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159 Les échanges entre Émile Durkheim et Georg Simmel JOËLLE BOURGIN Faculté des Sciences Sociales au tournant du siècle, un épisode méconnu de l’histoire de la sociologie J OËLLE BOURGIN Introduction Émile Durkheim (1858-1917) et de son oeuvre, la plupart des présentations traditionnelles ne retiennent que quelques aspects : l’invi- tation à appliquer le positivisme scienti- fique aux sociétés humaines, projet fon- dateur de la sociologie en France (“ il faut considérer les faits sociaux comme des choses”) ; la primauté de la société sur l’individu, soumis à la contrainte sociale; enfin, la préoccupation pour le maintien de la cohésion sociale dans les sociétés modernes. Le sociologue et philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) n’a, quant à lui, été redécouvert en France que récemment - l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, qui enseigne cet auteur en bonne place dès le DEUG de sociologie, constituait une heu- reuse exception -. C’est avant tout le pré- curseur de l’interactionnisme (courant sociologique nord-américain qui, s’oppo- sant à tout déterminisme, considère la société comme un réseau d’interactions individuelles) que l’on salue en lui. On apprécie également l’essayiste éclec- tique, qui s’intéresse, sans souci apparent de rigueur méthodologique mais toujours avec un bonheur littéraire certain, aux thèmes les plus divers (la mode, le secret, le conflit, l’art…). Fait social contre action sociale, posi- tivisme contre orientation plus littéraire : les deux sociologues ont nourri des cou- rants antagonistes. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer qu’il y a un siècle, sur la couverture du volume inaugural de L’Année sociologique (revue lancée par É. Durkheim et fer de lance de son combat pour imposer la sociologie), Simmel figu- rait en tête de la liste des collaborateurs; le numéro publie en effet conjointement deux essais programmatiques, signés res- pectivement Durkheim (sur la prohibi- tion de l’inceste) et Simmel (“ Comment les formes sociales se maintiennent”). Comment interpréter ce fait qui cadre si mal avec les présentations canoniques des deux sociologues ? Quand il n’est pas passé sous silence, cet épisode est le plus souvent envisagé comme un accident isolé : la publication conjointe aurait été dictée par des intérêts stratégiques pas- sagers ou fondée sur un malentendu vite dissipé. La suite des événements semble donner raison à une telle lectu- re, puisque le dialogue paraît tourner court dès la parution du premier numé- ro de L’Année, en 1898. En 1900, Dur- kheim exprime dans une revue italienne son désaccord définitif avec la concep- tion simmélienne de la sociologie. Désor- mais, les écrits du philosophe allemand ne font plus l’objet, sous la plume de Durkheim, que de jugements lapidaires et de critiques assassines. À la suite d’ac- cusations de plagiat, le sociologue fran- çais niera même avoir jamais eu connais- sance de la plupart des travaux de Simmel. Selon nous, cette lecture anec- dotique sacrifie un peu vite l’épisode évoqué sur l’autel des oppositions théo- riques traditionnelles. Dans une recherche en cours dont nous aimerions présenter ici quelques résultats, nous nous proposons d’éclairer à nouveaux frais la collaboration éphémère entre Émile Durkheim et Georg Simmel, en envisageant la possibilité d’affinités et d’échanges de fond. Du coup, leur rup- D’

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Les échanges entre Émile Durkheim et Georg Simmel

JOËLLE BOURGINFaculté des Sciences Sociales

au tournant du siècle, un épisode méconnu de l’histoire de la sociologie

J O Ë L L E B O U R G I N

Introduction■

Émile Durkheim (1858-1917) etde son oeuvre, la plupart desprésentations traditionnelles ne

retiennent que quelques aspects : l’invi-tation à appliquer le positivisme scienti-fique aux sociétés humaines, projet fon-dateur de la sociologie en France (“ il fautconsidérer les faits sociaux comme deschoses”) ; la primauté de la société surl’individu, soumis à la contrainte sociale ;enfin, la préoccupation pour le maintiende la cohésion sociale dans les sociétésmodernes. Le sociologue et philosopheallemand Georg Simmel (1858-1918) n’a,quant à lui, été redécouvert en Franceque récemment - l’Université desSciences Humaines de Strasbourg, quienseigne cet auteur en bonne place dès leDEUG de sociologie, constituait une heu-reuse exception -. C’est avant tout le pré-curseur de l’interactionnisme (courantsociologique nord-américain qui, s’oppo-sant à tout déterminisme, considère lasociété comme un réseau d’interactionsindividuelles) que l’on salue en lui. Onapprécie également l’essayiste éclec-tique, qui s’intéresse, sans souci apparentde rigueur méthodologique mais toujoursavec un bonheur littéraire certain, auxthèmes les plus divers (la mode, le secret,le conflit, l’art…).

Fait social contre action sociale, posi-tivisme contre orientation plus littéraire :les deux sociologues ont nourri des cou-rants antagonistes. Difficile, dans cesconditions, d’imaginer qu’il y a un siècle,sur la couverture du volume inaugural deL’Année sociologique (revue lancée par É.Durkheim et fer de lance de son combat

pour imposer la sociologie), Simmel figu-rait en tête de la liste des collaborateurs ;le numéro publie en effet conjointementdeux essais programmatiques, signés res-pectivement Durkheim (sur la prohibi-tion de l’inceste) et Simmel (“ Commentles formes sociales se maintiennent”).

Comment interpréter ce fait qui cadresi mal avec les présentations canoniquesdes deux sociologues ? Quand il n’est paspassé sous silence, cet épisode est le plussouvent envisagé comme un accidentisolé : la publication conjointe aurait étédictée par des intérêts stratégiques pas-sagers ou fondée sur un malentenduvite dissipé. La suite des événementssemble donner raison à une telle lectu-re, puisque le dialogue paraît tournercourt dès la parution du premier numé-ro de L’Année, en 1898. En 1900, Dur-kheim exprime dans une revue italienneson désaccord définitif avec la concep-tion simmélienne de la sociologie. Désor-mais, les écrits du philosophe allemandne font plus l’objet, sous la plume deDurkheim, que de jugements lapidaireset de critiques assassines. À la suite d’ac-cusations de plagiat, le sociologue fran-çais niera même avoir jamais eu connais-sance de la plupart des travaux deSimmel. Selon nous, cette lecture anec-dotique sacrifie un peu vite l’épisodeévoqué sur l’autel des oppositions théo-riques traditionnelles. Dans unerecherche en cours dont nous aimerionsprésenter ici quelques résultats, nousnous proposons d’éclairer à nouveauxfrais la collaboration éphémère entreÉmile Durkheim et Georg Simmel, enenvisageant la possibilité d’affinités etd’échanges de fond. Du coup, leur rup-

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les situations de face à face sont généra-lement préférées à celles dans lesquellesles individus sans être en co-présence, sont“interconnectés” d’une certaine façon, soitpar le biais d’un outil, de l’écrit, ou de l’in-formatique, les observations faites à partirdes contextes de co-présence doivent pou-voir être élargies à ces situations, voiremodifiées en conséquence.

Cette compétence, qu’il faudra étudieret préciser, est certes faillible, mais non àtous les coups. Elle s’avère généralementassez adéquate, et ce en l’absence de pré-cisions et de clarifications ostensibles desacteurs en co-présence. La vie socialerequiert, en d’autres mots, de ceux qui yparticipent une intelligence de la situationqui passe par la compréhension de ce qui sejoue. Ce sens des circonstances ne signifiepas une transparence totale,mais une capa-cité à se situer et interargir avec d’autres.On devrait même ajouter que trop de trans-parence nuit à la formation des associationssociales, et qu’à ce titre les zones d’ombreservent l’entente et les accords. Commentpourrais-je, en effet, m’unir à un autre, sij’en connais toutes les intentions, les forceset les faiblesses? Ce n’est que parce quej’en sais suffisamment sur un alter ego, etnon parce qu’aucun mystère ne demeure,que je peux faire le pari que notre alliancene sera pas un fardeau.

La compréhension est ainsi présentéecomme un préliminaire de la vie en socié-té. Il se peut qu’elle soit plus souvent intui-tive que discursive, mais il serait malhon-nête de se saisir de cet argument pourdénier aux individus une compétenceréflexive. En effet, il suffit pour s’enconvaincre d’observer que nous sommestous à nos heures, et en fonction de notrerecul par rapport aux situations que nousvivons, capables de discernement et d’ana-lyse. Certes, cette aptitude à la formalisa-tion se forge au contact des contextesdans lesquels nous vivons et des exigencesqui se posent à nous, et en ce sens elles’exerce sans que l’on puisse toutefoisl’ériger en privilège d’une minorité. End’autres termes, soit on admet qu’il s’agitd’une potentialité de l’humanité, sommetoute assez banale à notre époque, soit ilfaut expliquer comment, dans un contex-te dont les hommes en sont généralementdépourvus, les sociologues en sont dotés.Car, en effet, un des meilleurs argumentsde la thèse en faveur de l’acquisition d’unsavoir sur la vie en société chemin faisant

tient à l’observation qu’en l’absence decette possibilité, la sociologie n’aurait paspu se développer. Au départ de sa forma-tion et d’une nouvelle recherche, le socio-logue ne dispose pas de compétences fon-damentalement différentes du commundes mortels.Tout comme ce dernier, il peutse faire des idées sur la vie sociale qui nesont pas nécessairement incongrues, et àsa différence, il en fait son métier, c’est-à-dire qu’il se forge une expérience et descompétences à travers le temps. De plus,les buts qu’il poursuit n’étant pas ceux desprotagonistes de la situation, il bénéficiede conditions propices à la réflexion. Si cesdeux aspects ne tiennent pas lieu d’expli-cation suffisante de la différence entre laconnaissance ordinaire et la connaissancesociologique, ils rendent compte de l’“épis-témologie de la continuité”. Les savoirscommuns sont des savoirs pré-sociolo-giques en ce qu’ils assurent une compré-hension des situations sans laquelle laparticipation à la vie sociale ne serait paspossible. En revanche, ils s’en distinguentde par leur immersion dans la vie et dansle monde de l’action : ils ont partie liée àla temporalité des contextes d’action etaux intérêts et motifs poursuivis par lesacteurs. La distance entre le savoir socio-logique et le savoir commun tient parconséquent au retrait des affaires, et nonà une déstructuration systématique de laconnaissance ordinaire, comme si la véri-té du social passait irrémédiablement parune reconstruction autour de nouvellescatégories, donc par une réfutation obli-gatoire du savoir que les acteurs mobili-sent dans leur pratiques quotidiennes. Lapertinence des analyses que le sociologuepropose des situations sociales tient davan-tage à un travail de formalisation et de for-mulation, soit à une compétence discursi-ve plus développée que la moyenne, qu’àl’émergence d’un savoir radicalement dif-férent du savoir nécessaire à la participa-tion à la vie en société.

En conclusion, on retiendra qu’il estimpossible de produire du sens et deseffets de connaissance sans prendre posi-tion. A cet égard le propos d’Henri-PierreJeudy est confirmé par les autres mêmes’ils ne se rallient pas à sa proposition. Enrevanche, une des limites de cet éclairagetient peut-être à la clôture qu’il risque deproduire en ramenant notamment lesconnaissances à de seuls effets de style.Qu’on souscrive ou non à cette définition,

on aimerait réfléchir avec lui sur ce que dif-férentes esthétiques, la sienne et d’autres,peuvent apporter à la pensée, et pourquoipas en quoi elles contribuent à certainesformes d’engagement, et façonnent lemonde. Réfléchir au projet du “Parlementdes choses” après avoir lu ou entenduHenri-Pierre Jeudy permet de mesurerplus précisément ce que signifie la partd’un rapport aux valeurs dans la construc-tion d’un savoir. L’hypothèse de l’écologiedes pratiques, comme nous le disions pré-cédemment, diffère d’un raisonnement quitout en étant acquis à l’idée du partage dessavoirs, gagne en précision à travers l’ap-profondissement de ce que la communica-tion confère de plus aux savoirs élaborés enlaboratoire, à l’abri de la controversepublique.Ainsi, il est vraissemblable qu’undes principaux atouts du “Parlement deschoses” tienne au croisement des points devue qu’il permet, à partir duquel uneapproche polycontextuelle est susceptiblede voir le jour, non comme accomplisse-ment de l’idéal des sciences modernes,mais comme expérience réflexive qui porteà la fois sur le monde sensible et ses effetsde connaissance.

Notes■

1. Florence Rudolf, L’environnement,une construction sociale. Pratiques etdiscours en Allemagne et en France,Presses Universitaires de Stras-bourg, Strasbourg, 1998.

2. Henri-Pierre Jeudy, Sciences socialeset démocratie, Circé, Paris, 1997; Pier-re Bourdieu, Méditations pasca-liennes, Seuil, Paris, 1997 et PatrickWatier, La sociologie et les représenta-tions de l’activité sociale, MéridiensKlincksieck, Paris, 1996.

3. Isabelle Stengers, L’invention dessciences modernes, La Découverte,Paris, 1993 ; Cosmopolitiques, LaDécouverte, Paris, 1997 et Sciences etPouvoirs. La démocratie face à la tech-noscience, La Découverte, Paris, 1997.

4. Michel De Pracontal, Les mystères dela mémoire de l’eau, La Découverte,Paris, 1990.

5. Serge Moscovici, La machine à fairedes dieux, Fayard, Paris, 1988; «Ledémon de Simmel», Sociétés,

6. Anthony Giddens, Les conséquencesde la modernité, L’Harmattan, Paris,1994.

7. H.-P. Jeudy, op. cité, p. 39.8. Peter L. Berger, Comprendre la socio-

logie, Editions du Centurion, Paris,1973.

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société est plus que la simple somme deses éléments. Le premier aspect dominedans les écrits de jeunesse, avant de lais-ser progressivement la place au second.Ainsi, dans l’article sur Gumplowicz déjàcité, Durkheim reproche à ce dernier deprésenter les sociétés comme “des forcessimples et indivisibles” : “ Puisqu’il n’y adans la société que des individus, ce sonteux et eux seuls qui sont les facteurs dela vie sociale (...) Mais, dit-on, l’individuest un effet, non une cause ; c’est unegoutte d’eau dans l’océan ; il n’agit pas, ilest agi et c’est le milieu social qui lemène. Mais de quoi ce milieu est-il fait,sinon d’individus? Ainsi nous sommes à lafois agents et patients et chacun de nouscontribue à former ce courant irrésis-tible qui l’entraine (...) L’étude des phé-nomènes sociologico-psychologiques n’estdonc pas une simple annexe de la socio-logie ; c’en est la substance même”. Laproximité de perspective avec Simmel estfrappante concernant les relations indi-vidu-société et psychologie-sociologie. Etc’est Schäffle, auteur allemand, qui estavancé comme remède aux défautsdénoncés. Dans les articles de 1887, lanotion de complexité mêle les deuxaspects : “ La science positive de la mora-le en Allemagne”, c’est ce que Durkheimsalue chez elle, appréhende les phéno-mènes moraux comme “des faits qui sontà la fois empiriques et sui generis”. Maisdans un article italien de 1895 (“ L’étatactuel des études sociologiques en Fran-ce”) le sentiment allemand de la com-plexité loué est défini exclusivementcomme celui d’une “espèce d’hétérogé-néité entre les individus et la société” (làoù la pensée française, éprise de clarté,est tentée de réduire la société à ses élé-ments simples, c’est-à-dire les individus).Ainsi Durkheim semble en 1885 extrê-mement proche de Simmel, qu’il neconnaît pas mais dont il pourrait faire unreprésentant éminent du sentiment alle-mand de la complexité, en revanche dixans plus tard seulement, dès avant la col-laboration, Simmel incarne plutôt lanégation dudit sentiment, auquel Dur-kheim a assigné un nouveau contenu.

2. Simmel collaborateurde Durkheim

Pourquoi Durkheim s’est-il finalementadressé à Simmel pour lui demander unecontribution au premier numéro de sa

revue? Sans doute du fait de la proximi-té entre eux, que nous avons mise enavant. Durkheim reconnaît en effet à soncollègue allemand “le sentiment de laspécificité des faits sociaux”, vertu car-dinale de qui se veut sociologue (lettre deDurkheim à Bouglé du 6 juillet 1897).Néanmoins cette estime n’exclut pas desmotifs d’ordre stratégique et elle n’est enaucun cas synonyme d’enthousiasme.Ainsi Durkheim écrit-il à son neveu Mar-cel Mauss en juin 1897 : “ Pour ce qui estde Simmel, tu sais que je suis loin d’enêtre enthousiaste. Mais je ne voulais pasavoir l’air de me poser dans un isolementtrop orgueilleux, ou de ne publier que dema copie. Or, c’est encore à lui que je pou-vais m’adresser le mieux”.

Une lettre de Durkheim à Bouglé nouspermet de dater du 13 septembre 1897 laréception du manuscrit de Simmel à Epi-nal et nous renseigne sur l’impression ini-tiale favorable, tant sur la forme que surle fond, que semble recueillir le travailauprès de Durkheim : “ J’ai déjà lu unebonne moitié du manuscrit. C’est vousdire qu’il est lisible. Il n’est pas de la mainde Simmel et, de plus, il est écrit en carac-tères latins. Autant qu’on peut en juger,la langue n’en sera pas difficile à tradui-re. En lui-même, le travail est intéressant.Il a, comme tout ce genre de travaux trèsgénéraux, le défaut d’être toute une socio-logie en 50 pages d’impression, tant il y ade choses auxquelles il touche. Mais il estvivant, d’une lecture agréable et tout àfait dans le courant général de l’An-née.(...) ”. Pourtant, dès les jours sui-vants, la correspondance atteste d’unjugement plus sévère, et le lancinant pro-blème de la longueur excessive de l’ar-ticle va ponctuer une traduction labo-rieuse. Quels sont les aspects du texte quiont pu recueillir l’adhésion de Durkheimou au contraire le contrarier et pour-raient ainsi expliquer l’évolution de sonétat d’esprit ?

C’est à partir de la version allemande,“Die Selbsterhaltung der Gesellschaft”que nous chercherons à répondre à cettequestion. L’objet de l’essai - les façonsdont les groupes maintiennent leur unitéau cours du temps malgré le départ ou lechangement de leurs membres indivi-duels - présente une tonalité durkhei-mienne indéniable. La pérénnité desgroupes indépendamment des existencesindividuelles vient attester de l’existencede la société “comme entité spécifique au

delà de ses éléments individuels”. Il s’agitlà d’une citation du texte, que Durkheims’est permis de traduire par son expres-sion favorite, en parlant d’ “unité sui gene-ris”. Simmel avance notamment la contra-diction pouvant surgir entre les intérêtsindividuels et ceux de la conservation dugroupe, avant de développer ce propos,mais en multipliant les signes de pru-dence, les moyens sémantiques (vocabu-laire de l’apparence et de la représenta-tion mentale) et grammaticaux (discoursindirect) d’introduire une certaine dis-tance entre lui et ce point de vue. Cer-tains faits, constate-t-il, conduisent àconsidérer la société comme une confi-guration autonome, suivant ses propreslois, guidée par ses propres forces. Sim-mel cite ici le développement et le main-tien de la langue, des moeurs, de l’Église,du droit, de l’organisation politique etsociale. Ils apparaissent comme produitset fonctions d’un être impersonnel,auquel les individus ont bien part, commeà un bien public, mais sans que l’on puis-se évaluer avec certitude la contributionde chacun à cet édifice. Les institutionscitées apparaissent plutôt commequelque chose d’objectif, totalementdétaché des vies individuelles, et qui sedresse devant elles. Ces affirmationsseraient dignes de Durkheim si elles necomportaient pas à côté de l’exaltationdes forces impersonnelles à l’oeuvre dansla société un certain constat d’impuis-sance de l’observateur qui lui fait attri-buer les phénomènes évoqués à ces forcesimpersonnelles plutôt qu’à des processusplus précis. Et l’omniprésence de la tour-nure négative et des formulations rela-tives dans le passage résumé suggèredéjà que Simmel n’adhère qu’à moitié àcette position.

Il expose effectivement dans unsecond temps, de façon beaucoup plusabsolue et tranchée, une position large-ment opposée au Durkheim des Règles dela méthode sociologique : d’un autre côté,il est certain que les individus constituentla seule réalité tangible. Il n’y a de pro-duits humains en dehors des hommesque pour autant qu’ils sont de naturematérielle. En revanche, les configura-tions mentales collectives n’existent quedans les consciences individuelles (certeselles subsistent si l’on supprime l’une ouquelques unes de ces consciences indivi-duelles, mais pas si on les supprimetoutes). Pour Simmel, toute tentative pour

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ture précipitée appelle de nouvellesexplications.

Dans quel contexte s’inscrit la publi-cation conjointe? Quelle est la teneur del’article et quel effet a-t-il pu exercer surla suite des échanges? Enfin, la ruptureapparente signe-t-elle la fin deséchanges ? Démonstration en trois tempsde la portée d’un épisode méconnu eténigmatique de l’histoire de la sociologie.

1. Deux figuresmontantes d’unediscipline en gestation

Si la collaboration entre Durkheim etSimmel peut aujourd’hui surprendre quia en tête leurs portraits dressés rétros-pectivement par les manuels, elle s’éclai-re dès lors qu’on la replace dans le contex-te d’une sociologie encore balbutiante etau sein de trajectoires personnelles dontles méandres ont été oubliés. Au delà dequelques coïncidences biographiques, oùle lecteur bien disposé verra autant designes précurseurs d’une rencontre ins-crite dans l’ordre des choses (mêmeannée de naissance, même ascendancejuive, mêmes études pluridisciplinaires àdominante philosophique), on ne peutmanquer de rapprocher les premierslivres publiés par chacun des deux per-sonnages : Über sociale Differenzierung en1890, et De la division du travail social en1893. Là où Simmel explore la différen-ciation à l’oeuvre dans la société et l’élar-gissement des contacts au delà du cercleprimaire d’appartenance, Durkheimparle du passage de la solidarité méca-nique à la solidarité organique : sous lesconcepts propres à chacun, on retrouve lamême analyse du processus d’individua-lisation dans les sociétés industrialisées.Mais ce qui singularise alors nos deuxauteurs au milieu de leurs contempo-rains, davantage encore que leurs travauxsur les mutations dont ils sont les témoins(analysées avant eux par Tönnies), c’estune réflexion épistémologique suivie etprécoce, à un moment [en 1894] où “peud’auteurs ont pris la peine de coucher surle papier leurs conceptions sur l’objet etla méthode en sociologie”1. Dans LesRègles de la méthode sociologique, Dur-kheim définit la sociologie par son objet,les faits sociaux, reconnaissables à lacontrainte qu’ils exercent sur lesconsciences individuelles, dont ils sont

donc indépendants. En constituant destypes sociaux, cette nouvelle science setiendra à égale distance de l’histoire (quiconsidère les faits comme hétérogènes) etde la philosophie (qui élude la diversitédes faits en n’y voyant que les attributsgénéraux de la nature humaine). Publiéen 1894 également, “Das Problem derSociologie” de Simmel témoigne de lamême préoccupation : assurer à la socio-logie son droit à exister. Pour Simmel, lasociologie doit se consacrer à ce qui, dansla société, est spécifiquement social, àsavoir les formes de la socialisation, à l’ex-clusion des intérêts et contenus particu-liers à travers lesquels elles s’incarnent,et qui resteraient du ressort des diffé-rentes sciences spécialisées. Par exemple,le sociologue analysera les formes desubordination que présentent, indiffé-remment, des groupements religieux ouéconomiques.

Analyse des causes et conséquencesde la différenciation croissante des socié-tés, formulation d’un projet cohérentpour cette discipline naissante qu’est lasociologie : dans les années 1890, lesdeux auteurs poursuivent des projets trèsproches, et leur collaboration n’est doncpas purement fortuite. Une circonstancedéterminante est encore à mentionnerpour rendre compte du croisement de cesdeux trajectoires jusqu’ici proches maisparallèles : le prestige dont bénéficie enFrance l’Université allemande au lende-main de la défaite française de 1870.Renan écrit ainsi en 1872 dans La Réfor-me intellectuelle et morale : “ La victoire del’Allemagne a été la victoire de la scien-ce. Après Iéna, l’université de Berlin fûtle centre de la régénération de l’Alle-magne. Si nous voulons nous relever denos désastres, imitons la conduite de laPrusse. L’intelligence française s’est affai-blie ; il faut la fortifier”2. Durkheimn’échappe pas à l’attraction exercée parles sciences sociales allemandes, dont illoue la capacité à saisir la complexité dela vie sociale. En témoignent quelquesrécensions élogieuses et articles rédigésà l’époque de son voyage d’étude en Alle-magne (1885/1886). La même raison,conjuguée aux efforts éditoriaux de l’in-teressé, assure à Simmel une relativementlarge diffusion en France (il publie régu-lièrement dans la Revue de métaphysiqueet de morale). Célestin Bouglé, jeune dur-kheimien dont il a fait la connaissance en1894, y est pour beaucoup. Fidèle tra-

ducteur et vulgarisateur de Simmel enFrance, c’est lui qui jouera le rôle d’in-termédiaire auprès de Durkheim.

Si ce personnage-clé n’est que le cata-lyseur d’une rencontre préparée par uneproximité réelle entre les deux auteurs etle prestige des sciences sociales alle-mandes aux yeux des universitaires fran-çais, il faut également mentionner deséléments de distance susceptibles d’hy-pothéquer les échanges.Tout d’abord, lescontextes nationaux d’émergence de ladiscipline - Durkheim ne s’émanciperajamais d’une interprétation positivistede la science, dominante en France, alorsque Simmel est marqué par le néokan-tisme (les sciences sociales n’ont pas tantpour vocation de dégager la logiqueobjective des phénomènes sociaux que derestituer le sens conçu subjectivement del’action humaine) et le débat allemandsur les méthodes. Des positions institu-tionnelles contrastées constituent aussides obstacles au dialogue : Durkheimsera soucieux de reconnaissance univer-sitaire de la sociologie, préoccupationbeaucoup plus étrangère à son collègueallemand, “the stranger in the academy”3 auquel la carrière universitaire restelongtemps fermée4.

Précisons d’autre part que les rapportsde Durkheim avec l’esprit allemand nesont pas aussi simples qu’on les adépeints. La vive admiration qu’il éprou-ve à ses débuts pour les mouvementsd’idées qui traversent l’Allemagne a sansdoute quelque chose de l’excès desamours de jeunesse, qui, déçus par leursidoles, les abattent aussi promptementqu’ils les avaient montés sur un piédestal.Dans une récension de 1885 sur Gumplo-wicz, Durkheim paraît convaincu que lasociologie est une science allemande. Lescomptes-rendus du voyage d’étudepubliés en 1887 conservent un ton louan-geur. En revanche les textes rétrospectifsoù Durkheim aborde l’influence alle-mande sur sa pensée tiennent un proposbeaucoup plus mitigé.

Surtout, qu’admire-t-il, au juste, chezles auteurs allemands? On l’a dit, leursentiment de la complexité du social.Mais, comme souvent chez Durkheim,cette expression subit au fil des écrits unglissement sémantique de taille : elledésigne tantôt un regard minutieux, voireanalytique, porté sur la réalité empi-rique, tantôt l’idée, qui peut parfoistendre à l’hypostase, selon laquelle la

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163■Joëlle Bourgin Les échanges entre Emile Durkheim et Georg Simmel

plus travailler ensemble, mais le premiern’en a apparemment pas fini avec lesecond. D’articles en récensions, Simmeldevient la victime d’une plume durkhei-mienne acerbe. Simple réglement decompte? Laissant de côté les comptes-rendus expéditifs, nous voudrions évo-quer ici deux textes primordiaux, danslesquels Durkheim discute les thèses deson collègue allemand concernant laconception de la sociologie. Ils portentselon nous la trace d’une poursuite dudialogue initié en 1897.

Dans “La sociologia e il suo dominioscientifico” (1900), le sociologue françaisreprend à son compte le problème soule-vé par Simmel, à savoir la définition del’objet de la sociologie. Il y présente laposition de son collègue allemand, tantôtpar des citations directes, tantôt par desrésumés où apparaissent de notre pointde vue des déformations non négli-geables. Durkheim retranscrit parexemple ainsi l’argumentation de Sim-mel : “ Dans cet ensemble qu’on appelleordinairement une société, il existe deuxsortes d’éléments6 qui demandent à êtredistingués avec soin : il y a le contenu,c’est-à-dire les différents phénomènesqui se produisent entre les individus asso-ciés, et il y a le contenant, c’est à dire l’as-sociation même au sein de laquelle onobserve ces phénomènes”. Or, la traduc-

tion de Form par ‘contenant’ dépossède leconcept de sa plasticité et de son dyna-misme ; la définition même donnée parDurkheim au contenu semble quelquepeu infidèle parce que beaucoup troplarge. Surtout Durkheim présente la dis-tinction comme celle de deux ordres deréalité, alors qu’elle a chez Simmel un sta-tut méthodologique. Le court extrait citéillustre l’attitude interprétative de Dur-kheim vis-à-vis de Simmel, qui noussemble relever d’au moins deux logiques.Tout d’abord s’esquisse ici un malenten-du fondamental quant au plan sur lequelse situent chacun des deux auteurs :alors que, pour Simmel, tout est unequestion de regard, de vision, relevant du“geistige Auge”, Durkheim s’attache aucontraire à une définition objective dudomaine de la sociologie, qui serait dic-tée par la réalité même. Ensuite entresans doute dans les propos de Durkheimune part du procédé stratégique propreau polémiste, qui consiste à caricaturerla thèse de l’adversaire afin de mieux laréfuter. Ce à quoi Durkheim consacre lasuite de l’article à travers plusieursobjections : les pratiques répondant à desfins particulières sont éminemmentsociales et on ne peut donc les exclure duchamp de la sociologie ; surtout l’abs-traction proposée par Simmel lui paraîtarbitraire et indéterminée, abandonnant

la définition de l’objet à la fantaisie indi-viduelle.

Signalons que Durkheim propose alorsune alternative à la distinctionforme/contenu, celle qui subdivise ledomaine de la sociologie en morphologieet physiologie sociales. Il y a bien, affir-me-t-il deux éléments à distinguer dans lasociété, mais différents de ceux envisagéspar Simmel. Il s’agit des manifestationsde la vie sociale d’un côté (objets de laphysiologie) et du groupe dont elles éma-nent de l’autre, qui en est le substrat(objet de la morphologie). La morpholo-gie sociale est donc définie en réaction àla notion de forme chez Simmel : “ Nousproposons d’appeler morphologie socialecette science qui a pour objet l’étude desformes matérielles de la société. Le motforme, qui, dans l’emploi qu’en faisaitSimmel, n’avait qu’une significationmétaphorique, est ici employé dans sonsens véritable. Tout phénomène morpho-logique, conçu de cette façon, consiste enréalités matérielles qui acquièrent uneforme déterminée qu’on peut toujoursreprésenter graphiquement”. Il ne s’agitlà que d’une division interne à la socio-logie, dont l’objet - les faits sociaux - estdéfini par les critères déjà établis dansLes Règles de la méthode sociologique.

Au terme de la démonstration, Dur-kheim semble de fait être passé subrep-

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Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom■

penser ces configurations indépendam-ment de leurs supports individuels consti-tue un mysticisme, comparable au réalis-me de la querelle des Universaux. Laposition durkheimienne est ainsi impli-citement renvoyée à l’obscurantisme descroyances moyenâgeuses !

A l’issue de l’exposition successive deces deux positions, la question restecependant ouverte. Il s’agit pour Simmelde joindre les deux bouts, c’est-à-dire,tout en n’accordant d’existence qu’auxindividus, de rendre compte du caractèresupra-individuel, objectif des configura-tions sociales. Comment résoudre cetteantinomie ? Simmel considère que lesdeux positions divergentes expriméescorrespondent à deux points de vue dif-férents, néanmoins conciliables. La pre-mière position découle d’une observa-tion “moniste” des configurationssociales. Simmel y voit une facilité heu-ristique : on parlera de l’être et du déve-loppement de l’État, du droit, des insti-tutions, etc comme si ces derniers étaientdes êtres doués d’unité de même que l’onparle de processus vitaux tout en sachantqu’ils correspondent à des interactionsdécomposables entre les plus petits élé-ments de l’organisme. La seconde posi-tion, correspondant à une observation“individualiste” représente au contrairel’idéal de la connaissance, le point de vued’une science achevée, qui nous demeu-re malheureusement inaccessible, maisdont il faut nous efforcer de nous rap-procher en descendant des phénomènesmacrosociaux aux processus microsco-piques qui en constituent la réalité. Lepremier point de vue, celui de Durkheim,s’il est conservé, n’est cependant qu’unpoint de départ condamné à être dépas-sé. Pour le sujet abordé dans l’article, laquestion devient donc, suivant ces pré-ceptes méthodologiques : lorsque nousobservons que les associations les plusdiverses développent apparemmentd’elles-mêmes des forces spécifiques pourleur propre conservation (point de vuemoniste) - en quels processus plus élé-mentaires peut-on décomposer ce phé-nomène (point de vue individualiste) ?

Sur le plan à la fois épistémologique etontologique du rapport individu-société,Durkheim a pu retrouver dans cet articlel’idée, qui lui est chère, de la supérioritéde la société sur l’individu. Pour peuqu’il ait lu rapidement l’essai, il a peut-être même “pris au premier degré” les

affirmations correspondantes et éludé lesecond versant du raisonnement. Il n’estdonc pas sûr que la brouille qui suivra lacollaboration découle d’un désaccordthéorique, qui serait apparu au grandjour avec cet essai. En revanche, la cor-respondance de Durkheim à Bouglé atti-re l’attention sur deux passages du texteoriginal qui posaient problème à Dur-kheim et ont finalement été supprimésdans la version française.

Le premier passage incriminé faitréférence au sionisme (dont le congrèsfondateur s’est tenu à Bâle fin août-débutseptembre 1897). Après avoir insisté surles liens entre les générations et la pro-gressivité dans le remplacement desmembres du groupe, facteurs de cohésionprépondérants par rapport à la base ter-ritoriale, Simmel mentionne le contre-exemple des Juifs. Selon lui, leur unitésociale se serait relâchée avec la diaspo-ra et ne retrouverait de consistance qu’àla faveur de regroupements géogra-phiques, ce à quoi il rattache les effortsdu sionisme moderne. Il ne s’agit qued’une parenthèse, mais, transposé dansun contexte français d’antisémitismevirulent, le passage met l’éditeur Dur-kheim dans une position délicate. Celui-ci s’en explique dans un courrier adresséà Bouglé le 3 avril 1898 (et où il est ques-tion de l’affaire Dreyfus) : “ Il me sem-blait bien me rappeler que vous m’aviezdit de Simmel qu’il était juif. Mais je suisun peu étonné qu’il ne me l’ai pas ditquand je lui ai demandé de renoncer aupassage de son article sur le Sionisme, enlui disant que j’étais d’origine juive etqu’on me traiterait de Sioniste”.

Le second passage dont la suppressionsoulage visiblement Durkheim (lettre àBouglé du 25 octobre 1897) est celui surl’honneur, abordé par le sociologue alle-mand comme un moyen, à la fois idéal etconcret, de la conservation sociale. Repla-cé au sein de la triade moeurs, honneur,loi (où prévalent des relations d’inclu-sion), l’honneur apporte selon Simmelune réponse aux besoins d’un groupeintermédiaire situé en deça de la nation(que protège la loi, c’est-à-dire la violen-ce physique) et au delà de la vie person-nelle (qui trouve ses normes dans lesmoeurs). Simmel va plus loin en affirmantque l’honneur est originellement un hon-neur de classe, destiné à assurer la cohé-sion de cercles restreints. Un honneurgénéral, humain, ne serait qu’un concept

abstrait, une illusion née du flou croissantqui caractérise les frontières sociales. Onne peut, affirme Simmel, nommer aucuneaction qui blesserait l’honneur en soi,c’est-à-dire tout honneur sans exception :pour l’ascète, se faire cracher dessus estun honneur ; avoir officiellement des par-tenaires sexuels nombreux est une sour-ce d’honneur pour les jeunes filles de cer-taines tribus africaines. Ainsi, conclut lepassage, ce sont les honneurs spécifiquesà des cercles fermés qui sont les plus fon-damentaux : l’honneur de la famille, celuide l’officier, l’honneur commercial, etmême l’honneur des escrocs.

Fin 1897-début 1898 (à la réceptionpuis à la parution de l’essai traduit enfrançais), il n’est pourtant pas besoind’aller chercher bien loin cet honneuruniversel que réfute Simmel : c’est celuiau nom duquel se battent les dreyfu-sards, dans les rangs desquels on compte,rappelons-le, Durkheim. Dans ce contex-te, la mention de “l’honneur de l’officier”et l’exemple donné par Simmel de l’as-cète qui s’honore de se faire cracher des-sus peuvent alors sonner comme d’ul-times provocations pour qui a en tête lescrachats de la foule sur Dreyfus lors de sadégradation. Durkheim est tellementaffecté par l’ “ Affaire”, qu’on peut rai-sonnablement faire l’hypothèse, avecOtthein Rammstedt5, que ces quelqueslignes malencontreuses (Simmel écritavant que l’affaire ne secoue véritable-ment la France et semble par ailleursméconnaître la portée de cette crise),contribuent à expliquer la soudaine froi-deur de Durkheim à l’égard de son col-lègue. Ainsi ce sont peut-être moins desoppositions théoriques irréductibles quele contexte socio-politique français etune “question de morale” qui détermi-nent l’impression mitigée que les deuxprotagonistes retirent de leur collabora-tion (il est probable que, de son côté, Sim-mel se soit offusqué des coupes prati-quées dans le texte sans son accord) et labrouille qui s’ensuit.

3. Durkheim lecteur de Simmel

Les rapports entre les deux socio-logues semblent en effet avoir été inter-rompus, du moins sur un plan profes-sionnel, après 1898. Faut-il pour autantconsidérer l’épisode relaté comme sanssuite? Durkheim et Simmel ne veulent

Cnacarchives, Agam, transformable, 1956, © collection Le Lionnais, Paris

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Notes■

1. P. STEINER, La sociologie de Dur-kheim, La Découverte, 1994.

2. cité par S. DEPLOIGE, Le Conflit dela morale et de la sociologie, Biblio-thèque française de philosophie,1911, qui invoque le prestige del’Université allemande pour expli-quer les importations en provenan-ce d’Allemagne qui marqueraientselon lui la pensée durkheimienne.

3. L. COSER, Georg Simmel, PrenticeHall, 1965.

4. cf. aussi J-L. VIEILLARD-BARON,“introduction” à G. SIMMEL, Philo-sophie de la modernité, Payot, 1989,p. 9 : “ Ce que Simmel a librementconsenti est une philosophie de l’es-prit : il prend le nom de sociologiepour désigner toutes ses analyses

touchant à l’essence du lien social etaux rapports sociaux, mais jamais ilne coupe radicalement l’individuelet le social, en sorte que son oeuvredite ‘sociologique’ est tout à faitopposée à celle de Durkheim. CarSimmel présente toujours desréflexions critiques, tandis que Dur-kheim, en bon professeur d’univer-sité désireux de se tailler un champdu savoir où les autres professeurs,et en particulier ceux de philoso-phie, pourraient être déclarés hau-tement ‘incompétents’, représentele type même du dogmatisme socio-logique”.

5. O. RAMMSTEDT, “Les relationsentre Durkheim et Simmel dans lecontexte de l’Affaire Dreyfus”,L’Année sociologique, 1998, 48 n°1, pp.139-162.

6. C’est nous qui soulignons.7. cité par D. LEVINE, en exergue de

son article “Ambivalente Bege-gnungen : ‘Negationen’ Simmelsdurch Durkheim, Weber, Lukacs,Park und Parsons”, in H-J. DAHME,O. RAMMSTEDT, Georg Simmel unddie Moderne, Neue Interpretationenund Materialen, Suhrkamp, 1984.Traduction approximative : “ Quin’est pas pour moi est contre moi ?Cela ne vaut pour ma dispositiond’esprit qu’à moitié. Seul l’indiffé-rent est contre moi, celui que lesquestions ultimes pour lesquellesje vis n’intéressent pas. Celui qui,au contraire, est positivementcontre moi, se meut au niveau où jevis intellectuellement et m’y com-bat, celui-là est au plus haut senspour moi ”.

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ticement à côté du problème posé parSimmel : “ Cependant la sociologie, ainsicomprise, reste exposée au reproche quelui a adressé Simmel”, les faits dont elles’occupe sont déjà étudiés par d’autressciences (démographie, économie poli-tique, histoire, etc). À cela Durkheimn’oppose que de faibles arguments : l’ef-fet de synergie crée par le regroupementde ces sciences sous la tutelle de la socio-logie et l’adoption commune d’uneoptique expérimentale et positive.

La question, expédiée à la fin de l’ar-ticle italien de 1900, est posée à nouveauxfrais dès les premières lignes de “Socio-logie et sciences sociales”, écrit trois ansplus tard avec Paul Fauconnet. Sans ren-trer dans les détails de l’argumentation,intéressons-nous à la façon dont sont pré-sentées et discutées les thèses de Simmel.Durkheim part cette fois de la distinctionétablie par Simmel entre les domainesrespectifs des sciences sociales particu-lières et de la sociologie. Les premièresétudient les processus sociaux en vertudesquels les différentes fins - religieuses,économiques, esthétiques, etc - poursui-vies “à l’abri de la société” sont atteintes;ces processus n’étant pas sociaux en eux-mêmes, on parle de contenu. La sociolo-gie quant à elle se préoccupe du conte-nant, c’est à dire des groupes, del’association même où se déroulent cesprocessus. Notons que cette manière deprésenter la distinction simmélienneentre forme et contenu sur la base d’unepartition des domaines de compétence dela sociologie et des sciences spéciales estlargement plus conforme que celle utili-sée dans l’article de 1900, qui “ontologi-sait” abusivement la distinction. Dur-kheim reprend ensuite les objectionsformulées dans “Le Domaine de la socio-logie” mais il rentre à cette occasiondans une critique interne de la théoriequ’il réfute, en avançant que l’oppositioncontenant/contenu “est même particuliè-rement inconcevable du point de vueauquel se place M. Simmel”. D’un côté eneffet “la société, comme corps, a [chezSimmel] un mode d’action qui lui estpropre et qui ne se confond pas avec lesinteractions individuelles”, les formes del’association étant le résultat de cetteaction sui generis. D’un autre côté, “lasociété n’est pas [chez Simmel] une causeagissante et productrice ; elle n’est que lerésultat des actions et réactions échan-

gées entre les individus (...). Autrementdit, poursuit Durkheim, selon Simmel, lecontenu détermine le contenant. “Maisalors comment serait-il possible de riencomprendre à cette forme si l’on fait abs-traction de cette matière qui en constituela réalité? ”. Et le sociologue françaisinsiste dans la note 19 : “ Il y a là dans lapensée de l’auteur une contradiction quinous paraît insoluble. D’après lui, la socio-logie doit comprendre tout ce qui se pro-duit par la société ; ce qui semble impli-quer une certaine efficace de lacollectivité. D’un autre côté, il lui refusecette efficace ; elle n’est pour lui qu’unproduit. Au fond ces formes sociales dontil parle n’ont pas de réalité par elles-mêmes, elles ne sont que le schéma desinteractions individuelles sous-jacentes.Elles n’en sont indépendantes qu’enapparence [...]. Comment donc peut-onassigner à des sciences disctinctes deschoses qui ne sont différentes et indé-pendantes que pour une observationsuperficielle et erronée ? ”.

Durkheim tend ici à identifier la socié-té et son action sui generis avec la forme,tout en faisant du contenu un synonymed’interaction individuelle. Pour le direautrement encore : Durkheim sembleconfondre deux distinctions, indépen-dantes chez Simmel. Celle entre point devue moniste et point de vue individualis-te tout d’abord, qui présente deux façonsde définir et pratiquer la sociologie. Sim-mel privilégie le second de ces points devue, même s’il considère le premiercomme un mal nécessaire sur la route quimène à une connaissance plus approfon-die. Ensuite, à l’intérieur du point de vueindividualiste, celle entre forme et conte-nu qui fixe les domaines respectifs de lasociologie et des sciences sociales spé-ciales. Cette confusion est tout à fait sen-sible dans l’interrogation qui clot lanote19.

À côté de cette hypothèse d’une confu-sion dans la lecture de Simmel par Dur-kheim, on peut néanmoins souligner queces remarques n’en mettent pas moins enévidence un aspect central des conver-gences et divergences expliquant les rela-tions entre les deux auteurs. À la lumiè-re de ces extraits, on peut en effetsupposer que Durkheim a vu dans le phi-losophe allemand un allié dans la défen-se de la spécificité des faits sociaux et deleur force ; on comprend qu’il puisse l’ac-

cuser ensuite d’être inconséquent dansses positions. Et la “contradiction” rele-vée par Durkheim témoigne d’autre partqu’il a désormais définitivement cessé defaire une lecture sélective de Simmel quine serait sensible qu’à ce qui le rap-proche de ses propres conceptions et prispleinement conscience, même s’il lesrefuse, des aspects de la pensée simmé-lienne qui ne peuvent s’intégrer dansson propre système.

Deux choses à retenir de cette analy-se comparative des articles de 1900 et1903 : tout d’abord le rôle de Simmel dansla bipartition entre morphologie et phy-siologie sociale chez Durkheim; ensuite,Durkheim, loin de répéter inlassable-ment les mêmes réfutations hâtives, vadans le sens d’un approfondissement dansses lectures et relectures de Simmel. Celalaisse penser qu’il a continué à se “colti-ner” les écrits de son collègue bien aprèsleur brouille apparente.

Conclusion■

Ainsi, les échanges entre Émile Dur-kheim et Georg Simmel au tournant dusiècle, et en particulier leur brève col-laboration autour de L’Année sociolo-gique, nous semblent loin de l’anecdote.Ils n’interviennent pas pour des raisonsexclusivement stratégiques, mais s’ins-crivent logiquement dans la convergen-ce des deux trajectoires. Si des désac-cords théoriques existent néanmoins, ilest possible qu’ils aient été jusque tar-divement ignorés par Durkheim, dont leretournement vis à vis de son collègueallemand serait également à relier à des“questions de morale” dans le contextede l’affaire Dreyfus. Enfin, si l’on peutlocaliser une rupture à partir de 1898,nous ne la considérons cependant pascomme définitive. Car entre ses deuxarticles de 1900 et 1903 sur le statut dela sociologie, écrits en réponse à Simmel,Durkheim, tout en campant sur ses posi-tions et en rejetant définitivement lesthèses simméliennes, approfondit sonpoint de vue sur la pensée du sociologueallemand. “Wer nicht für mich ist, der istwider mich ? - das gilt für meine Sinne-sart gerade nur zur Hälfte. Wider michist nur der Gleichgültige, den die letztenFragen für die, ich lebe, weder zu einemFür noch zu einem Wider veranlassen.

Wer aber im positiven Sinne wider michist, wer sich in die Ebene begibt, in derich lebe und nun innerhalb ihrer michbekämpft, der ist im höchsten Sinne fürmich”7 a écrit Simmel. Animé dès ledébut par les mêmes questions que Sim-mel, esquissant, dans son article de 1903,une critique interne de la position sim-mélienne sur le statut de la sociologie,Durkheim progresse selon nous dans lesens, donné par la citation, du “pourSimmel”.

Quoiqu’il en soit, l’investigationapprofondie de cet épisode offre unerelecture de ces deux auteurs classiquesqui va à l’encontre des simplifications

abusives. Nous avons notamment eu l’oc-casion d’envisager ici l’oeuvre durkhei-mienne, non comme un système théo-rique figé, mais comme une pensée enévolution, qui fait place à une orientationconstructiviste souvent méconnue. Inver-sement faire passer aux textes de Simmell’épreuve des critiques de Durkheimnous a conduit à mettre en avant la cohé-rence d’ensemble de la position épisté-mologique simmélienne au delà de sonéclectisme. Cette recherche s’inscrit doncdans une orientation actuelle en socio-logie, qui cherche à faire dialoguer destraditions longtemps considérées commeirréductiblement opposées.