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 Jean Piaget et l’intelligence de l’enfant Par MARTINE FOURNIER  L'intelligence comme c apacité d'adaptation Son père, historien, lui transmet l'amour des connaissances ; sa mère, protestante, la foi. Passionné de biologie dès son enfance, Jean Piaget (1896-1980), dans l'ambiance darwinienne du début du xxe siècle, estime que le hasard ne peut expliquer à lui seul l'évolution des organismes. Lecteur de Pascal, de Kant, de Bergson et de son « élan vital », J. Piaget veut comprendre les conditions d'évolution des êtres vivants et particulièrement, les progrès humains : en quoi consiste l'intelligence et comment se constituent les connaissances ? Son interrogation, d'abord d'ordre philosophique, le conduit à étudier le développement de la pensée chez l'enfant, ce qui en fera l'un des plus grands psychologues du xxe siècle. La grande nouveauté introduite par J. Piaget dans le champ de la psychologie est que les connaissances ne s'acquièrent pas par un processus cumulatif. L'individu les construit par ses propres actions : le développement de l'intelligence est le fruit d'un processus d'adaptation, dans lequel interagissent l'inné (les structures mentales) et l'acquis (la prise en compte du monde extérieur). J. Piaget invente ainsi un nouveau cadre théorique de référence pour la psychologie : le constructivisme. Ses travaux sur les enfants, et en particulier les siens, l'amènent alors à découper le développement intellectuel en stades (stade des activité motrices, des opérations concrètes puis des opérations formelles), qui définissent les différentes étapes d'évolution vers la pensée abstraite de l'adulte. Mais cette description des stades a été complètement déconstruite par les recherches récentes en psychologie, faisant dire à certains que J. Piaget s'était entièrement trompé. La plupart des psychologues actuels reconnaissent pourtant la fécondité des recherches de J. Piaget et de ses disciples, qui ont stimulé la psychologie du développement, tandis que le constructivisme ouvrait la voie à la psychologie cognitive. Reconnu en France dès les années 30, il faudra attendre les années 80 pour que la psychologie américaine (longtemps dominée par le courant behavioriste) lui ouvre ses portes, avec l'aide en particulier de Jerome Bruner. Psychologie de l'enfant. Intelligence, pulsions et affectivité Par Gaetane Chapelle En 1955, Jean Piaget (1896-1980), psychologue suisse, fonde à Genève le Centre international d'épistémologie génétique. Nulle référence, donc, à l'enfant dans cet intitulé. Ce qui peut étonner, quand on sait que cet homme doit sa célébrité à une théorie du développement de l'intelligence de l'enfant. Mais J. Piaget reste en fait tout à fait fidèle à son projet initial : pour lui, la psychologie de l'enfant est le terrain expérimental d'une épistémologie scientifique historico-critique. Autrement dit, au travers de l'acquisition des connaissances de l'enfant, J. Piaget veut comprendre le développement de la pensée humaine au cours de l'évolution. De plus, l'enfant

Jean Piaget et l’intelligence de l’enfant

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Jean Piaget et lintelligence de lenfantPar MARTINE FOURNIER

L'intelligence comme capacit d'adaptation Son pre, historien, lui transmet l'amour des connaissances ; sa mre, protestante, la foi. Passionn de biologie ds son enfance, Jean Piaget (1896-1980), dans l'ambiance darwinienne du dbut du xxe sicle, estime que le hasard ne peut expliquer lui seul l'volution des organismes. Lecteur de Pascal, de Kant, de Bergson et de son lan vital , J. Piaget veut comprendre les conditions d'volution des tres vivants et particulirement, les progrs humains : en quoi consiste l'intelligence et comment se constituent les connaissances ? Son interrogation, d'abord d'ordre philosophique, le conduit tudier le dveloppement de la pense chez l'enfant, ce qui en fera l'un des plus grands psychologues du xxe sicle. La grande nouveaut introduite par J. Piaget dans le champ de la psychologie est que les connaissances ne s'acquirent pas par un processus cumulatif. L'individu les construit par ses propres actions : le dveloppement de l'intelligence est le fruit d'un processus d'adaptation, dans lequel interagissent l'inn (les structures mentales) et l'acquis (la prise en compte du monde extrieur). J. Piaget invente ainsi un nouveau cadre thorique de rfrence pour la psychologie : le constructivisme. Ses travaux sur les enfants, et en particulier les siens, l'amnent alors dcouper le dveloppement intellectuel en stades (stade des activit motrices, des oprations concrtes puis des oprations formelles), qui dfinissent les diffrentes tapes d'volution vers la pense abstraite de l'adulte. Mais cette description des stades a t compltement dconstruite par les recherches rcentes en psychologie, faisant dire certains que J. Piaget s'tait entirement tromp. La plupart des psychologues actuels reconnaissent pourtant la fcondit des recherches de J. Piaget et de ses disciples, qui ont stimul la psychologie du dveloppement, tandis que le constructivisme ouvrait la voie la psychologie cognitive. Reconnu en France ds les annes 30, il faudra attendre les annes 80 pour que la psychologie amricaine (longtemps domine par le courant behavioriste) lui ouvre ses portes, avec l'aide en particulier de Jerome Bruner. Psychologie de l' enfant. Intelligence, pulsions et affectivit Par Gaetane Chapelle En 1955, Jean Piaget (1896-1980), psychologue suisse, fonde Genve le Centre international d'pistmologie gntique. Nulle rfrence, donc, l'enfant dans cet intitul. Ce qui peut tonner, quand on sait que cet homme doit sa clbrit une thorie du dveloppement de l'intelligence de l'enfant. Mais J. Piaget reste en fait tout fait fidle son projet initial : pour lui, la psychologie de l'enfant est le terrain exprimental d'une pistmologie scientifique historico-critique. Autrement dit, au travers de l'acquisition des connaissances de l'enfant, J. Piaget veut comprendre le dveloppement de la pense humaine au cours de l'volution. De plus, l'enfant

est observ non pas en tant que personne individuelle, mais en tant que sujet pistmique , c'est--dire reprsentant de l'universalit de l'intelligence humaine. A cette poque, J. Piaget se trouve au sommet de sa carrire. Il occupe, de 1952 1963, la chaire de psychologie de l'enfant la Sorbonne et a dj publi un trs grand nombre d'ouvrages (La Naissance de l'intelligence chez l'enfant, 1936, La Construction du rel chez l'enfant, 1937, La Gense du nombre chez l'enfant, 1941, La Formation du symbole chez l'enfant, 1945, etc.). Sa mthode d'observation est utilise par tous ses collgues. Elle est dite mthode clinique, et tient la fois de l'entretien clinique et de la psychologie exprimentale. Une succession de stades La thorie du dveloppement de J. Piaget est mondialement connue. Elle conoit l'volution de la pense de l'enfant comme une succession de stades avec leur structure logique propre. Jusqu' 2 ans, le bb interprte le monde qui l'entoure sur la base de ses sens et de ses actions. Ce stade est dit sensori-moteur. Il apprend certaines rgles sur le fonctionnement du monde physique et sur sa capacit agir dessus. Par contre, partir de 2 ans, l'enfant commence tre capable de se reprsenter un objet qui est absent. L'intelligence du jeune enfant devient donc reprsentative. Il est notamment capable d'imitation diffre, ou de jeu symbolique (comme lorsque la petite fille joue la maman), de dessiner et de parler. L'enfant de 2 ans se sert alors des schmes d'action qu'il a appris au stade sensori-moteur, mais se met les intrioriser et les combiner mentalement. C'est le dbut d'un nouveau stade de dveloppement : celui de la prparation et de la mise en place des oprations concrtes (de 2 ans environ 12 ans) o l'enfant va progressivement construire et appliquer les concepts fondamentaux de la pense, comme par exemple les nombres. De 12 14-16 ans se mettra alors en place le stade des oprations formelles, permettant l'adolescent d'accder l'abstraction. Anna Freud et Mlanie Klein Paralllement aux travaux de J. Piaget, commencs ds les annes 20, un autre champ de la psychologie contribuera, avant la Seconde Guerre mondiale, aux thories du dveloppement : la psychanalyse, qui s'intresse au dveloppement affectif de l'enfant. Par l'tude de la sexualit de l'enfant, Sigmund Freud veut comprendre les conduites pathologiques et normales de l'adulte. Il n'est donc pas proprement parler un psychologue de l'enfant. Mais c'est partir de ses travaux que la psychanalyse de l'enfant va se dvelopper. Les premires psychanalystes de l'enfant sont Anna Freud (1895-1980) et Mlanie Klein (1882-1960). A. Freud, en restant fidle l'oeuvre paternelle, va tenter d'adapter la psychanalyse, en rendant la cure plus pdagogique. M. Klein, de son ct, va mettre au point des techniques de jeux afin de faire apparatre les fantasmes enfantins. Cela sera d'ailleurs source de controverses entre les deux femmes. Aprs la guerre, d'autres psychanalystes, comme Ren A. Spitz (1887-1974), et plus tard Donald Winnicott (1896-1971) vont contribuer dvelopper la psychanalyse de l'enfant en tant que discipline en soi. Alors que Piaget et Freud privilgient certains aspects du dveloppement, d'autres l'envisagent dans sa totalit. Ainsi, aux Etats-Unis, Arnold Gesell (1880-1961) construit un inventaire du dveloppement, de 4 mois 5 ans, partir d'observations filmes. S'il admet l'importance de l'environnement, notamment social, il insiste sur l'importance de la maturation biologique,

qu'il ne faut surtout pas contrer. Il prconisera une pdagogie dmocratique qui respecte le rythme volutif de l'enfant et ses besoins individuels. En France, dans les annes 40, Henri Wallon (1879-1962) dcrira le dveloppement de l'affectivit et de l'intelligence de l'enfant, tout en l'inscrivant dans son environnement social. Inspir par l'volutionnisme de Darwin et par la philosophie marxiste, H. Wallon donne un rle primordial au milieu comme contrainte de dveloppement. Chez l'tre humain, c'est le tissu social qui construit la personne. Au-del de ses activits scientifiques, H. Wallon est aussi un homme d'action. Dput de Paris de 1945 1956, il prside la Commission de rforme de l'enseignement, qui produira le fameux plan Langevin-Wallon. Le psychologue y voit l'occasion d'appliquer les progrs de la psychologie l'ducation.

La toute-puissance de la mre

Juste aprs la guerre, une dcouverte du psychanalyste amricain Ren Spitz va modifier considrablement la perception du tout-petit. Elle deviendra publique en 1951, lorsque John Bowlby publie un rapport de synthse pour l'OMS (Organisation mondiale de la sant) sur la carence de soins maternels. En observant, pendant la Seconde Guerre mondiale, des enfants en institutions, R. Spitz constate que malgr des soins physiques parfaits, ils prsentent de graves troubles : Compltement passifs, ces enfants gisaient dans leur lit, le visage vide d'expression (...), la coordination oculaire souvent dfective. Il utilise alors le terme d'hospitalisme pour dsigner les consquences d'une sparation prcoce d'avec leur mre et de carences affectives. Cette dcouverte va avoir un impact social considrable. Elle va faire prendre conscience aux professionnels de l'enfance de l'importance de l'affectivit du bb, et permettre aux thories psychanalytiques de se diffuser. Mais avec elles, c'est toute une conception de la relation mre-enfant qui va s'instaurer : la mre est en effet vue comme le pilier de l'quilibre affectif de son enfant. La garde par des tiers ne peut donc tre que nfaste son dveloppement harmonieux. Mme si les travaux de la Franaise Jenny Aubry (1903-1987) montrent que les troubles dus la sparation peuvent tre compenss par une humanisation des soins, une mfiance subsiste vis--vis de l'accueil collectif. Autre impact important de la conception de la relation mre-enfant : la marginalisation des pres. En plaant la mre au centre de la vie affective de l'enfant, le pre est de fait vinc. Il est cantonn une fonction particulire, celle d'incarner l'ordre social. A cela va s'ajouter la critique virulente de la position patriarcale de l'homme dans les annes 60 et 70, ce qui va finir d'institutionnaliser la perte de pouvoir des pres.

Le dbat Piaget/Chomsky

Par JEAN-FRANOIS DORTIER

En 1975, une rencontre historique opposa Jean Piaget et Noam Chomsky. Le psychologue et le linguiste confrontrent leurs thories de l'acquisition du langage chez l'enfant. Le cadre : octobre 1975, Royaumont (Val-d'Oise), dans une magnifique abbaye cistercienne transforme en centre culturel, le Centre Royaumont pour une science de l'homme. Les acteurs : Jean Piaget, le clbre psychologue genevois, g de 79 ans. Longs cheveux blancs, sourire courtois, esprit vif et culture encyclopdique, il est l'une des grandes figures de la psychologie. Son contradicteur est Noam Chomsky, 47 ans, linguiste amricain venu de Cambridge. Sa thorie de la grammaire gnrative a rvolutionn la linguistique. Une pliade de chercheurs - psychologues, linguistes, philosophes, neurologues... - participent au dbat. L'enjeu : confronter deux conceptions opposes de la gense de la pense et du langage, l'innisme de Chomsky et le constructivisme de Piaget. Selon Chomsky, il existe des comptences mentales innes, inscrites dans le cerveau de l'homme, qui expliquent notamment ses capacits linguistiques universelles. Piaget soutient que les capacits cognitives de l'humain ne sont ni totalement innes, ni totalement acquises. Elles rsultent d'une construction progressive o l'exprience et la maturation interne se combinent.

Premiers changesComme l'ont propos les organisateurs, le dbat est prpar par un premier change crit. Piaget ouvre la discussion par un texte en sept points, qui rsume sa thorie. La pense ne fonctionne pas par un simple enregistrement des donnes (comme le supposent les empiristes) : pour saisir le rel, il lui faut des cadres mentaux. Mais ces cadres mentaux ne sont pas inns. La pense se construit par tapes : de l'intelligence sensori-motrice, o l'action joue un grand rle, au stade des oprations formelles, qui survient l'adolescence. Chomsky accepte d'emble le cadre du dbat. Il existe trois conceptions de la connaissance : l'empirisme, l'innisme et le constructivisme. Piaget se dfinit lui-mme comme constructiviste. Dans sa rponse, Chomsky se range sans quivoque dans la deuxime catgorie : Jean Piaget qualifie trs justement mes conceptions comme tant (...) une forme d'innisme. Et il ajoute aussitt : Prcisment, l'tude du langage humain m'a amen considrer qu'une capacit de langage gntiquement dtermine, est une composante de l'esprit humain... A son tour, Chomsky expose ses conceptions. Pour accder une grammaire prcise (chinoise ou anglaise), l'enfant dploie une comptence particulire : dcouvrir les relations entre les mots, et groupes de mots, formant des phrases grammaticalement correctes. Tous les enfants du monde comprennent vite quelles sont les relations qui unissent le sujet (le chien) et son prdicat (aboie) ou les liens qui relient entre elles les grandes fonctions de la phrase : syntagme verbal et syntagme nominal. Le but de la grammaire gnrative est de dvoiler ces rgles profondes qui gouvernent la langue, ce noyau fixe, fond sur des proprits logiques, que l'enfant doit matriser pour pouvoir comprendre et produire des phrases. La rapidit avec laquelle il dcouvre ses proprits, entre 2 et 5 ans, l'universalit de cette dcouverte (tous les enfants acquirent le langage) suggrent qu'il s'agit l d'une capacit inne, auquel l'humain est prdispos. Les

positions des deux auteurs sont donc clairement opposes. C'est Piaget qu'il revient d'ouvrir le dbat oral : Je suis d'accord sur le principal apport de Chomsky la psychologie, le langage est un produit de l'intelligence ou de la raison et non pas d'un apprentissage au sens bhavioriste du terme. Je suis ensuite d'accord avec lui sur le fait que cette origine rationnelle du langage suppose l'existence d'un noyau fixe ncessaire l'laboration de toutes les langues (...). Je pense qu'il y a accord sur l'essentiel, et je ne vois aucun conflit important entre la linguistique de Chomsky et ma propre psychologie. D'entre, Piaget fait une norme concession thorique. Il admet que le langage repose sur une capacit logique former des phrases grammaticalement correctes. Le dbat doit donc porter sur l'innit ou non de ce noyau fixe, cette capacit logique produire le langage. Et il argumente : ce n'est pas parce qu'un comportement est universel et solidement enracin qu'il est transmis hrditairement. Il se pourrait que certaines structures crbrales et fonctions psychiques associes se stabilisent par une autorgulation, ne de l'interaction entre le patrimoine gntique de l'espce et l'exprience. L'hypothse laisse sceptique Franois Jacob, prix Nobel de biologie, qui voit dans les thses de Piaget un relent de lamarckisme. Chomsky refuse de s'engager sur un tel terrain. Savoir si le noyau fixe est inn ou non, rsulte ou non d'une mystrieuse autorgulation, ne constitue, selon lui, qu'un problme secondaire. La question est de savoir si ce noyau fixe existe, s'il est spcifique et s'il prcde tout apprentissage. Les jeux semblent faits, car Piaget l'a admis un peu plus tt... Les changes vont se poursuivre en gravitant autour de plusieurs questions : Peut-on prouver qu'une structure est inne ? Qu'une aptitude intellectuelle est dj contenue en germe dans les stades initiaux ? Existe-t-il des mcanismes gnraux du dveloppement intellectuels ? A la question peut-on vraiment prouver qu'une structure mentale est inne ? , Chomsky rpond qu'il ne prtend pas vouloir dmontrer l'innit du langage. On ne peut pas prouver , dit-il, que l'araigne tisse sa toile par instinct. Mais il est possible d'apporter des arguments convaincants qui rendent plausible cette thse . Pour lui, l'volution du langage est comparable celle de la vision. Il existe dans le cerveau des centres spcialiss qui concernent la vision des couleurs, des formes, du mouvement. Ces aptitudes distinguer se dveloppent par maturation progressive dans les premires semaines de la vie. Si on apprend bien identifier tel ou tel objet, les dispositifs mentaux qui permettent de voir sont, eux, inns et hautement spcialiss. Chomsky se rfre alors aux travaux de David Hubel et Torsten Wiesel - deux biologistes dont les recherches commencent faire grand bruit dans la communaut scientifique (1). Il en irait de mme pour le langage. On apprend, certes, selon les cultures, des rgles de grammaire et des lexiques de mots particuliers. Mais tout cela se fait partir d'une capacit inne organiser ces lments entre eux.

Un test dcisifPiaget oppose alors cette hypothse un modle concurrent. Si le langage apparat vers 2 ans, ce n'est par seulement par une sorte de maturation interne. Son apparition a t prpare par plusieurs tapes de son dveloppement intellectuel. L'accs au langage est conditionn par l'intelligence sensori-motrice. Elle se dploie au cours des deux premires annes de la vie. Le ttonnement physique exprimental permet l'enfant de dcouvrir les objets, puis leurs

relations, pour enfin accder une facult d'abstraction dont le langage est une des expressions. La matrise de la langue est donc l'expression d'une intelligence gnrale, qui se dveloppe par stades. On ne peut aborder les catgories abstraites que si on a d'abord le concret. La logique qui sous-tend les capacits d'organisation du langage se dploie par phases, du simple au gnral, du concret l'abstrait. Le biologiste Jacques Monod intervient alors. Bien que non spcialiste du sujet, le prix Nobel et prsident du Centre Royaumont s'intresse de prs cette rencontre. Il suggre un test qui permettrait de trancher le dbat. Si le dveloppement du langage chez l'enfant est troitement associ l'exprience sensori-motrice, on peut supposer qu'un enfant n quadriplgique aurait les plus grandes difficults dvelopper son langage. A-t-on tudi, demande-t-il, des cas semblables ? Brbel Inhelder, proche collaboratrice de Piaget, psychologue l'universit de Genve, rpond par la ngative. Elle prcise cependant que l'intelligence sensori-motrice pourrait passer de toute faon uniquement par des expriences acoustiques ou visuelles. Jerry Fodor, un philosophe amricain tenant des thses de Chomsky, s'engouffre aussitt dans la faille. S'il suffit, pour que l'intelligence sensori-motrice entre en jeu, qu'il y ait la limite un mouvement des yeux, (...) cela rend triviale la doctrine de l'intelligence sensori-motrice.

Une thorie gnrale de l' apprentissage est-elle possible ?J. Fodor prsente alors sa propre contribution. Jeune philosophe, collgue de Chomsky au MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, il vient de publier Le Langage de la pense, un ouvrage dans lequel il dfend une conception computationniste de l'esprit humain. Selon lui, la pense repose sur un ensemble de rgles logiques, une sorte d'algbre mental qui gouverne la plupart des fonctions mentales : l'intelligence, la perception et le langage. Il y dveloppe notamment une thse provocante qui va l'encontre de la pense dominante des trois cents dernires annes . Il soutient tout simplement que l'apprentissage des catgories n'existe pas. Certes, on apprend les mathmatiques, mais la logique qui les sous-tend est pralable. De la mme faon, la capacit linguistique de construire des phrases est antrieure l'apprentissage de telle ou telle langue. Il faudrait alors admettre, rtorque Piaget, que l'on n'apprend pas les mathmatiques. Les notions d'infini, les nombres ngatifs, etc., seraient dj prsents chez l'enfant ds 5 ans, voire 2 ans, et mme pourquoi pas chez l'animal ? Or, il est vident que ce sont des inventions rcentes de l'humanit, lies l'histoire des mathmatiques. Des inventions rcentes certes, rplique J. Fodor, mais qui ne font pas appel des capacits logiques nouvelles. La logique humaine existait avant qu'Aristote en formule les principes gnraux. Il n'a fait que thoriser des rgles accessibles tous les humains. Descartes a raison d'affirmer que la raison est la chose au monde la mieux partage . L'enfant n'apprend pas raisonner, il ne fait que mobiliser une capacit propre l'espce. Le dbat prend donc une nouvelle direction : l'intelligence, la raison, le langage sont-ils une capacit spcifique aux humains ? On se tourne alors vers David Premack, qui tudie le langage et la pense animale l'universit de Pennsylvanie, menant depuis plusieurs annes des expriences avec Sarah, une femelle chimpanz qui il enseigne la langue des signes.

D. Premack rpond en plusieurs points. Tout d'abord, il s'oppose ceux qui affirment que le langage est le produit de la socit et de la communication sociale. Beaucoup d'espces animales vivent en socit. Mais le langage, lui, est une spcificit humaine. Est-il alors li l'intelligence gnrale ? Fort de son exprience, il soutient que les grands singes sont intelligents : ils sont capables d'abstraction, de rsolution de problme... Mais leur capacit utiliser un langage est trs limite. Le langage serait donc une capacit spcifique, non directement lie l'intelligence gnrale. Par ailleurs, D. Premack se montre trs septique devant l'existence d'une fonction symbolique. Pour lui, il existe des fonctions diffrencies : la capacit de reprsentation, de raisonnement, de catgorisation, qu'il faut tudier une par une plutt que de gnraliser par une fonction gnrale. Le langage est donc modulaire, non li l'intelligence gnrale, ni la socit en gnral. Les arguments vont plutt dans le sens des thses de Chomsky, mme si D. Premack refuse de s'aligner dans le camp inniste.

Tentatives de compromis et... rebondissementsA ce stade, les protagonistes se rpartissent alors en plusieurs camps. Il y a ceux, comme J. Monod ou F. Jacob, qui se tiennent sur une prudente rserve. Certains, comme Seymourt Papert ou D. Premack, voudraient engager le dbat sur d'autres pistes. Les tenants de Chomsky campent fermement sur leur position. L'intress lui-mme refuse de s'engager dans des dbats trop spculatifs et gnraux qu'il juge striles. Il voudrait que l'on s'en tienne des hypothses prcises sur des questions limites et rfutables, et au premier chef, sa thorie grammaticale. Sur ce point, il est en position de force, car bien peu de spcialistes prsents matrisent vraiment la thorie linguistique et peuvent en dbattre. Seul Hillary Putnam, un philosophe amricain, viendra contester directement et prcisment ses thses (2). Son argument central : l'enfant ne peut organiser les phrases sans la smantique. S'il peut dcouvrir les rgles de la grammaire, c'est parce qu'il a accs au sens des mots (alors que Chomsky affirme que smantique et grammaire sont indpendantes). Toute la construction de Chomsky, est, selon lui, fausse la racine. D'autres participants aux dbats recherchent la synthse. C'est le cas de Stephen Toulmin, Guy Crellier, Jacques Melher... qui vont tour tour prsenter des tentatives de compromis. Jean-Pierre Changeux propose par exemple une thorie neurologique qui emprunte la fois l'innisme et au constructivisme. Piaget remercie vivement J.-P. Changeux de cette tentative de compromis. Pour ma part, j'ai tent dans ce symposium de trouver un tel compromis en admettant l'hrdit de fonctionnement des constructions elles-mmes. L'heure est venue de clore les discussions. Globalement, chacun est rest sur ses positions, mme si Piaget et ses partisans ont sans cesse recherch un compromis que Chomsky et J. Fodor ont refus fermement. En fait, comme le signale Massimo Piattelli-Palmarini, un des organisateurs du dbat, l'entente tait difficile, car le dbat mettait aux prises deux programmes de recherche diffrents (3). Avec le recul, cette confrontation apparat nanmoins comme un moment charnire. Les conceptions concernant le langage et la pense basculent. Avant 1975, les thories nativistes sont ultraminoritaires. L'optique dominante est que l'homme est un tre de culture, entirement faonn par la socit, l'exprience, l'apprentissage. Or, ni Piaget ni Chomsky ne partagent cette vision. Dans les annes suivantes,

l'optique cognitiviste - qui conoit l'esprit humain comme une sorte de programme interne de traitement de l'information guid par une logique interne - va s'imposer. Les dcouvertes sur les capacits prcoces des nourrissons mettront par ailleurs mal les thses de Piaget. Aujourd'hui, le dbat est loin d'tre vraiment tranch. Il reste que Royaumont fut pour tous les protagonistes, une date cl dans l'volution de leurs conceptions. Ce fut aussi un modle de dialogue scientifique, loyal et rigoureux, comme il en existe trop rarement dans l'histoire des sciences humaines.

Deux acteurs pour une confrontation Jean Piaget (1896-1980) et le constructivismeL' oeuvre imposante de Jean Piaget est tout entire consacre un thme : la gense de la pense. Sa vision de l'intelligence humaine est d'inspiration biologique et volutionniste. La pense est une forme d'adaptation de l'organisme au milieu. Elle se dveloppe par stades successifs. Piaget fut l'un des premiers psychologues observer le dveloppement de l'intelligence de l'enfant. Son premier livre, Le Langage et la Pense chez l'enfant (1923), marque le dbut d'une longue srie d'tudes o Piaget va explorer toutes les facettes de l'intelligence (le nombre, l'espace, l'objet, la logique...) et leur dveloppement.

Noam Chomsky et la grammaire gnrativeN Philadelphie en 1928 de parents migrs russes, Noam Chomsky a fait des tudes de linguistique Harvard, et c'est quelques pas de l, au MIT, qu'il fera toute sa carrire. Il mne la fois une double activit de linguiste et d'intellectuel engag aux positions antiimprialistes et anticapitalistes trs radicales. La grammaire gnrative postule l'existence d'une grammaire universelle qui est au fondement de toutes les langues du monde. Le programme scientifique de Chomsky consiste dcouvrir ces structures grammaticales (ou syntaxiques ) profondes qui gouvernent la production de tous les discours particuliers. La capacit produire des phrases grammaticalement correctes rsulterait d'une capacit mentale (ou comptence ) inne.

La psychologie de l' enfant, quarante ans aprs PiagetPar Olivier Houd 1966-2006 : depuis la parution de La Psychologie de l'enfant de Jean Piaget, qui proposait une thorie du dveloppement de l'intelligence, les chercheurs ont mis en vidence les capacits prcoces du bb, la varit des stratgies cognitives chez l'enfant, le rle de l'inhibition et

l'enfant psychologue . Depuis peu, l'imagerie crbrale vient renforcer ces nouvelles approches. La conception du dveloppement de l'intelligence de l'enfant selon Jean Piaget tait linaire et cumulative car systmatiquement lie, stade aprs stade, l'ide d'acquisition et de progrs. C'est ce que l'on peut appeler le modle de l'escalier , chaque marche correspondant un grand progrs, un stade bien dfini dans la gense de l'intelligence dite logicomathmatique : de l'intelligence sensori-motrice du bb (0-2 ans), base sur ses sens et ses actions, l'intelligence conceptuelle et abstraite de l'enfant (2-12 ans), de l'adolescent et de l'adulte.

La remise en cause du modle de l' escalierLa nouvelle psychologie de l'enfant remet en cause ce modle de l'escalier ou, pour le moins, indique qu'il n'est pas le seul possible (1). D'une part, il existe dj chez les bbs des capacits cognitives assez complexes, c'est--dire des connaissances physiques, mathmatiques, logiques et psychologiques ignores par J. Piaget et non rductibles un fonctionnement strictement sensori-moteur (la premire marche de l'escalier). D'autre part, la suite du dveloppement de l'intelligence jusqu' l'adolescence et l'ge adulte compris (la dernire marche) est jalonne d'erreurs, de biais perceptifs, de dcalages inattendus, non prdits par la thorie piagtienne. Ainsi, plutt que de suivre une ligne ou un plan qui mne du sensori-moteur l'abstrait (les stades de J. Piaget), l'intelligence avance de faon plutt biscornue, non linaire. Prenons un exemple cher J. Piaget et qui fait, aujourd'hui encore, l'objet de beaucoup de recherches : le nombre (2). Selon J. Piaget et son modle de l'escalier, il faut attendre 6-7 ans, c'est--dire l'entre l'cole lmentaire, l'ge de raison, pour que l'enfant atteigne le stade (la marche) qui correspond au concept de nombre. Pour le prouver, J. Piaget plaait l'enfant face deux ranges de jetons en nombre gal mais de longueur diffrente selon l'cartement des jetons. Dans cette situation, le jeune enfant considre, jusqu' 6-7 ans, qu'il y a plus de jetons l o c'est plus long. Cette rponse verbale est une erreur d'intuition perceptive (longueur gale nombre) qui rvle, selon J. Piaget, que l'enfant d'cole maternelle n'a pas encore acquis le concept de nombre. Mais aprs J. Piaget, Jacques Mehler, du CNRS, et Tom Bever, de l'universit Rockefeller, ont montr que les enfants russissent ds 2 ans cette tche si, par exemple, on remplace les jetons par des nombres ingaux de bonbons (3). Ils optent en effet pour la range qui contient le plus de bonbons, au dtriment de l'autre, plus longue. L'motion et la gourmandise, puisqu'il s'agit alors de manger le plus grand nombre de bonbons, rendent ainsi le jeune enfant mathmaticien et lui font en quelque sorte sauter la marche ou le stade d'intuition perceptive de J. Piaget. La recherche sur les capacits numriques prcoces est alle plus loin encore en dcouvrant la naissance du nombre chez le bb avant le langage, c'est--dire avant l'ge de 2 ans. J. Piaget s'est surtout intress aux actions des bbs (le stade dit sensori-moteur ), rservant l'tude des concepts, des principes cognitifs aux enfants plus grands. Or, les actions des bbs tant encore assez souvent maladroites, on admet aujourd'hui qu'il n'a pu mesurer leur relle intelligence.

Des bbs astronomes et mathmaticiensPour valuer l'intelligence des bbs, les chercheurs ont commenc, dans les annes 1980, s'intresser leur regard, c'est--dire leurs ractions visuelles face des stimulations que leur prsente le psychologue. Roger Lcuyer, de l'universit Paris-V, a parl, ce propos, de bbs astronomes , c'est--dire dcouvrant l'univers et dveloppant leurs connaissances l'aide de leurs yeux plutt que par l'action. Grce des moyens techniques comme la vido et l'ordinateur dont ne disposait pas J. Piaget, on peut mesurer trs prcisment ces ractions visuelles. C'est ainsi que Rene Baillargeon, de l'universit de l'Illinois, a dmontr l'existence de la permanence de l'objet bien plus tt (ds 4-5 mois) que le pensait J. Piaget (8-12 mois) ? capacit du bb concevoir qu'un objet continue d'exister lorsqu'il disparat de sa vue. R. Baillargeon a aussi tabli la capacit qu'ont les bbs ds 15 mois infrer des tats mentaux chez autrui (leurs croyances vraies ou fausses). Il s'agit d'exemples de connaissances physiques (sur les objets) et psychologiques (sur les tats mentaux) trs prcoces, bien avant l'mergence du langage articul. Revenons l'exemple du nombre. Une tude de Karen Wynn, de l'universit Yale, a ainsi rvl que ds l'ge de 4-5 mois, les bbs ralisent sans difficult l'addition 1 + 1 = 2, ainsi que la soustraction 2 - 1 = 1 (4). Cette capacit numrique a aussi t dmontre par Marc Hauser, de l'universit de Harvard, chez les grands singes qui ont, comme les bbs humains, un cerveau sans langage (5). Dans l'tude de K. Wynn, on prsente aux bbs un petit thtre de marionnettes (des figurines de Mickey) o sont raliss sous leurs yeux des vnements possibles (par exemple 1 Mickey +1 Mickey = 2 Mickey) ou magiques (1 + 1 = 1 ou 1 + 1 = 3) obtenus par trucage exprimental. La mesure du temps de fixation visuelle des bbs montre qu'ils peroivent les erreurs de calcul : ils regardent plus longtemps, car ils sont surpris, les vnements magiques que les vnements possibles. Ils conservent donc le nombre exact d'objets attendus dans ce que l'on appelle leur mmoire de travail. Par leur regard, les bbs manifestent ainsi une forme lmentaire de raisonnement, d'abstraction ? le premier ge de raison ? bien plus tt que l'imaginait J. Piaget. Il est toutefois vident que si les bbs ont des capacits numriques ds les premiers mois de leur vie, elles sont encore rudimentaires et vont ensuite s'enrichir, notamment lorsque le langage et l'cole s'empareront de cette matire premire. Le modle thorique actuel qui rend le mieux compte de la complexit du dveloppement numrique chez l'enfant d'ge dit prscolaire (cole maternelle) et scolaire (cole lmentaire) est celui de Robert Siegler, de l'universit Carnegie-Mellon.

Des stratgies cognitives en comptitionA propos de la rsolution d'oprations arithmtiques plus difficiles que celles rsolues par le bb (par exemple, 3 + 5 = ?, 6 + 3 = ?, 9 + 1 = ?, ou encore 3 + 9 = ?), R. Siegler a dmontr que l'enfant dispose d'une varit de stratgies cognitives qui entrent en comptition (un peu comme dans l'volution biologique) : deviner, compter unit par unit avec les doigts de chaque main pour chaque oprant (3 et 5, par exemple) et recompter le tout aprs (c'est--dire 8), compter partir du plus grand des deux oprants (par exemple, partir de 9, compter 10, 11, 12) ou encore retrouver directement le rsultat en mmoire. A l'encontre du modle de l'escalier de J. Piaget, o l'enfant passe soudainement d'un stade l'autre, R. Siegler propose de concevoir plutt le dveloppement numrique, qu'il s'agisse d'additions, de soustractions

ou de multiplications, comme des vagues qui se chevauchent . Selon cette mtaphore, chaque stratgie cognitive est l'image d'une vague qui approche d'un rivage, avec plusieurs vagues, ou faons de rsoudre le problme arithmtique, susceptibles de se chevaucher tout moment et donc d'entrer en comptition. Avec l'exprience et selon les situations, l'enfant apprend choisir l'une ou l'autre faon de procder. Outre l'arithmtique, R. Siegler a illustr le bien-fond de son modle pour diverses acquisitions de l'enfant telles que la capacit lire l'heure, la lecture, l'orthographe, etc. J'ai pu montrer, avec mon quipe de l'universit Paris-V, que ce qui pose rellement problme l'enfant dans une tche comme celle de J. Piaget (les deux ranges de jetons), ce n'est pas le nombre en tant que tel puisqu'il l'utilise bien plus tt, mais c'est d'apprendre inhiber la stratgie perceptive inadquate (le biais) longueur gale nombre , stratgie qui trs souvent marche bien et que mme les adultes appliquent (6). Ainsi, se dvelopper, c'est non seulement construire et activer des stratgies cognitives comme le pensait J. Piaget, mais aussi apprendre inhiber des stratgies qui entrent en comptition dans le cerveau. Et cela ne va pas de soi ! On pense ici aux obstacles pistmologiques de l'esprit et la philosophie du non dcrits jadis par Gaston Bachelard pour l'histoire des sciences. Il en ressort que le dveloppement de l'enfant n'est pas toujours linaire, comme l'avaient sans doute dj pressenti, dans leur pratique, beaucoup d'ducateurs, professeurs des coles ou parents. Pour une mme notion, un mme concept apprendre, des checs tardifs par dfaut d'inhibition peuvent succder des russites bien plus prcoces. Mais comment l'enfant apprend-il inhiber les stratgies inadquates ? Il peut le faire soit par l'exprience partir de ses checs, soit par imitation, ou encore par des instructions venant d'autrui. Durant les annes 1990, deux psychologues nopiagtiens, Robbie Case, de l'universit de Stanford, et Kurt Fischer, de Harvard, ont ainsi simul sur ordinateur les courbes du dveloppement de l'enfant en termes de systmes dynamiques non linaires, c'est--dire de courbes d'apprentissage moins rgulires, incluant des turbulences, des explosions, des effondrements.

L' enfant psychologueLa psychologie de l'enfant, pour tre bien comprise, doit aller du trs jeune bb, sur certains points compar au grand singe (comme on l'a vu pour le nombre sans langage), jusqu' l'adolescent et l'adulte. C'est l'ensemble du parcours et de la dynamique qui est intressant, ainsi d'ailleurs que le soulignait dj J. Piaget. Nos expriences d'imagerie crbrale sur le raisonnement logique, ralises avec Bernard et Nathalie Mazoyer Caen, ont permis de dcouvrir ce qui se passe dans le cerveau de jeunes adultes avant et aprs l'apprentissage de l'inhibition d'une stratgie perceptive inadquate, c'est--dire avant et aprs la correction d'une erreur de raisonnement (7). On observe une trs nette reconfiguration des rseaux crbraux, de la partie postrieure du cerveau (partie perceptive) sa partie antrieure, dite prfrontale . Le cortex prfrontal est celui de l'abstraction, de la logique et du contrle cognitif ? donc de l'inhibition. Dans sa thorie du dveloppement de l'enfant, J. Piaget affirmait qu' partir de l'adolescence (12-16 ans : le stade des oprations formelles), on ne devait plus faire d'erreurs de logique. C'est le stade le plus labor de l'intelligence conceptuelle et abstraite, la dernire marche de l'escalier ! Or ce n'est pas le cas. Spontanment, le cerveau des adolescents et des adultes continue de faire, comme celui des enfants plus jeunes, des erreurs perceptives systmatiques dans certaines tches de logique, pourtant assez simples. On dcouvre nouveau ici combien, jusqu' ce dernier stade, le dveloppement de l'intelligence est biscornu et le rle qu'y joue l'inhibition.

A ct des mathmatiques et de la logique, il faut aussi voquer les thories naves de l'esprit qu'laborent l'enfant psychologue et dj le bb (8). Dans sa vie sociale relle, dans ses interactions avec les autres la maison, l'cole ou dans ses loisirs, l'enfant doit aussi apprendre tre un petit psychologue. Il doit, en effet, constamment laborer des thories sur la faon dont il pense et pensent les autres autour de lui, afin de comprendre et de prdire la dynamique, parfois complexe, des comportements et des motions. Certains psychologues comme Alan Leslie, de l'universit Rutgers, ont mme avanc que notre cerveau, faonn par l'volution des espces, possderait de faon inne un module de thorie de l'esprit et que c'est ce mcanisme qui serait dtrior chez les enfants autistes. Comprendre que l'autre est, comme nous, un tre intentionnel dou d'un esprit, d'tats mentaux, de croyances, de dsirs, etc., est en effet essentiel pour entrer dans l'apprentissage culturel humain, ainsi que l'a bien analys Michael Tomasello de l'Institut Max-Planck de Leipzig (9). La capacit d'imitation observe chez le bb ds la naissance par Andrew Meltzoff de l'universit de Washington ? imitation nonatale des mouvements de la langue et des lvres, de la tte et des mains ?, ce qu'avait ignor J. Piaget, est sans doute le point de dpart de cet apprentissage culturel.

Une cartographie du dveloppementCes donnes et dbats sur les origines et le dveloppement des connaissances physiques, mathmatiques, logiques et psychologiques, esquisss ici, suffisent illustrer le grand dynamisme de la psychologie de l'enfant, avec et aprs J. Piaget. Il reste encore, pour clore ce bilan 1966-2006, voquer le projet actuel d'une cartographie crbrale des stades du dveloppement cognitif. J. Piaget considrait la construction de l'intelligence chez l'enfant (calculer, raisonner, etc.) comme l'une des formes les plus subtiles de l'adaptation biologique. A l'poque, ces rflexions restaient trs thoriques. Aujourd'hui, avec l'imagerie crbrale (10), on peut commencer rellement explorer la biologie du dveloppement cognitif. Depuis la fin des annes 1990, des chercheurs utilisent l'imagerie par rsonance magntique anatomique (IRMa) pour construire des cartes tridimensionnelles des structures crbrales en dveloppement (11). On sait qu'avec le dveloppement neurocognitif de l'enfant s'oprent une multiplication puis un lagage des connexions (synapses) entre neurones, d'o une diminution de la matire grise du cerveau. Cet lagage correspond, selon Jean-Pierre Changeux, du Collge de France, une stabilisation slective des synapses par un mcanisme de darwinisme neuronal (12). Les premiers rsultats indiquent que cette maturation est loin d'tre uniforme. Elle s'effectue par vagues successives selon les zones du cerveau : d'abord les rgions associes aux fonctions sensorielles et motrices de base, ensuite, jusqu' la fin de l'adolescence, les rgions associes au contrle cognitif suprieur (le contrle inhibiteur notamment). Depuis peu, on utilise aussi l'imagerie par rsonance magntique fonctionnelle (IRMf) pour mesurer les activits crbrales pendant que l'enfant ou l'adolescent ralise une tche cognitive particulire, en comparant ce qui se passe aux diffrents stades du dveloppement (13). Il est donc possible de visualiser la dynamique crbrale qui correspond l'activation/inhibition des stratgies cognitives aux diffrents ges (macrogense) ou au cours d'un apprentissage un ge particulier (microgense). L'enjeu est d'tablir la premire

cartographie anatomo-fonctionnelle des stades du dveloppement cognitif. Il est aussi de mettre au point, partir de ces donnes nouvelles, des applications psychopdagogiques

L' intelligence avance de faon biscornueENTRETIEN AVEC OLIVIER HOUD L' intelligence telle que la concevait Jean Piaget se construisait par stades successifs et tait fonde sur les notions cls d' assimilation et accommodation. Certains aspects de cette dfinition sont rviss par la psychologie du dveloppement. Quels sont les principaux points de rupture avec cette thorie ? J. Piaget concevait l'intelligence comme une forme d'adaptation, au sens biologique : l'intgration, ou assimilation, des stimulations de l'environnement l'organisme, combine avec l'ajustement ou accommodation de l'organisme ces stimulations. Selon lui, cela conduit le cerveau vers des organisations de plus en plus complexes. D'abord, le stade sensori-moteur (0-2 ans), bas sur les sens et les actions du bb. Ensuite, chez l'enfant, le stade de la prparation (2-7 ans) et de la mise en place (7-12 ans) des oprations concrtes, correspondant par exemple la notion de nombre. Enfin, chez l'adolescent (12-16 ans), le stade des oprations formelles, c'est--dire du raisonnement logique. Un premier point de rupture, le plus fondamental selon moi, est qu'il y a quelque chose de plus dans le dveloppement de l'intelligence chez l'enfant que la seule dynamique d'assimilation/ accommodation. Je propose d'y ajouter l'activation/inhibition qui est aussi un principe d'adaptation la fois biologique et psychologique. Un second point de rupture est que la conception du dveloppement de l'enfant selon J. Piaget tait linaire et cumulative. C'est le modle de l'escalier , chaque marche correspondant un grand stade. La nouvelle psychologie de l'enfant remet en cause ce modle gnral. L'intelligence avance de faon beaucoup plus biscornue, moins linaire.

Quelles dcouvertes permettent aujourd' de parler hui d' nouvelle psychologie de l' une enfant ?Par exemple, selon J. Piaget, il faut attendre 7 ans pour que l'enfant atteigne la marche (le stade) qui correspond la notion de nombre. Il plaait l'enfant face deux ranges de jetons en nombre gal mais de longueur diffrente. Interrog sur le nombre, le jeune enfant considre, jusqu' 7 ans, qu'il y a plus de jetons l o c'est plus long ! Mais aprs J. Piaget, d'autres chercheurs ont montr que les enfants russissent ds 2 ans sa tche si on remplace les jetons par des nombres ingaux de bonbons ! On a mme dcouvert la naissance du nombre avant le langage, c'est--dire avant 2 ans : ds 4-5 mois, les bbs dtectent visuellement des erreurs de calcul dans des oprations arithmtiques simples. C'est de ce point de vue que le dveloppement a une allure biscornue : des checs tardifs succdent des comptences prcoces. J'ai pu montrer avec mon quipe que ce qui pose rellement problme l'enfant dans la tche de J. Piaget, ce n'est pas le nombre en tant que tel, mais c'est d'apprendre inhiber la stratgie perceptive inadquate longueur gale nombre .

L' imagerie crbrale a largement contribu ces avances...On dispose aujourd'hui de mthodes d'imagerie tridimensionnelle qui produisent sur ordinateur des images numriques relies l'activit des neurones en tous points du cerveau. L'imagerie par rsonance magntique fonctionnelle, qui commence maintenant tre applique l'tude du dveloppement de l'enfant, va nous permettre de visualiser l'activit du cerveau correspondant l'activation/inhibition des stratgies cognitives aux diffrents ges ou au cours d'un apprentissage un ge particulier. Il faut toutefois tre trs prudent dans l'interprtation de ces images car de multiples facteurs peuvent expliquer les diffrences observes. Sur le plan juridico-thique, la tomographie par mission de positons, impliquant l'injection d'un marqueur radioactif, reste videmment contre-indique chez l'enfant.

Quelles sont, selon vous, les pistes de recherche concernant l' intelligence de l' enfant les plus prometteuses ?Il y a en deux, troitement lies, l'une fondamentale, l'autre plus applique. La premire est celle de l'imagerie crbrale du dveloppement cognitif. La seconde est celle du transfert de ces dcouvertes scientifiques dans la pdagogie.

De la pense du bb celle de l' enfant. L' exemple du nombrePar Olivier Houd On a longtemps cru que l'enfant n'tait pas capable de penser avant 2 ans. Des recherches rcentes ont montr que ds 4-5 mois le bb possde, par exemple, des capacits de calcul. Mais il est vrai qu' 2 ans, il les perdra... A partir de quel ge l'enfant pense-t-il, forme-t-il des symboles, des reprsentations cognitives ? Jean Piaget aurait rpondu pas avant 2 ans . Toutefois, depuis les annes 80, de nouvelles dcouvertes remettent en cause certaines notions centrales de la thorie de Piaget. Ds 3 ou 4 mois, le bb serait dj capable d'une certaine forme de pense. J. Piaget distingue clairement l'intelligence du bb de celle de l'enfant (1). Jusqu' l'ge de 2 ans environ, le bb interprte le monde qui l'entoure sur base de ses sens et de ses actions. Ce stade est dit sensori-moteur . A cette priode de la vie, le bb apprend certaines rgles sur le fonctionnement du monde physique et sur sa capacit agir dessus. J. Piaget appelle ces rgles schmes d'action . Mais cette forme d'intelligence rend le bb trs dpendant de

l'instant prsent et des objets concrets. Par exemple, il est capable d'imiter le geste que sa mre est en train de faire, mais il n'est pas capable de l'imiter de faon diffre. En revanche, partir de 2 ans, l'enfant commence tre capable de se reprsenter un objet qui est absent. L'intelligence du jeune enfant devient donc reprsentative . Cette capacit se manifeste notamment dans l'imitation diffre, mais galement dans le jeu symbolique (par exemple, la petite fille qui joue la maman), dans le dessin et dans le langage. L'enfant de 2 ans se sert alors des schmes d'action qu'il a appris au stade sensori-moteur, mais cette fois avec une distance par rapport au rel. Il se met les intrioriser et les combiner mentalement. C'est, selon J. Piaget, le dbut d'un nouveau stade de dveloppement : celui de la prparation et de la mise en place des oprations concrtes (de 2 ans environ 12 ans) o l'enfant va progressivement construire et appliquer les concepts fondamentaux de sa pense, tels que le nombre, l'inclusion des classes, etc. Selon la thorie de Piaget, donc, l'enfant ne possde les capacits de pense, au sens d'une reprsentation du rel en son absence, qu' l'ge de 2 ans. Au cours des annes 80 et 90, la thorie de J. Piaget a t fortement remise en question. Une nouvelle mthodologie (permise par l'usage de la vido et de l'informatique) propose de mesurer les comptences cognitives du bb partir de son temps de fixation visuelle des objets. Le principe de base de cette mthode est que, lorsqu'un enfant est surpris par une situation parce qu'il la considre comme nouvelle ou impossible, il la fixe plus longtemps. Cette mthode a permis la dcouverte de comptences cognitives prcoces chez le jeune enfant et le bb (2). D'o de nouvelles interrogations sur l'mergence de la pense : n'y a-t-il pas dj certaines formes de reprsentations cognitives, de concepts ( protoconcepts , principes cognitifs ) avant 2 ans, voire ds les premiers mois de la vie ? Si la rponse est oui, quel est alors le statut de ces premiers systmes cognitifs et que reste-t-il de la distinction introduite par J. Piaget entre l'intelligence strictement pratique, sensori-motrice (celle du bb) et l'intelligence reprsentative, symbolique et conceptuelle (celle de l'enfant) ? Les rponses ces questions sont essentielles pour la redfinition du dveloppement cognitif. Cette opposition J. Piaget, et surtout cette nouvelle conception de l'mergence de la pense, est trs bien illustre par la question de la notion de nombre.

Piaget se serait-il tromp ? L' exemple du nombreSelon J. Piaget, avant d'arriver la notion de nombre, l'enfant doit matriser certaines capacits comme celles de classer, d'inclure et de srier. Une des ses preuves les plus connues pour valuer la notion de nombre chez l'enfant est celle de la conservation du nombre . Un adulte place 6 8 jetons d'une certaine couleur en ligne devant l'enfant. Il lui demande ensuite de placer sur la table autant de jetons pris dans un tas d'une autre couleur. Vers 4 ans, l'enfant construit gnralement, en serrant plus ou moins les jetons, une range de la mme longueur que celle de la range modle. Il est donc guid par une forme d'intuition perceptive qui le rend prisonnier du cadre visuo-spatial (la longueur) de la range modle. Plus tard, il met en correspondance terme terme les jetons des deux ranges. Mais si l'adulte loigne le dernier jeton de la range initiale, l'enfant dnie l'quivalence et rajoute un ou plusieurs jetons la sienne. Il reste donc dpendant de la longueur de la range de jetons pour valuer la quantit. Vers 6-7 ans, il convient de l'quivalence des quantits quelles que soient les transformations apparentes (perceptives) opres. Il est alors dit conservant , critre piagtien de l'atteinte du concept de nombre. Le dveloppement de la pense est donc ici long et laborieux. Mais, les dcouvertes d'une psychologue amricaine, Karen Wynn, ont (re)pos avec force la question de l'mergence (prcoce ou non) de la notion de nombre.

La question provocante pose par K. Wynn dans un article intitul Addition et soustraction chez les bbs humains , publi en 1992 dans la clbre revue Nature, est de savoir si le bb de quelques mois est capable de calculer le rsultat prcis d'oprations arithmtiques simples. Notre reprsentation nave de l'esprit du bb ou la connaissance de la thorie piagtienne conduiraient penser que non. Et pourtant ! Les observations de K. Wynn, menes auprs de bbs de 4-5 mois, semblent indiquer que ceux-ci ralisent sans difficult l'addition 1 + 1 = 2 ainsi que la soustraction 2 - 1 = 1. Pour vrifier que les bbs savaient compter , K. Wynn leur prsentait un petit thtre de marionnettes. D'abord, une main plaait un jouet (reprsentant un Mickey) dans le thtre. Ce premier Mickey tait ensuite masqu. Puis le bb pouvait voir la main apporter un deuxime Mickey identique, derrire le masque. On enlevait ensuite le masque. Dans certains cas, appels vnements possibles , il y avait deux Mickey. Mais, dans d'autres cas, les vnements impossibles , il n'y en avait plus qu'un (le deuxime avait t escamot l'insu du bb). La mesure du temps de fixation visuelle des bbs montrait qu'ils avaient peru l'erreur de calcul (1 + 1 = 1) : ils regardaient plus longtemps l'vnement impossible. L'intrt des recherches de K. Wynn est qu'elles montrent que le bb est non seulement capable de distinguer un seul de plusieurs (quand il est surpris par un vnement impossible comme 1 + 1 = 1), mais qu'en plus, il est capable de distinguer deux quantits diffrentes comme 2 et 3 (puisqu'il est surpris par l'vnement impossible 1 + 1 = 3). Le bb de 4-5 mois serait donc dot d'un mcanisme cognitif lui permettant de calculer le rsultat prcis d'oprations arithmtiques simples. Selon K. Wynn, ces rsultats suggrent mme qu'il possde dj de vritables concepts numriques (avec encodage de la notion d'ordre). Une explication en termes de traitement perceptif global ou holistique telle que 1 plus 1 gale plus que 1, aussi bien 2 que 3 , par exemple, classiquement avance pour rendre compte des comptences du bb et de l'animal, n'est dans ce cas plus suffisante.

L' ternel dbat : inn ou acquis ?Les donnes sur les comptences cognitives du bb suscitent en gnral deux attitudes contrastes chez les psychologues sur la question de l'mergence de la pense. La premire entretient le mythe selon lequel le bb natrait humain (pour reprendre l'expression de Jacques Melher), au sens d'un homme tout-mont qui saurait quasiment tout faire (additionner, soustraire, etc.) dans un environnement d'emble cohrent, d'o la possibilit d'une mergence trs prcoce de la pense (3). Sur le plan mthodologique, cette attitude s'associe le plus souvent au rejet des preuves la Piaget , comme la conservation numrique (et son pige de la longueur), russies trs tardivement. La seconde attitude affiche, inversement, une suspicion de principe qui tend ignorer ou rduire les donnes sur les comptences prcoces. Certains, comme Ben Bradley, accusent les savants de profiter de l'incapacit des bbs nous dcrire leurs penses pour projeter sur eux toutes sortes de comptences cognitives (4). Dans ce cas, l'mergence de la pense est considre comme plus tardive et l'accent reste mis, la suite de J. Piaget mais autrement, sur les niveaux plus labors du dveloppement cognitif qui surviennent aprs l'apparition du langage (5). Si l'on veut que la psychologie du dveloppement progresse, cette opposition trop radicale doit tre dpasse tant au niveau thorique qu'exprimental. C'est dans cet esprit que nous avons rcemment publi dans Cognitive Development un article intitul : Le dveloppement numrique : du bb l'enfant. Le paradigme de Wynn (1992) 2 et 3 ans . Dans cette recherche, nous avons voulu valuer si les capacits numriques des bbs de K. Wynn, mesures par leur temps de fixation visuelle, taient toujours prsentes chez un enfant

lorsqu'on lui demandait de ragir verbalement face un vnement impossible. La question est en fait de savoir si l'enfant est bien l'hritier cognitif du bb comptent qu'il tait. Nous avons donc utilis une rplique exacte de l'exprience de K. Wynn, chez des enfants de 2 et 3 ans, mais en valuant leurs comptences sur la base de leurs rponses verbales. Les rsultats de cette recherche indiquent qu' l'ge de 2 ans, l'enfant observ en crche ragit verbalement l'vnement impossible 1 + 1 = 1, mais ne dtecte pas (ou plus) l'vnement impossible 1 + 1 = 3 (contrairement au bb de 4-5 mois). Il faut en fait attendre l'ge de 3 ans, en petite section maternelle, pour que l'enfant ragisse nouveau, comme le bb, aux deux vnements impossibles, dtectant dans les deux cas la transgression du nombre (1 + 1 = 1 et 1 + 1 = 3). En outre, nous avons valu si les comptences numriques de l'enfant observes par la mthode de K. Wynn taient prserves dans une preuve qui, comme celle de J. Piaget (la conservation du nombre), introduisait le pige de la longueur (voir encadr). Cette exprience montre qu' 2 ans, ainsi qu' 3-4 ans, l'enfant choue, pour les mmes petits nombres (2 et 3) et pour les mmes objets, lorsqu'il y a une interfrence entre le nombre et la longueur. Si l'on se rfrait uniquement cette dernire preuve, on pourrait conclure la suite de J. Piaget que la pense, ici le concept de nombre, n'merge que tardivement au cours de l'enfance. En revanche, si l'on se rfre la situation classique de K. Wynn chez le bb et l'adaptation linguistique chez l'enfant, une image plus complexe du dveloppement cognitif se dgage. Tout d'abord, on peut admettre qu'il existe bien des comptences numriques prcoces, ignores par J. Piaget, dont atteste la double raction de surprise du bb de 4-5 mois aux vnements 1 + 1 = 1 et 1 + 1 = 3. Il semble, ensuite, que ces comptences se rorganisent 2 ans, l'ge de l'apparition du langage, ce qui se traduit par l'absence de raction linguistique 1 + 1 = 3. Contrairement au bb, l'enfant considre donc que cet vnement est possible, comme 1 + 1 = 2, car il y a plusieurs objets (ce qu'il dit dans ses justifications). Face ce rsultat surprenant - l'enfant apparaissant moins comptent que le bb ! -, on peut penser que s'opre, ce moment du dveloppement, une rorganisation cognitivo-linguistique associe une chute temporaire des performances. Durant cette priode, entre 2 et 3 ans, l'enfant peut seulement distinguer un seul de plusieurs , et non pas deux quantits diffrentes comme deux et trois . Cette limitation pourrait notamment s'expliquer par les difficults que pose l'enfant l'apprentissage du vocabulaire des nombres. Il commencerait d'abord acqurir les distinctions linguistiques entre singulier et pluriel qui opposent 1 tous les autres nombres (2, 3, etc.). Entre 3 et 4 ans, en revanche, l'enfant se rvle nouveau capable, comme le bb mais cette fois dans un format linguistique, d'un traitement numrique analytique et prcis (double raction 1 + 1 = 1 et 1 + 1 = 3 ). Mais il choue lorsqu'on le pige, la suite de J. Piaget, par une interfrence entre nombre et longueur. Comment expliquer la diffrence entre les performances de l'enfant ces deux tches ? En accord avec Frank Dempster, il semble bien que les situations de type piagtien, comme la conservation numrique et son pige de la longueur, ont plus voir avec la capacit de l'enfant rsister aux interfrences qu'avec sa capacit comprendre la logique sous-jacente (6). En fait, cette preuve testerait davantage la capacit de l'enfant inhiber le schme visuo-spatial longueur = nombre (heuristique de quantification toujours utilise par l'adulte) que sa matrise du nombre (7).

Quand merge la pense ?L'exemple de l'mergence de la notion de nombre montre combien il peut tre difficile de dater l'mergence de la pense. La situer partir de 2 ans, l'apparition du langage et au changement de stade piagtien (du sensori-moteur au symbolique), conduirait exclure les formes possibles de reprsentations cognitives, de protoconcepts, susceptibles d'expliquer les comptences du bb. Inversement, situer l'mergence de la pense ds les premiers mois (voire ds le dbut) de la vie, perspective plus conforme aux donnes actuelles, peut conduire ngliger le fait que les mmes ralits sont comprises et matrises (les vnements numriques par exemple) plusieurs fois de suite au cours du dveloppement et en des termes nouveaux. Par ailleurs, au-del des capacits, plus ou moins prcoces, d'apprentissage, d'activation, de rorganisation ou de redescription des comptences, la question de la pense est galement lie celle de l'inhibition (8). Et c'est en cela que les preuves piges de J. Piaget restent importantes pour la psychologie du dveloppement. Rien n'exclut donc que le bb pense, tout au moins partir de quelques mois. Dans le registre qui est le sien, il peut mme, matriel gal, penser plus prcisment qu'un enfant plus g en priode de rorganisation cognitive. Mais, au cours du dveloppement, au-del de l'activation de comptences prcoces dans des situations optimales, penser, c'est aussi redcrire et inhiber.

OLIVIER HOUDProfesseur de psychologie cognitive l'universit Ren-Descartes (Paris-V) et membre de l'Institut universitaire de France. Auteur, notamment, de Rationalit, dveloppement et inhibition, Puf, 1995, et codirecteur du Vocabulaire de sciences cognitives, Puf, 1998.

L' enfant et le nombreCette exprience a t ralise par mon quipe de recherche au laboratoire Cognition et communication (CNRS) de l'universit Ren-Descartes (Paris-V) (1). Il s'agit : a) de la reprise exacte du dispositif de K. Wynn (1992) (2) pour la condition 1 + 1 = 2 , avec les vnements impossibles 1 + 1 = 1 et 1 + 1 = 3 (critre d'un calcul prcis) ; b) pour les mmes petits nombres (2 et 3) et les mmes objets, d'une situation de jugement numrique qui, comme celle de J. Piaget, introduit une interfrence entre le nombre et la longueur. L'exprience a t ralise auprs d'enfants de 2 et 3 ans. Dans le dispositif repris de K. Wynn, l'enfant doit ragir verbalement aux vnements numriques possibles ou impossibles ( a va ou a (ne) va pas ) et justifier sa rponse. Dans la tche

d'interfrence nombre/longueur, il doit juger si, du point de vue du nombre, les deux alignements sont pareils ou pas pareils en justifiant sa rponse. NOTES 1 O. Houd, Numerical development : From the infant to the child. Wynn's (1992) paradigm in 2- and 3-year olds , Cognitive Development, 1997, 12. 2 Dans la version franaise, les Mickey ont t remplacs par des Babar en adaptant le dessin original de Laurent de Brunhoff.

Comment la gourmandise rend mathmaticienL'preuve trs connue de la conservation du nombre mise au point par Jean Piaget semblait montrer que les enfants de 3-4 ans ne matrisaient pas la notion de nombre. Dans une adaptation de cette preuve, un adulte prsentait deux ranges de jetons aux enfants, l'une, longue, compose de 4 jetons, et l'autre, courte, mais compose de 6 jetons. Si l'on demandait aux enfants laquelle avait le plus de jetons, la plupart des enfants choisissait la range la plus longue mais la moins fournie. Mais deux chercheurs, Jacques Mehler et Tom Bever (1), ont eu l'ide de remplacer les jetons par des bonbons. Au lieu de poser une question aux enfants, ils les laissaient choisir la range qu'ils voulaient manger. Cette fois, la majorit des enfants choisissait... la range qui comportait le plus grand nombre de bonbons mme si elle tait plus courte ! NOTES 1 J. Mehler et T. Bever, Cognitive capacity of very young children , Science, 1967, 158. Gatane Chapelle

L' intelligence de l' enfant : les thories actuellesPar Hlne Vaill Le bb est plus prcoce qu'on ne le croit. Son intelligence volue de faon irrgulire, dans une dynamique o interfrent la mmoire, les motions, les interactions sociales.

Il y a trente ans, la question de savoir comment se dveloppe l'intelligence de l'enfant, tait invariablement associ un nom, et souvent un seul, celui de Jean Piaget. Celui-ci a t le premier considrer le bb comme un sujet de recherche et lui attribuer une intelligence. On lui doit d'avoir labor ce qui restera longtemps la thorie du dveloppement de l'intelligence. Un monument.

De nouvelles thories du dveloppementAujourd'hui, la question de savoir comment se dveloppe l'intelligence suscite plutt l'embarras. Le cadre du dveloppement cognitif propos par J. Piaget ne fait plus l'unanimit. Nombre d'autres modles ? nopiagtiens, volutionnistes, connexionnistes, dynamiques, psychomtriques ? briguent la place. Voil pour le gros ?uvre , les thories gnrales du dveloppement. A ct, il y a le travail des artisans du dtail. Ces chercheurs-l s'intressent au dveloppement prcoce du bb sur des fonctions bien prcises. Leurs tudes ont rvolutionn nos connaissances sur le monde mental du bb. On trouve enfin les tenants de l'environnement social et culturel. Ils tentent de raccorder la pense longtemps contenue dans la demeure piagtienne au monde extrieur. Pour J. Piaget, l'intelligence volue par bonds, d'un stade l'autre, du concret vers l'abstrait. Au dbut, l'intelligence du bb est pratique, J. Piaget l'appelle sensori-motrice car elle est lie au toucher, la vision et l'action. Au terme de son dveloppement et aprs plusieurs phases intermdiaires, l'enfant, alors g de 14-15 ans, atteint le stade formel , celui des oprations abstraites, logiques, mathmatiques. Ce modle de dveloppement est souvent compar la monte des marches d'un escalier. D'un stade l'autre, la pense de l'enfant change, ses raisonnements sont la fois meilleurs et d'un autre type. Ce modle a longtemps orient les recherches en psychologie, qui cherchaient dfinir le mode de raisonnement (gocentrique, holistique...) propre chaque stade. C'est au dbut des annes 1980 qu'apparaissent les premires alternatives srieuses la thorie du dveloppement cognitif de J. Piaget. L'arrive des sciences cognitives donne un regain de vigueur aux recherches sur le dveloppement de l'intelligence. Plusieurs familles de thories fortement teintes de psychologie cognitive voient le jour. Les thories nopiagtiennes, parmi les plus influentes, ont pour objectif de concilier l'approche piagtienne et la psychologie cognitive. Le psychologue amricain Robbie Case (dcd prmaturment en 2000 l'ge de 55 ans) sera l'un des premiers nopiagtiens tenter d'oprer cette synthse. Il propose un modle o la mmoire de travail, alors au centre des recherches en psychologie cognitive, est un lment clef du dveloppement. La mmoire de travail (situe dans le lobe frontal) est le centre de traitement des oprations mentales les plus complexes ? planification, calculs, rflexion consciente, stratgie... C'est elle qui est sollicite lorsque vous jouez aux checs ou lorsque vous lisez ce texte. Elle combine les informations en provenance de la mmoire sensorielle (la vision des mots sur la page) avec les informations stockes en mmoire long terme (le sens des mots), puis transforme ces informations (ce qui permet d'en dduire la signification de l'ensemble du texte). Comment concilier cette approche de l'intelligence avec la thorie du dveloppement de J. Piaget ? R. Case voit dans l'utilisation de plus en plus efficiente de la mmoire de travail un lment dterminant de la croissance cognitive. La mmoire de travail telle qu'il la conoit pourrait tre compare une malle de rangement dont l'enfant apprend, avec l'exprience,

optimiser l'usage. Au dpart, il n'arrive y ranger que dix jouets. Puis il comprend qu'en les rangeant mieux, il peut en inclure davantage. La capacit de rangement de la malle n'a pas augment, son utilisation est simplement optimise. Comment ce changement se produit-il ? Deux facteurs seraient l'origine de l'efficacit croissante de la mmoire de travail. Le premier, emprunt la psychologie cognitive, est l'automatisation. R. Case explique comment certaines tches devenues familires, finissent par tre excutes machinalement, ce qui libre de l'espace de stockage dans la mmoire de travail. Le second facteur est un facteur de maturation biologique. Les transitions entre les stades seraient lies des changements au niveau de l'activit lectrique des neurones dans le lobe frontal (partie du cerveau particulirement active dans la rsolution de problmes et dans le raisonnement). Les preuves empiriques font encore dfaut pour tayer cette hypothse. Nombre de chercheurs ont quand mme l'intuition que la mmoire de travail joue un rle dcisif dans le dveloppement cognitif. Le psychologue nopiagtien Juan Pascual Leone est de ceux-l, qui en fait un moteur du dveloppement cognitif avec sa thorie des oprateurs constructifs (1).

La pense ? Une jungle !Tout en intgrant cette approche cognitive, R. Case n'a pas rompu avec l'hritage piagtien. Il conserve l'hypothse d'un dveloppement selon quatre stades et soutient l'ide que l'enfant est pourvu de modes de penses spcifiques certains types de connaissances (le nombre, l'espace et la narration). Reste que le modle de l'escalier auquel il souscrit ? l'un de ses livres, paru en 1992, s'intitule The Mind's Staircase (L'Esprit en escalier) ? tend disparatre dans les modles de dveloppement actuels... Les annes 1990 s'ouvrent sur un nouveau paradigme (2), avec l'apparition de modles dynamiques du dveloppement . Finie la progression par stades chre J. Piaget et quelques nopiagtiens. La plupart des thories actuelles penchent en faveur d'une progression de l'intelligence graduelle, et de ce fait quasi continue : elle n'volue plus par bonds et vers l'avant, mais par petits pas rapprochs, marqus d'arrts, de retours en arrire et de faux pas. Cette conception dynamique de l'intelligence est au c?ur des thories volutionnistes du dveloppement. Comme leur nom l'indique, ces thories font l'analogie entre l'volution biologique et l'volution cognitive. L'un de leurs reprsentants, le psychologue amricain Robert Siegler, imagine le dveloppement cognitif comme une srie de vagues qui se chevauchent, chacune correspondant un mode de pense ou une stratgie diffrente (3) . R. Siegler pense que la cognition est soumise, comme dans le monde biologique, la comptition... Sauf qu'ici, la comptition ne se joue pas entre les espces mais entre les modes de pense. Les thories volutionnistes du dveloppement cognitif cherchent donc dcrire quelles comptences entrent en comptition et comment cette comptition conduit des solutions adaptes . R. Siegler insiste sur la trs grande diversit de stratgies mentales dont les enfants disposent pour rsoudre les problmes auxquels ils ont affaire. Voil ce que le chercheur observe chez des enfants de 5 ans qui il fait passer un test d'addition : Les enfants utilisaient quatre stratgies de comptage diffrentes. Soit ils levaient un doigt pour chaque unit et les comptaient oralement, soit ils levaient les doigts en comptant mentalement, soit ils comptaient voix haute, sans utiliser ni leurs mains ni autre chose comme support et, enfin, la quatrime

stratgie n'impliquait aucun comportement audible ou visible. L'exercice veille diffrents modes de pense qui entrent en comptition. L'enfant doit choisir la stratgie la plus adapte la situation. Notamment, aux contraintes du milieu qui implique selon les cas d'tre rapide, prcis... Le choix de la stratgie et les mcanismes qui permettent la dcouverte d'une nouvelle stratgie sont une forme d'adaptation. Le psychologue Olivier Houd partage cette approche volutionniste. Il dcrit la pense comme une jungle o les comptences de l'enfant et de l'adulte se tlescopent et se bousculent. Cet tat d'effervescence permanent suppose l'existence d'un mcanisme de blocage tout aussi puissant : l'inhibition . Le psychologue de conclure : Le dveloppement cognitif du bb ne devrait pas seulement tre conu comme l'acquisition progressive de connaissances mais aussi relever d'une capacit d'inhibition de ractions qui entravent l'expression de connaissances dj prsentes(4). Les nopiagtiens offrent, comme on l'a vu, des modles trs gnraux de dveloppement. Trop gnraux selon certains, qui proposent une approche complmentaire, la fois plus locale et plus fonctionnelle. Cette approche correspond un courant de recherche qui s'est dvelopp aprs J. Piaget paralllement au structuralisme : le cognitivisme dveloppemental. Cette fois, les chercheurs tudient prcisment, pour une tranche d'ge donne, un domaine cognitif ou module* particulier. Cette approche est dite fonctionnelle dans le sens o elle dcrit le fonctionnement du sujet, sans se proccuper des notions de structure et de stade.

Des comptences insouponnesCe courant de recherche est largement domin par l'tude des comptences prcoces du bb, l'origine de dcouvertes et de rvisions importantes de la thorie piagtienne. J. Piaget avait su inventer des situations exprimentales ingnieuses comme les clbres preuves de conservation, d'inclusion des classes, de sriation. Il pratiquait aussi une mthode originale d'interrogation clinique qui consistait parler librement avec l'enfant pendant les exercices et les jeux en lui demandant de justifier sa dmarche. De nouvelles mthodes d'investigation permettront d'aller plus loin dans l'tude du jeune enfant. En 1970, le psychologue Robert L. Fantz met au point une mthode exprimentale qui rvolutionne les connaissances sur le monde mental du bb. Il fait le constat suivant : lorsqu'un bb observe un phnomne nouveau, par exemple une girafe en plastique qu'il n'a jamais vue avant, il fixe intensment l'objet pendant plusieurs secondes. Au bout d'un laps de temps, l'enfant s'habitue la prsence de l'objet et dtourne son regard. Si ensuite on prsente un petit lapin en bois ct de la girafe qu'il connat dj, le bb porte son attention sur le lapin. Le chercheur en dduit que le temps de fixation du regard est un bon indicateur de l'intrt que le bb porte la nouveaut. La mthode se perfectionne et se gnralise. On dcouvre que le bb ragit non seulement la nouveaut mais aussi l'tranget des situations, comme le montre cette autre exprience avec des boules de billard : une boule rouge roule sur un tapis de billard et vient percuter une boule blanche, qui roule son tour. Pour le bb, c'est une dcouverte : quand une boule est percute par une autre, elle se met bouger. Le bb fixe la scne puis il se lasse. Si on change le scnario, la boule rouge tant en mouvement mais la boule blanche bougeant avant d'avoir t touche, alors le bb manifeste son tonnement. Il semble avoir compris que quelque chose d'trange s'est produit. Tout se passe comme si le bb comprenait qu'une loi physique a t viole. Une boule ne peut pas se dplacer sans avoir t percute.

En 1985, ce protocole exprimental permet Rene Baillargeon, Elisabeth Spelke et Stanley Vassermann de raliser une exprience, aujourd'hui clbre, sur la permanence de l'objet . On dit qu'un enfant possde la permanence de l'objet s'il a compris que son jouet existe encore, mme si on vient de le faire disparatre sous ses yeux derrire un mouchoir. J. Piaget pensait que l'enfant atteint cette comptence 2 ans. Car quand on cache l'objet un enfant plus jeune, il ne fait aucun geste pour soulever le mouchoir et reprendre l'objet. Cette interprtation est conteste : il est possible que l'enfant sache que son jouet est bien l, mais ne cherche pas le prendre. L'exprience de R. Baillargeon, E. Spelke et S. Wassermann montre que, ds 3 5 mois, des nourrissons possdent parfaitement la permanence de l'objet. Les vingt dernires annes ont vu se dvelopper un domaine plus particulier des tudes sur les comptences du nourrisson : la thorie de l'esprit , cette capacit qu'ont les enfants attribuer des sentiments et des croyances eux-mmes et autrui. Cette approche explore les conceptions de l'enfant relatives aux croyances et aux dsirs. Le psychologue amricain John Flavell tudie quand et comment les enfants font appel des entits mentales inobservables (croyances, dsirs, intentions, connaissances, etc.) pour dcrire, expliquer et prdire les conduites humaines observables. Au raisonnement de type logico-mathmatique, le chercheur prfre le terme de pense. Une pense qu'il envisage comme le fruit d'interactions subtiles entre la perception, les croyances, les tats mentaux et physiologiques, les motions, les dsirs, les intentions et les comportements (5). Le rle crucial des motions dans tout processus de raisonnement avait dj t mis au jour par le psychologue Antonio R. Damasio. Les expriences d'imagerie neuronale d'O. Houd ont depuis confirm et prcis ces informations. Le psychologue observe de moindres performances logico-mathmatiques dans des cerveaux froids (lors d'une exprience qui ne sollicite pas d'motions particulires) plutt que chauds . La dcouverte de capacits prcoces chez l'enfant rveille une pineuse question, celle de savoir si ces comptences sont innes. Le dbat entre nativisme et constructivisme est toujours vif. Jacques Melher et Emmanuel Dupoux, partisans du premier camp, expliquent que les facults cognitives s'accroissent avec l'ge selon un calendrier prdtermin et un schma directeur spcifique l'espce, qui doit peu l'exprience acquise, au milieu ou des apprentissages(6) . D'autres, comme la psychologue Annette Karmiloff-Smith, refusent de choisir entre le constructivisme et le nativisme qu'ils jugent complmentaires : le dveloppement cognitif aurait pour origine des prdispositions innes et spcifiques (contenues dans le cerveau sous forme de modules gntiquement dtermins). R. Baillargeon, O. Houd, Pierre Mounoud s'accordent sur l'ide qu'il existe trs tt des capacits de raisonnement logique et arithmtique, associes une facult trs prcoce d'apprentissage par la perception (notamment visuelle) ou par des couplages entre perception et action.

Les effets de l' environnement socialOn reproche souvent J. Piaget d'avoir nglig l'influence du milieu social et culturel sur le dveloppement de l'enfant. Le psychologue Michel Deleau rappelle pourtant qu' aucun des pres fondateurs de la psychologie du dveloppement ? qu'il s'agisse de J. Piaget, Lev S. Vygotski ou Henri Wallon ? n'a fait l'impasse sur l'existence d'un ensemble d'effets lis au milieu social. Mais ces effets sont considrs de faon trs diffrente selon les perspectives thoriques . Pour J. Piaget, l'environnement social n'influence en effet que de manire marginale le dveloppement cognitif. Il n'est pas constitutif de l'activit mentale. L.S. Vygotski considre au contraire que l'enfant grandit en interaction troite avec deux aspects de la culture : les outils qu'elle produit (le langage oral et crit par exemple) et les interactions

sociales (entre adultes et enfants, entre enfants). L'apparente contradiction des approches de J. Piaget et L.S. Vygotski n'a en tout cas jamais dissuad le psychologue amricain Jerome Bruner d'en concilier les apports. Pionnier en sciences cognitives, il a dvelopp le courant de la psychologie culturelle, qui dcrit par exemple la faon dont le langage se construit lors des interactions entre l'enfant et ses parents. Au plan international, divers courants trs actifs en psychologie du dveloppement tentent aujourd'hui de conceptualiser cette dimension de la vie sociale et des interactions sociales. Des chercheurs tudient le rle jou par les interactions sociales sur le dveloppement cognitif individuel. Pierre Mugny, Willem Doise, Anne-Nelly Perret Clermont ont montr que les progrs dveloppementaux (le passage d'un stade un autre) sont plus importants lorsqu'un enfant rsout une tche en interaction avec un autre que lorsqu'il est seul pour le faire. Des recherches plus rcentes soulignent galement les vertus d'apprentissage du dbat et de la collaboration. Outre les interactions de personne personne, le monde social influence le dveloppement cognitif en fournissant une varit d'outils pour la rsolution de problmes : ds 1 an, les enfants ont l'ide d'utiliser un rteau pour attraper un jouet ; 11 ans, certains savent utiliser des cartes itinraires pour expliquer un ambulancier comment se rendre destination... Un autre courant de recherche concerne les comparaisons interculturelles. Des expriences ont montr que l'utilisation du boulier influence la faon dont les enfants se reprsentent les nombres. On sait aussi que plusieurs systmes de catgorisation des objets peuvent coexister au sein d'une mme culture et entre des cultures diffrentes : ainsi par exemple des Yupno de Papouasie-Nouvelle-Guine qui organisent leur univers en choses chaudes et froides . Des thories nopiagtiennes aux tenants de la psychologie culturelle, en passant par les spcialistes du dveloppement prcoce, les principaux continuateurs de l'?uvre de J. Piaget prsentent une diversit de points de vue sur l'intelligence de l'enfant . Les grandes tendances qui se dessinent suggrent le rle crucial de la mmoire de travail, font voir des modles dynamiques et des jeux de comptition avec, en lieu et place du raisonnement logicomathmatique, l'ide plus large d'une pense en contexte . Il parat impossible d'extraire une seule thorie dominante de cette mosaque d'ides. Tout laisse penser que la demeure piagtienne, portes et volets ouverts, restera en chantier pour longtemps.

MODULESelon la thorie de la modularit de l'esprit, de Jerry Fodor (1986), l'esprit et le cerveau sont constitus de modules gntiquement dtermins et fonctionnant de faon indpendante. Chacun de ces modules assure des fonctions spcifiques (vision, lecture, langage...).