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John Peter B - Excroissance et autres nouvelles

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Excroissance

et autres nouvelles

John Peter B.

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Tous droits réservés © John Peter B., 2009

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A Cathy, avec tout mon amour

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Excroissance

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Alors, voilà, docteur… Tout a commencé il y cinq ans environ. Un matin, je me rasais, j’ai remarqué comme un tout petit bouton au milieu du front. Je n’y ai pas prêté attention plus que ça, à vrai dire. Parce que j’étais pressé, si mes souvenirs sont bons. Oui, j’avais rendez-vous avec un client important. Et comme on le voyait à peine, ce petit bouton, ce n’était pas trop grave. Un peu de temps a passé, et j’ai remarqué qu’il ne partait pas. Pire que ça, il semblait grossir. Non, docteur, pas de rougeur, pas de démangeaisons. Juste une petite excroissance de peau. J’ai consulté un dermatologue, qui m’a parlé de pendulum. Attendez, j’avais noté le terme exact. Ah, voilà, Molluscum Pendulum. Il m’a dit que c’était bénin, qu’il pouvait me l’enlever s’il me gênait à l’avenir. Bénin, c’était le mot qui m’intéressait. On le voyait à peine, mon pendulum, je décidai de ne plus m’en occuper. Je traversais une période dure, ma femme me quittait, le boulot était de plus en plus stressant, j’avais autre chose à penser que ce pendulum.

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Autre chose à penser que mon physique, d’ailleurs. J’ai sans doute passé une époque de dépression nerveuse. J’étais très amoureux de mon épouse, voyez-vous, et le fait qu’elle me laisse seul m’avait anéanti. J’en suis devenu négligé, et évidemment, mon entreprise a sauté sur l’occasion pour me licencier. J’ai vécu plus d’un an presque sans souvenir. Seule la croissance de mon excroissance me passionnait. Je passais des heures devant le miroir pour la contempler, noter son évolution. Elle prenait une forme intéressante, organique. Je me suis même imaginé que c’était le troisième œil ! Mais, si, vous savez, le troisième œil ? Oui, la glande pinéale. Je m’étais inventé qu’elle allait traverser mon cerveau pour sortir par cet orifice en préparation. Que mon troisième œil ne serait pas une métaphore, mais un réel organe visuel doté, évidemment, de pouvoirs étranges. J’avais une revanche à prendre. Je vivais de subsides, prenais de plus en plus de médicaments pour ne pas sombrer. Alors, tout était possible, tout devait être possible, pour que je sorte de mon quotidien. Oui, je sais que vous comprenez, docteur.

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Et puis, j’ai rencontré cette femme. Alicia. Pas très jolie, mais, douce, compréhensive. En détresse, elle aussi. Je m’étais laissé pousser une frange, pour cacher ce bouton devenu assez impressionnant. Je l’avais d’ailleurs presque oublié, à l’époque, tout à ma passion pour Alicia. Je recommençais à voir le jour, et j’avais décidé de baisser les doses de médicaments petit à petit. Et un matin, j’ouvris un œil, et vis Alicia penchée sur moi. Elle regardait au-dessus de mes yeux. Dans un brouillard de réveil abrutissant, je compris qu’elle observait mon bouton. J’avais les cheveux en pétard, et elle l’avait aperçu. Je n’oublierai jamais son regard, que j’aurais volontiers imaginé de dégout, mais qui était plutôt d’un intérêt presque scientifique. - C’est rigolo, ce truc que tu as là, sur le front, me dit-elle, en continuant à le scruter avec une attention soutenue. On dirait une toute petite oreille. T’as vu la forme qu’il a, ce grain de beauté ? Je lui expliquai ce qu’était un pendulum. Elle se mit en tête d’aller aussitôt à la bibliothèque municipale, pour prendre des renseignements sur

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les excroissances de peau, cherchant à comparer la mienne avec des cas cliniques avérés. Et nous avons conclu ensemble que ce n’était pas gênant, mais, qu’il faudrait penser à le faire enlever un jour. Un jour… Les jours ont passé, doucement, heureux à l’époque. Ma première femme me relançait pour sa pension alimentaire, nous avons déménagé trois fois, avec Alicia, cherchant à nous abriter de plus en plus étroitement l’un près de l’autre. Et elle est partie aussi. Une grave maladie, je ne veux pas en parler. Foudroyante. Nous ne l’avons pas vu venir, je ne l’ai pas vue partir. Et là, deuil, tristesse, solitude, dégout ! Médicaments, à nouveau. Et me voilà aujourd’hui, avec cette oreille au milieu du front. Si encore elle servait à quelque chose, mais non ! Elle est juste là. Je suis loin de mon troisième œil espéré, docteur. Très loin. J’ai vérifié, il n‘y a aucune religion qui parle de troisième oreille. Même chez les hindous. Ils ont pourtant un panel appréciable d’organes supplémentaires, dans leur panthéon. Mais,

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évidemment, aucun dieu n’a une troisième oreille. Chez eux ou ailleurs. Personne. On pourrait imaginer que j’entends mieux grâce à elle. En fait, elle est recouverte de ma frange et de ma casquette que j’enfonce jusqu’aux … oui, jusqu’aux oreilles, c’est le cas de le dire. Donc, je perçois plutôt des bruits étouffés, ce qui est désagréable. Et pas question d’aller à la piscine. Aux sports d’hiver, je pourrais, oui, en effet, mais je n’en ai plus les moyens financiers. Je ne sais plus que faire docteur… vraiment plus. Il a suffi de deux signatures pour que je sois confiné dans cette chambre matelassée. Ça ne me dérange pas, finalement, je suis nourri et logé. Blanchi aussi. Le personnel hospitalier se gausse de ce bonnet que je tiens enfoncé sur ma tête jour et nuit. Seul le docteur est dans la confidence. C’est lui qui a décidé de mon enfermement, avec ce collègue généraliste que j’avais consulté. Être interné pour une histoire d’oreille supplémentaire, c’est ridicule. Et pourtant, c’est un fait. Je suis dans une chambre capitonnée ! Pour aucune raison, d’ailleurs, je ne crie pas. Mon oreille est trop sensible. Je perçois chaque bruit de la rue, de la

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cafétéria, des chambres voisines. Je suis une espèce de mutant, à mon avis. Je suis même dans la confidence des malversations du docteur et de la jolie infirmière qu’il a engagée sur recommandations spéciales. Je sais les montants qu’ils escroquent à l’administration, ils en parlent dans leur lit, quand le médecin la rejoint, cinq étages plus haut, mais pile au-dessus de ma tête. Je sais que demain, l’asile doit brûler, pour faire disparaitre les traces de la comptabilité truquée. Ils ont déjà leurs billets vers les îles du Pacifique. Ils vont sacrifier des fous, des malades, cela n’a aucune importance. Et je ne peux rien faire, je suis enfermé dans une chambre complètement insonorisée avec cet éternel bonnet sur la tête. Personne ne me croirait. De toute façon, personne ne m’entendra crier pour percer ce tympan qui sonne le glas.

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Je travaillais sur AstroMégaSoixante

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à Leslie

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Je marche depuis des heures, déjà. Ma guitare tape à rythme régulier contre mes fesses pendant que je longe l'Autobahn Franckfurt New York. J'avais imaginé dormir sur une aire de repos, mais les rapaces tournoient, guettant le rôdeur. Je suis le rôdeur. Ils me surveillent, prêts à s'abattre sur mes maigres effets, ma pauvre carcasse, ma misérable vie. Quand l'astroport avait fermé, il y a trois ans maintenant (et pourtant, je m'en souviens, les odeurs, les sensations, les bruits, chaque seconde est toujours tatouée sur ma peau), j'avais tout perdu. Ma troisième femme me quittait pour partir à bord de la dernière navette vers Terra Nova ; je n'avais plus d'argent, de statut social, d'uniforme. Je suis devenu, à soixante-dix ans, en pleine force de l'âge, un paria. Le camion bleu arrive à vive allure. À peine le temps de me jeter dans le fossé ! Pourvu qu'ils ne m'aient pas vu. J'avais tout perdu, et du peu qu'il me restait, je fis un sac : quelques vêtements, un ou deux holographes auxquels je tenais particulièrement (mes parents, la chambre de mon adolescence

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universitaire) une bouteille de White Chapel, un couteau, cette guitare et ces chaussures magnétiques que je porte encore aujourd'hui. Je me souviens, le ciel était de verre, le bitume accueillant, je pris la route. Je commençais une nouvelle vie, sur une terre dépeuplée. J'allais d'aires de repos en camps de fortune, cherchant l'aumône en grattant ma guitare, chantant d'une voix tranquille des airs surannés. En trois ans de cette vie, je survivais tant bien que mal. Les organes électroniques de la guitare m'avaient presque tous lâché, il ne restait qu'un petit son d'ambiance, la boite à rythmes et sept cordes sur les dix-huit. Je compensais l'absence de l'accompagnement philharmonique en mettant une énergie décuplée dans mes interprétations. Le camion a stoppé un peu plus loin, en travers de l'Autobahn. Je sens les vibrations sourdes qui font se soulever mes chaussures magnétiques. S'ils coupent l'alimentation du rail « piéton », je suis fichu. S'ils m'ont aperçu, je sais que c'est ce qu'ils vont faire. Je sens la panique monter. Perdu au milieu du désert Atlantika sans pouvoir avancer de plus de quelques kilomètres par jour signifie une fin certaine. Je le sais. Je sais aussi

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qu'ils se débarrassent des rôdeurs de cette façon. De cette façon et en les glaçant. Je préfère encore être glacé ! La mort est plus douce ! C'est ce qu'on dit, en tout cas. Je m'arrêtais dans les campements, et au milieu des mobiles-homes gigantesques, je chantais. Les chefs de convois me donnaient une maigre pitance, de quoi me désaltérer, quelques pilules parfois d'Artigone pour accélérer le voyage. Eux-mêmes pilotaient sur les vastes et étendus réseaux autoroutiers qui sillonnaient la planète en se bourrant d'Artigone. C'était la seule façon de ne pas se flinguer en s'apercevant qu'ils tournaient inlassablement en rond, inexorablement, depuis des années. La coupole qui protège l'Autobahn passe de bleue à noire. Le fourgon s'est éloigné, le rail n'a pas été coupé. Une chance. Je vais parcourir une centaine de kilomètres avant de chercher un fossé où dormir. Je n'aime pas marcher en pleine nuit factice, mais les rapaces jettent encore leurs ombres de fer sur l'asphalte, malgré la lumière plus que diffuse des quelques tubes au néon qui fonctionnent toujours.

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J'avais sillonné toutes les autoroutes de l'Ancien Monde. Je voyais, en me penchant parfois au-dessus des rails de sécurité, au travers du canal renflé, des ruines de ce qui était il y a très longtemps les villes. On apprenait dans les livres d'histoire que l'homme n'avait pas toujours été Migrant ou conducteur de ces maisons glissantes. Il avait été sédentaire, vivant de… Vivant de quoi ? Je ne me souviens plus. Mais, je crois que la Société lui donnait, régulièrement, de quoi acheter ce que les autres habitants de la planète manufacturaient. J'avoue que je n'avais pas tellement compris la logique de ce système, mais je n'étais pas vraiment assidu aux cours d'histoire. Je préférais la mécanique. D'ailleurs, j'avais été orienté dans les hangars de l'astroport très jeune, pour réparer, entretenir, nettoyer les flèches d'argent qui perçaient le ciel sans atmosphère. J'ai trouvé un abri pour la « nuit », je m’y glisse avec mon sac. Sous un morceau de bitume, une petite faille, juste la taille suffisante pour que je puisse m’y faufiler. Le métal froid de la guitare ne pouvant pas être repéré par les rapaces, je la laisse dehors. Qui volerait cet instrument à un clochard, perdu sur une portion d'autoroute, sur l'Autobahn, en plein désert ?

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L'Homme avait quitté la terre inhospitalière. Quand je dis l'Homme, je veux parler de l'Homme civilisé, le conquérant, celui qui occupait son temps, depuis des générations à se sauver de ce monde. Je n'avais jamais compris comment ils avaient fait pour créer ces lignes gigantesques, qui allaient d'astroport en astroport. Mes cours d'histoire en parlaient, bien sûr… J'aurais dû, sans doute… Mais, je n'aime pas les remords. Je travaillais sur AstroMégaSoixante. Je n'avais jamais connu autre chose. Les autoroutes n'étaient fréquentées que par une caste peu appréciée, celle des « Glissants ». On les voyait parfois traverser notre AstroCamp de part en part, ne s'arrêtant que pour faire le plein d'Artigone. On ne les affectionnait pas. Et maintenant, c'est grâce à eux que je survis. Triste déchéance. Un frôlement me fait tressaillir. J'émerge tant bien que mal d'un sommeil lourd. Les hommes en bleu sont autour de moi. Un rapace a dû donner l'alarme, décelant ma chaleur sous le bitume. Ils me ceinturent. J'ai peur. AstroMégaSoixante m'a manqué, au début de mon périple. Je la cherchais des yeux souvent, les

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premiers temps. Elle était mon repère dans l'espace que je visitais. Je traversais d'autres astroports abandonnés aussi, croisant d'autres laissés-pour-compte comme moi, de pauvres hères décharnés qui survivaient en dévalisant les containers laissés sur place par les Migrants. Beaucoup périssaient de faim. La plupart sont morts de soif, au début. Ils furent les plus heureux, peut-être. L'Armée Mécadroide des services d’entretien traquait les derniers rescapés. Elle nettoyait les autoroutes, et nous faisions tâche, il faut bien l'avouer. Derniers piétons, derniers Glissants, elle ramassait ceux qui s'arrêtaient, souvent en mal d'Artigone qui commençait à se faire rare. La trappe du sas est ouverte, ils me font glisser dedans. Un bruit de pressurisation. Le monde devient blanc. Je suis éjecté dans le ciel terrien, congelé instantanément. Je vais flotter dans le vide éternel, en orbite autour d'une planète filandreuse, à l'atmosphère évaporée, scintillante seulement de ses rubans lumineux.

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Une piste ?

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à Bénédicte...

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Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé, Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Les trois feuillets portaient en exergue cette strophe. Je reconnaissais sans aucun doute les premiers vers d’un poème de Nerval… Mais, je ne comprenais pas le rapport avec l’affaire qu’on m’avait confiée ! C’était le lundi 6 août 1984. Il faisait très chaud, ma chemise pourtant légère collait à ma peau. C’était désagréable, ça, je m’en souviens. Je me souviens aussi très bien du rictus de mon supérieur hiérarchique : - Il faut me trouver très rapidement les rapports qui existent sûrement entre ces trois affaires. Si ces vers sont sur ces feuillets, c’est pour nous dire quelque chose, Bon Dieu ! Il n’y a jamais de coïncidence à ce point là. Trois meurtres. Trois jolies jeunes femmes retrouvées pendues à leur domicile. Plus précisément, devant leur domicile. À des réverbères. Chacune a été trouvée au matin, dès les premières lueurs du jour. Les passants, en général,

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préviennent assez vite la police quand ils découvrent un tel mobile. Chacune avait ce papier jaune maïs accroché au corsage. Aucune n’avait subi d’autres violences. Si ce n’est cet ultime outrage, être pendue. Trois cadavres, pas de connexions entre elles, aucune relation commune. Je pensais en relisant mes fiches une nouvelle fois que cette affaire commençait mal. Cette jolie blonde, Angélique Donnadieu travaillait comme vendeuse dans une parfumerie. Elle semblait coquette, menait une petite existence sans histoire entre quelques amants de passage et sa fille de huit ans. Les rapports de voisinage étaient formels, elle était appréciée de ses voisins, menait une vie plutôt calme et rangée. Sa meilleure amie, inconsolable, l’avait classée au rayon des « saintes laïques » parce qu’elle occupait une partie de ses congés et de son temps libre à gérer bénévolement une association d’aide aux sans-abris. La rousse, Jemmy Hotson était anglaise. Nous n’avions pas d’autres informations que ça, elle avait son passeport sur elle, ainsi qu’une petite fortune en dollars. Elle devait vraisemblablement

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transiter par Paris avant de s’envoler vers les Bahamas, d’après le billet d’avion. Quant à Octavie Blanchon, elle était déjà fichée chez nous ; dans divers services d’ailleurs ; aux stups, d’abord, dès son plus jeune âge ; puis à la Mondaine, sous le pseudonyme de Rosalie. Je souriais en comparant son vrai prénom à ce sobriquet. Les putes ont parfois un besoin d’originalité qui me dépassait. J’en connaissais chaque détail, de ces fiches. Aucun lien entre ces trois filles, aucun rapport même, entre cette petite bourgeoise, cette anglaise en transit et cette prostituée déjà ravagée par la drogue et un métier éprouvant. J’allais commander une pizza chez Luigi, pour le plaisir de faire monter dans mon bureau les fesses charnues et appétissantes de Donatella, la serveuse, quand un inspecteur me demanda de le rejoindre fissa Rue du Docteur Blanche.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

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Je n’avais pas encore éteint le gyrophare de la voiture banalisée que l’inspecteur me secouait un nouveau feuillet jaune maïs devant les yeux. - Deux filles, cette fois-ci, commissaire. Un couple de lesbiennes, dans leur deux-pièces, pendues aux lustres de la cuisine et du salon. - Vous avez passé l’appartement au peigne fin ? Des indices, un truc probant ? Quelque chose pour calmer le patron au moins ? Je ne sais pas moi, on ne pend pas deux filles en pleine journée à Paris sans qu’un voisin s’aperçoive de quelque chose de suspect ! - On est dessus, commissaire. L’Identité relève les empreintes, on va trouver. La presse faisait ses gros titres sur ces crimes, le lendemain. « Un serial killer en plein Paris, au mois d’août », « La mort ne prend pas de vacances » et le plus terrible pour nous « la police décroche, cinq jeunes femmes sont mortes ». Pendant un mois, plus de cadavre. L’affaire n’avançait pas, je ne … nous ne comprenions pas ! Pas de mobiles, pas de liens entre les victimes, pas de scénarios communs. Rien. Un assassin avait pendu des femmes à notre nez et à

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notre barbe, et nous naviguions sans GPS, sans même de sextant ! Nous voguions à vue, avec un bandeau sur les yeux. La ligue de défense des lesbiennes me harcelait au téléphone, au sujet de Sylvie Trachet et d’Emilie Martinon, membres « actives » de leur association. Scotland Yard voulait m’adjoindre un de leurs meilleurs gars pour résoudre le cas de leur ressortissante. J’avais envie de vacances. Encore six mois, et nous n’avions pas avancé d’un pas. La presse était heureusement passée à d’autres affaires plus gratinées, mais la ligue de défense ne décolérait pas. Des manifestations étaient à nouveau prévues. Et le 17 février 1985, arrivèrent par la poste deux nouveaux feuillets, et ces lignes : Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ? Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène... J’ordonnai à mes hommes d’écumer les bars s’appelant la Grotte ou la Sirène. Nous n’avons jamais retrouvé de victime. Elles étaient, en toute logique, deux. Et encore six mois plus tard, un dernier feuillet :

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Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron : Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. Mais, cette fois-ci, la jeune femme avait été sauvée à temps. Un professeur de français l’avait aperçue gigotant sous un réverbère. Il était intervenu, la tenant en équilibre dans ses bras, pendant qu’un passant l’aidait à décrocher la corde. C’est ce qui est transcrit dans le procès-verbal. Nous n’avons jamais eu de nouvelles de ce passant et Eve Gobillard, la victime, était incapable de décrire quoi que ce soit. Le choc avait altéré des capacités mentales déjà assez faibles. Elle répétait sans cesse, aux deux inspecteurs qui l’interrogeaient sur le lit d’hôpital qu’elle allait ouvrir une boite et que le monde souffrirait. Je me souviens de l’ironie de cette histoire. Ce professeur de français avait écrit une thèse sur Nerval. Il était passionné au point de s’habiller à la manière des écrivains à l’époque, et poussait la ressemblance jusqu’à arborer une petite moustache et un bouc comme son idole, dont il avait d’ailleurs l’œil illuminé et fou.

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J’ai appris par la suite qu’Eve Gobillard avait épousé son sauveur. Ce fut la dernière victime de ce serial-killer que nous n’avons jamais pu identifier. L’histoire finissait bien, finalement. Un mariage à la fin du poème. L’affaire fut classée, et vingt-cinq après, je ne sais toujours pas pourquoi ces pauvres filles furent condamnées à mourir de cette façon.

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Le miroir

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Anatole découvrait sans cesse de nouvelles formes dans ce miroir. Quand Fernand l'avait quitté, il avait eu tendance à " chausser le cothurne ", dramatisant tout pour rien ! Son univers, après avoir gonflé démesurément, se déformant en verrues disgracieuses, s'était stabilisé. Enfin, c'est ce qu'il voyait dans ce miroir. Mais, ses souvenirs de la chambre étaient très différents. Le lit, d'abord… de prime abord… Ce lit qui l'avait si souvent vu allongé, prenant un temps qu'il n'avait pas, qu'il n'avait plus. Ce lit qui avait abrité ses amours était devenu, dans la plaque glacée, un énorme sushi garni de mayonnaise allégée, d'un blanc sali par les cendres qui voletaient dans la pièce. Et les rideaux volaient bruyamment désormais, comme une respiration asthmatique, un gouffre voilé se dissimulant derrière ce qui fut une baie vitrée. Mais, dans l'ensemble, Anatole avait encore quelques repères, la lampe à l'abat-jour en forme de cupule, ouvrage d'un artiste nancéien dont il avait oublié le nom, le cagou empaillé, et le silence, accessoires périmés dans le chaos de son existence.

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La photo de Fernand ornait le mur face au miroir. Pourquoi avait-il tant insisté pour être habillé en Anne-Robert Turgot ? Alors qu'il valait mieux ne pas évoquer la famille royale française actuelle, la mode était revenue à une géométrisation de l'ornementation, néo-classicisme dans le style Louis XVI. Mais l'élégance d'un Riesener faisait tâche dans le décor ambiant. Le miroir déformait aussi les chaises, notamment celle qui supportait son poids. Il essayait de lire son regard. La fluidité des lignes faisait onduler ses propres contours. Il pulsait, était devenu vibrations. Le miroir, comme un lac d'argent, ployait les reflets. Ce qu'il regardait, c'était un sujet anagrammatique, un autre lui-même, une reconstruction alambiquée. Il se reconnaissait à peine dans cet autre lui, peu flatteur. Quel crédit pouvait-il prêter à cette image ? C'est alors que le carillon de la porte d'entrée retentit. Anatole s'arracha à sa méditation, ramena ses bras-tentacules en tentant de les croiser, pour éviter de se prendre les pieds dedans. Debout sur la rampe de l'escalier, un hippocampe le fixait. Anatole savait que l'homme à l'uniforme de facteur devait venir, porteur d'une de ces

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nouvelles, bien sûr malhonnêtes, mais liens avec l'extérieur. Mais, alors qu'il voulait atteindre la porte, il se heurtait au miroir. De tous côtés, le nez en sang, trébuchant finalement. Le miroir, les miroirs… il était prisonnier de ce gigantesque reflet, comme garrotté dans une ceinture de chasteté argentée. Le bruit de la sonnette lui arrivait déformée maintenant, puis plus rien. Seul un ronronnement félin… Fernand ? Fernand était revenu ? Il le vit, moustaches déployées. Fernand avait pris trop d'importance. Alors qu'il se couchait sur lui, les soirs amoureux, allongeant ses pattes griffues sur son ventre, il l'aurait écrasé, au moment présent, l'étouffant de sa fourrure. Anatole paniquait. Il lançait une ultime prière : Ô grand Web Came ! Ô Adresses Achetées Aimailes, inspirez-moi ! Faites que je comprenne ce qu'il se passe ! Faites que je sorte de cette eau dans laquelle je me sens pourtant si bien ! Je m'étirai, grimaçant. Le chat descendit de mes genoux en miaulant, furieux que j'aie bougé autre chose que le bras actionnant la souris. Cet économiseur d'écran aquarium était très réussi. Quel réalisme ! Mais cette pieuvre en 3D qui me fixait depuis le début de ma rêverie me mettait décidément très mal à l'aise.

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Je quittai ma chaise, et poussant de mes huit puissants tentacules, je me dirigeai vers le large.

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Le décor

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La fille me faisait nettement de l'œil. J'avoue que je n'y croyais pas. Le cabriolet était arrêté en pleine chaleur, au bord de la nationale. Pas âme qui vive à cette heure-ci. Les habitants des lieux avaient déserté les villages alentour. Tout était à vendre. Seules quelques grosses berlines, des agents immobiliers pour la plupart, en quête d'affaires à saisir, osaient encore s'aventurer dans cette région. Mais, quelle maison serait vendable dans ce champ de ruine ? Je marchais depuis des heures. Mon sac était lourd, mes jambes aussi…. Malgré le large chapeau de paille, je sentais ma tête chauffée à blanc. Il fallait que je trouve de l'ombre. Et je devais faire une pause, me restaurer, me reposer une petite heure. Je voulais être à Perpignan avant la nuit. Mes amis m'attendaient, sans aucun doute. Et je n'avais pas de téléphone cellulaire pour les prévenir de mon retard accumulé. Je pouvais demander à la jolie jeune femme mollement accoudée à la portière de la voiture. J'y songeais un bref instant. Quand je m'approchai de quelques mètres, je la vis nettement vaciller. Elle tomba dans le fossé, à la renverse. Sa tête avait frappé la carrosserie du

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cabriolet, laissant une trainée sanglante sur le blanc-ivoire. Je lâchai d'une torsion d'épaule le sac à dos, et courus la secourir. J'arrivai à hauteur de la voiture, penchai la tête pour tenter d'apercevoir le corps, ou au moins les jambes, les escarpins quand le décor changea. J'étais cette fois-ci dans une friche industrielle, marchant toujours. Je me dirigeai vers une grande bâtisse, hangar désaffecté où j’envisageai de passer la nuit. Des corbeaux s'envolèrent à mon arrivée. Le décor changeait à nouveau. Moins brusquement cette fois. Comme une transparence de l'air qui laissait entrevoir un chemin de halage. Je tirais un cheval de trait, blanc sale. Je reconnaissais Chesapeake (mais, je n'y suis jamais allé, je vous le certifie docteur). - Cela suffira pour aujourd'hui, Monsieur Franquard. Le psychiatre regagna l'arrière de son bureau, je réintégrai le fauteuil devant lui. Il devina à mon regard interrogateur que je voulais savoir ce que tout cela signifiait. - Écoutez, Monsieur Franquard ! Il est un peu tôt pour tirer des conclusions de cet imbroglio de scènes. Je peux juste vous dire de revenir la semaine prochaine pour une nouvelle séance.

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Peut-être aurons-nous plus d'éléments. Voilà ! Cela fera quatre-vingt-cinq euros. Je sortis de mon portefeuille un billet de cent euros que je lui tendis. Après avoir glissé la monnaie dans la poche revolver de mon jean, je poussai la lourde porte matelassée de cuir et avalai une grande bouffée d'air frais. Une petite pluie fine me picotait le visage, je me sentais soulagé. A nouveau cette jeune femme. Toujours le même cabriolet blanc-ivoire. Mais, cette fois, je suis sur une petite moto pétaradante. Quand je passe à sa hauteur, elle tend doucement le visage et me gratifie d'un large sourire, comme une invitation. J'arrête la moto un peu plus loin, et avance vers elle. Et comme la dernière fois, elle s'effondre, laissant la même trainée de sang. Mais, là, je n'ai pas le temps de me pencher pour tenter de l'apercevoir. Le décor change subitement. Je suis dans l'eau, une eau glacée. J'essaie de nager, mais le froid me paralyse et je suis extrêmement fatigué, comme si cela faisait des heures que je suis là, sortant désespérément la tête de l'eau noire, aspirant de grandes bouffées, me sentant couler inexorablement. Je panique. Je sais que je vais

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mourir. Ma tête est immergée, définitivement cette fois quand la scène suivante commence. Une salle gigantesque, je suis sur un plateau de théâtre. Seul. La lumière est aveuglante… - Monsieur Franquard, Monsieur Franquard … Le psychiatre me tape sur l'épaule, j'émerge de mon discours, de ce rêve que je lui raconte et qui a totalement pris possession de moi, à cet instant. Dans un état second, je me lève brusquement, saisis le cendrier en bronze qui trône sur le bureau d'acajou et frappe un grand coup la tempe du docteur. Il tombe de sa chaise dans un bruit un peu flasque. Le décor change. La route déserte, le cabriolet ivoire… Sabrina a de légers soubresauts, ses jambes bougent encore un peu puis plus rien. Je jette le cric dans le fossé. J'attends le nouveau décor…

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Scène de la vie quotidienne !

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Je ne sais pas si tu peux imaginer… ça fait quinze jours, maintenant que je marche sur les mains. Évidemment non. C’est difficilement compréhensible quand tu n’as pas ce problème. J’ai essayé de marcher à quatre pattes. C’était moins fatigant, et je n’avais pas tout ce sang qui me monte à la tête. Mais, j’ai tenu une petite heure, pas plus. Et c’était proche du supplice. Je devais faire un effort quasi surhumain pour que mes pieds touchent le sol. Les amis compatissaient : - Et tu fais comment pour… ? - Non, je ne peux plus mettre de chapeau ! C’est évident, voyons. Même avec un élastique, il tombe. - Hé bien mon vieux… Pff, ta femme, elle en dit quoi ? - Rien, elle ne s’en est pas aperçu, encore. Je lui téléphone deux fois par jour, je suis officiellement à un colloque, à Berlin et elle est en vacances chez sa mère pour trois semaines. - Ben mon vieux… Qu'est-ce que je peux faire pour t’aider ? - Dans l’immédiat, si tu pouvais ouvrir la porte de l’appartement, ça m’éviterait une gymnastique éreintante.

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- Oui, donne-moi tes clefs… tu t’essuies les mains sur le paillasson ? Voilà ! Voilà le genre de discussion que j’avais avec mes amis. Là, c’est quand j’ai demandé de l’aide à un copain orthopédiste. Oui, j’ai tout essayé. Ah, il n’y avait pas que du négatif, crois-moi. Je voyais bien sous les robes courtes des filles et j'ai fait de jolies économies sur l’achat de mes chaussures. Par contre, j’usais des paires de gants à une vitesse incroyable. Pas faits pour marcher, les gants. Beaucoup moins solides que les chaussures. J’ai posé un congé sans solde, ne pouvant plus me présenter devant les clients comme ça. Dans un bar, c’est toujours bien vu que le barman tape le bout de gras avec le consommateur. Alors, si celui-ci ne voit qu’une paire de jambes, même avec un tablier bleu pétrole, il ne commande pas un deuxième verre. Bref, j’ai pris des vacances, je nuisais au commerce. Le gérant a été compréhensif. Ma façon pour le moins surprenante de tirer les bières a beaucoup joué dans cette décision. Pendant une semaine, j’ai pris rendez-vous sur rendez-vous, cherchant le remède.

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- Voilà Docteur, vous connaissez mon problème. - En effet…, j’avais perçu ce léger inconvénient quand vous êtes entré dans mon cabinet. Mais, vous mangez normalement ? Vous allez bien à la selle ? Et un jour, un jeune étudiant des beaux-arts vint sonner à ma porte. Je grimpais sur l’escabeau pour tenter d’apercevoir par le judas optique qui pouvait rendre visite à un phénomène de foire. Il me faisait de grands signes. - Je suis au courant de votre problème, Monsieur Tardivel ! Je peux vous aider ! J’ouvris la porte, un peu honteux d’être en pantoufle et mains nues. - Entrez, je vous en prie ! Dis-je, un peu sec. En quoi pouvez-vous m’aider ? Avec votre carton à dessin sous le bras ? Des pinceaux ? J’étais furieux et au bord du désespoir. - Je connais un marabout. Un de ces sorciers africains qui officient dans la capitale. Il connait des secrets, il pourra faire quelque chose. Je décidai de le suivre. Ça m’a couté 1500 euros ! Pour un peu de fumée verte, quelques paroles de réconfort. Mais, je suis

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venu le voir sur les mains, ce saint homme de l’Afrique ancestrale… et j’en suis ressorti sur les mains. Il a eu beau m’expliquer que c’était de ma faute, que j’étais réfractaire, que je doutais, que j’étais un esprit mauvais et fort, j’étais très mécontent. Plus d’argent pour le taxi, je pris le métro. Je vis d’abord ses cheveux. Ils tombaient jusqu’à terre, dans une onde miroitante. J’étais fasciné par les reflets de sa chevelure, et dessinais du regard les courbes parfaites de son corps. J’ai tiqué légèrement quant à ses épaules un peu trop musclées à mon goût, mais l’ensemble dégageait une grâce féline. Elle se tournait vers moi quand je la vis faire la grimace. Un piéton, sans doute trop pressé, un goujat de la pire espèce venait de marcher sur ces cheveux, lui tirant brutalement la tête en arrière. Elle cria, je me précipitai. En venir aux mains était à mon désavantage, mais je houspillai l’individu qui partit sans demander son reste, en grommelant néanmoins. En sautillant d’une main sur l’autre, je lui proposai de la raccompagner. Elle accepta. Je me souviens de ce café liégeois, à cette terrasse ombragée, de nos yeux qui ne se quittaient plus.

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Je lui faisais du pied, discrètement. Elle répondait à mes attentes. Elle me confia qu’elle était mariée, mais que son mari ne voulait plus entendre parler d’elle depuis qu’elle… Enfin, tu comprends ! Nous avons fait l’amour, dans le lit conjugal. Je n’avais pas de scrupule, tout était tellement naturel, nous étions pareil elle et moi, des monstres. Ce matin, je sautai du lit pour préparer le café. Arrivé à la cuisine, je remarquai que mes mains saisissaient naturellement le paquet d’arabica. Je regardai le sol, mes pieds… j’étais redevenu enfin normal, comme par magie ! - Et la pute, dans mon lit, elle est normale aussi ? Elle le sera moins quand je lui aurais arraché les yeux. - Mais, ma chérie, c’est grâce à elle si je suis à nouveau moi-même. Ce n’est qu’une aventure qui m’a permis de remettre les pieds sur terre. - Je vais t’en foutre, des pieds sur terre… Je rentre de chez ma mère, je trouve une pouf dans mon lit, mon mari à poil en train de préparer un plateau-repas, et tu crois que je vais gober ça ? - Mais, chérie…

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La main

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La Main le suivait encore. Anton Krapatcheck n'osait plus se retourner. La rue était presque vide, la lumière blafarde. Petit matin, nuit de brume, pas de réveil, pas de sommeil. Il pénétra dans ce bar qui fait l'angle, se précipitant au comptoir, commanda un café. Quelques consommateurs, le bruit chuintant de la machine à expresso, autant de son quotidien qui le rassurait. La Main était négligemment appuyée contre la vitre sale. Elle le guettait, l'attendait. Enfin, Anton soufflait. Quelle étrange histoire. Il cherchait le regard du serveur, d'un voisin de comptoir, il avait besoin de dire, de raconter. Mais, que dire ? Que cette main le suivait partout depuis une semaine ? Quelle était dans son appartement, lui tendait le journal, son assiette fumante, qu'elle préparait les repas, lui caressait la joue avant de dormir… Dormir ! Ultime volonté d'Anton. Dormir ! Enfin ! Dormir sans cette main posée près de lui, dans le grand lit. Il attendait le jour, le corps tendu sous les draps frais et propres, écrasant son coussin. Il n'osait

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plus fermer les yeux, de peur que la Main en profite, dans son inconscience pour… Pour faire quoi ? Il ne savait pas, mais avait peur. La Main avait plutôt été bienveillante depuis qu'elle avait investi son univers, mais, une main, ça n'a pas de sens. Une main seule, sans le bras, sans le corps, une main douée de vie, c'est insensé. Il avait besoin de dire. Les autres la voyaient-ils ? Il voulait demander, n'osait pas. Toujours la peur, mais celle de passer pour un fou, cette fois. Une autre frayeur, plus rationnelle, sans doute. La Main était toujours posée contre la vitre du bar. Elle l'attendait, il le savait. Elle lui emboiterait le pas, tentant mille fois de venir à sa hauteur, il marcherait de plus en plus vite, courant presque, dans l'espoir de la semer. Elle le rattraperait ! Elle le rattrapait toujours. Sinon, elle rentrait sans lui à la maison, patientait jusqu’à son retour, sans un mot. Depuis une semaine, cette main partageait sa vie. Anton paya les cinq cafés qu'il avait sirotés. Il avait la tête si lourde, la fatigue l'abrutissait. Il n'osait pas sortir, elle était toujours là.

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Il se décida enfin, prit son élan, sprinta à travers la porte ouverte du bar. Il traversait en courant la rue quand le camion le percuta très violemment. Le corps fut projeté à une dizaine de mètres, le crâne heurta avec un bruit sourd la chaussée. Anton vit nettement la main s'avancer vers lui avant de sombrer définitivement dans un sommeil sans rêves. Le chauffeur du fourgon interpella la femme penchée sur la dépouille sans vie : « Il a jailli, je n'ai rien pu faire, quelle horreur, il faut prévenir la police ». La femme d'Anton sanglotait sur le cadavre quand les pompiers sont arrivés.

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Sofia

« Sofia » première partie

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Sofia me regarde. Dans un souffle, elle murmure : - Je vais rentrer, chéri. Je vais te laisser seul un moment. Tu es d’accord ? Non, mais, tu n’as pas le choix. Nous n’avons pas le choix. Il va rentrer dans une petite heure, je dois être endormie quand il se couchera. Je suis immobile sur ce grand lit. Nous avons fait l’amour, longuement, délicieusement. Nous avons mêlé nos odeurs sans préliminaires cette fois-ci, trop pressés de prendre la jouissance de l’autre, de se donner en orgasmes. Puis, Sofia a arrêté de crier son plaisir pour se lancer dans d’ahurissantes caresses, dans d’expertes et alambiquées danses autour de mon sexe. Sofia me rend fou. Vous l’avez compris. Sofia possède cette science qui aliène les hommes, lui attache des amants comme autant de mouches sur du miel. Sofia sait tout du mâle, de ses failles, de ses splendeurs. Sofia a remis son soutien-gorge, puis lentement, en lorgnant dans ma direction, remonte ses bas, grisant sa peau, laissant juste assez de clarté pour me faire sortir les yeux des orbites. Je savoure cet instant, maintes fois répété, et pourtant toujours si excitant. Je me repais de

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Sofia se rhabillant, gourmandise divine, mon nectar. Je sais chacun de ses gestes, et redécouvre chaque frisson parcourant sa peau. Quelques regrets, pourtant, de devoir encore attendre un peu, pour sentir sa bouche me prendre à nouveau. Sa bouche, ah, sa bouche. Et la mienne qui la découvre toujours, pénétrant chaque sillon avidement. Je suis ton conquérant, Sofia, ton explorateur pénétrant une jungle vierge, émerveillé par chaque fleur, chaque parfum, chaque danger que recèle ta toison d’or. Sofia. Tu sais que je détaille ce corps tant désiré, cela te fait sourire. Tu regardes mon sexe se dresser à nouveau, et ton regard s’éclaire. Tu sais que ma verge érigée est un hymne à ta lascivité. Tu regardes la pendulette sur la table de nuit, et hésites un peu. Entre un mari qui va mettre les pieds sous la table pour lire son journal, et un amant fou de toi, disponible, en érection, le choix est cornélien. Tu me le dis en ces termes. J’ai envie que tu craques, Sofia. Que tu relèves ta jupe, et viennes t’empaler sur moi. Regarde-moi, Sofia, je suis prêt à t’accueillir, je sais, je veux que tu en aies encore envie.

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- Mais, tu es le diable. Arrête ça, je suis en retard. Couvre toi, tu es impudique, vieux cochon. Mais, tu viens poser un doux baiser. Je tends mon bassin vers toi, en espoir de plus de tes lèvres déjà arrondies. Ma main part prendre possession de tes fesses. Tu recules vivement. - Arrête ! Tu veux que j’aie des problèmes ? Que va-t-il dire si je ne suis pas là quand il rentrera ? - Sofia ? - … - Sofia ? Reste un peu, encore. - … - Sofia ? Je te sens indécise, troublée. Ma main caresse ta place encore chaude de toi, Sofia. Près de moi, dans ce grand lit défait par nos frasques. Nos odeurs mêlées embaument encore la chambre, le parfum de la crème dont tu enduis ton corps se mêlant aux effluves chauds de l’amour. Tu me regardes, l’œil pétillant. Je te verrais bien, à cet instant bondir sur moi pour me dévorer, arracher des lambeaux de peau de mon torse. Je

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veux sentir tes griffes dans mon dos, Sofia, tes ongles accrochés à mes épaules, s’enfonçant, me communiquant ton plaisir. - Viens Sofia… - Non. Écoute, soyons raisonnables. Demain, même heure. - C’est loin, demain. C’est long, jusqu’à demain sans toi. - Mais, tu savais que j’étais mariée. C’est tous les jours pareils ! Tu me retiens, on va s’énerver, se disputer. Tu sais que je n’aime pas rentrer quand nous sommes fâchés. C’est long, d’être en rogne après toi, jusqu’à demain. Écoute, je pars, tu te rhabilles, tu rentres chez toi. Ta femme ne va pas s’inquiéter, si elle ne te voit pas à huit heures ? - Sofia ? - Non ! La porte s’est refermée, elle est partie. Demain, même heure…

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La mer était bleue dans ses yeux

« Sofia » deuxième partie

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Sofia me regarde. Dans un souffle, elle murmure : - Je vais rentrer, chéri. Je vais te laisser seul un moment. Tu es d’accord ? Non, mais, tu n’as pas le choix. Nous n’avons pas le choix. Il va rentrer dans une petite heure, je dois être endormie quand il se couchera. Je suis immobile sur ce grand lit. Nous avons fait l’amour, longuement, délicieusement. Nous avons mêlé nos odeurs sans préliminaires cette fois-ci, trop pressés de prendre la jouissance de l’autre, de se donner en orgasmes. Puis, Sofia a arrêté de crier son plaisir pour se lancer dans d’ahurissantes caresses, dans d’expertes et alambiquées danses autour de mon sexe. Sofia me rend fou. Vous l’avez compris, vous qui lisez ce mot griffonné maladroitement. Sofia possède cette science qui aliène les hommes, lui attache des amants comme autant de mouches sur du miel. Sofia sait tout du mâle, de ses failles, de ses splendeurs. Sofia a remis son soutien-gorge, puis lentement, en lorgnant dans ma direction, remonte ses bas, grisant sa peau, laissant juste assez de clarté pour me faire sortir les yeux des orbites.

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- Reste avec moi, cette nuit, Sofia. Ne rentre pas. - Il le faut, mon cœur. Sois patient. Je vais faire ce qu’il faut dans les règles. Je ne veux pas qu’il s’en tire comme ça. En rajustant sa jupe, elle me décoche une œillade assassine. - C’était bon, tu sais. J’ai dû ameuter tout l’hôtel, non ? - Oh oui, c’était très fort. Mais, à cette époque de l’année, cet endroit est presque désert. Et la patronne est sourde comme un pot. Sofia se penche sur le lit pour m’embrasser. Une longue étreinte nous rassure sur un avenir pourtant guère enchanteur. Je sais qu’elle ne divorcera jamais. C’est une intuition, comme un message qu’elle me transmet à chaque nouvelle escapade amoureuse. Je pense en souriant intérieurement que je devrais acheter une petite maison dans les environs, pour abriter ad vitam aeternam notre amour, notre liaison. - Reste Sofia. Tu n’as qu’à lui dire que tu es parti chez un parent, ta mère par exemple. Reste encore un peu. J’ai encore envie de toi.

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- Je vois ça… non, ce n’est pas possible, me dit-elle en riant. Tu es incorrigible. Je bondis contre elle, dégrafe le soutien-gorge d’un doigt habitué et plonge la tête entre ses seins. Elle cambre un peu les reins, collant son ventre contre le mien. La sirène d’un bateau me tire du sommeil. Je cherche des doigts le corps de mon amante, ne trouve qu’un creux encore tiède près de moi. Je guette les bruits de la douche inutilement. Elle est partie, pendant que je dormais. Et cet éternel petit mot, posé sur l’oreiller. Petit carré de papier de couleur bistre, qui me dit qu’elle m’aime, et que je dois aller chercher les enfants à l’école à dix-sept heures. Qu’elle rentrera tard, ce soir, une réunion qui allait sans doute s’éterniser ! Que je n’ai qu’à décongeler des steaks pour les enfants. La plage est belle, en septembre. Au loin, le bateau qui m’a tiré de ce doux rêve, de mon étreinte avec cette femme, avec ma femme. Dans le Chesterfield vert anglais, il la regarde poser sa serviette sur la table. Paris est inondé de

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la lumière d’un soleil rouge sang. Les immeubles cachent par endroits les bandes de nuages flamboyants. - Ton ex-mari a encore téléphoné aujourd’hui, Sofia. - Encore ? Je crois qu’il ne veut pas comprendre. Je ne sais pas ce qu’il s’imagine. J’ai l’impression qu’il est en train de devenir sénile. J’ai bien fait de partir quand les enfants sont allés faire leurs études à Chicago. Je n’aurais pas supporté de soigner un débile pareil. La plage est verte dans le crépuscule, léchée par la mer sombre. Je l’attends. Nous allons nous aimer toute la nuit, comme avant, dès son retour.

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Simplement

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Je vais te l’expliquer simplement. Je hais les gens. Je les hais pour leur capacité à ne douter de rien. Le monde semble construit autour d’eux. À croire que le reste des habitants de leur planète est un élément du décor. Et encore, un élément dont ils se passeraient bien. Et puis, il y a parfois des âmes plus sensibles que d’autres… Des âmes plus sensibles ? Peut-être des âmes tout court. Peut-être que les éléments du décor n’ont pas d’âme, seuls quelques personnages en auraient. Enfin, je ne sais pas. Caro en tout cas, en avait une, j’en suis sûr. Je t’ai déjà parlé de Caro ? Tu sais, cette jolie brune, un peu frêle, mais, si vive. Oui, elle, toujours avec un chapeau ridicule. Tu la trouvais comment ? Jolie, hein ? Oui, c’était une jolie fille. Bien sûr que je suis sorti avec elle. On a vécu ensemble presque cinq ans. Elle était douce, Caro. Tiens, de penser à elle, j’en ai les larmes aux yeux. Je l’ai aimé plus que tout. Elle me manque, Caro. Non, d’accord, je ne vais pas m’épancher sur ma bière. Juste te raconter mon histoire. Notre histoire. Nous avions trouvé un petit appartement très sympa, à l’angle de la rue Tapons. Il donnait sur

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le parc. Une chance d’avoir pu dégotter un si joli nid d’amour. Caro l’a décoré avec beaucoup de goût, et nous avions emménagé au printemps. J’avais trouvé un petit boulot, ce qui permettait à ma Caro de continuer ses études. Elle voulait être archéologue. Oui, inscrite à l’école du Louvre. Tu as connu ? Tu y étais aussi ? Non, c’est incroyable. Tu as sans doute connu Caro, alors. Tu sais, une petite brune, avec un chapeau, toujours. Ah mais oui, tu viens de me le dire. Non, je pensais te l’avoir présenté, c’est pour ça. Oui, je sais qu’on se connait depuis peu de temps, mais, tu sais, depuis que je ne suis plus avec Caro, le temps passe sans laisser d’empreinte. Je n’ai plus goût à rien, je me laisse vivre, sans vivre. J’attends la mort en fait. Celle qui brisera ce décor en carton-pâte que j’ai imaginé dieu seul sait pourquoi ! A ton avis, c’est quoi la mort ? D’accord, je finis d’abord mon histoire avec Caro. Donc, elle prenait ses cours, je travaillais, on était heureux. On a même pris un chaton, pour sceller notre vie commune. En attendant d’avoir des enfants. Caro était folle de lui. Moi, je n’aime pas trop les chats, mais j’aurais tout fait pour elle.

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Et Caro a commencé à changer. Son bras droit s’est mis à maigrir bizarrement. Je n’invente rien, attends, je dois avoir des photos. Tiens, regarde, c’est flagrant sur celle-ci ! Non, tu ne trouves pas ? Mais si, regarde mieux. Tu vois la différence entre les deux bras ? Sa main est devenue plus fine, ses doigts se liaient entre eux. A l’intérieur du bras, des boutons sont apparus à intervalles réguliers. Je m’inquiétais, lui demandais d’aller consulter un docteur, un spécialiste. Mais, elle me regardait bizarrement, me disant qu’elle ne remarquait rien de bizarre à son bras. L’autre bras a été attaqué par la même maladie peu de temps après. C’était très étrange parce que Caro refusait toujours l’évidence. En l’espace de deux mois, elle était dotée de deux tentacules et niait avoir un problème quelconque. Je trouvais aussi qu’elle avait grossi. Pour être plus juste, je dirai qu’elle était bouffie. Mais, visiblement, ça ne la gênait pas pour continuer ses études. Nous recevions souvent des camarades de son école, et … ah oui, c’est là qu’on s’est connus, toi et moi… Nous recevions donc des copains, et personne ne semblait remarquer ces changements chez Caro. Un soir, elle m’a demandé à moi d’aller voir un médecin. À moi ! Elle ressemblait de plus en plus

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à une pieuvre et voulait que ce soit moi qui consulte un toubib. Tu n’avais pas remarqué ces transformations chez Caro ? Non ? Ah… c’est bizarre, je trouvais pourtant que c’était très visible. J’ai compris en me levant un matin que l’âme de Caro était partie. Et que c’était pour ça qu’elle se transformait. Je ne sais pas pourquoi elle était partie, mais je constatais tellement de changements. Des changements physiques, mais aussi dans son comportement. Elle devenait agressive, me reprochait de ne plus vouloir faire l’amour avec elle. J’avais beau lui expliquer que son corps me dégoutait, que je ne supportais pas le contact de ses tentacules sur ma peau, que je ne pouvais simplement pas la toucher, ou embrasser ce bec en cartilage qui avait remplacé sa bouche pourtant si pulpeuse auparavant. Elle le prenait très mal. On se disputait de plus en plus fréquemment. Elle prétendait que j’avais honte d’elle. Et je ne pouvais pas nier. C’est là que j’ai décidé de mettre fin à ses souffrances. Vois-tu, même si je suis conscient que la Caro-pieuvre n’était qu’une partie de mon décor, depuis que son âme était partie, je pensais qu’elle devait quand même souffrir.

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Et que c’était de ma responsabilité de créateur de ce personnage d’abréger son rôle. Je lui ai clairement expliqué, un soir d’été. Nous étions au lac de Côme, en vacances. Oui, tout ça, le décor, sa transformation son âme envolée. Elle a eu très peur. Je tentais de la rassurer, elle m’échappait. Heureusement que l’endroit était désert, les coups de feu n’ont ameuté personne. J’ai enterré son corps, et suis rentré en France. Je regrettais MA Caro, mais estimais que j’avais très bien fait de supprimer cette créature de mon décor. Il n’empêche que Caro me manque. Je ne comprends pas pourquoi son âme s’est envolée, est partie. Nous étions heureux pourtant. Depuis, j’attends de croiser une autre âme. C’est peine perdue, je crois, c’était la seule. Je ne veux pas te vexer, mais, toi aussi, tu fais partie de ma pièce, de mon décor. Je t’ai imaginé pour pouvoir me confier, ce soir, tu vois ? Tu veux déjà rentrer ? Ta femme t’attend ? Non, je ne veux pas que tu sois marié ! Tu n’es pas marié ! Reste ! Reeeeeste !

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Salon pour messieurs

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La porte s’ouvrait en grinçant… Nous entendions toujours les visiteurs pénétrer dans le salon. Ce soir d’orage, alors que la pluie rinçait les rigoles et les herbes brûlées par un soleil de plomb, elle s’était ouverte sans un bruit. Il avançait doucement, dans une demi-obscurité. Ce soir d’orage, alors que le ciel lançait des lumières bleues qui perçaient brutalement la nuit, l’homme était assis dans le salon, sans un bruit, sans un regard vers moi. Natacha ondulait, sans doute désirant ajouter à son palmarès un nouvel arrivant. C’était la seule, visiblement, qui n’était pas gênée par l’immobilité de ce client étrange. Il n’avait pas bougé un cil depuis qu’il avait choisi ce fauteuil de velours vert. Et croyez-moi, ne pas bouger quand le parfum capiteux de Natacha vous enveloppait, vous étouffait de ses promesses, tenait de la prouesse. Je ne la connaissais que depuis deux jours, mais étais déjà sous le charme. Elle tournait autour du fauteuil, lançant une hanche insolente vers l’homme, tentant de capter son regard. Il ne tressaillit pas quand elle se figea devant lui, pencha son corsage prêt à exploser, quand elle mit ses mains sur ses épaules. Il leva juste la tête, ses yeux cherchant sous le noir

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maquillage outrancier le regard noisette de Natacha. Elle passa une langue gourmande sur ses lèvres avant de prendre sa voix la plus rauque, la plus suave. D’où j’étais, je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. J’entendais un murmure rauque et sensuel, et voyais ensuite les lèvres de l’inconnu bouger légèrement. « Pas expansif, ce gaillard » souffla Manuela à mon oreille. Je grognai un son à peine articulé, continuant mon observation du ballet. Natacha avait repris sa course outrancière. Elle avait obligé l’étrange homme à dégrafer son corsage, et son déhanchement faisait maintenant onduler ses seins. J’avalai ma salive difficilement, une boule se formait dans ma gorge. Je ne devais pas être la seule à être considérablement émue par ce spectacle. Le silence était de mise, les regards tournés vers le corps ondulant de Natacha. Soudain, l’homme se leva, fouilla un court instant dans sa poche droite. Il en sortit une boule de verre. J’appris plus tard que cela s’appelait un sulfure, qu’il en existait de

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toutes sortes, que des gens les collectionnaient. Je trouvai ça très laid. Encore plus quand la tempe de Natacha vint rencontrer brutalement l’étrange masse colorée. Elle porta la main à la blessure et s’écroula dans un bruit sourd. Toutes les filles restèrent bouche bée environ trente secondes (et c’est long trente secondes, dans un silence pareil, cette atmosphère lourde). L’homme en profita pour se précipiter vers la porte qui cette fois grinça très fort quand il l’ouvrit. Il partit en courant dans la nuit, heurta une poubelle d’une manière assez grotesque, se releva et reprit sa course. Déjà, trois filles se précipitaient sur Natacha pour l’aider à se relever. Elle tenait toujours sa tempe, un filet de sang coulait doucement dans son cou. J’allai chercher dans l’arrière-salle la trousse de secours, et armée d’un coton imbibé de désinfectant, j’entrepris de nettoyer la plaie de Natacha. De grosses larmes perlaient sous le rimmel, ses yeux brillaient d’un feu intense, je ne l’avais jamais trouvée aussi désirable. - Tu veux qu’on appelle la police, une ambulance ? Natacha, tu m’entends ? Tu devrais

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faire examiner cette vilaine plaie. Tu ne veux pas aller à l’hôpital ? Elle ne répondait pas, perdue dans sa rêverie étrange. Je remarquai des cicatrices étranges autour de la plaie sanguinolente. - Natacha ? Tu ne crois pas que cette plaisan-terie peut être dangereuse ? dit Sandrine. Et s’il vise mal, un soir ? Tu peux rester sur le carreau - Ah, parce que ce n’est pas la première fois ? Demandai-je - Non, c’est un fou. Il ne demande que ça à Natacha. Il paye d’avance, très cher, uniquement pour la frapper avec ce truc, cette boule de verre Je croyais rêver ! On en voit de belles, dans ce métier, mais je ne comprenais pas comment une fille comme Natacha, sensuelle, superbe, pouvait accepter un client aussi dingue. Je raccompagnai Natacha chez elle, une heure plus tard environ. J’avoue que j’avais en tête de la consoler à ma manière. Mais, je n’étais pas convaincue qu’elle partage mon penchant pour les femmes. Manuela m’avait expliqué qu’elles étaient toutes hétérosexuelles, et qu’elle ne saisissait pas

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comment je pouvais me prostituer si je n’aimais pas les hommes. Je lui avais répondu que c’était comme ça, une manière de gagner ma vie confortablement en faisant quelque chose qui me laissait complètement indifférente. J’insistai pour aider Natacha à rentrer chez elle. Je lui pris avec autorité les clefs de l’appartement et ouvrais la porte quand une femme entre deux âges entrebâilla le battant. - Natacha, de quel droit laisses-tu monter une collègue avec toi ? Tu connais nos conventions pourtant ? Natacha ne répondait pas. Elle était encore sonnée par le coup, et regardait la femme avec un regard étrange, mélange d’amour et de haine. Je ne savais pas comment interpréter ce que je voyais, et n’étais vraiment pas à l’aise. Je compris qu’elles étaient amantes quand je les vis tomber dans les bras l’une de l’autre, et s’embrasser avec fougue. Je trouvais la compagne de Natacha tellement laide, je ne comprenais pas. Natacha s’écarta légèrement, desserrant l’étreinte

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- Pourquoi as-tu frappé si fort, ce soir ? J’ai eu très mal, tu sais ? Je reconnus l’homme de la boite de nuit.

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Scène du crime

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- Chef ? Chef ? Je sais qui a tué le docteur Manfret ! Je rangeai précipitamment la photo de Marion dans le tiroir de mon bureau. L’inspecteur Lamantière venait d’entrer dans mon bureau, brusquement, dégondant presque la porte en l’ouvrant. Je détestais ces intrusions brutales dans la tranquillité de mon bureau. Surtout quand je salivais devant les photos de cette petite salope. Ah, elle savait y faire, Marion. - Chef ! Je sais qui a tué le docteur Manfret ! - Expliquez-vous, Lamantière - Chef ! C’est moi qui l’ai tué ! Lamantière n’était pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un homme brillant. Son intelligence un peu limitée l’avait confiné dans des emplois subalternes, et il avait gravi petit à petit les échelons de la police. Plus par acharnement que par sa capacité d’analyse. Mais, c’était un bon élément, un inspecteur efficace quand il était bien entouré. Le laisser seul décider de la culpabilité d’un suspect me faisait toujours froid dans le dos. Alors, le voir s’accuser de ce crime me laissait interloqué.

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C’est donc, les yeux écarquillés et la bouche béante que je lui fis signe de s’asseoir. - Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi stupide, mon vieux Lamantière. Nous sommes arrivés ensemble sur les lieux du crime. Nous étions toujours ensemble quand nous avons trouvé le corps sans vie du docteur Manfret. Vous avez appelé le légiste pendant que je prenais le pouls de la victime. - Oui, c’est exact ! Mais, rappelez-vous, commissaire. La scène nous avait surpris. Le cadavre était comme dans un brouillard. - En effet, nous avons mis ça sur le compte du rhum que nous avions bu avant de nous précipiter suite à l’appel de la bonne. - Le légiste m’a expliqué, en fait, pourquoi le cadavre semblait transparent par moment. Lamantière avala péniblement sa salive. Je scrutais ses yeux, cherchant la trace d’un début de dépression nerveuse. « Nervous breakdown », comme disait Tod l’english pour excuser les femmes découpées en morceaux qu’il jetait dans la Seine. « Vous comprendre, elles étaient dans une nervous breakdown, alors, je vouloir… voulions… voulu les calmer ». Mais, Lamantière ne montrait dans son regard aussi intense qu’une tranche de bacon aucun

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symptôme d’une moindre fatigue intellectuelle. La vie lui passait dessus, sans s’arrêter, sans prendre prise sur ses épaules de catcheur. J’eus une pensée émue pour les yeux de Marion, ses seins, son cul, dans le tiroir de mon bureau, là, pile devant moi, un bout de rêves dans cette morne vie qui était la mienne depuis que j’avais accepté cette affectation, et un peu plus excédé repris la conversation : - Et il vous a expliqué quoi, le légiste ? Que le rhum qu’on avait éclusé avait fait de vous un criminel ? - Non, commissaire. Vous n’y êtes pas ! Le docteur était en fait mort ET vivant. - Il était mort OU vivant ? - À la fois, mort ET vivant. Le légiste a appelé ça un état quantique de crime. - Pardon ? Un état cantique ? Le docteur était un cul béni, c’est ça ? Mais, comment le légiste pouvait savoir ça ? Ça ne tient pas debout, Lamantière ! Nous étions tout simplement éméchés, en arrivant. C’est aussi simple que cela … - Non ! Quantique. Q… U… A… c’est un truc nouveau, parait-il. On ne sait pas si ça existe ou pas. Enfin, c’est compliqué. Attendez, j’ai pris des notes, quand le légiste m’a expliqué… Lamantière sortit de sa poche un calepin.

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- Alors, il a appelé ça un principe de superposition. Pour ça que Manfret était mort ET vivant. A l’instant t où nous l’avons découvert, il était impossible de déterminer si le docteur était mort, vivant ou mort ET vivant. Je sais, c’est compliqué. Je n’ai pas non plus bien compris ce que voulait m’expliquer le légiste. Mais, il avait l’air très sérieux. Il m’a dit qu’il était quand même très surpris parce que d’après des copains à lui, de Copenhague, la superposition n’a pas lieu d’être dans notre dimension matérielle. Attendez… Oui, voilà ! Selon l’interprétation de ses amis danois, il est vain de rechercher une signification physique à ce qui n'est qu’une pure formule mathématique. Cette interprétation renie donc formellement toute formulation comme « plusieurs endroits en même temps », ou « mort ET vivant ». Là, je lui ai demandé comment expliquer, alors, que le docteur semblait mort ET vivant. Il m’a répondu (je cite) : « Selon la théorie d'Everett, défendue également par David Deutsch, l'état de superposition admet une interprétation physique. Les états superposés existeraient dans une infinité d'univers parallèles : la particule serait à une certaine position dans un univers, et à une autre

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dans un autre univers. Dans cette théorie il est impropre également de parler de "plusieurs endroits en même temps" : pas dans le même univers en tout cas. » … J’ai mis deux hommes pour chercher ce David Deutsch. On va l’interroger ! - Ok, ok, Lamantière. Je n’ai rien compris, ce n’est pas grave … Mais, en quoi cela vous concernerait cette affaire ? Que le docteur Manfret soit mort ET vivant, qu’il soit là, ou dans une autre dimension, un autre univers, cela ne fait pas de vous son assassin ? - Ben, c'est-à-dire, si en fait… - Expliquez-vous, nom d’un chien, je n’ai pas que ça à faire. Vous arrivez avec une théorie fumeuse, pour me prouver que vous l’avez tué, et ça n’a ni queue ni tête ! - Si, je l’ai tué… Mettez-vous à ma place cinq minutes commissaire… Je ne comprenais plus rien, j’avais décroché, ne rêvais que de faire appeler Marion pour qu’elle passe sous mon bureau m’expliquer pourquoi son petit trafic de cocaïne n’était absolument pas punissable par la loi en vigueur dans notre

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pays… à l’évocation de « en vigueur », je souriais ! - Quand j’ai voulu procéder à son identification, je me suis aperçu qu’il n’était pas facile de prendre les empreintes digitales d’un cadavre existant à la fois là, sans y exister, tout en étant présent dans d’autres dimensions. Ce n’est pas de ma faute, commissaire, les crédits pour le matériel sont serrés cette année. On n’est pas outillés ! Alors, au bout d’un moment, j’ai perdu patience… - Et alors ? Aboyai-je, perdant mon self-control au fur et à mesure des images précises de Marion dans mes fantasmes - Alors, je l’ai fini à grands coups de chandelier dans le crâne. Maintenant, il est bien mort dans notre dimension !

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Prescription !

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- Si je résume votre histoire abracadabrante, vous auriez tué le bistrotier. Enfin, plus précisé-ment, vous auriez été complice du crime, et votre cousin aurait, quant à lui, asséné les coups mortels. - C’est cela, inspecteur ! Cinq coups de couteau, laissant le pauvre type par terre, nageant dans son sang, sur le carrelage de la gargote. - Donc, vous auriez pénétré par effraction, dans le bar, vers deux heures du matin. Pour lui dérober la caisse ? - Non ! Par vengeance. Il avait mal parlé à la fiancée de mon cousin. Elle travaillait comme serveuse dans ce bar, et il avait la main baladeuse, la politesse large. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. C’était un sale bonhomme. Le vol, c’était pour détourner les soupçons. - Votre cousin, comment s’appelle-t-il déjà ? Ah, voilà, Martinelli ! Votre cousin aurait tué un homme de sang-froid parce que celui-ci manquait de respect à sa fiancée. Il aurait été plus simple qu’elle donne sa démission. Ou qu’elle vienne porter plainte dans nos services. Non, vous ne croyez pas ? Je devais sûrement avoir l’air égrillard en disant ces mots. Il faut dire que ce n’est pas tous les jours qu’un homme vient se présenter

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spontanément, s’accusant de complicité d’un crime commis il y a plus de quarante ans. Je demandai au planton de raccompagner le vieux bonhomme jusqu’à la porte du commissariat. L’entretien n’avait pas échappé à mon collègue, l’inspecteur Raffart. Il me lança un clin d’œil, avec un sourire entendu. - On en voit de drôles, quand même, dans ce métier. Je lui demandai néanmoins de vérifier s’il trouvait trace de cette affaire dans les archives. Quarante ans, ce n’est pas si vieux, après tout. Et dans notre petite ville de province, les habitants ne s’entretuaient pas tous les jours. On devait nécessairement trouver des documents évoquant ce fait divers. Je lançais une recherche informatique, espérant que toutes les affaires avaient été numérisées, cataloguées. Je n’avais pas envie de descendre à « la cave ». C’est comme ça qu’on appelait le local poussiéreux qui abritait les centaines de dossiers du service. La nuit était déjà tombée depuis une petite heure, et je parcourais une nouvelle fois les quelques lignes concernant le meurtre crapuleux de Marcel Ambiotta, patron du « café du tilleul », 1 chemin

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du Vaux. Mon prédécesseur avait sûrement omis de changer le ruban de la machine à écrire, et le temps avait fait son affaire du rapport circonstancié. J’arrivai néanmoins à déchiffrer les divers témoignages. Je m’intéressai particulièrement à celui de Marion, la serveuse. Elle décrivait son patron comme un homme sympathique, un peu ours, mais, apprécié de la clientèle. Elle ne comprenait pas, ne savait pas qui aurait eu intérêt à laisser « Monsieur Marcel » patauger dans son propre sang. Elle racontait ensuite que « Monsieur Marcel » avait l’habitude de fermer tard, mais, qu’il portait toujours son tiroir-caisse dans son appartement vers les vingt heures, et que tuer un homme pour une poignée de billets n’était pas correct. Je pris mon service un peu plus tard que d’habitude, le lendemain. J’avais mal dormi, j’étais bougon, et je ressassais indéfiniment cette affaire. Quand je pénétrai dans le hall d’accueil du commissariat, le planton vint m’avertir que le vieux monsieur d’hier soir était revenu, insistant pour me parler. Il m’attendait depuis bientôt deux heures. Quand il entra, tout en excuse, dans le bureau que je partageais avec Raffart, je lui trouvai l’air un

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peu plus vouté que la veille. Il attendit poliment que je lui fisse signe de s’asseoir, et me regarda fixement, attendant que j’entame la conversation. Je sortis d’un tiroir la mince chemise que j’avais dégottée aux archives, en prélevai une photo et lui présentai. - Il s’agit bien de ce crime, Monsieur Boniel ? Le meurtre de Marcel Ambiotta ? Cette scène vous dit quelque chose ? Il acquiesça, en scrutant la photographie. - C’est dans cette position que Guiseppe l’a laissé. - Guiseppe ? Guiseppe Martinelli ? Votre cousin ? - Oui, mon cousin ! Ah, mon dieu, quelle honte. Avec le recul, j’aurais dû venir vous trouver avant. - Justement, monsieur Boniel. Je ne comprends pas les raisons de votre repentir, si repentir il y a, quarante ans après les faits. Vous n’avez jamais été poursuivi, ni même entendu par la police à l’époque. Votre cousin a juste répondu à deux ou trois questions assez succinctes, en tant que fiancé de la serveuse, et elle-même ne parle pas d’un patron vulgaire et entreprenant, mais d’un homme apprécié. J’avoue que je ne comprends pas.

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Raffart s’était assis plus confortablement sur son siège, ne perdant pas une miette de l’entretien. Le vieillard se tortillait sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. - C’est que j’ai de la religion depuis quelque temps. Il avait prononcé ces quelques mots dans un souffle, levant le visage vers moi. Je lui trouvai une lumière étrange, comme intérieure. Il semblait transfiguré par cet aveu : « la religion ». Il allait mourir, et se tournait naturellement vers « la religion »., ses racines, sa planche de salut, son passeport pour l’éternité. Réflexe humain, pensais-je ! Une petite prière pour s’assurer « au cas où » qu’on garde ses chances d’aller dans un endroit moins moche que l’enfer, on se penche sur son passé, décelant quelques taches disséminées par-ci par-là, et on essaie de se mettre à jour avant le grand saut. Réflexe humain, peur de l’Après, volonté qu’il y existe un Après, surtout. - Je vais devoir convoquer votre cousin, Monsieur Boniel. Même si ce crime restera impuni, parce qu’il y a prescription évidemment, quarante ans après les faits, je vais devoir l’entendre pour boucler ce dossier. Voulez-vous

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me donner son adresse actuelle, que nous puissions gagner du temps ? Mais, son cousin avait quitté la région, et le vieil homme, qui n’avait plus aucun contact avec lui depuis des années, ne connaissait qu’un ancien point de chute, une ville à une centaine de kilomètres. Je fis établir une convocation, et confiai le soin à mes collègues de là-bas de prendre en charge la délivrance de celle-ci. Plusieurs semaines passèrent, et j’avais presque oublié cette affaire quand Guiseppe Martinelli pénétra à la suite du planton dans mon bureau. Celui-ci me tendit la convocation, ne laissant aucun doute à sa présence en ces lieux. Devant ce jeune homme d’une vingtaine d’années, je mis sur le compte du manque de sérieux de mes collègues l’erreur d’identification du suspect. Je fis des excuses à ce Guiseppe, et il s’apprêtait, en maugréant, à rebrousser chemin, quand j’aperçus dans l’encadrement de la porte une jolie fille qui visiblement l’attendait, très inquiète. - Veuillez attendre un instant, Monsieur Martinelli, je vous prie. Je pris dans l’armoire le dossier de l’affaire du café des tilleuls, et devant la photo de Marion, je

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restai un long instant bouche bée. La jeune femme que j’avais aperçue dans l’entrebâil-lement, c’était elle. Elle, quarante ans après, mais, sans aucune trace visible de vieillissement. Je fis revenir le jeune homme dans mon bureau, mais cette fois en compagnie de la femme qui l’accompagnait. Je ne savais pas trop quoi penser de ces circonstances étranges, la ressemblance était trop frappante. En tout cas, il n’y avait plus d’erreur possible, la convocation avait été donnée à la bonne personne. Il me restait à comprendre pourquoi les âges ne concordaient pas avec le témoignage du vieillard. Je mettais en grande partie cela sur le compte d’une sénilité possible. Marion s’appelait toujours de ce prénom, et travaillait comme serveuse dans un café-restaurant de la rue du Vaux, pour le compte de Marcel Ambiotta. Mais, cette rue n’était pas dans ma circonscription, cette fois. Je fis signe à Raffart de s’approcher et lui soufflai à l’oreille de se mettre en quête d'Alfred Boinel. Je cherchai dans les quelques lignes qu’il avait signées, lors de sa première déposition, et griffonnai sur un bout de papier l’adresse du vieil homme, enjoignant à Raffart de s’y précipiter. Je ne pouvais pas demander une garde à vue pour

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une présomption de meurtre sur un homme toujours vivant, quarante ans après avoir été poignardé, malgré un témoignage à charge d’un complice. Je gagnai du temps, m’absentai plusieurs fois sous divers prétextes. Le jeune couple était charmant. Ils se tenaient la main, lui cherchant à la rassurer. Ils n’avaient visiblement rien à se reprocher, répondaient avec gentillesse à toutes mes questions, qui devenaient de plus en plus évasives. J’attendais Raffart et Boinel avec impatience, n’ayant plus rien à tirer de mes coupables éventuels. Ils ne venaient toujours pas, et je me résignai à laisser partir Martinelli et sa compagne, non sans avoir pris la précaution de noter leurs adresses précises, leur demandant de rester à notre disposition un certain temps, pour complément d’information éventuel. Ils acquiescèrent sans rechigner. Quand Raffart revint de sa mission, il était blême. Je cherchai Boinel des yeux, guettant sa silhouette âgée, voutée, m’attendant à trouver un adolescent à sa place, échaudé par les surprises de la journée. Personne n’emboitait le pas de l’inspecteur, ni vieillard, ni jeune homme. Raffart m’annonça qu’il avait trouvé porte close, à

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l’adresse indiquée. Et pour cause, il s’agissait d’une tombe. Il alla se servir un café au distributeur, le tonifiant d’une rasade de gnole. Je disposais d’un témoignage, d’un fin dossier concernant un meurtre, de quelques photos, du travail d’enquête de mes prédécesseurs. Assez de pièces éloquentes pour penser que je n’avais pas, que nous n’avions pas rêvé, Raffart et moi. Depuis cette histoire, cinq ans sont passés ! Raffart ne partage plus mon bureau, je suis monté en grade. Lui aussi, mais, dans un autre service. Nous nous croisons parfois, à l’occasion. Je l’ai vu ce matin, un quotidien à la main, très agité. - Jean, Jean, tu as lu cet entrefilet ? - Non, je n’ai pas encore eu le temps. C’est important ? Un fait divers ? - Oui ! En rapport avec une de nos affaires passées…. Je ne sais pas si tu t’en souviens. En page 5, quelques lignes, pour annoncer l’assassinat de Monsieur Ambiotta, victime d’un malfrat, qui lui a dérobé son fond de caisse, estimé à une centaine d’euros, pas beaucoup plus. Le corps, lardé de cinq coups de couteau a été découvert hier matin, par la femme de ménage.

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J’échangeai un regard avec Raffart. Nous n’avions pas fait notre travail. Et évidemment, le fin dossier que j’avais exhumé des archives a disparu.

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Excroissance ................................................... - 7 -

Je travaillais sur AstroMégaSoixante ............ - 15 -

Une piste ?..................................................... - 23 -

Le miroir ....................................................... - 33 -

Le décor ........................................................ - 39 -

Scène de la vie quotidienne ! ........................ - 45 -

La main ......................................................... - 53 -

Sofia .............................................................. - 59 -

La mer était bleue dans ses yeux ................... - 65 -

Simplement ................................................... - 71 -

Salon pour messieurs .................................... - 79 -

Scène du crime .............................................. - 87 -

Prescription ! ................................................. - 95 -

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