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Ensayo sobre María Zambrano
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LME SE RVLE DANS LOMBRE
Les annes cubaines de Mara Zambrano
Entretien avec Jorge Luis Arcos
Ce nest que dans les les qumerge la vritable patrie , disait Mara
Zambrano qui voyait en elles le lieu appropri pour lexil . Elle avait fait
une premire fois escale La Havane en 1936, aprs un sjour Santiago du
Chili prcocement interrompu pour regagner lEspagne en proie la Guerre
civile. Son mari, lhistorien et diplomate Alfonso Rodrguez Aldave, senrla
alors dans larme rpublicaine tandis que Mara prit part la lutte en tant que
Conseillre la propagande et Conseillre nationale lenfance
vacue . Le 29 janvier 1939, Barcelone et la Catalogne tombant aux mains
des troupes franquistes et la France et le Royaume Uni sapprtant
reconnatre la lgitimit de Franco sur lEspagne, Mara Zambrano traversa la
frontire des Pyrnes et quitta son pays pour un long exil. Du 1er janvier 1940
jusquen 1953, elle vcut Cuba et fit de frquents voyages Porto Rico, deux
les o elle donna des cours, des confrences, se lia damiti avec des crivains,
des potes, des artistes, collaborant aussi plusieurs revues, en particulier
Orgenes dont lun des piliers tait son ami Jos Lezama Lima. Le pote et
essayiste cubain Jorge Luis Arcos voque ici ces annes qui se rvlrent
cruciales et extraordinairement fcondes pour Mara Zambrano.
Mara Zambrano a dit avoir trouv Cuba sa patrie prnatale .
Pourriez-vous clairer le retentissement de cette exprience de vie dans sa
pense ?
Jorge Luis ARCOS. Cuba et Porto Rico, cest inspire la fois par
lexil et par le contact physique, charnel, avec lautre terre, que Mara
Zambrano consent descendre aux enfers , dans les profondeurs des
catacombes, jusqu faire une exprience quasi mystique du sacr. Non pas pour
simmobiliser dans ces dangereuses noces, mais pour sorienter par elles et avec
elles vers le divin. Elle vit une rvlation de lesprit et de lme, sil est vrai que
lme se rvle dans lombre , comme le disait Jos Lezama Lima en
reprenant un vers dun dcimiste1 anonyme cubain.
En 1941, dans une lettre lcrivain cubain Virgilio Piera qui a lui a fait
part de son dsir de se rendre en Argentine pays qui tait alors le symbole
dune Amrique trs proche de lEurope pour y trouver une vie intellectuelle
plus intense, plus fconde, Mara Zambrano, qui sjourne alors Porto Rico, fait
cet aveu : Jai prfr ces petites les, nanmoins, et peut-tre pour cette raison
mme, savoir quaujourdhui [] la meilleure vocation europenne me
semble tre celle des catacombes ; et cest bien sr la mienne. Les les, ses
les tranges , Cuba et Porto Rico, sont pour elle lquivalent dune caverne,
de catacombes o elle peut vivre sa nuit obscure , mais elles ne sont pas
seulement cela. Comme elle lexplique dans un essai prcisment intitul Les
catacombes (1943), elles sont aussi des lampes de feu 2. Une descente est
donc ses yeux ncessaire, la recherche dun logos submerg, pour remonter
ensuite vers la lumire. Mara Zambrano est en qute de cette grotte profonde
o bat lesprance, sans oser affleurer . Cette esprance, cette ardeur
utopique ne concide en rien avec la tendance occidentale contemporaine dont
elle dit quelle a dbouch sur la destruction . Il sagit dune utopie qui est
au fond du christianisme prenne, source de la culture europenne . Car ce
quelle cherche, comme Lezama, cest la rsurrection. Dans Les
catacombes3 , elle voque la ncessit dune autre voie de la connaissance, qui
apparat trs proche de la mystique de Jean de la Croix : Voir avec le cur,
sentir ce qui nest pas devant nous, habiter avec le sentiment l o lon nest pas,
1. La dcima est pome de dix vers dont la tradition est profondment ancre dans la culture cubaine, au point que lon a pu comparer son importance celle du romance dans la littrature espagnole. (N.d.T.) 2. Cf. Jess Moreno Sanz, Insulas extraas, lmparas de fuego : las races espirituales de la poltica en Isla de Puerto Rico , dans Mara Zambrano. La visin ms transparente, Madrid, Editorial Trotta / Fundacin Mara Zambrano, 2004. 3. Mara Zambrano, Las catacumbas , publi en fvrier 1943 dans La Revista de La Habana, repris dans Islas, dition
prpare et prsente par Jorge Luis Arcos, Madrid, Verbum, 2007.
participer la vie mystrieuse, cache, profonde, de ces millions dtres dont la
distance nous a coup, refaire le chemin tous les jours pour aller partager leur
douleur, ou laisser venir vers nous, force de quitude et de silence, cette
flamme petite mais brlante, cette langue de feu qui consume lespace et
traverse les murs, pour tre de nature spirituelle, feu qui sallume dans les
profondeurs et claire la pense. Cette flamme et ce feu qui ont d sortir l-bas,
aux IIe et IIIe sicles, de ces grottes qui sappelaient Catacombes. Les les
tranges de Mara Zambrano sont donc aussi, me semble-t-il, les cavernes
obscures du sens , les catacombes ou, comme elle le dit encore, ses propres
tnbres, cest--dire [] ses propres entrailles , son propre cur
inalinable . Si nous avons affaire un dvoilement et une fixation du
territoire du sacr, cest en vue daccder une autre lumire. Cest pourquoi
ces les, Cuba et Porto Rico, sont aussi des lampes de feu . Elle dit : Ils se
prparaient en esprant que, dans cette nuit obscure, lEurope et la raison
vivante redcouvriraient ce que lon dcouvre toujours de nouveau dans les
tnbres, la vocation, la lumire. Elle recourt alors une comparaison avec le
christianisme antique : il lui fallait descendre senterrer dans les catacombes,
comme le grain de bl dans les mystres dleusis, pour ressortir ensuite la
lumire , parce que personne nentre dans la vie sans traverser une nuit
obscure, sans descendre aux enfers comme le dit le mythe antique, sans avoir
habit une spulture . Lclipse et la submersion dans le monde du sacr sont
ainsi conues comme une condition pralable pour recommencer natre, pour
revenir vers la lumire.
En 1942, dans lphmre revue Poeta fonde Cuba par Virgilio Piera,
Mara Zambrano publie ses Notes sur le temps et la posie dans lesquelles
on peut lire ceci : La posie premire quil nous est donn de connatre est un
langage sacr, ou plutt sagit-il du langage propre une priode sacre
antrieure lhistoire . Et elle ajoute : Dans le langage sacr la parole est
action . Mais il y a dans ce texte un autre passage qui doit nous alerter, parce
quil semble tre une explication indirecte de ce que vit Mara elle-mme
Cuba, quand elle ressent cette le comme une patrie prnatale . Elle se rfre
des zones dune ralit jusqualors occulte, voile , des espaces qui, ds
le moment o ils souvrent nous, sont sentis non pas comme nouvellement
conquis mais comme retrouvs, puisquon a vcu dans langoisse de leur
absence ; la nostalgie de ce que lon na jamais eu se fait sentir, quand enfin on
en jouit, comme si on le recouvrait . Selon Mara Zambrano, bien que cet
espace puisse tre confondu avec celui de lenfance, le vrai pote sait que sa
nostalgie concerne un temps antrieur tout temps vcu et que son dsir ardent
de la parole est le dsir de lui restituer son innocence perdue . Dans
Philosophie et posie, en 1939, elle avait dj affirm : La posie, cest sentir
les choses in status nacens . Jos Lezama Lima disait de son ct que le
pote est le tmoin le seul que lon connaisse de lacte innocent de
natre . Il me semble que cest de l que procde, chez Mara Zambrano comme
chez lauteur de Paradiso, la pense sur la rsurrection, sur la nouvelle
naissance.
Au printemps 1944 fut fonde Cuba la clbre revue Orgenes qui
publia quarante numros jusqu sa cessation en 1956. Jos Lezama Lima et
Jos Rodrguez Feo4 furent les directeurs de cette publication trimestrielle qui
accueillit la fois des crivains cubains (Lydia Cabrera, Virgilio Piera, Fayad
Jams, Eliseo Diego, Fina Garca Marruz, Cintio Vitier, Alejo Carpentier, entre
autres), mais galement trangers (Octavio Paz, Luis Cernuda, Gabriela
Mistral, Aim Csaire, Paul luard, etc.). Mara Zambrano a collabor
Orgenes une dizaine de reprises. Parmi les textes importants quelle a publis
dans cette revue, il en est un qui mrite ici toute notre attention : La Cuba
secrte (n 20, hiver 1948).
Je ne crois pas quil y ait de texte de Mara Zambrano qui nous rvle
plus profondment ce que fut son exprience du sacr que La Cuba secrte .
Si le sacr est le temps des origines, un temps potique par excellence, comme
elle le prcise elle-mme une autre occasion, toute son exprience cubaine et
portoricaine (mais surtout la premire, en raison de sa relation avec la posie)
est alors pour Mara Zambrano le symbole charnel, vivant, physique, incarn, du
monde du sacr. En premier lieu, tout simplement parce quelle la senti ainsi.
4. Une grave dissension entre les deux directeurs de la revue intervint en 1953, suite la publication par Jos Lezama Lima, dans le n 34 dOrgenes, de larticle Crtica paralela dans lequel Juan Ramn Jimnez attaquait avec virulence Vicente Aleixandre, Luis Cernuda et Jorge Guilln. Jos Rodrguez Feo, qui finanait Orgenes, fut outr par
ce texte que Lezama avait accueilli par absolue fidlit Juan Ramn Jimenez. Ds lors, le sort de la revue fut scell. Deux ditions des numros 35 et 36 furent publies sparment par Rodrguez Feo dune part, et par Lezama dautre part, puis ce dernier assura seul ldition des derniers numros dOrgenes. De son ct, Jos Rodrguez Feo fonda la revue Cicln avec Virgilio Piera. (N.d.T.)
Ds sa premire visite Cuba, de retour du Chili, en 1936, puis lors dun
deuxime bref sjour en 19395, elle avait dj t frappe par la danse des
noirs Marianao , dans la banlieue de La Havane. Dans son texte Lydia
Cabrera, un pote de la mtamorphose (Orgenes, n 25, 1950), elle remarque :
Il existe pourtant [] des lieux de notre plante o les choses et les tres nont
pas t entirement domins par le dsir de dfinition, o ils palpitent encore en
se montrant travers les fentes dun monde, mais sans cristalliser. Lle de Cuba
est lun de ces lieux. Et elle ajoutait, non sans une certaine idalisation : Les
les ont fourni lme humaine limage de la vie intacte et heureuse [] du
paradis o les deux condamnations, le travail et la douleur, restent un tant soit
peu en suspens Voil pour lidalisation. Mais il est intressant de noter la
suite de la phrase : un monde magique dans lequel la ralit nest pas
dlimite, et o le rve peut galer ltat de veille. Cest pourquoi les les furent
un berceau des dieux et de la mythologie. Et une patrie inextinguible de la
mtamorphose. Ce point revt une importance capitale pour larticulation
dune pense potique. Aprs un trs bel loge de la lumire de Cuba, semblable
celle de Malaga, sa ville natale, en Andalousie (dtail important pour la
rminiscence du temps de son enfance, autre territoire proche du sacr), Mara
Zambrano insiste nouveau : Et sous cette lumire, une vie qui se confond
encore avec le rve. La conscience touche plus quelle ne voit et les sens
pntrent dans la ralit sans rencontrer de rsistance. Cest un monde de la
mtamorphose o les formes caches attendent la voix qui les fait se manifester
en dansant. Mais il y a plus, et cela nous rapproche de sa recherche dune
raison potique. Mara Zambrano dit : Lydia Cabrera se distingue entre tous
les potes cubains par une forme de posie o les savoirs et limagination se
conjuguent au point de ne plus tre des choses diffrentes, jusqu constituer
une connaissance potique. Cette posie est ses yeux lagent unificateur
par lequel les choses et les tres se montrent ltat virginal, dans lextase et la
danse . Ici, Mara Zambrano ne peut pas ne pas laisser transparatre un
enthousiasme presque sacr (on se rappellera qutymologiquement
enthousiasme signifie transport divin).
5. Aprs avoir quitt lEspagne, Mara Zambrano se rfugia pendant un mois Paris puis gagna successivement New York et La Havane avant de se rendre au Mexique o elle rsida jusqu la fin de lanne 1939. Elle sinstalla La Havane en janvier 1940 et y demeura jusquen juin 1953. (N.d.T.)
Mais je dois en venir La Cuba secrte , le texte le plus rvlateur
quelle ait crit Cuba. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu parce que
cest un texte qui a valeur de confession, comme on le voit dans cet extrait :
Comme le secret dun trs vieil amour ancestral, Cuba ma blesse de sa
prsence en un temps dj un peu lointain. Cet amour est si primitif que plus
encore quamour il conviendrait de lappeler attachement . Un attachement
charnel, une temprature et un poids correspondant la rsistance la plus
intime ; une rponse physique et par consquent sacre une soif longtemps
contenue. Non pas limage, non pas la vivante abstraction du palmier et de son
contour, ni la manire dtre dans lespace des personnes et des choses, mais
leur ombre, leur poids secret, leur chiffre de ralit, voil ce qui ma fait croire
que je me rappelais lavoir dj vcu. Mais les images ne pouvaient pas
concider avec celles que javais vues lorsque japprenais voir : la branche
dore du citronnier la tombe de la nuit dans le patio familial... Aucune figure
qui et dj t projete dans lespace extrieur. Peut-tre un peu la douceur
terreuse de la canne sucre extraite par une bouche pas encore dessine et
lombre dense des arbres se confondant avec la terre, comme sils taient dj
terre avant de tomber en elle. Car au bord de cette Mditerrane comme sur le
rivage de cette mer de La Havane, la lumire et lombre tombent directement
sur la terre en sy abmant. Mais tout cela ne suffirait pas. Puisque quelques
sensations, aussi primaires soient-elles, ne peuvent pas lgaliser
lattachement un pays. Quelque chose de plus profond soutenait cette
situation. Ainsi, je dirais que jai rencontr Cuba ma patrie prnatale.
Linstant de la naissance nous scelle pour toujours, il marque notre tre et son
destin dans le monde. Mais avant mme la naissance, il doit y avoir un tat de
pur oubli, un pur gsir sans images ; une succincte ralit charnelle avec une
loi dj forme ; une loi qui serait celle des rsistances et des apptences
ultimes. Palpitation nue dans lobscurit ; la mmoire ancestrale na pas encore
surgi, car cest la vie qui la rveille ; un pur sommeil de ltre seul seul avec
son chiffre. Et si la patrie de la naissance nous apporte le destin, la loi
immuable de la vie personnelle qui doit aller sans trve son accomplissement
tout ce qui est norme, validit, histoire , la patrie prnatale est la posie
vivante, le fondement potique de la vie, le secret de notre tre terrestre.
Et cest ainsi que jai senti Cuba potiquement, non comme qualit mais
comme substance. Cuba : substance potique visible dj. Cuba : mon secret.
En lisant cette saisissante confession, je crois quon ne peut pas douter que
ce que Mara Zambrano a trouv dans son me Cuba, cest le sacr. Or le
sacr, pour elle, cest la posie. On pourrait multiplier les exemples qui
montreraient limportance dcisive de son contact avec Cuba dans llaboration
et lexpression de sa raison potique, travers lexprience et la rvlation dun
logos submerg, sur son nouveau chemin quelle qualifia de sentier orphico-
pythagoricien . Ce nest pas un hasard si elle a conu et crit Cuba Lhomme
et le divin, et tout particulirement le chapitre intitul La condamnation
aristotlicienne des Pythagoriciens . Voulons-nous voir son pythagorisme en
acte, incarn dans sa vision singulire, sa raison potique, son esprit orphico-
pythagoricien mais galement nietzschen dans ce quil possde de dansant et
de musical ? Isolons alors ce paragraphe de son essai sur Wifredo Lam : Le
monde des tropiques nest pas plastique, mais musical, orphique. La peinture de
Lam a surpris ce secret ; ses tableaux ont un ordonnancement musical,
rythmique ; lespace est le vide que les corps subtils dplacent en tournant. Ce
nest pas un espace prtabli, mais gagn morceau par morceau ; une erreur
millimtrique ruinerait lquilibre de ses grandes compositions. Parce que cest
le nombre qui rgit la danse. Si toute nature possde sa mathmatique, celle des
tropiques est la plus prcise et la plus dlicate ; sous les tropiques la lumire
cache et la nuit rvle. La peinture de Lam ma toujours paru plus nocturne que
lumineuse. Mais la peinture, ne loublions pas, est ne dans la nuit des
cavernes ; rassemblement et invocation aux cratures : afin quelles puissent un
instant voir selon le nombre et la figure.6
Sa rencontre avec Jos Lezama Lima fut pour Mara Zambrano lune
des plus dterminantes de sa vie. Elle lui a consacr plusieurs textes et, aprs
son dpart de Cuba, lorsque son exil se poursuivit en Italie, puis dans le Jura,
elle continua dchanger avec lui une correspondance admirable. Pourriez-vous
voquer quelques aspects de lamiti profonde quelle noua avec le gnial
crivain cubain ?
6. Mara Zambrano, Wifredo Lam , dans Islas, op. cit.
La relation de Mara Zambrano avec Jos Lezama Lima fut essentielle
et quasiment dordre sacr. Elle en a racont plusieurs fois lorigine. Dans son
Bref tmoignage sur une rencontre inachevable7 (1988), elle voque le jour
o elle fit sa connaissance La Havane, en 1936 : ct de moi, ma droite,
vint sasseoir un jeune homme plein daplomb et, pourquoi ne pas le dire ?,
dune beaut contenue, qui avait lu certains de mes textes publis dans La
Revista de Occidente. [] Dans ce long serpent de souvenirs qui senserre en
ma mmoire, ce jeune homme surgit avec une telle force que par moment il
nantise tout. Ctait Jos Lezama Lima. Et au milieu dune rminiscence dont
on pressent la racine sacre une de ces rencontres que lon ne cherche pas,
qui sont donnes ou qui apparaissent comme autant de naissances dans la
mmoire et ses labyrinthes, un mystre et une clart dans des eaux transparentes
et profondes , elle affirme : ce jeune homme appartenait ma vie
essentielle [], jai toujours su que ctait une rencontre sans commencement ni
fin . Dans ce texte qui a servi de prface ldition critique de Paradiso8,
Mara reconnat en Lezama un catholique orphique et considre par ailleurs
que son roman sinscrit authentiquement dans la tradition de lorphisme .
Dans un texte antrieur, Jos Lezama Lima La Havane 9 (1968), son
vocation de Lezama se mle celle de lle, o elle croit percevoir des traces
du paradis . Le sacr resurgit aussitt : Le sacr se cache au sud entre des
grilles, des feuilles et des courtines dair que seul pourra traverser celui qui
regarde sans curiosit, sans mme avoir faim de pntrer dans le sacr, en
sentant son arme et sa rverbration, avec assez de patience pour attendre
quun jour on lui dise de passer, avec une certaine crmonie toujours, mais sans
pointe dironie, parce que ceux qui vivent lintrieur ont reconnu en celui qui
est dehors quelquun qui vient dun lieu semblable, quelquun qui connat le
sacr en permanence, chaque jour, en chaque lumire... Dans son vocation de
Lezama, Mara laisse transparatre sa conception du large prsent quand elle
crit : Lezama Lima vivait en ce croisement difficile, en ce point qui est le
temps prsent, un point espace-temps vers lequel il faut slever avec une
7. Mara Zambrano, Breve testimonio de un encuentro inacabable , dans Islas, op. cit. Ce texte est traduit dans le
prsent numro dEurope. 8. Jos Lezama Lima, Paradiso, dition critique publie sous la direction de Cintio Vitier, Ediciones UNESCO / ALLCA
Siglo XX, Coleccin Archivos, 1988. 9. Mara Zambrano, Jos Lezama Lima en La Habana , ndice, n 232, repris dans Islas, op. cit.
dextrit que seule confre la plus subtile sagesse, alors mme que les savoirs ne
suffisent pas. Et elle ajoute peu aprs : Cest le prsent qui est cr en
vrit . Un large prsent, un prsent crateur ou un ternel prsent, comme on
le rencontre aussi chez lauteur de Paradiso. Mara tablit immdiatement une
relation entre les viscres de la ville et ceux du pote. Il tait de La Havane
comme saint Thomas tait dAquin et Socrate dAthnes. Il eut foi dans sa
ville. Dans une trs belle lettre Lezama o elle rapproche La Havane de
lAndalousie de son enfance, elle dit : La Havane jai recouvr mes sens de
petite fille, la proximit du mystre et ces sensations qui taient la fois celles
de lexil et de lenfance, car tout enfant se sent exil. Et cest pourquoi jai
voulu ressentir mon exil en ce point o il sest confondu pour moi avec mon
enfance.10
Sur un autre plan, la relation qui sest noue en 1936 et qui reprend en
1940 sexprime travers une proccupation commune aux deux amis :
linsularit. Jess Moreno Sanz a dj montr en dtail et en profondeur toute
limportance qua revtue pour Mara Zambrano la rdaction dle de Porto Rico
(Nostalgie et espoir dun monde meilleur), crit La Havane en 1940, son
retour de cette le jumelle11. Il est significatif que ce petit livre intense ait t
ddicac avec cette formule : Jos Lezama Lima qui a lui aussi senti et
pens les les . Mara avait-elle eu connaissance de la Conversation avec Juan
Ramn Jimnez (1937) dans laquelle Lezama sexprimait sur le mythe de
linsularit ? Cest probable. Quoi quil en soit, Lezama rpond cette ddicace
par une autre, dans son pome Nuit insulaire : jardins invisibles , publi
initialement dans Espuela de plata ( peron dargent ), premire des revues
orignistes laquelle collabora Mara Zambrano. Ce pome fut inclus dans
Enemigo rumor (1941), livre que Mara lut sa parution et dont elle dclara
quil recelait un monde vaste et mystrieux . On notera en passant que lon
pourrait tablir une correspondance entre ce que Mara Zambrano dit de la
prsence de la nuit dans la peinture de Wifredo Lam et la nuit insulaire de
Lezama. Cintio Vitier a comment ce pome, vritable incarnation verbale de
10. Lettre crite de Rome, le 1er janvier 1956. 11. Cet opuscule fut imprim La Havane en 1941 sur les presses de La Vernica, limprimerie du pote espagnol Manolo Altolaguirre, lui aussi en exil Cuba. (N.d.T.)
la nuit cubaine , dans son essai intitul La crue de lambition cratrice12 .
Lezama voit dans la nuit insulaire [...] le drame thologique de lexil ,
remarque-t-il. Ce critique, qui Lezama crivit une lettre importante o il
exposait sa potique et en appelait la cration dune tlologie insulaire ,
remarquait galement chez ce pote une inimiti originale, de racine sacre,
entre la crature et la substance potique . Mais dans Rumeur ennemie, premier
livre de Lezama, on trouve aussi Mort de Narcisse (paru en plaquette en
1937), que lon a pu mettre en rapport avec Le cimetire marin de Paul
Valery dont Moreno Sanz nous dit que Mara lavait entendu lire en franais
quelques annes auparavant, Madrid, par Victoria Ocampo. Il est trs
significatif que dans son Bref tmoignage sur une rencontre inachevable ,
elle ait crit ces mots : Les eaux cratrices, fcondes et vierges, Lezama les
cherchait et croyait en elles [...]. Ce quil cherchait, ctait la gnration dans
leau par le biais dun regard fcond et vierge, gnration dont Narcisse, mythe
no-platonicien tardif, pourrait tre un cho qui sest transform en imposture .
Il ne faut pas oublier non plus que Mort de Narcisse , Rhapsodie pour le
mulet et Le pavillon du vide , trois variantes de la confiance de Lezama en
la rsurrection et autre concidence essentielle avec Mara, ont t lus et aims
par cette dernire. Dans Rhapsodie pour le mulet , elle voyait le secret de la
posie de Lezama. Et bien des annes plus tard, en 1978, quand elle lut pour la
premire fois Confluence (1968), essai dans lequel son ami cubain rvlait
lorigine de ce pome, Mara crivit sa veuve, Mara Luisa Bautista, quelle
avait dcouvert un texte prodigieux de Lezama, Confluencias et quelle
lavait relu, bahie, en annotant tout . Du Pavillon du vide , le dernier
pome crit par Lezama, elle dira Mara Luisa Bautista : Je ne peux pas le
voir disparatre dans le creux du tokonoma13 si ce nest en le traversant comme
un corps subtil, lumineux, dot de vraie vie , ce qui nest pas sans analogie,
dans les propres crits de Mara Zambrano, avec limage de la mer de
flammes quil faut traverser...
12 . Cintio Vitier, Crecida de la ambicin creadora. La poesa de Jos Lezama Lima y el intento de una teleologa insular , dans Obras, 2. Lo cubano en la poesa, La Havane, Editorial Letras Cubanas, 1998. 13. lment traditionnel de la dcoration des maisons de th et des intrieurs japonais, le tokonoma est une petite alcve
o lon expose des calligraphies, des estampes, des ikebanas, des bonsas, des objets dart Dans Le Pavillon du vide , pome de Lezama Lima dont une traduction intgrale figure au sommaire du prsent numro dEurope, il est question dun tokonoma, le pote dsignant par ce terme le petit vide quil ouvre avec longle dans un mur, ou sur la table dun caf, et travers lequel il passe(N.d.T.)
La lumire est lun des grands thmes de Mara Zambrano. Ses annes
dexil Cuba nont-elles pas nourri son exprience et sa rflexion sous cet
aspect-l aussi ?
Tout au long de sa vie, Mara Zambrano na cess de faire rfrence
la lumire, laube, laurore, au crpuscule mme ( rayon vert inclus). En
1976, dans une lettre Lezama qui accompagne lenvoi dun fragment de son
livre indit De laurore, elle dit : La Havane jai vu laube, je lai bue plus
que nulle part ailleurs, jusqu ce que sortt le soleil qui me faisait peur. Mais
lune de ses rflexions les plus profondes sur la lumire et la nuit figure dans
Dlire et destin : Les jours avaient pass, tombant comme gouttes de lumire
sur cette le peine pose sur les eaux, sur cette le pose dans la lumire plus
que sur la mer. Lumire qui semblait parfois la garder sous un globe bleu et qui
la laissait dautres fois dcouvert, expose lardeur du feu solaire et de la
lune. En hiver, telle une plate-forme de terre tourne vers les astres, lle parat
flotter dans locan lumineux ou obscur de lespace interstellaire. [] Avec la
joie tait venue langoisse, presque simultane. LEurope tait de nouveau
visible. Blesse, gravement blesse ; mais on sentait quelle ntait pas morte.
Sa nuit obscure avait t habite de lumires, de lampes caches dans les
catacombes, et elle les avait vues, senties plutt, depuis cette lumire offerte
par la nature avec tant de prodigalit.14 Dans des textes comme celui-ci, on
peroit assez clairement la relation dj repre par Jess Moreno Sanz entre les
les tranges de Mara Zambrano et les lampes de feu de Jean de la
Croix. Ici, on pourrait galement tablir une corrlation avec ses propos sur
lorphisme potique dans La Cuba secrte : Et cest ainsi que la posie,
vritable intermdiaire, habitera lobscurit du monde infernal et le monde de la
lumire o les formes apparaissent. Les notions de stade intermdiaire, de
frontire, de seuil et de confins occupent une place importante dans sa pense.
Au sujet des Chansons de lme qui se rjouit davoir atteint le haut tat de
perfection qui est lunion Dieu par le chemin de la ngation spirituelle ,
pome de Jean de la Croix plus connu sous le titre Nuit obscure , Mara
Zambrano crit : Bien que cela paraisse impossible, il existe un moyen terme
entre la vie et la mort. Saint Jean nous montre quon peut avoir cess de vivre
14. Mara Zambrano, Dlire et destin, trad. Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1997, p. 265.
sans tre tomb dans la mort, quil y a un royaume au-del de cette vie
immdiate, une autre vie en ce monde o lon gote la ralit la plus secrte des
choses. Ce nest pas un abandon la ralit, mais une entre en elle, une
pntration, entrons plus avant dans lpaisseur. Cest pourquoi ce nest pas le
nant, le vide, qui attend lme la sortie, ce nest pas la mort non plus, mais la
posie, o se trouvent en leur entire prsence les choses.15 Et Lezama son
tour semble lui rpondre quand il crit Mara aprs la mort de sa sur Araceli :
Mais vous faites partie des personnes qui savent avec une grande justesse que
nous naissons avant de natre et mourons avant de mourir. Je dirais, avec une
certaine tmrit, que nous demeurent inconnues la naissance et la mort de ceux
qui nous entourent et que nous aimons, et que nous ne pourrons jamais rien
prciser en ce domaine.16
Mara Zambrano a racont que le jour mme o elle apprit la mort de Jos
Lezama Lima, elle tait en train de travailler Un homme vritable , lun des
brefs essais quelle lui a consacrs. Comme la not Jess Moreno Sanz, il sagit
du texte le plus hermtique et le plus spirituel de Mara, en cette priode o elle
crivait De laurore. Dans une lettre de 1973 son ami cubain, elle lui avait dit :
Le silence se fait dans certains tats, prcisment dans des zones qui nont rien
voir ou trs peu avec le prissable. Pouvoir crire ma sauve du mutisme et de
cette glace qui brle tant, de cette mer de flammes dont de vieilles traditions
nous disent que celui qui meurt doit la traverser. Il y a des annes, un ami
italien, Elmire Zolla, ma racont quil avait trouv dans un sermon de saint
phrem une allusion permettant de supposer quun Credo antrieur Nice
disait cela de Jsus, je ne sais plus si ctait avant ou aprs sa descente aux
enfers. Et comme lamour unit, on sent ainsi jour et nuit cette mer de flammes
ou plutt ce feu obscur qui nest pas ternel, non. LAurora Consurgens est
toujours pressentie et mme ressentie.17
Aprs la mort de son ami, la correspondance quelle entretient avec sa
veuve, Mara Luisa Bautista, nous offre deux cls pour mieux comprendre son
essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima18 . Mara Luisa lui ayant fait
parvenir Fragments leur aimant, recueil de pomes posthume de Lezama,
15. Mara Zambrano, Saint Jean de la Croix (De la Nuit obscure la plus claire mystique) , dans Sentiers, trad. Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1992, p. 228-229. 16. Lettre du 2 fvrier 1974. 17. Lettre du 23 octobre 1973. 18. Hombre verdadero : Jos Lezama Lima , El Pas (Madrid), 27 novembre 1977. Repris dans Islas, op. cit.
Mara lui crit : Jai su que javais devant les yeux une ralit hors-srie,
quelque chose dunique : une perle rare dune puret totale, de lor vif, une
meraude au sein de laquelle le Rayon vert stait fix, celui que jpiais depuis
ma fentre sur la baie, face au couchant, et que maintenant je vois parfois entre
les mains de Lezama, ou manant de lui. Le secret ultime du ciel de Cuba et des
tropiques, comme on dit mais pour moi, plus encore celui de La Havane.19
Et dans son essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima , je relve ce
passage : La lumire surgit et slve comme un palmier rel. Le palmier qui
dans la brve tombe du jour se balance par lgret et non par inconstance,
comme une rponse de sa moelle blanche dans laquelle un cur se nourrit au
rayon de lumire verte que lil ne parvient pas toujours voir quand le soleil
de feu sest englouti dans la mer. L, dans une surprenante analogie
symbolique qui et t chre Lezama, le tellurique est en correspondance avec
le stellaire. Aprs cette premire cl, la deuxime se trouve selon moi dans cet
aveu : Mara Luisa, je ne prie pas beaucoup, mais je prie. Notre Pre, Salve
Regina, Agnus Dei et quelque oraison, en invocation lEsprit saint. Parfois
devant un cierge allum, dans ma chambre, quand on ne me voit pas. Et depuis
ce jour, je prierai lAurore lumire manifeste / qui rend lil gal au
soleil... 20 . Mara cite ici deux vers des Sept allgories , pome
cosmogonique de Lezama dat de fvrier 1973 et inclus dans Fragments leur
aimant (1977). Ce pome sera au centre de lessai Un homme vritable o
Mara Zambrano, plusieurs moments, dialogue avec le pome hermtique de
Lezama. Dans une lettre de 1967, Mara priait son ami de lexcuser de navoir
pu lui envoyer deux livres dHenry Corbin, LImagination cratrice dans le
soufisme d Ibn Arab et Terre cleste et Corps de rsurrection. Lezama avait-il
pu finalement lire ces ouvrages ? Ce qui est certain, cest que la lettre de Mara
du 23 octobre 1973, dj cite, o elle parle de la mer de flammes , est
antrieure la rdaction du pome. Ce pome serait-il une rponse la lettre de
Mara ? Dans un autre pome du mme livre, mais dat doctobre 1973 ce
qui indique quil a ncessairement t compos avant que la lettre de Mara ne
parvienne son destinataire Lezama crit : Ses tumultes silencieux / sont
19. Mara Zambrano, La Cuba secreta y otros ensayos, dition et introduction de Jorge Luis Arcos, Madrid, Endymion,
p. 237.
20. Ibid., p. 251-252.
flammes dans leau, / qui voient de prs, jour aprs jour, / lhorloge coralline /
quensalive lternit . Voici maintenant le passage des Sept allgories que
Mara, dans son essai, cite et recre, pense et comprend, auquel elle rpond
aussi, et qui nous permet galement dapprcier le jugement ultrieur de
Mara sur les eaux cratrices, fcondes et vierges en lesquelles Lezama avait
foi :
Jaillissent les eaux souffles par la grande bouche.
De cette bouche sort lesprit qui ordonne
la succession des vagues.
Cest la cinquime allgorie,
comme une autre corde de la guitare.
Lallgorie de lEau Igne.
Une eau jaillit,
brle les coquillages et les racines.
Elle tient du bcher et du poisson,
mais sattarde et nomme lair,
le transporte dune hutte lautre,
embrase le bois aprs les danses
qui se cachent derrire chaque arbre.
Chaque arbre sera ds lors un brasier qui parle.
L o le feu scarte
jaillit le premier clat du marbre.
LEau Igne dmontre que limage
a exist avant lhomme,
et que lhomme recevra mais o ?
lapparence finale de lEau Igne.
Thse apporte la lumire,
le sextant allgorique.
La lumire est le premier animal visible de linvisible.
Cest la lumire qui se manifeste,
lvidence pareille un bras
qui pntre le poisson de la nuit.
lumire manifeste
qui rend lil gal au soleil.
En dfinitive, lessentiel est la reconnaissance, de la part de Mara, de
Lezama comme homme vritable , qui accomplit dans la mort sa
rsurrection, comme il en exprimait le vu dans Le pavillon du vide .
Arbre unique , comme lappelle Mara, il a dj travers sa vie la mer en
feu, lEau Igne . On pourrait rappeler que limage anagogique de larbre
apparat dj dans un pome antrieur, Rhapsodie pour le mulet . Cette image
symbolique, cratrice, gnsique, du mulet qui tombe dans labme, vers leau
des origines , saccompagne de celle de lArbre qui ne se rpand pas en
cannelures vertes mais se noue comme la voix unique des
commencements , avant que le pote ne rsume cette rhapsodie cette
rsistance tragique, sacrificielle, image de toute sa potique dans la
rsurrection : enfin le mulet-arbres senchsse dans tout abme . Le mulet
descend dans les entrailles, le sacr, le tellurique pour rpandre des arbres qui
montent vers les toiles, puisque, selon Lezama, semer dans le tellurique cest
le faire dans le stellaire . Limage du mulet qui pntre dans les enfers en
transportant dans ses yeux / des arbres visibles semble se concilier avec
limage anagogique du palmier dans lessai de Mara Zambrano : La lumire
surgit et slve comme un palmier rel . Plus sotrique est la relation, le
dialogue du cur du palmier une moelle blanche, la pulpe de la noix de coco
(de la lumire ?) avec le rayon de lumire verte . Le fruit de la terre offre
une image de la lumire ascendante. On passe alors, dans le texte de Mara, la
rfrence la Mort aurorale : la descente du soleil dans la mer comme figure
de la descente dans les entrailles, le sacr, lapeiron primordial. Et le rayon vert
comme rponse, image cratrice du sacrifice ncessaire, image aussi de Lezama,
du Pote, de la Raison potique mme.
Lezama est peru comme incarnation du Verbe, mmoire du verbe
gnsique : Et ce feu qui dvore, qui traverse la mer de flammes et permet
lhomme, invitablement jet sur lui, de le traverser, de trouver le passage trs
subtil et de mmoriser le verbe tout en demeurant encore dans la vie
immdiate , crit Mara. Un peu plus loin, Lezama rapparat sous les traits de
lange, du pote-gardien qui a su surmonter le danger, le sortilge de
lhermtisme du sacr, parce quil le restitue comme mditation (clart, lumire)
ou respiration. On se souvient qu la conception heideggrienne de ltre-vers-
la-mort, Lezama opposait celle du pote comme crateur de rsurrection .
Dans son texte Mara Zambrano met laccent sur le centre mme de la
conception du monde potique de Lezama, sur son agn orphico-catholique, sa
lutte tragique pour ne pas rester saisi, au terme de sa descente, dans le monde du
sacr sans rdemption, mais pour remonter au contraire vers la lumire. Mara
dit finalement : Le feu rtif lair [] ne deviendra jamais souffle si le pote-
gardien ne le conduit pas devenir flamme en soffrant lui-mme elle, sil le
faut, comme une salamandre qui danse et schappe dans lair et dans la lumire.
La fixit a libr la mobilit des lments, racines de ltre, pour que la
substance et la parole se manifestent sans se draciner et pour que lhomme,
comme arbre unique, atteigne sa vrit ultime.
Passant alors au commentaire du pome Les sept allgories , Mara
Zambrano prend en considration la question de limage chez Lezama. Je ne
peux aborder ici ce point en dtail, mais je rappellerai que Lezama a fond tout
son systme potique du monde sur sa thorie de lImage. Si lhomme a
perdu sa ressemblance, son identit avec Dieu, il lui reste la possibilit dtre
image, dit Lezama. Limage doit raccorder ou ravauder lespace de la chute ,
affirme-t-il aussi. Ou bien il cite la phrase de Pascal : La vraie nature tant
perdue, tout devient sa nature . Il revient lImage de combler ce vide, de crer
une surnaturalit. Limage ou, comme le dit Lezama, le couvre-feu de
limage , limage mdiatrice entre le tellurique et le stellaire, sera la rponse de
lhomme du pote contre la fixit, la rumeur ennemie, la rsistance que lui
oppose le monde tantalique ou thanatique du sacr sans rdemption. Limage, en
outre, et cest dcisif, ne perd jamais la primordialit dont elle procde . Or,
pour Lezama, limage majeure est celle de la rsurrection, comme il lindique
expressment dans plusieurs de ses essais et comme il le manifeste en acte la
fin des trois pomes qui sont cet gard archtypaux : Mort de Narcisse ,
Rhapsodie pour le mulet et Le pavillon du vide . On remarquera enfin
que cette image de la transcendance est chez Lezama une image incarne, non
sans y voir une variante de la raison potique de Mara Zambrano. Mara dit
propos de lhomme vritable et de Lezama Lima : Chez lhomme vritable
seul le verbe se fixe dans la mmoire . Et Lezama pouvait lui rpondre
travers lun de ses sonnets les plus anciens. la question pose la fin de lun
dentre eux : Mais en mourant des ailes ne nous sont-elles pas donnes ? , il
rpond dans le sonnet suivant : Mais si, tu viendras ; je te vois, l-bas, / vague
aprs vague, tunique sans couture, / qui vient minviter ce que je crois : / mon
Paradis et ton Verbe, lincarn . Mara Zambrano comprend parfaitement tout
cela dans le dernier paragraphe de son texte, intitul Le buisson ardent :
Afin que l-bas, dans linfinitude, non seulement promise mais confie
lhomme, limage soit mmoire-pense, et quadvienne lincarnation, la
substantialisation de limage o lamorphe de la substance sera rdim, de telle
sorte que sa mort invitable sachemine vers la rsurrection. Mais je voudrais
citer encore le dernier paragraphe de lessai de Mara Zambrano sur lequel je me
suis attard, Un homme vritable , pour que lon apprcie comment
lexgte andalouse rsume tout dans limage prcise dune raison potique en
acte. Cest sur une question de Lezama que Mara ritre en la dchiffrant : Le
buisson ardent, source peut-tre de lEau igne ? , que sachve son texte qui,
en dfinitive, nest peut-tre pas aussi hermtique quon aurait pu le penser :
Leau igne qui tient du bcher et du poisson / mais sattarde et nomme
lair , nous nous figurons que cest la Mer de Flammes dans laquelle lHomme
vritable se baigne plusieurs reprises ct des dieux, et que cest en mme
temps le fleuve qui le dpose auprs du buisson ardent du Dieu unique, qui
embrasera les dieux qui lui rendront son essence. Et voil quil fera de
lHomme sa flamme en lui donnant une mort aurorale, signe du sacrifice
accept.
lumire manifeste / qui rend lil gal au soleil.
Lezama tait la vivante incarnation comme Mara de la raison
potique. En mars 1975, il lui avait consacr un pome dont je citerai ces vers :
Maria est dj pour moi / comme une sibylle dont lgrement nous nous
approchons, / croyant entendre le centre de la terre / et le ciel de lempyre, / qui
est au-del du ciel visible. / La vivre, lentendre arriver comme un nuage, / cest
comme boire un verre de vin / et nous enfoncer dans son limon. cet loge
que lui offrit celui qui tait peut-tre alors le plus grand pote vivant, celle qui
tait sans doute la plus grande parmi les penseurs vivants rpondit en se situant
la mme hauteur : Merci pour votre vin et pour le limon. Vous avez toujours
eu la vertu de faire en sorte que les enfers, le monde den bas, ce qui reste,
apparaisse sauv sans se dpossder de son tre. Que Dieu vous bnisse.21
Wanda Tommasi a relev que dans le panorama philosophique du XXe
sicle, la diffrence de Heidegger qui considrait langoisse comme la tonalit
motive fondamentale de ltre humain, Mara Zambrano, linstar dErnst
Bloch, soutenait que lesprance tait plus fondamentale et que langoisse
naissait prcisment de lextinction de lesprance. Cette esprance
transformatrice a ncessairement voir avec les horizons de lutopie. Dans
quelle mesure son exprience cubaine et portoricaine a-t-elle nourri la
dimension utopique de la pense de Mara Zambrano ?
Nous connaissons le danger faustien de toute utopie. Mais en mme
temps, il me semble que cest sur cette lisire tremblante quavancera toujours
ltre humain. Dans un prologue crit en 1987 pour la rdition de Philosophie
et posie, Mara Zambrano dclarait : Jentends par Utopie la beaut
irrsistible, et aussi lpe dun ange qui nous pousse vers ce que nous savons
impossible . Elle qui avait vcu et profondment ressenti lutopie de la
Rpublique espagnole, elle qui avait connu lhistoire comme tragdie intime et
collective, elle ne renona jamais la ncessit de lutopie.
Aprs la dfaite de la Rpublique, lorsquelle sexila en Amrique et plus
prcisment dans une le, Cuba, Mara Zambrano transfigura sa pense sans
abandonner son dsir dutopie rdemptrice. En 1940, elle crivit ce curieux essai
dont nous avons dj parl, le de Porto Rico (Nostalgie et esprance dun
monde meilleur). En pleine conflagration mondiale, loin de sa patrie, loin de
lEurope, elle entreprend donc de repenser lHistoire et la philosophie
occidentales depuis ce lointain. Histoire, raison et philosophie dont elle
reconnat la crise. Dans ce temps du mpris , comme elle le dit en se rfrant
Tertullien, elle rarticule sa pense et trouve cette voie salvatrice : la Raison
potique. Elle soriente vers un savoir de rconciliation. Cest pourquoi il
importe de toujours prendre en considration son exil au Mexique, Porto Rico
21. Lettre du 3 juin 1975.
et surtout Cuba. Parce que cest l quil lui a fallu, pour la deuxime fois, d-
natre pour renatre.
La premire fois, elle la raconte dans un livre inoubliable, Dlire et
destin, et plus prcisment dans le chapitre Adsum , crit La Havane au
dbut des annes cinquante. Elle y voque ce moment de sa jeunesse o elle
souffrit dune maladie grave. Ce sont des pages admirables qui rappellent
latmosphre potique et mystrieuse de la premire partie de Jardin, le roman
de Dulce Mara Loynaz. Paradiso, de Jos Lezama Lima, souvre galement sur
une exprience semblable. Cest lexprience dune nouvelle naissance. Cest
lIncipit Vita Nova de Dante. Et maintenant, nayant pu mourir, elle sentait
quelle devait natre par elle-mme.22 De la souffrance de Mara, de son dlire,
de son entrevision de ltat prnatal , merge sa dcision de se consacrer la
philosophie, ne serait-ce que pour essayer de comprendre cette phrase de
Caldern qui sert dpigraphe Adsum : Car le plus grand dlit quait
commis lhomme, cest dtre n .
La deuxime fois, cest donc La Havane, et le texte le plus
emblmatique cet gard est La Cuba secrte (1948). Mais dans le de Porto
Rico, crit huit ans auparavant, on apprcie dj comment Mara Zambrano
redcouvre linsularit. Cela advient en Amrique, qui incarna diverses visions
utopiques la Renaissance et au XVIIIe sicle. Et cela advient dans une le :
Atlantide, utopie engloutie, catacombes o sauvegarder une lumire, comme elle
lindiquait dans une lettre Virgilio Piera. Voil le lieu de son voyage
orphique aux enfers de la conscience. Orphique, parce quil sagit dune
descente, comme celles dUlysse, dne ou de Dante, pour remonter ensuite
vers la lumire. Un tel chemin est inhrent lexprience dune nouvelle
naissance. Lutopie perdue est alors transfigure sous dautres latitudes et Mara
Zambrano en vient regarder nouvellement lEspagne, travers la souffrance et
lloignement. Elle la voit comme une sorte dle trange, le plutt que
pninsule ibrique . Cest ainsi que saccomplit la dialectique du sous-titre du
petit livre : nostalgie et esprance. Les adjectifs quelle utilise rappellent parfois
ceux de Christophe Colomb : le merveilleuse , dit-elle. Nostalgie de
lEspagne et esprance en une nouvelle Espagne. Mais dans sa mmoire
cratrice elle tablit une autre analogie qui relie les les de lge, les
22. Mara Zambrano, Dlire et destin, traduit de lespagnol par Nelly Lhermillier, Paris, Des femmes, 1997, p. 15.
lgendaires les grecques, source de la sagesse occidentale, aux les des Antilles.
Le Mare nostrum change de gographie.
Lhomme est la crature qui se dfinit davantage par ses nostalgies que
par ses trsors , dit Mara Zambrano. Borges affirmait que le Paradis est
Paradis force dtre perdu. Perdu mais dsir, dirait Mara. Et ce dsir ardent
est la foi la plus profonde, la croyance la plus vraie. Il surgit de la pauvret, du
dnuement, de labandon, comme le savait bien Lezama. Laspect dcisif dle
de Porto Rico est dans son mouvement de pense qui amne Mara Zambrano
crire : Quand elle se dirige vers quelque chose, toute nostalgie se transforme
en esprance . En esprance dun monde meilleur, comme lindique le sous-
titre quon se gardera doublier. Le contenu de ce livre, idyllique et utopique
dun ct, historique et politique de lautre, va ouvrir la voie une perception
plus profonde. On va en ralit passer dune utopie gographique et historique
une utopie potique et ontologique, ou mtaphysique.
Selon vous, que peuvent nous apprendre les annes cubaines de Mara
Zambrano sur sa manire de vivre et de penser lhistoire ?
Dans La Cuba secrte , Mara Zambrano fait allusion la relation de
lorignisme lhistoire quand elle crit propos de lanthologie de posie dont
elle rend compte : Les Dix potes cubains23 nous disent diffremment la mme
chose : que lle endormie commence se rveiller comme se sont rveilles un
jour toutes les terres qui furent ensuite histoire . travers ces mots, on
comprend mieux les jugements de Lezama sur limage comme cause secrte de
lhistoire, sa thse sur la prophtie, dveloppe dans un commentaire sur un
recueil de pomes de Cintio Vitier, Ltonnement dtre, ainsi que le thme
commun aux Orignistes de limpossible historique, ou encore la foi lzamienne
en lincarnation future de limage, et de la posie mme, dans lhistoire. Mara
Zambrano ajoute aussitt dans son essai : Il faut esprer que cette pense ne
sera pas interprte comme une ngation de ce que Cuba a conquis en termes
dHistoire, ni comme une dvalorisation de ce quelle a produit et est en voie de
produire dans le domaine de la pense. Un rveil potique, disons-nous, de sa
substance intime, de ce qui doit tre, une fois rvl dans lHistoire, le support
23. Diez poetas cubanos 1937-1947, Anthologie et Notes de Cintio Vitier, La Havane, Orgenes, 1948.
de la pense et doit laccompagner comme sa musique intrieure. partir de
l, Cintio Vitier a articul la prophtie ontologique et potique de Mara
Zambrano avec sa propre lecture tlologique dOrgenes, considrant que ce
mouvement faisait partie dune culture tourne vers lhorizon de la Rvolution.
travers une sorte de lecture anthropique et nettement tlologique, Vitier a
voulu voir dans la rvolution cubaine la fin dune histoire apocryphe , pour
employer une formule de Mara Zambrano. Il a voulu voir dans cette rvolution
laccomplissement de la prophtie lzamienne sur lincarnation de la Posie
dans lHistoire. En rduisant davantage encore la cosmovision de Lezama et de
Mara Zambrano et la porte transcendante de leurs propos, il a considr que la
rvolution cubaine justifiait rtrospectivement Orgenes. Mais il est all plus
loin et a symboliquement mis en rapport le dpart dfinitif de Mara Zambrano
de Cuba en 1953 avec un fait survenu la mme anne mais qui na aucun lien
avec le retour en Europe de la philosophe : lassaut la Caserne Moncada qui
marqua le dbut de linsurrection arme du Mouvement du 26 juillet contre la
tyrannie de Fulgencio Batista. Cest un vaste sujet sur lequel je ne peux pas
mtendre ici. Certes, au moment du triomphe de la rvolution cubaine, Lezama,
tout autant que Vitier, a lgitimement pens que limpossible historique avait
pris fin. Toutes les conjurations ngatives ont t dcapites , a-t-il pu crire
ce moment-l, ajoutant que ce temps tait celui de laube de lre potique
entre nous . Lezama a voulu voir dans lpoque naissante la dernire de ses
res imaginaires Mais lhistoire a poursuivi son cours inexorable et
imprvisible. A posteriori, Lezama na pu continuer de souscrire cette joie
comprhensible, cet idalisme romantique quil avait soutenu laube de la
rvolution. Lhistoire est connue : il a fini ses jours dans un ostracisme complet.
Aprs sa mort survenue en 1976 La Havane, Mara Zambrano crivit une
premire version de son essai Un homme vritable : Jos Lezama Lima .
Dans ce premier tat du texte, elle se montre trs claire lgard de lvnement
historique controvers en repoussant toute lecture tlologique possible : Cette
danse sacre-profane qui prit corps laube du moment historique fut rompue
par les pleins pouvoirs qui commandent depuis les bureaux de lennui cet
ennui qui mane comme un long relent des lieux de pouvoir o le sourire se
congle sous forme de masque. Ainsi continue-t-on de sourire quand est
patriarcalement et fraternellement dcrte lasphyxie de laurore imprvue, et
cest de cette faon que la danse est brise par un pouvoir unique, duel ou
quintuple peu importe et que les chanes apparaissent la place de la
ronde sacre. Quant au mot, il sutilise, vu quil faut toujours lutiliser ; il
sutilise, se rpand, parole dite en vain. (Au centre de la danse impossible, [il y
a] lhomme vritable, le vrai pote qui ne dfaille pas, jamais seul, jamais dans
la solitude). Et puisquil en est ainsi, la danse sacre ne continuera pas mais se
donnera sous lhistoire, au-dessus de lhistoire, dans le lointain invulnrable, le
ciel o la semence imprvisible tombe et tombe encore.
Sil doit tre question de prophties, je prfre men tenir celle que
formule Lezama la fin dune lettre adresse Mara le 31 dcembre 1975 :
Je vous vois toujours dans cette ascension qua t votre vie. Forme en
profondeur pour cette solitude laquelle vous avez su rsister. Car en ralit je
vous situe toujours en ces annes o nous nous voyions une telle frquence
que notre conversation semblait ne pas sinterrompre mais tre une continuation
invisible au sein de laquelle ne nous chappaient ni les agneaux blancs ni les
noirs, dont le sacrifice sert pntrer dans les enfers, selon les vieilles lectures
odyssennes. Mais alors quen ce temps-l je vous voyais en votre prsence, je
vous vois maintenant dans votre transfiguration, en cette autre figure que nous
sommes tous et que peu dentre nous parviennent voir, mais vous avez russi
vivre sur les deux plans, [cest--dire aussi] dans ce que lon pourrait appeler la
surnature, comme si une chambre tait et tout la fois ntait pas en troite
correspondance avec lautre. Cest ce quen des sicles dj lointains les
bndictins appelaient la sobre brit de lesprit, qui nous permet de faire
communiquer lros stellaire avec G, la dvoratrice.
Depuis ces annes, vous tes en relation troite avec notre vie ; ctaient
des annes de mditation secrte et dexpression pleine dallant. Nous vous
voyions une frquence ncessaire et vous nous apportiez la compagnie dont
nous avions besoin. Nous tions trois ou quatre personnes24 qui nous tenions
compagnie en dissimulant le dsespoir. Parce que cest parmi nous, sans doute,
que vous avez fait le plus grand travail damiti secrte et intelligente. Ainsi
commencions-nous dj vous voir avec vos yeux bleus, qui nous donnaient
24. Ces personnes taient probablement Jos Lezama Lima, Mara Zambrano, sa sur Araceli arrive Cuba en 1948 et le docteur Gustavo Pittaluga (Florence, 1878-La Havane, 1956), ami de cur de Mara aprs que celle-ci se fut spare dAlfonso Rodrguez Aldave, son mari. Faisaient galement partie du cercle des amis de Mara Zambrano des crivains et des intellectuels lis Orgenes, comme Fina et Bella Garca Marruz, Eliseo Diego, Cintio Vitier, ou encore
lcrivaine et ethnologue Lydia Cabrera. (N.d.T.)
limpression que quelque chose dun peu surnaturel devenait quotidien. Je me
rappelle ces annes comme les meilleures de ma vie. Et vous tiez l, vous
pntriez dans la Cuba secrte qui existera aussi longtemps que nous vivrons et
qui rapparatra ensuite sous des formes impalpables peut-tre, mais dures et
rsistantes comme le sable mouill.
Jorge Luis ARCOS
Traduit de lespagnol par Jean-Baptiste Para