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1 JOHN HENRY NEWMAN L’ANTICHRIST Traduit de l’anglais par Renia Catala et Grégory Solari Traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre- Yves Fux Introduction et notes de Grégory Solari Préface de Louis Bouyer Prends garde à toi, homme : Tu entends les signes de l’Antichrist. Ne sois pas seul à les garder en mémoire, mais donne-les sans retenue en partage à tous. Cyrille de Jérusalem LA CITÉ DE L’ANTICHRIST La femme que tu as vue est la grande cité, qui possède la royauté sur les rois de la terre. Ap 17, 18. La cité évoquée en ces termes, selon toute apparence, est Rome, alors siège d’un empire cou- vrant la terre, et souveraine même en Judée. Tout au long des Évangiles et des Actes des Apôtres, nous entendons parler des Romains. Notre Sauveur est né au moment où sa mère, la Vierge bénie, et Joseph montaient à Bethléem payer la taxe au gouverneur romain. Il fut crucifié sous Ponce Pilate, le gouverneur romain. Saint Paul fut, à plusieurs reprises, protégé par son sta- tut de citoyen romain, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté et emprisonné par des gouverneurs romains ; à la fin, c’est à Rome qu’il fut envoyé devant l’Empereur et c’est là, avec Pierre, qu’il fut martyrisé. ( a) Ainsi ce fait historique, la souveraineté de Rome du temps où le Christ et ses apôtres prêchaient et rédigeaient les Évangiles, est constamment porté à notre attention dans le Nouveau Testament Et c’est indéniablement Rome qu’il faut entendre, dans le texte, par la grande cité qui possède la royauté sur les rois de la terre. On associe si souvent Rome au règne et aux gestes de l’Antichrist dans les controverses d’aujourd’hui qu’il serait bon — à la suite de ce que j’ai déjà dit au sujet du dernier ennemi de a Cf. Lc 2, 1-5 ; Mt 27, 2 ; Ac 22, 25-29 ; 25, 12.21.

John Henry Newman, L'Antichrist, 1835 - 03 La Cité de l'Antichrist

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C'est pendant l'Avent de 1835, pendant qu'il était encore anglican, que Newman prêcha ce qu'il est convenu d'appeler : Les quatre sermons sur l'Antéchrist... Cette oeuvre, écrite d'abord pour être prêchée, fit rapidement autorité en la matière car elle reposait sur des sources sûres à savoir les écrits de la Bible concernant le règne de l'Antéchrist, l'enseignement des Pères et des Docteurs de l'Église, de même que la Tradition. Chacun des quatre sermons portait sur un thème spécifique : 1. Les Temps de l'Antéchrist ; 2. La Religion de l'Antéchrist ; 3. La Cité de l'Antéchtrist ; 4. La Persécution de l'Antéchrist.

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    JOHN HENRY NEWMAN

    LANTICHRIST Traduit de langlais par Renia Catala et Grgory Solari

    Traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre- Yves Fux

    Introduction et notes de Grgory Solari

    Prface de Louis Bouyer

    Prends garde toi, homme : Tu entends les signes de lAntichrist.

    Ne sois pas seul les garder en mmoire, mais donne-les sans retenue en partage tous.

    Cyrille de Jrusalem

    LA CIT DE LANTICHRIST La femme que tu as vue est la grande cit, qui possde la royaut sur les rois de la terre.

    Ap 17, 18.

    La cit voque en ces termes, selon toute apparence, est Rome, alors sige dun empire cou-vrant la terre, et souveraine mme en Jude. Tout au long des vangiles et des Actes des Aptres, nous entendons parler des Romains. Notre Sauveur est n au moment o sa mre, la Vierge bnie, et Joseph montaient Bethlem payer la taxe au gouverneur romain. Il fut crucifi sous Ponce Pilate, le gouverneur romain. Saint Paul fut, plusieurs reprises, protg par son sta-tut de citoyen romain, ce qui ne lempcha pas dtre arrt et emprisonn par des gouverneurs romains ; la fin, cest Rome quil fut envoy devant lEmpereur et cest l, avec Pierre, quil fut martyris. (a)

    Ainsi ce fait historique, la souverainet de Rome du temps o le Christ et ses aptres prchaient et rdigeaient les vangiles, est constamment port notre attention dans le Nouveau Testament Et cest indniablement Rome quil faut entendre, dans le texte, par la grande cit qui possde la royaut sur les rois de la terre.

    On associe si souvent Rome au rgne et aux gestes de lAntichrist dans les controverses daujourdhui quil serait bon la suite de ce que jai dj dit au sujet du dernier ennemi de

    a Cf. Lc 2, 1-5 ; Mt 27, 2 ; Ac 22, 25-29 ; 25, 12.21.

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    lglise dexaminer ce que les prophties de lcriture nous apprennent sur Rome. Cest ce que je tenterai de faire en prenant, comme auparavant, les premiers Pres pour guides.

    Voyons ce que dit le chapitre do est tir notre texte et ce que nous pouvons en dduire.

    Cette grande cit est dcrite sous les apparences dune femme cruelle, dissolue et impie, pare de toute la splendeur et de toute la somptuosit du monde, de pourpre et dcarlate, dor, de pierreries et de perles, rpandant et buvant le sang des saints jusqu livresse. De plus, pour si-gnifier sa puissance, sa richesse, son irrligion, son orgueil, sa lascivit et son esprit de perscu-tion, elle a nom Babylone la Grande , sur le modle de ce prcdent ennemi de lglise. Je nai pas besoin de dire ici quel point tout cela correspondait au caractre et lhistoire de Rome, au moment o saint Jean en parlait. Il ny eut jamais peuple plus ambitieux, hautain, endurci et jouisseur que les Romains ; aucun, car nul autre nen eut loccasion, qui perscuta tel point lglise. On estime dix les perscutions particulirement atroces quils firent subir aux chrtiens, et ceci sur une dure de deux cent cinquante ans. La journe ne suffirait pas pour passer en re-vue les tortures que Rome leur infligea. La description de lAptre, cet gard, est aussi bien une prophtie qui saccomplit remarquablement par la suite, que le reflet de la ralit de son poque mme.

    Rome, que saint Jean prsente comme une femme dprave, est dite assise sur une bte car-late, charge de noms blasphmatoires, portant sept ttes et dix cornes. (a) La prophtie nous renvoie ici au septime chapitre de Daniel, o les quatre grands empires du monde sont repr-sents sous la forme de quatre btes : un lion, un ours, un lopard, et une bte sans nom, diff-rente des autres, terrible, effroyable, dune force extraordinaire, et portant dix cornes. (b) Cest certainement la bte mme que saint Jean a vue (c) les dix cornes en sont la marque. La qua-trime bte de la vision de Daniel tant lEmpire romain, la bte sur laquelle est assise la femme lest aussi. Ceci correspond dailleurs trs exactement la ralit, car on pourrait fort bien dire que Rome, matresse du monde, trne et se laisse porter en triomphe par ce monde quelle a subjugu et fait sa crature. Plus loin, le prophte Daniel explique que les dix cornes de la bte sont dix rois qui se lveront. (d) Saint Jean y fait cho en disant : Les dix cornes que tu as vues sont dix rois, qui, quels quils soient, nont pas encore reu la royaut, mais en reoivent la puis-sance, comme des rois, pendant une heure, avec la bte. (e) Dans une autre vision, Daniel parle encore de lEmpire destin tre divis en partie forte et en partie fragile. (f) Plus loin, il nous dit que lEmpire, la monture de la femme, devrait finalement se dresser contre elle et la dvorer, tel un animal sauvage qui se retournerait contre son gardien ; et que ceci devrait survenir dans son tat divis ou morcel. Les dix cornes que tu as vues, ainsi que la bte, haront la femme, la ren-dront dserte et nue, mangeront ses chairs et la consumeront par le feu. (g) Telle devrait tre la fin de la Grande Cit. Il est dit enfin que trois rois, peut-tre tous, seront assujettis par lAntichrist, qui apparatra brusquement durant leur rgne, car, toujours selon la prophtie de Daniel : Un autre se lvera aprs eux, il sera diffrent des prcdents et abaissera trois rois. Il profrera des paroles contre le Trs-Haut et prouvera les saints du Trs-Haut ; il mditera de changer les temps et le droit, et les saints seront livrs entre ses mains pour un temps, des temps et un de-mi-temps. (h) La puissance qui se dressera au-dessus des rois est lAntichrist, et je vous demande de considrer attentivement, dans la prophtie, les places de Rome et de lAntichrist, lune par rapport lautre : Rome doit tomber avant que lAntichrist ne slve ; en effet, elle est dabord dtruite par les dix rois et alors seulement apparat lAntichrist qui supplante ceux-ci. Pour autant que nous puissions en juger par les mots, cela semble clair. Saint Jean annonce que les dix cornes haront et mangeront les chairs de la femme, et Daniel dit : Je contemplais ces cornes, et

    a Ap 17, 3. b Dan 7, 7 ; cf. Dan. 7, 3-6. c Cf. Ap 13, 1. d Dan 7, 24. e Ap 17, 12. f Dan 2, 41-42. g Ap 17, 16. h Dan 7, 24-25.

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    voici, parmi elles poussa une autre corne, petite, qui avait les yeux dun homme et une bouche disant de grandes choses (a) ; il sagit de lAntichrist.

    Tchons maintenant dapprcier jusqu quel point ces prophties se sont dj ralises et ce qui doit encore saccomplir.

    En premier lieu, comme il a t prdit, lEmpire romain sest dsagrg. Il sest bien morcel en un certain nombre de royaumes indpendants, tel le ntre, la France et dautres encore, bien quil soit difficile den dnombrer prcisment dix. En deuxime lieu, Rome assurment a t dvaste de la manire la plus terrible et la plus pitoyable qui soit, mais elle neut pas exactement souffrir des dix parties de son prcdent royaume, bien plutt des barbares qui lenvahirent de lextrieur. Troisimement, elle existe toujours en tant que cit, alors quelle devrait avoir t ren-due dserte, dvore et consume par le feu. Quatrimement, il est un point, dans la description de cette cit sans piti, rest pratiquement inaccompli dans le cas de Rome : elle devrait tenir dans sa main une coupe dor, charge dabominations et rendre ivres du vin de sa prostitution les habitants de la terre (b) ; ceci implique srement quelque pouvoir de sduction ou dillusion exerc sur le monde, et ceci, mon avis, est rest inaccompli dans le cas de cette grande cit impriale aux sept collines que saint Jean voque dans notre texte. Examinons ces points plus en dtail.

    Jai dit que, jusqu prsent, lEmpire romain ne stait pas vraiment divis en dix parties. Cest pourtant ce quannonce Daniel qui, parmi les prophtes, se signale pour la clart et lexactitude de ses prdictions, au point que des infidles, accabls par la justesse de celles-ci, ne purent que se rfugier dans lhypothse la fois indigne, absurde et intenable quelles auraient t crites aprs les vnements quelles disaient annoncer. Si donc nous navons pas encore eu, dans lhistoire, de manifestation exacte des dix rois, nous devons supposer quils sont encore venir. Cela concide dailleurs avec lide ancienne que ces rois doivent apparatre la fin du monde, et seulement pour une courte dure, juste avant que lAntichrist ne se jette sur eux. De fait, il y a bien eu, je crois, des approximations du nombre dix, mais rien de plus.

    Voyons maintenant de quelle faon la ralit prsente correspond la prophtie et sa premire interprtation. Il est difficile de dire si lEmpire romain a disparu ou non ; dans un sens, oui, car il est divis en royaumes ; dans un autre, non, car la date laquelle il a disparu ne peut tre fixe, et on pourrait amplement, et de bien des faons, dmontrer quil subsiste encore, bien que dans un tat mutil et dlabr. Mais sil subsiste et quil doive se rsoudre en dix rois vigoureux, il faut, comme le dit Daniel, quun jour il reprenne vie. Voyons, dans la description prophtique, ce qui nous permet de le dire. La bte que tu as vue, cest--dire lEmpire romain, tait et nest plus, et elle est sur le point de monter de labysse et elle savance vers la perdition. (c) Il est de nouveau fait mention de la bte qui tait et nest plus, mais cependant est. Il est dit nettement que les dix rois et lEmpire slveront ensemble, donc que les rois apparaitront au moment du rveil du monstre, et non dans son tat affaibli et engourdi. Les dix rois nont pas encore reu la royaut, mais en reoivent la puissance, comme des rois, pendant une heure, avec la bte. (d) La puis-sance de Rome tant toujours en lthargie, les dix rois ne sont pas encore apparus ; et si les dix rois destins dtruire la femme ne sont pas encore apparus, la sentence contre Rome na pas encore reu sa pleine excution.

    Si la pleine mesure du jugement na pas encore t dverse sur Rome, ses souffrances et celles de son Empire nen ont pas moins t trs svres. Dans sa premire ptre, saint Pierre semble prdire leur imminence. Il laisse entendre que luvre de jugement du Christ, qui alors commen-ait, ntait pas une vengeance momentane ni limite un peuple ou une ville quoiquelle et en premier lieu frapp Jrusalem mais un jugement solennel, tendu la terre entire. Le temps est venu, dit-il, o le jugement commence par la demeure de Dieu, la Cit sainte. Si cest dabord par nous, quelle sera la fin de ceux qui ne donnent pas foi lvangile de Dieu ? Si le

    a Ibid. 7, 21.20. b Ap 17, 4.2. c Ap, 17, 8. d Ap, 17, 12.

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    juste est peine sauv, (a) limpie et le pcheur les habitants du monde en gnral o para-tront-ils ? (b)

    On trouve ici une allusion au terrible flau alors en train de parcourir et de punir le monde impie. La vengeance sabattit dabord sur Jrusalem lapostate, ville autrefois sainte, qui fut dtruite par les Romains, et se retourna ensuite contre les excuteurs quelle stait choisis. LEmpire se d-sorganisa, disloqu par les dissensions et les insurrections, les pestes, les famines et les trem-blements de terre, tandis que des hordes barbares, lattaquant au nord et lest, le dpeaient, brlant et pillant Rome elle-mme. Je lai dit, le chtiment commenc Jrusalem dferla et roula sur le monde, se frayant inexorablement un passage pendant des sicles, pour enfin, avec une implacable prcision, sabattre sur la hautaine matresse du monde, la femme coupable assise sur le quatrime monstre de la vision de Daniel. Je ne mentionnerai quune ou deux de ces ter-ribles dvastations.

    Des hordes de barbares se dversrent sur le monde civilis, lEmpire romain. Une multitude quoique multitude soit un euphmisme envahit la France, (c) jusque-l prospre et paisible lombre de Rome. Ils dvastrent et brlrent villes et campagnes, transformant dix-sept pro-vinces en dsert. Huit mtropoles furent brles et dtruites, et un nombre incalculable de chr-tiens massacrs jusque dans les glises. La fertile cte dAfrique fut, elle aussi, le thtre dune de ces invasions. (d) Les barbares npargnrent aucun de ceux qui leur offraient une rsistance. Ils torturrent leurs prisonniers, sans distinction dge, de rang ni de sexe, pour les contraindre dcouvrir leurs richesses. Ils chassrent les citadins dans les montagnes. Ils saccagrent les glises. Mme les arbres fruitiers nchapprent pas leurs destructions, si complte fut la dso-lation.

    Pour ce qui est des chtiments infligs par le cours de la nature, je nen citerai que trois, tirs dun grand nombre. Le premier fut linondation qui toucha toutes les rgions de lEmpire oriental, dont les ctes furent submerges sur des milliers de kilomtres, leau emportant hommes et b-timents jusqu trois kilomtres lintrieur des terres. La grande cit dAlexandrie perdit elle seule cinquante mille habitants. (e)

    Le deuxime fut une srie de tremblements de terre, dont certains secourent lEmpire tout en-tier. Constantinople fut ainsi branle pendant plus de quarante jours. Antioche, une autre se-cousse fit prir deux cent cinquante mille personnes.

    Et le troisime fut une peste qui, avec des rpits et des recrudescences, persista pendant cin-quante-deux ans. Constantinople encore, cinq mille personnes moururent chaque jour pendant trois mois, et plus tard dix mille par jour. Je tiens ces donnes dun auteur moderne qui nest ni favorable au christianisme ni crdule en madre de tmoignage historique. La dpopulation de certaines rgions fut si grave quelles ne sen relevrent jamais. (f)

    Tels furent les flaux par lesquels le quatrime monstre de la vision de Daniel fut humili, les flaux terribles du Seigneur Dieu : pe, famine (...) et peste. (g) Tel fut le processus par lequel celui qui retient (dans le langage de saint Paul) fut peu peu cart (h) quoiquil nait pas t totalement limin, mme aujourdhui.

    Et tandis que le monde tait ainsi tourment, loutrageuse cit qui lavait rgi ne ltait pas moins. Rome fut par trois fois prise dassaut et pille. Ses habitants furent massacrs, emmens en cap-

    a C'est--dire le restant , ou, selon la prophtie, ceux qui devaient quitter Sion, ceux qui, ayant accueilli le Christ sa venue, prirent le nom de chrtiens, cette semence lue qui leva au sein de lglise juive, croissant et se dployant en une glise nou-velle ; les lus, dont notre Sauveur affirme qu'ils seront pris dans toutes les tribulations et tous les chtiments du peuple lu, et cependant seront prservs jusqu' la fin. b 1 Pe 4, 17-18 (citant Prov 11, 31 LXX). Cf. aussi Jr 24, 28-33 ; Ez 9, 5-6- c Ces vnements eurent lieu en 407. Cf. Gibbon, Histoire de la dcadence et de la chute de l'Empire romain, Vol. V, chap. 30, d En 430, Ibid., Vol. VI, chap. 33. e En 365. Ibid., Vol. IV, chap. 26. f En 540. Ibid., Vol. VII, chap. 43. g Ez 14, 21. h 2 Th 2, 7.

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    tivit ou contraints fuir dans toute lItalie. Lor et les joyaux de la reine des nations, sa soie et sa pourpre prcieuses, ses uvres dart, tout fut emport ou dtruit.

    Ce sont l des vnements considrables et marquants, qui certainement font partie du chti-ment prdit pour Rome ; cependant ils ne ralisent pas exactement la prophtie, qui dit expres-sment deux choses que les dix parties de lEmpire presque ananti se dresseront contre la cit et la rendront dserte et nue et la consumeront par le feu (a) ce quelles nont pas encore fait, et que la cit subira une destruction totale, ce qui ne lui est pas non plus arriv, puisquelle existe toujours. Les mots de saint Jean sur ce dernier point sont clairs et prcis : Elle est tombe, elle est tombe, Babylone la grande, et elle est devenue sjour de dmons et repaire de tout esprit impur, repaire de tout oiseau impur (b) ; termes qui semblent faire rfrence la maldiction lan-ce contre la vritable Babylone, dont nous savons comment elle sest accomplie. Le prophte Isae avait dit de Babylone : L gteront les btes du dsert, les hiboux empliront leurs maisons, l demeureront les autruches et l danseront les satyres, ou dmons.(c) Nous savons que tout cela a bien eu lieu : Babylone est un monceau de ruines, nul homme ny habite et il est difficile de d-terminer prcisment son emplacement, si totale fut la dvastation. Cest une pareille destruction que saint Jean semble prdire notre cit criminelle et perscutrice, et pourtant, malgr tout ce quelle a souffert, cette ruine ne la pas encore frappe. Encore une fois, il est dit quelle sera en-tirement consume par le feu, parce que fort est le Seigneur Dieu qui la juge. (d) nen pas dou-ter, ces termes impliquent une destruction complte, lanantissement. Et encore, un ange fort souleva une pierre grande comme une meule et la jeta dans la mer en disant : Ainsi, dun jet sera lance Babylone la grande cit, et plus jamais on ne la trouvera. (e)

    ces passages, jaimerais ajouter une rflexion : il est vrai que Rome, plus encore que Babylone, est prsente dans les critures comme lennemie invtre de Dieu et de ses saints, comme la souillure et le poison de la terre. Si Babylone sest vue totalement dtruite, combien davantage, selon toute conjecture, Rome le sera-t-elle un jour !

    Dailleurs, notons que certains auteurs dignes de foi de lglise primitive ne tenaient pas les inva-sions barbares pour la seule vengeance que Rome tait destine subir, mais sattendaient ce que Dieu la dtruisit un jour par la furie des lments. Rome, dit lun deux, lpoque o un conqurant barbare occupait la cit, et o tout semblait menacer celle-ci de destruction, ne sera pas dtruite par les nations, mais seffondrera de lintrieur sous laction de la foudre, de temptes, de tremblements de terre .(f)

    Voil ce quon peut dire dun certain point de vue ; mais il est aussi possible de se placer un autre point de vue, non pas dans le but de dmontrer que la prophtie sest pleinement accom-plie ce qui nest certes pas le cas mais afin de montrer, cela tant admis, que ce qui doit encore saccomplir ne concerne pas Rome, mais un ou plusieurs autres objets de la vengeance divine. Je vais expliquer en deux points ce que jentends par l.

    1. Tout dabord, comment se fait-il que Rome nait toujours pas t dtruite ? Pour quelle raison les barbares lont-ils pargne ? Babylone a succomb sous la main du vengeur que Dieu lui avait envoy, Rome non ; pourquoi ? Si quelque circonstance particulire a diffr jusquici la vengeance destine Rome, se pourrait-il que cet obstacle agisse encore et retienne la main leve de la colre divine jusqu la fin ? Lexplication pourrait tre simplement celle-ci : au mo-ment o les barbares dferlaient, Dieu avait un peuple dans cette cit. Babylone ne fut quune prison pour lglise, Rome avait reu celle-ci en hte. Rome, lglise avait sa demeure et, tout en souffrant de la main des barbares dans cette ville paenne, ses enfants nen restaient pas moins la vie et le sel de la cit de leurs souffrances.

    a Ap 17, 16. b Ibid. 18, 2. c Is 13, 21. d Ap 18, 8. e Ibid. 18, 21. f GREG. MAGN. dial, 2, 15. Newman rapporte aussi la Prophtie des Papes attribue saint Malachie : Lors de la perscution finale de la sainte glise romaine, sigera Pierre de Rome qui mnera patre les brebis au milieu de nombreuses tribulations ; ensuite la cit aux sept collines sera dtruite et le Juge redoutable jugera le peuple.

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    Les chrtiens en prirent conscience au moment mme, et usrent du privilge de leur condition. Ils se souvinrent de lintercession dAbraham en faveur de Sodome, et de la rponse pleine de misricorde qui lui avait t faite : se serait-il trouv dix justes en ses murs, la ville aurait t pargne. (a)

    Au temps de la dfaite, quand la ville, dabord menace, avait finalement t vaincue, les paens staient cris que le christianisme tait la cause de tout cela. Ils soutinrent que, sous leurs idoles, ils avaient toujours prospr, et que maintenant ces idoles et ces dmons (ces dieux, di-saient-ils) taient irrits contre ceux parmi eux qui staient convertis a la foi des vangiles, ceux qui les avaient abandonns, livrs leurs ennemis, et qui donc avaient attir la vengeance sur tous.

    Dautre part, ils provoquaient les chrtiens, disant : O est maintenant votre Dieu ? Pourquoi ne vient-il pas vous sauver ? Votre part nest pas meilleure que la ntre ; ou, comme le mauvais larron, Si tu es le Christ, sauve-toi toi-mme et nous aussi ; ou encore, comme la foule, Sil est le Fils de Dieu, quil descende de la croix ! (b)

    Cela se passait au temps de lun des plus clbres vques et docteurs de lglise, saint Augus-tin, qui releva le dfi. Il leur rpliqua, comme il rpliqua ses frres, dont certains taient offenss et branls que de telles calamits puissent accabler une cit devenue chrtienne. (c) Il cita les villes qui staient rendues coupables de pch et qui avaient toutes pri, alors que Rome tait toujours prserve. Ctait l, dit-il, lexact accomplissement de la promesse de Dieu Abraham ; par amour des chrtiens qui sy trouvaient, Rome fut chtie mais non compltement dtruite.

    La ralit historique rejoint linterprtation de saint Augustin. Dieu montra, non pas seulement dans le secret de sa Providence mais de faon clatante, que lglise serait le salut de la cit. Alaric, ce froce conqurant, premier lassaillir, exhorta ses troupes respecter les glises des saints Aptres Pierre et Paul et les considrer comme des sanctuaires sacrs et invio-lables ; il donna galement lordre de transfrer dans la basilique de saint Pierre un certain nombre de vases sacrs qui lui taient ddis et qui avaient t retrouvs dans un autre lieu. (d)

    Cinquante ans plus tard, lorsque Attila sapprocha de la cit pour sen emparer, lvque de Rome, saint Lon, partit sa rencontre avec deux autres missaires et parvint le dtourner de son dessein. Quelques annes plus tard, Gensric, le plus sauvage des conqurants barbares, parut devant la cit sans dfense. Le mme Pontife intrpide sortit sa rencontre la tte de son clerg et, sans parvenir sauver la ville du pillage, arracha pourtant la promesse que la multitude sans rsistance serait pargne, les btiments prservs du feu et les captifs de la torture. (e) Cest ainsi que lglise chrtienne protgea des Goths, des Huns et des Vandales la cit crimi-nelle qui labritait. Merveilleuse disposition de la Providence divine manifeste chaque jour ! Car lglise, tout en sanctifiant le monde, souffre avec lui et, partageant ses souffrances, les allge. En cette occurrence, elle a (quil nous soit humblement permis de le dire) suspendu jusqu au-jourdhui la vengeance destine frapper celle qui stait rendue ivre du sang des martyrs de J-sus. Cette vengeance ne sest toujours pas exerce, elle est toujours en suspens. Et on ne peut expliquer pourquoi Rome nest pas tombe sous le coup de lconomie divine lencontre de ses cratures rebelles, et na pas (comme le voudrait la prophtie) endur la plnitude de la colre divine qui avait commenc la frapper sinon parce quune glise chrtienne est toujours en ses murs, la sanctifiant, intercdant pour elle et la rachetant.

    Au cours du temps, cette partie de lglise chrtienne sest hlas laiss infecter par les vices propres Rome, apprenant lambition et la cruaut dans lesprit mme des anciens matres des lieux. (f) Cependant, si Rome tait telle que certains la voudraient, si elle tait vraiment aussi r-

    a Cf. Gn 18, 32. b Cf. Lc 23, 39 ; Mt 27, 39-40. c Aug. civ. 1, 1-7 ; De Urbis excidio (PL 40, 715-724 ; CCL. 46, 243-262). d Cf. GIBBON, Histoire..., Vol. V, chap. 31. e Ibid. Vol. VI, chap. 35, 36. f Aucune opinion, quelle qu'elle soit, n'est exprime ici sur la question de savoir dans quelle mesure de mme que l'glise locale a sauv Rome Rome a pu corrompre cette mme glise ; et, en consquence, si l'glise de Rome ou d'autres glises ailleurs peuvent ou non .tre des figures de l'Antichrist.

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    prouve que la Rome paenne, quest-ce donc qui tiendrait en suspens le chtiment commenc il y a si longtemps ? Pourquoi le bras vengeur, qui porta son premier coup il y a des sicles, ne porte-t-il pas son second puis son troisime coup, jusqu lcroulement de la cit ? Pourquoi Rome ne subit-elle pas le sort de Sodome et Gomorrhe, si aucun juste ne sy trouve ?

    Voil la premire remarque que je dsirais faire sur la partie de la prophtie qui doit encore saccomplir ; il se peut quen raison de la compassion divine sa ralisation soit diffre jusqu la fin, ou mme quelle nait pas lieu. Mais de cela, de toute faon, nous ne pouvons rien savoir.

    2. Ensuite, de mme que Babylone est une figure de Rome et du monde du pch et de la vanit, on pourrait considrer Rome, son tour, comme une figure dune autre grande cit ou, de faon gnrale, dun monde orgueilleux et trompeur. En effet, on identifie la femme comme tant Babylone aussi bien que Rome ; et comme elle est plus que Babylone (cest--dire Rome), elle pourrait tre nouveau plus que Rome, quelque chose venir. Dans lcriture, plusieurs grandes cits, en raison de leur impit et de leur dcadence, sont mentionnes comme des figures du monde lui-mme, et leur fin est dcrite en des mtaphores qui, prises dans toute leur force, ne peuvent sappliquer qu la fin du monde le soleil et la lune tomberont, la terre tremblera et les astres tomberont du ciel. (a) Si leur ruine prfigure un chtiment plus vaste et plus important, il se peut que les prophties dont fait partie notre texte trouvent leur accomplissement non pas dans Rome mais dans le monde en entier ; ou peut-tre en quelque autre cit laquelle nous ne pou-vons les associer maintenant ; ou peut-tre lensemble des grandes cits de ce monde et lesprit qui les rgit : esprit de gain, de plaisir effrn, dinsoumission et dirrligion. En ce sens, il est vrai quune partie de cette prophtie, qui ne se rapporte pas la Rome impie, saccomplit sous nos yeux. Je veux parler de la description de la femme qui enivre les hommes de ses sorti-lges et de ses chimres : est-ce autre chose quune ivresse que cet esprit arrogant, impie, jouis-seur et faussement libral qui, des grandes cits, se rpand dans tout un pays ?

    La question que je posais, en rsum, tait celle-ci : ne lit-on pas, dans lApocalypse, que Rome (cest ce que lon croit et quon dit volontiers entre nous) tiendra un rle particulier dans les v-nements qui surviendront la fin du monde, par le fait de lAntichrist ou aprs son rgne ?

    Je rpondrai que, dans une grande mesure, les chtiments destins Rome sont tombs lorsque son empire lui a t arrach ; que, dans une grande mesure, il a t fait justice de ses perscu-tions de lglise, et que, dans une grande mesure aussi, ses perscutions de lglise ont t ju-ges et les prophties son gard accomplies. Quant savoir si dautres chtiments lui sont en-core ou non rservs, cela dpendra de deux circonstances : si les justes dans ses murs, qui la prservrent lorsque son chtiment sabattit pour la premire fois, pourront, par la grande mi-sricorde de Dieu, la sauver encore ; et si, dans son ensemble, la prophtie se rapporte Rome, ou un ou dautres objets dont Rome est une figure. Jajouterai que si Rome doit encore tre juge, elle doit ltre avant la venue de lAntichrist, car lAntichrist attaquera et rduira les dix rois, mais les dix rois doivent dabord dtruire Rome. Dautre part, et ceci en tout cas semble clair, la prophtie proprement dite na pas t totalement accomplie, quel que soit le rle que nous dci-dions dattribuer Rome. LEmpire romain na pas encore t divis en dix tats, il ne sest pas encore dress contre la femme ou ce quelle reprsente et la femme elle-mme na pas re-u son ultime chtiment.

    Cest contre le danger davoir part ses pchs, et son chtiment, que nous sommes mis en garde. Quprouverons-nous, la fin, lorsquon ne reconnatra en nous que des enfants de ce monde et de ses grandes cits ; avec des gots, des opinions, des habitudes tels quon les cul-tive dans ces cits ; le cur esclave de la socit humaine et la raison faonne par elle ! Com-bien misrable sera notre lot, au dernier jour, quand nous paratrons devant notre Juge, pleins de la lie des sentiments, des principes et des fins que le monde encourage, nos penses errant (si tant est que cela soit alors possible) la poursuite de futilits, avec des proccupations peine plus leves que le souci de nos aises ou de nos gains, tmoignant dun mpris hautain pour lglise, pour ses ministres et ses simples fidles, tmoignant dun amour du rang et de la situa-tion, dune fascination pour les fastes et les modes du monde, dune prtention au raffinement,

    a Cf. Mt 24, 29 ; Is 13, 10.

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    dune sujtion aux pouvoirs de notre raison, dune satisfaction de soi devenue seconde nature, et de la totale ignorance du nombre et de lnormit des pchs qui tmoignent contre nous.

    Quand le jugement sera rendu, quand les saints auront gagn le Ciel, quand le silence et lobscurit auront pris la place de toutes les aspirations et les agitations de ce monde, o nous trouverons-nous ? Les hommes daujourdhui donnent des noms sduisants aux pchs et aux pcheurs. Mais, cette heure-l, tous les citoyens de Babylone apparatront dans leur vraie lu-mire, celle que la Parole de Dieu jette sur eux : chiens, sorciers, dbauchs, meurtriers, ido-ltres, amis et fauteurs de mensonge. (a)

    a Ap 22, 15.