Jean-Luc Nancy, L’Humanité, 2, 3, 4 octobre 2015

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    LHumanit

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    Mediapart,

    Phraser la mutation : entretien avec Jean-Luc Nancy

    Juan Manuel Garrido Wainer,

    16 novembre 2015

    En novembre prochain, lUniversit de Strasbourg et le Collge International de Philosophie

    organisent un colloque international autour de ton travail. Le sujet du colloque est propos par la

    formule Mutations du sens .

    Juan-Manuel Garrido.-Dans une tribune rcemment publie dans Libration1o il

    est question de la crise des rfugis en Europe, tu parles "des migrations, des exils, des

    mutations, des droutes, des fuites et des refuges de la pense. Quelle(s) question(s)

    vois-tu sesquisser sous lide de mutations?

    Jean-Luc Nancy.-Mutation : cela signifie changement profond, voire complet. Cest

    plus que transformation et mme que mtamorphose . Cest ce qui arrive

    spontanment (comme on dit) dans des ensembles gntiques o un gne disparat,

    change de place, etc. On reconnat les mutations comme une cause importante de

    lvolution des espces vivantes. Nous savons bien que les mondes vgtaux et

    animaux ont mut si mme il ne faut pas aussi parler de mutations gologiques,

    climatiques, tectoniques, cest--dire des ruptures et recompositions structurelles

    mme si non gntiques. Nous savons aussi que lhumanit a mut, dabord dans sa

    propre formation (Nanderthal et Sapiens, etc) et ensuite dans sa prhistoire (en

    fait dj son histoire) : le nolithique, les ges du bronze, du fer Mais on est moins

    port penser que lhistoire de la civilisation mditerranenne-occidentale a t le faitdune srie de mutations. Nous sommes beaucoup trop habitus y voir un processus

    continu, volutif et progressif (dans tous les sens de ce dernier mot). Pourtant nous

    parlons de rvolution industrielle et aujourdhui informatique de mme que

    nous parlons de rvolution dmocratique : mais dans toutes ces expressions le mot

    rvolution a de manire assez trange un sens la fois fort, de rupture et

    1Jean-Luc Nancy, Savoir couter le silence des intellectuels,Libration, 22 septembre 2015.

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    dinauguration, et faible puisquau fond tout nous apparat comme lavance dun

    grand mouvement commenc avec les Grecs et le logos.

    Or nous ne mesurons pas assez combien les Grecs furent des mutants : avec eux sest

    rompu, compltement, un monde qui tait celui du sacr omniprsent (sacrifice,

    hirarchie, etc.). Il a fallu quelques sicles pour que ce monde se trouve un relatif

    quilibre avec Rome o la cit et le droit ont russi absorber pour leur compte le

    sacr. Mais cela na pas tenu car en mme temps la fin des sacralits et lextension

    dmesurepour lpoque dun domaine qui ntait plus territoire, ni localit, ni

    presque lieu , mais bien plus extension formelle de proprits juridiques et

    techniques. a a craqu : la population de cette rgion du monde sest pense comme

    humanit et cette humanit tait dboussole, prive de repres telluriques et

    cosmiques. Le monothisme, lentement mri entre la philosophie et la pense juive, a

    constitu la mutation nomme christianisme . Lhomme chrtien nest plus

    lhomme antique. Il est lhomme qui a linfini dans ses gnes. Aprs un temps pour

    essayer dadopter un tout autre mode de fonctionnement prcisment local et sacral,

    la fodalit venue du Nordcet homme a pris ostensiblement les commandes dune

    nouvelle culture : celle de linfini de la production.

    Aucune autre culture navait connu cette mutation. On avait connu laccumulation, et

    le profit, mais pas proprement la production cest--dire linvestissement au service

    dun dveloppement exponentiel non seulement de fins donnes (lclat de la richesse

    et du pouvoir) mais de moyens trouver pour accrotre une puissance indfinie. La

    mutation est triple : capitalisme, technique, dmocratie. Lordre des trois termes na

    pas de signification : ce sont trois aspects dun mme processus, celui de la production.

    Celle-ci sanalyse en : conception ralisation extension ; ou en dautres termes:

    projet ( promesse)performance (prestation) - prospective (projection). On va du

    pro au pro : le plus et le mieux , le neuf et l indit sont les catgories

    qui remplissent ces pro . Quant la duction , conduite, guidage, gouvernement,

    elle savre de plus en plus celle du pro autonomis (soit ce quon nomme la

    technique ) et qui dbarrasse compltement la place de tout pouvoir en quelque faon

    reli une sacralit, cest--dire aussi une lgitimit donne dailleurs que de la

    production elle-mme. Celle-ci fait de la mutation un de ses procds : vapeur,

    lectricit, atome, informatique sont les principales mutations internes de ce processus

    toujours en marche.

    Le mot de Lnine Le communisme, cest les soviets plus llectricit - rsume

    assez bien lesprit du processus : le gouvernement de tous avec la puissance de la

    matrise technique. Comme cette matrise est congnitalement illimite (tout au moins

    dans sa conscience delle-mme ; noublions pas que pour Aristote la tekn est

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    forcment limite tandis que lillimitation est le principe mme de notre technique :

    voil un indice flagrant de mutation) sa puissance ne peut manquer dentraner avec

    elle sa gestion, et le gouvernement de tous prend les formes symtriquement

    trompeuses de la bureaucratie ou bien de la reprsentation populaire. Lune aprs

    lautre se dissolvent dans une technocratie invitable.

    Cest cela qui sexpose, voire qui se dclare et se proclame sous le nom de

    globalisation . Or cette dclaration ouverte, affiche, exigeante produit un effet en

    retour : labsence de finalit de la production clate au grand jour en mme temps que

    labsence de gouvernance autre que technique. Et comme lhumanit et non elle

    seule, mais sans doute aussi et sa manire toute la nature - nest pas insensible elle

    ragit et commence entrer dans une autre mutation : une qui pourrait bien dboucher

    sur une toute autre faon dedisons le plus simplement, de se comporter

    A moins que cette mutation soit ltale, comme il arrive chez les vivants. Et pourquoi

    pas ? pourquoi lhumanit ne serait-elle pas en fin de compte un essai ou un jeu, une

    variation qui atteint sa propre limite ? Lhumanit, ou bien peut-tre la vie entire ?

    Avant une complte redistribution des nergies.?

    J.-M. G.- Mais ne faut-il pas distinguer entre cette grande mutation de lhumanit qui

    aura t lintroduction de linfini dans les monothismes, dans le miracle grecque de

    la science, dans la philosophieet les mutations qui nourrissent lhistoire de ce mme

    infini, lhistoire des mutations lintrieur de lhistoire?

    J.-L. N.-Certainement. Je me demande sil ne faut pas dire quaprs un certain

    nombre de mutations de grande ampleur comme celle du nolithique, celle du

    bronze, il sest produit une mutation par tapes lEgypte, les Grecs, Isral, Rome

    dont le judo-christianisme a t le rsultat, ouvrant la mutation occidentale. Celle-

    ci son tour a connu des tapes, tout en se considrant elle-mme comme une longue

    continuitce qui est un des phnomnes nouveaux attachs cette mutation et que

    tu incites nommer lhistoire. Cest--dire un rapport soi de la mutation en tant

    que telle. Rapport dans lequel se mlangent une conscience (et/ou un dsir) defondation ou dorigine (le miracle grec, la rvlation chrtienne) et une conscience

    (et/ou une crainte) de caractre accidentel, mal assur (lauthenticit grecque ou

    chrtienne toujours menace de perte ou de trahison).

    Cest--dire quau fond de la mutation occidentale il y a une conscience inquite de

    soi. En revanche les mutations qui en procdent au cours de lhistoire se manifestent

    dabord plutt comme des assurances et des conqutes, avant de sinquiter delles -

    mmes comme elles le font aujourdhui.

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    J.-M. G.- Or ne penses-tu pas que linfini lui-mme, et avec lui notre civilisation, sont

    trs loin dtre mourant? Personne ne peut et peut-tre ne veut renoncer linfini pour

    penser le monde. Cherche-t-on sopposer au capitalisme? On plongealors dans une

    imagination de mondes possibles qui touche tout sauf au pouvoir mme dimaginer

    la croissance et le dveloppement ou de simaginer, cette mme imagination, comme

    puissance vitale. Dnonce-t-on les ingalits conomiques? On le fait au nom et dans

    le cadre dune rationalisation illimite des ressources terrestres et humaines, destine

    conjurer toute dpense insense ou irrationnelle dans le systme productif. Sur

    le plan politique, les vides provoqus par la grance technique semblent tous prts

    tre remplis, droite et gauche, par des mouvements populaires sopposant tout

    dabord au politique lui-mme, toujours saisi comme dchu et perverti, incapable de

    porter la promesse dune ralisation directe des ides de justice, dgalit, de vie, de

    peuple.

    Mme limagination de la catastrophe totale ne semble pouvoir se faire que suivant le

    schme dune ralisation de linfini. La science fiction annonce une rvolution

    imminente de lintelligence surhumaine des machines qui prendront la relve de la vie

    telle que nous la connaissons et par consquent de lhistoire. Ou bien, identiquement

    alors quon pourrait croire quil sagit de quelque chose se plaant aux antipodes de

    ces rves, le programme de destruction de lhistoire men par ltat Islamique. Il ne

    sagit toujours que des mutations qui veulent dpasser les prcarits de la vie,

    surmonter la finitude et lhistoire, raliser linfini.

    Les mutations de lhumain ne semblent pouvoir tre penses ou vcues qu lintrieur

    de lhorizon de linfini, nommment comme des ralisations, des approfondissements,

    des perfectionnements, des rationalisations et des radicalisations de linfini lui mme.

    Linfini est la chose qui vit chez lhumain, qui fait vivre lhistoire, mais que lui -mme

    vit dune vie parfaite ou en tout cas immortelle, cest--dire morte ou non vivante,

    puisquelle na besoin que de soi pour se nourrir et saccrotre.

    J.-L. N.- Ce qui semble loin dtre mourant peut se trouver en ralit proche de

    lextinction Cependant jaccepte tout fait de suivre ta voie. De mme peut-tre

    que lespce homme nest pas mourante mme si depuis bientt un sicle elle se

    reprsente, pour la premire fois, quelle est en mesure de se dtruire elle-mme (je

    pense Freud dans Das Unbehagen in der Kultur).

    Il nest certainement pas plus posible lhumanit de se reprsenter sa mort que cela

    ne lest chacun dentre nous. Mais justement, ce nest pas une affaire de

    reprsentation. Cest une affaire de rel et je ne vois pas, au fond, pourquoi lensemble

    form par la vie et la vie parlante (la vie comme vie de lesprit pour faire allusion

    Hegel et donc aussi au christianisme) ne finirait pas par mourir si la mort est inscrite

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    dans la vie comme son sens mme : labsentement du sens en tant queffectuation,

    accomplissement, satis-faction. Nest-ce pas dailleurs autour de la mort qua tourn la

    mutation occidentaledepuis lEgypte jusqu la rsurrection chrtienne? Il sest agit

    dune rupture avec toutes les formes de rapport la mort qui situaient la prsence des

    morts quelque part dans le monde, ft-ce dans un monde enfoui et inaccessible. Avec

    la mutation, cette prsence devient la fois absence intgrale au monde et prsence

    mtamorphose en une autre vie, la vie de lEsprit justement

    Quest-ce qui nous interdirait de penser que le monde, lvnement-mondeet en lui

    lvnement-vie, lvnement-parole sachve comme il a commenc: ex nihilo in

    nihilum ? Evidemment cette pense penserait ce qui la dpasse infiniment, absolument

    conformment largument dAnselme en faveur de lexistence de Dieu. Et

    justement, cela ne signifierait-il pas que le Dieu si singulier du monothisme occidental

    le Dieu mutant ou la mutation de tous les dieux - absorbe toute divinit dans linfini

    qui peut aussi bien tre compris comme sa propre annihilation ?

    Mais je reviens tout de mme ta voie. Tu as raison de dsigner la politique car elle

    est bien le nom sous lequel, depuis quil ne sagit plus de Dieu (ou bien depuis quon

    revendique une politique divine, que ce soit au nom de lislam, au nom de

    lhindouisme, parfois aussi du christianisme mais sans jamais tre capable de rendre

    compte du double registre de la technique et de la religion). La politique est bien cela

    dans quoi sest dabord opre la mutation occidentale: dissociation entre cit

    humaine et loi divine, autofondation de la cit humaine, droit, puis souverainet, cest-

    -dire recours la logique de la hirarchie absolue (je veux dire de lautorit sacre

    hirarchie) en rgime dsacralis (tous les artfices des sacralits monarchiques des

    ges classiques se dnoncent deux-mmes en leur temps mme, et cest bien ainsi

    justement que se forme la thorie de la souverainet : comme un procd presque

    ouvertement dclar pour affirmer l autonomie du pouvoir politique.

    La politique a pu pendant longtemps conserver la puissance de lautorit sacre, soit

    quelle simpost au peuple avec laide de la religin, soit quelle ft elle-mme utilise

    et manipule par les forces socio-conomiques (ce quon a nomm la bourgeoisie).

    Il est remarquable que la politique soit pour le premier Marx le nom dune illusion

    supprimer comme celle de la religion. Pour le dernier Marx, elle aura trouv les mrites

    de formes daction mais la disparition de lEtat nen restera pas moins, selon toutes

    sortes de versions, lide rgulatrice des socialismes et communismes.

    Aujourdhui on peut dire que lEtat a bel et bien t destitu de son autorit sacre.

    Cest dailleurs pourquoi la souverainet nationale est dsormais un concept si

    ambivalentdun ct brandi contre les puissances de domination mondiale, dun

    autre ct rcus comme le nom mme de la domination arbitraire. LEtat a t

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    destitu parce que le mouvement rel de la Staatsmachinerie (comme dit Marx)

    cest--dire de la constitution et du fonctionnement dun appareil fait pour assurer la

    domination sest de plus en plus rvl voire dclar - comme le mouvement de

    la puissance techno-conomique. Or cette puissance nest ni religieuse, ni politique.

    Elle est la puissance de la productionsans quil soit possible de dsigner ni lobjet,

    ni la finalit de cette production (qui produit des choses, des modes de vie, des

    reprsentations, etc.).

    Cest pourquoi il me semble que ce que tu dcris, la poursuite renouvele de linfini

    compris comme ralisation (asymptotique ?) dune vie juste, gale et digne (ou

    heureuse) ne pourra pas, me semble-t-il, se contenter dune politique renouvele

    quelle soit populaire ou partisane, souveraine ou bien accorde une religion

    car la catgorie de politique na plus de vritable contenu, ni mme demploi.

    Certes on pourrait appeler politique une action qui viserait semparer des leviers

    de commande de la machine productrice. Mais il faudrait que cette politique-l soit

    considrablement recharge (comme on parle de recharger une batterie) en possibilits

    de dsigner des priorits, des finalits (autres que les vagues justice, galit,

    bonheur). Autrement dit, il ne peut sagir que dune mutation dans ou de la vie de

    esprit... Ce qui veut dire aussi bien lesprit de la vie.

    Ce qui veut dire aussi que nous sommes toujours contemporains du Marx qui parlait

    de lesprit dun monde sans esprit... Sauf que Marx semble, dans cette phrase, savoirquelque chose de cet esprit qui manque ce mondeau moins peut-il employer le

    motalors que nous nosons gure nous servir dun mot pareil.

    J.-M. G.- O repre-t-on les craquements de linfini, les symptmes ou les mutations

    qui seraient en train dannoncer une mutation majeure de notre civilisation, cest--

    dire de linfini lui-mme comme horizon, project, promesse de vie?

    J.-L. N.- Il me semble que linfini nous montre de lui-mme ses craquements. Car

    a craque, oui, a rsonne de bruits qui signalent une faiblesse, une rupture posible

    Tout simplement dabord dans le mot infini: on sait comment il est toujours expos

    la divisin hglienne entre bon et mauvais infini. (Une division que Marx

    retrouve au sein du capital dans les Grundrisse.)

    Cette division qui prcde denviron un demi-sicle les dcouvertes de Cantor

    reprsente peut-tre la forme moderne de la duplicit inherente linfini selon

    Aristote : quil existe en un sens mais en un autre nexise pas. Si lexistence en effet

    implique lactualit et la dtermination de cette actualit, linfini excde lexistence (par

    au-del ou par en-de). Ne faudrait-il pas penser que la mutation occidentale est

    justement celle dune exposition de lexister une possible non-dtermination?

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    Ne sommes-nous pas aujourdhuidans une tensionun craquementtrs sensible

    entre le mauvais infini (lindtermin, lindfini de la production, le sans-fin) et le bon

    infini (lactualit pleine de lexister, jusque dans linstant)?

    J.-M. G.-Tu fais rfrence une distinction hglienne Cela est peut-tre indicatif

    de ceci, que navons dautres ressources pour comprendre ce qui arrive notre

    civilisation que celles que notre civilisation elle-mme nous fournit: le logos, la science,

    la technique, la philosophie, lart, le corps, la politique, la dmocratie bref linfini.

    En ce qui concerne la philosophie, il est clair pour moi, comme je crois il doit ltre

    pour toi, quaucune dcision concernant la nature de notre civilisation et de linfini qui

    lui est constitutif nous pargnera davoir, chaque fois, inventer une pratique de

    penser. Car il ne sagit pas de dlibrer sur le sens des ides ou des concepts, il ne sagit

    pas de dcider ou de donner ses opinions, mais il sagit de saisir ce qui na pas encoret saisi, de comprendre ce qui na pas t compris, ce qui ne peut se faire que par une

    pratique qui laisse la pense entirement expose ce qui vient. La question de la

    philosophie semble tre aujourdhui la mme que depuis toujours: une question

    daction philosophique, de pratique, de mthodologie, de chemin, dcriture,

    dexprimentation. O en es-tu par rapport la question de la pratique de la pense ?

    J.-L. N.-Ta question me frappe car jen suis prcisment je ne sais pas o mais

    coup sr en un lieu de trouble, dagitation. Je suis de plus en plus persuad que nous

    navons pas tir les implications de ce que Heidegger a nomm la fin de laphilosophie: la fin des images/conceptions du monde. A la fois nous avons compris

    que llaboration de systmes mtaphysiques ne peut jamais que reflter et donc

    soutenir quelque tempsun certain tat de la reprsentation et de lactivit de la part

    dominante de lhumanit mais se heurte forcment la transformation de cet tat et

    par consquent un dfi renouvel au sujet de ce quon nomme la vrit. Pour

    autant, nous ne savons pas ce que penser veut dire si ce nest assigner le rel sous

    des significations, alors mme que nous prouvons leur labilit ou leur inconsistance.

    En revanche nous savonsou peut-tre faut-il dire nous prouvonsautre chose : lamme parole qui dpose ses significations fragiles, uses ou vides ne cesse pourtant

    pas de se relancer elle-mme en tant quappel et change, exhortation ou motion,

    dsir inextinguible de sens et passage incessant la limite du sens, ou bien au sens

    comme limite Cela rsonne plus du ct de la posie que de la philosophie mais

    aucune culture, aucune configuration dhumanit na jamais t exempte de ce que le

    mot posie dsigne si mal et si bien (lui aussi dchir comme linfini).

    Sans doute toute philosophie a-t-elle toujours t posie autant que concept, chant

    autant que systme. Et aprs tout, comme dit Kant, les systmes sont vivants

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    Aujourdhui, redevenir dlibrment potes quest-ce que cela voudrait dire ? Bien

    sr ni Parmnide, ni Lucrce, ni Hugo. Ni mme Nietzsche, ni Kierkegaard, ni

    Heidegger (et justement il faudrait sarrter sur le lien chez lui de la posie et de la

    politique).

    Rien que je sois capable de nommer mais au moins savoir que nous sommes dans

    cet lment-l.

    J.-M. G.- Quoi quil en soit des troubles que tu prouves, tu ne les ressens pas en tant

    que pote, elles ne proviennent pas des dfies ou apories dune uvre ou pratique

    potique; il doit sagir dapories de la pense, du travail philosophique.

    J.-L. N.- Peut-tre dois-je dabord revenir au temps o jai commenc sentir une

    distance avec les tudiants luniversit: des pesanteurs institutionnelles, sociales et

    culturelles ont transform ce qui pour moi dans les annes 70 et 80 avait t unesymbiose continue entre lenseignement et lcriture, les changes, etc. La vie

    philosophique ne vivait plus beaucoup lUniversit. En mme temps elle a

    commenc stioler dans lespace public. Les proccupations lies au dbut de la

    dcroissance et aux crises financires, aux profonds dplacements gopolitiques et

    goconomiques, bref tout ce que je pense aujourdhui tre le dbut dune mutation

    de civilisation a dplac de manire considrable lespace et le climat du travail

    philosophique. Luniversit sest alourdie dans la formation professionnelle. La

    philosophie dite analytique a conquis des territoires universitaires de plus en pluslarges elle qui reprsente une faon de se tenir hors du monde dans un univers

    formel qui me reste tranger. Mais elle na pas pour autant occup lespace public,

    lequel au contraire a t envahi par toutes sortes de recours la philosophie comme

    une sorte de rservoir de ressources thiques, esthtiques et vaguement politiques.

    Des magazines, des lieux de rencontre, des demandes venues de milieux artistiques ou

    sociaux ont beaucoup chang les attentes et les demandes adresses aux philosophes.

    Il sest cr une zone incertaine, guette par les dangers de la

    simplification/vulgarisation et pourtant aussi propice des rencontres nouvelles.

    Je prfre souvent parler des publics moins techniciens de philosophie mais plus

    dsireux de parler du monde rel. Jprouve par exemple beaucoup dintrt essayer

    de faire partager une pense qui veut se dgager de lattente dun sens final de la

    vie plus qu dvelopper, comme je lai fait dans des textes, largumentaire

    philosophique de ce sens du sens Et lorsque je vois aujourdhui se propager

    une mode qui veut affirmer un nouveau ralisme (dit spculatif par Quentin

    Meillassoux, au demeurant un excellent philosophe, en outre fin, discret et pntrant)

    je reste songeur car je ne vois pas que les philosophes de Husserl et Heidegger jusqu

    Deleuze, Derrida, Lacoue-Labarthe et bien dautres aient dlaiss le rel ! Chacun est

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    dans le rel, nest que l immerg dedans, se dbrouillant sa manire avec lopacit

    et le poids du rel

    Mais bien sr cela demande de dire nouveau le rel , de le phraser, de le nommer,

    de lprouver et de dire cette preuve. Et alors on retrouve laiguillon dune attente

    dcriture, dexpression, de mots o le rel puisse respirer ou transpirer

    Cest aussi pourquoi jai commenc mintresser un objet ou un thme

    assez loign de ce que javais travaill jusquicile sexe, quelque chose qui prolifre

    dans lespace mdiatico-spectaculaire mais qui invite des mditations o lintrt de

    penser la vie (pourquoi la vie nous hante-t-elle tant ?) ctoie un terrain de

    perplexits, dangoisses, de dsarrois

    Ou bien je veux aussi revenir la question de la politique prcisment parce quelle

    est partout et nulle part, partout invoque et partout mprise politique : un motqui na presque plus de sens force de les avoir tous

    Mais chacun de ces points, et dautres encore (comme ce qui bourdonne autour de

    lart dit contemporain ou bien autour de la question que faire ? en tant que

    question aujourdhui peut-tre vaine) sont des points de bute ou daporie parce

    quon ne peut pas se contenter de les traiter : ils sont devenus intraitables au sens

    franais o ce mot veut dire que a rsiste, quon ne peut rien en faire ou rien y faire.

    Comment bien articuler que la politique nest pas lespace densemble du sens, du

    bonheur, de la vritpas plus quelle nest le lieu exclusif des luttes pour le pouvoir

    et des manuvres pour le garder? Comment refaire ou inventer une forme neuve de

    cette notion, politique ?

    Ce genre de questions ne mne pas dabord ni essentiellement parcourir les discours

    et les concepts philosophiques. Il sagit plutt de sensibilit ce qui nous arrive, ce

    qui arrive ce monde qui se sent si drout par sa propre transformation, par sa propre

    histoire qui depuis un sicle lui a rserv plus de surprises, plus dimprvus, plus de

    dstabilisations que pendant les sicles prcdents, quelque riches en vnements

    quils aient t. Quest devenue lhistoire? comment sest-elle faite aussi agite, aussi

    traverse de soubresauts et de stupeurs ?...

    La sensibilit se joue en-de et au-del des concepts, bien quelle les traverse. Par

    moments, crivant ou parlant, jai envie de couper le discours, de crier ou bien de rire,

    de prendre un rythme, de me taire.