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« L’ÂME SE RÉVÈLE DANS L’OMBRE » Les années cubaines de María Zambrano Entretien avec Jorge Luis Arcos « Ce n’est que dans les îles qu’émerge la véritable patrie », disait María Zambrano qui voyait en elles « le lieu approprié pour l’exilé ». Elle avait fait une première fois escale à La Havane en 1936, après un séjour à Santiago du Chili précocement interrompu pour regagner l’Espagne en proie à la Guerre civile. Son mari, l’historien et diplomate Alfonso Rodríguez Aldave, s’enrôla alors dans l’armée républicaine tandis que María prit part à la lutte en tant que « Conseillère à la propagande » et « Conseillère nationale à l’enfance évacuée ». Le 29 janvier 1939, Barcelone et la Catalogne tombant aux mains des troupes franquistes et la France et le Royaume Uni s’apprêtant à reconnaître la légitimité de Franco sur l’Espagne, María Zambrano traversa la frontière des Pyrénées et quitta son pays pour un long exil. Du 1 er janvier 1940 jusqu’en 1953, elle vécut à Cuba et fit de fréquents voyages à Porto Rico, deux îles où elle donna des cours, des conférences, se lia d’amitié avec des écrivains, des poètes, des artistes, collaborant aussi à plusieurs revues, en particulier Orígenes dont l’un des piliers était son ami José Lezama Lima. Le poète et essayiste cubain Jorge Luis Arcos évoque ici ces années qui se révélèrent cruciales et extraordinairement fécondes pour María Zambrano. María Zambrano a dit avoir trouvé à Cuba sa « patrie prénatale ». Pourriez-vous éclairer le retentissement de cette expérience de vie dans sa pensée ?

Jorge Luis Arcos María Zambrano

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Ensayo sobre María Zambrano

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  • LME SE RVLE DANS LOMBRE

    Les annes cubaines de Mara Zambrano

    Entretien avec Jorge Luis Arcos

    Ce nest que dans les les qumerge la vritable patrie , disait Mara

    Zambrano qui voyait en elles le lieu appropri pour lexil . Elle avait fait

    une premire fois escale La Havane en 1936, aprs un sjour Santiago du

    Chili prcocement interrompu pour regagner lEspagne en proie la Guerre

    civile. Son mari, lhistorien et diplomate Alfonso Rodrguez Aldave, senrla

    alors dans larme rpublicaine tandis que Mara prit part la lutte en tant que

    Conseillre la propagande et Conseillre nationale lenfance

    vacue . Le 29 janvier 1939, Barcelone et la Catalogne tombant aux mains

    des troupes franquistes et la France et le Royaume Uni sapprtant

    reconnatre la lgitimit de Franco sur lEspagne, Mara Zambrano traversa la

    frontire des Pyrnes et quitta son pays pour un long exil. Du 1er janvier 1940

    jusquen 1953, elle vcut Cuba et fit de frquents voyages Porto Rico, deux

    les o elle donna des cours, des confrences, se lia damiti avec des crivains,

    des potes, des artistes, collaborant aussi plusieurs revues, en particulier

    Orgenes dont lun des piliers tait son ami Jos Lezama Lima. Le pote et

    essayiste cubain Jorge Luis Arcos voque ici ces annes qui se rvlrent

    cruciales et extraordinairement fcondes pour Mara Zambrano.

    Mara Zambrano a dit avoir trouv Cuba sa patrie prnatale .

    Pourriez-vous clairer le retentissement de cette exprience de vie dans sa

    pense ?

  • Jorge Luis ARCOS. Cuba et Porto Rico, cest inspire la fois par

    lexil et par le contact physique, charnel, avec lautre terre, que Mara

    Zambrano consent descendre aux enfers , dans les profondeurs des

    catacombes, jusqu faire une exprience quasi mystique du sacr. Non pas pour

    simmobiliser dans ces dangereuses noces, mais pour sorienter par elles et avec

    elles vers le divin. Elle vit une rvlation de lesprit et de lme, sil est vrai que

    lme se rvle dans lombre , comme le disait Jos Lezama Lima en

    reprenant un vers dun dcimiste1 anonyme cubain.

    En 1941, dans une lettre lcrivain cubain Virgilio Piera qui a lui a fait

    part de son dsir de se rendre en Argentine pays qui tait alors le symbole

    dune Amrique trs proche de lEurope pour y trouver une vie intellectuelle

    plus intense, plus fconde, Mara Zambrano, qui sjourne alors Porto Rico, fait

    cet aveu : Jai prfr ces petites les, nanmoins, et peut-tre pour cette raison

    mme, savoir quaujourdhui [] la meilleure vocation europenne me

    semble tre celle des catacombes ; et cest bien sr la mienne. Les les, ses

    les tranges , Cuba et Porto Rico, sont pour elle lquivalent dune caverne,

    de catacombes o elle peut vivre sa nuit obscure , mais elles ne sont pas

    seulement cela. Comme elle lexplique dans un essai prcisment intitul Les

    catacombes (1943), elles sont aussi des lampes de feu 2. Une descente est

    donc ses yeux ncessaire, la recherche dun logos submerg, pour remonter

    ensuite vers la lumire. Mara Zambrano est en qute de cette grotte profonde

    o bat lesprance, sans oser affleurer . Cette esprance, cette ardeur

    utopique ne concide en rien avec la tendance occidentale contemporaine dont

    elle dit quelle a dbouch sur la destruction . Il sagit dune utopie qui est

    au fond du christianisme prenne, source de la culture europenne . Car ce

    quelle cherche, comme Lezama, cest la rsurrection. Dans Les

    catacombes3 , elle voque la ncessit dune autre voie de la connaissance, qui

    apparat trs proche de la mystique de Jean de la Croix : Voir avec le cur,

    sentir ce qui nest pas devant nous, habiter avec le sentiment l o lon nest pas,

    1. La dcima est pome de dix vers dont la tradition est profondment ancre dans la culture cubaine, au point que lon a pu comparer son importance celle du romance dans la littrature espagnole. (N.d.T.) 2. Cf. Jess Moreno Sanz, Insulas extraas, lmparas de fuego : las races espirituales de la poltica en Isla de Puerto Rico , dans Mara Zambrano. La visin ms transparente, Madrid, Editorial Trotta / Fundacin Mara Zambrano, 2004. 3. Mara Zambrano, Las catacumbas , publi en fvrier 1943 dans La Revista de La Habana, repris dans Islas, dition

    prpare et prsente par Jorge Luis Arcos, Madrid, Verbum, 2007.

  • participer la vie mystrieuse, cache, profonde, de ces millions dtres dont la

    distance nous a coup, refaire le chemin tous les jours pour aller partager leur

    douleur, ou laisser venir vers nous, force de quitude et de silence, cette

    flamme petite mais brlante, cette langue de feu qui consume lespace et

    traverse les murs, pour tre de nature spirituelle, feu qui sallume dans les

    profondeurs et claire la pense. Cette flamme et ce feu qui ont d sortir l-bas,

    aux IIe et IIIe sicles, de ces grottes qui sappelaient Catacombes. Les les

    tranges de Mara Zambrano sont donc aussi, me semble-t-il, les cavernes

    obscures du sens , les catacombes ou, comme elle le dit encore, ses propres

    tnbres, cest--dire [] ses propres entrailles , son propre cur

    inalinable . Si nous avons affaire un dvoilement et une fixation du

    territoire du sacr, cest en vue daccder une autre lumire. Cest pourquoi

    ces les, Cuba et Porto Rico, sont aussi des lampes de feu . Elle dit : Ils se

    prparaient en esprant que, dans cette nuit obscure, lEurope et la raison

    vivante redcouvriraient ce que lon dcouvre toujours de nouveau dans les

    tnbres, la vocation, la lumire. Elle recourt alors une comparaison avec le

    christianisme antique : il lui fallait descendre senterrer dans les catacombes,

    comme le grain de bl dans les mystres dleusis, pour ressortir ensuite la

    lumire , parce que personne nentre dans la vie sans traverser une nuit

    obscure, sans descendre aux enfers comme le dit le mythe antique, sans avoir

    habit une spulture . Lclipse et la submersion dans le monde du sacr sont

    ainsi conues comme une condition pralable pour recommencer natre, pour

    revenir vers la lumire.

    En 1942, dans lphmre revue Poeta fonde Cuba par Virgilio Piera,

    Mara Zambrano publie ses Notes sur le temps et la posie dans lesquelles

    on peut lire ceci : La posie premire quil nous est donn de connatre est un

    langage sacr, ou plutt sagit-il du langage propre une priode sacre

    antrieure lhistoire . Et elle ajoute : Dans le langage sacr la parole est

    action . Mais il y a dans ce texte un autre passage qui doit nous alerter, parce

    quil semble tre une explication indirecte de ce que vit Mara elle-mme

    Cuba, quand elle ressent cette le comme une patrie prnatale . Elle se rfre

    des zones dune ralit jusqualors occulte, voile , des espaces qui, ds

    le moment o ils souvrent nous, sont sentis non pas comme nouvellement

    conquis mais comme retrouvs, puisquon a vcu dans langoisse de leur

  • absence ; la nostalgie de ce que lon na jamais eu se fait sentir, quand enfin on

    en jouit, comme si on le recouvrait . Selon Mara Zambrano, bien que cet

    espace puisse tre confondu avec celui de lenfance, le vrai pote sait que sa

    nostalgie concerne un temps antrieur tout temps vcu et que son dsir ardent

    de la parole est le dsir de lui restituer son innocence perdue . Dans

    Philosophie et posie, en 1939, elle avait dj affirm : La posie, cest sentir

    les choses in status nacens . Jos Lezama Lima disait de son ct que le

    pote est le tmoin le seul que lon connaisse de lacte innocent de

    natre . Il me semble que cest de l que procde, chez Mara Zambrano comme

    chez lauteur de Paradiso, la pense sur la rsurrection, sur la nouvelle

    naissance.

    Au printemps 1944 fut fonde Cuba la clbre revue Orgenes qui

    publia quarante numros jusqu sa cessation en 1956. Jos Lezama Lima et

    Jos Rodrguez Feo4 furent les directeurs de cette publication trimestrielle qui

    accueillit la fois des crivains cubains (Lydia Cabrera, Virgilio Piera, Fayad

    Jams, Eliseo Diego, Fina Garca Marruz, Cintio Vitier, Alejo Carpentier, entre

    autres), mais galement trangers (Octavio Paz, Luis Cernuda, Gabriela

    Mistral, Aim Csaire, Paul luard, etc.). Mara Zambrano a collabor

    Orgenes une dizaine de reprises. Parmi les textes importants quelle a publis

    dans cette revue, il en est un qui mrite ici toute notre attention : La Cuba

    secrte (n 20, hiver 1948).

    Je ne crois pas quil y ait de texte de Mara Zambrano qui nous rvle

    plus profondment ce que fut son exprience du sacr que La Cuba secrte .

    Si le sacr est le temps des origines, un temps potique par excellence, comme

    elle le prcise elle-mme une autre occasion, toute son exprience cubaine et

    portoricaine (mais surtout la premire, en raison de sa relation avec la posie)

    est alors pour Mara Zambrano le symbole charnel, vivant, physique, incarn, du

    monde du sacr. En premier lieu, tout simplement parce quelle la senti ainsi.

    4. Une grave dissension entre les deux directeurs de la revue intervint en 1953, suite la publication par Jos Lezama Lima, dans le n 34 dOrgenes, de larticle Crtica paralela dans lequel Juan Ramn Jimnez attaquait avec virulence Vicente Aleixandre, Luis Cernuda et Jorge Guilln. Jos Rodrguez Feo, qui finanait Orgenes, fut outr par

    ce texte que Lezama avait accueilli par absolue fidlit Juan Ramn Jimenez. Ds lors, le sort de la revue fut scell. Deux ditions des numros 35 et 36 furent publies sparment par Rodrguez Feo dune part, et par Lezama dautre part, puis ce dernier assura seul ldition des derniers numros dOrgenes. De son ct, Jos Rodrguez Feo fonda la revue Cicln avec Virgilio Piera. (N.d.T.)

  • Ds sa premire visite Cuba, de retour du Chili, en 1936, puis lors dun

    deuxime bref sjour en 19395, elle avait dj t frappe par la danse des

    noirs Marianao , dans la banlieue de La Havane. Dans son texte Lydia

    Cabrera, un pote de la mtamorphose (Orgenes, n 25, 1950), elle remarque :

    Il existe pourtant [] des lieux de notre plante o les choses et les tres nont

    pas t entirement domins par le dsir de dfinition, o ils palpitent encore en

    se montrant travers les fentes dun monde, mais sans cristalliser. Lle de Cuba

    est lun de ces lieux. Et elle ajoutait, non sans une certaine idalisation : Les

    les ont fourni lme humaine limage de la vie intacte et heureuse [] du

    paradis o les deux condamnations, le travail et la douleur, restent un tant soit

    peu en suspens Voil pour lidalisation. Mais il est intressant de noter la

    suite de la phrase : un monde magique dans lequel la ralit nest pas

    dlimite, et o le rve peut galer ltat de veille. Cest pourquoi les les furent

    un berceau des dieux et de la mythologie. Et une patrie inextinguible de la

    mtamorphose. Ce point revt une importance capitale pour larticulation

    dune pense potique. Aprs un trs bel loge de la lumire de Cuba, semblable

    celle de Malaga, sa ville natale, en Andalousie (dtail important pour la

    rminiscence du temps de son enfance, autre territoire proche du sacr), Mara

    Zambrano insiste nouveau : Et sous cette lumire, une vie qui se confond

    encore avec le rve. La conscience touche plus quelle ne voit et les sens

    pntrent dans la ralit sans rencontrer de rsistance. Cest un monde de la

    mtamorphose o les formes caches attendent la voix qui les fait se manifester

    en dansant. Mais il y a plus, et cela nous rapproche de sa recherche dune

    raison potique. Mara Zambrano dit : Lydia Cabrera se distingue entre tous

    les potes cubains par une forme de posie o les savoirs et limagination se

    conjuguent au point de ne plus tre des choses diffrentes, jusqu constituer

    une connaissance potique. Cette posie est ses yeux lagent unificateur

    par lequel les choses et les tres se montrent ltat virginal, dans lextase et la

    danse . Ici, Mara Zambrano ne peut pas ne pas laisser transparatre un

    enthousiasme presque sacr (on se rappellera qutymologiquement

    enthousiasme signifie transport divin).

    5. Aprs avoir quitt lEspagne, Mara Zambrano se rfugia pendant un mois Paris puis gagna successivement New York et La Havane avant de se rendre au Mexique o elle rsida jusqu la fin de lanne 1939. Elle sinstalla La Havane en janvier 1940 et y demeura jusquen juin 1953. (N.d.T.)

  • Mais je dois en venir La Cuba secrte , le texte le plus rvlateur

    quelle ait crit Cuba. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu parce que

    cest un texte qui a valeur de confession, comme on le voit dans cet extrait :

    Comme le secret dun trs vieil amour ancestral, Cuba ma blesse de sa

    prsence en un temps dj un peu lointain. Cet amour est si primitif que plus

    encore quamour il conviendrait de lappeler attachement . Un attachement

    charnel, une temprature et un poids correspondant la rsistance la plus

    intime ; une rponse physique et par consquent sacre une soif longtemps

    contenue. Non pas limage, non pas la vivante abstraction du palmier et de son

    contour, ni la manire dtre dans lespace des personnes et des choses, mais

    leur ombre, leur poids secret, leur chiffre de ralit, voil ce qui ma fait croire

    que je me rappelais lavoir dj vcu. Mais les images ne pouvaient pas

    concider avec celles que javais vues lorsque japprenais voir : la branche

    dore du citronnier la tombe de la nuit dans le patio familial... Aucune figure

    qui et dj t projete dans lespace extrieur. Peut-tre un peu la douceur

    terreuse de la canne sucre extraite par une bouche pas encore dessine et

    lombre dense des arbres se confondant avec la terre, comme sils taient dj

    terre avant de tomber en elle. Car au bord de cette Mditerrane comme sur le

    rivage de cette mer de La Havane, la lumire et lombre tombent directement

    sur la terre en sy abmant. Mais tout cela ne suffirait pas. Puisque quelques

    sensations, aussi primaires soient-elles, ne peuvent pas lgaliser

    lattachement un pays. Quelque chose de plus profond soutenait cette

    situation. Ainsi, je dirais que jai rencontr Cuba ma patrie prnatale.

    Linstant de la naissance nous scelle pour toujours, il marque notre tre et son

    destin dans le monde. Mais avant mme la naissance, il doit y avoir un tat de

    pur oubli, un pur gsir sans images ; une succincte ralit charnelle avec une

    loi dj forme ; une loi qui serait celle des rsistances et des apptences

    ultimes. Palpitation nue dans lobscurit ; la mmoire ancestrale na pas encore

    surgi, car cest la vie qui la rveille ; un pur sommeil de ltre seul seul avec

    son chiffre. Et si la patrie de la naissance nous apporte le destin, la loi

    immuable de la vie personnelle qui doit aller sans trve son accomplissement

    tout ce qui est norme, validit, histoire , la patrie prnatale est la posie

    vivante, le fondement potique de la vie, le secret de notre tre terrestre.

  • Et cest ainsi que jai senti Cuba potiquement, non comme qualit mais

    comme substance. Cuba : substance potique visible dj. Cuba : mon secret.

    En lisant cette saisissante confession, je crois quon ne peut pas douter que

    ce que Mara Zambrano a trouv dans son me Cuba, cest le sacr. Or le

    sacr, pour elle, cest la posie. On pourrait multiplier les exemples qui

    montreraient limportance dcisive de son contact avec Cuba dans llaboration

    et lexpression de sa raison potique, travers lexprience et la rvlation dun

    logos submerg, sur son nouveau chemin quelle qualifia de sentier orphico-

    pythagoricien . Ce nest pas un hasard si elle a conu et crit Cuba Lhomme

    et le divin, et tout particulirement le chapitre intitul La condamnation

    aristotlicienne des Pythagoriciens . Voulons-nous voir son pythagorisme en

    acte, incarn dans sa vision singulire, sa raison potique, son esprit orphico-

    pythagoricien mais galement nietzschen dans ce quil possde de dansant et

    de musical ? Isolons alors ce paragraphe de son essai sur Wifredo Lam : Le

    monde des tropiques nest pas plastique, mais musical, orphique. La peinture de

    Lam a surpris ce secret ; ses tableaux ont un ordonnancement musical,

    rythmique ; lespace est le vide que les corps subtils dplacent en tournant. Ce

    nest pas un espace prtabli, mais gagn morceau par morceau ; une erreur

    millimtrique ruinerait lquilibre de ses grandes compositions. Parce que cest

    le nombre qui rgit la danse. Si toute nature possde sa mathmatique, celle des

    tropiques est la plus prcise et la plus dlicate ; sous les tropiques la lumire

    cache et la nuit rvle. La peinture de Lam ma toujours paru plus nocturne que

    lumineuse. Mais la peinture, ne loublions pas, est ne dans la nuit des

    cavernes ; rassemblement et invocation aux cratures : afin quelles puissent un

    instant voir selon le nombre et la figure.6

    Sa rencontre avec Jos Lezama Lima fut pour Mara Zambrano lune

    des plus dterminantes de sa vie. Elle lui a consacr plusieurs textes et, aprs

    son dpart de Cuba, lorsque son exil se poursuivit en Italie, puis dans le Jura,

    elle continua dchanger avec lui une correspondance admirable. Pourriez-vous

    voquer quelques aspects de lamiti profonde quelle noua avec le gnial

    crivain cubain ?

    6. Mara Zambrano, Wifredo Lam , dans Islas, op. cit.

  • La relation de Mara Zambrano avec Jos Lezama Lima fut essentielle

    et quasiment dordre sacr. Elle en a racont plusieurs fois lorigine. Dans son

    Bref tmoignage sur une rencontre inachevable7 (1988), elle voque le jour

    o elle fit sa connaissance La Havane, en 1936 : ct de moi, ma droite,

    vint sasseoir un jeune homme plein daplomb et, pourquoi ne pas le dire ?,

    dune beaut contenue, qui avait lu certains de mes textes publis dans La

    Revista de Occidente. [] Dans ce long serpent de souvenirs qui senserre en

    ma mmoire, ce jeune homme surgit avec une telle force que par moment il

    nantise tout. Ctait Jos Lezama Lima. Et au milieu dune rminiscence dont

    on pressent la racine sacre une de ces rencontres que lon ne cherche pas,

    qui sont donnes ou qui apparaissent comme autant de naissances dans la

    mmoire et ses labyrinthes, un mystre et une clart dans des eaux transparentes

    et profondes , elle affirme : ce jeune homme appartenait ma vie

    essentielle [], jai toujours su que ctait une rencontre sans commencement ni

    fin . Dans ce texte qui a servi de prface ldition critique de Paradiso8,

    Mara reconnat en Lezama un catholique orphique et considre par ailleurs

    que son roman sinscrit authentiquement dans la tradition de lorphisme .

    Dans un texte antrieur, Jos Lezama Lima La Havane 9 (1968), son

    vocation de Lezama se mle celle de lle, o elle croit percevoir des traces

    du paradis . Le sacr resurgit aussitt : Le sacr se cache au sud entre des

    grilles, des feuilles et des courtines dair que seul pourra traverser celui qui

    regarde sans curiosit, sans mme avoir faim de pntrer dans le sacr, en

    sentant son arme et sa rverbration, avec assez de patience pour attendre

    quun jour on lui dise de passer, avec une certaine crmonie toujours, mais sans

    pointe dironie, parce que ceux qui vivent lintrieur ont reconnu en celui qui

    est dehors quelquun qui vient dun lieu semblable, quelquun qui connat le

    sacr en permanence, chaque jour, en chaque lumire... Dans son vocation de

    Lezama, Mara laisse transparatre sa conception du large prsent quand elle

    crit : Lezama Lima vivait en ce croisement difficile, en ce point qui est le

    temps prsent, un point espace-temps vers lequel il faut slever avec une

    7. Mara Zambrano, Breve testimonio de un encuentro inacabable , dans Islas, op. cit. Ce texte est traduit dans le

    prsent numro dEurope. 8. Jos Lezama Lima, Paradiso, dition critique publie sous la direction de Cintio Vitier, Ediciones UNESCO / ALLCA

    Siglo XX, Coleccin Archivos, 1988. 9. Mara Zambrano, Jos Lezama Lima en La Habana , ndice, n 232, repris dans Islas, op. cit.

  • dextrit que seule confre la plus subtile sagesse, alors mme que les savoirs ne

    suffisent pas. Et elle ajoute peu aprs : Cest le prsent qui est cr en

    vrit . Un large prsent, un prsent crateur ou un ternel prsent, comme on

    le rencontre aussi chez lauteur de Paradiso. Mara tablit immdiatement une

    relation entre les viscres de la ville et ceux du pote. Il tait de La Havane

    comme saint Thomas tait dAquin et Socrate dAthnes. Il eut foi dans sa

    ville. Dans une trs belle lettre Lezama o elle rapproche La Havane de

    lAndalousie de son enfance, elle dit : La Havane jai recouvr mes sens de

    petite fille, la proximit du mystre et ces sensations qui taient la fois celles

    de lexil et de lenfance, car tout enfant se sent exil. Et cest pourquoi jai

    voulu ressentir mon exil en ce point o il sest confondu pour moi avec mon

    enfance.10

    Sur un autre plan, la relation qui sest noue en 1936 et qui reprend en

    1940 sexprime travers une proccupation commune aux deux amis :

    linsularit. Jess Moreno Sanz a dj montr en dtail et en profondeur toute

    limportance qua revtue pour Mara Zambrano la rdaction dle de Porto Rico

    (Nostalgie et espoir dun monde meilleur), crit La Havane en 1940, son

    retour de cette le jumelle11. Il est significatif que ce petit livre intense ait t

    ddicac avec cette formule : Jos Lezama Lima qui a lui aussi senti et

    pens les les . Mara avait-elle eu connaissance de la Conversation avec Juan

    Ramn Jimnez (1937) dans laquelle Lezama sexprimait sur le mythe de

    linsularit ? Cest probable. Quoi quil en soit, Lezama rpond cette ddicace

    par une autre, dans son pome Nuit insulaire : jardins invisibles , publi

    initialement dans Espuela de plata ( peron dargent ), premire des revues

    orignistes laquelle collabora Mara Zambrano. Ce pome fut inclus dans

    Enemigo rumor (1941), livre que Mara lut sa parution et dont elle dclara

    quil recelait un monde vaste et mystrieux . On notera en passant que lon

    pourrait tablir une correspondance entre ce que Mara Zambrano dit de la

    prsence de la nuit dans la peinture de Wifredo Lam et la nuit insulaire de

    Lezama. Cintio Vitier a comment ce pome, vritable incarnation verbale de

    10. Lettre crite de Rome, le 1er janvier 1956. 11. Cet opuscule fut imprim La Havane en 1941 sur les presses de La Vernica, limprimerie du pote espagnol Manolo Altolaguirre, lui aussi en exil Cuba. (N.d.T.)

  • la nuit cubaine , dans son essai intitul La crue de lambition cratrice12 .

    Lezama voit dans la nuit insulaire [...] le drame thologique de lexil ,

    remarque-t-il. Ce critique, qui Lezama crivit une lettre importante o il

    exposait sa potique et en appelait la cration dune tlologie insulaire ,

    remarquait galement chez ce pote une inimiti originale, de racine sacre,

    entre la crature et la substance potique . Mais dans Rumeur ennemie, premier

    livre de Lezama, on trouve aussi Mort de Narcisse (paru en plaquette en

    1937), que lon a pu mettre en rapport avec Le cimetire marin de Paul

    Valery dont Moreno Sanz nous dit que Mara lavait entendu lire en franais

    quelques annes auparavant, Madrid, par Victoria Ocampo. Il est trs

    significatif que dans son Bref tmoignage sur une rencontre inachevable ,

    elle ait crit ces mots : Les eaux cratrices, fcondes et vierges, Lezama les

    cherchait et croyait en elles [...]. Ce quil cherchait, ctait la gnration dans

    leau par le biais dun regard fcond et vierge, gnration dont Narcisse, mythe

    no-platonicien tardif, pourrait tre un cho qui sest transform en imposture .

    Il ne faut pas oublier non plus que Mort de Narcisse , Rhapsodie pour le

    mulet et Le pavillon du vide , trois variantes de la confiance de Lezama en

    la rsurrection et autre concidence essentielle avec Mara, ont t lus et aims

    par cette dernire. Dans Rhapsodie pour le mulet , elle voyait le secret de la

    posie de Lezama. Et bien des annes plus tard, en 1978, quand elle lut pour la

    premire fois Confluence (1968), essai dans lequel son ami cubain rvlait

    lorigine de ce pome, Mara crivit sa veuve, Mara Luisa Bautista, quelle

    avait dcouvert un texte prodigieux de Lezama, Confluencias et quelle

    lavait relu, bahie, en annotant tout . Du Pavillon du vide , le dernier

    pome crit par Lezama, elle dira Mara Luisa Bautista : Je ne peux pas le

    voir disparatre dans le creux du tokonoma13 si ce nest en le traversant comme

    un corps subtil, lumineux, dot de vraie vie , ce qui nest pas sans analogie,

    dans les propres crits de Mara Zambrano, avec limage de la mer de

    flammes quil faut traverser...

    12 . Cintio Vitier, Crecida de la ambicin creadora. La poesa de Jos Lezama Lima y el intento de una teleologa insular , dans Obras, 2. Lo cubano en la poesa, La Havane, Editorial Letras Cubanas, 1998. 13. lment traditionnel de la dcoration des maisons de th et des intrieurs japonais, le tokonoma est une petite alcve

    o lon expose des calligraphies, des estampes, des ikebanas, des bonsas, des objets dart Dans Le Pavillon du vide , pome de Lezama Lima dont une traduction intgrale figure au sommaire du prsent numro dEurope, il est question dun tokonoma, le pote dsignant par ce terme le petit vide quil ouvre avec longle dans un mur, ou sur la table dun caf, et travers lequel il passe(N.d.T.)

  • La lumire est lun des grands thmes de Mara Zambrano. Ses annes

    dexil Cuba nont-elles pas nourri son exprience et sa rflexion sous cet

    aspect-l aussi ?

    Tout au long de sa vie, Mara Zambrano na cess de faire rfrence

    la lumire, laube, laurore, au crpuscule mme ( rayon vert inclus). En

    1976, dans une lettre Lezama qui accompagne lenvoi dun fragment de son

    livre indit De laurore, elle dit : La Havane jai vu laube, je lai bue plus

    que nulle part ailleurs, jusqu ce que sortt le soleil qui me faisait peur. Mais

    lune de ses rflexions les plus profondes sur la lumire et la nuit figure dans

    Dlire et destin : Les jours avaient pass, tombant comme gouttes de lumire

    sur cette le peine pose sur les eaux, sur cette le pose dans la lumire plus

    que sur la mer. Lumire qui semblait parfois la garder sous un globe bleu et qui

    la laissait dautres fois dcouvert, expose lardeur du feu solaire et de la

    lune. En hiver, telle une plate-forme de terre tourne vers les astres, lle parat

    flotter dans locan lumineux ou obscur de lespace interstellaire. [] Avec la

    joie tait venue langoisse, presque simultane. LEurope tait de nouveau

    visible. Blesse, gravement blesse ; mais on sentait quelle ntait pas morte.

    Sa nuit obscure avait t habite de lumires, de lampes caches dans les

    catacombes, et elle les avait vues, senties plutt, depuis cette lumire offerte

    par la nature avec tant de prodigalit.14 Dans des textes comme celui-ci, on

    peroit assez clairement la relation dj repre par Jess Moreno Sanz entre les

    les tranges de Mara Zambrano et les lampes de feu de Jean de la

    Croix. Ici, on pourrait galement tablir une corrlation avec ses propos sur

    lorphisme potique dans La Cuba secrte : Et cest ainsi que la posie,

    vritable intermdiaire, habitera lobscurit du monde infernal et le monde de la

    lumire o les formes apparaissent. Les notions de stade intermdiaire, de

    frontire, de seuil et de confins occupent une place importante dans sa pense.

    Au sujet des Chansons de lme qui se rjouit davoir atteint le haut tat de

    perfection qui est lunion Dieu par le chemin de la ngation spirituelle ,

    pome de Jean de la Croix plus connu sous le titre Nuit obscure , Mara

    Zambrano crit : Bien que cela paraisse impossible, il existe un moyen terme

    entre la vie et la mort. Saint Jean nous montre quon peut avoir cess de vivre

    14. Mara Zambrano, Dlire et destin, trad. Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1997, p. 265.

  • sans tre tomb dans la mort, quil y a un royaume au-del de cette vie

    immdiate, une autre vie en ce monde o lon gote la ralit la plus secrte des

    choses. Ce nest pas un abandon la ralit, mais une entre en elle, une

    pntration, entrons plus avant dans lpaisseur. Cest pourquoi ce nest pas le

    nant, le vide, qui attend lme la sortie, ce nest pas la mort non plus, mais la

    posie, o se trouvent en leur entire prsence les choses.15 Et Lezama son

    tour semble lui rpondre quand il crit Mara aprs la mort de sa sur Araceli :

    Mais vous faites partie des personnes qui savent avec une grande justesse que

    nous naissons avant de natre et mourons avant de mourir. Je dirais, avec une

    certaine tmrit, que nous demeurent inconnues la naissance et la mort de ceux

    qui nous entourent et que nous aimons, et que nous ne pourrons jamais rien

    prciser en ce domaine.16

    Mara Zambrano a racont que le jour mme o elle apprit la mort de Jos

    Lezama Lima, elle tait en train de travailler Un homme vritable , lun des

    brefs essais quelle lui a consacrs. Comme la not Jess Moreno Sanz, il sagit

    du texte le plus hermtique et le plus spirituel de Mara, en cette priode o elle

    crivait De laurore. Dans une lettre de 1973 son ami cubain, elle lui avait dit :

    Le silence se fait dans certains tats, prcisment dans des zones qui nont rien

    voir ou trs peu avec le prissable. Pouvoir crire ma sauve du mutisme et de

    cette glace qui brle tant, de cette mer de flammes dont de vieilles traditions

    nous disent que celui qui meurt doit la traverser. Il y a des annes, un ami

    italien, Elmire Zolla, ma racont quil avait trouv dans un sermon de saint

    phrem une allusion permettant de supposer quun Credo antrieur Nice

    disait cela de Jsus, je ne sais plus si ctait avant ou aprs sa descente aux

    enfers. Et comme lamour unit, on sent ainsi jour et nuit cette mer de flammes

    ou plutt ce feu obscur qui nest pas ternel, non. LAurora Consurgens est

    toujours pressentie et mme ressentie.17

    Aprs la mort de son ami, la correspondance quelle entretient avec sa

    veuve, Mara Luisa Bautista, nous offre deux cls pour mieux comprendre son

    essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima18 . Mara Luisa lui ayant fait

    parvenir Fragments leur aimant, recueil de pomes posthume de Lezama,

    15. Mara Zambrano, Saint Jean de la Croix (De la Nuit obscure la plus claire mystique) , dans Sentiers, trad. Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1992, p. 228-229. 16. Lettre du 2 fvrier 1974. 17. Lettre du 23 octobre 1973. 18. Hombre verdadero : Jos Lezama Lima , El Pas (Madrid), 27 novembre 1977. Repris dans Islas, op. cit.

  • Mara lui crit : Jai su que javais devant les yeux une ralit hors-srie,

    quelque chose dunique : une perle rare dune puret totale, de lor vif, une

    meraude au sein de laquelle le Rayon vert stait fix, celui que jpiais depuis

    ma fentre sur la baie, face au couchant, et que maintenant je vois parfois entre

    les mains de Lezama, ou manant de lui. Le secret ultime du ciel de Cuba et des

    tropiques, comme on dit mais pour moi, plus encore celui de La Havane.19

    Et dans son essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima , je relve ce

    passage : La lumire surgit et slve comme un palmier rel. Le palmier qui

    dans la brve tombe du jour se balance par lgret et non par inconstance,

    comme une rponse de sa moelle blanche dans laquelle un cur se nourrit au

    rayon de lumire verte que lil ne parvient pas toujours voir quand le soleil

    de feu sest englouti dans la mer. L, dans une surprenante analogie

    symbolique qui et t chre Lezama, le tellurique est en correspondance avec

    le stellaire. Aprs cette premire cl, la deuxime se trouve selon moi dans cet

    aveu : Mara Luisa, je ne prie pas beaucoup, mais je prie. Notre Pre, Salve

    Regina, Agnus Dei et quelque oraison, en invocation lEsprit saint. Parfois

    devant un cierge allum, dans ma chambre, quand on ne me voit pas. Et depuis

    ce jour, je prierai lAurore lumire manifeste / qui rend lil gal au

    soleil... 20 . Mara cite ici deux vers des Sept allgories , pome

    cosmogonique de Lezama dat de fvrier 1973 et inclus dans Fragments leur

    aimant (1977). Ce pome sera au centre de lessai Un homme vritable o

    Mara Zambrano, plusieurs moments, dialogue avec le pome hermtique de

    Lezama. Dans une lettre de 1967, Mara priait son ami de lexcuser de navoir

    pu lui envoyer deux livres dHenry Corbin, LImagination cratrice dans le

    soufisme d Ibn Arab et Terre cleste et Corps de rsurrection. Lezama avait-il

    pu finalement lire ces ouvrages ? Ce qui est certain, cest que la lettre de Mara

    du 23 octobre 1973, dj cite, o elle parle de la mer de flammes , est

    antrieure la rdaction du pome. Ce pome serait-il une rponse la lettre de

    Mara ? Dans un autre pome du mme livre, mais dat doctobre 1973 ce

    qui indique quil a ncessairement t compos avant que la lettre de Mara ne

    parvienne son destinataire Lezama crit : Ses tumultes silencieux / sont

    19. Mara Zambrano, La Cuba secreta y otros ensayos, dition et introduction de Jorge Luis Arcos, Madrid, Endymion,

    p. 237.

    20. Ibid., p. 251-252.

  • flammes dans leau, / qui voient de prs, jour aprs jour, / lhorloge coralline /

    quensalive lternit . Voici maintenant le passage des Sept allgories que

    Mara, dans son essai, cite et recre, pense et comprend, auquel elle rpond

    aussi, et qui nous permet galement dapprcier le jugement ultrieur de

    Mara sur les eaux cratrices, fcondes et vierges en lesquelles Lezama avait

    foi :

    Jaillissent les eaux souffles par la grande bouche.

    De cette bouche sort lesprit qui ordonne

    la succession des vagues.

    Cest la cinquime allgorie,

    comme une autre corde de la guitare.

    Lallgorie de lEau Igne.

    Une eau jaillit,

    brle les coquillages et les racines.

    Elle tient du bcher et du poisson,

    mais sattarde et nomme lair,

    le transporte dune hutte lautre,

    embrase le bois aprs les danses

    qui se cachent derrire chaque arbre.

    Chaque arbre sera ds lors un brasier qui parle.

    L o le feu scarte

    jaillit le premier clat du marbre.

    LEau Igne dmontre que limage

    a exist avant lhomme,

    et que lhomme recevra mais o ?

    lapparence finale de lEau Igne.

    Thse apporte la lumire,

    le sextant allgorique.

    La lumire est le premier animal visible de linvisible.

    Cest la lumire qui se manifeste,

    lvidence pareille un bras

    qui pntre le poisson de la nuit.

  • lumire manifeste

    qui rend lil gal au soleil.

    En dfinitive, lessentiel est la reconnaissance, de la part de Mara, de

    Lezama comme homme vritable , qui accomplit dans la mort sa

    rsurrection, comme il en exprimait le vu dans Le pavillon du vide .

    Arbre unique , comme lappelle Mara, il a dj travers sa vie la mer en

    feu, lEau Igne . On pourrait rappeler que limage anagogique de larbre

    apparat dj dans un pome antrieur, Rhapsodie pour le mulet . Cette image

    symbolique, cratrice, gnsique, du mulet qui tombe dans labme, vers leau

    des origines , saccompagne de celle de lArbre qui ne se rpand pas en

    cannelures vertes mais se noue comme la voix unique des

    commencements , avant que le pote ne rsume cette rhapsodie cette

    rsistance tragique, sacrificielle, image de toute sa potique dans la

    rsurrection : enfin le mulet-arbres senchsse dans tout abme . Le mulet

    descend dans les entrailles, le sacr, le tellurique pour rpandre des arbres qui

    montent vers les toiles, puisque, selon Lezama, semer dans le tellurique cest

    le faire dans le stellaire . Limage du mulet qui pntre dans les enfers en

    transportant dans ses yeux / des arbres visibles semble se concilier avec

    limage anagogique du palmier dans lessai de Mara Zambrano : La lumire

    surgit et slve comme un palmier rel . Plus sotrique est la relation, le

    dialogue du cur du palmier une moelle blanche, la pulpe de la noix de coco

    (de la lumire ?) avec le rayon de lumire verte . Le fruit de la terre offre

    une image de la lumire ascendante. On passe alors, dans le texte de Mara, la

    rfrence la Mort aurorale : la descente du soleil dans la mer comme figure

    de la descente dans les entrailles, le sacr, lapeiron primordial. Et le rayon vert

    comme rponse, image cratrice du sacrifice ncessaire, image aussi de Lezama,

    du Pote, de la Raison potique mme.

    Lezama est peru comme incarnation du Verbe, mmoire du verbe

    gnsique : Et ce feu qui dvore, qui traverse la mer de flammes et permet

    lhomme, invitablement jet sur lui, de le traverser, de trouver le passage trs

    subtil et de mmoriser le verbe tout en demeurant encore dans la vie

    immdiate , crit Mara. Un peu plus loin, Lezama rapparat sous les traits de

    lange, du pote-gardien qui a su surmonter le danger, le sortilge de

  • lhermtisme du sacr, parce quil le restitue comme mditation (clart, lumire)

    ou respiration. On se souvient qu la conception heideggrienne de ltre-vers-

    la-mort, Lezama opposait celle du pote comme crateur de rsurrection .

    Dans son texte Mara Zambrano met laccent sur le centre mme de la

    conception du monde potique de Lezama, sur son agn orphico-catholique, sa

    lutte tragique pour ne pas rester saisi, au terme de sa descente, dans le monde du

    sacr sans rdemption, mais pour remonter au contraire vers la lumire. Mara

    dit finalement : Le feu rtif lair [] ne deviendra jamais souffle si le pote-

    gardien ne le conduit pas devenir flamme en soffrant lui-mme elle, sil le

    faut, comme une salamandre qui danse et schappe dans lair et dans la lumire.

    La fixit a libr la mobilit des lments, racines de ltre, pour que la

    substance et la parole se manifestent sans se draciner et pour que lhomme,

    comme arbre unique, atteigne sa vrit ultime.

    Passant alors au commentaire du pome Les sept allgories , Mara

    Zambrano prend en considration la question de limage chez Lezama. Je ne

    peux aborder ici ce point en dtail, mais je rappellerai que Lezama a fond tout

    son systme potique du monde sur sa thorie de lImage. Si lhomme a

    perdu sa ressemblance, son identit avec Dieu, il lui reste la possibilit dtre

    image, dit Lezama. Limage doit raccorder ou ravauder lespace de la chute ,

    affirme-t-il aussi. Ou bien il cite la phrase de Pascal : La vraie nature tant

    perdue, tout devient sa nature . Il revient lImage de combler ce vide, de crer

    une surnaturalit. Limage ou, comme le dit Lezama, le couvre-feu de

    limage , limage mdiatrice entre le tellurique et le stellaire, sera la rponse de

    lhomme du pote contre la fixit, la rumeur ennemie, la rsistance que lui

    oppose le monde tantalique ou thanatique du sacr sans rdemption. Limage, en

    outre, et cest dcisif, ne perd jamais la primordialit dont elle procde . Or,

    pour Lezama, limage majeure est celle de la rsurrection, comme il lindique

    expressment dans plusieurs de ses essais et comme il le manifeste en acte la

    fin des trois pomes qui sont cet gard archtypaux : Mort de Narcisse ,

    Rhapsodie pour le mulet et Le pavillon du vide . On remarquera enfin

    que cette image de la transcendance est chez Lezama une image incarne, non

    sans y voir une variante de la raison potique de Mara Zambrano. Mara dit

    propos de lhomme vritable et de Lezama Lima : Chez lhomme vritable

    seul le verbe se fixe dans la mmoire . Et Lezama pouvait lui rpondre

  • travers lun de ses sonnets les plus anciens. la question pose la fin de lun

    dentre eux : Mais en mourant des ailes ne nous sont-elles pas donnes ? , il

    rpond dans le sonnet suivant : Mais si, tu viendras ; je te vois, l-bas, / vague

    aprs vague, tunique sans couture, / qui vient minviter ce que je crois : / mon

    Paradis et ton Verbe, lincarn . Mara Zambrano comprend parfaitement tout

    cela dans le dernier paragraphe de son texte, intitul Le buisson ardent :

    Afin que l-bas, dans linfinitude, non seulement promise mais confie

    lhomme, limage soit mmoire-pense, et quadvienne lincarnation, la

    substantialisation de limage o lamorphe de la substance sera rdim, de telle

    sorte que sa mort invitable sachemine vers la rsurrection. Mais je voudrais

    citer encore le dernier paragraphe de lessai de Mara Zambrano sur lequel je me

    suis attard, Un homme vritable , pour que lon apprcie comment

    lexgte andalouse rsume tout dans limage prcise dune raison potique en

    acte. Cest sur une question de Lezama que Mara ritre en la dchiffrant : Le

    buisson ardent, source peut-tre de lEau igne ? , que sachve son texte qui,

    en dfinitive, nest peut-tre pas aussi hermtique quon aurait pu le penser :

    Leau igne qui tient du bcher et du poisson / mais sattarde et nomme

    lair , nous nous figurons que cest la Mer de Flammes dans laquelle lHomme

    vritable se baigne plusieurs reprises ct des dieux, et que cest en mme

    temps le fleuve qui le dpose auprs du buisson ardent du Dieu unique, qui

    embrasera les dieux qui lui rendront son essence. Et voil quil fera de

    lHomme sa flamme en lui donnant une mort aurorale, signe du sacrifice

    accept.

    lumire manifeste / qui rend lil gal au soleil.

    Lezama tait la vivante incarnation comme Mara de la raison

    potique. En mars 1975, il lui avait consacr un pome dont je citerai ces vers :

    Maria est dj pour moi / comme une sibylle dont lgrement nous nous

    approchons, / croyant entendre le centre de la terre / et le ciel de lempyre, / qui

    est au-del du ciel visible. / La vivre, lentendre arriver comme un nuage, / cest

    comme boire un verre de vin / et nous enfoncer dans son limon. cet loge

    que lui offrit celui qui tait peut-tre alors le plus grand pote vivant, celle qui

    tait sans doute la plus grande parmi les penseurs vivants rpondit en se situant

  • la mme hauteur : Merci pour votre vin et pour le limon. Vous avez toujours

    eu la vertu de faire en sorte que les enfers, le monde den bas, ce qui reste,

    apparaisse sauv sans se dpossder de son tre. Que Dieu vous bnisse.21

    Wanda Tommasi a relev que dans le panorama philosophique du XXe

    sicle, la diffrence de Heidegger qui considrait langoisse comme la tonalit

    motive fondamentale de ltre humain, Mara Zambrano, linstar dErnst

    Bloch, soutenait que lesprance tait plus fondamentale et que langoisse

    naissait prcisment de lextinction de lesprance. Cette esprance

    transformatrice a ncessairement voir avec les horizons de lutopie. Dans

    quelle mesure son exprience cubaine et portoricaine a-t-elle nourri la

    dimension utopique de la pense de Mara Zambrano ?

    Nous connaissons le danger faustien de toute utopie. Mais en mme

    temps, il me semble que cest sur cette lisire tremblante quavancera toujours

    ltre humain. Dans un prologue crit en 1987 pour la rdition de Philosophie

    et posie, Mara Zambrano dclarait : Jentends par Utopie la beaut

    irrsistible, et aussi lpe dun ange qui nous pousse vers ce que nous savons

    impossible . Elle qui avait vcu et profondment ressenti lutopie de la

    Rpublique espagnole, elle qui avait connu lhistoire comme tragdie intime et

    collective, elle ne renona jamais la ncessit de lutopie.

    Aprs la dfaite de la Rpublique, lorsquelle sexila en Amrique et plus

    prcisment dans une le, Cuba, Mara Zambrano transfigura sa pense sans

    abandonner son dsir dutopie rdemptrice. En 1940, elle crivit ce curieux essai

    dont nous avons dj parl, le de Porto Rico (Nostalgie et esprance dun

    monde meilleur). En pleine conflagration mondiale, loin de sa patrie, loin de

    lEurope, elle entreprend donc de repenser lHistoire et la philosophie

    occidentales depuis ce lointain. Histoire, raison et philosophie dont elle

    reconnat la crise. Dans ce temps du mpris , comme elle le dit en se rfrant

    Tertullien, elle rarticule sa pense et trouve cette voie salvatrice : la Raison

    potique. Elle soriente vers un savoir de rconciliation. Cest pourquoi il

    importe de toujours prendre en considration son exil au Mexique, Porto Rico

    21. Lettre du 3 juin 1975.

  • et surtout Cuba. Parce que cest l quil lui a fallu, pour la deuxime fois, d-

    natre pour renatre.

    La premire fois, elle la raconte dans un livre inoubliable, Dlire et

    destin, et plus prcisment dans le chapitre Adsum , crit La Havane au

    dbut des annes cinquante. Elle y voque ce moment de sa jeunesse o elle

    souffrit dune maladie grave. Ce sont des pages admirables qui rappellent

    latmosphre potique et mystrieuse de la premire partie de Jardin, le roman

    de Dulce Mara Loynaz. Paradiso, de Jos Lezama Lima, souvre galement sur

    une exprience semblable. Cest lexprience dune nouvelle naissance. Cest

    lIncipit Vita Nova de Dante. Et maintenant, nayant pu mourir, elle sentait

    quelle devait natre par elle-mme.22 De la souffrance de Mara, de son dlire,

    de son entrevision de ltat prnatal , merge sa dcision de se consacrer la

    philosophie, ne serait-ce que pour essayer de comprendre cette phrase de

    Caldern qui sert dpigraphe Adsum : Car le plus grand dlit quait

    commis lhomme, cest dtre n .

    La deuxime fois, cest donc La Havane, et le texte le plus

    emblmatique cet gard est La Cuba secrte (1948). Mais dans le de Porto

    Rico, crit huit ans auparavant, on apprcie dj comment Mara Zambrano

    redcouvre linsularit. Cela advient en Amrique, qui incarna diverses visions

    utopiques la Renaissance et au XVIIIe sicle. Et cela advient dans une le :

    Atlantide, utopie engloutie, catacombes o sauvegarder une lumire, comme elle

    lindiquait dans une lettre Virgilio Piera. Voil le lieu de son voyage

    orphique aux enfers de la conscience. Orphique, parce quil sagit dune

    descente, comme celles dUlysse, dne ou de Dante, pour remonter ensuite

    vers la lumire. Un tel chemin est inhrent lexprience dune nouvelle

    naissance. Lutopie perdue est alors transfigure sous dautres latitudes et Mara

    Zambrano en vient regarder nouvellement lEspagne, travers la souffrance et

    lloignement. Elle la voit comme une sorte dle trange, le plutt que

    pninsule ibrique . Cest ainsi que saccomplit la dialectique du sous-titre du

    petit livre : nostalgie et esprance. Les adjectifs quelle utilise rappellent parfois

    ceux de Christophe Colomb : le merveilleuse , dit-elle. Nostalgie de

    lEspagne et esprance en une nouvelle Espagne. Mais dans sa mmoire

    cratrice elle tablit une autre analogie qui relie les les de lge, les

    22. Mara Zambrano, Dlire et destin, traduit de lespagnol par Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1997, p. 15.

  • lgendaires les grecques, source de la sagesse occidentale, aux les des Antilles.

    Le Mare nostrum change de gographie.

    Lhomme est la crature qui se dfinit davantage par ses nostalgies que

    par ses trsors , dit Mara Zambrano. Borges affirmait que le Paradis est

    Paradis force dtre perdu. Perdu mais dsir, dirait Mara. Et ce dsir ardent

    est la foi la plus profonde, la croyance la plus vraie. Il surgit de la pauvret, du

    dnuement, de labandon, comme le savait bien Lezama. Laspect dcisif dle

    de Porto Rico est dans son mouvement de pense qui amne Mara Zambrano

    crire : Quand elle se dirige vers quelque chose, toute nostalgie se transforme

    en esprance . En esprance dun monde meilleur, comme lindique le sous-

    titre quon se gardera doublier. Le contenu de ce livre, idyllique et utopique

    dun ct, historique et politique de lautre, va ouvrir la voie une perception

    plus profonde. On va en ralit passer dune utopie gographique et historique

    une utopie potique et ontologique, ou mtaphysique.

    Selon vous, que peuvent nous apprendre les annes cubaines de Mara

    Zambrano sur sa manire de vivre et de penser lhistoire ?

    Dans La Cuba secrte , Mara Zambrano fait allusion la relation de

    lorignisme lhistoire quand elle crit propos de lanthologie de posie dont

    elle rend compte : Les Dix potes cubains23 nous disent diffremment la mme

    chose : que lle endormie commence se rveiller comme se sont rveilles un

    jour toutes les terres qui furent ensuite histoire . travers ces mots, on

    comprend mieux les jugements de Lezama sur limage comme cause secrte de

    lhistoire, sa thse sur la prophtie, dveloppe dans un commentaire sur un

    recueil de pomes de Cintio Vitier, Ltonnement dtre, ainsi que le thme

    commun aux Orignistes de limpossible historique, ou encore la foi lzamienne

    en lincarnation future de limage, et de la posie mme, dans lhistoire. Mara

    Zambrano ajoute aussitt dans son essai : Il faut esprer que cette pense ne

    sera pas interprte comme une ngation de ce que Cuba a conquis en termes

    dHistoire, ni comme une dvalorisation de ce quelle a produit et est en voie de

    produire dans le domaine de la pense. Un rveil potique, disons-nous, de sa

    substance intime, de ce qui doit tre, une fois rvl dans lHistoire, le support

    23. Diez poetas cubanos 1937-1947, Anthologie et Notes de Cintio Vitier, La Havane, Orgenes, 1948.

  • de la pense et doit laccompagner comme sa musique intrieure. partir de

    l, Cintio Vitier a articul la prophtie ontologique et potique de Mara

    Zambrano avec sa propre lecture tlologique dOrgenes, considrant que ce

    mouvement faisait partie dune culture tourne vers lhorizon de la Rvolution.

    travers une sorte de lecture anthropique et nettement tlologique, Vitier a

    voulu voir dans la rvolution cubaine la fin dune histoire apocryphe , pour

    employer une formule de Mara Zambrano. Il a voulu voir dans cette rvolution

    laccomplissement de la prophtie lzamienne sur lincarnation de la Posie

    dans lHistoire. En rduisant davantage encore la cosmovision de Lezama et de

    Mara Zambrano et la porte transcendante de leurs propos, il a considr que la

    rvolution cubaine justifiait rtrospectivement Orgenes. Mais il est all plus

    loin et a symboliquement mis en rapport le dpart dfinitif de Mara Zambrano

    de Cuba en 1953 avec un fait survenu la mme anne mais qui na aucun lien

    avec le retour en Europe de la philosophe : lassaut la Caserne Moncada qui

    marqua le dbut de linsurrection arme du Mouvement du 26 juillet contre la

    tyrannie de Fulgencio Batista. Cest un vaste sujet sur lequel je ne peux pas

    mtendre ici. Certes, au moment du triomphe de la rvolution cubaine, Lezama,

    tout autant que Vitier, a lgitimement pens que limpossible historique avait

    pris fin. Toutes les conjurations ngatives ont t dcapites , a-t-il pu crire

    ce moment-l, ajoutant que ce temps tait celui de laube de lre potique

    entre nous . Lezama a voulu voir dans lpoque naissante la dernire de ses

    res imaginaires Mais lhistoire a poursuivi son cours inexorable et

    imprvisible. A posteriori, Lezama na pu continuer de souscrire cette joie

    comprhensible, cet idalisme romantique quil avait soutenu laube de la

    rvolution. Lhistoire est connue : il a fini ses jours dans un ostracisme complet.

    Aprs sa mort survenue en 1976 La Havane, Mara Zambrano crivit une

    premire version de son essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima .

    Dans ce premier tat du texte, elle se montre trs claire lgard de lvnement

    historique controvers en repoussant toute lecture tlologique possible : Cette

    danse sacre-profane qui prit corps laube du moment historique fut rompue

    par les pleins pouvoirs qui commandent depuis les bureaux de lennui cet

    ennui qui mane comme un long relent des lieux de pouvoir o le sourire se

    congle sous forme de masque. Ainsi continue-t-on de sourire quand est

    patriarcalement et fraternellement dcrte lasphyxie de laurore imprvue, et

  • cest de cette faon que la danse est brise par un pouvoir unique, duel ou

    quintuple peu importe et que les chanes apparaissent la place de la

    ronde sacre. Quant au mot, il sutilise, vu quil faut toujours lutiliser ; il

    sutilise, se rpand, parole dite en vain. (Au centre de la danse impossible, [il y

    a] lhomme vritable, le vrai pote qui ne dfaille pas, jamais seul, jamais dans

    la solitude). Et puisquil en est ainsi, la danse sacre ne continuera pas mais se

    donnera sous lhistoire, au-dessus de lhistoire, dans le lointain invulnrable, le

    ciel o la semence imprvisible tombe et tombe encore.

    Sil doit tre question de prophties, je prfre men tenir celle que

    formule Lezama la fin dune lettre adresse Mara le 31 dcembre 1975 :

    Je vous vois toujours dans cette ascension qua t votre vie. Forme en

    profondeur pour cette solitude laquelle vous avez su rsister. Car en ralit je

    vous situe toujours en ces annes o nous nous voyions une telle frquence

    que notre conversation semblait ne pas sinterrompre mais tre une continuation

    invisible au sein de laquelle ne nous chappaient ni les agneaux blancs ni les

    noirs, dont le sacrifice sert pntrer dans les enfers, selon les vieilles lectures

    odyssennes. Mais alors quen ce temps-l je vous voyais en votre prsence, je

    vous vois maintenant dans votre transfiguration, en cette autre figure que nous

    sommes tous et que peu dentre nous parviennent voir, mais vous avez russi

    vivre sur les deux plans, [cest--dire aussi] dans ce que lon pourrait appeler la

    surnature, comme si une chambre tait et tout la fois ntait pas en troite

    correspondance avec lautre. Cest ce quen des sicles dj lointains les

    bndictins appelaient la sobre brit de lesprit, qui nous permet de faire

    communiquer lros stellaire avec G, la dvoratrice.

    Depuis ces annes, vous tes en relation troite avec notre vie ; ctaient

    des annes de mditation secrte et dexpression pleine dallant. Nous vous

    voyions une frquence ncessaire et vous nous apportiez la compagnie dont

    nous avions besoin. Nous tions trois ou quatre personnes24 qui nous tenions

    compagnie en dissimulant le dsespoir. Parce que cest parmi nous, sans doute,

    que vous avez fait le plus grand travail damiti secrte et intelligente. Ainsi

    commencions-nous dj vous voir avec vos yeux bleus, qui nous donnaient

    24. Ces personnes taient probablement Jos Lezama Lima, Mara Zambrano, sa sur Araceli arrive Cuba en 1948 et le docteur Gustavo Pittaluga (Florence, 1878-La Havane, 1956), ami de cur de Mara aprs que celle-ci se fut spare dAlfonso Rodrguez Aldave, son mari. Faisaient galement partie du cercle des amis de Mara Zambrano des crivains et des intellectuels lis Orgenes, comme Fina et Bella Garca Marruz, Eliseo Diego, Cintio Vitier, ou encore

    lcrivaine et ethnologue Lydia Cabrera. (N.d.T.)

  • limpression que quelque chose dun peu surnaturel devenait quotidien. Je me

    rappelle ces annes comme les meilleures de ma vie. Et vous tiez l, vous

    pntriez dans la Cuba secrte qui existera aussi longtemps que nous vivrons et

    qui rapparatra ensuite sous des formes impalpables peut-tre, mais dures et

    rsistantes comme le sable mouill.

    Jorge Luis ARCOS

    Traduit de lespagnol par Jean-Baptiste Para