beauxtextes de toute la littraturephilosophique, et de La Cit deDieu, ouvrage historique et politiquerdig au lendemain du sac de Rome parAlaric, roi dailleurs chrtien desWisigoths, Augustin est un grand lecteurde Platon, de Plotin, de Cicron. Huitsicles plus tard, lambition de ThomasdAquin est de raliser une synthseentre lunivers ternel du systmedAristote qui avait presque disparu

  • dEurope pendant le Moyen ge avantdy tre ramen, en traduction, aprs undtour par lAfrique du Nord etlEspagne grce surtout des penseursjuifs et arabes et la conception judo-chrtienne dun monde cr par Dieu.

    Augustin et Thomas partagent unemme croyance : ils ont lun et lautrecette vision intrieure de lunivers laquelle des sicles de traditionchrtienne reprise, en des termesdiffrents, partir du VIIe sicle, parlislam de Mahomet ont donn le nomde foi.

    Pour Augustin, comme pour la plupartdes autres penseurs chrtiens, se pose laquestion des rapports entre la foi et laraison. Hritire du logos grec, la raison

  • a ses critres propres et ses exigencesimprieuses. Elle ne se laisse pasintimider, elle ne tolre pasdinterruption, elle ne connat pas delimites ses interrogations. La foi, deson ct, se rfre une Rvlation quiest, pour le croyant, plus proche de lavrit que tout ce que la raison peut luifaire connatre, car la source de laRvlation nest autre que Dieu lui-mme ce mme Dieu qui nous a donnla raison. Et ce Dieu, dont tout dpend etqui sait tout davance, est le premierobjet que la foi aide par la raison ou laraison aide par la foi sefforcent decomprendre.

    Entr dans lordre des dominicainsque saint Dominique venait de fonder et

  • reconnu par lglise catholique commele Docteur anglique , saint ThomasdAquin, la diffrence de saintAugustin dont les Confessions sont plusproches de la dmarche fluide dunPlaton que de la rigueuraristotlicienne, emprunte Aristotelaspiration un savoirsystmatique mais en y introduisantnon seulement un Dieu crateur delunivers, mais toute une hirarchie desanges, formes pures intermdiaires entrela matire et ltre suprme qui estDieu. Chargs notamment dassurer larotation des sphres cristallinesdAristote et de Ptolme et de veiller la bonne marche de la machinecleste, les anges sont les mcaniciens

  • du ciel.Saint Thomas et saint Augustin ne

    sopposent pas seulement sur le choixdun schma systmatique ousouple. Mais aussi par leurtemprament, par leur maniredtre, par leur faon de penser etdcrire et sur leur conception de la viepublique et de ltat. Chantre de labeaut et de la bont de la cration, saintAugustin souligne lincapacit delhomme faire son salut par lui-mme. Il est du ct de la grce.

    Saint Thomas est du ct delordre. Il remonte tout le long de lachane des tres connus jusquaux angeset jusqu Dieu. Pour saint Augustin, quiassiste lcroulement de lEmpire

  • romain et ce coup de tonnerre quest lachute de la Ville ternelle, ltat est uneconsquence du pch originel. Il senmfie. Pour saint Thomas, toujourssoucieux dunification sans exclusion nirupture, lglise et ltat vont ensemblecomme la grce et la raison. PourAugustin, la Cit de Dieu o rgne lagrce est coupe de la Cit des hommesabandonne aux intrigues et au mal, cequil y a de pire dans la raison. PourThomas, au contraire, il y a continuitentre le ciel et la terre. Le sens dutragique, de la dchirure, de la coupurelui est tranger. Il resserre entre lgliseet ltat les liens rompus par Augustin.

    Philosophe de la grce et de laprdestination, saint Augustin, au

  • loin, mnera aux jansnistes, Port-Royal, Pascal. Partisan des anges et dela rsurrection des corps, mais attach lexprience et toutes les continuitshirarchiques des choses de cemonde, saint Thomas marquera de sonempreinte et faonnera plus quepersonne la doctrine de lglisecatholique.

  • le rve du Vieux Est-ce que jexiste ? Dans la tte et le

    cur dune foule innombrable, oui, sansle moindre doute. Jamais rve de gloireou damour na occup les esprits avectant de force et de constance que la foliede Dieu. Sous les noms les plusdivers, sous les formes les plusinvraisemblables, il y a quelque chosequi court de gnration engnration : cest moi. Que feraient leshommes sils ne me cherchaient pas ? Ilsme cherchent et ils ne me trouventpas. Sils me trouvaient, ils nepenseraient plus moi. Parce quils mecherchent sans me trouver, parce quilsme nient, parce quils mesprent, la

  • seule pense de Dieu ne cesse jamais deles occuper tout entiers. Je suis un Dieucach. Dieu vit jamais parce que leshommes doutent de lui.

  • le fil du labyrinthe Athos, Porthos, Aramis, les trois

    mousquetaires dAlexandreDumas, taient quatre. Les troismousquetaires du monde nouveau sontun chanoine polonais, un astronomeallemand, un mathmaticienitalien : Copernic, Kepler, Galile. Quelquesmois aprs la mort du dernier des troisnat le quatrime, et le plus grand detous, le dArtagnan de lacosmologie, Newton, un Anglais. euxquatre, ils bouleversent luniversdAristote et de saint Thomas dAquin.

    Les artisans de ce renversementsont, bien sr, plus de quatre. UnNicolas de Cues, cardinal allemand

  • d u XVe sicle, un TychoBrahe, astronome danois quipensait avant de mourir Prague dunclatement de la vessie pour navoir pasos se retirer temps dun banquetinterminable auquel assistait lempereurromain germanique que les plantestournaient autour dun Soleil qui tournaitlui-mme autour de la Terre, unGiordano Bruno, moine italien desaint Benot, qui imaginait un nombreinfini de mondes habits par un nombreinfini de cratures, brl vif Romepour hrsie, jouent, parmi beaucoupdautres, des rles importants dans legrand complot qui, aux yeux delglise, semble dirig contre lordreternel voulu et tabli par la divine

  • Providence. Parmi tous cesacteurs, heureux ou malheureux, de larecherche de la vrit et du grandbouleversement, lhistoire des hommesretient surtout les noms de Copernic etde sa rvolution, de Kepler et de sesellipses, de Galile et de sonprocs et, aprs eux, mais dabord etavant tout, le nom de sir Isaac Newton etde sa mcanique cleste.

    Que propose Copernic ? Il proposede remplacer le modle traditionneldAristote et de Ptolme, centr sur laTerre, par un modle plus simple, centrsur le Soleil. Cest une rvolutioncomparable en importance ladcouverte du feu par les hommes de laprhistoire ou linvention de

  • lcriture. Lhomme, mesure de touteschoses pour les Grecs, est dchu de sontrne au centre de lunivers. Il estemport dans un tourbillon o il nestplus quun dtail parmi dautres. PourCopernic, le Soleil est immobile aumilieu de lunivers et les plantes dontla ntre dcrivent autour de lui desorbites circulaires.

    Expos non seulement, parprudence, sous le couvert delanonymat, mais de faon purementthorique et comme une simplehypothse qui ne risquait pas dedclencher les foudres de lglisecatholique, ce modle radicalementnouveau est repris et corrig par Keplerqui avait tudi la thologie

  • Tbingen avant de se consacrer auxmathmatiques et lastronomie. Keplerdcouvre que les orbites des plantesprsentent la forme non pas duncercle, mais dune ellipse.

    Inventeur de la physiqueexprimentale, auteur dexpriencesimportantes sur la chute descorps, fondateur des sciences de lanature modernes, Galile confirme etmet en forme limage du mondeprsente comme un modlemathmatique et une hypothse de travailpar le chanoine Copernic. Il devient lechampion de lunivers hliocentrique ettraite de simples desprit les tenantsde lunivers traditionnel o lhommecr limage de Dieu est au centre du

  • monde pens par son crateur. Cest lagoutte deau qui fait dborder levase. Lglise ne peut plus fermer lesyeux. Galile est cit comparatredevant lInquisition romaine, et il estcondamn. Plac en rsidence surveilledans la petite ville dArcetri, prs deFlorence, il y meurt aveugle au terme dequelques annes. Il est douteux quil aitjamais prononc propos de notreplante la formule fameuse Eppur simuove ! Et pourtant, elle tourne !

  • le rve du Vieux Les hommes dcouvrent et ils

    inventent. Quand ils dcouvrent, les unesaprs les autres, les lois caches de lanature et ce quils appellent la vrit, ilsfont de la science. Quand ils se livrent leur imagination et quils inventent cequils appellent de la beaut, ils font delart. La vrit est contraignante commela nature. La beaut est libre commelimagination.

    Copernic dcouvre. Galiledcouvre. Newton dcouvre. Einsteindcouvre. Et chacun deux dtruit lesystme qui le prcde.

    Homre invente. Virgileinvente. Dante invente. Michel-

  • Ange, Titien, Rembrandt, Shakespeare, Racine, Bachet Mozart, Baudelaire, Proustinventent. Et aucun dentre eux ne dtruitles uvres qui le prcdent.

  • le fil du labyrinthe Le progrs technique joue un rle

    dcisif dans la construction du nouveaumodle de lunivers. Galile est lepremier braquer vers le ciel un petittlescope inspir dun nouvel instrumenthollandais et dot dune lentilledenviron trois centimtres dediamtre, capable de grossir trente-deuxfois et de faire passer le nombre destoiles visibles dans la Voie lacte dequelques milliers quelques millions. Ilannonce, de loin, le grand tlescope enforme de parabole perch, vers le milieudu XXe sicle, sur le mont Palomar et lestlescopes gants de quinze mtres dediamtre qui, un peu partout, se profilent

  • lhorizon et qui permettent dedistinguer des objets clestes desmillions de fois moins lumineux queltoile la plus faible visible lil nu.

    Au cur de ce progrs technique, lalumire de Dieu telle que la chante laGense. Aprs tant defforts dployspour capturer la lumire se pose leproblme de la retenir prisonnire. Ilsagit denregistrer limage aperuedans le ciel pour la conserver etltudier. La dcouverte de laphotographie la fin du premier quartdu XIXe sicle par le Franais NicphoreNipce ouvre des perspectivesnouvelles et permet de fixer sur uneplaque de verre ou sur du papier limagede milliers dtoiles.

  • Lessor de laviation et la conqutede lespace font franchir une nouvelletape dans la matrise de lalumire : plac en orbite il y a peineune vingtaine dannes, le tlescopespatial Hubble met notre porte, avecdix fois plus de dtails, des astrescinquante fois moins lumineux que ceuxque nous prsentaient les plus grandstlescopes au sol.

    La vitesse de la lumire est trsgrande et mme plus grande quetout : trois cent mille kilomtres laseconde. Mais sa propagation nest pasinstantane : la lumire met huit minutespour nous parvenir du Soleil qui est cent cinquante millions de kilomtres dela Terre, elle nous fait voir des toiles

  • mortes depuis longtemps, elle nouspermet dapercevoir des objets clestesqui remontent aux dbuts delunivers. Voir loin dans lespace grceaux tlescopes daujourdhui, cest voirloin dans le temps.

  • le rve du Vieux Ce quil y a dintressant dans le

    roman du monde, cest quil faut dutemps pour que lnigme se rsolve. Ladcouverte du pass est rserve lavenir. Les hommes, par lapense, font en sens inverse le cheminsuivi par lhistoire. Plus le mondevieillit, plus il en apprend sur sajeunesse. Les hommes, leurs dbuts, nesavaient rien sur lorigine deschoses. Ils en savent de plus en plusgrce au temps qui se droule. Le passsclaire mesure quil sloigne. Cenest qu lextrme fin du monde quunepartie au moins des secrets de ses dbutsobscurs pourront tre rvls.

  • le fil du labyrinthe Trois cents ans aprs la grande

    peste noire venue dOrient qui avaitfrapp lEurope et lAsie et tu prs decent millions de personnes au milieudu XIVe sicle, le flau ravageait encorebeaucoup de villes et surtout beaucoupde ports. Venise o la peste avaitemport en quelques semaines dt de1576 plus du quart de lapopulation, dont le vieuxTitien, enseveli aux Frari entreson Assomption et sa MadonePesaro , Baldassare Longhena, pourremercier la Vierge de la fin delpidmie en 1630, avait lev derrirela Douane de mer lglise de la

  • Salute. Marseille sera atteinte plustard, en 1720.

    En 1666, pour chapper la maladiequi svit Londres bientt enproie, comble dinfortune, un incendiegigantesque qui ravagera les quatrecinquimes de la Cit et dans laplupart des villes, un jeune Anglais dunom dIsaac Newton, qui vientdachever des tudes brillantes luniversit de Cambridge, se rfugiechez sa mre, la campagne. vingt-trois ans, dans cette maison duLincolnshire, il bouleverse le systmede lunivers dAristote, de Ptolme etde saint Thomas dAquin, dj branlpar les dcouvertes de Copernic et deGalile. En quelques mois, lcart de

  • tout et de tous, alors que la pestepoursuit ses malfices autour de lui, ilinvente le calcul diffrentiel etinfinitsimal, fait des dcouvertesfondamentales sur la nature de lalumire et dcouvre le principe de lagravitation universelle.

    Comme Hraclite et Parmnide qui seregardent en chiens de faence, commeAristote encadr par Platon et parPtolme, comme Galile qui prend lasuite de Copernic et de Kepler, Newtonest loin dtre seul. peu prs lamme poque, un philosophe allemanddu nom de Leibniz, adversaire et ami dujuif portugais Spinoza qui vit Amsterdam, travaille lui aussi sur lecalcul infinitsimal. Et un mathmaticien

  • et astronome hollandais appel Huygenspoursuit, lui aussi, avec des ides trsdiffrentes, des recherches pleinesdavenir sur la nature de lalumire. Huygens est persuad que lalumire est faite dondes ; Newton croitquelle est compose de corpuscules. Ilfaudra attendre Niels Bohr, Louis deBroglie et la mcanique ondulatoirepour tablir, au XXe sicle, que lalumire est compose de particules quiondulent.

    Ce qui fait limportance et la gloirede Newton aux yeux de sescontemporains et de sessuccesseurs, cest quil propose une loiuniverselle qui remplace tous lessystmes du monde antrieurs et donne

  • un visage radicalement nouveau cetunivers o sont jets des hommesqui, par un miracle toujoursinexpliqu, sont capables de lecomprendre, de percer ses secrets etpresque de le recrer.

  • le rve du Vieux Il ny a jamais eu quun roman : cest

    le roman de lunivers. Et il y a un seulromancier : cest moi. Les autres, ceuxqui crivent des livres, qui obtiennentdes distinctions et qui ramassent deslecteurs, qui deviennent clbres et dontles noms flottent sur les lvres deshommes, se contentent de combinerautrement, en se servant du langage queje leur ai donn, des fragments de macration. On peut dire la mme chose deceux qui peignent et qui sculptent, quifont des films et du thtre, de lamusique, des opras : ils se servent desyeux, des mains, des oreilles que je leurai donns pour rassembler des

  • spectateurs, des auditeurs et desadmirateurs prts les acclamer.

    Il y a lamour, lesavoir, lintelligence, lacuriosit, lambition et tous leurssuccdans : la rivalit, lahaine, lenvie, la jalousie, la fureur, labtise, la folie. Il y a la guerre, lechagrin, le malheur, la rvolte.

    Vous mettez tout cela ensemble, voussecouez le puzzle, vous en faites tomberdes morceaux, vous peignez desVierges, des courtisanes et despommes, vous sculptez des saints et deshros, vous levez des pyramides, destemples, des cathdrales, des changeurset des ponts suspendus, vous crivez desromans, des tragdies, des farces, des

  • Mmoires, des symphonies, dessystmes de lunivers, des manuels dupcheur ou du parfait bricoleur et desthogonies. Vous aimez, voussouffrez, vous vous souvenez, vous vousmassacrez, vous dcouvrez descieux : cest le roman du monde.

  • le fil du labyrinthe Pour dire les choses en une

    phrase, Newton dcouvre la loi de lachute des corps et lapplique au modlede lunivers tabli par Copernic et parGalile.

    Lorigine de cette dcouverte est uneimage dpinal aussi clbre que leslgendes dAdam et ve dans le Paradisterrestre la veille de leurchute, ddipe aveugle guid par safille Antigone, de Balzac en robe dechambre entour de Vautrin et de Luciende Rubempr devant sa tasse de caf, deProust clou par lasthme dans son lit dedouleur parmi le flot de paperolles do

  • sortira la Recherche. Au fond de lacampagne anglaise, haiesbasses, pelouses trs vertes, arbresfruitiers, ciel bleu ple parsem denuages, Isaac est assis dans lherbe lombre dun pommier. quoi pense-t-il ? rien peut-tre. Dieu. sestudes. Au mystre du monde et deltre. Une pomme tombe de larbre sursa tte ou ses pieds. Une idefoudroyante lui traverse lesprit : lapomme tombe du pommier parce quelleest attire par la Terre.

    Cette ide si simple plus simple quecelle dArchimde jaillissant de sonbain pour aller crier : Eurka ! Jaitrouv ! dans les rues deSyracuse, aussi simple que celle de

  • Christophe Colomb dcidant, puisque laTerre est ronde, de partir la rencontredes Indes par louest au lieu daller leschercher par lest comme tous lesautres va transformer le monde.

    Dcouverte par Newton dans lacampagne anglaise au temps de la pestede Londres, la loi de la gravitationuniverselle stipule que tout corps estattir par tout autre corps selon uneforce dautant plus grande que les corpssont plus massifs et plus proches. Lecoup de gnie de Newton est de faire lelien entre la chute de la pomme dans lejardin de sa mre et les mouvements dela Terre autour du Soleil et de la Luneautour de la Terre. La pomme, laLune, la Terre et tous les astres dans le

  • ciel obissent une seule et mmeloi : lattraction universelle.

    Les anciens modles sont mis enpices. Il ny a plus de distinction entrele ciel et la Terre. Il ny a plus desphres de cristal, il ny a plus dangespour les mettre en mouvement. Il y a uneloi unique pour un monde o tout esttoujours en mouvement et o tout est li.

    Newton ne se contente pasdexpliquer comment les corps semeuvent, il dveloppe aussi lesmathmatiques complexes ncessaires lanalyse de ces mouvements. Une foislanc, un corps sur lequel ne sexerceaucune force continue se dplacer enligne droite la mme vitesse. Mais toutcorps attirant tout autre corps selon une

  • force proportionnelle la masse desdeux corps et leur distance entreeux, la Lune, au lieu de poursuivre sonchemin tout droit, tourne autour de laTerre et la Terre, au lieu decontinuer, elle aussi, tout droit, tourneautour du Soleil.

    Si la Lune ne tombe pas comme lapomme sur la Terre, cest que sonmouvement naturel constitue une forcequi soppose la force de gravit. Cetteforce dite centrifuge qui repousse laLune de la Terre est exactement gale etoppose la force de gravit. Si la forcedattraction gravitationnelle lemportaitsur la force centrifuge, la Lune tomberaitsur la Terre comme la pomme. Si laforce centrifuge ne du mouvement de la

  • Lune lemportait au contraire sur laforce de gravitation, la Lune chapperait lattraction de la Terre et irait seperdre dans lespace infini. Mais lesdeux forces squilibrent etsannulent. La Lune sobstine tournerautour de la Terre comme la Terresobstine tourner autour du Soleil. Etles lois de Newton prdisent avecexactitude les mouvements rguliers dela Terre, de la Lune et des autresplantes.

    Trois quarts de sicle aprs la mortde Newton, Pierre Simon deLaplace, mathmaticien et astronomefranais, fils de cultivateur, protg dedAlembert, examinateur du jeuneBonaparte lcole royale

  • militaire, professeur lcole normaleet lcole polytechnique, spcialistedu calcul des probabilits, ministre delIntrieur le temps dun clair aulendemain du 18 Brumaire, comtedEmpire et marquis sous laRestauration, prsente Napolonsa Mcanique cleste, inspire destravaux de Newton et de sessuccesseurs. LEmpereur lui faitremarquer que Dieu napparat nulle partdans son systme du monde.

    Sire, lui rpond Laplace, Dieu estune hypothse dont jai cru pouvoir mepasser.

  • le rve du Vieux La rvolution copernicienne, la loi de

    la gravitation universelle, les opinionsdu marquis de Laplace ne me font nichaud ni froid. Je ne cesse jamaisdadmirer les hommes et leurs effortspour me comprendre et pour comprendremon univers. Mais je ne cesse pas nonplus de mamuser des labyrinthes o ilsse dbattent, o ils prtendentmenfermer et o ils essaient de meperdre.

    Ce qui mtonne le plus, cest de voirmon nom ml ces rvolutionscosmologiques et ces systmessuccessifs. Ce nest pas mon systme quiscroule avec Newton. Ce qui

  • scroule, cest un systme des hommesremplac par un autre systme deshommes. Sil y a quelque chose quidisparat dans ce bouleversement, cenest pas limage de Dieu, cest unecertaine ide que les hommes seforgeaient de lunivers qui les entoure etdont ils font partie. Moi, je ne bougepas. Pendant les travaux, mes affairescontinuent.

    Les sphres de cristal taientabsurdes. Les anges taient inutiles. Jeny tais pour rien. Ctaient les hommesqui les avaient invents. Voil quavecla gravitation universelle ils invententautre chose qui rend mieux compte desapparences, mais qui ne rpond pasmieux la question de savoir pourquoi

  • les choses sont comme elles sont dans leciel et sur la Terre. La ralit esttoujours l. Et elle nest rien dautre quemon rve toujours inexpliqu.

    Un jeune Anglais de gnie dcouvreque les astres dans le ciel tournent lesuns autour des autres avec une prcisiontelle quils vitent la fois de sloignerles uns des autres en une foliedissipative et de tomber les uns sur lesautres en un magma indicible. Quest-cequi les fait tourner ? Les hommesproclament, et ils ont raison, que cest laloi de lattraction universelle et de lagravitation. La loi ne fait quexprimerma puissance avec beaucoup plus derigueur que toutes les sphres de cristalet tous les anges runis.

  • le fil du labyrinthe Chass par Copernic de sa place au

    centre du monde, jet par Newton dansun univers mcanique, lhomme restaitune crature cre par Dieu sonimage. Ses anctres ne remontaient pastrs loin et il gardait dans son cur lesouvenir enchant de la vie idyllique etpleine de noblesse quils avaientmene, avant la faute, dans le dcor derve du Paradis terrestre. Lillusionnallait pas durer longtemps. Unepreuve plus cruelle que toute lacascade des modles successifs delunivers lattendait vers le milieu dusecond Empire, au temps deMorny, dOffenbach, de la reine

  • Victoria, de la Carmen de Mrime. UnAnglais, grand chasseur de bcasses etcollectionneur de papillons, publie unouvrage explosif : De lorigine desespces.

    Charles Darwin ntait pas le premier soccuper de la classification des tresvivants. Lanctre est un naturalistesudois du XVIIIe sicle, Carl vonLinn. Pour Linn contrairement Diderot qui, peu prs la mmepoque, crit avec gnie : Tous lestres circulent les uns dans lesautres. Tout est en un fluxperptuel. Tout animal est plus ou moinshomme, tout minral est plus ou moinsplante, toute plante est plus ou moinsanimal. Il ny a quun seul

  • individu, cest le tout. Natre, vivre etpasser, cest changer de forme , lesespces, cres par Dieu, sont fixes etobissent une loi ternelle dereproduction et de multiplication . Leschiens font des chiens, les chats font deschats.

    Fondateur de la palontologie, leFranais Georges Cuvier entreprend desrecherches sur les fossiles. Constatantleur diversit, il voit dans ces vestigesdes preuves de lexistence despcespasses et disparues mais non delvolution. Il reste fixiste. Les deuxpremiers naturalistes partisans dunevolution des espces et dutransformisme sont Geoffroy Saint-Hilaire et Jean-Baptiste Lamarck.

  • Reprenant une ide de Goethe quiimaginait quon pourrait dduire toutesles formes vgtales dune seule et quetoutes les plantes provenaient devariations sur le thme dun archtypeprimordial, Geoffroy Saint-Hilaire qui Balzac ddie Le PreGoriot comme un tmoignagedadmiration de ses travaux et de songnie soutient que, dun point de vuethorique, il ny a quun seulanimal . Tout animal habite soit lintrieur soit lextrieur de sonsquelette : les insectes ont leursquelette leur carapace lextrieurde leur corps ; les vertbrs unmammifre, un oiseau, un reptile, unpoisson ont leur squelette

  • lintrieur de leur corps. Lacration, pour lui, rsulte de la mise enjeu par le Crateur de quelques loissimples.

    Jean-Baptiste Lamarck, de sonct, dfend lide dune complexitcroissante des tres vivants, il croit leur diversification en fonction du milieuo ils voluent et lhrdit descaractres acquis. Sa description de lagirafe est clbre : On sait que cetanimal, le plus grand desmammifres, habite lintrieur delAfrique et quil vit dans des lieux ola terre, presque toujours aride et sansherbage, loblige de brouter le feuillagedes arbres. Il rsulte de cette habitudeque son col sest tellement allong que

  • la girafe atteint six mtres dehauteur. Lamarck ne croyait pas uneorigine commune lensemble des tresvivants. Pour lui, les transformationssuccessives et hrditaires sedroulaient en parallle chaque espcese transformant et se diversifiantprogressivement, partir doriginesdistinctes. Sa Philosophiezoologique parat en 1809. La mmeanne nat Charles Darwin dont la gloireclipsera les vues novatrices etprofondes de Lamarck.

  • le rve du Vieux Dieu est hors du temps. Mais il est

    aussi dans le temps parce que leshommes qui le pensent, quiladorent, qui le combattent sontemports dans le temps. Dieu estternel, et il a pourtant une histoire quiest lhistoire des hommes.

    Dans cette histoire de Dieu et deshommes, il y a, entre le milieudu XIXe sicle et le dbut du XXIe, un peuplus de cent cinquante ans qui sont rudespour un Dieu dnonc et traqu par leshommes.

  • le fil du labyrinthe Grand et fort, de sant mdiocre, fils

    tranquille et soumis dun mdecinconsidr et honorablement connu lpoque, bon pre, bon poux, pluttconformiste, cet aptre de la rvolutionla plus dcisive des temps modernespassait, dans sa jeunesse, pour une tteen lair. Vous ne vous souciez que dela chasse, des chiens et desrats, grondait son pre, le mdecin. Vousserez une honte pour votre famille etpour vous-mme ! La tte en lair, quisuit Oxford quelques cours debotanique, se prpare devenir pasteurquand une chance imprvue soffre elle : on lui propose de partir, au titre

  • dhomme de compagnie du capitaineRobert Fitz-Roy, g de vingt-six ans etau caractre difficile, pour un trs longvoyage dtude. Il accepte. Il embarquesur le Beagle qui, le 27 dcembre 1831, aprs avoir t plusieurs fois rejetvers les rivages par de lourdes rafalesde vent du sud-ouest , lve lancre Plymouth pour un tour du monde de cinqans. Le 2 octobre 1836, le Beagle est deretour Falmouth.

    Tout au long de cette navigation decinq ans, au Brsil, en Argentine, auxles Falkland, la Terre de Feu, auChili, aux les Galapagos do il ramnetoute une srie de pinsons, en Australieaux les Cocos, lle Maurice, enAfrique du Sud, il recueille des

  • informations, il accumule desobservations, il amasse desdcouvertes et il contracte une fivrequi ne le quittera plus jamais. Un quartde sicle plus tard, aprsavoir lu Malthus, qui soutient que leshommes sont trop nombreux sur la Terreparce que la population crot selon uneprogressiongomtrique 1, 2, 4, 8, 16, 32 alorsque les moyens de subsistanceaugmentent selon une progressionarithmtique 1, 2, 3, 4, 5, 6 , etpous sa cousine Emma qui lui donneradix enfants, il publie Londres, le24 novembre 1859, De lorigine desespces qui connat un succsinou : tire mille deux cent cinquante

  • exemplaires, la premire dition estpuise dans la journe. Le succs prendaussitt lallure dun scandale sansprcdent. Vingt-trois ans plus tard, latte en lair sera enterre, aux ctsdIsaac Newton, labbaye deWestminster.

    Que dit lauteur de cette bombe ? Ilaffirme que toutes les espces vivantesdescendent dun anctre commun etquune slection naturelle, inspire deMalthus, limine les moins adapts. Nonseulement tous les hommes sontfrres, mais tous les tres vivants sontcousins et partagent la mmeorigine, dune effroyablemodestie. Darwin se garde biendvoquer dans son ouvrage la parent

  • entre lhomme et le singe. Mais nul nesy trompe. Le livre de Darwin tissedes liens troits entre lhumanit et lergne animal, entre les singes et leshommes, et il heurte les sentiments duneimmense majorit de lecteurs.

    En juin 1860, sept mois aprs laparution de son livre, un dbathistorique se droule Oxford devantsept cents personnes. Dun ct, lefroce vque dOxford, SamuelWilberforce ; de lautre, un ferventpartisan de lvolution, le physiologisteet embryologiste ThomasHuxley, surnomm le bouledogue deDarwin , grand-pre de deux frresillustres : JulianHuxley, biologiste, professeur de

  • zoologie, premier directeur gnral delUnesco, et Aldous Huxley, romancieret essayiste, auteur, au scepticismecorrosif et paradoxal, influenc sur letard par le bouddhisme et par lInde, detoute une srie de chefs-duvretourdissants, parmilesquels Contrepoint et Le Meilleur desmondes.

    Un dialogue clbre, dj saisi par lalgende, qui la sans douteembelli, sinstaure entre Wilberforce etHuxley. Lvque demande au partisande Darwin si cest par son grand-preou par sa grand-mre quil entenddescendre du singe. Et Thomas Huxleylui rplique quil prfre de loin avoirun singe pour anctre plutt quun

  • vque imbcile qui refuse de regarderla vrit en face.

    Cest que, beaucoup plus que lessystmes de Copernic ou de Newton, letransformisme et la thorie delvolution constituent une rvolutionaux consquences meurtrires pour lareligion et la foi. Lhomme nest pluscr par un Dieu qui le faonne sonimage : il sort dun processus sansvolont extrieure et sans cause, sansaucune finalit et dpourvu du moindresens qui lui serait impos dudehors. Dj chass du centre delunivers, le voil dpouill de sacouronne de fleuron suprme de lacration. Il est limage de ces singesdont il est le cousin plutt qu celle

  • dun Dieu dont il nest plus le fils. SiDarwin a raison, quel stade dunevolution qui stend sur des millionsdannes une me dorigine divineaurait-elle pu tre introduite dans lecorps de ces hommes qui sortentdanimaux qui sortent eux-mmes deplantes qui sortent elles-mmes debactries ? Nous sommes desprimates, des oiseaux, des poissons, desarbres, des algues, des bactries, de lapoussire dtoiles. O pourrait bien seglisser le pch originel ? Si les singeset nous, les chiens et les chats, lestigres, les lphants, les tortues et lesponges, les algues et les bactriesavons tous une source commune, Dieu a-t-il encore un rle dans lvolution de la

  • vie ? Occupe-t-il encore une place dansce monde livr lui-mme ?

    Au moment o lhomme dcouvrelhumilit de ses origines, lorgueillenvahit : la thorie de lvolution arendu Dieu superflu.

  • le rve du Vieux Et lvolution, do sort-elle ? De

    rien, de lair du temps, du hasard, de lancessit ? La ncessit, la loi, lesnombres, lordre des choses, ce ne seraitpas moi ? Le hasard, lasurprise, linattendu, lavenir, ce neserait pas moi ? Et le temps, ce nest pasmoi, peut-tre ? Et le rien, ne serait-cepas moi ? Je suis le tout et le rien. Letout, cest moi. Et le rien aussi. Tout cequi se passe dans leur monde qui estdabord le mien ne provient que demoi. Et quand ils croient quil ny arien, cest encore moi qui suis l.

    Ils me refont le coup de lagravitation. Ils dcouvrent peu peu et

  • mes voies et mes lois parce que je leurpermets de les dcouvrir et ils me lesjettent la figure en poussant les hautscris : Le Vieux nest plus bon rien ! Le Vieux est devenu inutile ! Sijtais un de ces hommes dnoncscomme orgueilleux et arrogants par lechasseur de bcasses converti lataxinomie et qui se rclament des singesdont ils se savent diffrents, je leurlancerais : Poussire dtoiles ! moncul.

  • le fil du labyrinthe Lglise catholique ne met pas

    longtemps ragir. Ds1860, un an aprs la parution delouvrage de Darwin, peu prs lpoque de la controverse entreWilberforce et Huxley, lpiscopatallemand prend officiellement positioncontre les thories de lauteur loccasion dun concile spcial tenu Cologne. Il dclare que lorigine ducorps humain n de lvolution partirdespces animales suprieures est encontradiction avec lcriture sainte etdoit tre rejete comme incompatibleavec la foi catholique. Il faudra attendrele milieu du XXe sicle pour que le

  • Vatican autorise les chercheurscatholiques travailler sur le problmetoujours non rsolu dune volution ducorps de lhomme. En 1996, Jean-Paul II affirme, propos delvolution, que la thorie est plusquune hypothse . Lorigine du genrehumain partir dun couple primitifcesse de constituer un article de foi. Ellereste une croyance largement rpandueau sein de lglise catholique.

    Dans les pays majoritprotestante, et notamment aux tats-Unis, la raction est plus viveencore. Fondamentalistes et vanglistesont du mal accepter que les treshumains ne descendent pas dAdam etdve. En 1924, le Tennessee est le

  • premier tat de lUnion interdirelenseignement de la thorie delvolution. Lanne daprs, unprocs, appel le procs dusinge , est intent avec succs unprofesseur de biologie qui faisaitremonter au rgne animal la g