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196 Chroniques I Repérage I Repérage Jeunesse maghrébine et militantisme en France Au tournant des années deux mille Il existe peu d’études sociologiques ou de sciences politiques sur les jeunes Maghrébins venus en France dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix afin de poursuivre leurs études (1) , et encore moins de travaux consacrés à leur engagement dans les partis politiques ou les associations implantées en France. C’est pourquoi j’ai entrepris une étude sur l’engagement politique et associatif de ces jeunes en région parisienne, au moyen d’une enquête qualitative menée en 2003, à la veille de la guerre d’Irak, auprès d’une quinzaine de militants âgés de 20 à 30 ans. Écartant l’approche fonctionnaliste qui définit la jeunesse selon une théorie des rôles sociaux et qui, comme Parsons, associe la jeunesse à l’adolescence (2) , je considère que la jeunesse est plutôt une sorte de “postadolescence” (3) correspondant à une phase d’“apprentissage progressif des responsabilités”, qu’elle “établit plutôt une continuité entre deux âges de la vie” et qu’elle ne se définit pas par opposition à la culture adulte (4) . Le militantisme se déploie à partir d’une organisation (association, syndicat, parti politique) et engage une action collective concertée, marquée par le projet des protagonistes de se mobiliser dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une cause (5) . Cette action peut viser des changements profonds, être inspirée par le désir de résister à des changements, impliquer des modifications de portée révolutionnaire ou ne viser que des enjeux localisés (6) . Le militantisme maghrébin se déploie au cours de la décennie quatre-vingt-dix, marquée pour ces jeunes par des transformations sociales (vie universitaire allongée, entrée sur le marché du travail instable entre 20 et 29 ans, recul du mariage) et des mutations culturelles (disparition d’une pratique religieuse régulière, dépolitisation résultant d’une “transformation du mode de constitution de l’identité sociale”) (7) d’une part, et d’auttr part par une montée de l’islamisme radical, un antiaméricanisme croissant – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, réactivé par la crise irakienne en 2003 –, dans un contexte de double réaction de “judéophobie” (8) , distincte À la suite d’une étude qu’il a menée en 2003, à la veille de la guerre en Irak, auprès de jeunes Maghrébins engagés dans des mouvements associatifs ou politiques en région parisienne, l’auteur décrit et analyse les trajectoires, les modes d’action et les orientations idéologiques de ces militants, distiguant les “universalistes” et les “particularistes”.

Jeunesse maghrébine et militantisme en France · plutôt en sciences humaines, juridiques ou économiques. Assimilés culturellement, ... l’organisation d’un islam de France

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196 Chroniques I Repérage I

Repérage

Jeunesse maghrébine

et militantisme en FranceAu tournant des années deux mille

Il existe peu d’études sociologiques ou de sciences politiques sur les jeunesMaghrébins venus en France dans les annéesquatre-vingt et quatre-vingt-dix afin de poursuivre leurs études(1), et encore moinsde travaux consacrés à leur engagement dans les partis politiques ou les associationsimplantées en France. C’est pourquoi j’ai entrepris une étude sur l’engagementpolitique et associatif de ces jeunes en régionparisienne, au moyen d’une enquêtequalitative menée en 2003, à la veille de la guerre d’Irak, auprès d’une quinzainede militants âgés de 20 à 30 ans.Écartant l’approche fonctionnaliste qui définit la jeunesse selon une théorie des rôles sociaux et qui, comme Parsons,associe la jeunesse à l’adolescence(2), je considère que la jeunesse est plutôt unesorte de “postadolescence” (3) correspondant à une phase d’“apprentissage progressif desresponsabilités”, qu’elle “établit plutôt unecontinuité entre deux âges de la vie” et qu’ellene se définit pas par opposition à la cultureadulte(4). Le militantisme se déploie à partird’une organisation (association, syndicat,

parti politique) et engage une actioncollective concertée, marquée par le projetdes protagonistes de se mobiliser dans une logique de revendication, de défensed’un intérêt matériel ou d’une cause(5). Cette action peut viser des changementsprofonds, être inspirée par le désir de résister à des changements, impliquer des modifications de portée révolutionnaireou ne viser que des enjeux localisés(6).Le militantisme maghrébin se déploie au cours de la décennie quatre-vingt-dix,marquée pour ces jeunes par destransformations sociales (vie universitaireallongée, entrée sur le marché du travailinstable entre 20 et 29 ans, recul du mariage)et des mutations culturelles (disparitiond’une pratique religieuse régulière,dépolitisation résultant d’une “transformationdu mode de constitution de l’identité sociale”)(7)

d’une part, et d’auttr part par une montée del’islamisme radical, un antiaméricanismecroissant – surtout depuis les attentats du11 septembre 2001, réactivé par la criseirakienne en 2003 –, dans un contexte dedouble réaction de “judéophobie”(8), distincte

À la suite d’une étude qu’il a menée en 2003, à la veille de la guerre en Irak, auprès de

jeunes Maghrébins engagés dans des mouvements associatifs ou politiques en région

parisienne, l’auteur décrit et analyse les trajectoires, les modes d’action et les orientations

idéologiques de ces militants, distiguant les “universalistes” et les “particularistes”.

Manifestation

anti-CPE (Contrat

Première Embauche)

du 7 mars 2002.

© D.R.

I hommes & migrations n° 1268-1269 197

de l’antisémitisme moderne, et d’une“nouvelle islamophobie”, distincte de la xénophobie anti-immigrés(9).Je me suis demandé dans quelle mesure lerapport de ces jeunes militants à leur identitéculturelle oriente leur engagement politiqueet leur rapport à la citoyenneté française. La primauté accordée à une identitéparticulière ou à une identité universelle, a-t-il un effet sur le choix de leurs actionscollectives et sur celui de l’organisation danslaquelle ils se mobilisent ? Ces décisionsrelèvent-t-elles d’une stratégie identitaire ou sont-elles liées à d’autres facteurs ?Pour répondre à ces questions, j’ai construitune typologie des militants à partir de lanotion d’identité et de citoyenneté. Dansune approche dynamique et plurielle del’identité considérée comme un processusmultidimensionnel, je m’intéresse àl’identité culturelle qui, selon S. Abou,“plonge ses racines dans l’identité ethnique”(10),

désigne “la référence à une histoire ou à uneorigine commune symbolisée par un héritageculturel commun” et correspond au premiermoment de l’identité culturelle(11). Le concept de “citoyenneté”, utilisé dans lesens de D. Schnapper, désigne l’appartenanceà une communauté politique renvoyant àdes droits civils et politiques et à des devoirsciviques et militaires ; elle se définitégalement comme le “principe de la légitimitépolitique” (12), dans la mesure où le citoyendétient une part de la souveraineté politiqueet s’avère enfin “la source du lien social” (13) –puisque dans les sociétés démocratiques, le lien entre les hommes n’est plus religieux,mais politique.

Les militants universalistes

Les militants que j’appelle “universalistes”(14),plutôt d’origine sociale élevée, ont acquis la nationalité française par naturalisation.

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Issus des classes supérieures de Tunisie etd’Algérie principalement, témoignant d’uneréussite scolaire, ils ont effectué en Franceun deuxième cycle universitaire au moins,plutôt en sciences humaines, juridiques ouéconomiques. Assimilés culturellement,agnostiques ou athées, ils n’observentaucune pratique religieuse et ont descomportements matrimoniaux semblables àceux des jeunes Français des années quatre-vingt-dix à deux mille : ils entretiennentune liaison sentimentale avec une personnechoisie en fonction de critères personnels et non de critères traditionnels.Naturalisés français pour certains parcequ’ils se sentent français culturellement, ils adhèrent aux valeurs républicaines et au modèle français d’intégration liantcitoyenneté et nationalité. Identifiant les droits politiques au droit de vote(15), ilsont une conception politique et abstraite de la citoyenneté, et accordent une primautéà la souveraineté nationale car ils ont lesentiment d’appartenir à une collectivitépolitique plutôt qu’ethnique. Ils montrentainsi leur adhésion au modèle d’intégration “à la française”, fondé sur “l’idée et la valeur de la citoyenneté individuelle, sur l’égalité formelle, juridique et politique, de l’individu-citoyen”(16).Cet attachement aux valeurs républicainestransparaît aussi dans leur rapport à l’islam.Ayant intériorisé la laïcité “à la française”,ils souhaitent que les filles musulmanesrespectent les valeurs laïques, notamment à l’école républicaine. C’est au nom de l’égalité de traitement des religions et de l’application de la laïcité sans discrimination qu’ils souhaitent

l’organisation d’un islam de France et non d’un islam en France, c’est-à-dire la représentation à la fois institutionnelle et démocratique des musulmans en France,la construction de mosquées, de carrésmusulmans et d’écoles musulmanes. Ils adhèrent ainsi à une “éthique de la laïcité”porteuse d’un principe de séparation et nonde négation des religions(17), estimant que la laïcité, loin d’être en contradictionavec l’islam, permettra la modernisation et la démocratisation de cette religion.Leurs parents, ayant souvent entretenu desliens avec des Français et effectué des séjoursen France, leur ont transmis une culturepolitique universaliste héritée des Lumièreset l’amour de la France. Les Tunisiens ontintériorisé le principe de laïcité du régimetunisien ; les Algériens expriment cespositions car leurs parents et grands-parentsont été “en contact avec la modernité française”dans et par “la société coloniale” (18), puis ontconnu le régime algérien du FLN véhiculantdes valeurs socialistes et laïques plutôtqu’islamiques. Enfin, les Kabyles ont hérité,comme le montre P. Bourdieu, d’une culturedémocratique ancienne, élaborée dans une société coloniale algérienne dotée d’une démocratie gentilice ayant en commun certaines caractéristiques avec la démocratie française(19).L’enseignement qui leur a été inculqué a joué un rôle notoire. En effet, grâce à la fréquentation des écoles françaises dansleur pays d’origine, puis de l’enseignementsupérieur en France, ils ont été en contactavec la culture française savante, et ontprogressivement intériorisé l’idéologienationale française, fondée sur la

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méritocratie ou l’“élitisme républicain”(20).Cette francophilie tempère leur solidaritéarabe. Ils soutiennent la cause palestiniennedans une éthique de la “responsabilité”,favorables qu’ils sont à la création d’un Étatpalestinien distinct d’un État israélien – pluspar pragmatisme que par conviction, car ilsprônent en réalité un seul État laïc, où Juifs etPalestiniens pourraient cohabiter. Ainsi, ce n’est pas par un attachement à une“communauté arabe” qu’ils se positionnenten faveur du peuple palestinien, mais parcequ’ils adhèrent à la Déclaration des droits del’homme et du citoyen, au droit des peuples àdisposer d’eux-mêmes, aux valeurs transmisespar leur famille d’origine, l’université qu’ilsfréquentent et le groupe des pairs.De la même manière, ils manifestent unesolidarité modérée à l’égard du peuple irakien.Ceux qui résidaient déjà en France lors de lapremière guerre du Golfe de 1991 ont plutôtsoutenu la position française du chef de l’État,F. Mitterrand, et analysé alors la criseirakienne dans les termes de la majorité de lapopulation française, favorable à l’interventionmilitaire, tout en gardant une certaine formede solidarité avec le peuple irakien(21). De même, face à la nouvelle crise irakienne en 2003, ils ont eu un comportementsemblable à une très large majorité deFrançais, hostiles à une intervention militaire en Irakpour des raisons géopolitiques, économiques ethumanitaires, tout en estimant que S. Husseinétait un tyran. Ils ont condamné touteintervention militaire américaine au nom d’un antiaméricanisme politique, de la raisonuniversaliste héritée des Lumières ou encored’un pacifisme de gauche inconditionnel,

valeurs diffusées par les Français, avec lesquelsils étaient en contact à l’université et dans les partis politiques, mais aussi transmisespar leurs parents, francophiles pour la plupartet adeptes des valeurs internationalistes,antiaméricaines et anticapitalistes.Enfin, leur solidarité arabo-musulmane nes’est guère manifestée lors des attentats du11 septembre perpétrés par le réseau Al-Quaida sous l’égide de Ben Laden, et lorsde la guerre en Afghanistan à l’automne 2001,pays musulman dirigé alors par les talibans.Frappés de stupeur par ces attentats, ils éprouvèrent de la compassion pour lesvictimes américaines innocentes. Ilscondamnèrent Ben Laden, son idéologieislamiste radicale et ses méthodes terroristes, mais ils n’éprouvèrent aucunsentiment de solidarité avec le peupleaméricain, n’observèrent pas la minute desilence officielle le lendemain des attentats,et condamnèrent la politique étrangèreaméricaine, en particulier celle deG. W. Bush qu’ils estimaient en partieresponsable de ces attentats. Lors de l’intervention anglo-américaine enAfghanistan, ils soutinrent surtout le peupleafghan pour des raisons humanitaires.Ce n’est donc pas en fonction de leurattachement à leur identité musulmane qu’ilss’exprimaient alors, car leur identité religieuses’était fortement laïcisée à la fois en France et dans leur pays d’origine, l’Algérie socialistedes années soixante-dix à quatre-vingt ou la Tunisie, laïque depuis Bourghiba. Leursréactions étaient plutôt liées à leur identitépolitique, formée par la socialisation familialeet scolaire. Leur comportement politiquerésulte davantage de leur hostilité à la fois

200 Chroniques I Repérage I

vis-à-vis de la politique étrangère américaineactuelle, assimilée à l’impérialisme, et de l’islamisme politique néofondamentaliste,interprété comme un nouveau fascismecontemporain, ainsi que de leur adhésion àdes idéologies tiers-mondistes des annéessoixante-dix, revisitées aujourd’hui par lescourants de l’antimondialisation.

Les militants particularistes

Les militants que j’appelle “particularistes”ont une origine sociale moins élevée et sontmajoritairement d’origine marocaine. Ensituation de réussite scolaire, ils ont achevéun second cycle universitaire ou une grandeécole. En cours d’acculturation à la sociétéfrançaise, ils ont des comportementsmatrimoniaux spécifiques : ils ont le projetde se marier conformément à la traditionislamique, privilégient des relationssentimentales endogames, intranationales ouintraethniques.Ils n’envisagent pas d’acquérir la nationalitéfrançaise, parce qu’ils estiment que la naturalisation doit être le résultat d’unprocessus d’assimilation, et ils n’ont pas le sentiment d’être culturellement français,mais plutôt marocains, ou algériens. S’ilsn’adhèrent pas à la citoyenneté “à la française”,ils sont favorables au droit de vote desétrangers aux élections locales, et souventpartisans que ce droit s’étende aux électionsnationales, au nom de la résidence sur leterritoire français. Ils combinent des référencesà des valeurs universelles et à des identitésparticulières, et aspirent à une nouvellecitoyenneté qui se situe dans “une perspective à la fois locale et interculturelle, collective et

évolutive”, une citoyenneté “fondée sur le droit dusol, qui n’est plus liée à la nationalité, ni à l’État-nation” (22). Autrement dit, ils revendiquent une“citoyenneté économique et sociale” (23)

qui se définirait par un ensemble de “droits-créances”, et une “citoyenneté-résidence” (24),selon l’idée que la seule résidence doit donnerdroit à la citoyenneté.Ce rapport critique à la citoyenneté “à la française” se retrouve à l’égard de la laïcité.Ils sont plutôt favorables au droit de porter le voile islamique à l’école laïque, au nom dela tolérance religieuse, ou parce qu’ilsestiment que le port du foulard n’est pas encontradiction avec la laïcité. Ils revendiquentune laïcité plurielle qui intègre la dimensionreligieuse et affichent leur adhésion ausystème anglo-saxon de reconnaissance desminorités ethniques(25). Ils assimilent la laïcité“à la française” à du laïcisme(26), prônent une laïcité qui ne doit ignorer ni la diversitédes cultures, ni l’inégalité des chances réelleset redoutent une laïcité “matérialiste” (27),imposant une conception restrictive de laliberté de croyance.Favorables à l’organisation de l’islam “en France” et non à celle d’un islamfrançais, ils souhaitent maintenir un islamtraditionnel tout en évitant à la foisl’emprise de la mosquée de Paris, liée auFLN, et l’ascension de l’intégrismeislamique. En effet, ils entretiennent un rapport culturelet sentimental à la religion musulmane,qu’ils pratiquent occasionnellement ou respectent symboliquement, et désirent,au nom d’un islam historique, que cettereligion soit organisée selon des normes et des valeurs spécifiques.

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Critiques vis-à-vis du modèle françaisd’intégration, ils adhèrent davantage aumulticulturalisme (système politique quifavorise l’affirmation publique des différencesculturelles, dans lequel les individus sontdéfinis par des appartenances à des groupesculturels particuliers et concrets)(28). Leur attachement à leur identité culturelle,ethnique et nationale tient au fait qu’ils ne sentent pas entièrement citoyens français.Cette attitude s’explique par l’appartenance de leurs parents à des milieux sociaux moinsfavorisés qui leur ont transmis des valeursanticoloniales, indépendantistes etnationalistes, parents qui, pour la plupart, ontété des militants politiques ou syndicalistesmarqués par une “éthique revendicative” etdes habitudes de lutte(29). Elle est sans douteégalement due à ce que le Maroc reste, pourl’essentiel, une société musulmane, où laséparation du politique et du religieux n’existepas, le roi étant le commandant des croyants.L’Algérie – pays socialiste et antioccidental –reste dans un processus de réconciliationdifficile avec la France, en raison de la guerred’Algérie. De plus, les jeunes Algériens en France n’ont pas fréquenté l’école française dans leur pays d’origine.Ces militants ”particularistes” soutiennentde manière inconditionnelle les Palestinienset l’existence d’un État palestinien, et semontrent compréhensifs à l’égard des actesterroristes palestiniens commis lors de la seconde intifada, née à l’automne 2000,qu’ils interprètent comme des actes derésistance héroïques. Favorables à l’existenced’un seul État laïc, où Juifs et ArabesPalestiniens pourraient cohabiter, ils se sontrésignés à l’idée de construire deux États

distincts, à condition que l’État palestinienretrouve ses frontières de 1967,conformément à la résolution 242 de l’Onu.S’ils condamnent la politique israélienne,interprétée comme une politique coloniale,et plus particulièrement celle de Sharon,considérée comme terroriste, c’est parantisionisme et au nom d’une arabité àlaquelle ils sont attachés. Le sort aggravé des Palestiniens depuis l’échec du processus de paix et la naissance de la seconde intifadaen septembre 2000 revêt une fonctionidentitaire encore plus intense. Plus quejamais, comme le souligne D. Schnapper, “le malheur des Palestiniens chassés de leur terre a la même fonction que le génocidepour les Arméniens, ou la Shoah pour les Juifs :catastrophe originelle et inoubliable, qui unit sesvictimes ou les enfants, réels ou symboliques, deses victimes et fonde leur identité collective” (30).Leur solidarité arabe se manifeste égalementavec le peuple irakien depuis la premièreguerre du Golfe de 1991. Ils ont condamnéradicalement l’embargo américain subijusqu’en 2003 et ont soutenu l’Irak deSaddam Hussein, parce qu’ils s’identifient auxIrakiens et que ce pays incarne à leurs yeux un modèle de société arabe, laïque et moderne,dotée d’une élite éclairée. Antiaméricainspolitiquement et culturellement, ils ontconsidéré que le renforcement de la dictatureirakienne était plutôt dû à la politiqueétrangère américaine qu’à Saddam Husseinlui-même. Radicalement hostiles à cettepolitique, ils ont condamné en 2003 toutepossibilité d’intervention militaire en Irakcomme la majorité des Français, mais d’abordau nom de leur identité arabe et d’un faisceaude valeurs combinant l’antisionisme,

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l’antioccidentalisme, l’arabisme et un tiers-mondisme réactualisé. Ils ont exprimé la même hostilité à l’égard de G. W. Bush qu’à l’égard de S. Hussein, tous deux considéréscomme des dictateurs, associant la tyrannie durégime irakien d’alors à l’impérialismeaméricain. Quoique n’ayant guère desympathie pour l’ancien dictateur irakien, ils ont relativisé son despotisme et affiché, àtravers leur solidarité avec le peuple irakien,leur désir de sauver l’honneur des peuplesarabes, qu’ils estiment humiliés en vertu d’unsentiment de double appartenance, et parceque ces conflits évoquent pour eux la périodecoloniale et le souvenir des guerresd’indépendance dans les pays du Maghreb(31).Enfin, leur solidarité musulmane s’estmanifestée lors des attentats du 11 septembre.Ils ont alors condamné les attentats islamistesqui les ont stupéfaits et horrifiés, et éprouvéune compassion modérée pour les victimesaméricaines, réjouis par ailleurs de lavulnérabilité américaine. Ils ont ressenti unecertaine fierté que ces actes aient été commispar des Arabes, et entretiennent un rapport

ambigu à l’égard de Ben Laden. S’ils ne l’ontpas considéré comme un héros, ils ne l’ontpas condamné radicalement et ont vu en luiun personnage mythique, emblématique etcourageux. Sans interpréter la bienveillancede ces militants à son égard comme uneadhésion à une idéologie islamiste radicale,on peut émettre l’idée que le chef d’Al-Qaidaa une fonction identitaire, qui l’apparente à un héros des temps modernes comparable àSaladin ou à Che Guevara. Il semble jouer lemême rôle que S. Hussein, pendant lapremière guerre du Golfe, auprès d’uneminorité de musulmans en France : celuid’engendrer un sentiment de fierté. Enfin, cesmilitants ont témoigné d’une solidaritémusulmane modérée envers le peuple afghan.Ils n’ont pas condamné l’interventionmilitaire occidentale en Afghanistan, hostilesqu’ils sont au régime fondamentaliste taliban.Ainsi, c’est la solidarité arabe, et nonmusulmane, l’honneur de la civilisationarabe, qui fut alors mis en avant, et leprocessus d’identification à la nation arabemythique qui a été réactivé.

Manifestation

anti-CPE

(Contrat Première

Embauche)

du 7 mars 2002.

© D.R.

I hommes & migrations n° 1268-1269 203

Ils se révèlent surtout de jeunes Arabespétris de ressentiment à l’idée du contrasteentre leur grandeur passée – culturelle,politique et religieuse – et leur déchéanceprésente, sentiment exacerbé “par l’existencemême d’Israël et plus encore, par l’occupation desterritoires palestiniens” (32).

Modes d’action politique

et orientations idéologiques

Les militants “universalistes” ontcommencé leur action militante en France.Ils n’avaient, pour la plupart, jamais milité,ni dans une association, ni dans un partipolitique dans leur pays d’origine, parcequ’ils étaient adolescents, et aussi parce queles conditions politiques n’étaient guèrefavorables à la liberté d’expression. Ilss’engagent alors au sein d’associationsnationales, dans des syndicats étudiants(plutôt à l’UNEF), dans des ONGhumanitaires, et enfin dans des partispolitiques français tels que le PS, l’UDF et le RPR – devenu UMP en 2002.Les militants les plus précoces s’engagent à l’âgede 18 à 20 ans, dès leur entrée à l’universitéfrançaise. Ils intègrent un parti politique degauche, une ou plusieurs associationsnationales, et des syndicats étudiants. Ilsparticipent à de nombreux mouvementssociaux et à des manifestations à dimensionsociale, universitaire, et politique d’ordrenational et/ou international. Les plus tardifss’engagent entre 25 et 30 ans après plusieursannées passées en France, à la fin de leursétudes, et uniquement dans les partis politiquescentraux. Passant directement au politique, ils accomplissent des tâches militantes

traditionnelles et désirent se professionnaliserpar le biais de la politique. Ils ne participentqu’occasionnellement à des manifestationspolitiques, antiracistes ou syndicales.Ce militantisme dans la société française estrévélateur de leur adhésion pleine et entièreà la citoyenneté française et montre qu’ilsont le sentiment d’être d’abord des citoyensfrançais. Lorsqu’ils adhèrent à desassociations ou à des syndicats, c’est pourdéfendre des intérêts corporatistes,statutaires, ou socioéconomiques. Lorsqu’ilsmanifestent en faveur de pays arabes, lors de crises ou de conflits, comme le conflitisraélo-palestinien ou la crise irakienne, c’est au nom de la cause des pays pauvres, de l’antiracisme et du pacifisme. Leurmilitantisme s’apparente au militantismeantiraciste “hétérophobe, universaliste etantidifférentialiste” (33), que l’on peut analysercomme une réinterprétation contemporainedes valeurs républicaines, qui est, selon D. Schnapper, “l’homologie, dans un autrevocabulaire et dans d’autres circonstanceshistoriques, de l’adhésion passionnée desIsraélites au XIXe siècle aux valeurs universellesissues des Lumières et de la Révolutionfrançaise.” (34) En choisissant ces partispolitiques, ils affichent un vif intérêt pour la politique française. Leur militantismesouligne leur adhésion à des “régimesconstitutionnels pluralistes” (35), à des stratégiesd’intégration au sein de l’espace politiquefrançais. Leur conduite est guidée par la “rationalité téléologique” (36) imprégnée parune “éthique de la responsabilité”. (37)

Ce mode d’action politique diffère de celui desmilitants “particularistes” qui, fils de militantspolitiques, syndicaux ou indépendantistes, ou

204 Chroniques I Repérage I

issus du personnel politique maghrébin, ontpour la plupart déjà milité dans leur paysd’origine plutôt à l’intérieur d’associations, ou bien continuent de militer parallèlement dans des partis politiques de leur paysd’origine. Arrivés en France, ils entrent dans des associations “périphériques” spécifiques.Les Algériens kabyles, arrivés sur le territoirefrançais après 1992 à la suite des événementsd’Algérie provoqués par l’ascension du Frontislamique du salut, s’engagent en France dans des associations locales culturelles,promouvant la berbérité. Ils prolongent ainsil’action militante amorcée dans desassociations kabyles en Algérie. Les Berbèresmarocains, déjà investis dans leur pays dans des associations berbères à dimensionculturelle, continuent à militer en Francedans les années quatre-vingt-dix et au débutdes années deux mille au sein d’associationsculturelles de défense de la culture berbère.Ils militent dans des associations tournéesvers le pays d’origine, qu’ils ont crééesquand ils étaient étudiants à l’université,soit dans des organisations défendant lacause palestinienne, nées depuis la secondeintifada, comme, par exemple, Pour une paixjuste au Proche-Orient. Ils participentrarement aux manifestations, ne participantqu’à celles liées au monde arabo-musulman :à celles qui défendent la cause palestinienneen 2002, la cause kabyle en Algérie au débutdes années deux mille, et aux manifestationsde 2003 contre la guerre en Irak.Lorsqu’ils militent dans des associationsethniques culturelles, c’est pour prolongerleur combat politique et culturel pour lacause berbère ou kabyle dans un contexted’immigration et faire revivre une mémoire

collective. Ce militantisme s’apparente àune stratégie de distinction et devalorisation identitaire et vise à éviter queles Français leur assignent une identité arabeparticulièrement stigmatisante qu’ilsrefusent. Ils s’engagent dans des associationstournées vers leur pays d’origine au nom de leur identité nationale, de l’attachement àleur pays comme nation culturelle ethistorique, et parce qu’ils envisagent unretour prochain, envisageant un avenirpersonnel ou professionnel au pays.Ils militent pour la cause palestinienne ouirakienne en raison de leur arabité, d’unenation arabe mythique, et d’une idéologiearabiste qu’ils réactualisent. Mais cemilitantisme traduit aussi un antisionisme etune critique de l’occidentalisme, et développeune “contre-idéologie” visant à instaurer denouvelles formes de légitimité dans l’espacepolitique français(38). Il peut se comparer au militantisme “antioccidental” des annéesquatre-vingt des étudiants et intellectuelsmusulmans venus en France, “défenseurs d’unislam politique”, “victime et ennemi del’Occident”, et animés par des revendicationstiers-mondistes, “contre la dépendance des paysmusulmans”. (39) Mais ce nouvelantioccidentalisme s’apparente davantage àun antiaméricanisme radical, nourri par ledésenchantement, “le désespoir”, “l’humiliationet le sentiment de l’injustice”, et correspond à une réaction contre “l’inégalité et l’anarchie,produite par la modernité et la démocratie sous les espèces de la globalisation libérale”.(40)

Ainsi, ces militants ont recours à la berbérité, à l’arabité ou la marocanité moins par tactique– ou pour adresser un discours à la sociétéfrançaise – que par conviction. Contrairement

I hommes & migrations n° 1268-1269 205

aux jeunes d’origine étrangère qui avaient recoursà ces revendications identitaires par “retournementdu stigmate imposé au minoritaire” et par souci des’en servir comme “une arme au service d’unevéritable stratégie relevant de la provocation” enraison de son pouvoir d’action à l’intérieur de la société française(41), ces militantsexpriment une conviction enracinée, s’appuyantsur une tradition culturelle ou politique héritéede leurs parents ou de leur nation d’origine. Ilsn’entrent pas à l’intérieur des partis, des syndicatsou des associations françaises, parce qu’ils ne sesentent pas citoyens français et manifestent peud’intérêt pour la politique française, sauf si celle-ci s’articule avec leur pays ou leur airecivilisationnelle d’origine. Ainsi, ils restent à la périphérie de l’espace politique français eninvestissant des associations locales tournées versleur origine culturelle, ou des associationstransnationales, créant un espace transpolitiquefranco-maghrébin.

Quatre ans plus tard,

que sont devenus ces militants ?

La guerre d’Irak qui s’est transformée en guerrecivile, l’aggravation du conflit israélo-palestinien et l’arrivée au pouvoir du Hamas en Palestine, la mise en place duConseil français du culte musulman (CFCM), levote de la loi sur la laïcité interdisant le portd’insignes religieux ostentatoires à l’écolepublique, les débats sur le “rôle positif” de lacolonisation, la multiplication des viols entournantes dans les cités, les émeutes del’automne 2005 dans les quartiers populaires ontprovoqué en France de nouvelles formes demilitantisme.Des mouvements très divers sont nés : Ni putes ni soumises, association féministe

proche du PS, créée en 2003, reste illégitimedans les cités et auprès des jeunes Françaisd’origine maghrébine, qui considèrent cetteassociation comme stigmatisant les garçonsarabes ; Les Indigènes de la République,mouvement radical proche de l’extrême gauche,né en 2005, attire des Français d’originemaghrébine en réussite scolaire, mais déclasséssocialement ; le collectif ACLEFEU (Associationdu collectif liberté-égalité-fraternité ensemble etuni), créé à Clichy-sous-Bois en novembre 2005,a plutôt suscité l’engagement de Français demilieux populaires d’origine maghrébine vivant dans ces cités ; le collectif Racaille de France,fondé après les émeutes en banlieue, a pour butde promouvoir la mixité sociale.Tous ces nouveaux mouvements politiques oucorrespondant à des mouvements de “classe”regroupant des jeunes, relégués et stigmatisés,n’ont pas entraîné l’adhésion des étudiantsimmigrés maghrébins venus en France dans lesannées quatre-vingt-dix, car ces derniers onttrouvé une place dans la société française et ne se vivent ni comme “indigènes”, ni commeexclus ou discriminés. S’ils ont poursuivi leurmilitantisme dans leurs organisations politiquesou associatives, leur attitude est devenue plusdéfensive en faveur de l’islam, de la Palestine etdu monde arabe, car ils estiment être de plus enplus humiliés. En attestent leur opposition à la loi sur la laïcité de 2004,considérée comme discriminante à l’endroit desmusulmans, et leur indignation publique à l’égard de la loi de février 2005 sur le “rôlepositif” de la colonisation. ■

Dominique Baillet

Sociologue

206 Chroniques I Repérage I

1. Geisser, V., dir., Diplômés maghrébins d’ici et d’ailleurs, Paris, CNRS Édition, 2000.

2. Parsons, T., “Youth culture”, American sociological review, 1942.

3. Galland, O., “Adolescence, postadolescence, jeunesse : retour sur quelques interprétations”, Revue française de sociologie, octobre-décembre 2001, p. 615.

4. Ibid., p. 637.

5. Neveu, E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996, p. 11.

6. Blumer, H., “Collective behaviour”, in New outline of the principles of sociology, Barnes and Noble, New York, 1946.

7. Galland, O., Les Jeunes, 1996, p. 51-105.

8. Taguieff, P. A., La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002.

9. Geisser, V., La nouvelle islamophobie, Paris, la Découverte, 2003, p. 10.

10. Abou, S., L’identité culturelle. Relations interethniques et problèmes d’acculturation, Paris, Anthropos, 1981, p. 30.

11. Ibid. p. 44.

12. Schnapper, D., Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.

13. Ibid.

14. Schnapper, D., La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.

15. Wihtol de Wenden, C., “Droits politiques des immigrés”, Études, janvier 1982, p. 36-37.

16. Schnapper, D., La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994, p. 68.

17. Costa-Lascoux, J., Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996, p. 83.

18. Schnapper, D., Leveau, R., “Juifs et musulmans maghrébins”, in Leveau, R., Kepel, G., dir., Les Musulmans dans la société française,Paris, FNSP, 1988, p. 102.

19. Bourdieu, P., Sociologie de l’Algérie, Paris, Puf, 1963, p. 21-25.

20. Schnapper, D., La France de l’intégration, Paris, Gallimard, 1991, p. 347.

21. Schnapper, D., “La citoyenneté à l’épreuve. Les musulmans pendant la guerre du Golfe”, Revue française de science politique, avril 1993, vol. 43, n° 2, p. 203.

22. De Wenden, C., Leveau R., La Beurgeoisie, Paris, CNRS édition, 2001, p. 56-57.

23. Schnapper, D., op. cit., p. 416.

24. Ibid. p. 417.

25. Costa-Lascoux, J., Les Trois Âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996, p. 112.

26. Arkoun, M., Ouvertures sur l’islam, Paris, Grancher, 1989, p. 43.

27. Costa-Lascoux, J., op. cit., p. 21.

28. Lapeyronnie, D., “Les deux figures de l’immigré”, in Wieviorka, M. (dir.), La Société fragmentée, Paris, La Découverte, 1996, p. 252.

29. Terrail, J.-P., Destins ouvriers, la fin d’une classe, Paris, PUF, 1990, p. 229.

30. Schnapper, D., “La citoyenneté à l’épreuve. Les musulmans pendant la guerre du Golfe”, Revue française de science politique, vol. 43, n° 2, avril 1993, p. 200.

31. Rachedi, N., “Les élites d’origine maghrébine en France” in Lewis, B. ; Schnapper, D. (dir.) ; Musulmans en Europe, Actes Sud, 1992, p. 97.

32. Hassner, P., “La signification philosophique du 11 septembre 2002”, Esprit, novembre 2002, p. 153-169

33. Taguieff, P. A., La Force du préjugé, Paris, La Découverte, 1987.

34. Schnapper, D., Leveau, R., “Juifs et musulmans maghrébins”, in Leveau, R., Kepel, G., dir., Les Musulmans dans la société française,Paris, FNSP, 1988, p. 131.

35. Aron, R., Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p. 85.

36. Weber, M., Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992.

37. Weber, M., Le Savant et Le Politique, Paris, Plon, 1959.

38. Habermas, J., Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978.

39. Schnapper, D., Leveau, R., op. cit., p. 111.

40. Hassner, P., “La signification philosophique du 11 septembre”, Esprit, novembre 2002, p. 153-169.

41. Gonzales-Quijano, Y. ; “Jeunes générations issues de l’immigration maghrébine et identité politique”, bulletin du CEDEJ (Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales), premier semestre 1988, p. 233.

Notes