Jean-Luc Marion_L'Événement, Le Phénomène Et Le Révélé

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  • Sommaire

    SANCE ACADMIQUE

    Autour du Prof. J.-L. Marion- Prsentation du dossier, Ph. Capelle- L'vnement, le phnomne et le rvl, J.-L. Marion- Index sui et non dati, j. Greisch- Phnomnologie radicale et phnomne de rvlation, V. Holzer

    RELIG IO N ET SOCIT

    - Une philosophie de lautorit : Joseph de Maistre, J.-Y. Pranchre- Do sautorise-t-on ?, P. Tapernoux

    TUDES

    - Prtres au service de la nouvelle vanglisation, Mgr A. Scola- Les lois du Pentateuque, N. Lohfink s.j.- Barbey dAurevilly et la dignit du scandale, E. Godo- J.-J. Languet de Gergy, B. Moreau- Lart religieux du XIII sicle en France, D. Moulinet

    MLANGES

    - Colloque sur la localisation du sige dAlsia, A. Wartelle- La critique dAlise-Sainte-Reine par Jules Quicherat, A. Wartelle- Le sminaire dhiratique lELCOA, A. Gasse- Souvenirs obsoltes dun dinosaure de Gntik Park, Cl. Prvost

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  • C H R O N I Q U E

    Sance acadmique en l'honneur de M. le Professeur Jacques Briend- Prsentation du Professeur Jacques Briend, J.-F. Baudoz 243- Y a-t-il en Isral une succession prophtique ? J. Briend 247

    - L is t e s d e t h s e s s o u t e n u e se n t r e l e 0 1 . 1 1 . 1 9 9 7 e t le 3 1 . 1 0 . 1 9 9 8 259

    - S o u t e n a n c e s d e t h s e 263

    - Libri nostri 274- Cl. Bressolette (dir.), Monseigneur d'Hulst, fondateur de l'Institut catholique

    de Paris (M. Neusch) 274- V. Holzer, Dieu trinit dans l'histoire, le diffrend Balthasar-Palmer (H.-J.

    Gagey) 278- G. Maurel, Y. Huet de Barochez, Un sage pour notre temps : David joseph

    Lallement (La Rdaction) 283- A. Loupiac, La potique des lments dans la Pharsale de Lucain (A. Wartelle) 284- Chr. Hourticq, Les religieuses (Sur Izquierdo) 287- I. Schwartz-Gastine, Rencontres potiques du monde anglophone (La Rdac

    tion) 291

    - In memoriam 292

    LIVRES R E U S 295

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  • L v n e m e n t , l e p h n o m n e e t l e r v l

    Jean-Luc Marion

    P ro fe s s eu r l'U n iv ers it P ar is IV -S o rb on n e , P ro fe s s eu r in v it l'U n iv ers it d e C h icag o

    I. Ce qui se m ontre et ce qui se donne

    Tout phnom ne ap p arat, m ais il n 'ap p arat qu 'autant q u 'il se montre. Que le phnomne se dfinisse comme ce qui se montre en soi et partir de soi, Heidegger Ta tabli et fait admettre. Mais il a laiss largem ent indterm ine la faon dont peut se penser le so i l'uvre dans ce qui s e montre. Comment, en effet, un phnomne peut-il revendiquer de se dployer lui-m m e et soi-mm e, si un ] e transcendantal le constitue comme un objet, mis disposition pour et par la pense qui le pntre exhaustivem ent ?

    Dans un tel monde - celui des objets techniques, le ntre pour sa plus grande part - , les phnomnes n 'atteignent que le rang d'objets, leur phnom nalit reste donc d 'em prunt et comme drive de l 'in tentionnalit et de l'intuition que nous leur confrons. Pour admettre au contraire qu'un phnomne se montre, il faudrait pouvoir lui reconnatre un so i , tel qu'il prenne l'initiative de sa manifestation. La question devient ds lors de savoir si et com m ent une telle initiative de m anifestation peut choir un phnom ne. Nous avons propos la rponse suivante : un phnomne ne s e montre que pour autant que d 'abord il s e donne - tout ce qui s e m ontre doit, pour y parvenir, d 'abord s e donner. Pourtant, com m e nous le verrons, la rciproque ne vaut pourtant pas exactement, car tout ce qui se donne ne se montre

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    pas pour autant - la donation ne se phnomnalise pas toujours. Mais comment reprer ce qui se donne ? La donation de soi ne peut en effet pas se voir directement, puisque ne se voit que ce qui dj se montre ou, du moins, dans le cas des objets, est montr. Si la manifestation rsulte peut-tre de la donation, la donation doit la prcder ; elle lui reste donc antrieure, autrement dit non encore engage dans l'espace de la visibilit, par suite, strictement parler, invue. Nous ne pourrions donc pas accder la donation, au mouvement par lequel le phnomne se donne, en contournant la visibilit de ce qui ventuellement s'y montre, supposer, bien sr qu'une phnomnalit non objective puisse ainsi s'attester. Il ne reste donc qu'une seule voie : tenter de reprer, dans l'espace mme de la manifestation, des rgions o des phnomnes se montrent, au lieu de se laisser simplement montrer comme des objets. Ou encore, dgager les rgions o le so i de ce qui se montre atteste indiscutablement la pousse, la pression et pour ainsi dire l'impact de ce qui se donne. Le so i de ce qui se montre manifesterait indirectement qu'il se donne plus essentiellement. Le mme soi, que l'on reprerait dans le phnomne se montrant, proviendrait du so i originel de ce qui se donne. Plus nettement, le so i de la phnom- nalisation manifesterait indirectement le so i de la donation, parce que celui-ci l'oprerait et, la fin, ne ferait plus qu'un avec lui.

    Mais peut-on dtecter une telle remonte du so i phnomnalisant au soi donnant ? Quels phnomnes garderaient en eux la trace de leur donation, au point que leur mode de phnomnalisation non seulement ouvrirait un tel accs leur soi originaire, mais le rendrait incontestable ? Une hypothse se propose : il s'agirait des phnomnes du type de l'vnem ent. En effet, l'vnem ent apparat bien comme d'autres phnomnes, mais il se distingue des phnomnes objectifs en ce que, lui, ne rsulte pas d'une production, qui le livrerait comme un produit, dcid et prvu, prvisible selon ses causes et par suite reproductible suivant la rptition de telles causes. Au contraire, en advenant, il atteste une origine imprvisible, surgissant de causes souvent inconnues, voire absentes, du moins non assignables, que l'on ne saurait donc non plus reproduire, parce que sa constitution n'aurait aucun sens. Mais on objectera que de tels vnements restent rares, que leur imprvisibilit les rend prcisment impropres l'analyse de la manifestation, bref qu'ils n'offrent aucun terrain sr l'enqute sur la donation. Pouvons-nous mettre en question ce jugement en apparence vident ? Nous allons le tenter du moins, en prenant l'exemple, d'une indiscutable trivialit, de cette salle - la Salle des Actes de l'Institut Catholique, o se tient aujourd'hui cette Sance Acadmique.

    Mme cette salle apparat, en effet, sur le mode de l'vnem ent. Qu'on n'objecte pas qu'elle s'offre voir comme un objet - quatre

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  • SANCE ACADMIQUE

    murs, un faux-plafond masquant une vranda, un podium, un certain nombre de siges, tous disponibles comme autant d'tants permanents et subsistants, qui demeurent, attendant que nous les habitions en les utilisant ou que nous en constations la subsistance. Mais cette permanence en attente signifie ici curieusement le contraire de la disponibilit objective.

    a . S e l o n l e p a s s

    Car, en tant que toujours dj l, disponible notre entre et notre usage, cette salle s'impose nous comme pralable nous, tant sans nous, quoique pour nous, qui donc surgit notre vue comme un fait inattendu, imprvisible, venant d'un pass incontrlable. Cette surprise ne s'applique pas seulement aux salles de tel palais romain, souvent long lors des promenades extrieures de touriste ignorant ou des marches presses d'un habitant blas de la Ville ternelle, mais dont, parfois exceptionnellement invits y pntrer, nous dcouvrons d'un coup la splendeur imprvisible et reste jusqu'alors invue. Cette surprise se dclenche en fait aussi bien pour la Salle des Actes - dj l, surgie d'un pass que nous ignorons, restaure maintes fois par des initiatives oublies, charge d'une histoire excdant la mmoire (s'agit- il d'un ancien clotre amnag ?), elle s'impose moi en m'apparaissant ; j'y entre moins qu'elle ne m'advient d'elle-mme, m'englobe et m'en impose. Ce dj atteste l'vnement.

    b . S e l o n l e p r s e n t

    Ici, la nature d'vnement du phnomne de cette salle clate indiscutablement. Car il ne s'agit plus de la Salle des Actes en tant que telle, en gnral, telle qu'elle subsisterait, dans sa vacuit indiffrente, entre telle ou telle occasion de la remplir d'un public indiffrenci. Il s'agit de cette Salle ce soir, remplie pour telle occasion, entendre tels orateurs, sur tel thme. La Salle des Actes devient ainsi une salle - au sens thtral d'une bonne ou d'une mauvaise salle, ce soir. Elle devient une scne - au sens thtral que tel ou tel acteur peut d'abord la remplir - , pour ensuite en retenir l'attention. D'une salle enfin, o ce qui advient ne sont ni les murs et les pierres, ni les assistants, ni les orateurs, mais l'impalpable vnement de ce dont leur parole va s'emparer, pour le faire comprendre ou pour le gter. Et ce un moment qui, certes, s'intercalera dans d'autres occasions (autres Sances Acadmiques, autres confrences, autres crmonies universitaires, etc.), mais qui ne se reproduira jamais comme tel. Ce soir, sur ce thme et nul autre, entre nous et nuis autres, se joue une vnement absolument unique, irrptable et, pour une large part, imprvisible

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  • L'VNEMENT, LE PHNOMNE ET LE RVL

    - car, en ce m om ent prcis o je dis m om ent prcis , ni vous, ni le D oyen qui prside, ni m oi, nous ne savons encore si ce sera une ru ssite ou un chec. Ce qui apparat en ce m om ent prcis sous nos yeux chappe toute constitution : b ien q u 'il ait t organis, su ivant des intentions claires, am icales, in tellectu elles et sociales, il se m ontre de lui-m m e partir de lui-m m e. Et dans le se de sa phnom nalit se pressent, m ieux, s 'annon ce le soi de ce qui se donne. Le cette fois, une fois pour toutes atteste donc aussi le soi du phnom ne.

    c . Au fu tu r

    Aucun tm oin, aussi instruit, attentif et docum ent soit-il, ne pourra, m m e aprs coup, dcrire ce qui se passe l'instan t. Car l'vn em ent de cette prise de parole accorde par un public consentant et une institu tion b ien v eillan te m obilise v id em m en t non seu lem ent un cadre m atriel - lui-m m e im possib le d crire exh au stiv em ent, p ierre par p ierre , p oque par p oq u e, a ssista n t par a ssista n t - , m ais aussi un cadre intellectuel indfini car encore faudrait-il expliquer ce que je dis et ce que je veux dire, d 'o je le dis, partir de quels prsupp oss, de quelles lectures, de quels problm es personnels et spirituels. Il faudrait aussi d crire les m o tiv a tio n s de ch aq u e au d iteu r, ses a tte n te s , ses dceptions, ses accords tus et dits, ou bien des dsaccords m asqus en s ilen ce ou exag rs p ar la p o lm iq u e. P lu s, p ou r d crire ce que la salle de cette Salle des Actes a vcu aujourd 'hui com m e vnem ent, il faudrait pouvoir - ce qui reste heureusem ent im possible - en suivre les consquences dans l'volution individuelle et collective de tous les p articip an ts, y com pris l'o ra teu r p rincip al. U ne telle herm neutique devrait se dployer sans fin et en un rseau ind fin i1 * * * * * 7. A ucune con stitution d 'o b je t, exh au stiv e et rp tab le , ne sau rait av o ir ici lieu. Par consquent le sans fin atteste que l'vn em ent advint p artir de lui-m m e, que sa phnom nalit surgissait du soi de sa donation.

    De cette prem ire analyse, prcism ent parce q u 'elle s 'appuie sur un p hn om ne de prim e abord sim p le et b an al, nou s assu re que le se m ontrer peut ouvrir indirectem ent un accs au soi de ce qui se donne. Car l'vnem ent de la salle de la Salle des A ctes nous laisse sur-

    1 On voit dj que l'interprtation du phnomne, mme banal, commedonn non seulement n'interdit pas l'herm neutique, mais l'exige. Nousrpondrions en ce sens aux objections de J. G rondin, in Laval P h ilo sop h iq u eet T h o log iqu e, 43/3 , 1987 et de J. G reisch, L'hermneutique dans la "phnomnologie comme telle". Trois questions propos de R duction et donation ,in : R evue de M taphysiqu e et d e M ora le , 1991/1.

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  • SANCE ACADMIQUE

    gir en pleine face un phnomne qui, non seulement ne provient pas de notre initiative, ni ne rpond notre attente, ni ne pourra jamais se reproduire, mais surtout qui se donne nous partir de son so i, au point qu'elle nous affecte, nous modifie, presque nous produit. L'vnement, nous ne le mettons jamais en scne (rien de plus ridiculement contradictoire que la prtendue organisation d'vnem ent ), mais, lui, l'initiative de son so i , nous met en scne en s e d o n n a n t n ou s. Il nous met en scne dans la scne qu'ouvre sa donation.

    IL L'vnement com m e le so i du phnom ne donn

    Cette analyse, si rigoureuse qu'on ait pu la rendre, offre pourtant une difficult ou du moins une tranget : elle nous fait considrer comme un vnement ce qui, de prime abord, passe videmment pour un objet - en l'occurrence, cette salle. De quel droit interprter ainsi un objet com m e un vnem ent - une salle comme un salle ? En poursuivant selon cette logique, la fin tout objet ne pourrait-il pas se dcrire comme un vnem ent ? Ne conviendrait-il pas de m aintenir une d istinction plus raisonnable entre ces deux concepts ? Et d 'ailleurs, que gagne-t-on une telle interprtation, alors que l'objet appartient certainem ent au domaine de la phnomnalit, tandis qu'il ne va pas de soi que le phnomne en relve encore ?

    A ces objections de bon sens, sans doute faut-il rpondre en renversant la question. Et demander, tout au contraire : comment le caractre essentiellem ent et originairem ent vnementiel du phnomne et mme de tout phnomne (y compris le plus banal, que nous venons de dcrire) peut-il s'estomper, s'attnuer et disparatre, au point que ne nous apparaisse plus qu'un objet ? Non plus demander : jusqu'o peut-on lgitim em ent penser le phnom ne com m e un vnem ent, mais : pourquoi peut-on en manquer la phnomnalit en la ravalant l'objectivit ?

    Or, cette question en retour, on peut rpondre en s'inspirant de Kant. La prem ire des quatre rubriques, qui organisent la catgories de l'en tend em ent et donc im posent aux phnom nes le quadruple sceau de l'objectivit, concerne la quantit. Tout phnomne, indique Kant, doit possder, afin de devenir un objet, une quantit, une grandeur extensive. Selon cette grandeur, la totalit du phnomne quivaut et rsulte de la somme de ses parties. D'o suit un autre caractre, d cisif : l 'o b je t peut et doit se prvoir suivant la som m e des parties qui le com posent ; en sorte qu'il se trouve toujours ...intui- tionn par avance [sch on a n g es c h a u t ] comme un agrgat (la somme des

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  • L'VNEMENT, LE PHNOMNE ET LE RVL

    parties donnes par avance [v o r h e r a n g e s c h a u t ] 2. Ce qui signifie, certes, que la grandeur d 'u n phnom ne peut toujours se m od eler dans une quantit finie de droit, donc s 'inscrire dans un espace rel ou se transcrire (par modles, param tres et oprations de codage) dans un espace im aginaire. Ce qui signifie surtout que le phnom ne s 'in scrit dans un esp ace que nous p ou vons tou jou rs con n atre par avance en op rant la som m ation de ses parties. C ette salle a une quantit , qui rsulte de la som m e de ses parties - ses m urs d fin issent son volum e, ainsi que d 'a u tre s p aram tres non ten d u s (son co t de fa b rica tio n , d 'e n tre tien, son taux d 'occu p ation , etc.) d fin issent son poids bu d gtaire et son utilit pdagogique. Il ne reste en principe plus de p lace en elle pour la m oindre surprise : ce qui ap p arat s 'in scrira toujours dans la som m e de ce que ses param tres perm ettent tou jours dj de prvoir. La salle se trouve prvue avant m m e que d 'tre vue - enferm e en sa quantit, assigne ses parties, arrte pour ainsi dire par ses m esures qui en p rcdent et attendent l'e ffectiv it em p irique (la construction). C ette rd u ctio n de la sa lle sa q u an tit p rv isib le en fait un ob jet, devant et dans lequel nous passons com m e s 'il n 'y avait rien de plus y voir - rien du m oins qui ne se p u isse p rv o ir ds le p lan de sa conception trac. Il en va ainsi pour tous les objets techniques : nous ne les voyons p lus, nous n 'avo n s besoin de les voir, parce que nous les p rv o y o n s de longu e m ain. Et n ou s p arv en o n s m m e d 'a u ta n t m ieux les u tiliser que nous les prvoyons sans nous proccu p er de les voir. Nous ne com m enons gure devoir les voir que lorsque nous ne pouvons plus ou pas encore les prvoir, c 'est- -d ire lorsque nous ne pouvons plus (panne) ou pas encore les utiliser (apprentissage). En rgim e d 'u sage tech niqu e norm al, nous n 'av o n s ainsi nul besoin de voir les objets, il nous suffit de les prvoir. N ous les rduisons au rang de phnom nes de second ordre, de droit com m un, sans leur accorder d 'apparatre plnier, autonom e et dsintress. Il nous apparaissent en transparence, dans la lum ire neutre de l'ob jectit . D e quoi se trouve ainsi dchu le phnom ne prvu et non pas vu, l'o b jet ? Puisque nous le qualifions com m e phnom ne prvu, ne serait-ce pas cette prvision m m e qui le d isq u alifie com m e p hnom ne p ln ier ? Q ue v eut dire prvision ? Q ue dans l'ob jet tout reste d 'avance prvu - que rien d 'im prvu n 'a rriv e : les d im en sio n s en p rv o ien t le v o lu m e, l'u sa g e les co t, l'o ccu p a tio n , l 'u tilit , e tc. L 'o b je t reste un p h n o m n e d chu , p arce q u 'il ap p ara t com m e to u jo u rs dj chu : p lus rien de n o u veau n 'y peut p lus su rven ir, p u isq u e, p lus rad ica lem en t, lu i-m m e parat, sous le regard qui le constitue, ne jam ais advenir. L 'objet apparat com m e l'om bre de l'vn em ent que nous d nions en lui.

    2 Imm. Kant, C ritiqu e d e la ra ison p u re , A 163 : B 204, tr. fr. u vres p h ilo so ph iqu es , d. F. Alqui, Paris, Pliade , t. 1, p. 903.

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  • SANCE ACADMIQUE

    Mais, du coup, nous pouvons inverser l'analyse et remonter de l'objet, phnom ne en transparence dchu de toute advenue, jusqu ' sa phnom nalit originaire, gouverne de part en part par l'vnem en- tialit - conformm ent la rgle d'essence que ce qui s e montre vritablem ent doit d 'abord s e donner. Cette rem onte de l'ob jet l'vnem ent, nous l'avon s en fait dj accom plie en dcrivant un phnomne de droit commun - cette salle , prcisment pas la Salle des Actes - comme un triple vnement selon le dj de sa facti- cit, le cette fois, une fois pour toutes de son accomplissement et le sans fin de son herm neutique. Il nous reste donc reprendre la description du caractre vnementiel de la phnomnalit en gnral, en nous appuyant dsorm ais sur des phnom nes indiscutablement thm atisables comme des vnements. On qualifie, au premier chef, du titre d'vnem ent les phnomnes collectifs ( historiques : rvolution politique, guerre, catastrophe naturelle, performance sportive ou culturelle, etc.) qui satisfont, au minimum, trois notes.

    a. Ils ne peuvent se rpter l'identique et se rvlent ainsi prcisment identiques eux seuls : irrptabilit, donc irrversibilit.

    b. Ils ne peuvent pas se voir assigner une cause unique, ni une explication exhaustive, mais en exigent un nombre indfini, sans cesse accru la m esure de l'herm neutique que les historiens, sociologues, conom istes, etc. pourront dvelopper leur propos : excdent des effets et des faits accomplis sur tout systme de causes.

    c. Ils ne peuvent pas se prvoir, puisque leurs partielles causes non seulement restent toujours insuffisantes, mais ne se dcouvrent qu'une fois le fait accompli de l'effet. D 'o il suit que leur possibilit, ne pouvant se prvoir, reste strictem ent parler une im possibilit au regard du systme des causes antrieurem ent rpertories. Or, point dcisif, ces trois notes de l'vnem ent ne concernent pas seulem ent les phnomnes collectifs ; elles dfinissent aussi des phnomnes privs ou intersubjectifs.

    Analysons un cas la fois exemplaire et en un sens banal, l'amiti de Montaigne pour La Botie. On y reconnat les dterminations canoniques du phnomne comme vnement telles que nous les avons thmatises ailleurs3. L'amiti avec autrui m 'im pose d'abord de porter sur lui un regard, qui ne suit pas mon intentionnalit sur lui, mais qui se soumet au point de vue qu'il prend sur moi, donc de me placer au point exact o sa propre vise attend que je m'expose. Cette an am orp h ose , Montaigne

    3 Qu'on nous permette de renvoyer Etant donn. Essai d'une phnom nolog ie de la donation , Paris, 1997 et 1998, Livre III, respectivement 13-17.

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  • L'VNEMENT, LE PHNOMNE ET LE RVL

    la dcrit prcisment : Nous nous cherchions avant que de nous tre vus ; se chercher signifie que, comme des rivaux se toisent et se provoquent, ils tentaient chacun de se situer au point o le regard de l'autre pourrait, par suite, se poser sur lui. Autrement dit : ...c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mlange, qui, ayant saisi ma volont, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne... - je prends pour moi son point de vue sur moi, sans le rduire mon point de vue sur lui ; et donc il m'advient. D'o, deuximement, l'vnement de cette amiti advient d'un coup, sans annonce, ni prvision, selon un arrivage hors attente et hors rythme : Et notre premire rencontre, [...] nous nous trouvmes si pris, si connus, si obligs entre nous, que rien ds lors ne nous fut si proche que l'un l'autre . Il s'agit donc d'un fait toujours dj accompli, que sa fa c tic it par hasard en une grande fte et compagnie de ville , le rend irrmdiable, loin de le fragiliser. Troisimement, le phnomne qui se donne ne donne rien d'autre que lui-mme ; son sens ultime reste inaccessible, parce qu'il se rduit son fait accompli, son incidence ; cet accident ne renvoie plus aucune substance ; s'il doit signifier plus que lui-mme, ce surplus reste aussi inconnaissable que cette ...ordonnance du ciel , qui pourrait seule l'inspirer. D'o le dernier trait, qui, lui, caractrise le plus parfaitement Tvnementialit du phnomne : nous ne pouvons lui assigner aucune cause, ni aucune raison ; ou plutt, aucune autre raison ou cause que lui-mme, dans la pure nergie de son advenue inquestionnable : Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en rpondant : parce que c'tait lui ; parce que c'tait moi \ Le phnomne de l'amiti ne se montre donc qu'autant que, comme pur et parfait vnement, sa phnomnalit s'impose sur le mode de l'vnement tel qu'il se donne sans conteste, ni rserve.

    Ainsi Tvnementialit qui rgit tout phnomne, mme le plus objectif en apparence, manifeste sans exception que ce qui se montre n'y parvient qu'en vertu d'un so i strictement et idtiquement phnomnologique, que lui assure le seul fait qu'il se donne et qui, en retour, prouve que sa phnomnalisation prsuppose sa donation en tant que tel et partir de soi-mme.

    III. Le temps du soi

    C o n sid ro n s ce r s u lta t : le s o i d e ce q u i se m o n tre , s a v o ir le p h n o m n e , a tte s te , p a r so n c a ra c t re u n iv e rs e lle m e n t e t in tr in s q u e m e n t

    4 M ontaigne, Essais, I, 28, u v res C o m p l te s , d. R. Barrai, Paris, 1967, p. 89.

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  • SANCE ACADMIQUE

    vnem entiel, qu'il accom plit une donation originaire. Ne faut-il pas en conclure banalem ent que tout phnom ne, mme l'ob jet pauvre en intuition ou de droit com m un, se tem poralise ? Dans ce cas, ne retrouverions-nous pas seulement une position trs classiquement kantienne ? Sans aucun doute, si nous admettions deux corollaires inadmissibles de sa critique.

    D'abord ceci : la temporalit se consacre entire permettre la synthse des phnomnes comme des objets, donc travaille en assurer la permanence dans la prsence. Or, notre analyse tablit exactement le contraire : la temporalit opre originairement l'arrivage de l'incident, selon le fait accompli, sans raison ni cause et en imposant l'anamorphose ; bref, elle permet de com prendre la phnomnalit sur le mode d'vnem ent, contre toute objectivit, qui, au mieux, en devient un cas rsiduel, provisoirem ent perm anent, illusoirem ent subsistant. La temporalit ne travaille plus ici pour le compte de l'objet, mais en faveur de l'vnem ent, qui dfait et surdterm ine l'objet. L'objet, nouveau, simple illusion d'un vnement atemporel.

    Reste son autre corrolaire : la temporalit, comme sens interne, relve de la sensibilit et ne s'exerce pour la subjectivit qu'en l'orientant vers la synthse des objets connus ; mais le J e transcendantal, ouvrier de cette synthse (de synthses), s 'il met m agistrialem ent la tem poralit en uvre, ne se dfinit pas lui-mme, du m o in s s t r ic t e m e n t c om m e te l, selon cette tem poralit. A supposer que les phnomnes se tem- poralisant comme des objets gardent, de ce fait mme, une trace d'v- nem entialit (ce qui pourrait d 'a illeurs se d iscuter), le J e transcendantal lui-mme, aussi temporalisant qu'il soit, ne se phnomnalise absolument pas comme un vnement. Et ce pour une raison absolum ent dirim ante : lui-m m e ne se phnom nalise jam ais, n 'apparat jam ais parmi les autres phnomnes, s'excepte mme de la phnomnalit qu'il se borne produire. Ceci dit, nous ne surmonterons pas l'objection kantienne avec des arguments seulement ngatifs. Il faudra, pour la dpasser en vrit, tablir des phnomnes idtiquement tem- poraliss com me des vnem ents ; plus, tem poraliss de telle sorte qu 'ils provoquent l 'eg o se phnom naliser lui-m m e selon cette unique vnementialit. Pouvons-nous en allguer un ?

    Un prem ier cas d'un tel phnomne s'im pose : il s'agit de la mort, phnom ne qui ne peut se phnom naliser qu 'en s e passant, parce qu'horm is ce passage il ne peut proprement pas tre ; il n'est, donc n'apparat qu'autant qu'il se passe ; s'il ne se passait pas, il passerait aussitt et ne serait jamais. La mort ne s e montre donc qu'en se donnant titre d'vnem ent. Elle ne se ferait jam ais voir si elle n 'advenait pas. Pourtant, en s e passant ainsi, que montre-t-elle d'elle-mme ?

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    Ne succombe-t-elle pas l'aporie classique selon laquelle aussi longtemps que je suis, la mort n'est pas et ds qu'elle arrive, je ne suis plus l pour la voir ? Ne fournit-elle alors pas seulement l'illusion d'un vnement, donc l'illu sion qu'un phnom ne s e donne ? Il faut, pour rpondre, revenir sa description un peu prcise et distinguer entre la mort d'autrui et la mienne.

    La mort d'autrui apparat bien en ce qu'elle se passe, puisqu'elle en consiste prcism ent en un pur et sim ple passage - le passage, en lui-mme non rel, de l'tat d'tant vivant l'tat de cadavre - ; ce passage ne se voit pas directement. Au contraire des deux tats qu'il traverse ; la mort d'autrui, comme phnomne, ne dure donc que l'instant d'un passage (mme si l'apprt de la crmonie funraire tente de la faire durer et doit le tenter prcisment parce que le passage n'a pas dur plus qu'un instant). La mort d'autrui ne se montre qu'en un clair et ne se donne qu'en se retirant - en nous retirant autrui vivant. Pur vnement sans doute, mais trop pur pour se montrer et donc se donner comme un vnement parfait. D'autant que cet clair d 'vnement n'implique pas directement mon ego , puisqu'en m'enfermant dans ma vie rsiduelle, la mort d'autrui me barre tout accs lui et elle.

    Ma propre mort m'implique, videmment, totalement et, elle aussi, n'apparat qu'en se passant, donc comme vnement tel qu'il atteste une donation phnomnale. Pourtant, une tout aussi vidente aporie en compromet la pertinence : si la mort passe sur moi ( supposer d'ailleurs qu'un phnomne apparaisse en ce passage), comme je trpasse avec lui, je ne puis jamais en voir l'vnement. Certes, cette aporie ne menace que le point de vue de celui qui n'a pas encore prouv ce passage, qui ne sait pas encore s'il m'annihilera ou me changera ( C orin th iens, 15, 52) ; donc cette aporie sur ma mort ne vaut que pour celui qui, comme nous tous ici, n'a pas encore reu de mourir. Ce que donne la mort - un vnement ou un nant de phnomnalit ? - nous l'ignorons. En effet, la condition humaine ne se caractrise pas d'abord par la m ortalit (les animaux et les civilisations meurent aussi), ni mme par la conscience de devoir finir par mourir, mais par l'ignorance du savoir pourtant d et requis de ce qui se passe (ou s e montre) pour moi l'instant o ma mort passe sur moi. Ma mort ne me met donc devant nulle effectivit, nul passage, mais une simple possibilit - la possibilit de l'impossibilit. Et cette possibilit de l'im possibilit, qui va ncessairement se donner, garde aussi jusqu'au bout la possibilit de ne pas se montrer, de ne rien montrer. Ainsi l'vnement de ma mort, le plus proche, le moins lointain, dont un battement de cur seul me spare, me reste inaccessible par le surcrot en lui, provisoirement au moins invitable, de sa donation pure sur la phno-

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  • SANCE ACADMIQUE

    m n alit . L au ssi, il s 'a g it d 'u n pur v n em ent sans doute, m ais trop p u r p ou r s e m on trer et d onc s e d onner com m e un v n em ent parfait. Ce p hn o m n e, qui m rite p arfa item en t le titre d 'v n em en t et m 'im p liq u e ra d ica le m e n t en lu i p arce q u 'il s e d o n n e, p o u rta n t se d robe com m e p h n om n e s e m on trant.

    Q u elle voie nous reste donc accessib le ? R evenons l'vn em en t lui- m m e : il s e donne tant q u 'il s e m on tre, m ais seu lem ent en tant que la m a n ife s ta tio n a d v ie n t en lu i su r le m od e d 'u n a rr iv a g e , q u i tom be (incid ent) com m e un fait accom p li sur m on regard, q u 'il s 'accom m od e (an am o rp h o se). C es d term in a tio n s ren v o ien t v id em m en t tou tes au tem p s, que l ' v n em e n t p rsu p p o se rad ica lem en t. M ais l 'v n em en t ne p rsu p p o se-t-il le tem p s que com m e l'u n e de ses com p osantes ou de ses con d itions ? C ertes, non. C ar le tem ps lu i-m m e ad vient le p re m ier su r le m od e d 'u n v n em en t. H u sserl le v o it, lui qui d fin it le tem p s p artir d 'u n e im p ressio n o rig in elle qui, titre de p oint- sou rce , ne cesse de su rg ir dans et com m e le pur p rsen t et, p rcism ent p arce q u 'il ad vien t, ne cesse au ssi de p asser dans le d j-p lu s- p r se n t, un tem p s re te n u p ar la r te n tio n , av a n t m m e de som b rer d ans le p a ss5. Le p rsen t su rg it com m e prem ier et le prem ier ad vient titre d 'v n em en t pur - im p rv isib le, irrversib le , irrp tab le com m e tel, aussit t pass et d p ourvu de cause ou de raison. Lui seul chappe l 'o b je ctit , q u o iq u 'il la rend e p o ssib le , p arce q u 'il s 'excep te a b so lu m ent de toute con stitu tio n : L 'im p ression orig inaire est le n on-m od if ia b le a b so lu , la so u rce o r ig in a ire p o u r .toute c o n sc ie n ce et tre venir 6. Ici le m ouvem ent de ce qui s e donne s'accom p lit aussi presque sans la isser l'o cca sio n d 'a p p a ra tre ce qui s e m on tre, p u isq u e l 'im pression originaire change im m d iatem ent et, aussitt surgie vire contin u ellem en t en rten tion . M ais, au con tra ire de la m ort, ce surcrot de la d onation n 'em p ch e pas q u 'ic i un vnem ent ne s'accom p lisse effectivem ent, sen sib lem ent m m e, p u isque l'im p ressio n orig inaire ne cesse de re -su rg ir de l 'in v u a b so lu , de la b o u ch e d 'o m b re , d 'o e lle sort. L 'im p ressio n orig in aire s e d onne v o i r com m e le pur vn em ent sans tr v e a d v e n a n t d 'u n e n a issa n c e in c o n d it io n n e lle e t in d fin ie . Du p o in t so u rce , d o n a tio n san s cesse l ' u v re , ce q u i s e m o n tre p e in e (tel in sta n t) n a t de ch aq u e in sta n t de ce q u i s e d onne fond (l'im p ressio n orig inaire).

    N a issa n ce - nou s ten o n s ici le p h n o m n e qui s e m on tre v raim en t su r le m o d e d e se qu i s e d o n n e , le p h n o m n e p ro p re m e n t v n e-

    5 Husserl, Leons sur la conscience intime du temps, 11, Hua. X, p. 29, tr. fr. H. Dussort, Paris, 1964, p. 43 sq.

    6 Ibid., 31, p.67, tr. fr., p. 88.

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    m entiel. En effet, com m ent com prend re que ma naissance se m ontre com m e un phnom ne, alors qu ' proprem ent p arler je ne l'a i jam ais vue de m es propres yeux et que je doive m 'en tenir, pour la reconstituer, des tm oins oculaires ou des actes ad m inistratifs ? Puisqu 'elle s 'a cco m p lit sans m oi et m m e, s tric tem en t p arler, avant m oi, e lle ne devrait pouvoir se m ontrer (si elle se m ontrait) n 'im porte qui, sauf moi. Pourtant, je la tiens ju ste titre com m e un phnom ne, puisque je ne cesse de la v iser in tentionnellem en t (vouloir savoir qui et d 'o je suis, enqute en recherche d 'id en tit , etc.) et de rem plir cette vise de q u asi-in tu itio n s (sou v en irs seco n d aires, tm o ign ag es in d irects et d irects, etc.). Ma naissance s 'o ffre m m e com m e un p hnom ne p riv ilgi, puisque toute ma vie ne s 'em p lo ie , pour une part essentie lle , qu ' la reconstituer, lui a ttrib u er un sens et rp ond re son appel silencieux. Pourtant, ce phnom ne ind iscu table, je ne peux par p rincipe pas le voir directem ent. On peut form aliser cette aporie en posant que ma n a issa n ce m e m o n tre p r c is m e n t que m on o rig in e ne se m ontre pas, ou qu 'elle ne se m ontre que dans cette im possibilit m m e paratre, bref qu 'a in si seu lem ent s 'a tteste l'originaire non-orig inelleit de l'origine7 8. Ce q u 'il faut entendre doublem ent. Soit que ma naissance advienne avant que je pu isse la voir et la recevoir, donc je ne suis pas prsent ma propre origine. Soit que ma naissance, origine pour m oi, n 'a it en soi rien d 'orig inaire, m ais dcoule d 'u n e srie indfinie d 'v n em en ts et de su rg issem e n ts (su m qu e vel a p a ren tib u s p ro d u c tu s)s. D crire cette ap o rie ne su ffit p o u rtan t pas encore la d isso u d re. Il reste com prendre com m ent un phnom ne, qui ne se m ontre pas, non seulem ent m 'affecte com m e s 'il se m ontrait (et en un sens il se m ontre bel et bien par de nom breux interm d iaires), m ais m 'affecte plus rad icalem ent qu 'aucun autre, pu isque lui seul m e d term ine, d fin it mon ego, voire le produit. A utrem ent d it : si une origine ne peut en gnral se m ontrer, encore m oins une orig ine d p ossde de son origina- rit le pourra-t-elle. Com m ent donc m 'advient - car elle m 'advient elle m 'advint, j'en viens - cette originaire non-originelleit, pu isqu'elle reste ncessairem ent non-m ontrable ? Elle m 'advient justem ent en ce qu 'elle ad vient, et e lle n 'ad v ien t q u 'en tant q u 'e lle m 'a donn p rcism en t d 'aven ir. M a n a issan ce ne se q u alifie pas com m e p hn om ne (celu i d 'orig ine non originaire) parce q u 'e lle se m ontrerait, m ais parce que, dans le dfaut m m e de toute m onstration directe, elle advient com m e un vnem ent jam ais prsent et tou jou rs pass, m ais jam ais dp ass

    7 Selon l'excellente formule de C. Romano, L 'vn em en t et le m on de, Paris, 1998, p. 96.

    8 Descartes, M ed ita tion es d e p rim a p h ilo sop h ia , III, AT VII, 49, 21 sq.

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  • SANCE ACADMIQUE

    pour autant - en fait toujours venir. Ma naissance se phnom na- lise bien, mais titre d 'vnem ent pur, im prvisible, irrptable, excdent toute cause et rendant possible l'im possible ( savoir ma vie toujo u rs n o u velle), su rp assan t toute a tten te , toute prom esse et toute prdiction. Ce phnom ne, qui s 'accom p lit dans une parfaite rd uction de ce qui s e m ontre, atteste donc, sur un m ode exceptionnel et paradigm atique, que sa phnom nalit dcoule directem ent de ce qu'il s e donne.

    Nous atteignons donc ce que nous cherchions : tout ce qui s e montre non seulem ent s e donne, mais il s e donne com m e un vnem ent selon une tem poralit elle-m m e vnem entielle, au point que, dans des cas excep tion nels (naissance), un phnom ne parvient d irectem ent s e donner sans se montrer.

    En fait, plusieurs caractres justifient le privilge phnom nologique accord ainsi la naissance.

    a. Le phnom ne de la naissance s e donne directem ent sans s e m ontrer d irectem ent, parce qu 'il advient com m e un vnem ent par excellence (origine originairem ent non originaire) ; mais cette excellence lui vient de ce qu'il m e d o n n e m o i-m m e lorsqu 'il s e donne. Il se phno- m nalise en m 'affectant, m ais il m 'affecte en me donnant non seulem ent m oi-m m e, m ais (puisque sans lui je ne serais pas encore l pour m 'en affecter) en donnant un m o i, un m e, qui se reoit de ce qu'il reoit9.

    b. Le phnom ne de la naissance porte d'em ble son com ble l'in clusion de l'ego dans l'vnem entialit en l'instaurant exem plairem ent selon son statut d 'adonn : e g o qui se reoit lui-mme de ce qu'il reoit. Le phnom ne de la naissance exem plifie le phnom ne en gnral - ce qui ne se phnom nalise que pour autant qu 'il s e donne - , mais, du mme coup, il institue l'adonn, originairem ent a p o s te r io r i , puisque se recevant de ce qu'il reoit, le prem ier phnom ne (rendant possible la rception de tous les autres).

    c. Le phnom ne de la naissance s e donne donc com me un phnomne satur (ou paradoxe) de plein droit. En effet, son vnement, premire im pression originaire et donc plus originaire que tout autre instant, rend possible une srie indfinie, indescriptible et im prvisible d 'im pressions originaires venir - celles qui s 'accum ulent dans mon laps de vie et me dfinissent jusqu ' ma fin. Ainsi la naissance ouvre-

    9 Qu'on y prenne garde - nous disons bien : en donnant un moi, un me, non pas en me le donnant , puisqu' l'instant o il [me] le donne, je ne suis prcisment pas encore l pour le recevoir.

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    t-elle la carrire des intuitions temporelles innombrables, pour lesquelles je rechercherai sans fin, mais toujours en retard, des significations, des concepts et des noses invitablement manquantes, je tenterai toujours de trouver les mots pour [me] dire ce qui m'adviendra ou, plutt, ce qui me sera dj advenu sans qu'au moment de cet avnement je puisse jamais encore adquatement l'expliquer, le com prendre, ni le constituer. L'excs de l'intuition sur l'intention clate irrmdiablement ds ma naissance - et d'ailleurs je parlerai non seulement force d'avoir intuitionn en silence, mais surtout aprs entendu d'autres parler. Le langage s'coute d'abord et ne se profre qu'ensuite. L'origine me reste originairement inaccessible certes, non par dfaut pourtant, mais parce que le premier phnomne dj sature d'intuitions toute intention. L'origine, qui se refuse, ne se donne pourtant pas dans la pnurie (Derrida), mais bien dans le surcrot, dterminant ainsi le rgime de tous les donns venir. A savoir, que rien ne se montre que d'abord ne se donne.

    IV. La rduction au donn se con tredit-elle ?

    Supposons donc acquis que le phnomne, pris en vue selon son v- nementialit radicale, se rduise au donn. Un tel donn, surtout si nous le pensons partir de ma naissance, en tant qu'il parvient se donner sans pour autant se montrer directement, comme un phnomne spectacle et dont je pourrais m'riger en spectateur (dsintress ou non, peu importe ici), s'accom plit comme un phnomne satur qui frappe en vnement un ego devenu, sous ce coup, un adonn. Un tel vnement se donne en effet d'un coup : il laisse sans voix pour le dire, il laisse aussi sans autre voie pour s'y soustraire, il laisse enfin sans choix pour le refuser ou mme l'accepter volontairement. Son fait accompli ne se discute pas, ne s'vite pas, ne dcide pas non plus. Il ne s'agit mme pas l d'une violence, car la violence implique un arbitraire, donc un arbitre et dj un espace de libert. Il s'agit d'une pure ncessit phnomnologique : ds lors que l'vnement se donne toujours dj, d'une donne rvolue et d'une contingence ncessaire, comme il arrive avec le phnomne de la naissance ou avec l'impression originaire, il rend manifeste le soi de ce qui se donne. Il atteste que lui, et donc tous les autres phnomnes par drivation, peut sc donner au sens strict parce qu'il prouve, en tant qu'vnement pur, qu'il dispose d'un tel soi. Non seulement l'vnement se donne en soi (annulant le retrait d'une chose en soi), mais il se donne partir de soi et donc comme un soi.

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  • SANCE ACADMIQUE

    L'enjeu de cette analyse ne saurait se sous-estim er : si le so i revient au phnomne et en provient, aucun eg o ne peut donc plus prtendre s'arroger, en premier lieu et en premire instance l'ipsit, le so i. L'ego de Descartes n'accde-t-il pas lui-mme son so i en rponse au n es- c io q u is qui lui advient, comme trompeur ou plutt comme tout puissant ? Le D asein n'accom plit-il pas seulement son ipsit par une rsolution anticipatrice que rend possible l'vnem ent du nant, tel qu'il l'arrache l' tan tit ? Nous postulons que les essais, si grandioses qu'ils furent, pour assigner le premier so i Y ego, bref pour lever le J e la dignit transcendantale ne parviennent qu' souligner d'autant plus la primaut radicale du so i d 'un vnement, quel qu'il soit (un tant du monde, hors du monde, ou l'tant en totalit) et aussi dni qu'il soit. Il faut reconnatre, ne ft-ce que pour s'en inquiter, que si le phnomne se donne vraiment, il confisque alors obligatoirement la fonction et le rle du so i, donc ne peut concder l'ego qu'un m oi de second rang et par drivation. Et nous tirons explicitem ent cette conclusion en rcusant la prtention de tout J e une fonction transcendantale ou - ce qui revient au mme - la prtention d'un possible J e transcendantal la fondation dernire de l'exprience des phnomnes. Autrem ent dit, Y eg o , dpouill de sa pourpre transcendanta- lice, doit s'adm ettre comme il se reoit, comme un adonn : celui qui se reoit soi-mme de ce qu'il reoit, celui qui ce qui se donne d'un so i premier - tout phnomne - donne un m oi second, celui de la rception et du rpons. L 'ego garde certes tous les privilges de la subjectivit, sauf la prtention transcendantale d'origine.

    Admettons qu'il ne se trouve d'ego qu'adonn, dot d'un m oi donn et donn pour recevoir ce qui s e donne. Parmi les objections possibles contre une telle d im in u t io ip s e ita t is de l'ego, une, plus que toutes, doit retenir notre attention, parce qu'elle met directement en cause la prtention phnomnologique de notre entreprise. En effet, toute phnom nologie met en uvre, explicitem ent (Husserl) ou im plicitem ent (Heidegger, Levinas, Henry, Derrida) une rduction comme sa pierre de touche, non ngociable parce qu'il ne s'agit pas d'un concept parmi d'autres, ni d'une doctrine discuter, mais d'une opration - celle qui reconduit l'apparence d 'apparatre l'apparatre de phnomnes en tant que tel. Or, toute rduction demande une instance qui l'opre - un J e transcendantal ou son quivalent (le D a s e in , le visage d'autrui, la chair). Or la rduction que nous prtendons accomplir de l'apparatre au donn se distingue dangereusem ent des deux autres principales rductions qu'elle prtend dpasser. D'abord parce qu'elle ne reconduit plus seulement le phnomne son objectit constitue (Husserl) ou son tantit dans l'tre (Heidegger), mais ultimement au donn s e m ontrant en tant qu 'il s e donne - fixant donc le donn en terme

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  • L'VNEMENT, LE PHNOMNE ET LE RVL

    ultime et irrductible par aucune autre rduction. Mais surtout parce que cette troisime rduction ne reconduit au donn qu'en rduisant aussi le J e au rang driv et secondaire d'adonn ; ce qui importerait peu s'il ne s'agissait que d'une titulature nouvelle et non pas d'une fonction autre - la fonction de se recevoir de ce qui se donne, donc de ne plus exercer de rle transcendantal, bref de ne plus fixer les conditions de possibilit de l'exprience, autrem ent dit de la phnom nalit. Or la rduction, qui a prcism ent pour tche de m odifier les conditions de possibilit de la phnomnalit, exige un tel J e (ou son quivalent transcendantal) a p r io r i et parat ne pas pouvoir se satisfaire d'un adonn, par dfinition a p o s te r io r i. Bref, la rduction du phnomne au donn tel qu'il s e donne en allant jusqu' disqualifier le Je transcendantal en un pur et simple adonn, devient une contradiction performative - elle se prive de l'oprateur mme de la donation qu'elle prtend pourtant rendre manifeste par rduction.

    Une telle difficult ne peut se rsoudre d'un coup, mais un argument s'im pose pourtant : si toute rduction exige un oprateur qui reconduise l'apparence de l'ap p aratre l'ap p aratre p lnier des phnomnes, cet oprateur lui-m m e se trouve m odifi - et essen tie lle ment - par la rduction qu'il met en uvre. Pour Husserl, la rduction phnomnologique (pour ne pas voquer les autres, qui permettraient sans doute le mme rsultat) reconduit bien les choses du monde leurs vcus de conscience, en vue d 'en constituer des objets intentionnels ; mais le j e se rduit lui-mme son immanence pure ( rgion conscience ), renvoyant la transcendance de la rgion monde l'ensem ble de son moi em pirique1". Le J e devient ainsi transcendantal en l'acception phnomnologique, parce qu'il se rduit soi et s 'extrait du monde naturel en renonant son propre propos l'attitude naturelle. Pour Heidegger, la rduction encore phnomnologique des objets du monde (subsistants ou usuels) leur statut d'tants vus selon leurs manires d 'tre diversifies, ne s'opre que par le D a s e in , seul tant dans lequel il y aille de l'tre ; mais encore faut-il ce que D asein s'accomplisse comme tel, donc s'approprie sa manire d'tre unique et se dfasse d'une manire d 'tre impropre (celle du On , qui prtend se comprendre comme s'il tait un tant intra-mondain). Le D asein doit donc se rduire lui-mme lui-mme - son statut d'tant transcendant tous les tants intra-m ondains en vertu de l'tre mme ; ce qu'accom plit en lui l'preuve de l'angoisse. La disparition de toutes les dterminations anthropologiques (chair, sexualit, idologie, etc.),

    " Husserl, Ides directrices pour une phnom nologie pure et une philosophie phnom nologique, I, 59, Hua.Ill, 140sq., tr. fr. P. Ricoeur, Paris, 1950, p. 160 sq.

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  • SANCE ACADMIQUE

    que l'on a si navement reproche S ein u n d Z e it , atteste prcisment cette modification de l' homme en un D asein , qui retourne la rduction sur son agent.

    Sans prtendre com parer ce qui ne se com pare pas, nous dirons pourtant qu'il en va de mme pour la troisim e rduction. Il s'agit d'abord de rduire tout ce qui prtend apparatre - objet, tant, apparence, etc. - un donn. Car la formule Autant de rduction, autant de donation postule en effet que ce que l'attitude naturelle accepte sans discuter comme une donne souvent ne se donne pas encore ; ou, inversement, que ce qu'elle rcuse comme problmatique se trouve en fait absolument donn. Il s'agit ensuite de tracer le lien ncessaire par lequel tout ce qui s e montre doit d'abord s e donner et dgager le poids du so i , par o seulem ent la donation valide la m anifestation. Mais comment imaginer que celui, quel qu'il soit, qui rduit au donn et qui reconduit s e montrer se donner en dcrivant le phnomne comme pur vnement (donc aussi comme anamorphose, arrivage, fait accompli, incident), puisse maintenir ininterroge son identit, voire garde les identits qui correspondent si prcism ent aux deux prcdentes rductions ? Comment pourrait-il prtendre fixer les conditions de possibilit de l'exprience de phnomnes, dont il vient, prcisment par la troisime rduction, de reconnatre qu'ils ne se montrent qu'en vertu de leur so i , tel qu 'il transparat dans l'vnem ent o ils se donnent et tel qu'il fixe lui-mme ses propres conditions de manifestation ? Sauf contredire le rsultat de la troisime rduction - le phnomne s e donne de lui-mme - , l'eg o doit se dfaire de toute prtention transcendantale. La rduction ne s'en trouve pas compromise pour autant, mais, inversement, accomplie jusque dans celui qui la rend possible, l'adonn. L'adonn ne compromet pas la rduction au donn, mais la confirme en transfrant le so i de lui-mme au phnomne.

    Ce premier argument met sur la voie d'un second. L'adonn, en perdant le rang transcendantal et la spontanit ou l'activ it qu 'il implique, ne se rsume pas pour autant la passivit ou au moi empirique. En fait, l'adonn dpasse aussi bien la passivit que l'activit, parce qu'en se librant de la pourpre transcendantalice, il annule la distinction mme en le J e transcendantal et le m oi empirique.

    Mais quel troisime terme inventer, entre activit et passivit, trans- cendantalit et empiricit ?

    Reprenons la dfinition de l'adonn : celui qui se reo it lui-mme de ce qu'il reoit. L'adonn se caractrise donc par la rception. La rception implique certes la rceptivit passive, mais exige aussi la contenance active ; car la capacit ( c a p a c ita s ) , pour s'accrotre la mesure

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  • LVNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    du donn et pour en m aintenir l'arrive doit se m ettre en travail - travail du donn recevoir, travail sur soi-m m e pour recevoir. Le travail, que le donn dem ande l'ad o n n chaque fo is et aussi lo n g temps qu 'il se donne, explique pourquoi l'adonn ne se reoit pas une fois pour toutes ( la naissance), m ais ne cesse de se recevoir de nouveau l'vnem ent de chaque donn. Mais la rception ne pourra vraim ent dlivrer l'adonn des d ichotom ies qui incarcrent la subjectiv it m taphysique, que si nous en com prenons plus nettem ent la fonction proprem ent phnom nologique. A utrem ent dit : si l'adonn ne con stitue plus les phnom nes, s 'il se borne recevoir le donn pur et mme s 'en recevoir, quel acte, quelle opration et quel rle peut-il encore assum er dans la phnom nalit elle-m m e ?

    M ais, ju stem en t, nous v enons, en p o san t cette o b jectio n con tre l'adonn, de m arquer un cart essentiel - entre le donn et la phnom n alit . N ous venons de red ire ce que nous av ons dj sou v en t entrevu : si tout ce qui s e m ontre doit d 'abord pour cela se donner, il ne suffit pou rtant pas que le donn s e donne pour q u 'il s e m ontre, p u isq u e p arfo is la d o n atio n o ffu sq u e p resq u e la m an ifesta tio n . L 'adonn a prcism ent pour fonction de m esurer en lui-m m e l'cart entre le donn - qui ne cesse jam ais de s 'im p o ser lui et de lui en im poser - et la phnom nalit - qui ne s'accom plit qu 'autant et en tant que la rception parvient phnom naliser ou, plutt, le laisse se ph- nom naliser. C ette opration - p hnom naliser le donn - revient en propre l'adonn, en vertu de son d ifficile privilge de constituer le seul donn dans lequel il y aille de la v isibilit de tous les autres donns. Il rvle ainsi le donn com m e phnom ne.

    V. Le rvl

    11 s 'a g it dsorm ais de com prendre com m ent l'ad o n n rvle (ph- nom nalise titre d 'vnem ent) le donn - et jusqu 'o.

    Considrons d 'abord le rvl dans une acception strictem ent phn om n olog iq u e. S o it le donn obtenu par la rd u ctio n ; il p eut se d crire com m e ce que H usserl nom m e le vcu ou E r l e b n i s . O r - on m connat souvent ce point capital - com m e tel, le vcu ne se m ontre pas, m ais reste in v isib le par d fau t ; on d ira , faute de m ieux, q u 'il m 'a ffec te , s 'im p o se m oi et pse sur ce que l'o n ose nom m er ma conscience (prcism ent parce qu 'e lle n'a pas encore la c la ire et v idente conscience de quoi que ce soit lorsqu 'elle reoit le donn pur). Le donn, titre de vcu, reste un s t im u lu s , une excitation, peine une inform ation ; l'adonn le reoit, sans qu'en aucun cas il ne s e montre.

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  • SANCE ACADMIQUE

    Comment ce donn parvient-il parfois passer de l'invu au vu ? Il ne saurait tre ici question d 'entrer dans des considrations physiologiques ou psychologiques faute de connaissances, mais aussi par principe : avant d'expliquer un processus, il faut d'abord l'identifier ; et le procs de surgissement du visible partir de l'invu relve proprement de la phnomnologie. Dans cette ligne, on se risquera dire que le donn, invu mais reu, se projette sur l'adonn (la conscience si l'on prfre) comme sur un cran ; toute la puissance de ce donn vient comme s'craser sur cet cran provoquant une double visibilit d'un coup.

    Celle du donn bien sr, dont l'im pact jusqu'alors invisible clate, explose et se dcom pose en des esquisses, les prem iers visibles. On pourrait songer aussi au modle d 'un prism e qui arrte la lumire blanche, jusque l invisible et la dcompose en un spectre de couleurs lmentaires, elles enfin visibles. L'adonn phnomnalise en recevant le donn, prcisment parce qu'il lui fait obstacle, l'arrte en lui faisant cran et le fixe en le cadrant. Si donc l'adonn reoit le donn, il le reoit en y mettant toute la vigueur, voire la violence d'un gardien bloquant un tir, d 'un arrire fixant un arrt de vole, d'un receveur renvoyant un retour gagnant. cran, prisme, cadre, l'adonn encaisse l'im p act du pur donn invu, en retient le m o m en tu m pour ainsi en transformer la force longitudinale en une surface tale, plane, ouverte. Avec cette opration - la rception prcisment - le donn peut commencer s e montrer partir des esquisses de visibilit qu'il a concd l'adonn, ou plutt qu'il a reu de lui.

    Mais la visibilit surgie du donn provoque de pair la visibilit de l'adonn. En effet, l'adonn ne se voit pas lui-mme avant de recevoir l'im pact du donn. Destitu de la pourpre transcendantalice, il ne prcde plus le phnomne, ni ne l' accompagne mme plus comme une pense dj en place ; puisqu'il se reoit de ce qu'il reoit, il ne le prcde pas et surtout pas par une v isib ilit pralable l'invu du donn. En fait, l'adonn ne se m ontre pas plus que le donn - son cran ou son prisme restent parfaitement invus aussi longtemps que l'im pact, cras sur eux, d'un donn ne les illumine pas d'un coup ; ou plutt, puisqu' proprem ent parler l'adonn n 'est pas sans cette rception, l'im pact suscite pour la premire fois l'cran sur lequel il s'crase, comme il installe le prisme travers lequel il se dcompose. Bref, l'adonn se phnomnalise par l'opration mme par laquelle il phnomnalise le donn.

    Le donn se rvle donc l'adonn en rvlant l'adonn lui-mme. L'un et l'autre se phnomnalisent sur le mode du rvl, qui se caractrise par cette rciprocit phnomnale essentielle, o voir implique

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    la modification du voyant par le vu, autant que la modification du vu par le voyant. L'adonn opre comme le rvlateur du donn et le donn comme rvlateur de l'adonn - rvlateurs entendus au sens photographique du terme. Peut-tre pourrait-on risquer que le paradoxe philosophique de la physique quantique sur l'interdpendance entre l'objet et l'observateur vaut, par analogie, pour toute phnomnalit sans exception. Mais pouvons-nous encore ici parler de phnomnalit sans exception ? N'avions-nous pas concd auparavant que, si tout ce qui se montre d'abord se donne, la rciproque ne vaut pas, car tout ce qui s e donne ne parvient pas pour autant se montrer ? En fait, loin de nous embarrasser dans une nouvelle aporie, nous venons justement de trouver la voie pour en sortir. Car, si le donn ne s e montre qu'en se bloquant et s 'talant sur l'cran qui lui devient l'adonn, si l'adonn doit et peut seul ainsi transformer un impact en visibilit, l'ampleur de la phnomnalisation dpend de la rsistance de l'adonn au choc brutal du donn. Entendons rsistance au sens, suggestif parce que trivial, de l'lectricit : lorsque, dans un circuit, on constate ou l'on provoque dessein une restriction du mouvement des lectrons libres, une partie de l'nergie se dissipe en chaleur ou lumire. La rsistance transforme ainsi un mouvement invu en lumire et chaleur phnomnalises. Plus grandit la rsistance l'im pact du donn (donc d'abord des vcus, des intuitions), plus la lumire phnom nologique s e montre. La rsistance - fonction propre de l'adonn - devient l'index de la transmutation de ce qui s e donne en ce qui se montre. Plus le donn intuitif accrot sa pression, plus une grande rsistance devient ncessaire pour que l'adonn y rvle encore un phnomne. D'o l'hypothse invitable et logique de phnomnes saturs - si saturs d'intuitions donnes qu'y manquent les significations et les noses correspondantes. Devant de tels phnomnes en fait partiellement non visibles (sinon sur le mode de l'blouissem ent), il ne dpend que de la rsistance de l'adonn de parvenir y transmuer, jusqu' un certain point, l'excs de donation en une monstration sa mesure, savoir dmesure.

    Ici s'ouvre le lieu d 'une thorie phnom nologique de l'art : le peintre rend visible comme un phnomne ce que personne n'avait jam ais vu, parce qu'il parvient, chaque fois le premier, a rsister assez au donn pour obtenir qu'il se montre - et alors en phnomne accessible tous. Un grand peintre n'invente jam ais rien, comme si le donn faisait dfaut ; il souffre au contraire de rsister cet excs, jusqu' lui faire rendre sa visibilit (comme on fait rendre gorge) ; Rothko rsiste ce qu'il a reu comme un donn violent - trop violent pour tout autre que lui - en le phnomnalisant sur l'cran de ses couleurs tales : J'ai emprisonn la violence la plus absolue dans chaque

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  • SANCE ACADMIQUE

    centim tre carr de leurs [ses tableaux] surfaces . Ce qui vaut des arts, vaut de la littrature et de toute pense spculative : immense effort de rsistance au donn, afin de le phnomnaliser aussi loin que l'adonn peut le supporter. Le gnie ne consiste qu'en une grande rsistance l'im pact du donn. En tous les cas, le phnom ne, qui advient comme un vnement, prend la figure du rvl, c'est--dire qu 'il phnom nalise l'adonn par le geste mme o l'adonn le contraint ce qui s e donne s e montrer un peu plus avant.

    Le rvl ne dfinit donc pas une couche extrme ou une rgion particulire de la phnom nalit, mais le mode universel de phnom- nalisation de ce qui se donne en ce qui se montre. Il fixe du mme coup le caractre originairem ent vnementiel de tout phnomne en tant que d 'abord il s e donne avant que de s e montrer. Il est donc temps de poser une dernire question : l'universalit de l'acception du phnomne comme vnement, donc comme donn accdant la manifestation titre de rvl par et pour un adonn n'abolit-elle pas dfinitivem ent, de droit sinon de fait, la csure que la mtaphysique n'a cess de creuser entre le monde des objets, censment constitus, pro- ductibles et rptables, dont exclusivem ent rationnels d'une part, et celui du rvl de la Rvlation, monde d'vnements ni constituables, ni rptables, ni prsentement productibles, donc censment irrationnels ? Cette csure s'est impose au moment mme o la doctrine de l'objet a tent (et russi) rduire la question et le champ de la phnom nalit des phnomnes seulement apparents, dpourvu de so i, dvalus aussi bien comme tants que comme certitudes. Ds que la phnomnologie a su rouvrir le champ de la phnomnalit, pour y inclure les objets comme un cas particulier de phnomnes (pauvres et de droit commun) et les entourer de l'immense rgion des phnomnes saturs, cette csure ne se justifie plus. Ou plutt, elle devient un dni de phnomnalit, lui-mme irrationnel et idologique. Si nous admettons que cette csure n'a plus lieu d'tre, quelles consquence s'im pose ? Celle-ci : les donnes rapportes par la Rvlation - en l'occurrence l'unique Rvlation juive et chrtienne - doivent se lire et se traiter comme des phnomnes de plein droit, obissant aux mme oprations que ceux qui rsultent des donns du monde : rduction au donn, vnementialit, rception par l'adonn, rsistance, phnomnes saturs, progressivit de la transmutation du se donner en se montrer, etc. Sans aucun doute, ce lieu phnomnologique de la tho-

    11 M. Rothko, in James E.B. Breslin, M ark Rothko. A Biography, Chicago U.R, 1993, p. 358, cit par E. M ichaud, Rothko, la violence et l'histoire , in : Marc Rothko, Muse d'Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1999, p. 80.

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  • L'VNEMENT. LE PHNOMNE ET LE RVL

    logie ncessitera (et trouve dj) des protocoles trs particuliers, conformes aux phnomnes exceptionnels dont il s'agit. Par exemple, l'vnement peut prendre la figure du miracle, le donn devient l'lection et la promesse, la rsistance de l'adonn s'approfondit en conversion du tmoin, la transmutation du se donner en se montrer requiert les vertus thologales, sa progressivit se prolonge en retour eschato- logique du Principe, etc. Nous n'avons ni l'autorit, ni la comptence de poursuivre. Mais nous avons le droit d'en appeler aux thologiens. Ils doivent cesser de vouloir rduire les donnes extrmes de la Rvlation (Cration, Rsurrection, m iracles, divinisation, etc.) des modles objectivants plus ou moins rpts des sciences humaines. Car la mme phnomnalit couvre tous les donns, des plus pauvres (formalisme, mathmatiques), de ceux de droits communs (sciences physiques, objets techniques) aux phnomnes saturs (vnement, idole, chair, icne) jusqu' la possibilit de phnomnes combinant les quatre types de saturation (les phnomnes de la Rvlation).

    Jean-Luc MARION

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