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JEAN GRANIER LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE SELON NIETZSCHE ET FREUD Pourquoi choisir de centrer une comparaison entre Freud et Nietzsche sur la question du Statut de la philosophie? Non, certes, pour flatter le goüt du bizarre ou celui de Perudition specialisee! mais pour donner une elabo- ration theorique a une inquietude qui revet urie signification universelle parce qu'elle est inscrite au coeur de notre modernite: cette inquietude concerne le Statut de toute forme de culture qui a besoin de caracteriser et de sauvegarder son originalste face au savoir dominant de notre epoque, le savoir scientifique. Aujourd'hui, en effet, les exploits de la science provoquent une crise d'identite au sein de toutes les autres formes de culture; et chacune espere surmonter la crise par Pimitation de la science, erigee en modele absolu. Espoir trompeur, car il est impossible, des Pinstant oü ce sont les fondements qui sont ebranles, de vaincre la crise, a moins de reprendre Pinspection de ces fondements eux-memes, au lieu de se laisser egarer par les seductions d'une identification hätive avec un modele etränger. Or c'est bien a cette täche urgente de reflexion sur les fondements que nous convoque la lecture jumelee de Nietzsche et de Freud. Nietzsche et Freud possedent a cet egard un irrecusable privilege, qu'ils doivent a la radicalite avec laquelle ils conduisent (selon des lignes souvent convergentes) la contestation de la culture traditionelle, et a la preponderance que s'arroge, dans leurs oeuvres, la reflexion touchant les ofigines et la genese des productions culturelles (valeurs, symboles, morales, regimes sociäux et types de savoir). La philosophie sert alors de reference exemptaire, en raison de la Situation mediatrice qu'elle occupe par rapport a Part, a la religibn et a la science, et qui non seulement attire sur eile les critiques, nietzscheennes et freudiennes, les plus subtilement diversifiees, donc les plus riehes d'enseignement universel, mais encore leur donne la signification radicale d'une interrogation visant le pluralisme de la connaissance et Pessence du vrai. Double theme pour Pinterpretation duquel, derechef, Nietzsche et Freud fournissent les elements d'un renouvellement decisif. Bereitgestellt von | Johannes Gutenberg Universitaet Mainz Angemeldet | 134.93.77.199 Heruntergeladen am | 07.06.14 23:42

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JEAN GRANIER

LE STATUT DE LA PHILOSOPHIESELON NIETZSCHE ET FREUD

Pourquoi choisir de centrer une comparaison entre Freud et Nietzschesur la question du Statut de la philosophie? Non, certes, pour flatter le goütdu bizarre ou celui de Perudition specialisee! — mais pour donner une elabo-ration theorique a une inquietude qui revet urie signification universelle parcequ'elle est inscrite au coeur de notre modernite: cette inquietude concerne leStatut de toute forme de culture qui a besoin de caracteriser et de sauvegarderson originalste face au savoir dominant de notre epoque, le savoirscientifique.

Aujourd'hui, en effet, les exploits de la science provoquent une crised'identite au sein de toutes les autres formes de culture; et chacune esperesurmonter la crise par Pimitation de la science, erigee en modele absolu.Espoir trompeur, car il est impossible, des Pinstant oü ce sont les fondementsqui sont ebranles, de vaincre la crise, a moins de reprendre Pinspection de cesfondements eux-memes, au lieu de se laisser egarer par les seductions d'uneidentification hätive avec un modele etränger.

Or c'est bien a cette täche urgente de reflexion sur les fondements quenous convoque la lecture jumelee de Nietzsche et de Freud. Nietzsche etFreud possedent a cet egard un irrecusable privilege, qu'ils doivent a laradicalite avec laquelle ils conduisent (selon des lignes souvent convergentes)la contestation de la culture traditionelle, et a la preponderance que s'arroge,dans leurs oeuvres, la reflexion touchant les ofigines et la genese desproductions culturelles (valeurs, symboles, morales, regimes sociäux et typesde savoir).

La philosophie sert alors de reference exemptaire, en raison de laSituation mediatrice qu'elle occupe par rapport a Part, a la religibn et a lascience, et qui non seulement attire sur eile les critiques, nietzscheennes etfreudiennes, les plus subtilement diversifiees, donc les plus riehesd'enseignement universel, mais encore leur donne la signification radicaled'une interrogation visant le pluralisme de la connaissance et Pessence duvrai. Double theme pour Pinterpretation duquel, derechef, Nietzsche et Freudfournissent les elements d'un renouvellement decisif.

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De sorte qu'au bout du compte, on verrait Pinterrogation se retournervers la psychanalyse elle-m&ne, pour Pobliger a mediter Yambigmte de sonpropre Statut epistemologique: science, philosophie ou nouveau mode,inclassable, du savoir?

Une comparaison entre Nietzsche et Freud, centree de cette fason, etlimitee ici, natureilement, ä queiques observations ayant simple valeur dereperage, pourrait ainsi, semble-t-il, lancer une ample recherche dont onserait en droit d'attendre au moins Pebauche d'une solution ä ce que Freudlui-meme appelait «das Unbehagen in der Kultur».

La pbilosopbie demasquee

Assurement, les philosophes se sont toujours critiques les uns les autres.Mais ils le faisaient jusqu'alors en essayant de discerner les faules logiques desdoctrines adverses, de denoncer leurs contradictions et leurs incoherences, etde montrer l'incompatibilite de leurs assertions avec les donnees de Pex-perience; bref , ils etayaient leurs critiques sur des raisonnements et des appelsaux faits. Aussi est-ce un changement capital qui s'accomplit quand Nietzschemobilise, outre ces refutations d'ordre purement speculatif, sä critique«genealogique». Desormais on ne se borne plus ä peser les raisons et lespreuves, et ä confronter les concepts avec les faits de Pexperience, on veutamener a decouvert les prejuges Caches qui sous-tendent le reseau desarguments et des preuves. Ces prejuges consrituent des «croyances*. Si leurgenese reelle dans Pesprit ne correspond nullement ä Pagencement des raisonset des preuves a Pinterieur du discours philosophique, c*est parce qu'avec lescroyances ü ne s'agit pas d'enchainer des idees en respectant les lois de lalogiquc, mais de defendre des valeurs ou se refletent des conditions d'existence,des imperatifs vitaux. Nietzsche appelle «m orale >, au sens large, un telensenible de valeurs1 qui expriment, sous le couvert des raisons, les exigencesexistentielles d$une collectivite ou djun individu. Cberche-t-on ä apprecier laverite d'une doctrine, il serait naif de s'arreter ä Petude de ses argumentslogiques; on doit essayer de devoiler et de caract6riser sä morale, c'est-a-dire la«table de valeurs» (selon le vocabulaire nietzscheen) qui traduit le style de vieoriginal de son auteur.

En cela Nietzsche, sans le savoir, se place dans le sillage de Marx. Lerapprochcment sc dessine dejä au niveau du langage, puisque Nietzscheutiiise ici le mot-cle de la critique marxiste des «superstructures», le mot·

1 Kieoische» La dt puiMnct> trad, G. Bianquis, l'aris, N« R» F, Gallimard, t. l, 1.2,S 136, p, 240 (OVtttmmia* Werke, A. Krdner Grouoki4V*ui%abct Stuttgan, XV» $ 256),

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«Ideologie»2. Les idees suscitees dans la conscience sont reconnues pour desideologics aussitöt que comprend, selon la these celebre de Marx, que«ce n'est pas la conscience qui determine la vie, mais la vie qui determine laconscience». Reste — question cruciale — a penser ce qu'est la vie elle-meme!Et lä, precisement, Nietzsche, au Heu de tourner, comme Marx, son attentionvers les structures materielles de la production qui organisent dialectiquementle processus historico-social de la praxi$> s'engage dans la voie au bout delaquelle sä reflexion doit rejoindre infailliblement celle de Freud.

Car la vie, aux yeux de Nietzsche, consiste en certaines combinaisonsvariables a*«instincts»y qui forment des «types», de sorte que les «morales» —les systemes de valeurs — traduisent, selon les aptitudes de chaque «type», lesconditions d'exercice et d'epanouissement de ses instincts fondamentaux. Lesmorales sont, ecrit Nietzsche «eine Zeichensprache der Affekte»3; et il ajoute:«Les morales: langage symbolique des affects! — les affects: a leur tour,langage symbolique des fonctions de tout organisme»4. Dans cette manierenietzscheenne de traiter les idees conscientes comme les valewrs-symptömesd'une realite pulsionnelle qu'elles expriment en la travestissant, donc sur lemode paradoxal d'un devoilement qui serait en meme temps meconnaissance,et dans cette identification de la realite pulsionnelle avec i'essence meme de lavie, ne trouvons-nous pas dejä l'irispiration eentrale de la psychanalysefreudienne?

La ressemblance s'accuse encore davantage, a observer que, pour Freudcomme pour Nietzsche, les pulsions ne sont pas spontanement orientees versla connaissance vraie du monde reel, mais s!expriment dans des jeux defantasmes et des affabulations, parce qu'en vertu de leur nature elles ne sontpas accordees au reel mais obeissent au seul principe du plaisir. La donneefondamentale qu'il faut donc prendre comme fil directeur pour l'interpre-tation generale de la culture humaine et par consequent de toutes les formesparticulieres de cette culture sera, non point la vocation innee de Tespritdesincarne ä la possession du vrai, mais la complicite industrieuse du desir,enracine dans le corpsy et de l'illusion. «Ce qui caracterise l'illusion, indiqueFreud, c'est d'etre derivee des desirs humains; eile se rapproche par lä dePidee delirante en psychiatrie»5. Par suite, «l'intelligence humaine s'egare tresfacilement a notre insu et [.. .] nous ajoutons aisement foi, sans nous soucier

2 Nietzsche, La volonte de puissance, I, l, § 277, p. 129 (GA, XV, § 351); pour theorie etpratique, cf, XV, § 423.

3 Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, V, § 187.4 Nietzsche, Oeuvres posthumes, trad. H.-J. Bolle, Paris, Mercure de France, § 643, p. 235

(traduction retouchee).5 Freud, L'avenir d'une Illusion, trad. Marie Bonaparte, Paris, P. U. F., 1971, p. 44 (Ge-

sammelte Werke, S, Fischer Verlag, Frankfurt am Main, zweite Auflage 1964, XIV, s. 353).

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de la verite, ä tout'ce qui flatte nos desirs et nos illusions»6. Cest d'ailleursdans cette rüde constatation que la methode genealogique pulse säjusdfication ultime.

L'applique-t-on ä l'examen des doctrines philosophiques, on doit avouerque les grandes conceptions qu'elles proposent de l'Etre — comme substance,cause de soi, esprit absolu, matiere, entre autres ~ loin de fournir uneconnaissance exacte du monde reel, ne fönt que dessiner un Ideal conformeaux desirs les plus tenaces et souvent les plus secrets du philosophe. Lesphilosophes, developpe Nietzsche, creent la «fiction d'un monde quicorresponde ä nos desirs» et imaginent «stratagemes psychologiques et inter-pretations pour rattacher a ce monde vrai tout ce que nous venerons et toutce que nous ressentons comme agreable»7. Jugement auquel fait echo celuide Freud: «On reconnait facilement aussi que le besoin de se forger une con-ception du monde a une cause affective. La science observe que le psychismehumain temoigne de pareilles exigences et eile est prete ä en rechercherl'origine, tout en n'ayant aucune raison de les considerer comme bienfondees. Ce faisant, eile a soin d'ecarter de la science tout ce qui resulte d'unesemblable exigence affective et qui n'est qu'illusion.»8

Les differences theoriques entre les doctrines revelent les differencesentre les jugements de valeur qui, eux-memes, trahissent les particularitestypologiques individuelles dans «h bierarchie de nos instincts»9. Cesdemieres, toutefois, ne marquent que des variations au sein d'un «type»essentiel, definissant la structure pulsionnelle generale du philosophe, en com-paraison des autres types que nous rencontrons dans les societes humaines. Etce type, ä son tour, est engendre par certaines constelktions psychologiquesdont on peut decrire la Formation, comme pour les representationsreligjieuses, ä partir de certains evenements majeurs de Tarcheologiepulsionnelle de Thumanite dans son ensemble. Freud n'hesite pas, sur cetteligne d'interpretarion, ä rapprocher la philosophie tantot de la Schizophrenie,tan tot de la paranoia; et il etablit qu'en tout etat de cause l a pensee phüo-sophtque a pour moteur ce qu'il nomme le nardssisme secondaire. De soncote, Nietuche montre que l%Idealisme> en tant qu'essence de la conceptionmctaphysiquc de TEtre (conception qui fait de l'etre le Bien sacralise auquelPhornme demande de garantir Paccord du bonheur et de la vertu) emane de lavie decadente. Celle-ci designe la volonte de puissance des fitibles; mab tout

* Freudf * tt le monothcisme* trad. Anne Berman, Paris N* R. F, Galliinard, 1948% p. 188(G. W., XVI, $. 237-23S).

* Nirmchc, GA, XVI, $ 585 A,* Freud, Nouveiki Conference* tut L· pfycbanalytf, trad. A* Berman, Paris, N. R. P. Galli-

rnard, 1936, p. 217 (G, W., XV, *, 172).* Nietzsche, La wkntt de pxistanc*, t. II, Uf § 443t p. 139 (GA, XII, zweiter Teil, § 176),

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hommc peut occasionncllement en subir la fascination morbide des qxi'ilreläche son effort createur en face du monde reel pour s'abandonner auxdeliccs de Pimagination oisive.

II vaudrait la peine de pousser jusque dans ses plus subtils details leparallele entre cette analyse nietzscheenne de la decadence et la theoriefreudienne du narcissisme secondaire; on y gagnerait de mieux comprendrecomment s'elaborent les illusions du desir. Bornons-nous ici a quelqueselements particulierement suggestifs.

Les philosophes marquent une preference obstinee pour une determi-nation de PEtre sur le modele de l'esprit. Sans aller toujours jusqu'ä lasolution extreme qui pretend reduire le monde materiel a un ensemble derepresentatiohs dans la conscience, ils aboutissent regulierement a laconclusion que les idees, en derniere instance, forment la trame de toutechose, et que par consequent la pensee, a Kondition d'etre vraie, est bien lacause profonde de Porganisation de la legalite et des changements du mondereel; ce seraient les idees qui, notamment, gouverneraient la marche dePhistoire. Freud ne manque pas de ranger eette surestimation de la penseesous la rubrique des illusions «animistes»\ la philosöphie, dit-il, est «unanimisme sans actes magiques »10. II releve egalement la croyance a Pidentite dePetre et de la logique qui pousse le philosophe ä bätir des systemes a Paide delongues chaines deductives et a enfermer Petre dans la cercle des categoriespures. L'imperialisme logique est d'ailleurs solidaire d'une ambition de totali-sation absolue, oü le desir narcissique se laisse facilement demasquer. C'esttout specialement Hegel qui est la cible de la critique; et Freud de protesteravec d'autant plus de vigueur quand il devine, chez Jung par exemple, ^lamenace d'une invasion de la psychanalyse par le rationalisme terroriste deHegel! Dans sä lettre ä Pf ister du 19 juillet 1922, il s'exclame, ä propos des«marmelades spirituelles» de Jung: «c'est de Phegelianisme traduit enPsychologie: tout ce qui est doit etre ratiqiinel.»11. Mais dans cette lüttecontre Hegel, Freud a dejä Pappui de Nietzsche, lui qui enseignait: «IIn'arrive rien dans la realite qui corresponde rigoureusement a la logique»12.Hegel, ä cet egard, n'a fait que durcir en erionces dogmatiques un prejugeconstant chez les philosophes: les philosophes «croient toujours a la raisoncomme ä un fragment du monde metaphysique lui-meme»13. Aux yeux'deNietzsche et de Freud, extirper ce prejuge c'est, du meme coup, ruiner la

10 Freud, Nouvelles Conferences . . ., p. 225 (G. W., XV, s. 178).11 Freud, Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909-1939, trad. L. Jumel,

Paris, N. R. F. Gallimard, 1966, p. 134.12 Nietzsche, GA, XI, zweiter Teil, § 65.13 Nietzsche, La volonte de puissance, t. I, 1.1, § 97, p. 65 (GA, XIII, § 117).

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croyance ä Izfinalite et la croyahce a la possibilite d'une systematisation totaleau savoir humain.

Ces prejuges empechent d'ailleurs les philosophes de reconnaitrePexistence de l'inconscient et, quand bien meme ils Padmettraient, decomprendre la nature si paradoxale des processus inconscients. Freud imputecet aveuglement des philosophes a une deficience proprement constitution-nelle de la methode philosophique. Mais» la encore, U a ete precede parNietzsche, qui a developpe dans une foule de textes une critique minurieusedu cogito et des illusions suscitees par Padhesion aux pretendues donneesimmediates de Pintrospection: non seulement on a tort d'affirmer Pidentite etPunite du «sujet», et de parier de faits psychiques bruts dont Pintuitiongarantirait Pevidence en dehors de tout travail interpretatif, mais surtouc on aton de faire de la conscience Pessence du psychisme ou meine simplement delui accorder une maitrise inconditionnelle dans Pordre de Paction et du savoir;en verite, «tous nos motifs conscients sont des phenomenes de surface:derriere eux se deroule la lütte de nos instincts et de nos etats: la lütte pour lapuissance.»14. La vie consciente n'est qu*un ilot dans l'ocean de la vieinconsciente agitee par les enormes courants des energies pulsionnelles.Nietzsche ne se contente pas, d'ailleurs, de fixer correctement (selon lescriteres qu^vancera plus tard la psychanalyse) la Situation respective de laconscience et de Pinconscient, il prouve (en particulier lorsqu'il s*emploie äsonder le type de desir qui engendre les illusions de la philosophie) qu'il aperce a jour certains des «mecanismes de defense» que devoilera Freud,d'abord au plan des nevroses et des psychoses mais aussi dans presque tousies secteurs de la culture, par exemple dans Part et k religion (on se souvientdu rapprochement etabli par Freud entre la religion et les mecamsmes dedefense a Pocuvre dans la nevrose obsessionnelle). Pour ce qui regarde leurIntervention en philosophie, les interpretations de Freud et de Nietzsche serecoupent frequemment. C'est ainsi que Nietzsche s*accorde avec Freud poursouligner le role decisif du «refoulement» (Verdrängung) a Porigine desphenomenes de culpabilite qui, a travers la «mauvaise conscience», poussentles philosophes ä introduire jusque dans ies speculations les plus abstraites dePontologie les categories de la morale — et d'une moralc evidemmentsurrepressive. Si ie surmoi dtcte inconsciemmcnt aux philosophes une fouled'opuons de valeurs qufils prennent alors pour des evidences de la raison, lenarcissisme les incite ä user du mecanisme de «Pidealisation » qui, rcqucrantb mediation d'un symbolisme ralfine, s*adaptc heureusement au Camouflageconccpcuel ä Pabri duquel le moi du phüosophe peut exalter son desir'd'omnipotence magique. On reconnaitrait egalcmcnt au passage, dans les textes

!* Ntdxsche» Oeuvre* potlbumti, $ 325, p, US*Bereitgestellt von | Johannes Gutenberg Universitaet Mainz

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de Nietzsche, les autres defenses etiquetees par Freud comme «Sublimation»— «Pamour de la sagesse» est une Sublimation de la libido, repete Freudapres Platon! —, et comme «Isolation» — pour expliquer le dualisme, eheraux philosophes, du bien et du mal, ou celui de Pame et du corps. C'est Ja«projection», toutefois, qui assume le role majeur dans la constructionspeculative. Elle est, selon Nietzsche, la charpente de tous les raisonnementsmetaphysiques. «Meta-physiques» sont les argumentations, pour autantqu'elles d6finissent Pessence de Petre comme reaiite transcendante, de sorteque, par contraste avec cette transcendance, avec cet etre hypostasie au-deladu monde materiel, le monde sensible lui-meme se trouve degrade enapparence mensongere, sous pretexte qu'il nous livre au flux du devenir, a lalütte, ä la douleur et a la mort. On Pa compris: apres clivage de la physis (lemonde sensible) et de l'etre meta-physique (suprasensible), la philosophieprojette les fantasmes de son desir sur cette'entite idealisee qu'elle proclameAbsolu, et ä laquelle eile prete des attributs prestigieux, qui ne sont pourtantrien d'autre que les categories organisatrices de la realite sensible maisarrachees maintenant ä leur fonction vitale et transformees en fictionsmystiques15.

La philosophie reconquise

On pourrait penser qu'apres avoir subi le feu de cette double critique,nietzscheenne et freudienne, la philosophie est agonisante et qu'il ne resteplus, comme pour tant d'autres illusions venerables, qu'ä la «rouler dans^lelinceul de pourpre ou dorment les dieux morts ». En fait, la Situation se revelebeaucoup plus complexe — et prometteuse. D'abord, Nietzsche, lui, continuede se dire philosophe. La contestation de la philosophie, ehez Nietzsche, n'ad'autre but que de Pemanciper de la tutelle des croyances metaphysiques,resumees dans la conception nihiliste de l'essence de l'etre comme trans-cendance ideale. Elle se change, aussitot obtenue cette liberation, en unardent plaidoyer pour une «Philosophie der Zukunft» ä laquelle Nietzscheconfere ses lettres de noblesse avec le grand concept de «Pinterpretation», etdont il trace les orientations cardinales avec les themes du Wille zur Macht,du surhomme et de Peternel retour. Quant ä Freud, si sä mefiance vigilänte äPendroit de la philosophie et la fermete de ses convictions scientifiquesPamenent ä qualifier le travail de la psychanalyse en des termes qui ontparfois des accents positivistes, la riche substance des textes freüdiens ne selaisse guere distribuer selon des dichotomies rigides. Ces textes rendent

15 Nietzsche, GA, XV, § 12, B. . .

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manifeste, au contraire, ce qu'il convient d'appeler, en utilisant a bon escientle vocabulaire psychanalytique, l'dmbwalence de Freud ä l'egard de laphÜosophie; ambivaletice qui ne se rattache pas aux seules particularites de lapersonnalite de Freud, mais reflete une equivoque objective de lapsychanalyse*

Tres curieusement en effet, les textes freudiens sont parsemes dereferences aux phUosophes, et celles-ci n'ont pas une valeur decorative, ellesinterviennent avec une regularite remarquable — preuve qu'elles remplissentune fonction bien determinee: apporter une caution aux hypotheses que forgela psychanalyse au cours de Tindispensable travail de theorisation destine ärendre compte de ses decouvertes experimentales. C'est ainsi que Pautorited'Empedocle est invoquee pour appuyer la conception freudienne de ladualite pulsionnelle representee par Eros et Thanatos16. Platon estelogieusement cite ä maintes reprises: par exemple lorsque Freud discutePobscur probleme des origines de la sexualite17 ou lorsqu'il se preoccuped'elargir la noiion de libido aux dimensions d'une theorie generale de l'Eros1*;dans sä lettre ä Pf ister du 14 janvier 1921, il ecrit: Platon «rapporte uiut cequi est art, religion, morale a l'amour, et il connait aussi admirablementPinconscient, les tendances entrecroisees de Tarne »19. A Poccasion desproblemes souleves par la distinction entre la conscience et Pinconscient,Freud fait appel ä la distinction kantienne du phenomenc et de la cbose en-sotpour etablir que «le psychisme n'est pas necessairement en realite tel qu'ilnous apparait*20. Nietzsche est cite, lui aussi, dans plusieurs textes, et äpropos de questions d'un grand interet pour la theorie psychanalytique21.Mais c'est avec Schopenhauer que Freud, de son propre aveu, trouve lesvraies affmites elecrives. Pour ne mentionner qu*un exemple: la moindreattention fait apercevoir des points de concordance essentiels entre laconception schopenhauerienne de la Volonte et la theorie freudienne de lalibido et de la pulsion de mort22.

f* Freud, G. W.t XVI, Die endliche und die unendliche Analyse, s. 92.17 Freud» £i&**5 de ptychAnaiyie* trad. Jankclcvitcb, revue par A, Hesnard» Paris, Payot, 1967»

p. 72-74 (GW, XIII, s. 62-63).* Freud, G. W.t XIII, 5- 99.s* Freud, Corrtspondance de Sigmund Freud avec le patteur Pfister, p. 126,20 Frrud» Mcupsythologie, trad. Lapianche et Pontalis, Paris, N. R. R Gallimard, !9689 p. 74

(G. W,t X, t. 270).71 Signalen*, outre edles que nous mentiormons pour d'autres ouvrages, la quc&tbn du rcvt (cf.

Traumdeutung, G. W.t II/IH, s* 554) et la queuion de la * rcsistancc * psychiquc (G. WM IVfs. 162» Bemerkimg 1}.

12 IVcnad, Une difficultc de la piychan4ty$e, in £1*0*5 de psychanalyte appUquee% trad, MarieBanapane ei Mm E. Marty, Pam, N. R. F. GaHimard, 1952 (G. W,f XII, *. 12); £«* depsychAnaiy$e, p, 63 {G. W., XIII, s. 5>); AWiv/fei Conferences *ur la piycbanatyse, p- 147{G. W.t XV.*. 115).

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Cependant, aux yeux de Freud, ces concordances rie temoigneraient qued'une heureuse rencontre entre deux formes de connaissance qui demeurentpar principe differentes Pune de Pautre. Ainsi, par exemple, les ideesd'Empedocle sur «philia» et «neikos» ne sont qu'une «fantaisie cosmique»,tandis que le dualisme pulsionnel de la libido et du Todestrieb procede d'unvaste collectage de faits controles et dechiffres avec soin. La philosophie peutdonc bien creer des categories qui se revelent pertinentes dans l'interpretationdes faits psychanalytiques, il n'empeche que l'elaboration de ces categoriesresulte d'un jeu speculatif que la psychanalyse refuse de pratiquer pour soncompte, parce que, se voulant scieritifique, eile inscrit le travail detheorisation a Pinterieur d'un champ experimental dont Pinvestigation obeit aune codification precise, et associe constamment la validation des hypothesesa des criteres rigoureux, dotes d'une signification universelle23. Precautionsde methode dont la philosophie se dispense fächeusement! Elles seules,neanmoins, permettent d'echapper a cette tentation du Systeme qui engendreles Weltanschauungen, brillantes et artificieuses. Le ton de Freud se fait icitranchant: «Je suis hostile a la fabrication des visions du monde. Qu'on leslaisse aux philosophes, qui professent ouvertement que le voyage de la vie estimpossible sans un tel Baedecker pour leur donner des informations surtoutes choses»24. Dans sä lettre a A. Stärcke du 25 Aoüt 1912, il remäche sesvieux griefs contre la philosophie: «Vous savez avec quelle assurance lesphilosophes se refutent entre eux, apres avoir fui loin de Pexperience»25. Si,par consequent, des philosophes reussissent, guides par Pintuition, ä inventerdes categories qui comcident avec les concepts issus de la theorisation enpsychanalyse, la confirmation que prouve cette concordance est la bienvenue,mais au Heu d'autoriser Pannexion de la psychanalyse ä la speculationphilosophique eile doit, conclut Freud, creuser davantage la ligne dedemarcation entre les deux disciplines.

On peut, au reste, debusquer les differences jusqu'au coeur des inter-pretations qui offrent les analogies les plus convaincantes, lorsqu'on tombed'aventure sur un concept philosophique reutilise par Freud, cqmme c*est le

23 Ainsi, par rapport aux dieses geniales de Schopenhauer concernant la sexualite et Texistencede Pinconscient, la psychanalyse, souligne Freud, a l'ävantage de ne pas exposer ces idees surun mode abstrait mais de les assortir d'une verification experimentale (cf. La lettre aK. Abraham du 25 mars 1917> citee in Jones, La vie et Yoeuvre de S. Freud, t. 2, p. 241,Paris, P. U. F., 1961, trad. Anne Berman). D'une maniere generale d'ailleurs, l'inconscient,tel qu'il fut presente chez les philosophes, « war etwas Mystisches, nicht Greifbares und nichtAufzeigbares, dessen Beziehung zum Seelischen im Dunkeln blieb » (Freud, Das Interesse ander Psychoanalyse, G. W., VIII, s. 406). ,

24 Freud, Inhibition, Symptome et angoisse, trad. M. Tort, P. U. F., Paris, 1965, p. 12 (G. W.,XIV, s. 123).

25 Lettre citee - par Jones, op. cit., t. 2, p. 128.

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cas (precieux pour notre discussion) avec le concept nietzscheen de la volontede puissance*** Tandis que Nietzsche l i conferait une valeur ontologique> enlui faisant designer «Pessence la plus intime de l'etre» (das innerste Wesen desSein$)27> Freud, moins ambitieusement» cherche a en retracer la genese auniveau psychique et a Tintegrer au Schema theorique de la vie pulsionnelle: lavolonte de puissance serait ainsi la pulsion de mort, mais detournee contre lemonde exterieur sous l'influence de la libido, qui trouve la le moyen deneutraliser la pulsion destructrice inherente a tout organisme et remplit, aveccette ruse efficace et ingenieuse, la fonction que lui assigne son essencecomme «pulsion de vie», comme Eros28* De meme, quand il evoque le themedu surhomme, Freud ne prend pas en consideration ce qui, chez Nietzsche,lui donne son sens proprement philosophique: designer la creation de l'indi-vidualite superieure par la volonte de puissance des/oris, qui se surmonteronteux-memes pour celebrer la grande fete dionysiaque de Peternel retour; selonFreud, le surhomme represeme bien plutot la figure archa'ique du pere de lahorde primitive29; ce pere dominateur, dont le narcissisme absolu etait gagede liberte et de maitrise libidinale, aurait ete immole par ses fils rebelies, puisdivinise, devenant par l le principe structurant du complexe d'CEdipe auniveau de l'inconscient collectif.

On aurait mauvaise gr ce a reprocher a Freud de proteger Tautonomie dela psychanalyse contre les enipietements de ia philosophie* Et est bienexact que les deux disciplines accusent des differences irreductibles demethode. Faut-il, pour autant, souscrire sans reserve aux explicationsfreudiennes?

Deux series de reflexions obligent a repondre par la negative; l'uneconcerne l'essence de la philosophie, Pautre la nature de la relation entrephilosophie et psychanalyse; exposons-les successivement.

A un examen plus serre on s'apergoit d^abord que les explicationsfreudiennes derivent d'une representation de l'essence de la philosophie queΓόη est en droit de juger fort douteuse des le moment o . . . Γόη fait entreren ligne de compte la representation nouvelle defendue par Nietzsche!

2* Laissons de cotc i'usage fait par Adler de ce meme concept de la volonte de puissance. Sur ie planstrictement psycharulytique, la rcfutation frcudienne des theses adleriennes est imparable: cf.Freud, Ma vie et la ptychanalyte, trad. Marie Bonaparte, Paris, N. R. F. Gallimard, p, β3;E$$ais de pfychanalyse appliqutt, p. 237-258. Mais U vaut la peinc de remarquer, en outrc,que, pour Freud, rinterpreutioti adterienne illustre la faillite d'une tentattve de rccupcrationpbuatopkiqut de la psychanalyse elJc-memc; «La theoric d'Adler etait des l'origme un< Systeme i» ce que la psychanalyse evite soigneuscrnent d'etre» (Freud, Zur Cetchicbte derpsycbotn&lyt&chcn Bewegung* G. W.Y X, s. 96)*

* Kiemcbr. GA, XVI, $ 693t s. 156,** Freud, Le problemc ecvnomiqxe du matocht$met in JVevroie, ptychote et pcrvcrsion, trad,

J. ioplanchc, Paris, PUF, 1^4, p. 291 (G. W„ Χ1Π, s. 376).* Freud, £«m de fsythAnttyte. p. 86-g7 (G. W.f XIH, %

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Celle-ci a pour pivot l'idee d* Interpretation30, autour de laquellegravitcnt une foule de determinations a la fois ontologiques et methodo-logiques. II suffira d'indiquer ici, tres sommairement, quelques themesmajeurs, selectionnes en fonction des lumieres qu'ils jettent sur notre debatpresent.

Ce qui, d'emblee, doit alerter notre attention, c'est alors le fait que ladefinition nietzscheenne de la philosophie comme Interpretation la soustraitaux critiques de Freud (lesquelles, rappelons-le, correspondent d'ailleurspartiellement aux critiques adressees deja par Nietzsche ä la «metaphysique »dans son ensemble). Plus de «systemes», plus de grandes machineriesspeculatives! Comment s'illusionner encore sur la valeur des systematisationsabstraites des que a compris, avec Nietzsche, que le reel ne se laissejamais dissoudre dans la logique, que la raison echoue a enfermer le mondedans un reseau de categories, bref que Pexperience excedera toujours lespouvoirs du concept? Mais le dogmatisme rationaliste n'est pas seul acondamner; il faut extirper le principe meme du dogmatisme, qui consiste apratiquer des inferences totalisatrices a partir de faits tres etroits, investisd'une signification eminente en Tabsence d'une analyse rigoureuse de leurcontenu. Par exemple, la volonte, chez Schopenhauer, «degenera entre lesmains de son inventeur, a cause de sä rage philosophique des generali-sations»31. L'inference totalisatrice ne produit pas un savoir verkable, eilen'est qu'une traduction anthröpomorphique des phenoinenes, comme lesouligne Nietzsche: <«tout est volonte> (<tout veut>); <tout est plaisir oudeplaisir> (<tout souffre>); <tout est mouvement> (<tout s'ecoule>); <tout.estson> (<tout resonne>); <tout est esprit> (<tout pense>); <tout est nombre>(<tout calcule>). Dönc: la transmutation de töus les processus en notre mondeconnu, bref: en nous — voilä, jusqu'ä present, la <connaissance>»32. ParOpposition ä cette fausse totalisation presomptueuse, Nietzsche exige de laphilosophie qu'elle soit essentiellement im-essai (Versuch), c'est-ä-dire unepensee disponible, ouverte, qui travaille au conditionnel avec des «hypothesesregulatrices»3*, sans chercher ä embrigader les multiples significations dumonde au service de quelques categories absolues. «Reguhtive Hypothesen »!Voilä un programme qui auräit rallie les suffrages de Freud! Gar n'est-cepoint le programme qu'il revendique . . . pour la science? «Le catechisme de

30 Le mot «Deutung» est d'ailleurs egalement un mot-cle du vocabulaire epistemologique de lapsychanalyse. Cette co'incidence n'est pas un Hasard, eile temoigne d'une similitudefondämentale, preservant neanmoins des differehces qui maintiennent l'autonomie des deuxdemarches.

31 Nietzsche, Le voyageur et son ombrey trad. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1939* I,§ 5, p. 23 (Menschliches, Allzumenschliches II, erste Abteilung, GA, III, § 5).

32 Nietzsche, GA, XIV, erster Teil, § 90, s. 49.33 Nietzsche, GA, XIV, zweiter Teil, § 157, s. 322.

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la science, ecrit-il, ne renferme que peu de propositions apodictiques; laplupart de ses affirmarions presentent seulement certains degres deprobabilite. C'est precisoment le propre de l'esprit scientifique de savpir secontenter de ces approximations de la certitude et de pouvoir continuer letravail constructif, malgre le manque de preuves directes»34.

La convergence des imperatifs de methode enonces par Nietzsche etFreud devient encore plus nette, si Γόη n'oublie pas de faire observer quechez l'un et l'autre les hypotheses regulatrices s'enracinent dans un travail de« description ^j par quoi Interpretation se subordonne resolumentPexperience, avec tout ce que celle-d appone de deroutant, d'imprevisible,voire de refractaire nos a priori rationnels, nos passions et nos desirs.Certes, n'est pas question de rehabiliter le realisme na'if, qui postulaitTexistence de faits bruts, coupes de toute Interpretation. «Dans la descriptiondej , on ne peut eviter, dit Freud, d'appliquer au materiel certaines ideesabstraites [abstrakte Ideen] que Γόη puise ici ou la et certainement pas dans laseule experience actuelle*. Mais si les faits emergent bien au cours du procesd'interpretarion, ils sont les facteurs de son avancement productif; c'est euxque la connaissance doit d'etre une ρεφέηιβίΐε Integration du nouve&u. LeStatut octroye aux faits de Texperience est alors ici un des criteres essentielspour distinguer le dogmatisme speculatif et la connaissance definie commeVersuch. Aussi Taccord entre Nietzsche et Freud pour fonder laconnaissance, contre le totalitarisme logique, sur la «description» (le mememot figure chez Nietzsche et Freud), revet-il une importance cruciale. Iciencore, ce que Freud reclame/>o»r la science est dij Tune des regles majeuresde rinterpretation philosopbique selon Nietzsche! «Le verkable commence-ment de toute activite scientifique consiste [...] dans ia description dephenomenes [in der Beschreibung von Erscheinungen], qui sont ensuiterassembles, ordonnes et inseres dans des relations»35, Le travail interpretatifdehnte donc avec une description des phenomenes qui est rendue signifiantcpar ia presence de cenaines «idees abstraites »; il se poursuit avec la construc-tion dfhypotheses regulatrices, que Freud nomme des «conventions* [Kon-ventionen], resultats du remodelage permanent des idees au contact desexperiences, et grace auxqueUes sont «devinees» les relations essentielles cntreles materiaux empiriques; ces conventions, dumcnt controlees, deviennentd« «concepts fondamentaux»^ eventuelement formulables, au plus hautniveau de la theorie, en taut que «definitions»,

£n cxposant ces ressemblances frappantes entre les principcs frcudicns etnictzschecns, le but n'est nullement de forcer la conclusion que ia con-'

* Freud, Inrr&ductvtn i la jnythan*iy**, trad. Jankclcvitch, Parit, Payot, 1951, p. 61 (G. W.,XI, s, 44-4$),

35 Pour i'cnsonfak de I'cxposc» cf. Freud. Mttapsychotogie, p. H-12 (G. WM X, . 210-211).

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naissance, en psychanalyse, serait identique ä celle que dispenserait la philo-sophie apres s'etre emancipee, avec Nietzsche, du dogmatisme metaphysique;il s'agissait seulement, repetons-le, de prouver que la nouvelle methode philo-sophique, comme Deutung, avait les moyens de desarmer les critiques deFreud contre la philosophie traditionnelle. II resterait alors ä fixer le Statutdifferentiel de Interpretation philosophique, de la psychanalyse et du savoirscientifique. Cela exigerait que l'on relance la reflexion sur TEtre, quetire au clair la nature des concepts en philosophie, les determinations de sonchamp d'experience, la relation entre le discours rationnel et le desir; et enfin,que l'on fasse comprendre Tenigmatique engagement du moi dans le travailinterpretatif, car c'est ä ce niveau que se constitue Toriginalite fondamentalede la philosophie36. Mais, pour assumer ces täches, il est necessaire d'allerbien au-delä de Nietzsche lui-meme - . .

En revanche, la lecture de Nietzsche/hous fournit des mäintenant dequoi justifier et exercer le droit de reprise de la pensee philosophique surPensemble des questions que soulevent les decouvertes freudiennes. Elle nousaide ainsi ä reexaminer, sous son deuxieme aspect, la question, evoquee prece-demment, de l'ambivalence de Freud envers la philosophie — question essen-tielle, puisque derriere cette ambivalence se cache Pambigüite objective duStatut de la psychanalyse face non seulement ä la philosophie mais encore ä lascience elle-meme.

On ne peut, ä cet egard, enteriner les affirmations de Freud, quand ils'acharne ä reduire la signification de la reference philosophique en psychana-lyse a quelq[ues emprunts qui, au sein d'une recherche proclamee par ailleursrigoureusement adequate aux normes de la science, viendraient opportune-ment, mais sans necessite radicale, confirmer les «concepts conventionnelsfondamentaux» que bätit la psychanalyse au cours de son oeuvre de theori-sation. Ces emprunts temoignent en fait du glissement de la theorisationpsychanalytique vers l'interpretation franchement philosophique ^ comme leprouve, de fagon exemplaire, la theorie des pulsions chez Freud.36 Freud, lui, ne manque pas de s'en rendre compte, et il ecrit ainsi: «Die philosophischen

Lehren und Systeme sind das Werk einer geringen Anzahl von Personen von hervorragenderindividueller Ausprägung; in keiner anderen Wissenschaft fällt auch der Persönlichkeit deswissenschaftlichen Arbeiters eine annähernd so grosse Rolle zu wie gerade bei der Philoso-phie» (G. W., VIII, 406—407). Magnifique discernement, par quoi Freud brise la fausseconscience oü la philosophie s'etait enfermee en s'imaginant etre un savoir du meine type quele savoir scientifique mais situe ä un rang plus eleve, ä cause de la dignite superieure desobjets dont eile s'occupe! Seulement, au lieu de comprendre que cette caracteristiqüe de laphilosophie, si judicieusement soulignee par lui, implique une definition pluraliste de la verite,et donc reclame une refonte du concept traditionnel du vrai, Freud y voit un argumentcritique, au nom duquel il faudrait refuser a la philosophie la valeur d'une connaissance vraiede la realite elle-meme, pour la rejeter vers les zones troubles de «l'intuition» oü le fantasmeregne en maitre. Bref, il demeure encore prisonnier lui-meme de certains prejugesmetaphysiques concernant Pessence de la verite et l'essence du reel.

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N'est-il pas extrfemement revelateur que Freud, lorsqu'il se soucie dedeterminer la topique des pulsions, annexe le concept nietzscheen du « »(das E$)37> le «£a» designant alors cette «province psychique» qui, avec lemoi et le surmoi, composerait la totalite de la personnalite humaine? Gar,avec cet emprunt a Nietzsche, Freud ne dote pas simplement le vocabulairepsychanalytique d'une trouvaille qu'il aurait appreciee chez un philosophe; lechoix du mot älteste que la notion de Trieb** chez Freud, a ete fagonnee parune meditation de style philosophique.

Que cherche Freud en derniere instance? Rien de moins — selon sespropres declarations — que penser «Yhomo natura». Par cette allusion ex-presse a la natura, la reflexion freudienne montre qu'elle a deborde largementle cadre de l'experience clinique et de Pinvestigation socio-culturelle oü ses«hypotheses convenrionnelles» sont compatibles avec les normes de la science.Freud en est d'ailleurs bien conscient, puisqu'il ne recule pas devant cet aveucapital: «la theorie des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie, lespulsions sont des essences mythiques, formidables dans leur indetermination.Nous ne pouvons dans notre travail les perdre un instant de vue, et nous nesommes cependant jamais sürs de les apercevoir avec acuite»38. Le mythen 'est nullement un agregat de fantasmes; tout au contraire, Freud lui resritueici sä puissance premiere de devoilement, face a une realite qui, parce q u 'eilese derobe au savoir objectif de la science, requiert le symbolisme de la pensee.Quant au mot «nature», Freud Tentend au sens de Goethe, ou au sens despenseurs et des arristes de la Renaissance, tels Leonard de Vinci, dont ilaimait eher la parole fameuse: «£ natura e piena d'infinite ragioni ehe nonfurono mai in isperienza»39; dans sä maniere de parier de la nature onretrouve, chez Freud, ce sennment de crainte et de veneration qu'eprouvaientles Grecs et qu'ils nommaient r^aidos»40. Rattachee ainsi a la pulsionnalitedu (a comme nature, la mythologie designe donc aux yeux de Freud lediscours Mr les origines9 le discours de l'originaire. Et ie fa pulsionnel c*estalors precisement Toriginaire lui-meme: ce dont procede l'ensemble de la vieps>rchiquet avec toutes ses ramifications — le moi et le surmoi derivant du 9aau cours de geneses complexes.41

Mais cet originaire, que represente-t-il, sinon une determination de Vetre,tel qu'il se manifeste a travers les phenomenes de la vie psychique, a cette

J' Frcudt NQuvclln Conference*.. M p, 101-102 (G. W., XV, s. 78-79).38 Freud, Neue Folge der Vorlegungen zur Einführung in die Psychoanalyse, G. W., XV, $. 10L19 Freud, Eine Kindheiüermnerung des teonardo da Vinci, G. W., VIII, s. 211.40 Pour toutc ccttc discussiotu cf. L. Binswangcr, Diux>nnt parcotin et Freud* trad. R. Lc-'

winu?rt Paris, N. R. F. Gallimard, 1970, p. 254-258.41 Binswangcr rappciic a ce sujct: panout dans l'oruvre de Freud, « ie mcnul » nah «en Thomme

de b p Jsionnaliic. Cela apparah te plus claircmcm pcut-ctrc dans la dcrivalion de Fctbiquc apanir du narci&stme» (op. .* . 175).

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fremdere obscure oü l'esprit devient en quelque sorte le sens pour-soi de lavie corporelle, et, au-delä du corps individuel, celui de la vie en total i ? Sansaucun doute. Et nous en avons la confirmation, a observer que Pinter-pretation philosophique de Nietzsche, quand eile cerne l'enigme de cetoriginaire, le designe, comnie chez Freud, avec la formule de *l*bomonatura »\ II faut, ecrivait Nietzsche « recotinaitre et mettre en lumierel'effroyable texte primitif de l'homo natura. Reintegrer Phomme dans ianature, triompher des nombreuses interpretations vaines et fumeuses qui ontete griffonnees ou barbouillees sur ce texte primitif eternel »42. Nietzsche, enqualifiant de la sorte son projet essentiel, ne cherche aucunement a saisir lasimple realite psychologique de Phomme, il ne se preoccupe meme pasd'edifier une anthropologie, il essaie de penser la nature en tant qu'etre^ et c*est a la pointe de cette pensee, la plus aventureuse parce que la plusoriginaire, qu'il definit la nature elle-meme comme chaos: «Chaos siveNatura»43. Or le chaos, pour Nietzsche, c'est la realite abyssale de VEtrelui-meme comme volonte de puissance. Et justement, si la vie piilsionnelle estbien, du point de vue de la psychanalyse, le chaos originaire44^ alors Freuddevait necessairement le designer par le terme du «qa» — idtime preuve,donc, qu'en empruntant le mot a Nietzsche, c'est la verite philosophique de säpensee qu'il accomplissait, sur la lancee de ses reflexions de psychanalyste.

La psychanalyse certes, ne bascule pas pour autant dans la philosophie.Mais, une fois clairement delimite le champ a Pinterieur duquel ses demarchesont le style d'une enquete scientifique, nous devons apporter le meme soin areperer la ligne au-delä de laquelle la psychanalyse, dans son effort detheorisation, penetre dans le champ de la philosophie, comme cela se produit,nous venons de le voir, avec la mythologie du fa chez Freud. Faute de quoinous ne pourrions tirer parti des enseignements qui se degagent d'une lecturecomparee de Nietzsche et de Freud a propos du Statut de la philosophie et seresument dans cette conclusion: si Nietzsche et Freud ont, par la radicalite deleur critique, effectue la Subversion de la philosophie, une teile Subversionn'est pas destruction ou annulation, mais bien depassement, aus sens meme de

Überwindung nietzscheenne, c'est-ä-dire reconversion de la philosophie äcette pensee originaire qui, devoilant Petre en defä des raisons objectivementdemontrables, permet ä la philosophie de reconquerir sä verite comitiediscours du monde.

42 Nietzsche, Par dela le bien et le mal, trad? G. Bianquis, Paris, Aubier, § 230, p. 287 (GA,VII, § 230).

43 Nietzsche, Fragments inedits, in Le gai savoir, trad. Klossowski, Paris, N. R. F. Gallimärd,1967, p. 531.

44 Freud, XV, s. 80: «Wir nähern uns dem Es mit Vergleichen, nennen es ein Chaos.»

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