JeanJamin-1977 Halshs00376244 Silence

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dossiers africains

Jean Jamin

LES LOIS DU SILENCEESSAI SUR LA FONCTION SOCIALE DU SECRET

FRANOIS MAS PERO

Tous nos chaleureux remerciements Franois Gze, directeur des ditions La Dcouverte, et propritaire du Fonds Maspro, pour son autorisation de mettre en ligne cet ouvrage en archives ouvertes (maquette propritaire). Jean Jamin Eliane Daphy (responsable des archives ouvertes du IIAC)

Pour citer cet ouvrage en archives ouvertes :Jamin Jean, 2009, Les lois du silence. Essai sur la fonction sociale du secret, OAI halshs-00376244 http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs00376244/fr/ (facsim. num. : 1977, Paris, Franois Maspro, 134 p.) ISBN : 2-7071-0920-7 ISSS : 0335-8062 Notice Sudoc : 000585920 Rfrences BNF : FRBNF34703681

oai:halshs.archives-ouvertes.fr:halshs-00376244_v1

Jean JaminLAHIC-IIAC UMR8177 EHESS http://www.lahic.cnrs.fr/article.php3?id_article=88 jamin(at)ehess.fr

COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES Centre d'tudes africaines

DOSSIERS AFRICAINSdirigs par Marc Aug et Jean Copans

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Franois Maspero, 1977 ISBN 2-7071-0920-7

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JEAN JAMIN

LES LOIS DU SILENCEESSAI SUR LA FONCTION SOCIALE DU SECRET

FRANOIS MASPERO 1, place Paul-Painlev, V Paris 1977

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A J. st I. G. Rom

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Dommage qu'il n'y ait rien de merveilleux dans les signes, ni de significatif dans les merveilles ! Il y a une clef quelque part... attendez... chut, silence ! Hermann MELVILLE, Moby Dick. En vrit, cet officier semblait avoir la mission spciale de protger la dignit souveraine du capitaine qui, en quelque sorte, paraissait tre trop plein de dignit dans sa personne pour condescendre la protger lui-mme. Hermann MELVILLE, Redburn.

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INTRODUCTION

La plupart des recherches portant sur les traditions orales accordent bien sr, par dfinition et par vocation, un statut prioritaire, pour ainsi dire dominant, la parole : voie par laquelle se transmet le savoir et se reproduisent les socits lignagres. Celles-ci, on l'a dit, ont une civilisation de l'oralit, possdent une littrature orale. L'ambigut de ces concepts traduit assez bien l'embarras des observateurs devant une ralit sociale et culturelle tantt dfinie ngativement (sans criture), tantt d'une manire contradictoire ( littrature orale), tantt avec un certain fixisme ( tradition orale) tout entire perue et contenue, mais en quelque sorte en creux, par l'absence et le manque (ceux de l'criture), dans le champ du discours et de la parole. On ne peut certes contester aussi rapidement des analyses et des tudes dont la finesse et la qualit ne sont plus vanter : il s'agit plutt d'en relativiser la porte et d'ouvrir d'autres perspectives en s'interrogeant notamment sur les conditions sociales d'exercice de la parole ; conditions qui doivent, au bout du compte, en inflchir le sens et la valeur et permettre de dgager le mode d'articulation entre les structures de codification, de communication et de subordination. Si la parole est prise, elle se trouve galement prise dans un rseau social qui en conditionne la pertinence et la frquence, qui en limite donc l'utilisation. N'importe qui ne dit certes pas n'importe quoi, n'importe quand et n'importe o. Telle peut tre, rsume d'une 9

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faon lapidaire, l'hypothse de dpart, qui amnera poser des questions du type : qui dit quoi ? quoi dit quoi ? quoi dit qui ? Il faut tout d'abord se dmarquer des perspectives et analyses linguistiques et smiologiques, car c'est moins l'tude de la langue, des discours proprement dits, des codes, des signes ou du symbolique qui nous intresse ici que celle de leur fonctionnement, de leurs usages, msusages ou non-usages par des acteurs sociaux en situation et en relation. Toute parole, tout discours, qu'il soit tenu ou retenu, met en place et en scne des groupes ou des catgories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui dfinissent selon une logique dcouvrir des pouvoir-faire et des savoir-faire. Les commentaires et rflexions sur les conditions d'enqute et d'observation, qui souvent ouvrent ou jalonnent les monographies, soulignent cette socialisation de la parole et cette position du discours. Il ne suffit pls de recueillir et d'enregistrer l'information, la parole donne. Il convient de la situer, de la confronter, d'en faire l' a histoire , la a gographie et la gnalogie , d'autant qu'obtenue souvent par interrogation elle-mme perue par les enquts comme menaante ou au mieux inconvenante elle risque sans cela d'tre complaisante, conventionnelle, trompeuse ou insipide. Cette prudence initiale, presque devenue une mode ou une clause de style, lude toutefois le problme qu'elle dvoile, par son ct frquemment descriptif, historique et quelquefois idiosyncrasique. Cependant, les travaux de quelques psychologues et psychothrapeutes africanistes, notamment ceux de l'quipe de Fann Dakar j, confronts dans leur pratique aux situations d'coute, de dialogue et de discours, cernent de plus prs, semble-t-il, cette question du statut de la parole'. Certains font ressortir ce qui, jusqu'alors, pouvait sembler paradoxal pour une socit traditionnelle, savoir le danger, la menace, la violence et le viol des paroles 3 ; d'autres insistent sur l'ambigut du dire, tour tour rgulateur et perturbateur, consolateur et accusateur, et mettent en vidence des processus ducatifs qui tendent justement le pondrer, le temporiser, le retenir, le suspendre, qui apprennent en somme a savoir se taire 1. Cf. la revue Psychopathologie africaine. 2. Cf. E. et M.-C. ORTIGUES, A. et J. ZEMPLENI, Psychologie clinique et Ethnologie (Sngal) , Bulletin de psychologie, XXI, 270, Paris, 1968, p. 950-958. 3. Cf. D. STORPER-PEREZ, La Folie colonise, Maspero, Paris, 1974, p. 16-20. 4. J. RABAIN-ZEMPLNI, c Expression de l'agressivit... , art. cit, 1974, 10

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introduction

D'une faon indpendante, un niveau plus sociologique, M. Aug fait des remarques analogues lorsqu'il crit que, dans la socit lignagre, a la thorie enseigne avant tout se taire, elle rvle les dangers de la prise de parole, elle menace de condamner ceux qui auraient l'imprudence de recourir elle pour laborer un discours effectivement dit, une accusation effectivement formules. Condamne la parole, la socit lignagre apprendrait-elle s'en mfier, s'en garder ? La loi sociale serait-elle ici, comme le suggre par ailleurs M. Aug, une loi du silence o la stratgie du pouvoir consisterait prcisment taire et se taire ? De ce point de vue, le rgime des secrets qui entoure certaines pratiques rituelles cls, telle l'initiation, pourrait tre l'expression privilgie de cette loi, et l'on peut s'interroger sur leurs fonctions sociales. De tels processus ne sont peut-tre pas propres aux socits traditionnelles ou lignagres. S'ils apparaissent ici grossis et amplifis, par consquent plus visibles et accentus, sans doute plus pertinents et particuliers, du fait de la taille et de la structure de ces socits, on peut nanmoins supposer qu'ils jouent et se rvlent quelque part dans les socits dites avances. Ce qui, au bout du compte, condition que l'hypothse soit vrifie, permettrait de s'interroger sur la structure du pouvoir, sur les conditions thoriques de son exercice et, d'une faon plus gnrale, sur les stratgies de la communication sociale La dimension et l'organisation des socits a avances tendent certes dcentrer et dmultiplier les lieux et les niveaux d'exercice du pouvoir, largir et diversifier les rseaux de communication, structurer et institutionnaliser les rapports aux savoirs ; en somme diversifier les points d'ancrage et les modes d'expression du pouvoir. Mais les appareils et dispositifs mis en place et en oeuvre obissent peut-tre cette loi organique, reprable des niveaux lmentaires, fonde sur le silence et la rtention. C'est en tout cas ce que l'on peut infrer des analyses de M. Crozier sur le phnomne bureaucratique 8 : pour lui, le pouvoir nat de situations d'incertitude, de flou et de silence. Chaque groupe tend augmenter la part d'incertiet L'Enfant wolof de deux cinq ans, op. cit., 1975, p. 409 et s. [les mentions op. cit et s art. cit renvoient la bibliographie p. 128-131]. 5. M. AUG, Thorie des pouvoirs et idologie..., op. cit., 1975, p. 226. 6. M. AUG, La Construction du monde..., op. cit., 1974. 7. Cf. P. ROQUSPLO, Le Partage du savoir..., op. cit., 1974. 8. Le Phnomne bureaucratique, Le Seuil, Paris, 1963.

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tude qu'il fait ,planer sur les autres et, par l mme, son pouvoir rduire l'incertitude dploye par les autres et donc rduire leur pouvoir 9. La centralisation gnralement observe dans ce type d'organisation procde moins d'une tentative de concentrer un pouvoir absolu au sommet de la pyramide que d'une volont de placer une distance ou un cran protecteur suffisant entre ceux qui ont le droit de prendre une dcision et ceux qui seront affects par cette dcision '') . Sur un plan global et d'une faon assez spectaculaire, les vnements de Mai 1968 ont t pour certains " caractriss par la prise de parole , par le rejet du silence quotidien, oppresseur, par celui des secrets de la dcision : il s'agissait de bouleverser les rgles politiques de la communication, de la massifier , de la dmocratiser... Le cas franais qui sera analys au dbut et qui orientera notre problmatique n'a ni cette exemplarit ni cette rsonance ; mais il a l'avantage, tout en tant plus sourd, plus dissimul, de rvler des mcanismes de rtention lis des exercices de pouvoir ordinaires et quotidiens. L'associer au domaine africaniste ne procde donc pas d'une intention comparatiste, mais rpond plutt des exigences structurales. Il s'agit, comme nous l'avons dit plus haut, de cerner les conditions sociales d'exercice de la parole et, d'une faon plus gnrale, celles de la communication partir de son ngatif, le secret : le nondise plutt que le non-dit. Cette dmarche permet de reprer d'emble des rgles prcises et visibles, quasi institutionnelles, de communication et de rtention. Elle peut, au bout du compte, permettre de dfinir un cadre et un protocole d'analyse pour saisir le principe d'articulation entre les structures de communication et de subordination. On s'interrogera moins sur le contenu du secret que sur son mode de constitution et d'implication, sa forme et sa fonction. Il est toutefois certain, nous le verrons pour les tendeurs ardennais, que le contenu a son importance et qu'on ne dfinit pas n'importe quoi comme tant secret ; mais il existe galement ainsi en Afrique, lors de certaines initiations des secrets de polichinelle qui sont moins objets de connaissance et d'apprentissage que signes de reconnaissance et d'appartenance sociales, qui ont pour effet de partager socialement et gographiquement les discours et les savoirs. Ce qui importe dans9. Cf. aussi L. SFEZ, Critique de la dcision, op. cit., 1973, p. 288. 10. M. CROZIER, La Socit bloque, Le Seuil, Paris, p. 95. 11. Cf. M. DB C13RTEAU, La Prise de parole, Descle de Brouwer, Paris, 1968.

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introduction

ce cas n'est pas tant l'acquisition d'un savoir cach que l'opration de masquage, l'affirmation de sa possession, la dcision sociale, voire politique, de son droit d'usage. La ncessit impose tout initi de se taire et de savoir se taire outre le fait qu'elle maintient une solidarit organique trs forte, sorte de consensus en ngatif, et outre le fait que ce qui doit tre tu par quelques-uns peut tre connu de tous fait socialement exister le secret et partage l'univers social de la communication en dvoilant et en imposant tout un systme de droits d'expression et de devoirs de rtention. Le secret intervient l comme repre et argument hirarchiques. Son importance rside moins dans ce qu'il cache que dans ce qu'il affirme : l'appartenance une classe, un statut. Compte tenu de ces remarques prliminaires, je ferai un certain nombre de propositions et d'hypothses : toute parole sociale peut et doit tre interprte en termes de pouvoir, qui est prcisment et avant tout celui de dire ou de ne pas dire. Dans cette alternative, le choix et sa reconnaissance sociale dfiniraient l'ascendant et la place hirarchique ; de ce point de vue, ce serait moins l'usage que la possession de la parole qui crerait l'ascendant (dans la mesure o tout ce qui est dit peut tre contredit) ; chaque position sociale s'accompagne et se marque de non-dit et de non-dire qui tendent l'affirmer et la maintenir. Le halo des silences, le jeu des secrets, la rtention de la parole interviennent comme seuil, comme barrire et niveau. Cela peut amener repenser la transmission du savoir suivant une perspective horizontale et non plus verticale ; tout savoir-dire ne .dfinit pas forcment un pouvoir-dire. La proposition inverse peut tre galement retenue ; la connaissance des secrets suppose ou implique un savoir-taire qui dfinit un pouvoir-dire. Les exemples illustrant ces propositions ont t principalement choisis en fonction d'un itinraire professionnel et scientifique propre Ce qui explique, d'une part, leur dispersion gographique ; ce qui accuse, d'autre part, le caractre d'essai donn cet ouvrage. Il ne s'agit pas en effet de faire une thorie de la parole et de la communication, du silence et de la rtention. On se propose plutt d'ouvrir quelques perspectives, de reproblmatiser un domaine jusqu'alors peu interrog et peu contest, de jeter enfin quelques bases visant laborer une sociologie du non-dire et, pourquoi pas, du non-dit.

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ISECRET CYNGTIQUE ET POUVOIR COMMUNAL

La tenderie aux grives est une technique de pigeage traditionnelle se pratiquant exclusivement dans les massifs forestiers du plateau ardennais. L'anciennet des procds, atteste par la fabrication artisanale du mtier, traduit d'emble son archasme, son particularisme, son caractre quasi rsiduel et marginal. Ds lors, il peut paratre surprenant d'inaugurer notre 'propos par son tude, de lui consacrer une large part, de l'associer au domaine africaniste, de lui donner enfin valeur d'ouverture. Il y a plusieurs raisons ce choix. En premier lieu, c'est au cours de cette recherche que sont apparus avec acuit, concrtement et chelle rduite, les mcanismes et articulations des faits de confiscation et de rtention des savoirs. C'est ainsi que la mise en vidence et l'analyse des taxonomies dites populaires firent apparatre des variations classificatoires sociologiquement pertinentes qui remettaient en cause la dmarche ethnoscientifique amricaine, (notamment fonde sur le postulat implicite de a l'quivalence cognitive des informateurs), et posrent le problme de la distribution et de la transmission sociales des connaissances de mme que celui, li, de leur lgitimation, accumulation et manipulation. En second lieu, l'ampleur, la vivacit et la coloration politique des ractions locales devant les menaces d'interdiction rptes de la tenderie, profres par les autorits administratives sous la pression des socits de protection de la nature et de quelques socits de 15

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chasse (pour une fois et ce propos allies), actualisaient et incorporaient socialement sa pratique, du moins au niveau communal (dplaaient et contestaient donc sa marginalit d'abord perue et volontiers affirme dans les rapports administratifs). Ce phnomne posait alors la question du pouvoir social et idologique de son personnel, au demeurant trs rduit I, par l mme remarquable quant son influence locale. Ces situations conflictuelles accenturent et dvoilrent, par cette mise en scne brutale, tout un jeu du secret et toute une stratgie de la dissimulation. En troisime lieu, enfin, le choix du pigeage comme ouverture et ple peut se justifier par une mtaphore : il parat tre orchestration du silence et de l'absence. Son efficacit, son pouvoir technique supposent en effet la dissimulation, la retenue et la distance, l'inverse de la chasse o la relation l'animal est paradoxalement raccourcie, au moyen de l'arme et du projectile, une distance minimale : le gibier doit tre vu, repr et approch pour que le coup ait toutes les chances de porter. L'efficacit requiert donc ici la prsence individuelle ou collective de l'homme 2 . L'cart minimal techniquement, voire idologiquement, affirm entre l'homme et sa proie tend singulariser, individualiser, focaliser le rapport ethnozoologique. Dans le pigeage, la distance est au contraire agrandie. L'cart est thoriquement maximal. L'efficacit technique du pige suppose l'absence individuelle ou collective de l'homme 9 . Cela est coextensif un largissement de la relation homme-animal, qui devient gnrique ou au mieux spcifique. Le pigeage excluant, sous peine de nuire sa finalit, le contrle physique, il convient d'y suppler par le contrle cologique du pige : il s'agit de l'adapter une espce dtermine. En consquence et l'inverse de la chasse o l'emploi de l'arme, instrument cologiquement non spcialis en tant que prolongement du bras, implique une agression directe, une distance minimale et un1. Une centaine de tendeurs pour l'ensemble du dpartement. Ce nombre est quasiment constant depuis un sicle (profondeur donne par les archives) et parat socialement contrl ; voir infra. 2. La chasse l'afft est un cas particulier, d'ailleurs souvent mprise par les a vrais chasseurs. 3. Ce point a dj t soulign par Lvi-Strauss dans son analyse de la chasse aux aigles chez les Hidatsa (cf. La Pense sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 68-72), et par M. Dtienne dans celle des aromates en Grce (cf. Les Jardins d'Adonis, Gallimard, Paris, 1972, p. 39-47). Pour plus de dtails et pour la critique de ces analyses, cf. J. Jmetti, La Tenderie aux grives..., op.. cit., 1974, p. 8-15.

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secret cyngtique

rapport l'individu , l'utilisation du pige, dispositif cologiquement spcialis, en tant que prolongement du milieu, dfinit une agression indirecte, une distance maximale et un rapport au genre. La situation ardennaise a ceci de remarquable qu'elle traduit sociologiquement cette opposition somme toute thorique, en diffrenciant, tant par la composition que par les origines, les deux groupes : tendeurspigeurs/chasseurs, dont des conflits, parfois violents et ouverts, marqurent leurs relations.

I. Le pige de la paroleLes grives se capturent terre ou la branche au moyen de collets faits en crin de cheval, placs dans des grivires (coupes affouagres), pendant les mois de septembre, octobre, novembre, priode de migration des turdids. Les conditions bioclimatiques du plateau ardennais, situ sur l'axe de migration des grives, font de cette rgion un pige cologique dont le pige humain ne serait que le prolongement : brouillards pais, crachin, ciel bas et couvert, tempratures fraches, etc., autant de facteurs qui, en dissimulant les repres astronomiques et topographiques favorisant l'orientation des migrations, forcent les grives sjourner dans la fort o elles trouvent des succdans de leur niche cologique. Alors que le pige terre, hayette, ne ncessite aucun appt la malacofaune du sentier (base alimentaire des grives), soigneusement balay de part et d'autre du pige, constituant la seule amorce , le pige l'arbre, pliette (sorte de perchoir au-dessus duquel se trouve le collet, lacs), est amorc avec des baies de sorbier dont les grives sont friandes. L'association et l'articulation de ces deux modes de capture dans un mme temps et dans un mme procs reprsentent une opration technique intressante, rvlatrice de certaines composantes socioculturelles et de certaines tensions sociales, puisqu'elles furent causes de conflits entre les chasseurs et les tendeurs. Le rendement du pige terre est suprieur celui des pliettes : on estime gnralement, pour deux fois moins de hayettes, que les captures se rpartissent par moiti l'arbre et terre. Le soin et le temps mis (ici le double) la fabrication et la pose des pliettes 17

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1 ne sont donc pas du tout lis des considrations techniques et/ou conomiques de rendement, mais procdent plutt d'une idologie gastronomique locale qui survalorise la grive prise l'arbre, et qui justifie la mise en oeuvre de procds techniques et de dmarches conomiques sinon complexes, du moins relativement labors (outillage permanent : le fer tendre, instrument servant pratiquer des fentes dans la branche pour y fixer le perchoir-pige ; circuits et modes d'acquisition et de conservation des baies de sorbier, etc.). En ce sens, le pigeage des grives terre, en fait trs peu valoris sur le plan technique il s'agit de planter un piquet au bout duquel on accroche le collet , serait la dviation ou la transformation d'une action de pigeage dont l'objet aurait t autre. Certaines archives, notamment les Mmoires de F.-S. Cazin, et certains entretiens avec des tendeurs permettent de le supposer. Cazin crit en effet : a Le Culdessart une lieue et demie de Rocroy est entour des forts du Prince de Chimay, de grands bois taillis o, _aprs les vendanges, les grives viennent des vignes de la Champagne s'abattant par milliers. Les gens du pays tablissent alors leurs tenderies ; elles consistent en une baguette recourbe enfonce par ses deux extrmits dans le corps d'une branche d'un buisson o passe galement un noeud coulant en crin. A la partie infrieure de la baguette est appendu un petit bouquet de grains de branzire (sorbier). Chaque tendeur suit sa ligne, longeant, croisant d'autres tenderies, et jamais je n'ai entendu dire que des grives prises l'une fussent drobes par un tendeur voisin. Quelques-uns avaient jusqu' dix mille lacets, nous en avions sept huit cents. Dans les endroits marcageux, nous faisions avec des branches recourbes de petites hays de quinze vingt pieds de long ne laissant qu'un passage au milieu, ce passage tait un noeud coulant de quatre crins tordus et attachs un piquet solidement enfonc. L se prenaient des bcasses*. Si donc des grives taient captures terre, il fallait y voir un accident ! Le pigeage terre des grives pourrait donc tre d'origine rcente. Il serait apparu la suite des conflits qui opposrent les tendeurs aux chasseurs, ces derniers ayant finalement russi s'approprier le gibier plume pour la capture duquel le pige terre aurait t antrieurement conu. Contraints par les vnements, les tendeurs auraient redfini la finalit des hayettes, en inventant au4. F.-S. CAzIN, Mmoires... , art. cit, 1954, p. 6. C'est nous qui soulignons.

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secret cyngtique

besoin une espce de grive, la gratteuse (cf. infra), pour laquelle elles s'adaptaient, qui donc en justifiait la pose, mais qui camouflait d'autant mieux la finalit premire, secrtement conserve. Si l'on observe en effet l'importante concentration des hayettes dans les couverts trs ajours, peu frquents de ce fait par les grives, la nature du crin utilis (de prfrence le crin de mulet, plus solide) et les noeuds fabriqus 5, il ressort que le but recherch (mais bien entendu non avou) par quelques tendeurs, pour ne pas dire tous, est bien la capture de bcasses, glinottes et faisans, celle des grives servant dans ce cas de couverture alors qu' l'arbre le pige apparat tout fait spcialis pour leur capture. Cela peut, en outre, s'apprhender dans la destination port mortem des grives : celles prises l'arbre rentrent prfrentiellement dans les circuits de prestations jouant dans le rseau de parent ou de pseudo-parent dont nous tenterons de montrer plus loin qu'ils constituent la finalit conomique de la tenderie aux grives. Ainsi la distinction qui a t faite dans la prsentation de ces deux modes de capture est-elle moins arbitraire. Leur articulation dans un mme champ ceptologique est structurellement accidentelle. En somme, les deux dispositifs s'ajoutent plus qu'ils ne se compltent. Leur solidarit technique, pourtant opratoire dans la couverture cologique qu'elle implique, est consquente une situation historique qui a ncessit la redfinition ceptologique de l'un (pige terre) et son articulation cologique l'autre (pige l'arbre). La juxtaposition de ces deux modes de capture dans un mme procs, la concidence observe entre leur agencement dans un mme lieu et le biotope de la grive, enfin le rendement suprieur de l'un (hayette) ne signifient donc pas qu'ils soient ncessairement, fonctionnellement et structurellement lis, car en effet comment comprendre, s'il en tait ainsi, que le tendeur n'augmente pas les piges terre ? Aprs tout, les Ardennais du plateau ont pu vouloir ne consommer que des grives consommant des baies de sorbier, comme ils ont pu vouloir ne prendre que des bcasses, glinottes et faisans terre !

5. Le rglement n'indiquant pas la faon des lacs, certains tendeurs remplacent le noeud coulant par un double noeud qui a l'avantage de ne pas se dtendre et de pallier ainsi la rigidit du piquet techniquement inadapt la capture du gibier plume, puisqu'elle lui permet de casser le collet par tractions rptes.

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Les tendeurs distinguent communment huit catgories de grives sur la base de critres de diffrenciation chromatiques et cologiques, alors que les espces connues et reconnues par le Centre de recherche sur les migrations des mammifres et des oiseaux du Musum d'histoire naturelle de Paris, comme sjournant ou migrant dans les Ardennes, se limitent quatre : la grive mauvis (Turdus iliacus), la grive musicienne (T. philomelos), la grive litorne (T. pilaris), enfin la grive draine (T. viscivorus). Cette anomalie s'explique, d'une part, par le fait que les tendeurs incluent les merles dans la catgorie grive et, d'autre part, par la constitution en espce distincte de la femelle du merle plastron, T. torquatus (voir fig. 1). Ces huit catgories sont classes en deux ensembles distincts et opposs en fonction de critres de diffrenciation morpho-chromatiques : celles qui sont tachetes, celles qui ne sont pas tachetes (niveau D sur la fig. 1). Les a consommateurs rangent gnralement les premires (tachetes) dans la catgorie grive; les secondes (non tachetes) dans la catgorie merle. Il ne semble pas que ces deux catgories

Fig. 1 : S'aine

4,

mue

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secret cyngtique

fonctionnent au niveau taxonomique des tendeurs : il s'agit dans leur cas d'ensembles organiss sur la base de caractres (attributs) opposs terme terme, plutt que d'ensembles terminologiquement distincts et fonctionnels au niveau lexical. Chacun de ces deux groupes est divis en deux sous-ensembles dfinis par des critres de diffrenciation cologiques en relation d'opposition : celles qui nichent sur le plateau (nicheuses indignes), celles qui ne nichent pas (non nicheuses migratrices). La connaissance de cette classification, plus prcisment la possession de ce savoir, varie bien sr suivant l'implication technique des groupes sociaux dans le procs de production et s'altre par une catgorisation plus large et une disparition corrlative de l'attribution en fonction cette fois de la distance sociale des groupes au milieu. Une brve enqute (brve en raison de la relative simplicit de la taxonomie et du nombre restreint des groupes impliqus) portant sur sa distribution et son utilisation sociales confirme ces remarques. On peut dire dans un premier temps que le systme classificatoire n'est pas transmis selon un processus ducatif normal s. Les enfants des tendeurs, souvent employs comme auxiliaires dans certaines oprations techniques, ne semblent pas connatre les niveaux E et F (cf. fig. 1), ou, s'ils les connaissent, paraissent les avoir oublis ; en tout cas ne les utilisent pas, n'en parlent pas, quels que soient par ailleurs le lieu et le moment social o s'inscrit la relation, comme si des mcanismes de censure ou d' autocensure entraient en jeu (encore qu'il puisse s'agir simplement et autrement d'une diffrence d'enjeu, de l'absence ou du peu de matrise du dispositif). Le cas des femmes des tendeurs est plus probant : celles-ci, pourtant mieux impliques techniquement (pose des piges, relve des captures, en somme doublage des activits du tendeur ; prparation et cuisson) et plus sollicites socialement et conomiquement (prestation, distribution et vente) que les enfants, ne paraissent pas distinguer les grives au niveau spcifique. La plus grande confusion est, en effet, observe lorsqu'il s'agit d'identifier les chantillons naturaliss prsents. Bien qu'elles connaissent, pour la plupart d'entre elles, les dnominations spcifiques, ces dernires ne semblent comporter aucun rfrent prcis. Mme en faisant varier la situation de l'enqute (prsence ou absence du mari, entretiens rpts dans le temps), la confusion non pertinente (il ne s'agit pas d'une inversion dnotative ni d'une substitution de type mtaphorique, mais plutt d'une variation et d'une substitution de type mtonymique) persiste. Ce qui signifie 21halshs-00376244 (04-2009) Avec l'autorisation des ditions La Dcouverte

que, entre chacun des passages de l'enquteur, le mari tendeur ne corrige pas et n'ajuste pas le niveau taxonomique utilis par son pouse ; ou bien, s'il le fait, la correction n'est pas retenue comme fonctionnelle par celle-ci. Le seul niveau oprant dans son cas reste l'opposition grive/merle, pertinente sur le plan culinaire : la chair de la grive est tendre et grasse, celle du merle est sche et dure. A ce titre, la grive draine et la grive litorne, fortement dvalorises au niveau gastronomique, sont ranges dans la catgorie merle : elles font partie des merles , disait-on en les dsignant. Dans ce cas prcis, il semble donc que des critres de classification autres que chromatiques ou cologiques soient rellement utiliss : la taille et la qualit de la chair paraissent jouer dans le processus de diffrenciation des captures et de leur groupement en catgories distinctes selon un modle qui ne concide pas avec celui dfini par l'opposition tachete/non tachete, puisqu'il accepte l'indusion dans une mme classe d'lments tachets (draine, litorne) et non tachets (merle) ; ce qui permettrait de supposer un fonctionnement simultan des deux systmes.

Fig. 2

L'implication technique ne dfinit donc pas ncessairement elle seule la profondeur taxonomique : les femmes, les enfants qui interviennent dans la tenderie des phases cls, notamment lors de la relve des captures o le contact l'animal est direct, n'utilisent pas les niveaux E et F. C'est donc moins la distance physique et technique que la distance sociale, soit le pouvoir de contrler techniquement, conomiquement et socialement les oprations, qui dterminerait dans notre cas les niveaux taxonomiques distingus et rellement utiliss. Ainsi, et du fait que la diffrenciation des grives en catgories spcifiques est socialement reprable au niveau des tendeurs adjudicataires, locataires ou propritaires, c'est--dire des tendeurs contr22

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Iseo cyngsivie

lant l'ensemble des oprations, et que cette diffrenciation n'est pas verticalement communique, il est lgitime de conjecturer une corrlation positive entre les niveaux taxonomiques utiliss et la position sociale des groupes ou des individus e. Au niveau local, la connaissance des grives semble donc premire vue confisque par les tendeurs et distribue sur un plan horizontal, c'est--dire des individus dont le statut est reconnu comme rellement ou potentiellement identique. De ce point de vue, elle serait un signe d'appartenance et aurait moins une fonction technique qu'idologique. Ce serait alors plus le savoir-dire (discours) que le savoir-faire (technique) qui, socialement et idologiquement, dfinirait le tendeur. Cependant, comme on a pu l'observer, le nombre d'lments dasss et les critres d'identification retenus ne sont ni trs importants ' ni suffisamment complexes pour n'tre pas facilement mmoriss, d'autant qu'ils ne sont pas rellement dissimuls par les tendeurs. La capacit diagnostique des femmes et des enfants, de mme que leur matrise conceptuelle du dispositif exprimental ne sont certes ni contestes ni contestables, mais elles ne peuvent socialement s'exprimer. Dans cette perspective, ce serait moins la connaissance proprement dite qui serait approprie par les tendeurs que son droit d'usage, c'est--dire le droit d'en parler, de l'utiliser, de la communiquer, de l'inculquer. La confiscation apparente du savoir, quasiment joue par les partenaires sociaux de la tenderie, s'inscrirait en quelque sorte dans une stratgie de la reconnaissance et de l'affirmation sociales de la comptence, qui transformerait le savoir-dire en pouvoir-dire. Le renvoi la position de tendeur pour dcrire un ensemble, pour a nommer et organiser les choses s, n'est pas aveu d'ignorance de la part des femmes ou des enfants, mais confirmation du pouvoir de lgitimation et de slection accroch au statut, maintenu, contrl, affirm et constitu lors des sances d'adjudication des lots de tenderie6. Ces remarques nous conduisent poser la notion de taxonomie diffrentielle, qui peut tre dfinie comme l'organisation hirarchique de plusieurs ensembles d'lments sur la base d'oppositions socialement engendres, lexicalement fonctionnelles, variant suivant la problmatique sociale des groupes qui les reprent et les utilisent des fins de communication et/ou de signalisation, et rangs en catgories de plus en plus vastes au fur et mesure que s'agrandit la distance sociale aux lments et que s'amenuise le pouvoir de les contrler techniquement, conomiquement et socialement. De ce fait, et en rgle gnrale, la diffrenciation en catgories d'un ensemble donn doit varier en fonction de la signification socio-culturelle des lments, et cela non seulement sur un plan horizontal (socit globale-ensemble) mais aussi sur un plan vertical (groupes sociaux-ensemble).

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et par les secrets qui environnent la distribution des captures (cf. infra). Ce pouvoir s'est notamment et historiquement rvl d'une manire quasi exemplaire lors de l'affaire de la gratteuse . Celle-ci est la seule grive tre couramment dcrite partir de caractres thologigues, et cela rompt d'une certaine faon la logique du systme de classification. Elle passe aprs les mauvis, dont elle partage certains traits, vers la fin octobre, dbut novembre. Les tendeurs la dcrivent comme plus petite : le sourcil est plus soulign et plus blanc, le roux du dessous des ailes est plus soutenu et va a jusqu'au cul . Elle a de chaque ct du bec un a poil d'environ 1 centimtre qui la fait quelquefois nommer roussette barbe. Sa capture ne s'opre qu' terre et elle est rare. Elle est prise par la queue ou par les ailes, rarement par la tte. En se dbattant, elle alerte les prdateurs et le tendeur ne trouve souvent que quelques plumes de part et d'autre de l'hayette. On la dcrit ainsi : a C'est une petite grive, ressemblant trangement la grive mauvis qui prcde. C'est le passage des gratteuses. Les baies ne les intressent pas ; elles s'abattent, grattent dans les feuilles sur des ares et des ares de taillis car elles restent toujours en compagnie de cinquante cent individus. Cette petite grive ne mange pas les baies de sorbier. Elle gratte sans arrt toujours en reculant la faon des poules, accumulant les feuilles mortes derrire elle en dcouvrant les petits vers. Puis elles partent au grand dsespoir des tendeurs qui voient leurs lacs rests vides. Ces grives passent certainement toutes les annes, mais seul le tendeur exerc peut s'en rendre compte. Or, bien souvent, le tendeur ne va plus au bois, ses lacs tant relevs au 15 novembre, et il confond la " gratteuse " et la " roussette " ' Le fait de a gratter reculons, comme une poule , exprim dans le terme qui la dsigne, est donc retenu comme critre de diffrenciation d'avec les autres grives. Or, ce caractre est objectivement moins distinctif qu'il n'est affirm par les tendeurs puisqu'il est partag par l'ensemble des turdids dans leur qute alimentaire. Des tudes prcises, entreprises avec l'aide d'ornithologues, ne permirent pas d'identifier cette grive. 'Les descriptions faites par les tendeurs, seules informations disponibles tant donn qu'aucun d'entre eux n'avait conserv d'exemplaires sous une forme naturalise ou congele, renvoyaient toujours aux traits dfinitoires de la mauvis ou de7. A. L., communication personnelle, dcembre 1972.

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varits intraspcifiques, accuss, souligns, grossis et amplifis. La gratteuse semblait tre une mauvis surdiffrencie, mais pas du tout une espce diffrente. Ces conclusions et cette dnomination particulire permirent de l'envisager comme relevant plutt de l'ordre de la croyance que de celui de la connaissance s. Il s'agirait en somme d'une espce invente des fins idologiques... Il se pourrait en effet que son existence ft ncessaire un moment de l'histoire de la tenderie. Le conflit de 1935, qui a oppos les chasseurs aux tendeurs, pourrait tre la cl de comprhension et d'interprtation du phnomne du fait qu'il posa le problme de la tenderie terre, donc du lieu o se capture spcialement la gratteuse. Dj, en 1904, Sjournet interprtait la dcision d'interdire la tenderie, prise par le ministre de l'Agriculture en aot 1903 la suite de la loi du 30 juin 1903, comme la consquence de pressions exerces par a les gros propritaires de chasse qui craignaient pour le gibier plume (bcasse, glinotte, faisans, etc.) soi-disant captur terre par les tendeurs . Les interventions du dput Dumaine et des snateurs Grard et Goutand permirent d'ajourner cette dcision. L'annonce de la suppression de la tenderie terre en Belgique par un arrt royal du 25 octobre 1929 fit rebondir l'affaire et amora le conflit de 1935. Dj, la suite des actions des conseillers gnraux du dpartement qui avaient pris en charge les intrts des tendeurs, l'arrt prfectoral de 1934 accordant aux tendeurs a le droit de prparer leur tenderie au mois de mars , c'est--dire au moment o la a sve monte , avait suscit de vives protestations de la part des chasseurs pour qui cette mise en tat ne pouvait tre, cette poque de l'anne, que prjudiciable au gibier, donc la chasse. Les dmarches entreprises en aot 1934 par L Hubert, prsident d'une socit de chasse du plateau, auprs du ministre de l'Agriculture, visant sinon la suppression de la tenderie terre, du moins sa limitation et sa rglementtion rigides, et la condamnation nette, en juin 1935, de cette pratique par le Conseil international de la chasse runi Bruxelles eurent pour principil effet de contraindre les autorits rglementer la pose des lacs terre, ainsi que cela fut prcis dans l'arrt prfectoral du 23 aot 1935 : a Le lacet devra, sans qu'aucune branche ne puisse former ressort dclenchement, tre obligatoirement attach un piquet fixe8. Cette impression me fut confirme lorsque, l'issue de plusieurs entretiens, les tendeurs me demandrent : Vous y croyez, vous, la gratteuse ?

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et rigide d'au moins 0,30 m de longueur, ne dpassant pas du sol de plus de 0,20 in, ayant au bout un diamtre minimum de 1 cm, corce comprise, et sous rserve que le brin infrieur du lacet ne se trouvera pas plus de 6 cm au-dessus du sol: La fdration dpartementale veilla l'application de ces mesures. Dans une lettre du 23 novembre 1935, L. Hubert, galement prsident de la fdration de chasse des Ardennes, se plaignait du fait que des gardes avaient d dresser trente-deux procs-verbaux pour la pose de lacs terre non rglementaires, c'est--dire composs de cinq six, voire huit crins. L'article premier de la rglementation prcisait en effet que la tenderie aux grives et aux merles la branche et - terre ne pouvait se pratiquer qu'avec a deux crins de cheval seulement, n'ayant pas plus de 30 cm de longueur ces deux crins reprsentant thoriquement le seuil de rsistance du collet aux tractions exerces par les grives captures (le gibier plume peut donc facilement les casser et se librer en cas de prise accidentelle). C'tait l une concession faite aux chasseurs. L. Hubert demandait en substance que des mesures nergiques soient prises afin de faire respecter les termes de l'arrt et de punir svrement les tendeurs contrevenants. Ceux-ci ragirent en la personne de P. Vienot, dput socialiste de l'arrondissement de Mzires, qui prit leur dfense et plaida leur cause auprs des autorits. Devant l'indcision administrative, la fdration de chasse, par l'intermdiaire de Hubert, porta les faits la connaissance du ministre de l'Agriculture luimme, arguant des termes de l'article 4 de la loi du 30 juin 1903, et demanda la suppression pure et simple de la tenderie terre. Le rapport de G.-M. Villenave du 4 dcembre 1935 allait dans ce sens. La tenderie la branche pouvait tre maintenue condition que le nombre de lacs poss en ft limit et contrl par une dclaration pralable en mairie, et sous rserve que le transport et la vente des grives fussent interdits en dehors du dpartement des Ardennes Cela devait, concluait-il, amener progressivement la disparition de la tenderie aux grives. Suite ce rapport, le ministre, par lettre du 21 janvier 1936, informait le prfet qu'il souhaitait voir la suppression de la tenderie terre indique dans le prochain arrt de rglementation. Dans sa rponse du 24 janvier, ce dernier notait que si a la suppression9. Cette restriction avait des effets immdiats puisque l'acquisition des crins et des baies de sorbier, recherchs en dehors du dpartement, se faisait souvent en change de grives.

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tait actuellement dvoile, il y aurait des risques de protestations qui seraient dfavorables la veille des lections lgislatives et proposait en consquence de la diffrer. Le Front populaire la laissa dans ses tiroirs... Le conflit qui dura prs de deux ans eut pour principal effet d'extrioriser la pratique de la tenderie aux grives et de mobiliser des forces politiques, tant pour sa suppression que pour sa dfense, qui prcisrent les limites et les contours des groupes concerns et rvlrent les fondements sociaux de cette technique. Il s'tait agi en fin de compte d'un conflit de classes dont le territoire le contrle des bois (J. Lirry) avait t l'enjeu visible. D'une part, les gros propritaires de chasse (en fait les adjudicataires) et leurs associs qui se recrutaient principalement parmi les industriels de la valle de la Meuse ; d'autre part, les petits paysans-ouvriers du plateau ardennais " pour qui la tenderie tait, en plus d'une amlioration du quotidien alimentaire, une manire de marquer leurs droits sur un territoire dont ils taient collectivement propritaires (forts communales). L'argument invoqu par les chasseurs pour justifier leurs actions contre les tendeurs, argument selon lequel la tenderie terre serait prjudiciable au gibier plume, apparat finalement comme un prtexte : au-del de la tenderie terre, c'tait la tenderie aux grives qui tait vise, comme d'ailleurs cela transparat dans le rapport de Villenave, l'laboration duquel a particip la fdration de chasse par l'intermdiaire de ses gardes : L'enqute prescrite par le ministre de l'Agriculture pour se documenter sur les conditions de cette tenderie en I135 fut effectue par les gardes de la fdration habilits cet effet et donna lieu l'tablissement de trente-deux procs-verbaux. Le fait que des ouvriers parcouraient les bois que des industriels avaient lous aux communes ", non seulement les parcouraient mais encore les balisaient, inscrivaient leurs passages par le sentier et les piges qui agissaient de la sorte comme marques, comme signes de possession et de contrle d'un territoire, tait socialement contradictoire (du fait de l'inversion de la domination) et parfaitement intolrable aux yeux des chasseurs qui voyaient ainsi une partie du contrle cyngtique leur chapper. Ayant lgalement la possibilit10. Ardoisiers, cloutiers, boulonniers, bcherons, etc. 11. Cettte situation tenait l'adjudication spare de la chasse et de la tenderie qui fut donc l'objet de locations distinctes des attributaires diffrents.

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de se dplacer et d'oprer dans la fort pendant prs de cinq mois des moments diffrents de l'anne, le tendeur pouvait connatre l'importance, la composition, l'emplacement du gibier et intervenir sur ses dplacements ", donc limiter l'activit cyngtique par la matrise soit matrielle, soit cognitive de son objet ainsi que par la limitation de son territoire. Le savoir cyngtique des tendeurs, dont l'acquisition n'tait pas contrle par les chasseurs, et qui de plus ne leur tait pas communiqu, menaait videmment la position et la comptence de ces derniers du fait que la matrise conceptuelle des oprations leur chappait en se partageant. La parole retenue branlait le pouvoir dtenu. Si le sentier du tendeur (voyette) est techniquement un passage, il devient sociologiquement une frontire qui entrave les volutions des chasseurs moins comme obstacle naturel que comme obstacle social et finalement politique. C'est en ces termes qu'il convient d'interprter cette dclaration de L Hubert dans sa lettre du 23 novembre 1935: Il est absolument indispensable que les tendeurs aux grives comprennent que le gibier appartient aux chasseurs et non aux tendeurs. On ne peut tre plus clair ! L'invention de la gratteuse eut pour fonction, au niveau de l'imaginaire, de dcharger les accusations et de djouer les interventions des chasseurs en justifiant du mme coup la pratique de la tenderie terre. Il s'agissait en somme de dsamorcer la dviance ceptologique suppute (et souvent confirme) et, en mme temps, de la lgitimer par l'affirmation d'une connaissance et d'une comptence dont le contenu et le fondement restaient, d'une manire paradoxale, secrtement conservs, selon la tactique du faire savoir que l'on sait informer sans former, dire sans dcrire sans transmettre ni inculquer ce savoir. Cela limitait d'autant mieux les actions des pouvoirs publics. Un rapport anonyme de 1937 concluait en ces termes : Bien qu'on ne l'ait jamais vue, il se pourrait, suivant les affirmations des tendeurs et la connaissance profonde qu'ils ont de la fort, que cette grive existt. La question tait en tout cas pose et devenait par l mme aveu d'ignorance... moins de devenir tendeur ! Ainsi, en dcouvrant une espce de grive dont la particularit, le trait distinctif, tait sa capture terre, dans le sentier du tendeur, les tendeurs rendaient ncessaire la pose des hayettes en les spcialisant. De ce fait, les prises de gibier ne pouvaient prter 12. En prlever mme une partie : l'association tendeurs-braconnierscontrebandiers a souvent t invoque.

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confusion : elles taient forcment accidentelles et dculpabilisaient le tendeur. La constitution de la gratteuse fut donc historiquement ncessaire et son invention idologiquement pertinente, puisqu'elle contrecarrait les tentatives d'interdiction de la tenderie terre consquentes aux accusations fondes sur sa finalit dvie. Le choix de l'association spcifique lui confrait en plus une valeur sociale et culinaire et en rendait sa capture indispensable, procdait donc de la demande locale, puisque les tendeurs la font ressembler la roussette, c'est--dire la grive la plus valorise, dont elle est la queue de migration .

II. Le pouvoir silencieuxLes tendeurs, l'inverse des chasseurs, ne constituent pas un groupe aux contours sociaux dfinis et limits, dont les membres entretiennent entre eux des rapports de coopration technique ou conomique (mthodes de chasse et rpartition des rles techniques, actions de chasse), partagent des rgles et des rituels communs (rglementation interne, codification cyngtique, contingentement, rpartition et consommation du gibier) et possdent un lieu de runion ( cabane des chasseurs ). L'absence apparente et quasi totale de coopration, de relations et de communication entre tendeurs, la dmarche technique individuelle, voire individualiste, font que ce groupe se repre uniquement par des relations externes, c'est--dire par les relations que ses membres tablissent avec le milieu naturel et la socit globale : ceux qui parcourent et balisent les bois avec leurs piges , ceux qui distribuent et vendent les grives . Il s'apprhende lors des sances d'adjudication des lots de tenderie, principal mode d'acquisition des grivires. Les locations de lots de tenderie par les communes sont sans doute de pratique trs ancienne (pour Hercy, les archives permettent de les faire remonter jusqu'en 1870), et le produit en est quelquefois plus rmunrateur que celui des locations de chasse. L'adjudication se fait aux enchres publiques en mairie, une fois tous les cinq ans, par tirage au sort des lots louer. La dure du bail de location est gnralement d'une anne renouvelable par tacite reconduction sur une priode de cinq ans. La mise prix des lots est fixe sur la base 29

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du loyer communal (soit entre 10 et 20 F actuels) et les enchres ne peuvent tre infrieures 10 F. L'adjudicataire doit obligatoirement rsider sur le territoire communal et retirer son permis de chasse la mairie. Une telle clause vise certainement protger les tendeurs des ingrences extrieures, notamment de celles des chasseurs dont la plupart taient, par le pass, trangers la commune qui pouvaient par voie d'adjudication accaparer une partie des lots et empcher de la sorte la pratique de la tenderie. Cette interprtation parat tre confirme par des mesures que nous avons releves, diffremment exprimes mais identiques quant au sens, dans les cahiers des charges qui ont t consults : elles accordent la commune le droit de reprise et de remise en adjudication de tout lot attribu mais non exploit : Tout adjudicataire devra tendre obligatoirement son lot et ne pourra le cder en tout ou partie une personne trangre la commune, sous peine de dchance de ses droits et du paiement titre de dommages et intrts, au profit de la commune, d'une somme gale une annuit de location. Ces dispositions sont tout fait remarquables et rvlatrices de la puissance sociale des tendeurs. Elles indiquent clairement que la non-exploitation d'un lot ou sa cession une personne trangre la commune sont vues comme lse-commune 2., cette dernire s'arrogeant le droit de rclamer des dommages et intrts et de dchoir le tendeur de ses droits d'exploitation. Elles garantissent et protgent la pratique de la tenderie en la rendant obligatoire une fois le lot attribu, et en la spcifiant sociologiquement ". De telles mesures visent donc moins protger les intrts conomiques de la commune pour laquelle et ce niveau l'identit, la situation et la pratique de l'adjudicataire ne devraient pas jouer, le paiement annuel et anonyme des redevances suffisant les garantir, qu' prserver, localiser, voire monopoliser la pratique de la tenderie. Les cahiers des charges, et notamment les clauses que nous venons de mentionner, adopts en sance plnire du conseil municipal, sont rvlateurs du contrle politique exerc par les tendeurs l'chelle communale. Non seulement ils peuvent protger leur activit, mais ils la rservent13. Cela explique en partie que les quelques chasseurs de Hautey qui, la suite de la communalisation des socits de chasse, avaient tent d'accaparer et de confisquer des lots aux tendeurs lors des sances d'adjudication, afin de crer des petites rserves pour le gibier , c'est--dire d'en faire un no man's land soi-disant indispensable la chasse, aient t obligs de tendre, soit d'entrer dans un systme qu'ils se chargeaient de combattre, sous peine de perdre leurs droits.

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uniquement aux habitants de la commune, c'est--dire des personnes dont l'insertion cologique et sociale est thoriquement identique. Cela se vrifie d'ailleurs au niveau idologique, o seul le tendeur ardennais du plateau est considr comme un vrai tendeur, et se matrise lors des sances d'adjudication o, exceptionnellement, les tendeurs se reprent et se dfinissent comme groupe social et o, par le jeu des enchres, ils ont la possibilit d'accepter ou de rejeter l'ventuel postulant selon son degr de conformit social et idologique. A cet gard, la lecture du montant des loyers, fix aprs enchres et annuellement rgl par chaque tendeur, est un indicateur sociologique prcieux. A Hercy, j'ai pu remarquer que les enchres atteintes pour un lot taient moins fonction de la situation gographique et de la a valence cologique de la coupe que de la position sociale des adjudicataires : les plus forts loyers tant pays par des tendeurs localement dsigns par le terme de bricoleurs, c'est-dire braconniers et/ou contrebandiers, comme si le groupe voulait conomiquement sanctionner leur marginalisme et la dviation qu'ils sont censs faire subir la tenderie en tentant de la rentabiliser ". Ainsi, le contrle et la slection pratiqus par les tendeurs semblent oprer deux niveaux hirarchiquement organiss : au niveau de la commune o, par les mesures inscrites dans le cahier des charges, dlibres et adoptes en sance du conseil municipal, la tenderie devient un monopole communal, la commune s'opposant comme unit cologique et sociologique l'extrieur ; au niveau intracommunal o, par le systme des enchres, la tenderie se distribue socialement selon le degr de conformit reconnu ou postul des partenaires, les tendeurs s'opposant en tant que groupe aux autres, aux non-tendeurs. Quel que soit le vainqueur du dfi, note J. Baudrillard, la fonction essentielle de l'enchre est l'institution d'une communaut de privilgis se dfinissant comme tels par la spculation agonistique autour d'un corpus restreint de signes. La comptition de type aristocratique scelle leur parit (qui n'a rien voir avec l'galit formelle de la concurrence conomique) et donc leur privilge collectif de caste par rapport tous les autres, dont les spare non plus leur pouvoir d'achat, mais l'acte collectif et somptuaire de production et d'change de valeurs/signe". 14. La tenderie n'est en effet pas considre comme une activit lucrative : On ne tend pas pour vendre s (cf. infra). 15. J. BAUDRILLARD, Pour une critique de l'conomie politique du signe, op. cit., 1972, p. 135.

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Le choix de la grivire passe donc ncessairement par le jeu de rapports sociaux inscrits dans un cadre gographique et sociologique restreint, et dfinis par le systme de l'adjudication aux enchres publiques qui constitue les acteurs en groupe de privilgis (d'ailleurs idologiquement reprsent puisque les tendeurs se reconnaissent comme privilgis en voyant dans la tenderie un privilge accord aux habitants du plateau par le trait de Nimgue de 1678). Cela explique dans une certaine mesure que les conditions cologiques soient si peu envisages par les tendeurs pour tablir et/ou pour se reprsenter leurs grivires : selon eux, celles-ci sont galement bonnes techniquement, leur valeur restant dtermine en dernire instance par le systme d'change (adjudication) auxquelles elles sont lies. Si d'un point de vue technique, comme l'ont montr les travaux de Lescouet (1947 et 1963) et d'Estivant (1962), les versants exposs au nord et au nord-est prsentent de meilleurs conditions que les versants exposs au sud et l'ouest " , et si les' grives prennent gnralement mieux sur les hauteurs qu'en bas s, les tendeurs ne tiennent apparemment pas compte de ces onditions. La ruse, la finesse du trac du sentier, la manire d'installer les pliettes et les hayettes et de poser les lacs garantissent plus que la situation gographique le rendement de la grivire. Il est d'ailleurs remarquable de noter que le tendeur n'attribue jamais la pnurie de captures la situation de sa grivire, mais pratiquement toujours aux conditions mtorologiques. En somme, et quel que soit l'emplacement de celle-ci, la logique de la reprsentation veut que, ds le moment o elle est adjuge, elle est suppose rendre . Il y a deux raisons qui dterminent cette attitude : d'une part, la confiscation des informations par les autres tendeurs ou leur dformation (surenchre, sousvaluation dlibres : ds que les grives arrivent, on commence mentir, truquer les chiffres. S'ils sont gros, on les grossit. Mdiocres, on les diminue.. a ne regarde personnel' s') ne permttent pas d'effectuer des comparaisons utilisables pour envisager le rapport; d'autre part, le systme des enchres interdit implicitement de le retenir comme fonctionnel dans la mesure o il supposerait pour ce faire un truquage du jeu au dpart, par la diffrenciation non contrle et a priori pose ds lots selon leur valeur d'usage, donc selon le rendement postul. Le systme serait alors organis sur la16. J. LBSCOUET, c La Tenderie aux grives , art. cit, 1963, p. 12. 17. M. FRANOIS, Le Tendeur et les saisons , art. cit, 1963, p. 7.

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base de la loi de l'offre et de la demande avec approximation maximale de la valeur d'change et de la valeur d'usage , et non plus sur la base de l'enchre o la valeur d'usage escompte ne crot pas au fur et mesure de l'enchre ". L'enchre suppose une quivalence au dpart de la valeur d'usage des lots. C'est finalement moins la matrialit fonctionnelle du lot que sa gnalogie, c'est--dire le cycle de ses locataires successifs, qui dtermine sa valeur d'change. Le pourcentage de tendeurs par rapport la population totale de chaque commune dpasse rarement les 5 %. Cela pose dj un problme car, malgr les affirmations rptes des tendeurs, il ne semble pas que ce pourcentage ait t plus important dans le pass. Si l'on prend l'exemple de Hercy, le Dr Sjourner 38 estimait cent le nombre de tendeurs en 1900. Ce nombre reprsentait, sur la base du recensement de 1901, 8,3 % de la population, donc un pourcentage relativement proche de celui de 1968 (7 %). Il y a certes eu plus de tendeurs dans le pass qu'actuellement, mais cette importance numrique devait tre dans une certaine mesure fonction de celle de la population et du nombre de coupes disponibles. Si le nombre diminue en valeur absolue, il se stabilise par contre en valeur relative (pourcentage), et cela peut s'expliquer statistiquement par la dpopulation de plus en plus marque des communes de la valle de la Meuse et du plateau ardennais. Cela ne rend cependant pas compte du phnomne sociologique que reprsente cette relative stabilit. La situation Hercy en 1900 est ce titre exemplaire, car elle se prsente et est reprsente comme la capitale de la tenderie ". Or, le pourcentage de tendeurs en 1900 tait 1 % prs le mme qu'en 1968, alors que les contraintes et menaces pesant sur cette pratique y taient moins sensibles. Un tel phnomne peut laisser supposer qu'il existe, un niveau qu'il conviendrait de prciser, un contrle social effectif dont le principal effet est d'tablir un seuil dmographique maximal, au-del duquel la situation deviendrait aberrante, voire menaante ; en d'autres termes, limitant l'accs la tenderie, donc le nombre des tendeurs. Ce n'est certainement pas au niveau administratif qu'il faut rechercher des facteurs de rgu18. J. BAUDRILLARD, op. cit., 1972, p. 133-134. 19. La Grive dans les Ardennes... , art. cit, 1904. 20. La part du revenu communal que reprsente l'adjudication des lots de tenderie est la plus forte du dpartement. Pour la priode 1968-1973, elle est de 2 080 F par an. Comparer avec Hautey, o elle n'est que de 300 F pour moiti moins de tendeurs.

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lation, puisqu'en thorie tout le monde peut tendre, mais plutt aux niveaux sociologique et idologique. Nous essaierons plus loin d'apporter quelques lments de rponse ce problme qui est sans aucun doute fondamental. Le personnel de la tenderie est principalement constitu par des personnes ayant un ge au moins gal ou suprieur quarante ans, exerant une activit professionnelle au niveau communal (artisans, commerants, bcherons, cultivateurs, fonctionnaires communaux) et/ou aux horaires suffisamment autocontrls (artisans, bcherons, cultivateurs) ou souples (ouvriers en quipes), ou n'ayant plus ou pas d'activit professionnelle (retraits, sans profession, femmes). Les catgories sociales impliques semblent donc limites et dtermines par une condition fondamentale de la pratique de la tenderie : la disponibilit partielle ou totale de l'emploi du temps, qui constitue ainsi un facteur objectif de limitation son accs. La prparation, la relve des captures notamment, qui exige durant les deux mois de l' ouverture un parcours quotidien de 10 30 kilomtres selon l'importance de la grivire et selon la longueur du sentier, ne peuvent tre faites que par des personnes dont le temps n'est pas fig dans un cadre horaire rigide. Cette limitation n'est cependant pas imprative. Des tentatives ont t faites pour adapter la situation professionnelle aux ncessits techniques de la tenderie. Les trois ouvriers communaux de Hercy se sont associs et ont arrang leurs congs annuels de manire ce que chacun d'entre eux ait le temps de courir sa tenderie et celles des deux autres ; ils les ont donc tals sur les trois mois (septembre, octobre, novembre). Cette tentative est en fait une vritable innovation sociologique dont les consquences tant pratiques que structurelles sont capitales : d'une part, elle propose un mode d'organisation de la production qui annule sociologiquement l'effet slectif du temps de travail en rpartissant une opration cl, la relve des captures, sur des agents diffrents et dans un temps diffrent l'inverse du schma traditionnel o un mme agent contrle dans un mme temps une mme opration. Les implications sociales de cette innovation sont justement de fournir une grille, un modle d'organisation parfaitement adaptable aux conditions modernes du travail salari, et donc de garantir la survie 2. de la tenderie, gnralement conteste par ces conditions. D'autre part, il s'agit d'une association de type informel entre tendeurs de position sociale identique (ouvriers communaux), dans laquelle joue une forme de coopraton occasionnelle (relve

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des captures), techniquement non marque puisque l'un se substitue l'autre dans le procs de production mais sociologiquement pertinente et progressiste dans la mesure o : 1) elle suppose une forte cohsion interne ; 2) elle implique un partage des captures, donc un change minimal d'informations ; 3) elle dpasse le cadre traditionnel de la famille o jouent des rapports de coopration verticaux (essentiellement d'ordre technique : rpartition de tches diffrentes sur des agents diffrents dans un mme temps) ; enfin 4) elle dfinit des rapports sociaux de production de type galitaire par la dlgation rciproque du contrle social exerc sur la tenderie Ce groupe de tendeurs est le seul et unique que nous ayons rencontr lors de l'enqute, et il ne semble pas qu'il y ait eu d'autres tentatives de ce genre dans le pass. Bien que l'association existe depuis une dizaine d'annes, l'exemple n'a pas t suivi par les autres tendeurs qui auraient plutt tendance le rejeter comme modle d'organisation, considrant qu'il s'agit l d'une industrialisation de la tenderie (ils emploient d'ailleurs le terme de trust). Il semble en effet que l'existence de ce groupe, par le modle de coopration qu'il propose (et qui contient en germe la rpartition des frais d'adjudication), porte structurellement atteinte au contrle individuel qu'exerce chaque tendeur sur une partie du territoire communal et sur l'ensemble des oprations techniques et conomiques du pigeage. Le fait capital que les informations circulent parmi ces no-tendeurs notamment et principalement celles concernant le nombre de captures ralis, sape un des fondements du pouvoir des tendeurs qui se caractrise prcisment par le contrle absolu qu'ils effectuent sur la circulation et la distribution des grives : chaque tendeur choisit finalement sa clientle. Ce pouvoir de slection est obtenu et renforc par le silence observ sur le nombre quotidien de prises et par le respect scrupuleux de circuits de distribution privilgis. L'importante demande locale, voire rgionale, en partie due la connotation prestigieuse et somptuaire de la grive, favorise certainement le pouvoir social des tendeurs en accordant leur position une fonction de prestige : capturer et distribuer les grives. Il semble d'ailleurs que les tendeurs jouent de cette situation et, en quelque sorte, la contrlent en organisant une raret horizontale au niveau de la distribution et en bloquant en amont les informations. Beaucoup d'informateurs font remarquer qu'une grive est d'autant meilleure qu'elle est inattendue. Ce groupe de tendeurs constitue bien une menace par l'largissement sinon de fait, du moins possible, de la clientle, que dtermine la35halshs-00376244 (04-2009) Avec l'autorisation des ditions La Dcouverte

circulation mme restreinte des informations. La critique porte par les tendeurs classiques parat donc idologiquement fonde : il peut s'agir d'une forme d'industrialisation et il est bien vident que les gens, sachant o se trouvent les grives, n'hsiteront pas abandonner leurs fournisseurs attitrs pour s'en procurer. Le cas, aux dires de certains tendeurs de cette commune, s'est dj produit ". Un autre facteur limitatif, donc slectif, dcoule directement des conditions imposes par le temps de travail : il s'agit, comme nous l'avons vu, de la rsidence sur le territoire communal. Le conseil municipal en a d'ailleurs fait une condition pralable l'adjudication, comme le stipule l'article 3 du cahier des charges de Hercy : Ne seront admis prendre part aux adjudications que les habitants domicilis dans la commune au l er janvier 1968 sans distinction de nationalit. La mme clause se retrouve dans le cahier des charges de Hautey, article '3 : L'adjudicataire devra tre habitant de Hautey et titulaire d'un permis de chasse pris Hautey. Ces restrictions intressent plus l'adjudication proprement dite que la pratique de la tenderie elle-mme, mais elles sont cependant rvlatrices d'un comportement global qui vise faire de la tenderie un privilge des habitants de la commune (cf. supra). En dernier lieu, l'ge intervient comme critre distinctif, donc comme facteur limitant aussi l'accs la tenderie. La corrlation note entre l'ge du tendeur et sa position de retrait est structurellement accidentelle, bien qu'historiquement fonde et idologiquement affirme. Il est bien vident que, dans ce cas, l'ge ne constitue pas un critre autonome. Il est plutt un piphnomne, voire une redondance du critre catgoriel. C'est bien l caractriser les rponses obtenues lorsqu'on faisait remarquer que les tendeurs se recrutaient principalement parmi les personnes ges : Les tendeurs sont vieux parce qu'ils sont retraits. Or, le faible pourcentage de tendeurs dans les classes d'ge 20-40 ans, le fait que dans le pass, c'est--dire une poque o la retraite n'tait alors qu'un vague21. Il est assez surprenant de constater que le caractre informel et diffus du groupe des tendeurs ne l'ait pas empch d'avoir une grande influence locale. D'une certaine faon, il y a une anomalie, voire une contradiction, entre la forte comptition interne, l'absence de coopration et les faits de solidarit qui se sont manifests en quelques occasions. En somme, et nous y reviendrons dans le chapitre suivant, la position de tendeur renvoie des groupes plus larges, notamment fonds sur des rapports de parent, et en reflte les contradictions et tensions internes. Cela n'empche pas qu'en cas de conflits ils puissent les masquer.

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projet, les tendeurs, aux dires de la plupart des informateurs, taient des personnes ges permettent d'avancer que la tenderie est un privilge de la vieillesse. Certains vieux tendeurs font remarquer qu' l'poque antrieure 1914 les jeunes de 15-20 ans au plus, dont ils faisaient partie, tendaient aussi, mais ils prcisaient toujours que c'tait alors sous la direction du pre ou d'un proche parent, l'indpendance technique ne s'obtenant qu'aprs rupture brutale de l'ordre familial : soit par le dpart des jeunes tendeurs, soit par la mort du parent. Le fait que ce privilge se soit rcemment incorpor dans une catgorie, celle des retraits, n'est qu'une consquence de ce trait structurel. En ce qui concerne la tenderie, le contrle technique ne pouvait tre acquis qu'au prix d'une dcharge des activits conomiques du mnage ou de la famille sur les membres les plus jeunes, soit les enfants. En outre, l'acquisition des crins se faisait alors par prlvement direct sur le cheval (de race ardennaise) que possdait chaque famille et qui tait la proprit exclusive de son chef. De la mme faon, le contrle conomique, fond par l'adjudication des lots de tenderie, ne pouvait s'acqurir que par le pouvoir de disposer des ressources de la famille. La distribution des grives tait galement du ressort du chef de famille. Ainsi, contrl en amont et en aval, le procs de la tenderie dpendait entirement de lui, donc et en thorie du plus vieux la fois biologiquement et socialement. Les grives captures sont journellement distribues. Le tendeur organise dans un premier temps son stock de captures sur la base de la distinction grives donnes/grives vendues , suivant leurs caractres spcifiques et leur mode de capture ( terre, la branche). Les vendues sont gnralement les dranes, litornes, merles (noirs et plastron). Les donnes , musiciennes, mauvis, sont quant elles subdivises en donnes-donnes et en donnes-vendues selon leur mode de capture. En outre, il semble que cette distinction premire et gnrale ne soit pas aussi systmatique et qu'elle se rsume en dfinitive une catgorisation de type ngatif : celles qui ne peuvent tre donnes (autorisant la vente des donnes non seulement en fonction de critres techniques de capture, mais aussi en cas de surplus), et excluant le don des vendues qui constituent alors une catgorie parfaitement dfinie et homogne. Cette assertion n'est cependant valable qu'au niveau synchronique, car les catgories peuvent diachroniquement s'interpntrer, voir s'inverser. Voici un exemple : E. P., tendeur Hautey, donne huit grives parmi les 37halshs-00376244 (04-2009) Avec l'autorisation des ditions La Dcouverte

plus valables (roussettes prises l'arbre), raison de deux par semaine, la femme du frre de la mre de son pouse. Au bout du quatrime don, soit de la huitime grive, cette dernire refuse d'en recevoir plus, sinon en les payant. E. P., ne voulant pas lui vendre des donnes , lui offre des merles ( vendues ) qu'elle accepte ( donnes ). En plus de l'inversion des catgories les donnes devenant vendues au niveau du receveur, et les vendues se transformant en donnes au niveau du donneur , une telle situation laisse apparatre un seuil de prestations d'une catgorie de grive au-del duquel la contre-prestation simultane en monnaie doit intervenir, moins de passer une autre catgorie (merle) dont la prestation semble illimite en nombre ". Elle laisse galement transparatre la position d'autorit qu'occupe dans ce cas le receveur, puisqu'il accepte un lot prcis (huit grives) sans fournir de contre-prestation. J'ai pu observer deux autres cas de ce type ; l'un concernait la soeur de l'pouse, l'autre la mre de l'pouse. Je ne suis pas en mesure de rendre compte de cette limitation, ni d'affirmer qu'il s'agit l d'un modle de comportement traditionnel, encore moins d'une structure de distribution, d'autant que pour d'autres cas relevs le schma tait diffrent pour des positions structurales comparables des receveurs (vente et non plus don), mais conservait cette priorit de distribution aux allis du tendeur. L'tat actuel des informations ne permet pas non plus d'avancer que la diffrenciation entre grive donne et grive vendue recoupe une division sociologique qui renverrait aux relations structurales du tendeur ces groupes dfinis, mais les exemples rapports plus haut en autorisent l'hypothse. Comme le suggrent les prcdentes observations, les grives sont distribues en premier lieu aux allis du tendeur, c'est--dire la famille de la femme et, semble-t-il, quelle que soit la position qu'occupent les membres (c'est moins la distance structurale que le fait de relation qui importe). Ensuite, la famille des femmes des fils ou celle des maris des filles ainsi qu'aux maternels du tendeur (parents et frres de la mre, soeurs et enfants de soeurs), pratiquement jamais aux paternels (parents, frres et soeurs de pre) ; enfin, aux relations de voisinage ( amis de maison 2., amis de jardins ) et/ou aux relations professionnelles ou amicales (compagnons de rgiment et/ou de dportation, camarades de jeunesse, etc.). 22. Catgorie connue et reconnue par les non-tendeurs (cf. ruera, section II). 38

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La vente aux trangers ceux qui n'entretiennent pas de relations sociales avec le tendeur n'intervient qu'au terme de l'puisement du circuit, aprs la part rserve la consommation personnelle. Cela explique la raret des grives mises en circulation dans les villes, sur les marchs. Le tendeur approvisionne d'abord la commune et vend le surplus aux trangers la commune. Ce comportement s'est notamment manifest lors de la campagne de 1971 ; les marchs, les restaurants, les charcutiers et les marchands de gibier des villes de la valle de la Meuse (surtout Charleville-Mzires, d'ordinaire mieux approvisionne) n'ont pas prsents de grives du fait du bilan dsastreux de la saison. Comme me l'a dit un tendeur, on a d'abord servi nos gens, et aprs cela il ne restait plus rien pour les autres . En fait, il semble que la pnurie de grives, dont certains citadins se plaignent, se soit installe depuis cinq ans : les plantations d'pineux qui transforment l'cologie du plateau et dtruisent le biotope de la grive en asschant le sol et en ombrant les couverts, l'interdiction de la tenderie en Belgique (1967) o s'approvisionnaient les revendeurs citadins en raison du surplus dont les Belges disposaient grce aux tenderies au filet, interdites dans les Ardennes franaises , la rcente introduction du conglateur chez les tendeurs qui leur permet ainsi de prolonger les circuits de distribution, ont sans doute t pour beaucoup dans son apparition et son maintien. Ces facteurs tendent provoquer un resserrement en mme temps qu'une simplification des circuits, qui devraient en permettre une meilleure lecture : la grive tend circuler essentiellement au niveau communal. Dans de nombreux cas, la femme du tendeur (ou le tendeur luimme) tient une comptabilit serre des dons et des ventes sur un carnet dit de vente, avec indication des noms de personnes qui les grives sont distribues. L'attitude qui consiste dissimuler ces carnets de vente traduit d'une certaine faon l'importance donne ces canaux de distribution qui doivent rester secrets sous peine de rompre l'quilibre, comme nous le verrons plus loin. Elle tmoigne en outre des discordances possibles entre les comportements rels et le comportement normalis, reconnu et avou par le modle des prsances volontiers traces. Le respect de celles-ci semble en effet impratif et s'observe notamment dans les situations conflictuelles : j'ai eu connaissance d'un cas o le tendeur, par suite de pressions et de menus services rendus par son oncle maternel, l'avait servi en premier. La mre de la femme, l'ayant appris, rompit brutalement les relations 39

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avec son gendre en invoquant son gosme : il prfrait sa famille celle de sa femme, et en imaginant les malheurs que sa fille devait endurer dans les pattes de cette famille... . Le conflit ne put se rsorber que par un doublement des prestations lorsque les captures le permirent. De telles a histoires sont assez frquentes et contraignent le tendeur au respect scrupuleux du modle, du moins en apparence, de mme qu'au blocage des informations (compte tenu des pressions auxquelles il est constamment soumis par les uns et par les autres, et des situations qui l'obligent rompre l'ordre des distributions), sous peine de voir sa clientle fuir, son prestige faiblir et ses relations familiales se dtriorer. La rpartition selon le modle dcrit plus haut n'est pas journalire, bien que les grives circulent quotidiennement, mais semble jouer l'intrieur d'une unit de temps fonde sur la semaine, du moins en ce qui concerne la rpartition au sein du rseau de parent. La part en est limite : que les grives soient donnes ou vendues, elle se fait sur la base de l'quivalence de deux grives pour un homme et d'une grive pour une femme Quelle que soit par ailleurs l'importance des captures, la famille est approvisionne en fonction du nombre de personnes par unit de rsidence, or les parts ne peuvent dpasser douze grives en une seule fois. Le fait que, dans les exemples rapports plus haut, la composition des dons n'obisse pas rigoureusement aux rgles de rpartition par sexe puisque la femme reoit deux grives au lieu d'une comme le voudrait la rgle peut s'expliquer d'une part par le veuvage, d'autre part et surtout par une norme constate mais encore inexplique qui interdit de donner ou de vendre une seule grive ". Celle-ci s'observe galement dans le mode d'acquisition du sorbier : Hautey, les sorbiers sont dornavant estims en paniers ; l'quivalence d'une grive pour un panier de sorbes cueillies reste purement thorique, puisque les paniers sont reconvertis en hottes dont la valeur est dfinie par l'quivalent montaire de deux grives. Ainsi la distribution des grives se fait au moins par paire, le nombre suprieur n'ayant ma connaissance aucune importance symbolique (qu'il soit pair ou impair n'importe pas) bien qu'il ne puisse pas dpasser douze grives. Les personnes trangres aux circuits traditionnels de distribution23. Cela ne contredit pas la loi de rpartition par sexe, les femmes tant toujours en relation avec un homme, frre, mari ou fils.

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ne peuvent thoriquement obtenir des grives que par la mdiation de ces mmes circuits : il est d'usage, ai-je souvent entendu dire, qu'on ne vienne pas demander des grives directement au tendeur ; on s'adresse ses parents qui reprsentent ds lors le centre de distribution et de redistribution. La tenderie semble ainsi contrle par un rseau social dont le ple serait constitu par les allis et maternels du tendeur qui lui dlgueraient le pouvoir technique de capture des grives, sur la distribution desquelles ils ont un droit prioritaire de prhension. De ce fait, le nombre de tendeurs se dtermine et s'autorgule en fonction des groupes familiaux en prsence, un tendeur devant thoriquement suffire par gnration de collatraux. Cette hypothse pourrait rendre compte du pourcentage relativement constant du nombre de tendeurs par rapport la population totale de chaque commune et de l'impact socio-politique de cette pratique. La distribution n'est cependant pas le seul mode de circulation des grives : elles peuvent intervenir comme monnaie d'change de biens (cas du sorbier ou quelquefois des queues de cheval servant la fabrication des collets) ou de services (dpannage technique, aide aux travaux de jardinage de construction, etc.). Le paiement en grives est parfois exig titre de ddommagement ou d'arrangement : N. M., tendeur Hautey, demandait J. V., autre tendeur, le paiement de grives contre un droit de passage sur sa tenderie. Des petits conflits (notamment des insultes) survenant frquemment lors des parties de belote du samedi soir peuvent se rgler en grives, mme en dehors de la priode de la tenderie, l'offensant acquittant sa dette la prochaine saison. Il ne fait aucun doute que la valeur de a repltrage ainsi accorde la grive se prte des manipulations qui peuvent se traduire par l'insertion d'un nouvel lment dans la sphre d'changes (cas des a cranciers offenss) et compromettre ainsi son quilibre par le bouleversement possible des prsances. Le mode de distribution et d'change des grives lui confre finalement une valeur eurythmique : il harmonise, simplifie en solidifiant, cristallise les relations sociales. A cet gard, la tenderie aux grives chez les Ardennais du plateau aurait une fonction de cohsion sociale, de ractualisation des rapports sociaux fondamentaux, en redfinissant, par la rpartition de son produit, leur nature, leur importance, leur tendue : cela au moment stratgique (automne) qui prcde leur possible dissolution, en tout cas leur mise entre parenthses (hiver), 41halshs-00376244 (04-2009) Avec l'autorisation des ditions La Dcouverte

lorsque la rigueur du climat fermait et rduisait le champ de la pratique sociale, du fait que la neige et le verglas rendaient difficiles les communications avec l'extrieur. Il s'agirait en quelque sorte d'une remise neuf priodique de ces rapports , d'une vritable mise en scne sociale , d'une institution dont la fonction serait la fois consensuelle et diffrenciatrice ; consensuelle dans la mesure o, par la ritualisation de la consommation de la grive, elle relie tous les habitants du plateau en une mme communaut morale et une mme collectivit distincte : les mangeurs de grives cuites d'une certaine manire ; diffrenciatrice puisque, par les circuits ordonns de distribution et d'change, elle dcoupe, dlimite des groupes en fonction de leurs rapports structuraux. En ce sens, la tenderie pourrait tre dfinie comme une technique-rituel dont le tendeur serait l'officiant dlgu. Dans le pass, les deux mois de la tenderie avaient l'allure d'une quasi-fte et se caractrisaient par une relative suspension du droulement de la vie quotidienne et par le rajustement de la pratique sociale sur un mode structuraL Chacun, en fonction de sa position, participait cette activit. La vie du village tait quasiment centre sur la tenderie. Les crmonies religieuses du dimanche taient dsertes par les hommes, les enterrements peu suivis, les mariages diffrs. J. Rogissart fait dire un de ses personnages qui tente d'expliquer une orpheline qu'il y aura peu de monde l'enterrement de son pre : Le matin, presque personne ne le suivra. En plein dbut des tenderies, ne crois pas que les hommes [...] Il vaudrait mieux les vpres [...) Il faut comprendre Hlose. Les grives doivent tre ramasses le plus tt possible chaque jour. Mme pour les noces, on ne drogerait pas cette obligation. On y perdrait trop. C'est pour cela qu'on ne se marie jamais qu'aprs le 15 novembre u. Que ce soit par cette intervention et par cette cassure qu'ils oprent dans l'ordinaire de la vie villageoise ou par le contrle qu'ils exercent sur le territoire communal, ou encore par la mobilisation de forces politiques constitues qu'ils peuvent dclencher (cf. le conflit de 1935), le pouvoir communal des tendeurs est indniable. Pouvoir dans l'ombre certes ; pouvoir secret, habilement dissimul derrire un savoir technique et conomique (la distribution) qui en conditionne l'exercice et en dfinit le niveau. La marginalit volontiers affirme, et souvent dfendue, joue comme leurre. Elle est l pour masquer et tromper face aux pouvoirs officiels , pour24. J. RoGissARD, Passantes d'octobre, op.

cit., 1958, p. 124.

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prserver peut-tre une problmatique communale et une indpendance souvent compromises et branles. La proximit de la frontire belge, artificiellement trace, l'anciennet et l'importance de la contrebande (tabac, caf) et du braconnage, les trois guerres qui, en moins d'un sicle, ont fortement prouv le dpartement, etc., tous ces facteurs ont sans doute contribu dvelopper et mettre au point, sur le plan des comportements, toute une stratgie de la dissimulation et de la rtention. Ces conditions et ces contraintes de l'environnement socio-historique ne peuvent cependant, elles seules, rendre compte des formes et modes de transmission des savoirs ou, d'une faon plus gnrale, de la problmatique de la communication sociale chez les Ardennais du plateau. Elles en accusent sans doute certains traits et, de ce fait, les particularisent, mais elles n'en dterminent ni la structure ni la fonction, celles-ci paraissant lies des logiques sociales plus profondes ou plus lmentaires. Les mcanismes de rtention du savoir, la constitution des secrets, les a lois du silence ngatifs de la communication mais peut-tre aussi conditions renvoient la distribution sociale des savoirs et des comptences, une problmatique et des rapports de pouvoir.

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IILA PRISE DE LA PAROLE DANS LA SOCIT LIGNAGRE

I. Le soupon et l'accusationLe passage d'un continent l'autre ne traduit pas, contre toute attente, un changement radical de perspectives. La dmarche et l'itinraire restent les mmes. Ici, on cache les piges et les captures, on retient et on truque les mots l-bas, on cache les parures et les masques (ce qui en soi dissimule dj), on dtient des secrets et on falsifie les voix ; toujours sous le couvert de la fort, qu'elle soit profane ou sacre. Si dans les Ardennes les lois du silence sont finalement diffuses et peu articules, en Afrique elles s'institutionnalisent pour marquer et dmarquer (peut-tre pour masquer) des positions et des attitudes. Dans les socits lignagres, la loi sociale, crit M. Aug, est une loi du silence qui dsigne ceux qui ont le droit de la transgresser : les pouvoirs bnfiques et malfiques, mais seuls leurs effets publiquement estims permettent de les qualifier s'hritent selon des lignes prfrentielles qui sont tout la fois des lignes de force et des lignes sociales . La dialectique du silence et de la parole, du nomm et de l'innomm, du soupon et de l'accusation imprgne, en des lieux et temps sociaux dfinis, la situa1. M. AUG, op. Cit., 1974,

p. 69.

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la prise de la parole

tion, la conduite et le destin social de l'individu en le confrontant aux pouvoir-dire et aux devoir-taire, en d'autres termes une problmatique et une idologie des pouvoirs. Silence et parole ne sont jamais neutres -- ils ne sont pas plus sauvages qu'il n'y a d'hommes sauvages. Parler, c'est toujours s'exposer dans le mouvement mme des rponses, comme le remarque J. Rabain-Zemplni : chez les Wolof, les questions directes sont traditionnellement indiscrtes, incorrectes, voire ressenties comme agressives, non seulement entre personnes d'ge diffrent mais aussi entre gaux. En particulier, toutes les questions qui tendraient mettre en vidence la bonne sant, l'intelligence, la prosprit sont considres comme dangereuses parce que risquant de susciter la jalousie, l'envie et partant des pratiques de maraboutage et de sorcellerie. La " langue " est responsable de la mort, des maladies, des catastrophes. Si celui qui ne parle pas est mauvais, il y a une parole qui tue et qui dshonore . A la limite, elle serait menace, rupture, facteur de dsquilibre, remise en cause d'un ordre dont le silence serait mtaphoriquement le porte-parole'. Pourtant, l'nonciation, la nomination, voire l'accusation, ont souvent valeur de repltrage : elles dglent des situations de tension en reprant et canalisant les culpabilits ou les agressions relles ou imaginaires. Le mme auteur ajoute plus loin : Les imputations d'agressions et les invites la nomination semblent avoir prcisment pour fonction la rupture, la dissipation de l'immobilisation, de la stagnation dont parle Lacan, la substitution l'autre imaginaire de la situation d'agression de l'autre social S. 1 Cette double articulation sociale de la parole n'est toutefois pas aussi diffrencie qu'elle parat premire vue. La fonction de repltrage qu'on lui accorde souvent ne se fait pas sans bavures. Puisqu'elle est, en ce cas, remise en ordre, elle s'accompagne d'une certaine violence, donc d'une rpression, en remettant leur place agresseur et agress et en vacuant au besoin, physiquement ou socialement, le ou les coupables. Les exemples wolof sur lesquels se fonde l'analyse de