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JEAN-SIMON DESROCHERS LA CANICULE DES PAUVRES LES HERBES ROUGES / ROMAN

JEAN-SIMON DESROCHERS DES PAUVRES LA CANICULE

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JEAN-SIMON DESROCHERSLA CANICULE DES PAUVRES

LES HERBES ROUGES / ROMAN

Durant dix jours, une canicule sans précédent frappe Montréal. Le smog persistant s’immisce dans la conversation, s’ajoute aux thèmes récurrents de l’argent et du sexe. Les nantis climatisent leur maison, les pauvres endurent le calvaire. Au Galant, une ancienne maison de passe transformée en immeuble locatif, la vague de chaleur déferle comme un tsunami. Dans le climat surchauffé des appartements sordides se célèbre l’étrange carnaval qu’est la métropole contemporaine.

Pour Zach le revendeur de drogue, Kaviak le pornographe, Sarah la tueuse à gages, Takao le bédéiste japonais, Lulu du groupe punk Claudette Abattage et une vingtaine d’autres per-sonnages aussi tendres que cyniques, la vie dans ce monde trop jeune pour être vieux et trop usé pour être neuf, c’est la vie, sans mode d’emploi.

Dans cet imposant premier roman, Jean-Simon DesRochers réussit un tour de force : donner à lire une réalité aussi crue que drôle, un monde tellement vivant que sa décadence ne cesse de nous séduire.

Jean-Simon DesRochers est né à Montréal en 1976. La cani cule des pauvres est son troisième livre.

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LA CANICULE DES PAUVRES

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DU MÊME AUTEUR

chez le même éditeur

L’obéissance impure, poésie, 2001.

Parle seul, poésie. 2003.

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JEAN-SIMON DESROCHERS

La canicule des pauvresroman

LES HERBES ROUGES

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© 2009 Éditions Les Herbes rougesDépôt légal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2009ISBN : 978-2-89419-357-0

Les Herbes rouges remercient le Conseil des arts du Canada, ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec pour leur soutien financier.

Les Herbes rouges bénéficient également du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

L’auteur remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec pour son soutien à la création de ce livre.

Données de catalogage disponibles sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

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Le « dernier homme », c’est le consommateur mystique, l’utilisateur intégral du monde – c’est-à-dire un individu qui ne se reproduit pas, mais jouit de lui-même comme d’un état final de l’évolution.

Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire

Impossible de ne pas envier l’homme qui peut mettre de côté la raison, bien qu’on sache ce qui doit en résulter.

CharleS SanderS PeirCe, Comment se fixe la croyance

L’erreur de ceux qui saisissent la décadence est de vouloir la combattre alors qu’il faudrait l’encourager : en se développant elle s’épuise et permet l’avènement d’autres formes.

emil mihai Cioran, Précis de décomposition

Je fis encore tomber des trucs. Je m’en foutais.Les trucs continuaient à tomber.

raymond Carver, Les vitamines du bonheur

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Samedi 1er juillet

Something Like Smoke And Fog

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L’ÉVEIL DE LA FEMME PLASTIQUE6 h 2 – Humidex : 31 °C

Il reste sept minutes avant la seconde sonnerie. Monique est consciente. Elle sait à quel point la sonnerie du radioréveil de Christian est stridente. Christian à côté qui dort en core, bouche ouverte. Monique reste étendue, les yeux plongés dans la pénombre du minable appartement. Il fait chaud. Tant au-dessus du drap qu’en dessous. Plus que six minutes.

Comme tous les premiers du mois, Monique passera la journée à la réception. Une journée à écouter les ex cuses des uns, à recevoir les chèques des autres, sauf si les locataires décident de régler avec leur petite mon naie accumulée, rou-lée en tubes, comme le Marsouin depuis trois mois. Com-ment il fait pour ramasser au tant de pièces sans les boire ? Monique imagine ce boi teux en train de rouler des dollars accumulés au fond d’un contenant d’eau de dix litres. Elle le voit entasser ses piles avec une certaine fierté, s’assurer de rouler l’argent avec les faces placées du même côté. Trois cent cinquante dollars pendant trois mois… mille cinquante pièces dorées roulées en paquets de vingt-cinq… Plus qu’une minute avant la sonnerie. Il n’en a plus pour longtemps avec ce qu’il boit, le Marsouin… comment peut-on arriver à rouler des dollars et se soûler avec de l’alcool à friction… au moins, il paie son loyer… de l’alcool à friction, franche-ment… ça doit lui brûler l’intérieur, il y a de quoi crever…

Monique tourne les yeux. Voilà un moment que l’heure est bloquée à 6 h 8. Dès qu’elle passera à 6 h 9, Monique pressera le bouton snooze, se lèvera, grattera sa cicatrice sous le sein gauche. Elle tentera de ne pas regarder l’état de l’appartement. Autrement, l’envie de dévisager Christian

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deviendra insurmontable. Son médecin lui a déconseillé les expressions qui sollicitent trop de muscles faciaux pour la prochaine semaine. Elle doit sourire légèrement, garder les coins de bouche et les sourcils relevés, les narines déten-dues. Sinon, la douleur pourrait causer de nouvelles mi-graines. Pas une option pour un premier du mois, surtout avec cette maudite chaleur…

Ses pieds touchent le tapis de la chambre-salon. Elle sent des miettes sur sa peau. T’en fais pas, regarde tout ça du bon côté… En cherchant un aspect positif à la situation, Monique fronce les sourcils et sent un bref élancement. Elle voudrait bâiller, ouvrir la bouche, laisser entrer une forte dose d’air lourd et crasseux. Mais si froncer les sourcils l’élance, bâil ler se rait une torture. Par dépit, Monique inspire trois grandes bouffées par le nez, retient son souffle. Les poumons gon-flés, elle se dirige vers la salle de bains, passe devant le miroir, expire par la bouche, soulève délicatement sa robe de nuit, s’assied sur la cuvette en prenant garde de ne pas accrocher les cicatrices sous ses fesses. Au moins, pisser fait pas mal cette fois…

Dans le lit, Christian doit se rendre à l’évidence. Sa nuit a pris fin. Ses besoins commencent. Se gratter la barbe d’abord, le fond de la tête ensuite. Décoller quelques pla-ques de psoriasis avec ses ongles, se demander s’il commen-cera par un café, une cigarette ; ça ou allumer la radio du bout des doigts, sans quitter le lit. Tout est petit dans cet appar-tement. À l’exception du lit queen, arrivé avec Monique. Deux doigts malhabiles atteignent un bouton. La radio. Une chanson d’amour dans la dernière mesure. Elle est suivie d’une pub de meubles « à prix imbattables / imbattables ? / oui, imbattables ». Christian ne prête pas attention au flux de paroles et d’effets sonores. Il se racle la gorge, crache dans un kleenex, regarde son paquet de cigarettes avec un

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air hébété. Une publicité chantée s’enchaîne. La chanson est aussi stupide qu’accrocheuse : « Au Gros Dépôt, c’est ce que vous voulez / Au Gros Dépôt, économisez / Au Gros Dépôt, on a ce que vous voulez / Au Gros Dépôt, éco-no-mi-sez ! » Sans le sa voir, Christian enregistre la chanson-nette dans un coin obscur de sa mémoire. Elle lui hantera l’esprit pour la journée.

— Christian, c’est quoi la chanson ?— Hein ?— C’est quoi la chanson qui jouait ?— C’tait une maudite pub. Veux-tu un café ?— Quoi ?— VEUX-TU UN CAFÉ ?Monique ouvre la porte et sort la tête pour répondre

avec son sourire de convalescence. Oui, elle veut un café. Deux laits, deux sucres, comme d’habitude. Elle aurait aussi besoin d’un avis sur ses cicatrices, celles sous sa ligne de fesses. Christian en est conscient. Cons cient aussi que ce premier juillet représente sa vingt-cinquième journée sans sexe. Dix de plus que sa limite acceptable, proclamée devant témoins à bord d’une Buick Skylark fraîchement volée, il y a plusieurs années.

Christian a les mains posées sur le comptoir de cuisine. Il attend la demande de Monique. Son œil demeure éteint. Il essaiera de tâter le terrain, se fera repousser une quin-zième fois, reviendra au même bout de comptoir mettre du café dans le percolateur. Il s’en doute.

— Minou… j’aurais besoin de toi…Monique pourrait se servir d’un petit miroir pour véri-

fier l’état de ses cicatrisations. Constater d’elle-même que tout se porte à merveille. Puisqu’il est là, aussi bien qu’il serve à quelque chose, le mâle… Elle contemple son visage parfaitement lisse, aussi tendu qu’à ses vingt ans, mais avec un petit quelque chose en plus. L’expérience… Le

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chirurgien avait fait un tra vail de maître. Il lui avait promis de lui enlever dix à quinze ans. Il avait réussi à lui effacer le double. Ce type est un génie… un artiste… vraiment…

Christian pousse la porte avec deux doigts. Mo nique se contemple dans le miroir. Elle est nue. Ses seins, refaits l’an-née passée, pointent fièrement vers le haut. Son ventre, lipo-sucé il y a six mois, est aussi plat que celui d’une ballerine. Ses fesses, rondes et relevées, tiennent du miracle médical, dignes de figurer dans une revue spécialisée. L’interven-tion de début juin lui a sculpté un parfait cul de vierge.

— Dérange pas si je pisse ?— Soulage-toi. J’ai vu pire.Christian baisse le jeans dans lequel il a dormi. Il ne

regarde pas trop le corps nu à son côté, sachant ce qui vien-dra. Monique chantonne l’air de la publicité du Gros Dépôt sans y adjoindre les mots tout en se palpant les seins, à la recherche d’une bosse maligne.

— Peux-tu checker mes cicatrices ?Christian répond avec un grognement positif. Monique

lui sourit et se penche délicatement, présentant son cul en plein dans son visage. La vue est toujours aussi étrange, un cul de vierge avec une vulve de putain quinquagénaire retraitée.

— Sont correctes.— Oui, mais touche un peu. Sont-tu refermées ?Christian fait courir un doigt sur la cicatrice de gauche.

Tout semble bien. Comme hier, comme avant-hier, comme la semaine passée. Idem pour celle de droite, tout lisse. Durant l’examen, Christian ne peut s’empêcher de regarder le con de Monique. Il est si près qu’il parvient à sentir son odeur fanée. Une négociation verbale ne fonctionnerait pas ce matin, Christian en est persuadé. Il a fini de pisser de-puis un moment et son pénis commence à durcir entre les doigts de sa main gauche.

— Pis, sont-tu fermées comme il faut ?

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Christian n’en peut plus. Son majeur reste posé sur la cicatrice sous la fesse droite, à un saut de puce de la vulve. Il suffirait d’un glissement pour toucher une grande lèvre, d’un second pour lui mettre le doigt au clitoris. Il pourrait même se lever, profiter de son érection naissante, la prendre là, maintenant, en lui gardant le cul bien en place avec ses mains robustes.

— Si tu dis rien, c’est qu’elles sont correctes. Merci, t’es fin, minou.

Elle est sortie. Elle s’habille en écoutant les nouvelles à la radio. Un homme a paralysé le métro en oubliant sa valise sur un quai d’embarquement ; le premier ministre ne sera pas de la Fête nationale pour des raisons de santé ; un anticyclone exceptionnel va engendrer une canicule d’une durée indéterminée ; on a trouvé des momies au Pérou.

Christian a fermé les yeux. Il se branle rapidement, fait diminuer la pression, un peu. Son jet de foutre atterrit sur le rideau de douche. Christian le laisse là. Il a quelques se-condes avant que Monique ne reprenne possession des lieux, pour sa coiffure cette fois. Il en profite pour se regarder dans le miroir. Son œil droit regarde son œil de vitre. L’œil de vitre affiche son unique émotion, une détermination froide, l’idée d’un regard vif, made in USA. L’œil valide revient vers son reflet, furtivement. Juste assez pour lire la naissance d’une tristesse nouvelle, d’une nouvelle strate ajoutée à des décennies de lourdeur. Voilà Monique. Version habillée cette fois. Elle n’en est que plus désirable. Elle remarque immé-diatement la traînée de foutre sur le rideau de douche violet. Il faudra que je nourrisse davantage mes cheveux si on se tape une vague de chaleur… ça me prendra des traitements… je pourrais faire ça demain, chez Viva, avec Maximo… oh oui, ils sont rêches… ils manquent de légèreté…

De retour au comptoir, Christian tâche de mettre le percolateur en marche. En actionnant le commutateur, une étincelle bleue jaillit sous le plastique.

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— Câlisse…N’en pouvant plus, il décide d’allumer une cigarette.

Pour se venger de la séance de vérification cicatricielle, il pige dans les Du Maurier de Monique. Après trois bouffées devant le percolateur pété, Christian enfouit une main dans la poche arrière de son jeans. Il y trouve un billet de vingt dollars ayant subi un les sivage. Esquissant un bref sourire, il empoigne le per colateur, traverse la chambre-salon en dix pas, ouvre la porte-fenêtre, seule issue secondaire de l’appar-tement, fait un pas sur le court balcon et balance l’ap pareil de toutes ses forces. Le percolateur passe du quatrième étage à la ruelle, heurte au préalable le toit d’une voiture brune. Christian sourit. Il regarde la marque laissée sur le toit de la vieille LeBaron GTS rouillée. Son sourire s’ac-croît discrètement. Frank doit passer vers 17 h, il lui reste neuf heures à tuer et son vingt dollars.

— Tu fais quoi, Christian ?— Je te sors. On va déjeuner. C’est moi qui paye.

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MALARCHE DÉLI6 h 12 – Humidex : 31 °C

La Vulcan tient bon. Depuis 1963, pas une seule répa-ration, seulement de légers décrassages, la routine. Ce ma-tin, cette plaque cuit ses 3 624 587e et 3 624 588e œufs. On ne peut pas en dire autant des frigos, les sixièmes depuis l’ouverture, ni des fourneaux, remplacés deux fois. Seule la Vulcan persiste à la tâche. Elle et son propriétaire, un homme devenu obèse par un mélange de frites, de bière et d’âge, un ventre sur pattes surmonté d’une bouille ronde ni méchante ni sympathique. Cet homme, c’est Roland Malarche, propriétaire du Malarche Déli licence complète. Un des rares restaurants du Quartier latin à être resté fidèle à son décor.

Avec grand soin, Malarche caresse sa plaque d’un chif-fon blanc imbibé d’huile végétale en jetant un œil sur l’ébul-lition du chaudron de pommes de terre. Les patates seront prêtes pour demain, restera qu’à les sauter… Ce matin, Malarche songe à cette journée d’avril 1963 où il avait opté pour un recouvrement de vinyle orange vif de qualité supé-rieure, au détriment du tissu pastel sélectionné par sa femme. Il avait lu que la couleur orange stimulait l’appétit. Et il savait que le vinyle pouvait durer des années. « Je veux que la décoration soit bonne pour au moins vingt ans. »

Une fois la plaque soigneusement huilée, Malarche y dépose une quinzaine de portions de patates à déjeuner aux-quelles il ajoute du beurre et son ingrédient se cret, de la base de poulet au glutamate monosodique. Le petit quelque chose qui fait bon… Il remue le tout avec méthode afin de

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dorer chaque côté des cubes. Il répétera ce geste jusqu’à la réception des premières commandes.

— Ça va être trois crêpes aux bleuets avec deux tour-nés bacon pain blanc.

Cette voix rauque et néanmoins joviale, c’est celle de Guylaine, serveuse au Malarche depuis 1971 et vieille amie de Simone, femme de Roland. Elle rédige la commande sur son bloc-notes à côté des quatre articles laminés parlant de la place. Sur le plus vieux, on peut lire le titre : « Pour bien manger canadien », d’un article du Montréal-Matin de l’été 1963, époque où les ouvriers achevaient l’immeuble au-dessus du restaurant. Sur le second, on lit : « Le meilleur smoked-meat dans l’est », tiré d’une page du Journal de Mont réal de novembre 1976. Sur la photo, il y a Roland et son chef de l’époque, Roméo McCaan. Le troisième qui porte le titre peu flatteur : « Décoration : exemple à ne pas suivre » est issu de l’hebdo Voir de 1989. Simone n’avait pas compris pourquoi Roland avait fait laminer celui-là, pas plus qu’elle n’avait saisi son refus de redécorer et de tout mettre en pastel. De son côté, Roland se contentait de répéter qu’il n’existait pas de mauvaise publicité, que les modes revenaient toujours. Le dernier article, qui vint donner raison au vieux Malarche, date de 2004 et s’inti-tule : « Must extrême : super déli sixties 100 % original ». Le papier provient encore du Voir. Malarche a positionné ce der nier laminé à la hauteur des têtes qui sortent des box au vinyle orange, pour qu’il soit le premier visible.

À une récente époque, Malarche faisait les matins avec sa femme, mais depuis son accident cérébral vas culaire, il y a quatre ans, Simone restait au bungalow avec les chiens. Elle a pris l’habitude de répéter tous les matins, devant ses mots mystères, qu’elle n’a plus toute sa tête. Roland ne la contredit plus.

Même si un restaurant bondé est signe de meilleurs pro-fits, Roland souhaite un matin tranquille puisque Guylaine

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est seule sur le plancher. Une nouvelle serveuse, une colo-cataire de Luc, le plongeur, commence demain – Mélanie, Mirella, Mélina… elle s’appelle comment au juste ?

— Edward vient d’arriver, Roland.Par conditionnement, Malarche casse trois œufs sur la

Vulcan, place du bacon, des saucisses et du jam bon tout en envoyant quatre tranches de pain blanc dans le grille-pain. Il retourne les crêpes, tourne les deux premiers œufs, dresse les assiettes, ajoute un peu plus de melon qu’à l’ac-coutumée dans le plat de crêpes, par intuition.

— C’est pour qui les deux premières assiettes ?— Pour le gars, je sais pas c’est qui. Les crêpes sont

pour ta Jade.Roland aimerait corriger Guylaine sur cette remarque,

mais elle est déjà partie servir un café à Edward.

Jade est attablée avec un type aux cheveux gras et aux vêtements fripés. Le type sirote un café sans parvenir à comprendre ce qui lui arrive. Cette prostituée l’a non seu-lement gardé à coucher mais voilà qu’elle lui offre le déjeu-ner. À moins que ce ne soit lui qui paie, il ne sait pas en core. De sa poche de chemise dé passe un carton, un laissez-passer pour le Salon de la plomberie. Le type travaille sur l’entre-tien des tuyaux dans le Nouveau-Québec. Il vient donner des conférences sur son boulot, sur la réparation des tuyaux à -40 °C, ce genre de choses. Quand ces conférences ont lieu à Montréal, il en profite pour visiter les putes. En une quinzaine d’années, il a vu plusieurs parte naires de loca-tion, mais jamais derrière une table, des crêpes et un café.

— Tu fais ça souvent ?— Des clients ? — Non, je veux dire… ça.— Oh, le déjeuner, le « tu peux rester à coucher si ça

te tente » ?

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Elle prend une bouchée de crêpe aux bleuets noyée dans le sirop d’érable.

— Oui, ça.— Non, pas souvent. Jade lui sourit en léchant une goutte de sirop qui pend

au bout de sa lèvre. C’est tout ce qu’il aura comme infor-mation… Si l’homme persiste, elle lui dira que son envie de dormir seule ne s’était pas manifestée cette fois. Mais le client ne persistera pas. Jade ne vou drait pas dévoiler la raison véritable de ce manquement au code professionnel. Comment on dit à quelqu’un qui vient de jouir de rester tout près parce qu’il nous rappelle notre grand-père ? Mieux vaut mentir, même si c’est shabbat… quitte à mentir aussi bien rajouter du sirop… Sirop en main, Jade remarque Monique et Christian, sur le trottoir, à deux pas de passer la porte.

— Ça te dérange de changer de place ?— Hein ? Euh… non.

Jade a bougé à temps, Monique ne voit pas cette loca-taire qui lui doit deux mois pour son appartement de travail, sans parler du petit supplément. Monique croise Edward, qu’elle salue d’un mouvement de tête et du sourire qu’elle garde depuis son lever. Christian se contente d’ignorer l’an-cien Floridien. Monique ne comprend pas que son amant l’invite à déjeuner. En huit mois de fréquentation, c’est la première fois qu’il lui paie quelque chose. Elle s’est habi-tuée à ses cadeaux ordinaires comme des boucles d’oreille volées, des chandails volés, des disques volés. Mais un repas au restaurant, ça cache quelque chose… ah oui, le 308…

— Pendant que j’y pense, Edward, faudrait faire du ménage dans le 308, je suis passée hier et c’est vraiment trop dégueulasse pour quelqu’un qui a payé d’avance.

— No problem, madam Monique.

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Edward feuillette un journal, à la recherche des an-nonces classées et particulièrement de la rubrique « Collec-tibles ». Parcourant d’un œil vide les scandales surfaits et les tragédies communes, il en vient à se demander quelle se rait la bonne heure pour ouvrir sa première bière. Huit heures pourrait être envisageable, mais comme il doit nettoyer le 308 et assister les locataires qui emménageront aujourd’hui, il préfère remettre l’ouverture de sa première bouteille à 10 ou 11 heures. Il devrait pouvoir s’en sortir. Hum… interes-ting… vintage Life magazines of the fifties, low price…

Jade a terminé son assiette de crêpes alors que son client entame son deuxième œuf. Monique est partie aux toilettes. Le temps idéal pour filer. Jade essuie ses coins de bouche, mouille ses lèvres.

— Faut que j’y aille.— Ça va. À la prochaine peut-être.— T’es mignon…Jade étire ses longues jambes hors du box avec une sale

grâce, se lève, sourit une dernière fois à son client. Arrivée sur le trottoir, elle se glisse hors du champ de vision offert par la vitrine du restaurant. Un éclat attire son œil. Comme un morceau de lumière venant de l’ouest, un rappel du so-leil. Des souvenirs lui reviennent, elle revoit l’oncle Aaron qui lui parle de l’étoile du berger et de Mars qui sont sou-vent les étoiles du matin, malgré le fait qu’elles soient des planètes. Elle revoit ses camarades d’école parler de l’étoile des Rois mages à Noël, de leur sapin à cadeaux. Pourquoi je pense à tout ça ? J’ai besoin de sommeil… Le mysté-rieux éclat ne cesse d’exciter son intérêt. Trop gros pour être une étoile, trop petit pour être la lune. Après une minute d’observation, Jade se rend à l’évidence. Ce morceau de lumière, c’est un avion qui reflète le soleil, rien de plus. Jade fait descendre son regard vers l’entrée de son immeuble, regarde les lettres dorées peintes au-dessus de la porte vitrée :

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LE GALANT. Jade n’a jamais compris cette mode de baptiser les édifices. Pas plus que le choix du nom. Com-ment un immeuble peut être galant ? En replaçant une mèche de sa perruque châtain devant l’ascenseur, sa pensée produit une idée plaisante. Si le soleil est assez fort pour se refléter sur les avions, c’est qu’il n’y a pas de smog… s’il n’y a pas de smog, je peux passer l’avant-midi à prendre un bain de soleil…

— Bonne idée, ça.

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Cet ouvrage a été achevé d’imprimersur les presses de Marquis imprimeurà Cap-Saint-Ignace en février 2011

pour le compte desÉditions Les Herbes rouges

Imprimé au Québec (Canada)

Éditions Les Herbes rougesC.P. 48880, succ. OutremontMontréal (Québec) H2V 4V3Téléphone : (514) 279-4546

Document de couverture :Sans titre, Laurent Lamarche, 2007

Distribution : Diffusion Dimedia inc.539, boulevard Lebeau

Montréal (Québec) H4N 1S2Téléphone : (514) 336-3941

Diffusion en Europe : Librairie du Québec30, rue Gay-Lussac

75005 Paris (France)Téléphone : (01) 43-54-49-02

Télécopieur : (01) 43-54-39-15

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Durant dix jours, une canicule sans précédent frappe Montréal. Le smog persistant s’immisce dans la conversation, s’ajoute aux thèmes récurrents de l’argent et du sexe. Les nantis climatisent leur maison, les pauvres endurent le calvaire. Au Galant, une ancienne maison de passe transformée en immeuble locatif, la vague de chaleur déferle comme un tsunami. Dans le climat surchauffé des appartements sordides se célèbre l’étrange carnaval qu’est la métropole contemporaine.

Pour Zach le revendeur de drogue, Kaviak le pornographe, Sarah la tueuse à gages, Takao le bédéiste japonais, Lulu du groupe punk Claudette Abattage et une vingtaine d’autres per-sonnages aussi tendres que cyniques, la vie dans ce monde trop jeune pour être vieux et trop usé pour être neuf, c’est la vie, sans mode d’emploi.

Dans cet imposant premier roman, Jean-Simon DesRochers réussit un tour de force : donner à lire une réalité aussi crue que drôle, un monde tellement vivant que sa décadence ne cesse de nous séduire.

Jean-Simon DesRochers est né à Montréal en 1976. La cani cule des pauvres est son troisième livre.