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BOURGAULT JEAN-FRANÇOIS NADEAU Extrait de la publication

jean-franÇois nadeau BOURGAULT...Jean-François Nadeau a suivi le parcours de cet homme complexe et profondément sensible, marqué au fer rouge des blessures qu’inflige une vie

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  • B O U R G A U LTjean-franÇois nadeau

    Parlez de Pierre Bourgault (1934-2003) et aussitôt les images fusent : l’orateur, le chroniqueur, le polémiste, le militant, l’original, le professeur, le batailleur, l’entêté. Ce personnage toujours haut en couleur incarne puissamment à lui seul toute une partie de l’histoire sociale et politique du Québec du XXe siècle.

    Jean-François Nadeau a suivi le parcours de cet homme complexe et profondément sensible, marqué au fer rouge des blessures qu’inflige une vie menée sans compromis de bout en bout, jusque dans la démesure que favorise la passion. En historien, il a scruté la jeunesse, la formation intellectuelle et les actions politiques de cet être profondément original qui fut d’abord connu d’un large public à titre de président du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). Il a interrogé plus de cent témoins et disséqué nombre de documents d’archive souvent inédits à ce jour. Il a traqué, en un mot, cet homme sur la piste de sa vie.

    Critique, l’auteur ne statufie pas Pierre Bourgault, pas plus qu’il ne l’instrumentalise. Il permet plutôt de mieux le comprendre, jusque dans ses contradictions, au cœur de l’époque tumultueuse qui fut la sienne.

    Historien et politologue, Jean-François Nadeau est directeur des pages culturelles du quotidien Le Devoir.

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  • La collection « Histoire politique » est dirigée par Robert Comeau.

    Photographie de la couverture : Antoine DésiletsInfographie de la couverture : Evangelina Guerra

    © Lux Éditeur, 2007www.luxediteur.com

    Dépôt légal : 3e trimestre 2007Bibliothèque nationale du CanadaBibliothèque nationale du QuébecISBN : 978-2-89596-051-5

    978-2-89596-624-1 (epub)978-2-89596-824-5 (PDF)

    Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du programme de créditd’impôts du gouvernement du Québec et de la SODEC . Nous reconnaissons l’aide financière dugouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industriede l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

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    À Anne Levesque,une abeille venue de Falher.

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    Le passé n’est pas mort.Il n’est même pas passé.

    – William Faulkner

    L’Histoire, ça peut se regarder de près.Et ce n’est jamais devancer son temps

    que de le vivre avant les paresseux et les traînardsqui se complaisent dans des époques révolues,

    qu’ils n’ont le plus souvent jamais vécues,et qu’ils imaginent tellement plus intéressantes que la leur.

    – Pierre Bourgault

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    chapitre 1

    au pays de l’enfance

    De bon matin, j’ai rencontré le trainDe trois grands rois

    Qui partaient en voyage.– Chanson de l’enfance

    En juin 2003, au lendemain de l’annonce de son décès, j’aidû appeler, à titre de journaliste, les occupants actuels de lamaison d’enfance de Pierre Bourgault à Cookshire. Ce sont desvoisins, dans ce village où j’ai grandi moi aussi. Est-ce qu’on savaitpourquoi j’appelais ?

    — Mais c’est l’anniversaire de naissance de ta mère, non ?— Oui, oui. . . Mais Pierre Bourgault, lui, est mort. . .Ces jours-là, la maison d’enfance de Bourgault a été littéra-

    lement assaillie par des caméras de télévision et une meute dejournalistes.

    Du Devoir, où j’avais lancé l’idée de consacrer un cahier spécialà sa mémoire, j’appartenais à la meute de ceux qui poursuivaientsa trace. Je me retrouvais forcé, malgré moi, de rendre une visitetéléphonique à un endroit que je connaissais pourtant par cœurdepuis toujours.

    À l’annonce de sa mort, les journalistes, tous, ont cherché àcerner ce que représentait cet homme dans les lieux mêmes de sonenfance, comme si forcément, dans le pays de sa première vie, onpouvait y mieux mesurer sa taille.

    Mon vieux grand-père, sorte de mémoire politique du village,a ainsi été sollicité pour donner quelques souvenirs en pâture aux

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    médias. Le voilà, en toute première page de La Tribune, qui montredu doigt, sur une grande photo en couleur, la « maison d’enfance »de Bourgault, devenue célèbre par un phénomène spontané d’en-chantement médiatique . La télévision de Radio-Canada y a filmé,ce jour-là, une chambre censée, selon les commentateurs autorisés,avoir été celle du tribun.

    — La chambre de Pierre Bourgault, madame ? Celle-ci oucelle-là ?

    Pour tout dire, la propriétaire actuelle n’en savait trop rien.Mais puisque les médias voulaient absolument savoir, elle leur amontré celle-là plutôt que celle-ci, sachant que quelqu’un dormaitce matin-là dans l’autre . . . D’ailleurs, quelle importance ?

    Pour la plupart des citoyens de Cookshire, Pierre Bourgaultest né pratiquement le jour de sa mort, le juin .

    Mais voilà qui doit tout de suite être dit : la vie de PierreBourgault n’appartient pas à l’univers de sa famille, ni de sonvillage, au contraire de ce que presque tous les médias ont cruspontanément au lendemain de sa mort. C’est aussi simple quecela.

    Sa vie durant, Pierre Bourgault entretient des rapports plutôtdistants avec ses proches. Il s’invente et se vit ailleurs que dans uncocon familial, loin de l’esprit des villageois du pays de sa naissance.Il l’affirme et le répète : « Je n’ai pas vraiment connu mes parentset encore moins la vie de famille . » Bourgault dira aussi : « Àvrai dire, je n’ai pas eu d’enfance : je suis né vieux . » Il parleratoujours en ces termes de son enfance, et même de son adolescence,c’est-à-dire avec une certaine amertume.

    En , sur le plateau de l’émission Avis de recherche, il affirmeencore : « Moi, ce que j’appellerais l’enfance et l’adolescence, jen’ai pas aimé cela beaucoup. Je n’étais pas très bien dans ma peauà cette époque-là . »

    Parmi tous ceux dont une époque est faite, Pierre Bourgaultétait Pierre Bourgault parce qu’il s’est voulu tel. Mais d’où cepersonnage nous vient-il avant qu’il n’entre vraiment dans l’his-toire de sa vie, au début des années , comme militant del’indépendance du Québec ?

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    Personne ne choisit son lieu de naissance. Pierre Bourgaultest né le janvier à East Angus, dans les Cantons-de-l’Est. East Angus est une agglomération industrielle située à envi-ron kilomètres de Sherbrooke, en bordure de la rivière Saint-François. C’est le village voisin de Cookshire.

    East Angus a été construite pour une papetière et autourd’elle. Il suffit de posséder le sens de l’odorat pour savoir quel’on s’y trouve : il y flotte, à cause de son industrie de pâtes etpapiers, une désagréable odeur de sulfate qui s’accroche à toutcomme une damnée. Depuis des décennies, cette odeur enveloppevraiment tout à quelques kilomètres à la ronde. Chaque jour, degros camions, porteurs d’une poudre blanche malodorante, roulentquelques kilomètres en amont de la rivière pour y ériger unemontagne avec les résidus du procédé de fabrication. Quiconquearrive d’East Angus trahit sa provenance par la seule odeur quiimprègne ses vêtements.

    Pierre Bourgault est le troisième d’une famille de cinq enfants,il a trois sœurs et un frère. Il est le fils d’Albert Bourgault et d’AliceBeaudoin. Le couple, très catholique, est uni devant Dieu depuisle juin .

    À East Angus, près du terrain de golf, il y a aujourd’hui larue Bourgault, en hommage à cette famille qui était, à l’époque,une des rares à y habiter. La maison familiale, au coin de la rue,comporte une galerie imposante. De l’autre côté, se trouve unimmeuble à logements. Tante Françoise, épouse d’Henri Beaudoin,le frère d’Alice, y habite à l’étage. Elle voit souvent les enfantsBourgault.

    La rue Bourgault, donc, en mémoire de cette famille. Signedéjà d’une distinction familiale ? Non. Une rue baptisée de sonpatronyme, dans ces villes-là, cela ne tient le plus souvent à rien devraiment extraordinaire. Dans ces agglomérations-champignons,encore aujourd’hui, un promoteur peut bien donner le nom detous ses enfants aux rues d’un secteur entier sans que personnene trouve rien à redire. Ainsi, même porteuses d’une histoire, cesvilles s’affichent souvent au quotidien comme si elles n’en avaientpas. La mémoire s’accroche surtout à l’instant et à la proximité.

    Le paternel, Albert Bourgault, connaît des difficultés lors de lagrande crise économique des années . Lui qui avait travaillé

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    à Sherbrooke comme greffier à la cour , il perd alors son emploid’administrateur chez la Brompton Pulp.

    En , il se retrouve régisseur – « régistrateur », comme ondit alors – au bureau du comté à Cookshire. Il officialise les actesjuridiques : contrats de mariage, testaments, actes de vente, etc.En , à l’âge de ans, il occupe toujours les mêmes fonctionsdans l’édifice du comté, situé tout au bout du parc des Braves deCookshire, à côté des deux cénotaphes en langue anglaise consacrésaux grandes guerres du xxe siècle .

    Albert Bourgault semble avoir été quelque peu tenté par la poli-tique à l’époque de la toute splendeur d’Henri Bourassa, fondateurdu Devoir. C’est du moins ce que laisse entendre son célèbre fils,qui sera, avec Bourassa, un des plus grands orateurs de l’histoirede son pays. Mais cet intérêt de son père pour la figure d’HenriBourassa suffit-il à expliquer l’attirance future de Pierre Bourgaultpour la vie politique ? Certainement pas. Pierre Bourgault l’affirmed’ailleurs lui-même et le répète souvent : « Ceux qui disent que jeme voyais premier ministre dans mon enfance sont dans l’erreur laplus totale. »

    Aux yeux du père, la politique ne constitue pas un sujet dediscussion. En entrevue en , le fonctionnaire Albert Bourgaultl’assure avec énergie : « Je n’ai jamais discuté politique, jamais,jamais, jamais . » Il faut dire que sa situation, tant comme fonction-naire que comme membre d’une communauté aux fortes racinesanglaises, rend pour le moins difficile son rapport avec la politique,en général, et avec les positions indépendantistes de son fils, enparticulier.

    Albert Bourgault travaille à Cookshire, mais il continue untemps d’habiter avec sa famille à East Angus. La famille de safemme y est bien enracinée et celle-ci ne souhaite pas du toutquitter cette vie communautaire.

    L’été, les quelques kilomètres de route de terre battue quirelient East Angus à Cookshire se parcourent plutôt bien. Deuxtrajets sont possibles, sur l’une ou l’autre rive de la rivière Eaton,un cours d’eau poissonneux où les Abénakis, qui l’appelaientQuawlawwequake, pêchaient le saumon en abondance. Que l’onemprunte l’un ou l’autre des deux trajets, on arrive forcément au

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    pied des vallons du chemin du Bassin. On passe alors devant ousur le pont couvert John-Cook – du nom du capitaine Cook, lefondateur du village – un pont de type Town qui compte parmiles plus vieux de la région.

    En hiver, ces deux routes s’avèrent beaucoup plus difficiles,voire impossibles à pratiquer. Et au printemps, lors du dégel,les « ventres de bœuf », ces sols imprévisibles, menacent d’enliserdangereusement n’importe quel véhicule. En somme, la distancea beau être relativement courte, il n’est pas toujours facile de sedéplacer entre East Angus et Cookshire.

    En ce début des années , la crise frappe durement. En ,le taux de chômage atteint , %. Un sommet. Il n’existe alorsaucune mesure globale de sécurité sociale. Reste à prier et, pourles plus démunis, à faire la queue aux soupes populaires ou à secontenter de manger des navets tout l’hiver. Mary Travers, aliasla Bolduc, exprime alors par ses chansons la misère et la douleurde tout un peuple. La politique d’« achat chez nous » proposéepar les nationalistes n’a pas l’effet escompté pour remédier à lasituation. Ceux qui travaillent encore acceptent souvent de le fairedans des conditions moins bonnes qu’auparavant. Aucune mesurene réussit vraiment à améliorer la situation. Et les autorités enviennent à craindre que les attroupements de chômeurs ne soientpropices à l’éclosion d’œufs révolutionnaires, comme en Abitibi oùdes grévistes, menés par Jeanne Corbin, réclament du changementdans leurs conditions de vie, au nom de Karl Marx. Pour éloignertous ces dangers du bon peuple, l’Église catholique multiplie sesmanifestations populaires : marches, célébrations, processions, etc.Pendant que l’on prie, on reste uni. . .

    Albert Bourgault vient d’une famille de fermiers de Saint-Jude,près de Saint-Hyacinthe. On doit parler à son sujet d’un petitfonctionnaire catholique qui s’est extrait de son milieu pour neplus en souffrir les problèmes d’argent, sans toutefois parvenir àêtre riche, loin de là. La crise frappe tout le monde.

    Le père ne se permet pas de dépenses futiles. L’été venu,il va à l’occasion s’installer dans un camp pour pêcher. Quepeut-il souhaiter de plus luxueux pour lui-même que la naturegénéreuse qui l’entoure ? Rien. Son appétit des frivolités de laconsommation est à peu près inexistant.

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    Une partie de la famille d’Albert Bourgault continue de vivreà la campagne. « À Saint-Jude, le frère et la sœur de mon pèren’étaient pas riches du tout, se souvient Monique Bourgault, sœurcadette de Pierre. Nous n’étions pas fortunés non plus, mais nousétions tout de même plus à notre aise qu’eux . »

    De son père, Pierre conserve le souvenir d’un homme droit :« C’était un homme de principes. Il était à la fois bon, très effacé, etavait une très grande pureté d’intention. C’est assurément l’hommele plus honnête et le plus juste que j’ai connu. Il a souvent étéexploité . »

    Certains événements liés à l’enfance sont-ils plus décisifs queleurs protagonistes pourraient le croire ?

    Le mai , le roi George VI et la reine Elizabeth entamentleur visite du Dominion du Canada. C’est la première foisqu’un monarque entreprend une grande visite du pays depuissa conquête par les armées anglaises. Leur bateau, l’Empress ofAustralia, débarque le couple royal à l’Anse-au-Foulon, là mêmeoù le général Wolfe avait posé le pied pour conquérir la ville deQuébec en septembre . Le couple est accueilli par des membresde la police montée fièrement au garde-à-vous, de même que parWilliam Lyon Mackenzie King, le premier ministre du Canada, etErnest Lapointe, ministre de la Justice et lieutenant principal duParti libéral au Québec.

    Après une tournée triomphale de Québec, le couple royalmonte à bord d’un train spécial et amorce un périple qui va leconduire d’un bout à l’autre du pays.

    Dans les campagnes, tout comme à Québec et à Montréal,d’énormes foules acclament le couple royal. À Montréal, lescitoyens se massent dans les rues, puis au stade Molson et austade de Lorimier afin d’acclamer le roi et la reine. Les drapeauxbritanniques claquent au vent partout. Le colonialisme flotte surce monde-là, sans conteste.

    Lorsque le train traverse les Cantons-de-l’Est, tout le villaged’East Angus sort pour voir passer le convoi royal. Mon grand-pèreest là, lui aussi : « Il y avait beaucoup de drapeaux britanniques. Letrain a passé très doucement, mais sans s’arrêter. Le roi et la reineétaient à la queue du train, sur une sorte de plate-forme, saluant lafoule. Et ça criait, ça criait . »

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    À East Angus, en mai , un petit Union Jack à la mainafin de célébrer le passage du couple royal britannique.

    À cinq ans, le petit Pierre Bourgault est lui aussi porté parl’enthousiasme royaliste. Une photo le montre en train d’agiterà cette occasion, avec un léger sourire, un drapeau britannique,l’Union Jack. « Mon père et ma mère, et les enfants, on s’est amenéà la gare pour voir la reine et le roi, racontera-t-il. J’avais mon petitUnion Jack à la main . »

    Des années plus tard, au sujet de cette photo, Bourgaultexplique, à l’émission Le Sel de la semaine animée par FernandSeguin, qu’à ce moment il agit comme tout le monde dans sonvillage. « Je me souviens qu’on avait un grand mât sur le parterre.Et on avait un immense Union Jack. Alors, j’allais monter l’UnionJack. . . [. . .] On m’avait mis un petit Union Jack dans la mainpour aller voir la reine. J’étais très fier d’aller voir la reine. À cette

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    époque-là, j’étais tout simplement un enfant qui ne savait pas cequ’il faisait . »

    Pierre Bourgault jugera toujours stupide de croire que sarévolte politique est née directement de ce type d’expériencesliées au pays de son enfance. « Il y a des gens qui s’imaginent qu’àcinq ou six ans, on connaît déjà son destin. [. . .] À cinq ans, moi,je jouais au cow-boy, avec un Union Jack. » Il parle tout de mêmede cette expérience jusqu’à sa mort, tant elle illustre fort bien, parson caractère particulier, la situation sociopolitique du Québec quil’a vu grandir.

    De quoi a l’air la famille Bourgault ? On adore chanter, à com-mencer par tout ce qui se trouve dans les albums de La BonneChanson de l’abbé Gadbois. Henri, le frère d’Alice Bourgault, pos-sède une voix de chanteur d’opéra. Toute la famille joue du piano,mis à part le père et son fils Jean. La musique, dans l’entre-deux-guerres, occupe une place beaucoup plus importante qu’aujour-d’hui dans le divertissement familial. La famille Bourgault n’estpas en ce sens exceptionnelle. La mère est à la maison. Le pèreoccupe un poste de petit fonctionnaire, ce qui le situe cependantdans un univers de lettrés et le fait bénéficier, très souvent, d’uneinformation de première main sur la vie socioéconomique de sonmilieu, même si la vie de village tend à faire disparaître quelquepeu ces minces distinctions de classe. Au début des années ,au moins % de la population des environs possède encore uneglacière plutôt qu’un réfrigérateur électrique. Près de % de lapopulation utilise toujours une cuisinière au bois pour préparer lesrepas.

    La vie est réglée dans un cadre paroissial. Le rosaire, la veilléefunèbre, le baiser du premier de l’an, les problèmes personnelssublimés au nom de l’Église et des convenances du milieu, la soiréeréservée aux dames, la soirée réservée aux hommes, les blaguesentendues mille fois que l’on rit tout de même de bon cœur, pluspar habitude que par plaisir réel, le sens de la communauté plutôtque de l’individu : tout est recouvert du voile paroissial.

    Pierre Bourgault déménage avec sa famille d’East Angus àCookshire alors qu’il n’a que neuf ans. Son père peut dès lors serendre au travail à pied, beau temps, mauvais temps. Partout de

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    grands arbres solides, surtout des ormes, des pins et des chênes,projettent sur les rues l’ombre exacte de leurs branches fourchues.

    Le village de Cookshire se dresse sur les versants d’une vallée oùcoule la rivière Eaton. Par temps clair, on y voit le mont Méganticet les montagnes de Stoke, tout en sachant que la frontière améri-caine, avec les grandes montagnes vertes des Appalaches, n’est pasbeaucoup plus loin.

    À Cookshire, les noms des rues sont anglais : Spring, Main,Craig, Eastview, Railroad. . . À vrai dire, tout donne l’impressionde respirer depuis toujours à l’heure de l’Empire britannique.

    En haut de la colline sur laquelle s’est édifié le village, la splen-dide maison victorienne toute de briques rouges de John HenryPope. Le « château Pope », tel qu’on l’appelle au village. Cette rési-dence donne des indices appréciables de l’emprise anglaise sur lavie locale depuis la colonisation. Ministre dans le gouvernement deJohn A. Macdonald, ce Pope est longtemps, avec sa descendance,un baron de l’industrie régionale et du chemin de fer national.Propriétaire de vastes étendues de terre et de forêt, sans compterses participations dans des mines et des filatures à Sherbrooke, ilexerce un poids sociopolitique énorme. John Henry Pope contri-bue même au financement et à l’entraînement, derrière chez lui,d’une armée de volontaires au cas où des rebelles canadiens-françaisse risqueraient, une fois de plus, à remettre en question l’autoritéde la Couronne, dont la sienne dépend. Son fils, le sénateur RufusPope, devient un des actionnaires, à la fin du xixe siècle, de lapapetière d’East Angus, qui met bientôt la main sur un territoireforestier de plus de hectares situé en amont du village .

    Dans la région de Cookshire, les Canadiens français n’enmènent pas large. Déjà en , Joseph-Amédée Dufresne, troi-sième curé du village, observe dans ses notes que les Canadiens fran-çais, « environnés de protestants de toutes couleurs », dépendentpour la plupart « de bourgeois fanatiques pour gagner leur vie ».

    En , Bourgault explique dans un entretien que sa famillea été la première de souche canadienne-française à s’installer àCookshire. Voilà qui est faux. Plusieurs familles francophones ysont déjà établies. Seulement, en raison même de l’organisationlocale du pouvoir, il peut certainement être difficile de percevoir

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    cette présence, même dans les années , c’est-à-dire au momentoù la famille Bourgault y arrive. Presque aucun Canadien françaisn’occupe alors une fonction bien en vue. Et à peu près tous lesCanadiens français vivent regroupés dans des secteurs très précis.

    À elle seule en effet, la géographie naturelle de Cookshirepartage en quelque sorte les deux sociétés qui y vivent côte à côte,sans pour autant trop se connaître. À Cookshire, dans un décoroù l’horizon vallonné s’ouvre sur les montagnes, tout se situe eneffet sur une échelle verticale, une grande côte traversée de bas enhaut par Main Street.

    En bas, la rivière Eaton, une rivière aux eaux tantôt rouges,tantôt bleues, tantôt vertes à cause des teintures que l’usine delainages y déverse quotidiennement. Il y a aussi le magasin général,la meunerie et ses hordes de pigeons, les voies ferrées et la petitegare couleur sang de bœuf du Canadien National. Pas très loinde là, toujours en bordure du chemin de fer, la Wallace, unemanufacture de coutellerie, emploie des ouvriers qui semblentpareils les uns aux autres, comme l’argenterie qu’ils fabriquent. Àcette hauteur du village, près de la voie ferrée, vivent surtout desCanadiens français. Les maisons, souvent minuscules, y sont enbois. Elles abritent une population issue de la petite classe ouvrière,souvent tout juste immigrée de la proche campagne où, commemon arrière-grand-père, on a laissé derrière soi une terre de misèreet quelques vaches bien trop maigres.

    En haut de la grande côte du village, l’environnement apparaîttrès différent. Deux églises anglicanes, l’une en bois, l’autre touteen pierre, fort belle, inaugurée en . Puis l’hôtel Osgood, lesépiceries Hodge et Hurd’s, le bureau de poste, la vieille écoleprotestante, le parc aménagé en l’honneur de nos « GloriousDeads » et le Dew Drop Inn de M. Fraser, sorte de capharnaümtenant lieu tout à la fois de café, de station-service et de point dechute pour le seul taxi des environs. Les anglophones sont installéstout autour de ce centre-là, le plus souvent dans des demeuresérigées selon une piété toute victorienne.

    Le code culturel de chacune des communautés se renforcedu fait que celles-ci ont peu d’interactions réelles, malgré leurproximité. La frontière peu poreuse de ces deux sociétés se situe au

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    la deuxième édition cet ouvrage aété imprimée en septembre 2007 surles presses des ateliers des imprimeriestranscontinental pour le compte de lux,éditeur à l’enseigne d’un chien d’or delégende dessiné par robert lapalme

    Il a été composé avec LATEX, logiciel libre,par Claude Rioux

    La révision du texte et la correction des épreuvesont été réalisées par Monique Moisan

    Lux Éditeurc.p. , succ. de LorimierMontréal, Qc HH V

    Diffusion et distribution au Canada : FlammarionTél. : () - - Fax : () -

    Diffusion en France : CEDIFDistribution : DNM / Diffusion du nouveau monde

    Tél. : – Téléc. :

    Imprimé au Québec

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    Parlez de Pierre Bourgault (1934-2003) et aussitôt les images fusent : l’orateur, le chroniqueur, le polémiste, le militant, l’original, le professeur, le batailleur, l’entêté. Ce personnage toujours haut en couleur incarne puissamment à lui seul toute une partie de l’histoire sociale et politique du Québec du XXe siècle.

    Jean-François Nadeau a suivi le parcours de cet homme complexe et profondément sensible, marqué au fer rouge des blessures qu’inflige une vie menée sans compromis de bout en bout, jusque dans la démesure que favorise la passion. En historien, il a scruté la jeunesse, la formation intellectuelle et les actions politiques de cet être profondément original qui fut d’abord connu d’un large public à titre de président du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). Il a interrogé plus de cent témoins et disséqué nombre de documents d’archive souvent inédits à ce jour. Il a traqué, en un mot, cet homme sur la piste de sa vie.

    Critique, l’auteur ne statufie pas Pierre Bourgault, pas plus qu’il ne l’instrumentalise. Il permet plutôt de mieux le comprendre, jusque dans ses contradictions, au cœur de l’époque tumultueuse qui fut la sienne.

    Historien et politologue, Jean-François Nadeau est directeur des pages culturelles du quotidien Le Devoir.

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    Extrait de la publication

    BOURGAULTCHAPITRE 1 - AU PAYS DE L'ENFANCE