Joinville Et Saint Louis (J. Le Goff)

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  • Monsieur Jacques Le Goff

    Mon ami le saint roi : Joinville et Saint Louis (rponse)In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e anne, N. 2, 2001. pp. 469-477.

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    Le Goff Jacques. Mon ami le saint roi : Joinville et Saint Louis (rponse). In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e anne,N. 2, 2001. pp. 469-477.

    doi : 10.3406/ahess.2001.279957

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_2_279957

  • MON AMI LE SAINT ROI

    Joinville et Saint Louis

    (rponse)

    Jacques Le Goff

    Dans mon Saint Louis publi en 1996, j'ai tent d'offrir ce qu'on pourrait appeler une image vraie de Saint Louis, qui soit aussi une image du vrai Saint Louis. Et j'ai voulu, travers ce cas, tudier les conditions pour un historien d'crire une biographie, ce qui la permettait, ce qui la lgitimait comme entreprise historique. Mes longues rflexions prliminaires, nourries en particulier par les remarques de Jean-Claude Passeron sur l'excs de sens et de cohrence inhrent toute approche biographique , de Pierre Bourdieu sur l'illusion biographique qui tend faire de toute biographie le rcit d'un destin, d'une ncessit l'uvre au dbut de la vie du hros, me firent prendre en considration les mises en garde de Giovanni Levi sur la biographie comme lieu idal pour vrifier le caractre interstitiel et nanmoins important de la libert dont disposent les agents, comme pour observer la faon dont fonctionnent concrtement des systmes normatifs qui ne sont jamais exempts de contradictions1, ainsi que l'avertissement de Jean-Claude Chamboredon demandant au biographe d'tre attentif l'articulation du temps spcifique de la biographie avec les diffrents temps de l'histoire.

    Il m' apparut qu'au centre de l'entreprise biographique il y avait un intrt pour l'individu. Je prends individu au sens banal d'tre humain spcifique, diffrent de tout autre. Individuum en latin mdival s'oppose genus, species (genre, espce), et dsigne en franais un tre humain particulier partir du XIVe sicle. Il s'oppose l'ide de membre d'une collectivit et a donc une existence en soi et non en tant que membre d'une collectivit dfinie par les caractres communs de l'ensemble, en l'occurrence le modle du roi et/ou du saint. Il s'agit d'un homme particulier qui, par ailleurs, est roi et saint. L'individu, s'il existe au Moyen ge et

    1. Giovanni Levi, Les usages de la biographie , Annales ESC, 44-6, 1989, pp. 1325-1336.

    469 Annales HSS, mars-avril 2001, n 2, pp. 469-477.

  • LA ROYAUT FRANAISE

    peut donc tre, pour l'historien moderne, l'objet d'une biographie, est diffrent de la personne, terme qui finit par signifier soit un tre d'une belle prestance sociale signification qui voluera la fin du Moyen ge vers les termes de personnage (rel ou fictif) et de personnalit. Individu est dpourvu des connotations valorisantes auxquelles renvoie la personne avec probablement pour rfrence les trois personnes de la Sainte-Trinit. Le terme appartient essentiellement la thologie du xiif sicle. Individu, tel que je l'entends, veut simplement dire, familirement transpos, celui- l et pas un autre , dfinissable en dehors de toute rfrence un type, un modle, une collectivit 2. Pour moi, par consquent, le projet de l'historien biographe devait tre aussi et d'abord une recherche sur l'existence ou l'absence et, en cas d'existence, sur la notion mme d'individu l'poque du sujet de la biographie. Une exigence fondamentale de l'historien : l'existence de sources, se trouvait renforce dans le projet d'enqute biographique. Il devait disposer de tmoignages suffisants sur le personnage envisag, non en raison de son importance mais aussi parce que l'poque o il vivait avait la notion d'individu et produisait donc une mmoire individuelle du personnage. Cette exigence m'a amen au choix de Saint Louis intressant d'autres titres. Elle me conduisit une qute des sources oriente par cette recherche de la notion d'individu et l'architecture de mon livre, comme l'a bien rapporte Christopher Lucken, m'a conduit prsenter ce dossier dans la deuxime partie de mon ouvrage. Je commenai par un examen de sources qui appliquaient des modles littraires Saint Louis drobant son existence individuelle et n'taient donc pratiquement d'aucune utilit au biographe. Enfin Join ville vint...

    Il n'avait pas d'autre projet que d'crire le vrai Saint Louis, celui qu'il avait connu, vu, entendu, avec lequel il avait vcu et dont il avait t l'ami. Cela en faisait le tmoin par excellence de la vie et de la personne du saint roi, comme l'avait montr Gaston Paris dans une tude classique, parue en 1894 dans Romania. Christopher Lucken conteste que Joinville n'ait pas eu d'autre projet qu'tre ce tmoin par excellence et rfute mme l'opinion qu'il ait t ce tmoin vridique qu'il prtend avoir t et que la plupart des historiens tiennent pour vrai. Il propose ensuite sa propre interprtation de la Vie de Saint Louis. Joinville aurait eu un projet d'crivain, de cration littraire, et non de simple mmorialiste ou tmoin, et ce projet tait, en montrant en Saint Louis un Roi-Christ (Lucken parle de Christ-Roi), d'crire l'vangile du Roi, se conduisant en evangeliste, sinon en aptre et en tout cas en crivain. L'originalit de Joinville comme source vraie pour un vrai Saint Louis disparat donc. Mon Saint Louis n'aurait pas grand-chose d'individuel. Il n'est qu'une copie mdivale du modle christique.

    Je voudrais d'abord dire que si c'est bien en tant que tmoin exceptionnel et mmoire extraordinaire que Joinville me conduit l'individu Saint Louis,

    2. On trouvera dans mon Saint Louis, aux pages 499-508, une discussion sur les termes d' individu , moi , personne au Moyen ge, accompagne d'une bibliographie.

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  • J. LE GOFF JOINVILLE ET SAINT LOUIS

    je ne pense pas (et je n'ai pas crit) que la Vie de Saint Louis se rduise aux souvenirs d'un tmoin.

    Que Joinville ait entretenu par anamnse ou en utilisant une rdaction antrieure de mmoires de la croisade c'est au fond sans grande importance tant la capacit de mmoire de Joinville semble forte ses souvenirs du saint roi, dont la frquentation a t la grande affaire de sa vie, ou que soit une demande relle de la reine Jeanne de Navarre qui l'ait amen envisager la rdaction de cette Vie3, il me semble que si cet ouvrage ne rpond pas un projet coul dans une forme littraire vie hagiographique, miroir de prince, chronique et encore moins vangile4 , il rpond des intentions qui vont au-del du simple tmoignage.

    Certes on peut bien y voir un miroir des princes, puisque le snchal prcise dans sa ddicace ( 18) qu'il l'envoie Louis, arrire-petit-fils de Saint Louis, pour que lui et ses frres [...] puissent y prendre de bons exemples et mettre ces exemples en pratique , mais, si cette utilit est une heureuse consquence de son uvre, a-t-elle t l'objectif, l'aiguillon de la rdaction de l'uvre ? Je crois davantage d'autres motivations. La premire est explicite dans les premiers paragraphes du livre. Quand Joinville se met crire, Louis IX est reconnu comme saint roi, d'abord par la rumeur populaire puis d'une faon officielle et juridique par le verdict de canonisation rendu quelques annes auparavant, en 1297. Mais Joinville va confirmer, prciser, enrichir ce verdict. Des saintes paroles et des bonnes actions du roi , il a t l'auditeur et le spectateur de beaucoup. ce qu'il a dit dans sa dposition lors de l'enqute de 1282 et ce qui a t rappel par Jean de Sermons dans son prche du 24 aot 1298 Saint-Denis, Joinville veut ajouter des prcisions qui non seulement justifient la saintet de Saint Louis mais qui y apportent aussi un regret et veulent combler une lacune. Le regret c'est que l'glise, en le canonisant, ne l'ait pas reconnu comme martyr ( 5), car Joinville partage la croyance de Saint Louis que mourir la croisade est une forme de martyre5. Si Joinville ( 2) consacre la premire partie de son rcit la foi et la dvotion de Saint Louis ( comment il rgla toute sa vie sa conduite selon Dieu et selon l'glise )

    3. Je conserve le titre habituellement donn l'ouvrage, et notamment par son dernier excellent diteur Jacques Monfrin, alors que je prfre celui d'Histoire Christopher Lucken rappelant pertinemment que Joinville ne s'est pas prononc entre les deux.

    4. J'ai relev le mot histoire pour souligner le caractre plus rationnel de ce livre par rapport une vie hagiographique et son objectif de parvenir une vrit objective mais il s'agit d'une conception de l'histoire bien diffrente de ce qu'elle deviendra partir du xvine sicle, l'poque des Lumires selon la dfinition de l'histoire de Marc Bloch laquelle j'adhre ; comme entreprise raisonne d'analyse , il n'y a pas d'histoire au Moyen ge.

    5. Saint Louis l'a notamment dclar propos de son frre Robert d'Artois, mort la bataille de la Mansourah et envoy ipso facto au paradis ( 244) et propos des croiss morts dans une bataille contre les musulmans devant Sidon (Guillaume de Saint-Pathus, Vie de Saint Louis, Henri-Franois Delaborde (d.), Paris, Picard, 1899, p. 101). Au cours de sa dposition l'enqute de 1282 (Louis Carolus-Barr, Le procs de canonisation de Saint Louis, Rome, cole franaise de Rome, 1994), Charles d'Anjou avait vigoureusement revendiqu pour son frre le statut de martyr confr par sa mort la croisade.

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    et sa bonne conduite comme roi chrtien ( pour le profit de son royaume ), motifs explicitement donns par Boniface VIII pour canoniser le roi, Joinville ajoute d'autres mrites manifestant son louable comportement chevaleresque ( ses grandes actions de chevalier et ses grands faits d'armes ). Pour lui, ce grand chrtien est aussi un chevalier accompli, ce qui loigne l'entreprise de Joinville d'une hagiographie et qui empche, entre autres, me semble- t-il, d'y voir un vangile.

    Ainsi Joinville se veut-il avant tout un tmoin, un tmoin privilgi par la familiarit qu'il a eue avec le saint roi et qui veut complter et parfaire son propre tmoignage de 1282 et celui des autres tmoins du procs de canonisation qui ont pass sous silence ces mrites, soit qu'ils n'taient pas, eux, prsents, soit parce qu'ils n'ont pas considr les exploits chevaleresques du roi comme un signe de saintet.

    Mais Joinville, en crivant sa Vie de Saint Louis, a un autre objectif. Je me suis demand aprs d'autres et avec d'autres si l'entreprise de Joinville n'tait pas autant une autobiographie que la biographie du saint roi. Car son livre est l'occasion de parler de lui et notamment de prendre une revanche et d'exorciser un remords. La revanche est sur ceux, et d'abord sur le petit-fils de Saint Louis, le roi Philippe IV le Bel, qui l'ont Joinville le dplore explicitement laiss compltement dans l'ombre.

    Je maintiens par ailleurs que Joinville a prouv du remords avoir refus Saint Louis de l'accompagner la croisade de Tunis o il allait mourir sans qu'il l'ait revu. Si Joinville en effet a vivement condamn ceux qui ont approuv la dcision du roi et ont mme fait pression sur lui, ce n'est pas parce qu'il rprouve l'attitude de Saint Louis qui a abandonn son royaume pour courir l'aventure. Ce n'est pas une faute politique du roi qu'il stigmatise6 mais l'imprudence se croiser tant donn son dplorable tat de sant. Il a dramatis son profit cette situation en racontant comment il a d porter dans ses bras le faible roi, ce qui m'a conduit voquer une image de Piet. Ces raisons affectives sont, me semble-t-il, rapprocher de l'attitude de Blanche de Castille avant sa croisade d'Egypte implorant son fils de ne pas se croiser. Ce qui l'inspire ce n'est pas non plus une attitude politique privilgiant la prsence du roi dans son royaume, mais son angoisse justifie par ce qui s'est pass de ne pas revoir son fils. Joinville, s'il explique son refus par la ncessit de s'occuper de sa seigneurie et de ses sujets, ne transfre pas ses raisons sur le roi qui n'abandonne pas son royaume mais pense le servir par sa nouvelle croisade. Joinville aurait pu voir dans son attitude un cinquime cas d'exposition louable de sa personne la mort. Mais Joinville ne considre que la mort du roi et le fait qu'il a, lui, son ami de cur, son conseiller et son soutien, abandonn le roi dans cette ultime preuve, qu'il s'est conduit en goste et il s'estime justement puni de ne pas l'avoir assist, de ne pas avoir t le tmoin de sa mort. Cet aveu est une confession. Relisant le paragraphe 735, je ne peux qu'y voir l'expression du remords.

    6. Sa position est toute diffrente de celle de l'avocat Pierre Dubois qui, la mme poque, soutient (c'est le passage d'une monarchie chevaleresque une monarchie tatique) que le roi et son fils an ne doivent pas s'exposer la guerre.

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    Ce mlange de biographie et d'autobiographie, que je trouve moi aussi dans ce livre, a conduit Michle Perret de pertinentes considrations que j'ai cites dans mon Saint Louis : Joinville intervient dans 73 % des paragraphes dcoups par les diteurs modernes dans son texte [...] il privilgie tellement la relation entre le roi et lui et s'installe en mme temps avec une telle vigueur au centre de son rcit que celui-ci en est parfois obscurci ; on ne sait plus s'il a rellement assist tel pisode ni quel est son mode exact d'inclusion dans un nous englobant le roi et situ par rapport lui7 . Ces justes remarques de Michle Perret rendent inutile la dmonstration subtile de la possible tricherie de Joinville sur sa non- prsence au dbarquement de Saint Louis en Egypte. Jacques Monfrin, comme le rappelle Christopher Lucken, avait lui aussi finalement valid le rcit de Joinville sur ce dbarquement.

    Joinville dclare trs fermement que les sources de son livre sont doubles : ce dont il a t tmoin au cours des vingt-deux ans environ passs en la compagnie du roi Joinville aime les prcisions chiffres, qui renforcent la crdibilit des tmoignages ( 686), ce qu'il a vu et entendu (et Christopher Lucken a raison de s'interroger sur les rapports entre la vue et l'oue, l'il et l'oreille, au Moyen Age) ; et, pour ce qui tait ncessaire son dessein : raconter les saintes paroles et les bons faits de Saint Louis, mais dont il n'avait pas t tmoin, en particulier sa sainte mort qui couronne une vie marque par le deuil ds sa naissance, soit il s'adresse des sources fiables, comme, pour la mort, le tmoignage du fils de Saint Louis, le comte Pierre d'Alenon qui y assista et qui, comme il l'aimait beaucoup, la lui raconta sans intermdiaire, soit il les tire d'un roman quasi officiel dans lequel on a reconnu la version en langue vulgaire des Grandes Chroniques de France pour la priode 1254-1270, au cours de laquelle il n'a t qu'pisodiquement avec le roi.

    Avant de poursuivre sur ce caractre de tmoignage du livre de Joinville, je voudrais signaler un autre cas au xme sicle de l'emploi du nous tel que l'a prsent Michle Perret. Il provient de l'entourage d'un autre grand personnage du XIIIe sicle qui a pratiqu comme Saint Louis l'imitation du Christ (caractristique d'une poque o un grand slogan de dvotion est de suivre nu le Christ nu ) et l'a pousse plus loin que lui, Franois d'Assise. Si la vie de Saint Louis peut tre considre comme une vie de souffrance, et sa mort comme une Passion l'image de celle du Christ, Franois d'Assise est all jusqu' recevoir dans sa chair les stigmates des blessures de Jsus sur la croix8. On sait que le problme du vrai saint Franois a soulev au lendemain mme de sa mort de vives polmiques. Face aux biographies officielles dulcores d'hagiographes qui n'avaient pas

    7. Michle Perret, A la fin de sa vie ne fuz je mie , Revue des sciences humaines, 183, 1981-1983, pp. 17-37 (cit par Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 479).

    8. Sur les stigmates de saint Franois et les problmes d'authenticit et de tmoignage qu'ils ont soulevs, voir Andr Vauchez, Les stigmates de saint Franois et leurs dtracteurs dans les derniers sicles du Moyen Age , Mlanges d'archologie et d'histoire publis par l'cole franaise de Rome, 80, 1968, pp. 595-625, et Chiara Frugoni, Francesco e V invenzione dlie stimmate. Una storia per immagini e parole fino a Giotto e Bonaventura, Turin, Einaudi, 1993.

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    connu Franois, un groupe de ses premiers compagnons survivants crivirent leur tmoignage avec une formule rappelant les aptres compagnons de Jsus : nos qui cum eo fuimus , nous qui avons t avec lui 9. C'est une faon de souligner le caractre exceptionnel de leur tmoignage. Join- ville fait de mme.

    La relecture de Join ville que je viens de faire la lumire de l'article stimulant de Christopher Lucken me confirme dans mon interprtation de la Vie de Saint Louis comme tmoignage exceptionnel d non seulement la familiarit de Joinville avec son hros mais au fait que cette uvre est probablement le chef-d'uvre de ce que Michel Zink appelle un imbroglio auto-exo-biographique , illustrant cette intrusion du je et de la subjectivit littraire dans l'criture au sicle. Joinville est le premier crivant (Zink ne dit pas crivain ) en franais parler de lui- mme la premire personne 10 ce qui conforte ma thse d'un individu parlant d'un autre individu et, pour valider un tmoignage qui est aussi l'affirmation de soi-mme par un Joinville qui ne s'est senti exister que comme ami et peut-tre, selon Michel Zink, amoureux du saint roi, habilit comme l'avait sans doute compris la reine Jeanne de Navarre tmoigner de Louis mieux et autrement que ses autres familiers. Le dessein d'crire un tmoignage aussi dcisif que possible a ainsi oblig Joinville se remmorer et proposer ses lecteurs un Saint Louis aussi vrai que possible. Tandis que les autres sources se contentent de faire entrer Saint Louis dans les cadres d'une biographie traditionnelle de saint et/ou de roi, Joinville se condamne volontiers dire sur Saint Louis rien que la vrit et toute la vrit sauf se trahir et s'anantir soi-mme. C'est pour cela que j'ai pens qu'il avait fait exister Saint Louis et que, pour un historien s 'efforant de reconstruire la biographie d'un individu, il permettait de tenter ce travail avec une esprance de succs.

    Pour faire ressortir le caractre unique de l'entreprise de Joinville, on pourrait le comparer des uvres ayant en apparence, malgr la diffrence d'poque, le mme objectif: la vie et la personne d'un roi de France. Ni la Vie de Louis VI et l'bauche de Vie de Louis VII de Suger un sicle et demi plus tt, ni le Livre des fais et bonnes murs du sage roi Charles le Quint de Christine de Pisan un sicle plus tard n'ont le mme caractre. Suger, mme s'il s'appuie en grande partie sur des faits dont il a t tmoin et s'il veut faire uvre de reconnaissance l'gard d'un bienfaiteur dont il a t le principal conseiller, veut surtout mettre en valeur l'importance du roi la limite quel qu'il soit et de la dynastie pour la construction de la monarchie franaise. Il veut faire uvre politique et littraire (il a crit, comme on sait d'autres uvres de ce type) dans la ligne des Vies des Douze Csars de Sutone. Christine de Pisan, cette savante

    9. Raoul Manselli, Nos qui cum eo fuimus. Contribute) alla questione franciscana, Rome, Istituto storico dei Cappuccini, 1980. Seul l'aptre Jean (19, 35 et 21, 24) se donne comme tmoin d'pisodes de la vie de Jsus. Matthieu affirme qu'il s'est inform auprs de tmoins directs. Luc et Marc ne disent rien.

    10. Michel Zink, La subjectivit littraire. Autour du sicle de Saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 219, et Joinville ne pleure pas, mais il rve , Potique, 33, 1978, pp. 28-45.

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    italienne qui elle aussi a souvent approch le roi Charles V, dont son pre a t le mdecin et l'astronome, et qui est trs attentive aux dtails de la personne physique et morale du roi et aux menus faits significatifs de la vie quotidienne, n'a pas pour objectif principal d'apporter un tmoignage prcis et prcieux sur le monarque, mais de montrer travers sa pratique du pouvoir qu'un bon roi doit se conduire selon la sagesse. Elle est bien l'hritire d'un sicle aristotlicien, le XIVe sicle, et son but est d'crire un livre thico-politique, un vrai miroir des princes. Aucune recherche d'un individu ou d'approche d'une personne dans ces uvres, mme si leurs auteurs s'appuient sur des souvenirs directs qu'ils veulent vridiques.

    Je suis d'accord avec Christopher Lucken quand il dfinit le Saint Louis de Joinville comme un Roi-Christ (plutt qu'un Christ-Roi). Joinville est en harmonie en cela avec son temps qui, dans sa dvotion, a remplac le Christ en majest et le Christ en gloire des priodes prcdentes par le Christ souffrant, le Christ de la Passion. Mais cette image de Saint Louis valable pour Joinville ne fait pas de son uvre un vangile. Les mtaphores, mme en acceptant la marge d'inexactitude qui les caractrise, doivent rester cohrentes. Comment crire un vangile de Saint Louis quand on sait que le saint roi n'est ni Dieu ni fils de Dieu, qu'il n'a pas t un Messie et qu'il fut loin d'tre parfait ? Je m'tonne que Christopher Lucken n'ait pas cherch expliquer comment, dans sa conception vanglique , Joinville a pu tmoigner des faiblesses, des travers, des fautes sinon des pchs de Saint Louis. Ce saint roi traitait fort mal la reine son pouse ( 594), tait souvent indiffrent ses enfants en dehors de leur ducation religieuse et morale, tait sujet des accs de colre (l'emportement contre son frre jouant aux checs sur son bateau au large de l'Egypte en un temps de tristesse, et les tables de jeu jetes la mer, 405) u ; contrairement ses principes de modration il ne savait pas toujours se matriser, comme le montrent ses manifestations excessives de douleur l'annonce de la mort de sa mre ( 603 et 604) et, me semble-t-il, l'ambigut de l'attitude de Joinville lors de l'pisode auquel Christopher Lucken fait un sort, lors du dbarquement en Egypte. Il me parat que Joinville est partag entre l'admiration pour le courage chevaleresque du roi et une certaine rprobation de sa tmrit et de son imprudence.

    On voit ici apparatre une difficult qui a pes sur l'image qu'a Joinville de Saint Louis et qui rvle les grands problmes politiques du moment historique de l'histoire de France qu'a t son rgne. Saint Louis fut, parfois son corps dfendant, un grand acteur de la transformation du royaume d'une monarchie fodale en un tat moderne. Roi d'une monarchie de Chrtient dont la croisade, depuis la fin du XIe sicle, tait une pice matresse, Saint Louis est cet gard l'hritier de ses anctres Louis VII et Philippe Auguste qui se sont croiss tout en faisant progresser la centralisation monarchique en France. Mais tait-ce encore possible l'poque de Saint Louis ? Ne fallait-il pas dsormais choisir ?

    11. Guillaume de Saint-Pathus (Vie de Saint Louis, op. cit., p. 17) raconte la colre du roi contre le serviteur qui laisse tomber de la cire brlante sur sa jambe malade.

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    Je suis heureux que Christopher Lucken accorde beaucoup d'importance la rencontre de Saint Louis avec Hugues de Digne, que je crois avoir t le premier souligner. Et l, je le suis dans son ide que le franciscain joachimite a beaucoup contribu faire de Saint Louis un roi dsormais eschatologique, domin par le dsir de faire son propre salut et celui de son peuple. Mais ne va-t-il pas trop loin en estimant que Joinville a voulu montrer la conversion du roi la France aprs son retour de Terre sainte ? En tmoigneraient l'insertion la fin de son uvre de la Grande Ordonnance politico-moralisatrice de dcembre 1254 et des Enseignements son fils Philippe et sa fille Isabelle rdigs de sa main avant son dpart pour la croisade de Tunis. Saint Louis reste prisonnier de la contradiction entre la croisade et un soin du royaume et de ses progrs impliquant la prsence du roi dans son royaume. Il a essay de mener les deux la fois, c'est son petit-fils Philippe IV le Bel qui fera le choix.

    Joinville n'a pas voulu crire un miroir des princes mais il n'a pas voulu s'enfermer dans le rcit de la croisade qu'il a vcue aux cts de Saint Louis. Il lui fallait intgrer dans cette vie l'uvre programmatique du roi comme monarque chrtien laquelle il n'avait eu aucune part. Il s'est effac derrire le roi. Lui-mme sans doute considrait qu'il n'avait pas traiter ce problme dans son uvre-tmoignage et, mme s'il n'tait pas all Tunis pour s'occuper de sa seigneurie, il n'avait probablement pas fait lui-mme un choix de principe.

    Je demeure donc persuad que Joinville a voulu dire toute la vrit sur ce dont il avait t tmoin et que, par consquent, il n'a pas cach les faiblesses et les dfauts de son royal ami qui n'en tait pas moins un vritable saint. Que lui importaient ces petits accrocs la perfection ? Il aimait le roi, avec ses dfauts. Parce que c'tait lui, parce que c'tait moi. La Vie de Saint Louis est d'abord ou aussi les souvenirs d'un ami.

    Le vrai Christ, le Christ-Dieu n'avait, selon les vanglistes, montr qu'un seul moment de faiblesse, quand il se crut abandonn du Pre et qu'il pleura au mont des Oliviers12. Mais ce fut pour manifester, au moment d'accomplir son sacrifice sur la croix et de ressusciter pour reprendre sa place dans le ciel, que l'Incarnation lui avait impos aussi une nature humaine. Louis, mme s'il meurt en Christ souffrant, n'est qu'un homme avec ses faiblesses proprement humaines.

    Je ne crois pas non plus, au contraire de Christopher Lucken, que Joinville ait voulu faire une uvre littraire. Il n'a pas t un crivain. C'est ce qu'a voulu dire (il me l'avait confirm) Paul Zumthor en dclarant qu'avec la Vie de Saint Louis nous sommes la limite du fait littraire. la limite extrieure videmment. Si Joinville a eu la tentation de faire une

    12. Piroschka Nagy vient de rappeler que le Jsus des vangiles avait dj pleur en deux occasions, manifestant sa nature humaine : la mort de son ami Lazare avant de le ressusciter (Jean 11, 35) et l'entre Jrusalem o il pleure sur le malheur futur de la ville (Luc 19, 41) ; cf. Piroschka Nagy, Le don des larmes au Moyen ge, Paris, Albin Michel, 2000, pp. 46-47. Mais le Christ au mont des Oliviers est la grande rfrence.

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    uvre littraire, il s'est retenu car ce projet aurait ruin son projet de tmoignage auto-exo-biographique . La vrit littraire n'est pas celle laquelle aspirait Join ville.

    Ce n'est pas parce que Joinville a prouv le besoin d'ordonner son tmoignage selon un plan en deux parties, pour la clart de sa dposition, qu'il a crit une uvre littraire. J'aurais aim que Christopher Lucken, qui aurait pu le faire beaucoup mieux que moi, ait explicit l'expression faire un livre que Joinville emploie au deuxime paragraphe de son uvre. Je pense qu'il y voyait simplement une opration matrielle impliquant un certain ordre dans l'expos mais sans projet de style ni de type d'criture ce que requiert l'entreprise littraire. Ce n'est pas non plus parce que Joinville a crit (dict, comme la Vie de Saint Louis) Acre, dans l'hiver 1250-1251, un petit ouvrage d'dification de vingt-sept pages de dessins commentant le Credo, qu'il a appel Li romans as ymages des ponz de nostre foi, qui a t baptis le Credo de Joinville et que le snchal a remani vers 1287, que Joinville tait un crivain. Il n'a fait qu'acte de pit, comme la Vie de Saint Louis fut un acte de pit l'gard du saint roi, mais non un vangile.

    Certes, Joinville a exist, mais il n'a exist que parce qu'il a fait exister Saint Louis. Les deux hommes forment un couple de garantie et de validation d'existence mutuelles. Et ce couple est un couple d'individus, mme si l'un d'eux est un individu exceptionnel plus prcisment un individu historique bien que hors normes. Mais Joinville n'est-il pas, lui aussi, exceptionnel ? Et n'a-t-il pas t fait par son livre autant qu'il l'a fait ?

    Jacques Le Goff EHESS

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    InformationsAutres contributions de Monsieur Jacques Le GoffCet article cite :Giovanni Levi. Les usages de la biographie, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1989, vol. 44, n 6, pp. 1325-1336.

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