Jimmy Guieu - L Ordre Vert

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Jimmy Guieu

lordre vertGRAND PRIX DU ROMAN SOTRIQUE 1969

Ed. Fleuve Noir ~ n 384

A mon ami Grard COUETTE. En toute communion desprit et en souvenir de notre fascinante qute du paranormal en la Commanderie Templire de Montfort-Sur-Argens. J. G.

Dans les profondeurs de lEnceinte Sacre, les salles de contrle bourdonnaient dune activit fbrile. Dinnombrables crans muraux dispensaient une clart glauque le long de limmense panneau de commande. Des techniciens, un micro dordre agraf sur la collerette de leur tunique, suivaient attentivement lapparition successive des images, presque toutes cadres sur la campagne faiblement claire par la lune. Lun des techniciens tourna la tte vers le pupitre central, sur la console duquel son chef manipulait des manettes, rglait des boutons, corrigeait le contraste des images ou faisait varier le volume des sons ambiants. Notre sujet vient darriver Vrifiez son psychogramme Le technicien examina la sinusode mouvante, inscrite en vert luminescent sur un cran circulaire: Psychogramme normal. Le sujet ne se doute de rien. Parfait, sourit bizarrement lhomme en tunique blanche. Cest partir de demain seulement que ses jours seront en danger

chapitre premier

Mme en vacances, il est une heure pour se lever. Ctait l une sage rsolution pour Gilles Novak qui, en stirant, heurta du poing la paroi de toile de sa tente de camping. Cela ne lui tait plus arriv depuis longtemps de paresser ainsi jusqu 9 h 30! A cette grasse matine, le rdacteur en chef de la revue L.E.M. (lEtrange et le Mystrieux dans le monde et ailleurs) avait aussi une excuse. La veille de ce 20 juin, un stupide incident mcanique survenu sa 505 GTD Turbo lavait retard; ctait donc en pleine nuit quil avait plant sa tente au bord de lArgens, la petite rivire coulant deux kilomtres du village de Montfort, dans le Var. Gilles passa un short et accrocha le rabat de tente lun des tendeurs afin de laisser entrer la chaude lumire du soleil. Mettant en marche son rasoir lectrique pile, il entreprit de se raser en sifflotant Limportant, cest la rose atrocement estropi en raison des grimaces que lui imposait cette corve matinale. Celle-ci termine, il jeta une serviette-ponge sur lpaule, prit sa trousse de toilette et sapprta sortir pour aller prendre un bain la rivire. Il sarrta sur le seuil, coutant ces pas et cette voix fminine qui fredonnait elle aussi Limportant, cest la rose Gilles Novak acheva de sortir et dressa sa haute stature pour jeter un coup dil par-dessus sa tente. Une jeune femme, une trs belle Eurasienne, savanait en chantonnant, ses longs cheveux noirs flottant autour de ses paules nues et bronzes. Elle portait, avec beaucoup de grce, un bermuda bleu ple et le soutien-gorge dun deux-pices couleur noisette assez proche de sa chaude carnation. Elle ne marqua aucune surprise en apercevant Gilles Novak et continua davancer en balanant ngligemment son sac de plage, mais cessa de chantonner. Bonjour, voisin, sourit-elle, sans plus de formalisme. Ce quoi Gilles rpondit tout naturellement: Bonjour, voisine! Puisque vous dites que nous sommes voisins, ce dont je me rjouis. Mon nom est Gilles Novak. Nancy Bradley, rpondit-elle avec un accent chantant et en lui tendant une main ferme et douce la fois. Jai plant ma tente derrire ce boqueteau darbres, cinquante mtres dici. Vous navez pu la voir, hier soir, lorsque vous tes arriv. Dsol si je vous ai rveille en dressant mon petit campement.

Je ne dormais pas, je lisais, sourit-elle en arrangeant une mche de cheveux pour laisser ensuite sa main droite lgrement pose sur son paule gauche. Elle eut un imperceptible froncement de sourcils et Gilles crut deviner chez elle une vague surprise. La jeune Eurasienne avait tourn la tte; son regard effleura le mt de tente qui sparait en deux les rabats de lentre, puis elle reporta son attention (aprs ce curieux mange) sur le journaliste: Excusez-moi, monsieur Novak. Je vais prendre un bain Je vous souhaite un bon sjour. Thanks and you too, miss Bradley, or Sweet Flower of the Quiet Morning Country(1)... Sur le point de partir, elle marqua une hsitation et eut, de nouveau, ce charmant froncement de sourcils pour rpondre, en anglais: Vous tes devin, ou bien nous sommes-nous dj rencontrs? Il secoua la tte en riant. Jusqu il y a cinq minutes, je navais jamais eu ce plaisir, miss Bradley. Disons que jai jou pile ou face sur le raisonnement suivant : vous portez un nom amricain et vous tes eurasienne. Il y avait donc de fortes chances pour que vous soyez originaire de Formose ou de la Core le Pays du Matin Calme jai pench pour ce charmant pays Et ctait le bon! Elle battit des paupires, lgrement interloque, mais consentit sourire. Mon pre tait amricain et ma mre sud-corenne; je suis ne Soul. Vous tes un mule de Sherlock Holmes, peut-tre? Dtective? Non, journaliste, simplement. Heureuse concidence puisque nous sommes confrres! Je suis moi-mme attache la Section Information de la Radiodiffusion, Soul et je viens deffectuer une srie de stages en France. Ceux-ci termins, jai pris quelques jours de repos pour faire du camping avant de regagner le Pays du Matin Calme. Mais, veuillez mexcuser, monsieur Novak, je vais prendre mon bain. A bientt, lui lana-t-il en suivant des yeux son mouvante ondulation de hanches. Gilles sarracha cette contemplation fort attachante pour poser un regard perplexe sur le mt dentre de sa tente. Que diable semblait-elle chercher l? Un mt de tente, cest un mt de tente! Pourtant, lespace dune seconde, elle a paru surprise ou bien due. Pourquoi? Sur le point daller, lui aussi, prendre un bain, il se ravisa et gagna le bouquet darbres indiqu par lEurasienne. Il aperut immdiatement sa tente, de couleur orange, et sarrta: au fate du piquet dentre se trouvait une rose, lie par un cordonnet; une splendide rose rouge dont certains ptales taient tombs, preuve quelle navait pas t cueillie l le matin mme, mais la veille ou lavant-veille, car elle avait perdu de sa fracheur. A deux pas de l, une Honda rouge, larrire de laquelle il dcouvrit une petite plaque, celle dun garage de la capitale spcialis dans la location de voitures. Aprs un dernier coup dil la rose, le journaliste promena lentour un regard circulaire, sattardant sur la vieille commanderie templire dont la masse claire et fire dominait le village de Montfort, puis il se rsolut enfin prendre le chemin de la rivire. La campagne varoise inonde de soleil, son calme, cette odeur vgtale qui embaumait lair, tout cela contribuait rendre agrable ce sjour de vacances ou demi-vacances que Gilles stait accord aprs une anne de labeur. A la recherche dun coin propice pour se baigner, Gilles Novak longeait lArgens lorsque, non1 Merci, et vous aussi, mademoiselle Bradley, ou Douce Fleur du Pays du Matin Calme.

loin du petit pont Fract, en direction du village de Correns, il remarqua une tente. Le rabat ouvert, elle tait vide. Il allait continuer son chemin lorsquun dtail, insignifiant en soi, le frappa: un chardon tait fix au sommet du piquet dentre. Rien dextraordinaire cela, net-ce t le fait quune rose dcorait la tente de la jeune Eurasienne, laquelle fredonnait (tout comme Gilles, dailleurs) Limportant, cest la rose. Ne pouvait-il sagir dune concidence? Avec sa manie de flairer le ct mystrieux des choses, le rdacteur en chef de la revue L.E.M. nallait-il pas un peu trop htivement tirer des conclusions? Mais quelles conclusions, au fait? Limportant, cest la rose, la belle affaire! Des centaines de milliers ou des millions de personnes connaissent cet air-l et doivent le fredonner aussi machinalement quon fredonne le dernier tube entendu la radio ou la tl. Lui-mme naimait-il pas cette vieille chanson de Bcaud? Ne lavait-il pas, le plus machinalement du monde, fredonne en se levant? Oui, mais Nancy Bradley, elle, en plus de la chanson, avait plac une rose son piquet de tente De mme que celle de cet inconnu avait pour ornement un chardon. Mon vieux Gilles, se dit-il, tu verses dans lobsession ! Tout nest pas ncessairement trange, dans la vie. Et quune fille aime la rose ou un gars le chardon, cela ne prouve rien Ou presque rien, lui suggrait son subconscient. Tout en rflchissant, il ralisa quil stait arrt au pied dun acacia. Il en coupa une branchette et, m par une impulsion soudaine, retourna sa tente afin de la fixer au mt dentre. Satisfait de leffet, il reprit le chemin de la rivire et dpassa la tente de linconnu au chardon. Il trouva enfin une petite crique dont les rochers plats et propres lui permirent de dposer son ncessaire de toilette et son short. Le journaliste entra dans leau, encore froide, et savana vers le milieu du courant. Las, le fond tait tout juste suffisant pour autoriser une trempette agrmente de quelques brasses! Il fit donc sa toilette puis samusa nager contre-courant, en esprant quun rocher malencontreux nirait pas lui corcher les genoux A travers lherbe haute et les buissons de la berge, il entrevit une silhouette quil reconnut immdiatement : sa toilette acheve, Nancy Bradley, ses longs cheveux maintenant nous en chignon, son sac de plage ngligemment jet sur lpaule, rentrait son campement. Elle paraissait proccupe, cherchant des yeux quelque chose ou quelquun, en amont de la rivire. Cette attitude incita Gilles ne point linterpeller, et la suivre en se laissant mollement emporter par le courant. La jeune fille venait de sarrter sur la berge, proximit de la tente orne du chardon. Trs doucement, vitant tout clapotis intempestif, Gilles alla se dissimuler parmi les herbes aquatiques, au pied de la berge oppose. Cette Asiatique lintriguait, qui venait de sasseoir sur un rocher et lui tournait le dos pour faire face la tente. De son sac de plage, elle avait retir un paquet de M.S. mentholes et un briquet. Depuis sa cachette, Gilles entendit distinctement le petit bruit de la molette du briquet. Il est vrai que la largeur de lArgens, cet endroit, nexcdait pas cinq mtres! Jaurais lair fin si cette fille me dcouvrait lespionner de la sorte! maugra-t-il mentalement. Peut-tre attend-elle un amoureux, loccupant de cette tente? Un comble, pour moi, dtre alors dcouvert! Et quelle situation ridicule! A deux cents mtres de l, sur la route de Montfort Correns, un troisime personnage muni de puissantes jumelles observait, lui aussi, cette scne travers un fourr Sans se douter un instant quil tait ainsi pi, Gilles vit arriver un homme blond, dune qua-

rantaine dannes, en blue-jean et chemise Lacoste. Linconnu marqua une brve hsitation en apercevant cette jeune femme assise sur un rocher; il la salua et sarrta lentre de sa tente. Jetant sa cigarette dans la rivire, Nancy Bradley stait leve pour sapprocher du campeur non sans avoir lanc un bref coup dil au chardon du piquet de tente. Le sourire de lhomme blond saccentua et il porta ngligemment sa main droite au niveau de son paule gauche. Nancy imita aussitt ce geste et tous deux rirent alors franchement en changeant une poigne de main. Je mappelle David Hawkins, fit-il avec un accent anglais prononc. Dun mouvement de tte, il dsigna le chardon et ajouta: Mon Chardon vient de Londres. Et toi? Je suis Nancy Bradley. Ma Rose vient de Soul, Core du Sud Mais tu peux continuer de texprimer en franais, cela nous sera profitable car nous ne pratiquons pas cette langue tous les jours. Comme tu voudras, Nancy. As-tu rencontr dautres frres ou dautres surs? Jai failli commettre une erreur de contact, David, avoua-t-elle. Comment est-ce possible? Et les signes de reconnaissances, alors? Il y en a plus dun, avant dengager le contact! Je sais, mais jai t trompe par les apparences car cet homme, tout comme moi, fredonnait Limportant, cest la rose. Dans sa cachette liquide, Gilles Novak, qui ne perdait pas une bribe de cet trange dialogue, fit une grimace involontaire. Bon, fit David Hawkins. Tes-tu dcouverte? Non, car jai ralis in extremis quil narborait aucun emblme sur sa tente. Il na pas davantage sembl remarquer le signe complmentaire du salut, prcisa-t-elle en portant la main droite sur son paule gauche. Mais ce type-l est trs perspicace, poursuivit-elle en rapportant la faon dont Gilles Novak avait identifi son origine corenne. Tu avoueras, David, que cette faon de me dcerner le titre de Fleur du Matin Calme avait de quoi surprendre et prtait confusion. Lun des ntres aurait fort bien pu, connaissant mon emblme, la rose, employer cette phrase cl. Bah! Simple compliment, mrit dailleurs! de la part dun Franais galant homme. Et tu ne lignores pas, Nancy, les Frenchies ont la rputation dtre des coureurs de jupons Et, plus forte raison, de bermudas! Gilles sourit lui aussi, dans sa cachette, cette plaisanterie, puis, de nouveau, il prta loreille aux paroles de lEurasienne. Ce Gilles Novak est tout de mme bizarre, David. Il a d souponner quelque chose dinsolite, dans mon attitude, bien quil nait pu, et pour cause, dcouvrir mon appartenance Gilles Novak, as-tu dit? sexclama lAnglais. Tu le connais donc? Jai entendu parler de lui et lu souvent son magazine: L.E.M. Un type extrmement perspicace, en effet. Et trs vers en symbolisme, en sotrisme! Ses articles en font foi.. Il hocha la tte, pensif et rumina. Oui, un type perspicace et dangereux, peut-tre. Une brebis galeuse? scria-t-elle, alarme. Non, ce nest pas ce sens-l quil faut donner mes rserves. Les crits de cet homme

prouvent quil est moralement proche de nous, de nos aspirations Mme sil ne se doute en aucune manire de nos activits, voire de notre existence. Il faudra contacter notre antenne Paris pour savoir sil est fich ou sil appartient un groupe et si les activits, les conceptions de celui-ci sont compatibles avec notre uvre. Nous avons encore trois jours pour faire cette petite enqute. Tu ten occupes, David? Au fait, tu es venu comment, ici? En voiture; elle est gare cent mtres dici. Je vais la prendre et faire un saut au village pour tlphoner Mais toi, Nancy, o campes-tu? Viens, je vais te montrer. Ds cet aprs-midi, nous irons sparment nous promener dans la nature afin de reprer les autres qui, pour la plupart, ont d planter leurs tentes aux abords mmes de Montfort. Gilles tait mdus par ce quil venait de surprendre; mdus et inquiet par lenqute prconise son sujet par Nancy et lAnglais. Il nagea jusqu la petite crique, enfila ses sandales et, tout en marchant vers sa tente, se frictionna avec la serviette pour se scher avant de passer son short. Le bruit dune conversation lui parvint et il ralentit sa marche: la jeune femme et lAnglais bavardaient devant sa propre tente. Aprs le dialogue surpris un instant plus tt, le journaliste ralisait, un peu tardivement sans doute, son imprudence vouloir entrer dans le jeu de ces concidences (la dcouverte dune rose et dun chardon dcorant la tente de ces tranges campeurs). Navait-il pas eu tort dorner la sienne dune branche dacacia? Certes, la valeur symbolique de lacacia ntait pas douteuse, dans le domaine de certaines socits initiatiques, mais cela suffisait-il pour le dsigner, lui, comme tant un adepte de lnigmatique organisation dont lexistence venait de lui tre rvle par hasard? Par hasard? Voire! Et si tout cela formait subtilement le contexte mystrieux de ce qui lavait attir ICI, sous le couvert du camping? Sa dcision tait prise et il savana, rsolu, en sifflotant Limportant, cest la rose. La jeune Eurasienne et David Hawkins staient alors retourns, embarrasss de se trouver ainsi plants l, devant la tente du nouveau venu. Re-bonjour, Nancy Un de vos amis, sans doute? Heu! Nous venons de faire connaissance, la rivire, rpondit-elle en faisant les prsentations. M. Hawkins ma aimablement propos de maccompagner Montfort. Nous allons au ravitaillement. Voulez-vous que nous vous rapportions quelque chose? Cest trs aimable vous, mais, aujourdhui, je suis pourvu en vivres, fit-il en posant sa main droite sur son paule gauche, dans un geste qui pouvait tre machinal. Les autres cillrent et se dcidrent esquisser le mme signe. Ce qui permit Gilles denchaner avec un sourire entendu: Mon Acacia vient de Paris Cest avec un peu de retard que jen ai orn ma tente, Nancy. Voil pourquoi, tout lheure, je nai pas jug indispensable de rpondre tes signes Mais toi, ami, qui es-tu? La tension embarrasse disparut et lAnglais lui serra la main. Je suis le Chardon de Londres. Heureux de te rencontrer, Gilles. Nous voil dj trois, fit le journaliste. Sais-tu si dautres amis sont arrivs? Oui, jai remarqu une tente, en amont de la rivire. Son mt sornait dun nud parfait, mais je nen ai pas vu loccupant. Cest bon, David, nous allons nous sparer. Il est inutile de rester trop longtemps ensemble. Nous avons encore trois jours, avant le jour J, bluffa Gilles en sinspirant de la conver-

sation surprise au bord de la rivire. Si besoin est, Nancy assurera la liaison; je prendrai contact avec le Nud Parfait Et nous nous retrouverons dans trois jours. O.K.? Lorsquil eut entendu dmarrer la voiture de la jeune Eurasienne, le journaliste poussa un soupir tout en se frictionnant avec son eau de toilette Vtiver de Carven: Mon vieux Gilles, tu ne ten es pas tellement mal tir! A quelle mystrieuse organisation, sotrique ou initiatique, ces gens-l appartiennent-ils? Et de quoi parlaient-ils propos de ce dlai de trois jours? Dune runion, dune assemble secrte internationale, manifestement. Mais dans quel but? Gilles alluma une M.S., et dcida daller prendre contact avec le quatrime campeur : le Nud Parfait auquel David Hawkins avait fait allusion. Remontant le chemin de la rivire, il ne tarda pas lapercevoir, un peu en retrait de la berge, sur un espace plat cern de buissons. Lhomme, assis en tailleur, lisait un journal lentre de sa tente dont le sommet du mt sornait dun nud parfait, autre symbole en usage dans les socits initiatiques. Le campeur se leva son approche et Gilles reconnut en lui un Hindou, trs brun de peau, les sourcils fournis, les yeux profondment enfoncs dans les orbites. Une trentaine dannes, assez maigre, le regard nergique et froid, il portait un pantalon beige et une chemise carreaux qui flottait autour de sa poitrine. Il salua ce promeneur dun signe de tte accompagn dune bauche de sourire qui nincitait gure engager la conversation. Le journaliste regarda ostensiblement le nud de chanvre et posa sa main droite sur son paule gauche. LHindou abandonna alors sa froide expression du dbut et rpondit son signe. Sois le bienvenu, frre. Mon nom est Ram Mohan et mon Nud Parfait vient de Calcutta. LHindou sexprimait dans un franais hsitant, o les r devenaient presque des l. Gilles se prsenta et lui demanda sil avait dj rencontr dautres frres venus camper dans la rgion en lattente du Jour J, euphmisme peu compromettant pour dsigner ce quen fait il ignorait! Une sur cossaise est passe, hier soir. Son emblme est le Dodcadre de Glasgow. Nous avons chang le signe et quelques mots. Las-tu rencontre, frre Novak? Non. Jai seulement pris contact avec Nancy Bradley, la Rose de Soul, et David Hawkins, le Chardon de Londres. En ce cas, tu trouveras la sur Sylvia Norton en contrebas de la route menant Montfort, deux kilomtres environ aprs le pont. Tu la reconnatras aisment. Elle est (Ne trouvant pas lquivalent franais, il poursuivit en anglais.) Shes ginger, you see? Elle est rousse? sourit-il. Bon, mais des jeunes filles rousses, il y en a plus dune, en France! La sur Norton nest pas tout fait jeune, encore quelle ait une belle how do you say for gait or pace? Allure Tu veux dire quelle a une belle prestance? Cest a. Elle est un peu forte, grande, mais seducing. Sduisante. Right, sduisante. Elle doit avoir quarante ans pas loin. Le journaliste fut amus par cette description fort prosaque! Tu nes gure galant, frre Mohan. Il faut dire: Une dame encore jeune, aux formes panouies et pare dune belle chevelure auburn reflets cuivrs. Ah! Ces franais, potes et galants hommes! sourit lHindou. Cest tout fait a, Gilles, tu as parfaitement dcrit la sur Norton. Une femme de tte, assurment.

Certes. Pour appartenir notre groupe, il faut quelle soit une femme de tte, tu ne crois pas, Ram Mohan? Sure. The Green Order is not a snob society for insignificant people!(2) Nous en avons trop dit, plaisanta Gilles alors que, dans son for intrieur, il et voulu en apprendre bien davantage! En cas de ncessit, tu sais o me trouver. A bientt, Ram Mohan. Gilles reprit le chemin de sa tente, fort intrigu: lOrdre Vert! Quelle singulire organisation internationale se dissimulait donc derrire ce nom bizarre? Un tel ordre, avec des ramifications aux quatre coins du monde, devait fatalement avoir ses rites, son crmonial, ses usages secrets, ainsi quen tmoignaient le fameux signe et les emblmes floraux ou gomtriques. A propos de lEcossaise Sylvia Norton, Ram Mohan avait parl dun dodcadre. Mais cet emblme (symbole de la cit cleste chez Platon) tait-il propre un frre ou une sur ou bien reprsentait-il celui dune rgion, dune ville ou pays? Engag tel quil ltait, Gilles ne pouvait plus reculer. Et sil avait pu leurrer jusquici les rares adeptes rencontrs, pourrait-il longtemps encore et sans se trahir se faire passer pour lun des leurs? Quelle figure ferait-il si, dans les heures ou les jours venir, il tait mis en prsence du vritable envoy de Paris dont il avait pris la place, sous le couvert dune branchette dacacia? Dmasquer son imposture devait tre chose facile pour un adepte authentique Gilles haussa finalement les paules; ce ntait pas la premire fois que son mtier sa passion pour ltrange, surtout le plaait dans une situation scabreuse, sinon prilleuse. Non, pas question de renoncer. Il devait continuer de jouer ce rle et sattendre affronter certains risques en raison de cette usurpation de titre. Dans la mesure o ses motivations taient honntes, fondes sur le seul souci humaniste dapprhender la cause profonde des choses, il se devait de persvrer dans cette voie, ft-elle seme dembches. Arriv son petit campement, il se mit au volant de sa 505 et prit le chemin de Montfort, roulant faible allure la recherche de la sur cossaise signale par Ram Mohan. A la distance indique, il aperut effectivement une tente, en contrebas de la route, et stoppa. Sur un tapis de plage, Sylvia Norton, en mini-slip, les seins nus, le nez chauss de lunettes noires, prenait un bain de soleil. Le mt de la tente sornait dun dodcadre daluminium qui scintillait, voisinant avec un appareil photo tlobjectif suspendu une chanette chrome. Avant de descendre le petit talus bordant la route, Gilles put se rendre compte quel point la description de lHindou avait t peu charitable lendroit de cette femme ravissante, la chevelure cuivre et non pas rousse, aux formes panouies et en parfaite harmonie avec sa taille au-dessus de la moyenne. Gilles ne put sempcher de songer combien les temps avaient chang en contemplant cette agrable adepte de lOrdre Vert! Celui-ci quels quaient t ses buts ou sa finalit stait adapt lre moderne et nexigeait pas de ses membres un puritanisme dsuet. Au reste, vivre comme tout un chacun, puiser la source des joies saines de la nature, ntaitce point l faire preuve dune excellente ouverture desprit et de tolrance? En quoi cette libert et-elle pu amoindrir la valeur morale et spirituelle dun adepte? Sylvia Norton stait mise sur un coude pour regarder cet inconnu qui venait elle en arborant un sourire amical. Elle se leva et rpondit alors son salut de reconnaissance aprs avoir t ses lunettes noires. Ses magnifiques yeux bleus ptillaient dintelligence et ajoutaient la puret de ses traits.2 Sur. LOrdre Vert nest pas une socit snob pour gens insignifiants.

Elle exprima soudain une vive surprise pour sexclamer, dans un franais peine marqu dun lger accent: Dieu me damne si tu nes pas Gilles Novak, mon frre! A Dieu ne plaise quIl te damne! plaisanta-t-il. Nayant jamais eu le plaisir de te rencontrer auparavant, jen dduis que tu es une fidle lectrice de L.E.M.? Oui. Ton visage mtait familier de par les photos accompagnant tes articles ou enqutes! Quelle joie de te savoir enfin des ntres! Mais assieds-toi donc et bavardons un peu. Dis, mon topless ne te gne pas? Il sassit auprs delle, sur le tapis caoutchout, et sourit: Je suis naturiste. Mais pourquoi enfin? Tu ne devines pas? Lectrice assidue de ta revue, je me suis dit bien souvent ton propos: Voil un homme qui professe des ides trs voisines des ntres; nous ne pourrions rien dsavouer de son ouverture desprit exceptionnelle ni de son humanisme! Certains de tes articles, mme, laissaient percer pour les initis ton affiliation probable lOrdre Vert. Cela est vrai surtout dans cet article relatif aux Sept sceaux du cosmos(3) o tu envisageais la possibilit dexistence dune super-socit secrte bnfique oeuvrant pour le bien de lhumanit et prparant le Rgne de la Justice Une expression qui me parut ose, de prime abord, mais je ralisais bien vite que, pour lavoir mentionne, tu en avais reu licence du Grand Conseil Capitulaire de lOrdre Vert. Les temps sont peut-tre venus, non point de sortir de lombre, videmment, mais de susciter une illumination chez ceux qui, de par leur mental et leurs concepts proches des ntres, sont dignes dtre contacts et reus parmi nous. Mi-srieux, mi-comique, Gilles agita son index. Parlons dautres choses, veux-tu? Tu as raison, Gilles. Cest l ton problme et celui des hautes sphres de lOrdre, pas le mien Tiens, parlons plutt du chteau de Montfort. Sais-tu quil sy passe de bien tranges choses, depuis quarante-huit heures que je suis installe ici?

3 Cf. Les Sept sceaux du cosmos, collection S F Jimmy Guieu n 50.

chapitre II

Gilles Novak ntait pas mcontent du tout de cette prise de contact avec Sylvia Norton, la quatrime depuis son arrive. Au fil de ces rencontres, il enregistrait chaque fois un indice nouveau, glanait ici et l des morceaux dun puzzle dont les lments commenaient sordonner, sans offrir pour autant une vue claire de lensemble. Aussi attendait-il avec impatience les rvlations de la jeune femme concernant les tranges choses dont la commanderie templire de Montfort avait t le thtre. Attentif, il fut donc tonn de la voir sclipser dans la tente pour en ressortir avec un imposant filet provisions rempli de tomates, chalotes, poivrons et cleris. Tu ne pensais pas que jallais tinviter djeuner sans te mettre contribution? plaisantat-elle en lui donnant un couteau. Aide-moi prparer cette salade et coute: je suis arrive avanthier, ici, la nuit tombe. Ma tente dresse et ayant dn dun sandwich, je me suis promene sur la route en fumant une cigarette. Je marchais en direction du village, admirant la masse imposante du chteau qui domine toutes les maisons de Montfort. Il tait environ vingt-trois heures lorsque mon attention fut attire par une lueur bleutre, fugitive, qui semblait avoir pris naissance au pied du chteau, en partie cach par la ferme situe face lui Connais-tu les lieux, Gilles? Non. Jai vit de my rendre en plein jour, mais je me propose daller faire un tour dans ces parages, discrtement. Discrtement, cela mtonnerait. La commanderie est situe lextrmit nord du village, quelle domine entirement. On ne peut pas sy promener par hasard, moins de se rendre directement la ferme situe juste en face de la commanderie. Aller prendre de leau la fontaine qui jouxte la commanderie? Pourquoi grimper si haut alors que dautres fontaines existent, dans le village mme? Enfin, il se trouve certainement des touristes pour aller se promener jusqu ce chteau, non? Bien sr, et nombreux sont ceux qui voudraient en franchir la porte mais, tu ne lignores pas, cest une proprit prive quon ne visite pas, et pour cause. Et pour cause, abonda-t-il pour paratre averti. Notre frre Bernard Laurent ne tient pas, en effet, voir sa demeure envahie par des badauds ignares, ou par de faux touristes un peu trop curieux, tu le conois parfaitement.

Parfaitement, fit-il dun air non moins entendu. Alors, qutait-ce donc, cette lueur bizarre? Tout en assaisonnant la salade, Sylvia eut une moue dubitative. Je ne sais quen penser, Gilles, mais cette sorte dclair mintrigue; cela ne correspond rien de normal, ou de prvu par nous. Peut-tre un touriste a-t-il pris une photo nocturne avec un flash? En dehors de toute proccupation professionnelle, cela marrive de photographier, de nuit, un beau monument, une vieille btisse. Je me suis mal exprime, Gilles. Il ne sagissait pas exactement dun clair, mais dune espce de lumire dirige, un trait luminescent trs bref, moins aveuglant aussi quun clat de flash. A dfaut de pouvoir jouer les touristes en plein jour aux abords de la commanderie, jirai cette nuit faire une petite reconnaissance des lieux. Excellente ide. Je ty accompagnerai. Serait-ce bien prudent, Sylvia? Amuse, elle se dressa de toute sa stature, les mains sur les hanches, les seins nus pommels, dans une pose qui faisait ressortir ses formes irrprochables et sa musculature harmonieuse. Franchement, ai-je lair dune faible femme? A Glasgow, je suis professeur dducation physique et je pratique le judo et le karat depuis lge de quinze ans! Gilles sinclina. Tu es dans une forme blouissante et Merci, le coupa-t-elle. Quil y ait du danger rder la nuit autour de la commanderie, cela me parat improbable; et si tel devait tre le cas, je me sens capable de laffronter aussi bien que toi-mme, nen doute pas. Soit, agra-t-il. Cet change de compliments termin, as-tu remarqu autre chose dinsolite, depuis ton arrive? Oui; un rdeur est venu autour de ma tente, la nuit dernire. Sans clairer ma lampe, jai bondi comme un diable hors de sa bote, mais lanimal a dtal et sest perdu travers les fourrs. Dans le faisceau de ma torche, jai pu distinguer la silhouette dun homme disparaissant vers la rivire. Arrive sur la berge, impossible de savoir o il tait pass. Sans doute un simple rdeur, comme tu las dit. Une femme seule faisant du camping, cela peut fort bien attirer un dtraqu. Tu nenvisages pas lautre possibilit? stonna-t-elle. Car, enfin, mme si notre Ordre na point dactivit visible, dexistence publique, il ne fait aucun doute quil a des ennemis, et non des moindres! Certes, certes, sempressa-t-il dopiner. Mais tu conclus peut-tre un peu htivement en accusant ce rdeur dtre lun de nos ennemis. Comment ceux-ci pourraient-ils savoir que des reprsentants de lOrdre vert sont venus isolment camper proche de Montfort en attendant le fameux jour J? Pour des gens au fait du symbolisme et de lsotrisme, il est bien connu que nombre de groupements ou socits plus ou moins occultes se runissent spcialement, chaque anne, la date de la Saint-Jean, fte solsticiale clbre par la plupart des socits initiatiques. Restait videmment expliquer comment ladversaire en question aurait pu avoir connaissance du lieu de runion extraordinaire cest bien le mot du Grand Conseil Capitulaire de lOrdre Vert en la commanderie templire de Montfort-sur-Argens! Mm, mm, rumina Gilles, je me demande, en effet, comment ils auraient pu lap-

prendre Laissons pour linstant de ct nos problmes et mangeons, proposa lEcossaise. Ce soir, en nous rendant au chteau, nous aurons le temps dy repenser

@Aprs lexcellent djeuner prpar par Sylvia, Gilles regagna son campement, peu dsireux daller se promener dans le village et, surtout, dy rencontrer ventuellement lenvoy de Paris auquel il stait un peu inconsidrment substitu. Une chaleur touffante rgnait sous la toile; il ta sa chemise, son short et, en slip de bain, stendit, un livre la main. Avec une rapidit fort inhabituelle chez lui, le sommeil le gagna et sans quil sen rendit compte, le livre tomba sur le sol Du trfonds de son inconscient slevait peu peu un trange murmure tissant des imagespenses, puis des mots, des phrases lentes et persuasives Tu as accompli le voyage et suivi nos directives la lettre. Tu es parvenu aux abords de Montfort-sur-Argens. L rside la clef L, tu dois la trouver pour franchir les colonnes du Temple. Mais la route est seme dembches et de prils. Tu nes pas seul, cependant, les autres te seront hostiles, ignorant que tu as agi selon ta conscience et persvr sur la voie que tu as choisie. Cette voie est la bonne, mme si elle scarte du dpart de la leur. Eux aussi sont sur la voie de la vrit menant au rgne de justice. Eux aussi sont dignes daccder au grand secret. Nous avons voulu que tu sois tranger eux-mmes et trs proche la fois de leur cur. La monte sera dure; tu la graviras au pril de ta vie. Tu dois y parvenir, il le faut. Sans cela, eux et toi serez pour longtemps spars de nous. LEre de la Lumire approche; pour aider son avnement, tu dois agir en savoir et connaissance, mme si ton savoir te parat faible au regard de ce quil te reste apprendre, sur le chemin tortueux de linitiation, de la lente monte des tnbres vers la lumire Vers la lumire, par les quatre lments indissolubles de toute initiation Par leau bienfaisante qui soppose au feu, complmentarit de la terre et de lair Gilles rouvrit les yeux sur ces dernires penses, issues de son moi, de son rve et non plus des penses trangres qui peuplaient son sommeil. Il vit alors avec surprise Nancy Bradley penche sur lui, une serviette humide dans la main, en train dponger son visage, son cou, son torse inonds de sueur! Il finit par rpondre au sourire rassur de la Belle Eurasienne. Bienvenue sous mon toit, Petite Fleur du Pays du Matin Calme A la bonne heure! Si tu plaisantes, cest que tu nes pas aussi malade que je le craignais. Malade? Explique-toi, Nancy, fit-il en achevant de sessuyer pour se frictionner ensuite avec son eau de toilette Vtiver. En passant prs dici pour aller prendre un bain, je tai entendu gmir. Ne rpondant pas mes appels, inquite, je suis entre dans ta tente: tu te dbattais dans un affreux cauchemar et ruisselais de transpiration. Je suis alle mouiller cette serviette la rivire et tai doucement

pong le visage Voil, cest tout. Un cauchemar? Curieux, je nai aucune souvenance davoir fait un mauvais rve. Cela laisse pourtant un souvenir dsagrable. Ce nest pas mon cas. Peut-tre ntait-ce pas un cauchemarcomme les autres? Cela mest arriv, moi aussi, rcemment. Ctait un rve trange Et ton rveil, Nancy? Seul subsistait un souvenir confus, hant par des ides bizarres, rpondit-elle en soutenant son regard sans manifester lintention den dire davantage. Devinant son trouble devant cette confidence, il lui prit la main, la fora sasseoir sur le lit de camp, prs de lui. Et que te disait cette voix qui hantait ton subconscient? Je nai pas parl de de voix, fit-elle un peu vivement. Gilles comprit quil avait touch juste et insista: Tu sais bien, Nancy, cette voix mystrieuse qui, travers ton inconscient, discourait sur la lente monte des tnbres vers la lumire et annonait la dcouverte dun grand secret, non loin dici? Le journaliste poursuivit en fixant son regard: Tu as fait, jen ai la conviction, le mme type de rve, assorti de consignes venues je ne sais do, ni de qui. Pourquoi ne pas le reconnatre aussi franchement que je lai reconnu? Soit, finit-elle par avouer. Nous avons eu la mme exprience Cette voix mystrieuse me parlait effectivement dun grand secret rsidant Montfort; la route qui y mne est jalonne dembches et de dangers. La voix parlait aussi dune hostilit qui se manifesterait entre nous, les membres de lOrdre Vert, et un adepte inconnu, bien que les chemins suivis par nous et par lui soient parallles. Le reste est confus, dans mon esprit. Cest peu aprs ce rve que jai reu mission de me rendre en France, pour participer lassemble extraordinaire du Grand Conseil Capitulaire de notre Ordre. Pour moi, les choses se sont passes dune manire identique En affirmant cela, Gilles ngligeait de prciser quil navait reu aucune consigne : seule ltrange impression laisse par un premier rve lavait incit, sous prtexte de vacances, venir camper dans la rgion. Ce premier rve ou message? lavait hant durant sept nuits conscutives, le harcelant, lui intimant de se rendre Montfort-sur-Argens pour en percer le grand secret Il ne savait lequel mais inclinait penser que ledit secret tait directement li lassemble solsticiale de lOrdre vert

@La lune clairait la campagne, dcoupant sur le sol lombre des arbres et des buissons. En dautres circonstances, Gilles et apprci ce paysage baign de lune mais, cette nuit, il et de beaucoup prfr un temps couvert! La courroie de son fourre-tout renfermant son matriel photo suspendu lpaule, il avait fait un crochet par le petit bosquet afin de jeter un coup dil la tente de la jeune Eurasienne. A travers la toile brillait la lumire dune lampe accroche au mt: Nancy devait lire en attendant le sommeil.

Satisfait, le journaliste gagna la route. Arriv la tente de lEcossaise, il fut surpris de ny point voir briller de la lumire. Il appela mi-voix et Sylvia lui rpondit aussitt, linvitant entrer. Toujours simplement pare de son mini-slip, la jeune femme tait tendue sur son matelas pneumatique, les bras le long du corps. Tu ttais endormie? Non, je me relaxais. Excellent avant de passer laction Pour le cas o cette nuit serait mouvemente! Elle passa sur son maillot un short trs court, enfila un chandail de laine et, avisant le fourretout du journaliste, senquit: Tu comptes faire de la photographie? Pas exactement, et sil y a bien mon appareil avec flash dans cette sacoche, il y a aussi autre chose, dont nous pourrions avoir besoin. Une torche, par exemple. Ben voyons, fit-elle, faussement candide, en passant dans son ceinturon la gaine dun couteau de chasse. Pour cueillir de la salade des champs, sans doute? ironisa-t-il. Tout comme ton appareil et autre chose aussi sagement cass dans ton fourretout! Ils rirent en silence et quittrent la tente pour gagner, de lautre ct de la route, un petit chemin o Sylvia Norton avait gar son Austin. Le village de Montfort dormait du sommeil du juste, ses paisibles habitants ne souponnant en rien les grands courants occultes qui, bientt, bouleverseraient plus dun pays Au virage en pingle cheveux de la route menant au chteau, Sylvia fit une srie de manuvres pour garer sa voiture en retrait et dans le sens de la descente. Une prcaution qui pouvait ne point savrer superflue! Grimpant le raidillon, Sylvia avait pris le bras gauche de Gilles dans un geste trs naturel mais, au bout dun moment, elle promena ses doigts sous son aisselle. Curieux endroit pour suspendre un sachet de berlingots de fort calibre! Gilles renona nier lvidence et sourit. Je naime pas abandonner cette arme dans ma bote gants, lorsque je laisse ma voiture dehors. Trs juste et l, sous ton bras, dans un holster douillet, elle ne risque pas de prendre froid! Mais alors, dans ton fourre-tout, il y a vraiment un appareil photo? Je lai laiss dans la voiture et mis la place un rouleau de cordelette nylon, une torche a, je te lai dit et un tas de petites clefs Trs pratique, den avoir sa disposition toute une collection Pour le camping, cest indispensable, chacun sait a. Chausss de sandales, ils arrivrent sans bruit aux abords de la commanderie, passrent devant la fontaine qui faisait entendre son glouglou rgulier et sarrtrent. Nulle lumire ne brillait aux fentres de la ferme, face au chteau. A leur droite, par-del le parapet, stendait la campagne baigne de lune et, plus gauche, le village endormi, au pied de la butte o se dressait la commanderie. Sais-tu si le chtelain est chez lui, Sylvia? Bernard Laurent demeure Marseille et ne vient Montfort que pour les week-ends, rpondit-elle voix basse. Nanmoins, en raison de la proximit de notre assemble sous son toit,

il a pu arriver dans la journe. Hier, en tout cas, les fentres ne laissaient filtrer aucune lumire. Non plus que ce soir, avant que tu viennes me rejoindre. Tant mieux; il arrivera probablement demain. Maintenant, voyons, Sylvia, peux-tu me situer lendroit do est parti ce bizarre trait lumineux? Je crains que non, Gilles. Il prit naissance vers la gauche, me sembla-t-il, l, avant le perron flanqu de quatre marches. Le phnomne sest produit vers 23 h. Or, il est peine 22 h. Allons nous asseoir sur ce tronc darbre qui sert de banc, ct de la ferme, face lentre du chteau et attendons. A condition de parler bas et de ne pas fumer notre prsence passera inaperue. Ils allrent donc sasseoir sur ce vieux tronc dispos devant lappentis de la ferme abritant une sulfateuse, des outils de jardinage et un vieux ft qui achevait de pourrir. Cinq mtres peine les sparaient du perron de la commanderie templire dont limmense et haute faade perce de fentres stendait devant eux. Hormis le faible chant monotone de la fontaine, le calme tait complet. Parfois seulement, le lointain aboiement dun chien ou le crissement dun insecte troublaient la nuit. Quelle paix merveilleuse dans cette campagne, murmura Gilles en respirant pleins poumons les senteurs balsamiques o se mlait une bonne odeur de verdure quexhalaient lherbe et les buissons daubpine, au bas de la butte. Comme pour dmentir ses paroles, une vibration bizarre sleva doucement, sur un rythme variant damplitude. Est-ce une voiture, au loin? murmura Sylvia. Non, cest autre chose Cela semble provenir de la commanderie elle-mme. Curieux Ils finirent par remarquer une faible lueur, sourdant dune fentre situe deux mtres du sol, gauche du perron. De concert, ils sapprochrent, levant les yeux vers cette fentre derrire laquelle pulsait une lueur bleute. Jai bien limpression que cest de l que partit ce Ils se reculrent instinctivement: avec une rapidit extraordinaire, lanmique lueur venait de se transformer en un troit faisceau luminescent qui passa au-dessus deux, jeta un clat blafard sur la faade et steignit. Sylvia serra le bras du journaliste, vaguement inquite. As-tu une ide de ce que cela peut tre? Pas la moindre, mais je nai jamais vu une chose aussi aberrante pour lesprit: cette lueur diffuse sest dabord concentre en un trait de lumire pour, ensuite se courber et staler fugitivement sur la faade du chteau! Physiquement, cela parat impossible dimprimer une telle courbure dans lair des ondes lumineuses! Cest pourtant bien ce que nous avons vu! Et cette vibration, dont lintensit variait dune faon irrgulire? Elle tait probablement lie cette lueur. Mais que signifie tout cela? Je nen sais fichtre rien. Et ce nest pas en restant l nous poser des questions que nous en apprendrons davantage. Si tu essayais un peu les clefs de ta bote malice, Gilles? Peut-tre en trouveras-tu une dont la serrure du chteau pourrait se contenter pour nous livrer passage? Nen doute pas, sourit-il. Et si le chtelain a la malencontreuse ide de dbarquer en pleine nuit, nous pourrons lui prouver que nous ne sommes pas des cambrioleurs. Resterait encore lui expliquer pourquoi nous nous sommes introduits chez lui avec autant de sans-gne!

Aprs un coup dil la ferme, toujours aussi silencieuse, ils gravirent les quatre marches du perron et Gilles entreprit de sortir son trousseau de passe-partout en vitant de les faire tinter les uns contre les autres. Cest alors que sa compagne touffa une exclamation. Vois, Gilles, la porte nest pas ferme! Elle poussa doucement et lpais vantail de chne clout de fer scarta en grinant sur ses gonds. La torche en main, Gilles claira lamorce grimpante dun escalier en colimaon avec, droite, une porte et, gauche, un passage vot menant quelques marches de pierres uses. Sylvia referma rapidement derrire eux afin de masquer lclat de la lampe. Tous deux descendirent les marches sous la vote et se trouvrent dans une grande salle au plafond en ogive avec, gauche, une monumentale chemine surmonte dun blason. A lautre extrmit de cette salle imposante, ils remarqurent une porte, sur la droite et, peu aprs celle-ci, sept marches descendant vers une autre pice, de moindre dimension, semblait-il. De part et dautre du manteau de la chemine, deux mtres du sol dall, souvraient deux fentres. Cest lune de ces fentres, celle de gauche, que nous avons aperu la lueur, chuchota Sylvia. Pourtant, cette vaste pice est vide, fit Gilles en balayant les murs avec le faisceau de sa torche. Il arrta le pinceau lumineux vers le milieu du mur, leur gauche, et sapprocha, intrigu: une coquille Saint-Jacques, grandeur nature et sculpte dans la pierre, tait scelle dans le mur. Un signe ou symbole inattendu sur lequel le journaliste navait gure le temps de mditer. Avec sa compagne, il se dirigea vers lextrmit de la grande salle, hsita pousser la porte de droite, assez basse, et se rsolut descendre les sept marches qui samoraient un peu plus loin. Ils arrivrent ainsi dans une pice rectangulaire, basse de plafond, ressemblant une crypte. Elle tait nue avec, sur le mur du fond, une croix blanchtre, en mtal, fixe dans la pierre; une croix ancre, cest--dire dont les extrmits se divisaient en fourches aux pointes arrondies. Rien, l non plus Gilles teignit soudain sa lampe et posa sa main sur le bras de lEcossaise pour lui intimer le silence. A son oreille, il articula dans un souffle: Garde la lampe et ne bouge pas Le faible craquement que Gilles avait peru se reproduisit, tout proche: trs doucement, quelquun tentait douvrir la petite porte qui se trouvait au haut des marches et devant laquelle ils taient passs une minute plus tt. Le journaliste monta les sept degrs, palpa ttons les pierres apparentes du mur, puis rencontra enfin le bois de la porte basse. Dos au mur, il couta: avec des craquements imperceptibles, le battant continuait de souvrir. Puis le souffle lger dune respiration contenue lui parvint: lintrus quittait sa cachette et, dans lobscurit, allait fuir. Gilles bondit et saisit bras-le-corps linconnu qui se dbattit furieusement sans toutefois profrer le moindre cri. Le journaliste fut un instant surpris de ne pouvoir trouver de prise sur les vtements de son adversaire, lequel devait porter une combinaison lisse ou un fourreau. Soudain, au cours de cette lutte silencieuse dans le noir, Gilles, stupfait, ralisa successivement que lintrus exhalait un parfum trs fminin Ma griffe, de Carven et quil tait dot de seins voluptueux! Profitant de la seconde de relchement d la surprise, la jeune femme amora une prise de judo qui faillit bien envoyer Gilles sur les dalles! Rompu ce genre de sport, il esquiva

la prise et bloqua son adversaire dans ltau de ses bras. Attire par cette lutte ponctue de sons rauques, Sylvia braqua sa torche sur le visage de Nancy Bradley! La jeune Eurasienne cligna des yeux, mduse de sa rencontre un peu brutale avec Gilles! Celui-ci la libra et la vit faire une grimace en se massant les ctes; elle tait vtue dun collant noir mat, en nylon opaque, qui moulait son corps de desse semblant surgie dun temple paen Ce qui ntait vraiment rien sa sculpturale beaut! Nancy considra tour tour lEcossaise et le journaliste pour lancer ensuite cette boutade: La surprise-partie manque un peu de coordination, vous ne trouvez pas? Dame, quand les participants ne sont ni les uns ni les autres invits, cela peut provoquer de mauvaises rencontres! Mais que fais-tu ici, en rat de chteau? Et vous deux? rpliqua-t-elle sans se dmonter. A ce jeu des questions sopposant entre elles, nous risquons de passer la nuit parler pour ne rien dire, Nancy. Jouons cartes sur table, proposa Gilles Novak. Daccord? Je suis dautant plus daccord que franchise et solidarit fraternelle sont de rigueur, au sein de lOrdre Vert. La nuit dernire, jai observ une lueur bizarre, sur la faade du chteau, depuis mon campement. Tout lheure, avant de quitter ma tente, jai pour donner le change laiss ma lampe claire. Peut-tre las-tu remarque, en passant? Cest donc ma curiosit que vous devez de mavoir trouve l, cette nuit. Notre prsence au mme endroit na pas dautres raisons, Nancy. As-tu fait une dcouverte intressante? Rien, sinon quen me dissimulant dans ce rduit, jai prouv une sensation trange. Explique-toi, conseilla Sylvia, intrigue. Je prfre ne rien vous dire, ne pas vous influencer et vous laisser vrifier par vous-mmes. Nous confronterons ensuite nos impressions. Venez Ils la suivirent dans cette petite salle au plafond vot, perc son sommet dune ouverture rectangulaire. Tout comme pour la crypte voisine, les murs aux pierres apparentes taient nus. Songeur, le journaliste examina ce rduit peu commun: Cette petite pice a d servir de cabinet de rflexion, de mditation, o les chevaliers templiers devaient se concentrer avant de subir leur initiation secrte, pour accder aux rangs dElus ou de Consols. Ces grades et qualits taient confrs exclusivement aux initis suprieurs, possdant un trs haut niveau de connaissances, en vertu des rgles secrtes labores par le matre Roncelin de Fos Cest trs probablement cela, Gilles, approuva lEurasienne. Veux-tu teindre la torche? Restez immobiles, dcontractez-vous, faites le vide dans votre esprit Ils se conformrent ces conseils et seule leur respiration troubla le silence spulcral qui rgnait en ce lieu. Peu peu, ils ressentirent une oppression indfinissable: les murs, le plafond semblaient peser sur leurs personnes, exercer une emprise qui les crasait, acclrait leurs pulsations cardiaques. Influence dautant plus trange quils parvenaient difficilement lanalyser. Vous prouvez quelque chose? Oui, Nancy, mais cest difficile dfinir. On dirait que ces pierres sont charges; elles reclent une quantit dnergie ou dimages confuses qui sinfiltrent lentement en nous sans pour autant se rsoudre en clichs ou symboles psychiques. Cest bien a, approuva Sylvia Norton, trouble. Et cette influence bizarre agit aussi sur notre rythme cardiaque, mais faiblement. Et toi, Nancy, quas-tu prouv, la premire fois? Exactement les mmes sensations, mais cest l seulement la phase initiale de mon exp-

rience involontaire. Allumez la torche et venez, nous allons passer dans la crypte qui est en contrebas. Parvenus dans cette salle nettement plus grande, Nancy leur conseilla de braquer la torche sur la croix ancre. Regardez cette croix, puis teignez la lampe Vous verrez alors quelle est phosphorescente Sylvia teignit la torche et, dans les tnbres, apparut la phosphorescence de la croix. Ne bougez plus et regardez Regardez attentivement Au bout de quelques minutes, ils prouvrent une sensation analogue celle quils avaient ressentie dans le cabinet de rflexion; ici, pourtant, elle tait considrablement amplifie; leurs pulsations cardiaques et leur respiration sacclraient un rythme rapide. Paralllement, ils commenaient voir la croix sanimer dun lent mouvement de rotation; une rotation incomplte qui induisait une aurole bleute. Un autre phnomne optique ou psychique? li ce mouvement dextrogyre, semblait emprisonner la croix dans un cercle de lumire, plus exactement de lueurs indcises. Gilles dut faire un effort sur lui-mme pour rsister la sorte denvotement quexerait cette croix. Malgr cela, les battements de son cur, sa respiration sacclraient dangereusement. A ses cts, Sylvia exhala une faible plainte, luttant elle aussi pour dominer cette emprise tandis que Nancy, en proie au mme trouble, sagrippait au bras du journaliste. Cest alors quun faisceau de lumire, dirig dans leur dos, projeta soudain leurs ombres sur le mur de pierre, dissipant instantanment le malaise provoqu par la mystrieuse croix ancre

chapitre III

Ils se retournrent en bloc, aveugls par la lumire dune torche lectrique braque sur eux depuis le haut des marches. Vous tes curieux, indiscrets Et bien imprudents de vous livrer ce genre dexprience sans le concours dun guide averti! La voix qui venait de prononcer ces paroles tait celle dun homme; une voix calme et bien timbre. Sortez de la crypte et alignez-vous au milieu de la salle des gardes, deux mtres de la chemine, intima linconnu en se reculant. Le journaliste et les deux jeunes femmes obirent tandis que linconnu dposait sa torche sur une pierre en saillie afin dclairer la salle et se montrer eux. En robe de chambre, celui qui les avait surpris accusait une quarantaine dannes. Svelte, rac, trs brun, le visage nergique, il tenait ngligemment en main un norme revolver, modle 92 qui, pour ntre point moderne, devait pouvoir encore accomplir de bons et loyaux services! Lhomme les considra longuement en silence, nullement impressionn, et ajouta: Puis-je savoir quel heureux hasard je dois dtre honor de votre visite? Vous auraisje invits par inadvertance? Bernard Laurent, sans doute? fit Gilles. Lui-mme, monsieur. Mais je crains de ne pas avoir trs bien entendu votre nom? Latmosphre se dtendit alors chez les intrus qui se nommrent en excutant le signe de reconnaissance. Le chtelain cilla, rpondit finalement leur salut et, rangeant le barillet dans la poche de sa robe de chambre, il vint leur serrer la main. Voil qui met dj certaines choses au point, sourit-il. Encore que votre visite nocturne me paraisse un peu prmature! La Saint-Jean, sur mon calendrier, tombe seulement dans quarante-huit heures. Sagirait-il dune erreur dimpression? Ton calendrier nest pas en cause, Bernard, rpondit Gilles sur le mme ton badin avant de lui rvler trs franchement les raisons de leur intrusion passablement cavalire. Nayant pas remarqu de lumire, aux fentres de la commanderie, et ce depuis deux nuits conscutives, nous tions fonds penser que tu ntais pas encore arriv. Cest donc pour tenter dlucider lorigine de cette mystrieuse lueur que nous avons dcid de risquer cette visite nocturne. Nos surs Norton et Bradley mont accompagn, mais cest moi, surtout, qui tenais

cette exploration indiscrte. Rien ne me passionne autant que les faits mystrieux et Je le sais, Gilles, sourit leur hte. Je te connais depuis longtemps par tes crits et je conois parfaitement que cette lueur nigmatique ait pu tattirer ici. Ce genre de manifestation nest pourtant quune anodine facette des phnomnes de hantise dont ce chteau est le thtre depuis des lustres. Autant que toi, je me passionne pour ces phnomnes, mais je nai pu, ce jour, leur trouver une explication satisfaisante. De quelles autres manifestations parlais-tu, Bernard? senquit la jeune Eurasienne, intrigue. Jy reviendrai tout lheure, Nancy. Pour linstant, parlons un peu de votre propre exprience, dans le cabinet de rflexion dabord, dans la crypte la croix ancre, ensuite. Jai cru devoir intervenir, interrompre le phnomne, voici un instant, car vous ntes pas prpars ce type dpreuve Epreuve est le mot qui convient, approuva Gilles. Cela menaait de devenir rapidement insupportable Quelle trange sensation! Ces vieilles pierres sont charges, imprgnes des innombrables sources dnergie psychique de ceux qui, au XIIe, XIIIe et XIVe sicle, subirent ici linitiation aux plus hauts degrs. Car, Montfort sigeait une commanderie matresse. Officiellement, certes, le fief templier tait Riou, plus au nord, mais, en fait, la vritable commanderie occulte se trouvait Montfort-surArgens. Vous le savez, lOrdre du Temple avait une double articulation: lune visible, officielle, se composant de moines-chevaliers, valeureux au combat Des lions pour leurs ennemis, des agneaux pour leurs amis et lautre, ultra-secrte, comprenant des dignitaires de lOrdre initis aux mystres, dtenteurs de secrets, de connaissances transcendantes hrites du plus lointain pass et transmis par une chane initiatique ininterrompue. Cest ici, Montfort-sur-Argens, que lOrdre du Temple, la veille de la forfaiture de Philippe le Bel, fit dabord transporter des documents secrets, les rgles occultes de lOrdre(4) et peut-tre, une partie de ses trsors. Larrestation des templiers sur ordre de Philippe IV le Bel eut lieu durant la nuit du 13 octobre 1307. Si la consigne fut excute lheure dite sur lensemble du territoire, il nen alla point de mme avec la Provence qui, sous la tutelle de Charles II, roi de Naples et comte de Provence, chappait au contrle direct du roi de France; plusieurs mois scoulrent avant que la rafle gante ne sabatte sur notre province mridionale. Ainsi, lorsque le 24 janvier 1308, laube, les archers et les officiers royaux venus de Brignoles encerclrent le chteau de Montfort, ils ny trouvrent plus quun seul frre: le chevalier Pierre Borgandion, de la famille des vicomtes de Marseille. A leur sommation, les officiers royaux furent surpris de voir paratre, sur le perron, cet unique chevalier: Pierre Borgandion, drap dans son blanc manteau frapp la croix patte de lOrdre, les attendait, bras croiss, hiratique. Plein de dignit, le chevalier nopposa aucune rsistance. La commanderie fut fouille de fond en comble, mais elle tait vide. Les archers ne trouvrent que deux pes croises, accroches au mur, sur la chemine de cette salle des gardes o nous sommes prsentement. Seul occupant de la commanderie vide de tout trsor ou document, le chevalier fut conduit Meyrargues, prs dAix-en-Provence et fut emprisonn dans les caves du chteau, sur les murs duquel il grava des signes mystrieux, les fameux signes de la cryptographie templire demeure indchiffrable. Puis il svada, se rfugia dans une baume de Chteauneuf-les-Moustiers, prs de4 On trouvera dans le n 20 de La voix solaire (revue publie par le groupe dtude Histoire & Tradition, 34, rue Godot-de-Mauroy, 75009 Paris), dintressantes prcisions sur ces Rgles secrtes du Matre Roncelin de Fos.

Lapalud, dans les gorges du Verdon. Les paysans, les serfs du canton, le prenant pour un ermite, lui apportaient des vivres et, un jour, il mourut. On trouva son corps roul dans un manteau blanc orn de la croix rouge; les serfs surent alors quil avait t lun de ces valeureux chevaliers de lOrdre du Temple que tout le peuple aimait, ce qui ntait pas du got de Philippe le Bel et de ses complices, hostiles la synarchie templire qui visait au bien du peuple(5). De quels fabuleux secrets le chevalier Borgandion, qui mourut en ermite, tait-il dtenteur? A qui et o ces secrets furent-ils transmis ? Nous lignorons. En tout cas, lpisode de larrestation du dernier templier de Montfort est une espce de jalon laiss ostensiblement par le Temple pour indiquer, sans erreur possible, que ces secrets ont t prservs, mis labri. La reddition du dernier templier, qui attendait calmement les archers, prouve que le vide avait t fait et bien fait avant leur venue. Dautres jalons, dautres symboles existent, qui constituent autant dlments dun puzzle dont, hlas! bien des morceaux font dfaut. Les sicles ont pass et le village de Chteauneufles-Moustiers sengourdit peu peu, stiole, abandonn par ses habitants; depuis trente ans, cest un village mort et nul ou presque ne se souvient plus quil fut la dernire demeure du dernier templier de Montfort. Pourtant, cet oubli nest pas total; certains, dans des buts infiniment moins nobles que ceux que poursuit notre Ordre Vert, sintressent Chteauneuf-les-Moustiers. Cest ainsi que les cloches de lglise en ruine ont t voles; ses autels ont t dtruits par des inconnus, lesquels ont galement vid de leurs archives les armoires de la mairie, laisse labandon. Mieux, le 25 novembre 1967, le vieux cimetire, prs de lglise, fut dvast, les tombes ventres; les crnes ont disparu et les croix funraires furent retrouves fiches en terre, mais lenvers! Dtails curieux, ce sont les tombes des personnes inhumes en 1902 qui subirent les plus graves dgts et profanations(6). Qui cherchait quoi? Telle est la question que lon peut se poser. Il est permis dimaginer que, parmi ces personnes dcdes en 1902, lune delles devait dtenir un secret, li lOrdre du temple, mit Gilles Novak. Sauf chez les historiens bienpensants, il ne fait aucun doute que lOrdre du Temple ne sest pas teint aprs les massacres perptrs par linfme Philippe le Bel. Cela tant admis par la plupart des socits initiatiques, il est certain que le flambeau fut transmis dge en ge au long de cette chane dinitis laquelle tu faisais tout lheure allusion, Bernard. Il ny a pas eu de cassure, aprs larrestation des templiers, en 1307 et 1308, mais entre dans lombre de lOrdre du Temple qui uvra dsormais dans le plus grand secret, cela jusquau jour o, les temps tant venus, il pourra de nouveau ressortir la lumire. Depuis trois dcennies, des chercheurs parlent de plus en plus de la rsurgence du Temple certains pouvant tre dailleurs inspirs, manipuls psychiquement leur insu pour distiller graduellement, petite dose, cette vrit occulte. Cest l une ventualit que jai toujours admise; mieux, dans mon esprit, ce nest mme pas une ventualit: cest une certitude! Et ce ne sont pas mes amis Robert Charroux et Serge Hutin qui me contrediront! Bernard Laurent approuva dun hochement de tte. Je ne doutais pas de te voir adopter cette opinion, Gilles Novak. Sans cela, serais-tu membre de lOrdre Vert? Nest-ce pas cette certitude qui nous fit nous grouper dans cet Ordre destin, sinon faire revivre lOrdre du Temple, du moins prparer les structures de sa rsurgence, lorsque les temps seront venus?5 Ce bref historique de Montfort et du chevalier Pierre Bourgandion est authentique. 6 Rigoureusement authentique et inexpliqu! Cf.: Le livre du paranormal, Jimmy Guieu, Diffusion Dervy, Paris.

Gilles Novak opina trs naturellement, assez remu cependant par ce quil venait dapprendre: ainsi donc, lOrdre Vert tait dobdience templire! Se prvalait-il simplement de lesprit initiatique templier, dune filiation purement affective, ou bien tait-il rellement lhritier occulte de cet Ordre mdival entr dans la clandestinit? Le journaliste se morfondait de ne pouvoir, sous peine de trahir son imposture, interroger plus avant le chtelain. Fort heureusement, lanc sur ce sujet qui le passionnait, celui-ci ajouta, avec dans la voix une pointe de mlancolie: Puissions-nous, de notre vivant, voir natre lavnement du Temple restaur au grand jour! Et esprons que nos activits, bien que secrtes, soient finalement connues des vritables hritiers de lOrdre du Temple; cet Ordre auquel, du plus profond de notre cur, nous aspirons adhrer, dans un esprit lac, marqu au coin de la fraternit universelle, puisque lOrdre Vert rassemble des adeptes de tous horizons, sans distinction de race, de couleur ou de confession. Il avait achev ces mots en dcernant un sourire lintention de la jeune Eurasienne moule dans son troit fourreau noir. Un peu confuse de son accoutrement et, avec quelque retard, Nancy dclara: Pardonne-moi, Bernard, cette tenue nest gure conforme la solennit du lieu! Jai laiss mon sac, avec ma robe, derrire le vase de pierre qui orne la premire marche de lescalier, dans lentre. Je vais aller troquer ce collant de cambrioleur pour une tenue plus fminine! Plus fminine, elle ltait effectivement avec cette adorable robe bleu pastel qui soulignait ses formes et la faisait ressembler une figure de mode, lgante et saine et non point ces mannequins fildeferiformes, lair stupidement snob et dont les postures grotesques passent pour gniales aux yeux de certains modlistes hautement dlirants! Captive comme ses compagnons par le rcit du chtelain, lEcossaise Sylvia Norton lui rappela sa promesse: Au dbut de notre rencontre, Bernard, tu faisais allusion dautres formes de hantises, lorsque nous tavons signal cette bizarre lueur bleute. Peut-tre pourrais-tu nous en parler, prsent? Jallais y venir, fit-il en montrant, sur le mur, la coquille Saint-Jacques sculpte dans la pierre. Il sagit l dun support psychique assez extraordinaire, mes amis. Attendez une minute en vous disposant face cette coquille Saint-Jacques. Il alla dcrocher une pe fixe droite de la chemine monumentale et, de la pointe de la lame, il traa sur le sol un cercle autour des trois adeptes avant de se placer lui-mme derrire eux. Maintenant, concentrez-vous, dcontractez-vous et regardez attentivement cette coquille, conseilla-t-il, dans leur dos. Et ne vous proccupez pas de moi Plusieurs minutes scoulrent, dans un silence que troublait imperceptiblement leur seule respiration. Gilles fut un instant distrait, troubl par le parfum Ma Griffe de Nancy. Il sut sen dtacher, mobiliser sa volont de concentration. Graduellement, une trange sensation les envahit tandis que les nervures de la coquille semblaient se prolonger sur le mur en fins sillages lumineux. Lentement, ces nervures stiraient, gagnaient la vote, tissaient un immense ventail immatriel qui forait nos amis lever peu peu la tte afin de suivre, presque involontairement, ces tranges manifestations faiblement lumineuses relles ou illusoires? imprimes leur rtine. Sylvia Norton sentait sa respiration sacclrer, son cur battre plus fort; la tte rejete en arrire, les yeux fixs sur la cl de vote griffe de sillons lumineux, elle oscillait lentement, soumise un trange mouvement pendulaire davant en arrire, cependant quune vibration sourde naissait, venue on ne savait do.

Dune voix basse, calme, persuasive, le chtelain murmura: Dcontractez-vous Laissez-vous aller Je vous protge Je vous protge Soumise lamplitude croissante de ses oscillations, Sylvia Norton finit par perdre lquilibre et, dans un tat second, elle tomba la renverse. Bernard Laurent la reut dans ses bras, ltendit sur le sol et murmura rapidement son oreille: Reste calme Concentre ton esprit sur ce que tu vois Il se releva pour empcher in extremis Nancy Bradley de tomber: la jeune Eurasienne venait son tour de sombrer dans ce curieux tat de transe relative qui naltrait pas, pourtant, son jugement car elle percevait, dans une demi-conscience, tout ce qui se passait. Gilles Novak, lui, mit plusieurs minutes encore avant de perdre lquilibre. Le chtelain ltendit ct de Nancy et runit leurs mains avant daller sallonger auprs de Sylvia Norton. Il prit dans sa main celle de lEcossaise, serra de sa dextre la poigne de lpe puis, luttant pour dominer ltrange force qui le pntrait par toutes les fibres de son tre, il chuchota: Vous mentendez, vous tes conscients, mais une force inconnue vous paralyse Ne craignez rien, je vous protge Insensiblement, lintensit de la vibration qui perait le silence monta, enfla un rythme inquitant. Les quatre officiants se mirent trembler, non point de peur, mais parce que, de seconde en seconde, les vibrations se communiquaient, du sol aux murs normes de la commanderie! Dabord tnu, leur bruit devenait assourdissant tandis que les dents des exprimentateurs sentrechoquaient. Leurs corps frmissaient, soumis un tremblement qui devenait douloureux. Leurs coudes, parfois, cognaient sur le dallage, leur infligeant alors une sensation de brlure. Les dents soudes par la volont, les muscles bands pour rsister cette hallucinante manifestation de linconnu, Bernard Laurent parvint lever son pe, dcrire dans lair une srie de moulinets rapides Les vibrations sattnurent, puis cessrent graduellement lorsque, stant remis debout avec peine, il dcrivit un dernier moulinet au-dessus des corps de ses amis. Gilles, le souffle court, le visage en sueur, le cur battant la chamade, secoua vivement la tte, comme pour chasser quelque fantasme. Il vit le chtelain, pench sur lEcossaise dont le visage ruisselait, exerant au niveau de ses yeux des passes magntiques. Agenouill au-dessus de la jeune femme, califourchon hauteur de ses genoux, il effleura rapidement, doigts carts, son visage, prolongea des passes plus appuyes sur ses paules et le long de ses bras, secoua ses mains, comme pour se dbarrasser dun fluide malsain et recommena ce traitement durant plusieurs minutes. Auprs de lui, Gilles accomplissait les mmes passes de ranimation classiques sur Nancy Bradley. Au bout de quatre cinq minutes, les deux jeunes femmes revinrent elles, gardant encore dans le regard une lueur dangoisse et dincomprhension. Remise sur pied, lEurasienne tituba et dut sappuyer au bras du journaliste. Quelle extraordinaire exprience, Gilles! Je me sens faible, littralement vide de mon nergie(7)! Le contraire et t surprenant, lapaisa le chtelain en soutenant Sylvia Norton. Cen est assez pour cette nuit, mes amis. Vous dormirez chez moi; il y a une demi-douzaine de chambres,7 Une exprience assez semblable celle-ci se droula rellement, dans la salle des gardes de la commanderie de Montfort, en 1967. Bien que fantastiques, les effets dcrits ici ont t prouvs, vrifis par les exprimentateurs; lun deux garda, au niveau du coude, une ecchymose dont la douleur se prolongea durant plusieurs mois. ( J.G.)

au deuxime tage. Venez avant toute chose prendre un remontant, cela simpose! Ils gravirent pniblement lescalier en colimaon et pntrrent dans limmense salle dapparat, au second tage, admirable avec ses poutres et solives apparentes, sa longue table en chne patine par les ans, ses cathdres, son bahut mdival, ses panoplies murales darmes blanches: pes, dagues, poignards, alternant avec des cus, des parchemins sculaires et maints souvenirs du pass qui eussent fait rver le plus blas des antiquaires! Gilles et les deux jeunes femmes se laissrent choir sur les cathdres, aux dossiers et appuibras sculpts, tandis que leur hte apportait un plateau avec des coupes et un champagne Taittinger la bouteille collection artistiquement dcore de violons dor par le peintre Arman. Un joyau pour les yeux, une saveur incomparable pour le palais! Avant que nous allions nous coucher, dclara Bernard Laurent, il est ncessaire que nous confrontions nos sensations, durant cette sance assez pnible. Toi, Sylvia, veux-tu commencer? Soit, Bernard. Tout dabord, jai peine ralis que je perdais lquilibre, entrane par ces volutes faiblement lumineuses qui ondulaient, se recourbaient autour de la clef de vote centrale. A ce propos, est-ce une illusion doptique ou bien, rellement, y a-t-il une particularit architecturale, bizarre, dans cette salle des gardes? Ce nest pas une illusion doptique, Sylvia. Il y a vraiment un dcrochage des votes et du mur sud, qui, lui, dcroche de dix-huit degrs par rapport la perpendiculaire de la faade. Il y a une raison cela, peut-tre une fonction de rsonance cosmo-tellurique influant sur le psychisme plac dans certaines conditions propices? Je ne sais, mais cest l lune des nombreuses nigmes de cette commanderie(8). Mais continue, Sylvia. Lorsque jtais couche sur le dallage, les vibrations sintensifirent au point que tout mon corps paraissait vibrer rellement Mais il vibrait, Sylvia! sexclama Gilles. Nous vibrions littralement sur le sol! Exact, confirma le chtelain. Dans mon esprit, poursuivit lEcossaise, je voyais peu peu se former limage dune sorte de cube dont la brillance augmentait pour devenir aveuglante, alors que, autour de ce cube, ce ntait que tnbres Ensuite? Cest tout, Bernard. Mes souvenirs sarrtent cette vision bizarre, confuse. Et toi, Nancy? Jai peru la mme chose, la diffrence prs que ces tnbres, dans mon esprit, taient celles dune crypte, dun souterrain. Cela, je le savais, intuitivement. Il ma sembl, mais je ne pourrais laffirmer, quune zone dombre subsistait, la base de ce cube, dont je ne pourrais pas davantage dire quelles taient ses dimensions. Peu aprs, jai perdu conscience, tout comme Sylvia. Le chtelain se tourna alors vers Gilles, pour solliciter son tmoignage. Mmes sensations, pour moi, expliqua-t-il en se frottant machinalement le coude. Ces vibrations mont tellement secou que jai donn un violent coup de coude sur le dallage. Quant au cube mystrieux, je distinguais fort bien un rectangle noir sa base, un peu comme une niche ou une petite porte. Les tnbres environnantes, chez moi aussi, voquaient une crypte, un souterrain. Il fit une pause, fouillant dans ses souvenirs, et prcisa: Oui, je crois pouvoir dire quil sagissait dune crypte laquelle on accde par un souter8 Authentique.

rain. Je suis certain, mme autant quon peut ltre, naturellement, dans ce genre dexprience paranormale que ce souterrain tait proche Trs proche de nous. Bernard Laurent le considra longuement avant de dclarer: Jai vcu, plusieurs fois dj, des preuves analogues, Gilles, et le mdium que jutilisais alors eut lui aussi cette sensation de proximit. Mais ce mdium une jeune femme, trangre lOrdre Vert et la symbolique templire na pas vu, aussi distinctement que toi, cet orifice rectangulaire, cette cavit dans le cube qui, selon son mental, affectait laspect dune sphre diffuse. La tradition veut que la commanderie de Montfort ait t btie sur un aven, un gouffre auquel lon accde par un souterrain, dont lentre fut perdue. Dans nos perceptions extra-sensorielles, cette crypte dsigne-t-elle, par symbole, ce gouffre inconnu? L aussi nous en sommes rduits aux hypothses. Le journaliste fit circuler son paquet de M.S., puis, songeur, il rumina: Ce sont ces vibrations, Bernard, qui surtout me tracassent. Leur intensit tait telle que les murs eux-mmes vibraient! Je ne crois pas pouvoir mettre cela sur le compte de lautosuggestion, pas plus que lecchymose que je porte au coude! Or, je me refuse admettre quun phnomne de hantise puisse affecter ce point des murs aussi pais que ceux de ton chteau! Il y a donc l une cause physique, matrielle et non pas seulement quelque action mystrieuse venue de ce que lon nomme le monde surnaturel, dfaut de pouvoir lui attribuer un nom plus rationnel. Une cause physique? stonna la jeune Eurasienne. Quentends-tu par-l? On a dlibrment provoqu ces vibrations, peut-tre pour ajouter notre transe, pour nous permettre datteindre un niveau de conscience tel quil nous soit possible de percevoir, plus distinctement, ce cube nigmatique perc dune cavit. Mais qui, on? fit Sylvia Norton, ahurie par cette hypothse. Le mme on qui, voici une douzaine de jours, provoqua en nous dtranges visions nocturnes, qui ntaient ni rve ni cauchemar et o on nous suggrait de nous rendre Montfort-sur-Argens. Bernard Laurent tiqua, intrigu: Voyons, Gilles, cest sur convocation de lOrdre Vert que nous allons nous runir chez moi, la Saint-Jean Gilles Novak navait point commis l une erreur en avouant ce rve trange; il savait ne pas avoir t le seul le vivre. Nancy Bradley et moi, durant notre sommeil, avons reu un message bizarre, voil, nous intimant de devoir nous rendre Montfort. En ce qui me concerne, cest seulement deux ou trois jours aprs ce pseudo-rve que jai reu la convocation, mentit-il. Moi, ce fut le surlendemain, avoua Nancy, en dgustant petites gorges sa coupe de Taittinger. Tous deux expliqurent alors la nature insolite, sibylline de ces images-penses suggres durant leur sommeil. Ca, cest extraordinaire, admit le chtelain. Ce on mystrieux vous a donc suggr de venir ici avant que vous ne soyez au courant de notre assemble? Il se mordilla pensivement la lvre infrieure puis sexclama, effar: Bont divine! Cela voudrait-il dire que les initis, les vritables tenants de la tradition templire, lOrdre occulte, ont la facult de nous suggrer certaines choses par tlpathie? Les

temps seraient donc venus, pour nos matres, de se rvler nous? Gilles fit tourner pensivement son briquet sur la table avant de rpondre, perplexe: Possible. Mais une chose me tarabuste: limbrication des contacts mentaux durant notre sommeil et ces effets physiques tranges que nous venons de vivre, dans la salle des gardes. Pourquoi les hritiers spirituels de lOrdre du Temple ne prendraient-ils pas plus simplement un contact direct avec nous, plutt que duser de tous ces procds bizarres et de ces phnomnes entrant dans le domaine des hantises? Je ne le sais pas, Gilles. En tout cas, Montfort est hant depuis des sicles; les crits de mes anctres en font foi et mes expriences personnelles que vous venez de partager le confirment. Est-ce dire que lesprit, lme des templiers morts, erre dans ce chteau? Je nirais pas jusqu laffirmer, nanmoins, les faits sont l, irrfutables, quotidiens et Il nacheva pas, interrompu par un fracas de verre bris. Tous staient retourns vivement: dans langle de la vaste salle dapparat, droite de lentre, une bouteille vide venait de se renverser sur une petite table avant de rouler, puis se briser sur le parquet. Si une vive motion treignait les jeunes femmes, Gilles, en revanche, considrait le phnomne avec une curiosit dpouille dinquitude, tout comme le chtelain, dailleurs, qui haussa les paules: Un signe supplmentaire, comme pour confirmer ce que je vous disais. Il y a tant et tant de manifestations paranormales, dans cette commanderie, que plus rien ne mtonne. Trs souvent, cest dans cet angle de la salle dapparat que se produisent, ou plutt que samorcent les manifestations. Un soir, nous dnions ici avec des amis trangers lOrdre Vert mais dont certains, pourtant, sintressaient lOrdre du Temple. Il y avait, sur la petite table do cette bouteille vient de choir, deux pots dolives, vertes et noires, pas autre chose. Or, le chien de lun des convives, un teckel des plus sympathiques et nullement grognon, se mit soudain en arrt devant la table, paraissant fixer quelque chose quil tait seul voir. Brusquement, le teckel senfuit comme une flche et se rua vers cette porte, fit-il en dsignant la porte double battant, situe lautre extrmit de la pice. Ctait la chambre du commandeur, du temps de lOrdre du Temple; cest maintenant la mienne. Le chien restait en arrt, grognant, comme irrit par une prsence derrire lhuis, alors que la chambre tait absolument vide. Puis il repartait, allait se figer, inquiet, devant la table et ses pots dolives. Durant ce mange, lune des jeunes femmes de lassistance entendit, trs distinctement, tousser derrire elle alors quune autre, plus loigne, percevait une sorte de respiration sourde, comme un rle(9). Rien dautre ne se produisit, ce soir-l. Gilles rejeta songeusement la fume de sa M.S., puis: Jai toujours admis pour rels les phnomnes dits surnaturels, encore que, selon moi, ces phnomnes ne sont surnaturels que dans la mesure o notre ignorance na pu leur fournir une explication naturelle. Cependant, cette persistance des phnomnes de hantise, dans certains lieux privilgis pas pour leurs occupants terroriss, en gnral mincite penser que ces lieux sont baigns par un nud de forces, au cur dune zone dintensit maximale des courants telluriques et du champ magntique terrestre. Que ces hauts lieux aient t dlibrment difis dans ces zones de focalisation cosmo-tel9 Authentique. Lauteur tait au nombre des convives qui, au cours dun dner analogue, vcurent ces mmes phnomnes. (Cf.: Le livre du paranormal, Jimmy Guieu, Diffusion Dervy, Paris.)

lurique dnote une intention, de la part des maons opratifs du Moyen Age et de leurs matres architectes initis. Une intention? Mais laquelle? senquit lEcossaise. Peut-tre ces foyers nergtiques favorisent-ils certaines orientations de lme humaine vers le beau et le bon? Peut-tre lui donnent-ils la possibilit de slever, dengendrer un grgore bnfique, une aura invisible mais capable dattirer les esprits les plus ouverts, les plus aptes recevoir pour restituer ensuite tel ou tel enseignement? La cathdrale de Chartres et la plupart des autres cathdrales mdivales furent justement riges sur ces centres de forces et, toutes, de par leur implantation, sont lies au vieux culte solaire. Nombre de sites templiers sont naturellement dans ce cas. Et Montfort en particulier(10), Gilles, confirma Bernard Laurent. La preuve en est de cette stle, qualifie de mystrieuse qui, dcouverte proximit du village, dans le vallon de Robernier, se trouve actuellement au muse de Saint-Germain-en-Laye. Dcore dune jument, dun poulain et dun animal difficilement identifiable, portant aussi divers signes, dont un svastika et des arcs de cercles concentriques, cette stle prouve qu une poque extrmement recule, un culte solaire tait pratiqu en ce point prcis de la valle de lArgens. Beaucoup plus tard, les Romains y auraient difi un temple et plus tard encore cest--dire plus proche de nous un prieur sy leva qui, au XIe sicle, fut concd par lvque de Frjus aux moines de Saint-Victor. Vint ensuite, dominant le village mme, ldification de la commanderie templire de Montfort. Cette longue ligne ddifices hors du commun, cette continuit dutilisation de ce haut lieu des fins sacrales est bien lexemple type du site prdestin, souligna Gilles Novak. Il semblerait, mme, que ces nuds de forces puissent tre considrs comme de vritables rservoirs dnergie dont seule une faible partie aurait t exploite, tant sur le plan spirituel que sur celui de sa rsonance avec la masse de ldifice. Mais cette extraordinaire source de forces cosmo-telluriques car il y a harmonie entre le cosmos et la Terre dans le cas de ces sites prdestins, de ces constructions minutieusement orientes, astronomiquement parlant cette nergie focalise, quoi la destinait-on? demanda Nancy Bradley. L, nous en sommes rduits aux hypothses, avoua le journaliste. Ces nuds dnergie cosmo-tellurique nont d tre utiliss que trs partiellement par les btisseurs de cathdrales et les matres architectes de lOrdre du Temple. Peut-tre sont-ils destins une utilisation future, insouponnable? A quelles fins, Gilles? Qui sait, pour imprimer par exemple de fantastiques vibrations ces difices, mais cela dans un but qui nous chappe. Nest-ce pas ce que nous avons vcu, cette nuit, dans la salle des gardes? Mais qui provoquerait ces manifestations? Et pourquoi? Gilles posa sa main sur celle de la jeune Eurasienne et secoua la tte, amus: Ma petite Nancy, je ne puis te rpondre, nayant pas eu le temps de consulter Mme Thappe-Dhur, la voyante extra-lucide de naissance, comme lannoncent les placards publicitaires de certains journaux. Pour linstant, jen suis au stade de la confrontation des hypothses rationnelles, mcartant ainsi du surnaturel qui me gne aux entournures. Plus tard, esp10 Le 29 septembre 1968, la Saint-Michel, lcrivain Louis Charpentier, auteur des remarquables ouvrages Les mystres de la cathdrale de Chartres et Les mystres templiers (Ed. Robert Laffont), donna en la commanderie de Montfort une confrence ferme trs apprcie sur lOrdre du Temple.

rons-le, de nouveaux lments viendront accrditer lune de ces hypothses, nous fournissant alors une explication nullement surnaturelle. Il stira en soupirant pour se tourner enfin vers le chtelain: Mon cher Bernard, je crois me souvenir que tu nous as, trs fraternellement, offert lhospitalit Une fois au lit, seul un tremblement de terre pourrait men faire sortir, tellement je suis fourbu! Il ny eut pas de tremblement de terre. Il y eut autre chose!

chapitre IV

Vers trois heures, Gilles sveilla en sursaut; il mit plusieurs minutes avant de raliser quil ntait point sous sa tente, mais bien au chteau de Montfort, dans un lit confortable. A la faible clart lunaire que laissaient filtrer les volets jalousie de la fentre, il discernait les contours des meubles. A quoi devait-il ce rveil en sursaut? Tout tait calme, silencieux. Un bruit faible, un raclement lui parvint, dune pice voisine. Renonant clairer, il chaussa rapidement ses espadrilles, passa son short et, lautomatique en main, il sortit doucement sur le palier du second tage et se trouva presque nez nez avec Nancy Bradley, portant en guise de pyjama une unique veste dintrieur bien trop grande pour elle que lui avait prte le chtelain. Gilles! chuchota-t-elle. Tu as donc, toi aussi, entendu ce bruit bizarre? Oui, une sorte de choc sourd, quelque part dans le chteau. Peut-tre nous alarmonsnous inutilement puisque, selon notre hte, les manifestations sonores et mme visuelles ne sont pas rares, ici. Nanmoins, mieux vaut tre prudent et ne pas dranger pour rien nos amis; veux-tu aller rveiller Bernard et Sylvia? A toutes fins utiles, je reste sur le palier pour contrler lescalier. Elle revint une minute plus tard avec eux. Gilles, dun chut! impratif, leur intima le silence: lgers, des craquements montaient des tnbres. Cela vient de la salle des gardes, indiqua Bernard Laurent, dans un souffle. Il ny a peuttre pas lieu de sinquiter; presque toutes les nuits dtranges bruits, des raclements, des rles parfois se font entendre. On ne sait jamais, Bernard. Allons jeter un coup dil sans bruit. Quelquun a-t-il une lampe? Moi, annona Sylvia. Parfait. Tu ne lclaireras que lorsque je te le demanderai. Venez, guidons-nous en suivant le mur ttons. Ouvrant la marche, il descendit lentement lescalier en colimaon dont les degrs de pierre sincurvaient, uses en leur milieu. Le petit hall dentre, au bas des marches, recevait une faible clart:celle de la lune qui, par les fentres de la salle des gardes, droite, dissipait trs relativement lobscurit. Aux aguets, Gilles finit par entrevoir une silhouette confuse qui savanait prudemment, tra-

versant la salle des gardes. Sans la quitter des yeux, il chercha de la main, derrire lui, et rencontra la cuisse nue de lEurasienne qui se pencha alors vers lui. Dans un souffle peine audible, il lui demanda: Passe-moi la torche, vite La torche, son tour rclame par Nancy Sylvia, lui parvint alors que linconnu ntait plus qu trois mtres. Dans le faisceau de lumire, il tressaillit et bondit en arrire. Interdits, Gilles et ses amis reconnurent en lui un Asiatique, vtu dun complet sombre. Trapu, de larges paules, le visage luisant de sueur, il portait, au niveau des genoux et sur les manches de son costume, des traces de terre ou de poussire. Qui tes-vous? interrogea le journaliste. Et nallez pas prtendre que vous tes ici par hasard! Le Jaune, qui se remettait peu peu de ses motions, esquissa une courbette et rpondit par une question: tes-vous monsieur Bernard Laurent? Le chtelain vint se placer la droite de Gilles. Je suis Bernard Laurent. Dans un geste qui, aux yeux dun profane, et pu passer pour naturel, lAsiatique sinclina derechef en portant sa main droite son paule gauche. Pourrais-je mentretenir un instant avec vous, monsieur Laurent? Surpris par ce signe de reconnaissance, le chtelain et ses amis y rpondirent. Le Jaune parut alors soulag: Un entretien priv est donc superflu, frres et surs. Mon nom est Kian Shing Pao et mon Lotus vient de Bangkok. Cest par consquent sans difficult que je vous donnerai les raisons de mon intrusion dans cette respectable demeure o nos frres lus de tous horizons tiendront leur Grand Conseil Capitulaire, en la nuit solsticiale prochaine. Tout lheure, ne pouvant mendormir, je quittai ma tente, plante aux abords du village et dcidai de me promener dans la campagne environnante. Mes pas me conduisirent machinalement vers ce chteau. Je mapprtais men retourner lorsque jentrevis une ombre, une silhouette qui se glissait furtivement dans ta demeure, frre Laurent. Intrigu par son attitude, je lai suivie. Et cette silhouette, quest-elle devenue? senquit le chtelain. Jai err dans cette grande pice, et travers les deux cryptes, l-bas ; je navais pour mclairer quun briquet Sans doute linconnu a-t-il pu senfuir? Y a-t-il une autre issue que celle du perron? Aucune autre, Kian. Et si cette ombre est bien relle, nous devons la retrouver ici au rezde-chausse, car elle na pu emprunter lescalier. Le journaliste considra avec insistance les traces de terre et de poussire qui, aux genoux et aux avant-bras, maculaient le costume de lAsiatique. Remarquant lexamen dont il tait lobjet, Kian Shing Pao spousseta avec un sourire dexcuse. Dans lobscurit, je me suis heurt aux murs, diverses reprises. Gilles ne parut pas convaincu par cette explication; dans quel but un adepte de lOrdre Vert aurait-il imagin ce scnario? Pardonne ma suspicion, Kian, amora Gilles Novak. Tu dis ttre heurt aux murs; je veux bien le croire et cela pourrait expliquer les traces que tu portes aux genoux. Mais comment expliquer celles de ton veston, sur le dessus des avant-bras? Un choc contre le mur naurait absolument pas pu laisser de telles traces.

Ces insinuations me blessent, venant de toi, mon frre, protesta le Jaune. Je ne sais comment cela a pu se produire mais, dans lobscurit, jai d Tu viens de nous dire que tu avais cherch... linconnu la flamme de ton briquet, remarqua incidemment Nancy Bradley. Il considra longuement lEurasienne et soupira: Ma sur Bradley me peine, elle aussi. Tout cela est ridicule et humiliant pour moi. La jeune Eurasienne le fixa avec insistance: Donne-moi la seconde Authioth, je te donnerai la troisime. Bien quaffectant dtre simplement attentif la rponse du Jaune, le journaliste ne laissait pas dtre alarm lide que cette phrase de reconnaissance aurait pu, tout aussi bien, lui tre destine! Certes, ses connaissances en matire cabalistique lui permettaient de comprendre le mot Authioth qui dsigne les vingt-deux lettres ou signes hbreux du Sepher Yetsira, le livre sacr de la cabale(11). Toutefois, sil avait souvenance de quelques-uns de ces signes symboles, il et t bien incapable de les rciter et par cur et dans lordre! Or, telle tait la question le tuilage du moins pour les premires Authioth, que Nancy venait de poser lAsiatique. Une fugitive lueur de dsarroi passa dans le regard de ce dernier; son silence quivalait un aveu dimposture! Profitant de loccasion qui allait le servir tout en se gardant de rvler ses connaissances par trop embryonnaires! Gilles hasarda: Peut-tre le frre Kian Shing Pao a-t-il une mauvaise mmoire? Donne-lui toujours la premire Authioth, qui est Aleph Devant son embarras croissant, lEurasienne rpliqua:Ta ruse est superflue, Gilles. Ce tratre ne sait mme pas que nous pelons les Authioth lenvers!

Gilles dglutit avec peine: ce que Nancy avait pris pour une ruse de sa part ntait quune bourde monumentale. Sans cette mprise chez la jeune Eurasienne, il se ft trahi comme venait de se trahir lAsiatique! Cet examen est injurieux pour moi! protesta le Jaune en faisant un pas vers eux, drap dans sa dignit offense. Gilles Novak leva son arme: A ta place, je resterais bien sagement immobile! Ton incapacit rpondre dans le sens attendu prouve bien que tu es un tratre! Vos rites occidentaux diffrent des ntres, vous semblez loublier! Tu mens! sexclama Nancy Bradley. Jai t initie au rituel de lOrdre Vert Soul; jai particip des tenures des runions, si ce mot ne te dit rien Bangkok, et Kyoto, au Japon! Les rites y taient identiques et les participants sy pliaient sans effort, en leurs grades et qualits! Tu es un imposteur Kian Shing Pao, et tu nas mme pas pris la peine de changer didentit! Car ton nom est chinois, pas thalandais! Ton facis, ton aspect gnral, ton accent, qui perce sous ton franais, sont autant de dtails propres un Chinois, pas un originaire de Bangkok ni dune quelconque rgion