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Jean-Jacques Rousseau Julie ou La nouvelle Héloïse Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau. source : http://www.bibliopolis.fr

Jean-Jacques Rousseau Julie ou La nouvelle Héloïse

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  • Jean-Jacques RousseauJulie ou La nouvelle Hlose

    Lettres de deux amants habitants d'unepetite ville au pied des Alpes recueillies etpublies par Jean-Jacques Rousseau.

    source : http://www.bibliopolis.fr

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    Prface

    Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vules moeurs de mon temps, et j'ai publi ces lettres. Que n'ai-je vcu dans un sicle o jedusse les jeter au feu!

    Quoique je ne porte ici que le titre d'diteur, j'ai travaill moi-mme ce livre, et je nem'en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entire est-elle une fiction? Gensdu monde, que vous importe? C'est srement une fiction pour vous.

    Tout honnte homme doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc la tte de cerecueil, non pour me l'approprier, mais pour en rpondre. S'il y a du mal, qu'on mel'impute; s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si le livre est mauvais, j'ensuis plus oblig de le reconnatre: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

    Quant la vrit des faits, je dclare qu'ayant t plusieurs fois dans le pays des deuxamants, je n'y ai jamais ou parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni demilord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie estgrossirement altre en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur,soit qu'en effet l'auteur n'en st pas davantage. Voil tout ce que je puis dire. Que chacunpense comme il lui plaira.

    Ce livre n'est point fait pour circuler dans le monde, et convient trs peu de lecteurs. Lestyle rebutera les gens de got; la matire alarmera les gens svres; tous les sentimentsseront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas la vertu. Il doit dplaire aux dvots,aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser leshonntes femmes. A qui plaira-t-il donc? Peut-tre moi seul; mais coup sr il ne plairamdiocrement personne.

    Quiconque veut se rsoudre lire ces lettres doit s'armer de patience sur les fautes delangue, sur le style emphatique et plat, sur les penses communes rendues en termesampouls; il doit se dire d'avance que ceux qui les crivent ne sont pas des Franais, desbeaux-esprits, des acadmiciens, des philosophes; mais des provinciaux, des trangers,des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui, dans leurs imaginationsromanesques, prennent pour de la philosophie les honntes dlires de leur cerveau.

    Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense? Ce recueil avec son gothique ton convientmieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut mme tre utile celles qui, dansune vie drgle, ont conserv quelque amour pour l'honntet. Quant aux filles, c'estautre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis celui-ci un titre assez dcidpour qu'en l'ouvrant on st quoi s'en tenir. Celle qui, malgr ce titre, en osera lire uneseule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte ce livre, le mal taitfait d'avance. Puisqu'elle a commenc, qu'elle achve de lire: elle n'a plus rien risquer.

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    Qu'un homme austre, en parcourant ce recueil, se rebute aux premires parties, jette lelivre avec colre, et s'indigne contre l'diteur, je ne me plaindrai point son injustice; saplace, j'en aurais pu faire autant. Que si, aprs l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osaitblmer de l'avoir publi, qu'il le dise, s'il veut, toute la terre; mais qu'il ne vienne pas mele dire; je sens que je ne pourrais de ma vie estimer cet homme-l.

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    Premire partie

    Lettre I Julie

    Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais d beaucoup moins attendre; ouplutt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre?Vous m'avez promis de l'amiti; voyez mes perplexits, et conseillez-moi.

    Vous savez que je ne suis entr dans votre maison que sur l'invitation de madame votremre. Sachant que j'avais cultiv quelques talents agrables, elle a cru qu'ils ne seraientpas inutiles, dans un lieu dpourvu de matres, l'ducation d'une fille qu'elle adore. Fier, mon tour, d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de cedangereux soin, sans en prvoir le pril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous diraipoint que je commence payer le prix de ma tmrit: j'espre que je ne m'oublieraijamais jusqu' vous tenir des discours qu'il ne vous convient pas d'entendre, et manquer aurespect que je dois vos moeurs encore plus qu' votre naissance et vos charmes. Si jesouffre, j'ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d'un bonheurqui pt coter au vtre.

    Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aperois que, sans y songer, vous aggravezinnocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, ilest vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au dfaut de l'espoir; et je me seraisefforc de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avecl'honntet; mais comment me retirer dcemment d'une maison dont la matresse elle-mme m'a offert l'entre, o elle m'accable de bonts, o elle me croit de quelque utilit ce qu'elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mre du plaisir desurprendre un jour son poux par vos progrs dans des tudes qu'elle lui cache cedessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui dclarer le sujet de maretraite, et cet aveu mme ne l'offensera-t-il pas de la part d'un homme dont la naissanceet la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer vous?

    Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras o je suis; c'est que la mainqui m'y plonge m'en retire; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous; et qu'aumoins par piti pour moi vous daigniez m'interdire votre prsence. Montrez ma lettre vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira; je puis toutendurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-mme.

    Vous, me chasser! moi, vous fuir! et pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d'tresensible au mrite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore? Non, belle Julie; vos attraitsavaient bloui mes yeux, jamais ils n'eussent gar mon coeur sans l'attrait plus puissantqui les anime. C'est cette union touchante d'une sensibilit si vive et d'une inaltrabledouceur; c'est cette piti si tendre tous les maux d'autrui; c'est cet esprit juste et ce got

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    exquis qui tirent leur puret de celle de l'me; ce sont, en un mot, les charmes dessentiments, bien plus que ceux de la personne, que j'adore en vous. Je consens qu'on vouspuisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable et plus digne du coeur d'un honntehomme, non, Julie, il n'est pas possible.

    J'ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformit secrte entre nos affections,ainsi qu'entre nos gots et nos ges. Si jeunes encore, rien n'altre en nous les penchantsde la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d'avoir pris lesuniformes prjugs du monde, nous avons des manires uniformes de sentir et de voir; etpourquoi n'oserais-je imaginer dans nos coeurs ce mme concert que j'aperois dans nosjugements? Quelquefois nos yeux se rencontrent; quelques soupirs nous chappent enmme temps; quelques larmes furtives... Julie! si cet accord venait de plus loin... si leciel nous avait destins... toute la force humaine... Ah! pardon! je m'gare: j'ose prendremes voeux pour de l'espoir; l'ardeur de mes dsirs prte leur objet la possibilit qui luimanque.

    Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prpare. Je ne cherche point flatter monmal; je voudrais le har, s'il tait possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sortede grce que je viens vous demander. Tarissez, s'il se peut, la source du poison qui menourrit et me tue. Je ne veux que gurir ou mourir, et j'implore vos rigueurs comme unamant implorerait vos bonts.

    Oui, je promets, je jure de faire de mon ct tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ouconcentrer au fond de mon me le trouble que j'y sens natre: mais, par piti, dtournez demoi ces yeux si doux qui me donnent la mort; drobez aux miens vos traits, votre air, vosbras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide imprudence de mesregards; retenez cette voix touchante qu'on n'entend point sans motion; soyez hlas! uneautre que vous-mme, pour que mon coeur puisse revenir lui.

    Vous le dirai-je sans dtour? Dans ces jeux que l'oisivet de la soire engendre, vous vouslivrez devant tout le monde des familiarits cruelles; vous n'avez pas plus de rserveavec moi qu'avec un autre. Hier mme, il s'en fallut peu que, par pnitence, vous ne melaissassiez prendre un baiser: vous rsisttes faiblement. Heureusement que je n'eus gardede m'obstiner. Je sentis mon trouble croissante que j'allais me perdre, et je m'arrtai. Ah!si du moins je l'eusse pu savourer mon gr, ce baiser et t mon dernier soupir, et jeserais mort le plus heureux des hommes.

    De grce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas unqui n'ait son danger, jusqu'au pus puril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votremain, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-ellesur la mienne qu'un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fivre ou plutt le dlire:je ne vois, je ne sens pus rien; et, dans ce moment d'alination, que dire, que faire, o mecacher, comment rpondre de moi?

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    Durant nos lectures, c'est un autre inconvnient. Si je vous vois un instant sans votre mreou sans votre cousine, vous changez tout coup de maintien; vous prenez un air sisrieux, si froid, si glac, que le respect et la crainte de vous dplaire m'tent la prsenced'esprit et le jugement, et j'ai peine bgayer en tremblant quelques mots d'une leon quetoute votre sagacit vous fait suivre peine. Ainsi, l'ingalit que vous affectez tourne lafois au prjudice de tous deux; vous me dsolez et ne vous instruisez point, sans que jepuisse concevoir quel motif fait ainsi changer d'humeur une personne si raisonnable. J'osevous le demander, comment pouvez-vous tre si foltre en public, et si grave dans le tte--tte? Je pensais que ce devait tre tout le contraire, et qu'il fallait composer son maintien proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec unegale perplexit de ma part, le ton de crmonie en particulier, et le ton familier devanttout le monde: daignez tre plus gale, peut-tre serai-je moins tourment.

    Si la commisration naturelle aux mes bien nes peut vous attendrir sur les peines d'uninfortun auquel vous avez tmoign quelque estime, de lgers changements dans votreconduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement etson silence et ses maux. Si sa retenue et son tat ne vous touchent pas, et que vous vouliezuser du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure: il aime mieux encore prirpar votre ordre que par un transport indiscret qui le rendt coupable vos yeux. Enfin,quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point me reprocher d'avoir puformer un espoir tmraire; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce quej'oserais vous demander, quand mme je n'aurais point de refus craindre.

    Lettre II Julie

    Que je me suis abus, mademoiselle, dans ma premire lettre! Au lieu de soulager mesmaux, je n'ai fait que les augmenter en m'exposant votre disgrce, et je sens que le pirede tous est de vous dplaire. Votre silence, votre air froid et rserv, ne m'annoncent quetrop mon malheur. Si vous avez exauc ma prire en partie, ce n'est que pour mieux m'enpunir.

    E poi ch'amor di me vi fece accorta,

    Fur i biondi capelli allor velati,

    E l'amoroso sguardo in se raccolto.

    Vous retranchez en public l'innocente familiarit dont j'eus la folie de me plaindre; maisvous n'en tes que plus svre dans le particulier; et votre ingnieuse rigueur s'exercegalement par votre complaisance et par vos refus.

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    Que ne pouvez-vous connatre combien cette froideur m'est cruelle! vous me trouverieztrop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas revenir sur le pass, et faire que vousn'eussiez point vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, jen'crirais point celle-ci, si je n'eusse crit la premire, et je ne veux pas redoubler mafaute, mais la rparer. Faut-il, pour vous apaiser, dire que je m'abusais moi-mme? faut-ilprotester que ce n'tait pas de l'amour que j'avais pour vous?... Moi, je prononcerais cetodieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d'un coeur o vous rgnez? Ah! que je soismalheureux, s'il faut l'tre; pour avoir t tmraire, je ne serai ni menteur ni lche, et lecrime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le dsavouer.

    Je sens d'avance le poids de votre indignation, et j'en attends les derniers effets comme ungrce que vous me devez au dfaut de toute autre; car le feu qui me consume mrite d'trepuni, mais non mpris. Par piti, ne m'abandonnez pas moi-mme; daignez au moinsdisposer de mon sort; dites quelle est votre volont. Quoi que vous puissiez me prescrire,je ne saurai qu'obir. M'imposez-vous un silence ternel? je saurai me contraindre legarder. Me bannissez-vous de votre prsence? je jure que vous ne me verrez plus.M'ordonnez-vous de mourir? ah! ce ne sera pas le plus difficile. Il n'y a point d'ordreauquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer: encore obirais-je en cela mme,s'il m'tait possible.

    Cent fois le jour je suis tent de me jeter vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d'yobtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genouxtremblent et n'osent flchir; la parole expire sur mes lvres, et mon me ne trouve aucuneassurance contre la frayeur de vous irriter.

    Est-il au monde un tat plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il estcoupable, et ne saurait cesser de l'tre; le crime et le remords l'agitent de concert; et sanssavoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable, entre l'espoir de laclmence et la crainte du chtiment.

    Mais non, je n'espre rien, je n'ai droit de rien esprer. La seule grce que j'attends devous est de hter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce tre assezmalheureux que de me voir rduit la solliciter moi-mme? Punissez-moi, vous le devez;mais si vous n'tes impitoyable, quittez cet air froid et mcontent qui me met audsespoir: quand on envoie un coupable la mort, on ne lui montre plus de colre.

    Lettre III Julie

    Ne vous impatientez pas, mademoiselle; voici la dernire importunit que vous recevrezde moi.

    Quand je commenai de vous aimer, que j'tais loin de voir tous les maux que jem'apprtais! Je ne sentis d'abord que celui d'un amour sans espoir, que la raison peut

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    vaincre force de temps; j'en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vousdplaire; et maintenant j'prouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos proprespeines. O Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardezun silence invincible, mais tout dcle mon coeur attentif vos agitations secrtes. Vosyeux deviennent sombres, rveurs, fixs en terre; quelques regards gars s'chappent surmoi; vos vives couleurs se fanent; une pleur trangre couvre vos joues; la gaiet vousabandonne; une tristesse mortelle vous accable; et il n'y a que l'inaltrable douceur devotre me qui vous prserve d'un peu d'humeur.

    Soit sensibilit, soit ddain, soit piti pour mes souffrances, vous en tes affecte, je levois; je crains de contribuer aux vtres, et cette crainte m'afflige beaucoup plus quel'espoir qui devrait en natre ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-mme, ou votrebonheur m'est plus cher que le mien.

    Cependant, en revenant mon tour sur moi, je commence connatre combien j'avais maljug de mon propre coeur, et je vois trop tard que ce que j'avais d'abord pris pour un dlirepassager fera le destin de ma vie. C'est le progrs de votre tristesse qui m'a fait sentir celuide mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l'clat de votre teint, les charmes devotre esprit, toutes les grces de votre ancienne gaiet, n'eussent produit un effetsemblable celui de votre abattement. N'en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voirquel embrasement ces huit jours de langueur ont allum dans mon me, vous gmiriezvous-mme des maux que vous me causez. Ils sont dsormais sans remde, et je sens avecdsespoir que le feu qui me consume ne s'teindra qu'au tombeau.

    N'importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mriter de l'tre, et je saurai vousforcer d'estimer un homme qui vous n'avez pas daign faire la moindre rponse. Je suisjeune et peux mriter un jour la considration dont je ne suis pas maintenant digne. Enattendant, il faut vous rendre le repos que j'ai perdu pour toujours, et que je vous te icimalgr moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable.Adieu, trop belle Julie; vivez tranquille, et reprenez votre enjouement; ds demain vousne me verrez plus. Mais soyez sre que l'amour ardent et pur dont j'ai brl pour vous nes'teindra de ma vie, que mon coeur, plein d'un si digne objet, ne saurait plus s'avilir, qu'ilpartagera dsormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu'on ne verra jamaisprofaner par d'autres feux l'autel o Julie fut adore.

    I. Billet de Julie

    N'emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre loignement ncessaire. Un coeur vertueuxsaurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-tre craindre. Mais vous... vous pouvezrester.

    Rponse

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    Je me suis tu longtemps; votre froideur m'a fait parler la fin. Si l'on peut se vaincre pourla vertu, l'on ne supporte point le mpris de ce qu'on aime. Il faut partir.

    II. Billet de Julie

    Non, monsieur, aprs ce que vous avez paru sentir, aprs ce que vous m'avez os dire, unhomme tel que vous avez feint d'tre ne part point; il fait plus.

    Rponse

    Je n'ai rien feint qu'une passion modre dans un coeur au dsespoir. Demain vous serezcontente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir.

    III. Billet de Julie

    Insens! si mes jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens. Je suis obsde, et ne puisni vous parler ni vous crire jusqu' demain. Attendez.

    Lettre IV de Julie

    Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal dguis! Combien de fois j'ai jur qu'ilne sortirait de mon coeur qu'avec la vie! La tienne en danger me l'arrache; il m'chappe, etl'honneur est perdu. Hlas! j'ai trop tenu parole; est-il une mort plus cruelle que desurvivre l'honneur?

    Que dire? comment rompre un si pnible silence? ou plutt n'ai-je pas dj tout dit, et nem'as-tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entrane pardegrs dans les piges d'un vil sducteur, je vois, sans pouvoir m'arrter, l'horribleprcipice o je cours. Homme artificieux! c'est bien plus mon amour que le tien qui faitton audace. Tu vois l'garement de mon coeur, tu t'en prvaux pour me perdre; et quand tume rends mprisable, le pire de mes maux est d'tre force te mpriser. Ah! malheureux,je t'estimais, et tu me dshonores! crois-moi, si ton coeur tait fait pour jouir en paix de cetriomphe, il ne l'et jamais obtenu.

    Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n'avais point dans l'me des inclinationsvicieuses. La modestie et l'honntet m'taient chres; j'aimais les nourrir dans une viesimple et laborieuse. Que m'ont servi des soins que le ciel a rejets! Ds le premier jourque j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison; jele sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle,le rendent chaque jour plus mortel.

    Je n'ai rien nglig pour arrter le progrs de cette passion funeste. Dans l'impuissance dersister, j'ai voulu me garantir d'tre attaque; tes poursuites ont tromp ma vaine

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    prudence. Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours, cent fois j'aivoulu leur ouvrir mon coeur coupable; ils ne peuvent connatre ce qui s'y passe; ilsvoudront appliquer des remdes ordinaires un mal dsespr: ma mre est faible et sansautorit; je connais l'inflexible svrit de mon pre, et je ne ferai que perdre etdshonorer moi, ma famille, et toi-mme. Mon amie est absente, mon frre n'est plus; jene trouve aucun protecteur au monde contre l'ennemi qui me poursuit; j'implore en vain leciel, le ciel est sourd aux prires des faibles. Tout fomente l'ardeur qui me dvore; toutm'abandonne moi-mme, ou plutt tout me livre toi; la nature entire semble tre tacomplice; tous mes efforts sont vains, je t'adore en dpit de moi-mme. Comment moncoeur, qui n'a pu rsister dans toute sa force, cderait-il maintenant demi? comment cecoeur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de sa faiblesse? Ah! le premierpas, qui cote le plus; tait celui qu'il ne fallait pas faire; comment m'arrterais-je auxautres? Non; de ce premier pas je me sens entraner dans l'abme, et tu peux me rendreaussi malheureuse qu'il te plaira.

    Tel est l'tat affreux o je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu' celui qui m'y arduite, et que, pour me garantir de ma perte, tu dois tre mon unique dfenseur contre toi.Je pouvais, je le sais, diffrer cet aveu de mon dsespoir; je pouvais quelque tempsdguiser ma honte, et cder par degrs pour m'en imposer moi-mme. Vaine adresse quipouvait flatter mon amour-propre, et non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je senstrop o mne la premire faute, et je ne cherchais pas prparer ma ruine, mais l'viter.

    Toutefois, si tu n'es pas le dernier des hommes, si quelque tincelle de vertu brilla danston me, s'il y reste encore quelque trace des sentiments d'honneur dont tu m'as parupntr, puis-je te croire assez vil pour abuser de l'aveu fatal que mon dlire m'arrache?Non, je te connais bien; tu soutiendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde, tuprotgeras ma personne contre mon propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge demon innocence; mon honneur s'ose confier au tien, tu ne peux conserver l'un sans l'autre;me gnreuse, ah! conserve-les tous deux; et, du moins pour l'amour de toi-mme,daigne prendre piti de moi.

    O Dieu! suis-je assez humilie! Je t'cris genoux, je baigne mon papier de mes pleurs;j'lve toi mes timides supplications. Et ne pense pas cependant que j'ignore que c'tait moi d'en recevoir, et que, pour me faire obir, je n'avais qu' me rendre avec artmprisable. Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l'honntet: j'aime mieux tre tonesclave, et vivre innocente, que d'acheter ta dpendance au prix de mon dshonneur. Si tudaignes m'couter, que d'amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui tedevra son retour la vie! Quels charmes dans la douce union de deux mes pures! Tesdsirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont tu jouiras seront dignesdu ciel mme.

    Je crois, j'espre qu'un coeur qui m'a paru mriter tout l'attachement du mien ne dmentirapas la gnrosit que j'attends de lui; j'espre encore que, s'il tait assez lche pour abuser

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    de mon garement et des aveux qu'il m'arrache, le mpris, l'indignation, me rendraient laraison que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lche moi-mme pour craindre unamant dont j'aurais rougir. Tu seras vertueux, ou mpris; je serai respecte, ou gurie.Voil l'unique espoir qui me reste avant celui de mourir.

    Lettre V Julie

    Puissances du ciel! j'avais une me pour la douleur, donnez-m'en une pour la flicit.Amour, vie de l'me, viens soutenir la mienne prte dfaillir. Charme inexprimable de lavertu, force invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vostraits sont poignants! qui peut en soutenir l'atteinte? Oh! comment suffire au torrent dedlices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d'une craintive amante?Julie... non? ma Julie genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle qui l'univers devraitdes hommages, supplier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas sedshonorer lui-mme! Si je pouvais m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeursqui nous avilissent. Juge mieux, beaut pure et cleste, de la nature de ton empire. Eh! sij'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette me sanstache qui l'anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de cder mes poursuites? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect etd'honntet tous les sentiments qu'elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pouroser tre tmraire avec toi?

    Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'tre aim...aim de celle... Trnedu monde, combien je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettreadorable o ton amour et tes sentiments sont crits en caractres de feu; o malgr toutl'emportement d'un coeur agit, je vois avec transport combien, dans une me honnte, lespassions les plus vives gardent encore le saint caractre de la vertu! Quel monstre, aprsavoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton tat, et tmoigner par l'acte le plusmarqu son profond mpris pour lui-mme? Non, chre amante, prends confiance en unami fidle qui n'est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit jamais perdue,bien que le trouble de mes sens s'accroisse chaque instant, ta personne est dsormaispour moi le plus charmant, mais le plus sacr dpt dont jamais mortel fut honor. Maflamme et son objet conserveront ensemble une inaltrable puret. Je frmirais de porterla main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste, et tu n'est pas dans une sretplus inviolable avec ton pre qu'avec ton amant. Oh! si jamais cet amant heureux s'oublieun moment devant toi!... L'amant de Julie aurait une me abjecte! Non, quand je cesseraid'aimer la vertu, je ne t'aimerai plus; ma premire lchet, je ne veux plus que tum'aimes.

    Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit; c'est luide t'tre garant de ma retenue et de mon respect; c'est lui de te rpondre de lui-mme. Etpourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes dsirs? quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon coeur suffit peine celui qu'il gote? Nous sommes jeunes tous

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    deux, il est vrai; nous aimons pour la premire et l'unique fois de la vie, et n'avons nulleexprience des passions: mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-ilbesoin d'une exprience suspecte qu'on n'acquiert qu' force de vices? J'ignore si jem'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon coeur. Jene suis point un vil sducteur comme tu m'appelles dans ton dsespoir, mais un hommesimple et sensible, qui montre aisment ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir.Pour dire tout en un seul mot, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais,non, je ne sais pas mme si l'amour que tu fais natre est compatible avec l'oubli de lavertu, et si tout autre qu'une me honnte peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi,plus j'en suis pntr, plus mes sentiments s'lvent. Quel bien, que je n'aurais pas faitpour lui-mme, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne teconfier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier; crois qu'il suffit que jet'adore pour respecter jamais le prcieux dpt dont tu m'as charg. Oh! quel coeur jevais possder! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore,combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!

    Lettre VI de Julie Claire

    Veux-tu, ma cousine, passer ta vie pleurer cette pauvre Chaillot, et faut-il que les mortste fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; et je les partage; mais doivent-ilstre ternels? Depuis la perte de ta mre, elle t'avait leve avec le plus grand soin: elletait plutt ton amie ta gouvernante; elle t'aimait tendrement, et m'aimait parce que tum'aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse et d'honneur. Je sais toutcela, ma chre, et j'en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme taitpeu prudente avec nous; qu'elle nous faisait sans ncessit les confidences les plusindiscrtes; qu'elle nous entretenait sans cesse des maximes de la galanterie, des aventuresde sa jeunesse, du mange des amants; et que, pour nous garantir des piges des hommes,si elle ne nous apprenait pas leur en tendre, elle nous instruisait au moins de millechoses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir. Console-toi donc de sa pertecomme d'un mal qui n'est pas sans quelque ddommagement: l'ge o nous sommes, sesleons commenaient devenir dangereuses, et le ciel nous l'a peut-tre te au momento il n'tait pas bon qu'elle nous restt plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu medisais quand je perdis le meilleur des frres. La Chaillot t'est-elle plus chre? As-tu plusde raison de la regretter?

    Reviens, ma chre, elle n'a plus besoin de toi. Hlas! tandis que tu perds ton temps enregrets superflus, comment ne crains-tu point de t'en attirer d'autres? comment ne crains-tu point, toi qui connais l'tat de mon coeur, d'abandonner ton amie des prils que taprsence aurait prvenus? Oh! qu'il s'est pass de choses depuis ton dpart! Tu frmirasen apprenant quels dangers j'ai courus par mon imprudence. J'espre en tre dlivre:mais je me vois, pour ainsi dire, la discrtion d'autrui: c'est toi de me rendre moi-mme. Hte-toi donc de revenir. Je n'ai rien dit tant que tes soins taient utiles ta pauvreBonne; j'eusse t la premire t'exhorter les lui rendre. Depuis qu'elle n'est plus, c'est

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    sa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne ferais seule la campagne, et tu t'acquitteras des devoirs de la reconnaissance sans rien ter ceux del'amiti.

    Depuis le dpart de mon pre nous avons repris notre ancienne manire de vivre, et mamre me quitte moins; mais c'est par habitude plus que par dfiance. Ses socits luiprennent encore bien des moments qu'elle ne veut pas drober mes petites tudes, etBabi remplit alors sa place assez ngligemment. Quoique je trouve cette bonne mrebeaucoup trop de scurit, je ne puis me rsoudre l'en avertir; je voudrais bien pourvoir ma sret sans perdre son estime, et c'est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens,ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux leons que je prends sans toi, et j'ai peur dedevenir trop savante. Notre matre n'est pas seulement un homme de mrite; il estvertueux, et n'en est que plus craindre. Je suis trop contente de lui pour l'tre de moi: son ge et au ntre avec l'homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux tredeux filles qu'une.

    Lettre VII. Rponse

    Je t'entends, et tu me fais trembler. Non que je croie le danger aussi pressant que tul'imagines. Ta crainte modre la mienne sur le prsent, mais l'avenir m'pouvante, et, si tune peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hlas! combien de fois la pauvreChaillot m'a t-elle prdit que le premier soupir de ton coeur ferait le destin de ta vie! Ah!cousine, si jeune encore, faut-il voir dj ton sort s'accomplir! Qu'elle va nous manquer,cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l'et t peut-tre de tomberd'abord en de plus sres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennespour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pour nous gouverner nous-mmes:elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait exposes. Elle nous abeaucoup appris, et nous avons, ce me semble, beaucoup pens pour notre ge. La vive ettendre amiti qui nous unit presque ds le berceau nous a, pour ainsi dire, clair le coeurde bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons assez bien leurs signes et leurseffets; il n'y a que l'art de les rprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeunephilosophe connaisse mieux que nous cet art-l!

    Quand je dis nous, tu m'entends; c'est surtout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonnem'a toujours dit que mon tourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamaisl'esprit de savoir aimer, et que j'tais trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie,prends garde toi; mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour ton coeur. Aiebon courage cependant; tout ce que la sagesse et l'honneur pourront faire, je sais que tonme le fera; et la mienne fera, n'en doute pas, tout ce que l'amiti peut faire son tour. Sinous en savons trop pour notre ge, au moins cette tude n'a rien cot nos moeurs.Crois, ma chre, qu'il y a bien des filles plus simples qui sont moins honntes que nousnous le sommes parce que nous voulons l'tre; et, quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyende l'tre plus srement.

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    Cependant, sur ce que tu me marques, je n'aurai pas un moment de repos que je ne soisauprs de toi; car, si tu crains le danger, il n'est pas tout fait chimrique. Il est vrai que leprservatif est facile: deux mots ta mre, et tout est fini; mais je te comprends, tu neveux point d'un expdient qui finit tout: tu veux bien t'ter le pouvoir de succomber, maisnon pas l'honneur de combattre. O pauvre cousine!... encore si la moindre lueur... Lebaron d'Etange consentir donner sa fille, son enfant unique, un petit bourgeois sansfortune! L'espres-tu?... Qu'espres-tu donc? que veux-tu?... Pauvre, pauvre cousine!... Necrains rien toutefois de ma part; ton secret sera gard par ton amie. Bien des genstrouveraient plus honnte de le rvler: peut-tre auraient-ils raison. Pour moi, qui ne suispas une grande raisonneuse, je ne veux point d'une honntet qui trahit l'amiti, la foi, laconfiance; j'imagine que chaque relation, chaque ge a ses maximes, ses devoirs, sesvertus; que ce qui serait prudence d'autres, moi serait perfidie, et qu'au lieu de nousrendre sages, on nous rend mchants en confondant tout cela. Si ton amour est faible,nous le vaincrons; s'il est extrme, c'est l'exposer des tragdies que de l'attaquer par desmoyens violents; et il ne convient l'amiti de tenter que ceux dont elle peut rpondre.Mais, en revanche, tu n'as qu' marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras, tuverras ce que c'est qu'une dugne de dix-huit ans.

    Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; et le printemps n'est pas siagrable en campagne que tu penses; on y souffre la fois le froid et le chaud; on n'apoint d'ombre la promenade, et il faut se chauffer dans la maison. Mon pre, de sonct, ne laisse pas, au milieu de ses btiments, de s'apercevoir qu'on a la gazette ici plustard qu' la ville. Ainsi tout le monde ne demande pas mieux que d'y retourner, et tum'embrasseras, j'espre, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m'inquite est que quatreou cinq jours font je ne sais combien d'heures, dont plusieurs sont destines auphilosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes ces heures-l nedoivent sonner que pour lui.

    Ne va pas ici rougir et baisser les yeux: prendre un air grave, il t'est impossible; cela nepeut aller tes traits. Tu sais bien que je ne saurais pleurer sans rire, et que je n'en suis paspour cela moins sensible; je n'en ai pas moins de chagrin d'tre loin de toi; je n'en regrettepas moins la bonne Chaillot. Je te sais un gr infini de vouloir partager avec moi le soinde sa famille, je ne l'abandonnerai de mes jours; mais tu ne serais plus toi-mme si tuperdais quelque occasion de faire du bien. Je conviens que la pauvre mie tait babillarde,assez libre dans ses propos familiers, peu discrte avec de jeunes filles, et qu'elle aimait parler de son vieux temps. Aussi ne sont-ce pas tant les qualits de son esprit que jeregrette, bien qu'elle en et d'excellentes parmi de mauvaises; la perte que je pleure enelle, c'est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui donnait la fois pour moi latendresse d'une mre et la confiance d'une soeur. Elle me tenait lieu de toute ma famille.A peine ai-je connu ma mre! mon pre m'aime autant qu'il peut aimer; nous avons perduton aimable frre, je ne vois presque jamais les miens: me voil comme une orpheline

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    dlaisse. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mre, c'est toi: tu as raisonpourtant; tu me restes. Je pleurais! j'tais donc folle; qu'avais-je pleurer?

    P.-S. - De peur d'accident, j'adresse cette lettre notre matre, afin qu'elle te parvienneplus srement.

    Lettre VIII Julie

    Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! Mon coeur a plus qu'il n'esprait,et n'est pas content! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire! Ce coeur injuste osedsirer encore, quand il n'a plus rien dsirer; il me punit de ses fantaisies, et me rendinquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oubli les lois qui me sont imposes,ni perdu la volont de les observer; non: mais un secret dpit m'agite en voyant que ceslois ne cotent qu' moi, que vous qui vous prtendiez si faible tes si forte prsent, etque j'ai si peu de combats rendre contre moi-mme, tant je vous trouve attentive lesprvenir.

    Que vous tes change depuis deux mois, sans que rien ait chang que vous! Voslangueurs ont disparu: il n'est plus question de dgot ni d'abattement; toutes les grcessont venues reprendre leurs postes; tous vos charmes se sont ranims; la rose qui vientd'clore n'est pas plus frache que vous; les saillies ont recommenc; vous avez de l'espritavec tout le monde; vous foltrez, mme avec moi, comme auparavant; et, ce qui m'irriteplus que tout le reste; vous me jurez un amour ternel d'un air aussi gai que si vous disiezla chose du monde la plus plaisante.

    Dites, dites, volage, est-ce l le caractre d'une passion violente rduite se combattreelle-mme? et si vous aviez le moindre dsir vaincre, la contrainte n'toufferait-elle pasau moins l'enjouement? Oh! que vous tiez bien plus aimable quand vous tiez moinsbelle! que je regrette cette pleur touchante, prcieux gage du bonheur d'un amant! et queje hais l'indiscrte sant que vous avez recouvre aux dpens de mon repos! Oui,j'aimerais mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teintfleuri, qui m'outragent. Avez-vous oubli sitt que vous n'tiez pas ainsi quand vousimploriez ma clmence? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tranquille en peu detemps!

    Mais ce qui m'offense plus encore, c'est qu'aprs vous tre remise ma discrtion, vousparaissez vous en dfier, et que vous fuyez les dangers comme s'il vous en restait craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue, et mon inviolable respect mritait-ilcet affront de votre part? Bien loin que le dpart de votre pre nous ait laiss plus delibert, peine peut-on vous voir seule. Votre insparable cousine ne vous quitte plus.Insensiblement nous allons reprendre nos premires manires de vivre et notre anciennecirconspection, avec cette unique diffrence qu'alors elle vous tait charge, et qu'ellevous plat maintenant.

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    Quel sera donc le prix d'un si pur hommage, si votre estime ne l'est pas, et de quoi me sertl'abstinence ternelle et volontaire de ce qu'il y a de plus doux au monde, si celle quil'exige ne m'en sait aucun gr? Certes, je suis las de souffrir inutilement et de mecondamner aux plus dures privations sans en avoir mme le mrite. Quoi! faut-il que vousembellissiez impunment, tandis que vous me mprisez? Faut-il qu'incessamment mesyeux dvorent des charmes dont jamais ma bouche n'ose approcher? Faut-il enfin que jem'te moi-mme toute esprance, sans pouvoir au moins m'honorer d'un sacrifice aussirigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas ma foi, je ne veux plus la laisservainement engage: c'est une sret injuste que celle que vous tirez la fois de ma paroleet de vos prcautions; vous tes trop ingrate, ou je suis trop scrupuleux, et je ne veux plusrefuser de la fortune les occasions que vous n'aurez pu lui ter. Enfin, quoi qu'il en soit demon sort, je sens que j'ai pris une charge au-dessus de mes forces. Julie, reprenez la gardede vous-mme; je vous rends un dpt trop dangereux pour la fidlit du dpositaire, etdont la dfense cotera moins votre coeur que vous n'avez feint de la craindre.

    Je vous le dis srieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est--dire tez-moi lavie. J'ai pris un engagement tmraire. J'admire comment je l'ai pu tenir si longtemps; jesais que je le dois toujours; mais je sens qu'il m'est impossible. On mrite de succomberquand on s'impose de si prilleux devoirs. Croyez-moi, chre et tendre Julie, croyez-en cecoeur sensible qui ne vit que pour vous; vous serez toujours respecte: mais je puis uninstant manquer de raison, et l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreurde sang-froid. Heureux de n'avoir point tromp votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vousme devez le prix de deux sicles de souffrances.

    Lettre IX de Julie

    J'entends: les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agrable. Est-cel votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'tre gnreux! Nel'tiez-vous donc que par artifice? La singulire marque d'attachement que de vousplaindre de ma sant! Serait-ce que vous espriez voir mon fol amour achever de ladtruire, et que vous m'attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi longtemps que je ferais peur, et de vous rtracter quand jedeviendrais supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mrite tant fairevaloir.

    Vous me reprochez avec la mme quit le soin que je prends de vous sauver des combatspnibles avec vous-mme, comme si vous ne deviez pas plutt m'en remercier. Puis vousvous rtractez de l'engagement que vous avez pris comme d'un devoir trop charge; ensorte que, dans la mme lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, etde ce que vous n'en avez pas assez. Pensez-y mieux, et tchez d'tre d'accord avec vouspour donner vos prtendus griefs une couleur moins frivole; ou plutt, quittez toute cettedissimulation qui n'est pas dans votre caractre. Quoi que vous puissiez dire, votre coeur

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    est plus content du mien qu'il ne feint de l'tre: ingrat, vous savez trop qu'il n'aura jamaistort avec vous! Votre lettre mme vous dment par son style enjou, et vous n'auriez pastant d'esprit si vous tiez moins tranquille. En voil trop sur les vains reproches qui vousregardent; passons ceux qui me regardent moi-mme, et qui semblent d'abord mieuxfonds.

    Je le sens bien, la vie gale et douce que nous menons depuis deux mois ne s'accorde pasavec ma dclaration prcdente, et j'avoue que ce n'est pas sans raison que vous tessurpris de ce contraste. Vous m'avez d'abord vue au dsespoir, vous me trouvez prsenttrop paisible; de l vous accusez mes sentiments d'inconstance et mon coeur de caprice.Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop svrement? Il faut plus d'un jour pour leconnatre: attendez et vous trouverez peut-tre que ce coeur qui vous aime n'est pasindigne du vtre.

    Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j'prouvai les premires atteintes dusentiment qui m'unit vous, vous jugeriez du trouble qu'il dut me causer: j'ai t levedans des maximes si svres, que l'amour le plus pur me paraissait le comble dudshonneur. Tout m'apprenait ou me faisait croire qu'une fille sensible tait perdue aupremier mot tendre chapp de sa bouche; mon imagination trouble confondait le crimeavec l'aveu de la passion; et j'avais une si affreuse ide de ce premier pas, qu' peinevoyais-je au del nul intervalle jusqu'au dernier. L'excessive dfiance de moi-mmeaugmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de la chastet; jepris le tourment du silence pour l'emportement des dsirs. Je me crus perdue aussitt quej'aurais parl, et cependant il fallait parler o vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus dguisermes sentiments, je tchai d'exciter la gnrosit des vtres, et, me fiant plus vous qu'moi, je voulus, en intressant votre honneur ma dfense, me mnager des ressourcesdont je me croyais dpourvue.

    J'ai reconnu que je me trompais; je n'eus pas parl, que je me trouvai soulage; vousn'etes pas rpondu, que je me sentis tout fait calme: et deux mois d'exprience m'ontappris que mon coeur trop tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoind'amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse dcouverte.Sortie de cette profonde ignominie o mes terreurs m'avaient plonge, je gote le plaisirdlicieux d'aimer purement. Cet tat fait le bonheur de ma vie; mon humeur et ma sants'en ressentent; peine puis-je en concevoir un plus doux, et l'accord de l'amour et del'innocence me semble tre le paradis sur la terre.

    Ds lors je ne vous craignis plus; et, quand je pris soin d'viter la solitude avec vous, cefut autant pour vous que pour moi: car vos yeux et vos soupirs annonaient plus detransports que de sagesse; et si vous eussiez oubli l'arrt que vous avez prononc vous-mme, je ne l'aurais pas oubli.

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    Ah! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre me le sentiment de bonheur et depaix qui rgne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre jouir tranquillementdu plus dlicieux tat de la vie! Les charmes de l'union des coeurs se joignent pour nous ceux de l'innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre flicit; au sein des vraisplaisirs de l'amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

    E v' il piacere con l'onestade accanto.

    Je ne sais quel triste pressentiment s'lve dans mon sein, et me crie que nous jouissonsdu seul temps heureux que le ciel nous ait destin. Je n'entrevois dans l'avenir qu'absence,orages, troubles, contradictions: la moindre altration notre situation prsente me paratne pouvoir tre qu'un mal. Non, quand un lien plus doux nous unirait jamais, je ne saissi l'excs du bonheur n'en deviendrait pas bientt la ruine. Le moment de la possession estune crise de l'amour, et tout changement est dangereux au ntre. Nous ne pouvons plusqu'y perdre.

    Je t'en conjure, mon tendre et unique ami, tche de calmer l'ivresse des vains dsirs quesuivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Gotons en paix notre situationprsente. Tu te plais m'instruire, et tu sais trop si je me plais recevoir tes leons.Rendons-les encore plus frquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il faut pour labiensance; employons nous crire les moments que nous ne pouvons passer nousvoir, et profitons d'un temps prcieux, aprs lequel peut-tre nous soupirerons un jour.Ah! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que notre vie! L'esprit s'orne, la raisons'claire, l'me se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il notre bonheur?

    Lettre X Julie

    Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connais pas encore! Toujours jecrois connatre tous les trsors de votre belle me, et toujours j'en dcouvre de nouveaux.Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse la vertu, et, temprant l'une parl'autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d'aimable etd'attrayant dans cette sagesse qui me dsole; et vous ornez avec tant de grce lesprivations que vous m'imposez, qu'il s'en faut peu que vous ne me les rendiez chres.

    Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d'tre aim de vous; il n'y ena point, il n'y en peut avoir qui l'gale, et s'il fallait choisir entre votre coeur et votrepossession mme, non, charmante Julie, je ne balancerais pas un instant. Mais d'oviendrait cette amre alternative, et pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulurunir? Le temps est prcieux, dites-vous; sachons en jouir tel qu'il est, et gardons-nouspar notre impatience d'en troubler le paisible cours. Eh! qu'il passe et qu'il soit heureux!Pour profiter d'un tat aimable, faut-il en ngliger un meilleur, et prfrer le repos laflicit suprme? Ne perd-on pas tout le temps qu'on peut mieux employer? Ah! si l'on

  • 19

    peut vivre mille ans en un quart d'heure, quoi bon compter tristement les jours qu'onaura vcu?

    Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation prsente est incontestable; je sensque nous devons tre heureux, et pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler parvotre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui rsister quand elles'accorde la voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce sjour terrestre quisoit digne d'occuper mon me et mes sens: non, sans vous la nature n'est plus rien pourmoi; mais son empire est dans vos yeux, et c'est l qu'elle est invincible.

    Il n'en est pas ainsi de vous, cleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, etn'tes point en guerre avec les vtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d'une me si sublime: et comme vous avez la beaut des anges, vous en avez lapuret. O puret que je respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser oum'lever jusqu' vous! Mais non, je ramperai toujours sur la terre, et vous verrai toujoursbriller dans les cieux. Ah! soyez heureuse aux dpens de mon repos; jouissez de toutesvos vertus; prisse le vil mortel qui tentera jamais d'en souiller une! Soyez heureuse; jetcherai d'oublier combien je suis plaindre, et je tirerai de votre bonheur mme laconsolation de mes maux. Oui, chre amante, il me semble que mon amour est aussiparfait que son adorable objet; tous les dsirs enflamms par vos charmes s'teignent dansles perfections de votre me; je la vois si paisible, que je n'ose en troubler la tranquillit.Chaque fois que je suis tent de vous drober la moindre caresse, si le danger de vousoffenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d'altrer une flicit sipure; dans le prix des biens o j'aspire, je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvent coter;et, ne pouvant accorder mon bonheur avec le vtre, jugez comment j'aime, c'est au mienque j'ai renonc.

    Que d'inexplicables contradictions dans les sentiments que vous m'inspirez! Je suis lafois soumis et tmraire, imptueux et retenu; je ne saurais lever les yeux sur vous sansprouver des combats en moi-mme. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avecl'amour, l'attrait touchant de l'innocence; c'est un charme divin qu'on aurait regretd'effacer. Si j'ose former des voeux extrmes, ce n'est plus qu'en votre absence; mesdsirs, n'osant aller jusqu' vous, s'adressent votre image, et c'est sur elle que je mevenge du respect que je suis contraint de vous porter.

    Cependant je languis et me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne sauraitl'teindre ni le calmer et je l'irrite en voulant le contraindre. Je dois tre heureux, je lesuis, j'en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu'il est je n'en changerais pasavec les rois de la terre. Cependant un mal rel me tourmente, je cherche vainement lefuir; je ne voudrais point mourir, et toutefois je me meurs; je voudrais vivre pour vous, etc'est vous qui m'tez la vie.

    Lettre XI de Julie

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    Mon ami, je sens que je m'attache vous chaque jour davantage; je ne puis plus mesparer de vous; la moindre absence m'est insupportable, et il faut que je vous voie ou queje vous crive, afin de m'occuper de vous sans cesse.

    Ainsi mon amour s'augmente avec le vtre; car je connais prsent combien vousm'aimez, par la crainte relle que vous avez de me dplaire, au lieu que vous n'en aviezd'abord qu'une apparence pour mieux venir vos fins. Je sais fort bien distinguer en vousl'empire que le coeur a su prendre, du dlire d'une imagination chauffe; et je vois centfois plus de passion dans la contrainte o vous tes que dans vos premiers emportements.Je sais bien aussi que votre tat, tout gnant qu'il est, n'est pas sans plaisirs. Il est douxpour un vritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous compts, et dont aucunn'est perdu dans le coeur de ce qu'il aime. Qui sait mme si, connaissant ma sensibilit,vous n'employez pas, pour me sduire, une adresse mieux entendue? Mais non, je suisinjuste, et vous n'tes pas capable d'user d'artifice avec moi. Cependant, si je suis sage, jeme dfierai plus encore de la piti que de l'amour. Je me sens mille fois plus attendrie parvos respects que par vos transports, et je crains bien qu'en prenant le parti le plus honnte,vous n'ayez pris enfin le plus dangereux.

    Il faut que je vous dise, dans l'panchement de mon coeur, une vrit qu'il sent fortement,et dont le vtre doit vous convaincre: c'est qu'en dpit de la fortune, des parents et denous-mmes, nos destines sont jamais unies, et que nous ne pouvons plus tre heureuxou malheureux qu'ensemble. Nos mes se sont pour ainsi dire touches par tous les points,et nous avons partout senti la mme cohrence. (Corrigez-moi, mon ami, si j'applique malvos leons de physique.) Le sort pourra bien nous sparer, mais non pas nous dsunir.Nous n'aurons plus que les mmes plaisirs et les mmes peines; et comme ces aimantsdont vous me parliez, qui ont, dit-on, les mmes mouvements en diffrents lieux, noussentirions les mmes choses aux deux extrmits du monde.

    Dfaites-vous donc de l'espoir, si vous l'etes jamais de vous faire un bonheur exclusif, etde l'acheter aux dpens du mien. N'esprez pas pouvoir tre heureux si j'tais dshonore,ni pouvoir, d'un oeil satisfait, contempler mon ignominie et mes larmes. Croyez-moi, monami, je connais votre coeur bien mieux que vous ne le connaissez. Un amour si tendre etsi vrai doit savoir commander aux dsirs; vous en avez trop fait pour achever sans vousperdre, et ne pouvez plus combler mon malheur sans faire le vtre.

    Je voudrais que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vousvous en remettiez moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne mesoyez aussi cher que moi-mme? et pensez-vous qu'il pt exister pour moi quelque flicitque vous ne partageriez pas? Non, mon ami; j'ai les mmes intrts que vous, et un peuplus de raison pour les conduire. J'avoue que je suis la plus jeune; mais n'avez-vousjamais remarqu que si la raison d'ordinaire est plus faible et s'teint plus tt chez lesfemmes, elle est aussi plus tt forme, comme un frle tournesol crot et meurt avant un

  • 21

    chne? Nous nous trouvons ds le premier ge charges d'un si dangereux dpt, que lesoin de le conserver nous veille bientt le jugement; et c'est un excellent moyen de bienvoir les consquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu'elles nousfont courir. Pour moi, plus je m'occupe de notre situation, plus je troue que la raison vousdemande ce que je vous demande au nom de l'amour. Soyez donc docile sa douce voix,et laissez-vous conduire, hlas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un appui.

    Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s'entendre, et si vous partagerez,en lisant cette lettre, la tendre motion qui l'a dicte; je ne sais si nous pourrons jamaisnous accorder sur la manire de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l'avisde celui des deux qui spare le moins son bonheur du bonheur de l'autre est l'avis qu'ilfaut prfrer.

    Lettre XII Julie

    Ma Julie, que la simplicit de votre lettre est touchante! Que j'y vois bien la srnit d'uneme innocente, et la tendre sollicitude de l'amour! Vos penses s'exhalent sans art et sanspeine; elles portent au coeur une impression dlicieuse que ne produit point un styleapprt. Vous donnez des raisons invincibles d'un air si simple, qu'il y faut rflchir pouren sentir la force; et les sentiments levs vous cotent si peu, qu'on est tent de lesprendre pour des manires de penser communes. Ah! oui, sans doute, c'est vous dergler nos destins; ce n'est pas un droit que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige devous, c'est une justice que je vous demande, et votre raison me doit ddommager du malque vous avez fait la mienne. Ds cet instant je vous remets pour ma vie l'empire de mesvolonts; disposez de moi comme d'un homme qui n'est plus rien pour lui-mme, et donttout l'tre n'a de rapport qu' vous. Je tiendrai, n'en doutez pas, l'engagement que jeprends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j'en vaudrai mieux, ou vous en serez plusheureuse, et je vois partout le prix assur de mon obissance. Je vous remets donc sansrserve le soin de notre bonheur commun; faites le vtre, et tout est fait. Pour moi; qui nepuis ni vous oublier un instant, ni penser vous sans des transports qu'il faut vaincre, jevais m'occuper uniquement des soins que vous m'avez imposs.

    Depuis un an que nous tudions ensemble, nous n'avons gure fait que des lectures sansordre et presque au hasard, plus pour consulter votre got que pour l'clairer: d'ailleurstant de trouble dans l'me ne nous laissait gure de libert d'esprit. Les yeux taient malfixs sur le livre; la bouche en prononait les mots; l'attention manquait toujours. Votrepetite cousine, qui n'tait pas si proccupe, nous reprochait notre peu de conception, et sefaisait un honneur facile de nous devancer. Insensiblement elle est devenue le matre dumatre; et quoique nous ayons quelquefois ri de ses prtentions, elle est au fond la seuledes trois qui sait quelque chose de tout ce que nous avons appris.

    Pour regagner donc le temps perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employ?), j'aiimagin une espce de plan qui puisse rparer par la mthode le tort que les distractions

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    ont fait au savoir. Je vous l'envoie; nous le lirons tantt ensemble, et je me contente d'yfaire ici quelques lgres observations.

    Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d'un talage d'rudition, et savoirpour les autres plus que pour nous, mon systme ne vaudrait rien; car il tend toujours tirer peu de beaucoup de choses, et faire un petit recueil d'une grande bibliothque. Lascience est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, quicependant n'ajoute au bien-tre qu'autant qu'on la communique, et n'est bonne que dans lecommerce. Otez nos savants le plaisir de se faire couter, le savoir ne sera rien pour eux.Ils n'amassent dans le cabinet que pour rpandre dans le public; ils ne veulent tre sagesqu'aux yeux d'autrui; et ils ne se soucieraient plus de l'tude s'ils n'avaient plusd'admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassonspoint pour les revendre, mais pour les convertir notre usage; ni pour nous en charger,mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup nos lectures, ou, ce qui est lamme chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digrer; je penseque quand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de rflchir, il vaut toujoursmieux trouver de soi-mme les choses qu'on trouverait dans les livres; c'est le vrai secretde les bien mouler sa tte, et de se les approprier: au lieu qu'en les recevant telles qu'onnous les donne, c'est presque toujours sous une forme qui n'est pas la ntre. Nous sommesplus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse l'emprunt et laqute; on nous apprend nous servir du bien d'autrui plutt que du ntre; ou plutt,accumulant sans cesse, nous n'osons toucher rien: nous sommes comme ces avares quine songent qu' remplir leurs greniers, et dans le sein de l'abondance se laissent mourir defaim.

    Il y a, je l'avoue, bien des gens qui cette mthode serait fort nuisible, et qui ont besoin debeaucoup lire et peu mditer, parce qu'ayant la tte mal faite ils ne rassemblent rien de simauvais que ce qu'ils produisent d'eux-mmes. Je vous recommande tout le contraire, vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, et dont l'esprit actiffait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nouscommuniquerons donc nos ides; je vous dirai ce que les autres auront pens, vous medirez sur le mme sujet ce que vous pensez vous-mme, et souvent aprs la leon j'ensortirai plus instruit que vous.

    Moins vous aurez de lecture faire, mieux il faudra la choisir, et voici les raisons de monchoix. La grande erreur de ceux qui tudient est, comme je viens de vous dire, de se fiertrop leurs livres, et de ne pas tirer assez de leur fonds; sans songer que de tous lessophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sittqu'on veut rentrer en soi-mme, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui estbeau; nous n'avons pas besoin qu'on nous apprenne connatre ni l'un ni l'autre, et l'on nes'en impose l-dessus qu'autant qu'on s'en veut imposer. Mais les exemples du trs bon etdu trs beau sont plus rares et moins connus; il les faut aller chercher loin de nous. Lavanit, mesurant les forces de la nature sur notre faiblesse, nous fait regarder comme

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    chimriques les qualits que nous ne sentons pas en nous-mmes; la paresse et le vices'appuient sur cette prtendue impossibilit; et ce qu'on ne voit pas tous les jours, l'hommefaible prtend qu'on ne le voit jamais. C'est cette erreur qu'il faut dtruire, ce sont cesgrands objets qu'il faut s'accoutumer sentir et voir, afin de s'ter tout prtexte de ne lespas imiter. L'me s'lve, le coeur s'enflamme la contemplation de ces divins modles; force de les considrer, on cherche leur devenir semblable, et l'on ne souffre plus rien demdiocre sans un dgot mortel.

    N'allons donc pas chercher dans les livres des principes et des rgles que nous trouvonsplus srement au dedans de nous. Laissons l toutes ces vaines disputes des philosophessur le bonheur et sur la vertu; employons nous rendre bons et heureux le temps qu'ilsperdent chercher comment on doit l'tre, et proposons-nous de grands exemples imiter,plutt que de vains systmes suivre.

    J'ai toujours cru que le bon n'tait que le beau mis en action, que l'un tenait intimement l'autre, et qu'ils avaient tous deux une source communes dans la nature bien ordonne. Ilsuit de cette ide que le got se perfectionne par les mmes moyens que la sagesse, etqu'une me bien touche des charmes de la vertu doit proportion tre aussi sensible tous les autres genres de beauts. On s'exerce voir comme sentir, ou plutt une vueexquise n'est qu'un sentiment dlicat et fin. C'est ainsi qu'un peintre, l'aspect d'un beaupaysage ou devant un beau tableau, s'extasie des objets qui ne sont pas mme remarqusd'un spectateur vulgaire. Combien de choses qu'on n'aperoit que par sentiment et dont ilest impossible de rendre raison! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent sifrquemment, et dont le got seul dcide! Le got est en quelque manire le microscopedu jugement; c'est lui qui met les petits objets sa porte, et ses oprations commencento s'arrtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver? s'exercer voir ainsi qu'sentir, et juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiensqu'il n'appartient pas mme tous les coeurs d'tre mus au premier regard de Julie.

    Voil, ma charmante colire, pourquoi je borne toutes vos tudes des livres de got etde moeurs; voil pourquoi, tournant toute ma mthode en exemples, je ne vous donnepoint d'autre dfinition des vertus qu'un tableau des gens vertueux, ni d'autres rgles pourbien crire que les livres qui sont bien crits.

    Ne soyez donc pas surprise des retranchements que je fais vos prcdentes lectures; jesuis convaincu qu'il faut les resserrer pour les rendre utiles, et je vois tous les jours mieuxque tout ce qui ne dit rien l'me n'est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimerles langues, hors l'italienne que vous savez et que vous aimez; nous laisserons l noslments d'algbre et de gomtrie; nous quitterions mme la physique, si les termesqu'elle vous fournit m'en laissaient le courage; nous renoncerons pour jamais l'histoiremoderne, except celle de notre pays, encore n'est-ce que parce que c'est un pays libre etsimple, o l'on trouve des hommes antiques dans les temps modernes; car ne vous laissezpas blouir par ceux qui disent que l'histoire la plus intressante pour chacun est celle de

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    son pays. Cela n'est pas vrai. Il y a des pays dont l'histoire ne peut pas mme tre lue, moins qu'on ne soit imbcile ou ngociateur. L'histoire la plus intressante est celle ol'on trouve le plus d'exemples de moeurs, de caractres de toute espce, en un mot le plusd'instruction. Ils vous diront qu'il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens.Cela n'est pas vrai. Ouvrez leur histoire et faites-les taire. Il y a des peuples sansphysionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernements sans caractreauxquels il ne faut point d'historiens, et o, sitt qu'on sait quelle place un homme occupe,on sait d'avance tout ce qu'il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nousmanquent; mais demandez-leur pourquoi. Cela n'est pas vrai. Donnez matire de bonneshistoires, et les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous lestemps se ressemblent, qu'ils ont les mmes vertus et les mmes vices; qu'on n'admire lesanciens que parce qu'ils sont anciens. Cela n'est pas vrai non plus; car on faisait autrefoisde grandes choses avec de petits moyens, et l'on fait aujourd'hui tout le contraire. Lesanciens taient contemporains de leurs historiens, et nous ont pourtant appris lesadmirer: assurment, si la postrit jamais admire les ntres, elle ne l'aura pas appris denous.

    J'ai laiss, par gard pour votre insparable cousine, quelques livres de petite littratureque je n'aurais pas laisss pour vous; hors de Ptrarque, le Tasse, le Mtastase, et lesmatres du thtre franais, je n'y mle ni pote, ni livres d'amour, contre l'ordinaire deslectures consacres votre sexe. Qu'appendrions-nous de l'amour dans ces livres? Ah!Julie, notre coeur nous en dit plus qu'eux et le langage imit des livres est bien froid pourquiconque est passionn lui-mme! D'ailleurs ces tudes nervent l'me, la jettent dans lamollesse, et lui tent tout son ressort. Au contraire, l'amour vritable est un feu dvorantqui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle. C'estpour cela qu'on a dit que l'amour faisait des hros. Heureux celui que le sort et placpour le devenir, et qui aurait Julie pour amante!

    Lettre XIII de Julie

    Je vous le disais bien que nous tions heureux; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui quej'prouve au moindre changement d'tat. Si nous avions des peines bien vives, uneabsence de deux jours nous en ferait-elle tant? Je dis nous, car je sais que mon amipartage mon impatience; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-mme: je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-l.

    Nous ne sommes la campagne que d'hier au soir: il n'est pas encore l'heure o je vousverrais la ville, et cependant mon dplacement me fait dj trouver votre absence plusinsupportable. Si vous ne m'aviez pas dfendu la gomtrie, je vous dirais que moninquitude est en raison compose des intervalles du temps et du lieu; tant je trouve quel'loignement ajoute au chagrin de l'absence!

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    J'ai apport votre lettre et votre plan d'tudes pour mditer l'une et l'autre, et j'ai dj reludeux fois la premire: la fin m'en touche extrmement. Je vois, mon ami, que vous sentezle vritable amour, puisqu'il ne vous a point t le got des choses honntes, et que voussavez encore dans la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices la vertu.En effet, employer la voie de l'instruction pour corrompre une femme est de toutes lessductions la plus condamnable; et vouloir attendrir sa matresse l'aide des romans estavoir bien peu de ressources en soi-mme. Si vous eussiez pli dans vos leons laphilosophie vos vues, si vous eussiez tch d'tablir des maximes favorables votreintrt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientt dtrompe; mais la plus dangereusede vos sductions est de n'en point employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara demon coeur, et que j'y sentis natre le besoin d'un ternel attachement, je ne demandai pointau ciel de m'unir un homme aimable, mais un homme qui et l'me belle; car je sentaisbien que c'est, de tous les agrments qu'on peut avoir, le moins sujet au dgot, et que ladroiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placma prfrence, j'ai eu, comme Salomon, avec ce que j'avais demand, encore ce que je nedemandais pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l'accomplissement decelui-l, et je ne dsespre pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jourque vous mritez de l'tre. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstaclesterribles: je n'ose rien me promettre; mais croyez que tout ce que la patience et l'amourpourront faire ne sera pas oubli. Continuez cependant complaire en tout ma mre, etprparez-vous, au retour de mon pre, qui se retire enfin tout fait aprs trente ans deservice, supporter les hauteurs d'un vieux gentilhomme brusque, mais plein d'honneur,qui vous aimera sans vous caresser, et vous estimera sans le dire.

    J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont prs de notremaison. O mon doux ami! je t'y conduisais avec moi, ou plutt je t'y portais dans monsein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble; j'y marquais des asilesdignes de nous retenir; nos coeurs s'panchaient d'avance dans ces retraites dlicieuses;elles ajoutaient au plaisir que nous gotions d'tre ensemble; elles recevaient leur tourun nouveaux prix du sjour de deux vrais amants, et je m'tonnais de n'y avoir pointremarqu seule les beauts que j'y trouvais avec toi.

    Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que lesautres, dans lequel je me plais davantage, et o, par cette raison, je destine une petitesurprise mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la dfrence, et moi jamais degnrosit: c'est l que je veux lui faire sentir, malgr les prjugs vulgaires, combien ceque le coeur donne vaut mieux que ce qu'arrache l'importunit. Au reste, de peur quevotre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prvenir que nousn'irons point ensemble dans le bosquet sans l'insparable cousine.

    A propos d'elle, il est dcid, si cela ne vous fche pas trop, que vous viendrez nous voirlundi. Ma mre enverra sa calche ma cousine; vous vous rendrez chez elle dix heures;

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    elle vous amnera; vous passerez la journe avec nous, et nous nous en retournerons tousensemble le lendemain aprs le dner.

    J'en tais ici de ma lettre quand j'ai rflchi que je n'avais pas pour vous la remettre lesmmes commodits qu' la ville. J'avais d'abord pens de vous renvoyer un de vos livrespar Gustin, le fils du jardinier, et de mettre ce livre une couverture de papier, danslaquelle j'aurais insr ma lettre; mais, outre qu'il n'est pas sr que vous vous avisassiez dela chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer des pareils hasards ledestin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet lerendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner vous-mme. Aussi bienj'aurais un peu de souci qu'il n'y et trop de commentaires sur le mystre du bosquet.

    Lettre XIV Julie

    Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? tu voulais me rcompenser, et tu m'as perdu. Jesuis ivre, ou plutt insens. Mes sens sont altrs, toutes mes facults sont troubles parce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C'est du poison quej'ai cueilli sur tes lvres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta piti me faitmourir.

    O souvenir immortel de cet instant d'illusion, de dlire et d'enchantement, jamais, jamaistu ne t'effaceras de mon me; et tant que les charmes de Julie y seront gravs, tant que cecoeur agit me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur dema vie!

    Hlas! je jouissais d'une apparente tranquillit; soumis tes volonts suprmes, je nemurmurais plus d'un sort auquel tu daignais prsider. J'avais dompt les fougueusessaillies d'une imagination tmraire; j'avais couvert mes regards d'un voile, et mis uneentrave mon coeur; mes dsirs n'osaient plus s'chapper qu' demi; j'tais aussi contentque je pouvais l'tre. Je reois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons Clarens, je t'aperois, et mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitationnouvelle; je t'aborde comme transport, et j'avais grand besoin de la diversion de tacousine pour cacher mon trouble ta mre. On parcourt le jardin, l'on dne tranquillement,tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redoutable tmoin; le soleilcommence baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, et mapaisible simplicit n'imaginait pas mme un tat plus doux que le mien.

    En approchant du bosquet, j'aperus, non sans une motion secrte, vos signesd'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel clat. En yentrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisammentsuppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre ce mystre, j'embrassai cettecharmante amie; et, tout aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieuxque les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait tre. Mais que devins-je un

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    moment aprs quand je sentis... la main me tremble... un doux frmissement... ta bouchede roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serr danstes bras! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint l'instantm'embraser. Toutes les parties de moi-mme se rassemblrent sous ce toucher dlicieux.Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lvres brlantes, et mon coeur se mourait sous lepoids de la volupt, quand tout coup je te vis plir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer surta cousine, et tomber en dfaillance. Ainsi la frayeur teignit le plaisir, et mon bonheur nefut qu'un clair.

    A peine sais-je ce qui m'est arriv depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'aireue ne peut plus s'effacer. Une faveur?... c'est un tourment horrible... Non, garde tesbaisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop cres, trop pntrants; ils percent, ilsbrlent jusqu' la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jet dans ungarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le mme, et ne te vois plus lamme. Je ne te vois plus comme autrefois rprimante et svre; mais je te sens et tetouche sans cesse unie mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort quem'annonce un transport dont je ne suis plus matre, quelque traitement que ta rigueur medestine, je ne puis plus vivre dans l'tat o je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire tes pieds... ou dans tes bras.

    Lettre XV de Julie

    Il est important, mon ami, que nous nous sparions pour quelque temps, et c'est ici lapremire preuve de l'obissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion,croyez que j'en ai des raisons trs fortes: il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aiepour m'y rsoudre; quant vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volont.

    Il y a longtemps que vous avez un voyage faire en Valais. Je voudrais que vous pussiezl'entreprendre prsent qu'il ne fait pas encore froid. Quoique l'automne soit encoreagrable ici, vous voyez dj blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant, et dans sixsemaines je ne vous laisserais pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tchez donc departir ds demain: vous m'crirez l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez lavtre quand vous serez arriv Sion.

    Vous n'avez jamais voulu me parler de l'tat de vos affaires; mais vous n'tes pas dansvotre patrie; je sais que vous y avez peu de fortune, et que vous ne faites que la drangerici, o vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourseest dans la mienne, et je vous envoie un lger acompte dans celle que renferme cette bote,qu'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficults; jevous estime trop pour vous croire capable d'en faire.

    Je vous dfends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous direadieu. Vous pouvez crire ma mre ou moi, simplement pour nous avertir que vous

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    tes forc de partir sur-le-champ pour une affaire imprvue, et me donner, si vous voulez,quelques avis sur mes lectures jusqu' votre retour. Tout cela doit tre fait naturellementet sans aucune apparence de mystre. Adieu, mon ami; n'oubliez pas que vous emportez lecoeur et le repos de Julie.

    Lettre XVI. Rponse

    Je relis votre terrible lettre, et frisonne chaque ligne. J'obirai pourtant, je l'ai promis, jele dois; j'obirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un telsacrifice cote mon coeur. Ah! vous n'aviez pas besoin de l'preuve du bosquet pour mele rendre sensible. C'est un raffinement de cruaut perdu pour votre me impitoyable, et jepuis au moins vous dfier de me rendre plus malheureux.

    Vous recevrez votre bote dans le mme tat o vous l'avez envoye. C'est trop d'ajouterl'opprobre la cruaut; si je vous ai laisse matresse de mon sort, je ne vous ai pointlaisse l'arbitre de mon honneur. C'est un dpt sacr (l'unique, hlas! qui me reste) dontjusqu' la fin de ma vie nul ne sera charg que moi seul.

    Lettre XVII. Rplique

    Votre lettre me fait piti; c'est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais crite.

    J'offense donc votre honneur, pour lequel je donnerais mille fois ma vie? J'offense doncton honneur, ingrat! qui m'as vue prte t'abandonner le mien? O est-il donc cet honneurque j'offense? Dis-le-moi, coeur rampant, me sans dlicatesse. Ah! que tu es mprisable,si tu n'as qu'un honneur, que Julie ne connaisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leursort n'oseraient partager leurs biens, et celui qui fait profession d'tre moi se tientoutrag de mes dons! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu'on aime? Depuisquand ce que le coeur donne dshonore-t-il le coeur qui l'accepte? Mais on mprise unhomme qui reoit d'un autre: on mprise celui dont les besoins passent la fortune. Et quile mprise? des mes abjectes qui mettent l'honneur dans la richesse, et psent les vertusau poids de l'or. Est-ce dans ces basses maximes qu'un homme de bien met son honneur etle prjug mme de la raison n'est-il pas en faveur du plus pauvre?

    Sans doute, il est des dons vils qu'un honnte homme ne peut accepter; mais apprenezqu'ils ne dshonorent pas moins la main qui les offre, et qu'un don honnte faire esttoujours honnte recevoir; or, srement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s'englorifie. Je ne sache rien de plus mprisable qu'un homme dont on achte le coeur et lessoins, si ce n'est la femme qui les paye; mais entre deux coeurs unis la communaut desbiens est une justice et un devoir; et si je me trouve encore en arrire de ce qui me reste deplus qu' vous, j'accepte sans scrupule ce que je rserve, et je vous dois ce que je ne vousai pas donn. Ah! si les dons de l'amour sont charge, quel coeur jamais peut trereconnaissant?

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    Supposeriez-vous que je refuse mes besoins ce que je destine pourvoir aux vtres? Jevais vous donner du contraire une preuve sans rplique. C'est que la bourse que je vousrenvoie contient le double de ce qu'elle contenait la premire fois, et qu'il ne tiendrait qu'moi de la doubler encore. Mon pre me donne pour mon entretien une pension, modique la vrit, mais laquelle je n'ai jamais besoin de toucher, tant ma mre est attentive pourvoir tout, sans compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m'entretenirde l'une et de l'autre. Il est vrai que je n'tais pas toujours aussi riche; les soucis d'unepassion fatale m'ont fait depuis longtemps ngliger certains soins auxquels j'employaismon superflu: c'est une raison de plus d'en disposer comme je fais; il faut vous humilierpour le mal dont vous tes cause, et que l'amour expie les fautes qu'il fait commettre.

    Venons l'essentiel. Vous dites que l'honneur vous dfend d'accepter mes dons. Si celaest, je n'ai plus rien dire, et je conviens avec vous qu'il ne vous est pas permis d'alinerun pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement,incontestablement, et sans vaine subtilit; car vous savez que je hais les sophismes. Alorsvous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et il n'en sera plusparl.

    Mais comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'honneur, si vous merenvoyez encore une fois la bote sans justification, ou que votre justification soitmauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.

    Lettre XVIII Julie

    J'ai reu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous: tes-vouscontente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obi?

    Je ne puis vous parler de mon voyage; peine sais-je comment il s'est fait. J'ai mis troisjours faire vingt lieues; chaque pas qui m'loignait de vous sparait mon corps de monme, et me donnait un sentiment anticip de la mort. Je voulais vous dcrire ce que jeverrais. Vain projet! Je n'ai rien vu que vous, et ne puis vous peindre que Julie. Lespuissantes motions que je viens d'prouver coup sur coup m'ont jet dans des distractionscontinuelles; je me sentais toujours o je n'tais point: peine avais-je assez de prsenced'esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arriv Sion sans tre parti deVevai.

    C'est ainsi que j'ai trouv le secret d'luder votre rigueur et de vous voir sans vousdsobir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me sparer de vous toutentier. Je n'ai tran dans mon exil que la moindre partie de moi-mme: tout ce qu'il y a devivant en moi demeure auprs de vous sans cesse. Il erre impunment sur vos yeux, survos lvres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pntre partout comme une vapeursubtile, et je suis plus heureux en dpit de vous que je ne fus jamais de votre gr.

  • 30

    J'ai ici quelques personnes voir, quelques affaires traiter; voil ce qui me dsole. Je nesuis point plaindre dans la solitude, o je puis m'occuper de vous et me transporter auxlieux o vous tes. La vie active qui me rappelle moi tout entier m'est seuleinsupportable. Je vais faire mal et vite pour tre promptement libre, et pouvoir m'garer mon aise dans les lieux sauvages qui forment mes yeux les charmes de ce pays. Il fauttout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous.

    Lettre XIX Julie

    Rien ne m'arrte plus ici que vos ordres; cinq jours que j'y ai passs ont suffi et au delpour mes affaires; si toutefois on peut appeler des affaires celles o le coeur n'a point depart. Enfin vous n'avez plus de prtexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu'afin deme tourmenter.

    Je commence tre fort inquiet du sort de ma premire lettre; elle fut crite et mise laposte en arrivant: l'adresse en est fidlement copie sur celle que vous m'envoytes: jevous ai envoy la mienne avec le mme soin, et si vous aviez fait exactement rponse, elleaurait dj d me parvenir. Cette rponse pourtant ne vient point, et il n'y a nulle causepossible et funeste de son retard que mon esprit troubl ne se figure. O ma Julie! qued'imprvues catastrophes peuvent en huit jours rompre jamais les plus doux liens dumonde! Je frmis de songer qu'il n'y a pour moi qu'un seul moyen d'tre heureux et desmillions d'tre misrable. Julie, m'auriez-vous oubli? Ah! c'est la plus affreuse de mescraintes! Je puis prparer ma constance aux autres malheurs, mais toutes les forces demon me dfaillent au seul soupon de celui-l.

    Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les calmer. Le sentiment de mesmaux s'aigrit sans cesse loin de vous, et, comme si je n'en avais pas assez pour m'abattre,je m'en forge encore d'incertains pour irriter tous les autres. D'abord mes inquitudestaient moins vives. Le trouble d'un dpart subit, l'agitation du voyage, donnaient lechange mes ennuis; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hlas! je combattais; unfer mortel a perc mon sein, et la douleur ne s'es fait sentir que longtemps aprs lablessure.

    Cent fois, en lisant des romans, j'ai ri des froides plaintes des amants sur l'absence. Ah! jene savais pas alors quel point la vtre un jour me serait insupportable! Je sensaujourd'hui combien une me paisible est peu propre juger des passions, et combien ilest insens de rire des sentiments qu'on n'a point prouvs. Vous le dirai-je pourtant? Jene sais quelle ide consolante et douce tempre en moi l'amertume de votre loignement,en songeant qu'il s'est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sontmoins cruels que s'ils m'taient envoys par la fortune; s'ils servent vous contenter, je nevoudrais pas ne les point sentir; ils sont les garants de leur ddommagement, et je connaistrop bien votre me pour vous croire barbare pure perte.

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    Si vous voulez m'prouver, je n'en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suisconstant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me rservez. Dieux! si c'taitl votre ide, je me plaindrais de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeurune si douce attente, inventez, s'il se peut, des maux mieux proportionns leur prix.

    Lettre XX de Julie

    Je reois la fois vos deux lettres; et je vois, par l'inquitude que vous marquez dans laseconde sur le sort de l'autre, que, quand l'imagination prend les devants, la raison ne sehte pas comme elle, et souvent la laisse aller seule. Penstes-vous, en arrivant Sion,qu'un courrier tout prt n'attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me seraitremise en arrivant ici, et que les occasions ne favoriseraient pas moins ma rponse? Il n'enva pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues la fois, parce que lecourrier, qui ne passe qu'une fois la semaine, n'est parti qu'avec la seconde. Il faut uncertain temps pour distribuer les lettres; il en faut mon commissionnaire pour me rendrela mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d'ici le lendemain du jour qu'il estarriv. Ainsi, tout bien calcul, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bienchoisi, pour recevoir rponse l'un de l'autre; ce que je vous explique afin de calmer unefois pour toutes votre impatiente vivacit. Tandis que vous dclamez contre la fortune etma ngligence, vous voyez que je m'informe adroitement de tout ce qui peut assurer notrecorrespondance et prvenir vos perplexits. Je vous laisse dcider de quel ct sont lesplus tendres soins.

    Ne parlons plus de peines, mon bon ami; ah! respectez et partagez plutt le plaisir quej'prouve, aprs huit mois d'absence, de revoir le meilleur des pres! Il arriva jeudi ausoir, et je n'ai song qu' lui depuis cet heureux moment. O toi que j'aime le mieux aumonde aprs les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-ellescontrister mon me, et troubler les premiers plaisirs d'une famille runie? Tu voudrais quemon coeur s'occupt de toi sans cesse; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fillednature qui les feux de l'amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintesd'un amant rendraient insensibles aux caresses d'un pre? Non, mon digne ami,n'empoisonne point par d'injustes reproches l'innocente joie que m'inspire un si douxsentiment. Toi dont l'me est si tendre et si sensible, ne conois-tu point quel charme c'estde sentir, dans ces purs et sacrs embrassements, le sein d'un pre palpiter d'aise contrecelui de sa fille? Ah! crois-tu qu'alors le coeur puisse un moment se partager, et riendrober la nature?

    Sol che son figlia io mi rammento adesso.

    Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a une fois aim?Non, les impressions plus vives, qu'on suit quelques instants, n'effacent pas pour cela lesautres. Ce n'est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n'est point sans plaisir que je

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    vous verrais de retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le faut, sans endemander davantage. Soyez sr que je vous rappellerai le plus tt qu'il me sera possible;et pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l'absence n'est pas celui qui en souffrele plus.

    Lettre XXI Julie

    Que j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaite avec tant d'ardeur! J'attendais lecourrier la poste. A peine le paquet tait-il ouvert que je me nomme; je me rendsimportun: on me dit qu'il y a une lettre, je tressaille; je la demande agit d'une mortelleimpatience; je la reois enfin. Julie, j'aperois les traits de ta main adore! La miennetremble en s'avanant pour recevoir ce prcieux dpt. Je voudrais baiser mille fois cessacrs caractre. O circonspection d'un amour craintif! Je n'ose porter la lettre mabouche, ni l'ouvrir devant tant de tmoins. Je me drobe la hte; mes genoux tremblaientsous moi; mon motion croissante me laisse peine apercevoir mon chemin; j'ouvre lalettre au premier dtour: je la parcours, je la dvore; et peine suis-je ces lignes o tupeins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable pre, que je fonds enlarmes; on me regarde, j'entre dans une alle pour chapper aux spectateurs; l je partageton attendrissement; j'embrasse avec transport cet heureux pre que je connais peine; et,la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs sa mmoirehonore.

    Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain et triste savoir? Ah!c'est de vous qu'il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d'honnte, dans une mehumaine, et surtout ce divin accord de la vertu, de l'amour et de la nature, qui ne se trouvejamais qu'en vous. Non, il n'y a point d'affection saine qui n'ait sa place dans votre coeur,qui ne s'y distingue par la sensibilit qui vous est propre; et, pour savoir moi-mme rglerle mien, comme j'ai soum