Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

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  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

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    Bulletin de l'AssociationGuillaume Budé

    Homère, poète moderneJoseph Moreau

    Citer ce document Cite this document :

    Moreau Joseph. Homère, poète moderne. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1962. pp. 298-316 ;

    doi : 10.3406/bude.1962.4001

    http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001

    Document généré le 30/05/2016

    http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://dx.doi.org/10.3406/bude.1962.4001http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001http://dx.doi.org/10.3406/bude.1962.4001http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/

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    Homère,

    poète

    moderne

    *

    Qu'on ne

    se laisse pas abuser par le titre de cette causerie :

    mon intention n'est pas d'étonner par un paradoxe, mais au

    contraire de

    témoigner en faveur

    de

    la tradition et

    de

    l'humanisme classique. Qu'est-ce, en effet, qu'un humaniste ? C'est

    celui qui

    croit

    qu'il y

    a

    dans les

    ouvrages de

    l'esprit

    humain des

    valeurs indépendantes des temps

    et

    des

    lieux, —

    celui

    qui,

    sans

    être

    étranger

    à

    son pays

    et

    à

    son

    temps,

    à

    cette

    portion

    d humanité

    dans laquelle il

    doit vivre

    et

    agir, est ouvert par

    la

    pensée

    à

    tout ce

    qui pense ou a pensé

    en

    notre

    monde

    : non pour orner

    son esprit d'une bigarrure voyante,

    d'une

    teinte de

    toutes

    les

    civilisations les plus diverses, mais pour découvrir au contraire

    ce qui fait l'unité

    de

    la nature humaine, ce qu'il y

    a

    en

    l'homme

    de plus

    profond et d'universel. L'humaniste est affranchi

    de

    toute étroitesse locale ;

    il

    est «

    concitoyen

    de toute

    âme

    qui

    pense » ;

    il

    est affranchi surtout

    de

    la superstition

    de l'actualité.

    Il sait

    que

    si c'est dans l'actualité

    que

    s'imposent à nous nos

    tâches,

    que

    se

    posent nos problèmes,

    toute

    pensée

    qui

    ne

    s'élève

    pas, pour

    les résoudre,

    au-dessus

    des

    événements

    quotidiens

    et

    des

    commentaires

    de

    la

    presse,

    au-dessus

    des conceptions ou

    des

    théories

    momentanément

    en

    vogue, dans le

    monde

    de

    la

    littérature ou

    de

    la politique, est une pensée superficielle,

    indigente

    et

    débile ; pour comprendre

    son

    temps,

    il

    est nécessaire

    de

    le

    dominer

    :

    et

    l'on

    n'y parvient pas si

    l'on

    est

    obsédé

    par les

    idoles

    du

    jour, ou

    si

    l'on s'en remet aveuglément à

    tel

    ou

    tel

    système

    de

    philosophie

    de l'histoire, prétendue clef

    pour

    l'explication

    du

    passé

    et

    les anticipations d'avenir.

    L'humaniste

    est

    celui

    qui

    cherche,

    sous les événements

    qui

    agitent

    ou

    ont

    agité

    la scène du

    monde,

    et qui

    sont,

    dit

    Unamuno

    1,

    comme les

    tempêtes qui soulèvent les vagues

    de

    la

    mer,

    ce qu'il y a dans la nature

    humaine

    de

    profond et d'immuable, —

    qui

    demande à l'histoire

    de lui révéler, sous les vicissitudes

    du

    développement

    et la

    diversité des

    apparences

    humaines,

    la

    substance permanente de

    l'homme,

    sa vérité éternelle.

    L'écrivain

    qui exprime

    cette

    nature

    humaine permanente

    est

    un

    classique. Ses œuvres

    ont

    vu

    le

    jour en un pays

    et

    en

    un

    temps,

    mais

    elles

    valent

    pour

    tous les

    pays

    et pour tous les temps

    ;

    *

    Conférence

    prononcée

    à

    Bordeaux,

    sous

    le

    patronage de

    l'Association GuiU

    laume Budé, le 3

    mars

    1956.

    1. M. de Unamuno, En torno al casticismo,

    I

    : La tradition eterna, § 3.

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    et

    l'humaniste, le connaisseur

    d'

    œuvres

    classiques, est

    celui

    qui

    saisit

    ces

    valeurs

    intemporelles,

    qui

    apprécie les ouvrages

    de

    l'esprit,

    quel

    que

    soit le lieu

    et

    le temps

    de

    leur apparition.

    Pour

    lui,

    la

    querelle

    des

    Anciens

    et

    des

    Modernes

    est

    dénuée

    de

    sens.

    On sait ce que

    fut cette

    querelle, qui agita le

    monde

    des lettres,

    en France, à

    la

    fin

    du

    XVIIe

    siècle.

    Un groupe

    de

    beaux-esprits

    (le

    plus

    illustre était Fontenelle),

    excédés de

    la vénération qui

    s'attachait

    traditionnellement

    à

    l'Antiquité,

    osèrent prétendre

    que

    les Anciens,

    que

    l'on proposait à l'imitation comme des modèles

    inégalés,

    avaient été

    largement dépassés par les

    Modernes,

    non seulement dans les

    sciences,

    mais aussi dans les arts

    et

    dans

    les lettres, et que

    le siècle de

    Louis

    XIV n'avait

    rien

    à envier

    aux

    siècles d'Auguste

    ou de Périclès. Par

    une étrange

    ironie,

    la défense

    des

    Anciens

    était

    représentée

    par

    les

    grands

    classiques,

    c'est-à-dire par ceux-là mêmes

    que

    les admirateurs des Modernes

    opposaient aux

    Anciens. Rien

    ne décèle aussi bien l'inanité

    de

    cette

    querelle : ceux qui s'étaient montrés

    capables

    de

    rivaliser

    avec les Anciens,

    qui

    s'étaient, disait-on, élevés à leur

    niveau,

    en

    demeuraient les admirateurs ; les détracteurs des

    Anciens,

    ceux

    qui

    exaltaient le

    mérite,

    la

    supériorité des

    Modernes,

    avaient

    pour contradicteurs ceux-là mêmes

    qu'ils

    préféraient aux Anciens.

    Ce

    qui

    avait fait la

    grandeur

    des classiques, d'un Racine par

    exemple,

    c'est que leur attachement

    aux

    modèles

    antiques

    n'était

    pas une

    servitude, mais la

    marque

    qu'ils

    savaient

    découvrir,

    sous le visage antique, l'homme éternel.

    Les

    Modernes, je veux

    dire les

    partisans

    des Modernes, en réservant leur admiration

    aux auteurs de leur

    siècie,

    dénotaient seulement ieur propre

    incapacité à saisir

    les valeurs intemporelles. Celui qui,

    de

    nos jours,

    prétendrait admirer Proust, Valéry, Pirandello,

    et dédaignerait

    Balzac, Voltaire ou Shakespeare,

    révélerait

    par

    là même que

    son

    admiration résulte du prestige

    de

    la mode ou d'une séduction

    superficielle, mais non

    d'une

    intelligence profonde des valeurs

    du

    roman, de

    l'essai ou du drame.

    Si

    j ai

    évoqué la

    querelle des

    Anciens

    et

    des Modernes,

    c'est

    non seulement pour préciser

    en

    quoi consiste

    la

    pérennité des

    classiques,

    c'est aussi parce

    que

    l'un des Anciens qui y a

    été

    le

    plus

    malmené est

    précisément le poète

    dont je vais vous parler

    ;

    et

    c'est au cours

    de cette querelle

    qu'a

    été

    pour la première fois

    soulevée

    la

    question :

    Homère

    a-t-il existé ?

    Il

    est

    remarquable,

    en effet,

    que

    si

    la

    tradition attribue à

    Homère la

    paternité de

    Y Iliade

    et

    de

    Y

    Odyssée, les deux

    grandes

    épopées

    de

    la Grèce,

    nous ne savons rien

    de

    certain

    sur

    sa vie

    et

    sa personne ; sa

    figure

    ne nous

    apparaît

    que dans

    des

    récits légendaires, qui nous

    le

    représentent

    comme

    un chanteur

    itinérant,

    un

    aède aveugle

    ;

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    3oo

    et sept villes

    de

    l'Hellade se

    disputaient

    la gloire

    de

    lui avoir

    donné le jour. Mais

    cette

    ignorance même où nous sommes au

    sujet de l'homme

    qu'on appelle Homère

    donne à

    la question

    de

    son

    existence

    un

    sens

    très

    particulier.

    Car,

    enfin,

    Y

    Iliade

    et

    Y

    Odyssée

    existent ; elle sont traduites dans

    toutes

    les langues

    d'Europe

    ;

    chacun de nous peut les lire ;

    et les

    hellénistes

    les

    lisent même

    dans le texte grec, un grec

    qui

    n'est pas

    celui de

    Platon ou

    de

    Démosthène, mais une langue archaïque,

    un

    dialecte ionien

    ;

    et

    ces poèmes,

    apparemment, ne

    se

    sont

    pas faits tout seuls.

    Ceux-

    donc qui, à

    la

    suite

    de

    l'abbé d'Aubignac x,

    qui

    le premier à

    soulevé

    la

    question, ont nié l'existence

    d'Homère,

    ont voulu

    dire

    seulement

    que

    les

    ouvrages

    qu'on lui attribue ne sont pas

    l'œuvre d'un auteur unique. Ces

    plus

    anciens

    poèmes de

    la

    Grèce

    seraient,

    d'après

    eux,

    des rhapsodies, des

    collections de

    chants ou

    d'épisodes

    distincts, dus à des auteurs divers

    et

    anonymes,

    et

    réunis

    seulement

    à un âge

    postérieur. Peut-être

    même

    ne

    faudrait-il

    pas parler

    d'auteurs, mais

    d'une

    foule anonyme,

    d'une succession

    de

    générations

    se transmettant oralement,

    avant l'invention

    de l'écriture, un

    vieux

    fonds de

    récits

    folkloriques,

    et

    les amenant peu à peu à

    la

    forme

    poétique.

    Telle est

    la

    théorie

    que

    devait

    développer

    l'érudit

    allemand

    Frédéric-

    Auguste Wolf,

    dans

    ses

    Prolégomènes sur Homère, en 1795

    :

    théorie

    admise d'enthousiasme par les générations romantiques,

    qui

    y

    voyaient

    l'attestation

    d'un

    art

    spontané, expression de

    l'âme populaire,

    et appliquée

    aussitôt à

    la

    genèse des grandes

    épopées médiévales, les Nibelungen germaniques ou la Chanson

    de

    Roland.

    La théorie de

    Wolf

    a

    conquis

    progressivement

    les Universités,

    elle régnait

    souverainement

    à

    la

    fin

    du

    xixe siècle ;

    mais, depuis

    lors, une réaction s'est

    produite.

    Les

    découvertes des

    archéologues,

    nous

    révélant les civilisations préhelléniques,

    deMycènes

    ou de

    la

    Crète, nous ont

    détourné

    de

    regarder

    les poèmes

    homériques

    comme

    la

    manifestation

    d'un

    génie

    impersonnel

    et

    primitif ;

    et

    les

    efforts

    des

    philologues,

    appliqués

    à

    l'étude

    critique du

    texte

    homérique, de ses

    remaniements et

    de ses

    altérations

    au

    cours d'une longue tradition,

    ont

    abouti à le nettoyer, à le

    restituer,

    à en mettre en relief le caractère artistique. Nous avons

    assisté à ce qu'on a appelé « la résurrection d'Homère » 2.

    N entendons point par

    là que

    les connaisseurs

    soient

    disposés

    aujourd'hui

    à restituer au poète aveugle les deux grandes

    épopées

    ; déjà,

    des

    critiques

    de l'Antiquité séparaient

    les

    deux poèmes

    et

    leurs

    1.

    Conjectures homériques ou Dissertation sur l'Iliade, Paris, 1715.

    2.

    Cf.

    Victor

    Bérard,

    Introduction

    à

    l'Odyssée,

    3

    vol.,

    Paris, 1924-1925,

    notamment le t. III,

    p. 167-400,

    et

    aussi,

    du

    même auteur, La

    résurrection

    d'Homère,

    2 vol., Paris, 1930.

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    auteurs.

    Pour nous en tenir seulement à l'Odyssée, nous allons

    voir qu'on y

    peut

    distinguer

    trois

    poèmes artificiellement réunis,

    et d'époque

    vraisemblablement différente ; mais chacun d'eux

    est

    une

    composition, un ouvrage

    véritable,

    réalisé

    par

    un auteur

    inconnu certes,

    mais qui

    était cependant un individu, un poète.

    Il

    sera pour

    nous sans inconvénient

    de désigner sous le nom

    d'Homère l'auteur du plus achevé

    et du

    plus ancien de ces

    poèmes, celui

    qui

    constitue la partie centrale

    et

    la plus brillante

    de

    V Odyssée.

    On

    sait comment s'ouvre le

    poème

    de V Odyssée : le poète

    invoque

    la Muse

    et

    la

    prie de

    lui

    conter

    les aventures

    de

    «

    l'homme

    aux

    mille

    tours »,

    de

    l'ingénieux

    Ulysse,

    ...

    qui

    sur

    les

    mers

    tant

    erra

    quand

    de

    Troade

    il eut

    pillé la

    ville

    sainte,

    celui

    qui

    visita les

    cités

    de

    tant

    d'hommes

    et

    connut

    leur

    esprit, celui qui

    sur

    les mers

    passa

    par tant d'angoisses avant

    de

    rentrer

    enfin,

    seul,

    dans

    sa patrie, ayant perdu, par

    la

    colère

    de

    Poséidon,

    tous ses

    hommes d'équipage 1.

    Et aussitôt après

    cette

    invocation nous sommes transportés à

    l'Assemblée

    des dieux,

    qui va délibérer et

    statuer sur le cas

    d'Ulysse, qui

    nous est

    brièvement

    exposé. Je lis Y Odyssée dans

    l'admirable traduction

    de

    Victor Bérard

    2,

    me réservant

    toutefois d'y apporter de temps en temps une modification, je

    n osera is

    dire

    une

    correction

    :

    Ils

    étaient

    au logis, tous les autres

    héros,

    tous ceux

    qui

    de

    la mort

    avaient

    sauvé ï

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    en

    vacances au pays des Éthiopiens, dont le nom signifie en grec

    « visages brûlés » (les Éthiopiens étaient les seuls représentants

    du

    monde noir que

    connût l'Antiquité,

    car ils

    n'étaient

    pas isolés

    des bords méditerranéens par

    l'étendue

    infranchissable du

    désert,

    mais

    ils descendaient vers l'Egypte par

    la

    vallée

    du

    Nil),

    Athèna

    profite

    de

    son absence pour

    soumettre

    à Zeus une requête en

    faveur

    d'Ulysse,

    ... pour ce

    sage,

    accablé du

    sort,

    qui, loin des

    siens,

    continue

    de

    souffrir dans une île aux deux rives. Sur ce

    nombril

    des mers,

    en

    cette

    terre

    aux arbres, habite une déesse, une fille d'Atlas, ce génie

    redoutable

    qui connaît de la

    mer entière

    les

    abîmes, et qui

    veille,

    à

    lui seul,

    sur les hautes colonnes qui

    tiennent

    écarté

    de

    la

    terre le

    ciel.

    Sa fille

    tient captif

    le malheureux

    qui pleure. Sans cesse en

    litanies de

    douceur

    amoureuse,

    elle veut lui verser

    l'oubli

    de

    son

    Ithaque.

    Mais

    lui, qui

    ne

    voudrait que

    voir

    monter un jour les fumées de sa

    terre, il

    appelle la

    mort

    1.

    Nous nous

    demanderons tout

    à

    l'heure

    est située cette île

    de Calypso ; ce sera une

    première

    façon de faire

    rentrer l'Odyssée

    dans le monde d'aujourd'hui.

    Mais il

    nous

    faut

    observer

    d'abord

    que

    cette

    Assemblée

    des dieux, dont nous avons la relation au

    chant

    I,

    ne trouve son

    dénouement

    naturel qu'au chant V, lorsque

    Zeus, répondant à

    la

    prière

    d'Athèna,

    donne

    mission

    à Hermès,

    le

    messager

    des dieux, d'aller signifier à

    la nymphe Calypso

    l'ordre

    de

    ne

    plus

    retenir

    Ulysse.

    C'est

    donc seulement

    au chant

    V,

    après

    le

    prologue

    céleste

    qui ouvre

    le

    chant I,

    que

    commence

    l'action principale

    de

    V Odyssée. Les

    quatre

    premiers chants, à

    l'exception de

    ce prologue,

    détaché de

    l'ouvrage qu'il

    introduit,

    sont remplis d'un récit

    étranger au

    plan

    initial,

    et qu'on

    peut

    appeler le

    Voyage

    de Télémaque, le fils

    d'Ulysse,

    à

    la recherche

    de

    son père. De même, les derniers

    chants (XIII-XXIV)

    de V Odyssée

    constituent une suite au poème central ; elle pourrait s'intituler

    la

    Vengeance d'

    Ulysse. Ulysse,

    rentré à Ithaque

    sous un

    habit

    de

    mendiant,

    se fait

    reconnaître par son fils,

    puis

    par

    le

    vieux porcher

    Eumée,

    massacre les prétendants

    qui

    courtisaient

    sa

    femme,

    la sage Pénélope, et

    est

    enfin

    reconnu par elle. La partie centrale

    de Y Odyssée, celle

    qu'annonce

    l'invocation

    initiale et

    pour

    laquelle est faite le prologue, relate les Navigations d'Ulysse.

    Ulysse,

    sur un

    radeau,

    s'éloigne de l'île de

    Calypso

    ; pendant

    dix-sept jours et

    dix-sept

    nuits, il

    vogue vers l'est, ayant

    la

    Grande Ourse à sa gauche ; arrivé

    en

    vue de l'île des

    Phéaciens

    (l'île de Corfou), près de

    la côte

    de l'Épire,

    il

    est pris dans une

    tempête

    qui disperse son radeau ;

    il

    ne doit son

    salut

    qu'à un

    voile magique

    que

    lui

    remet la déesse Ino. La tempête calmée,

    il

    cherche

    à

    la nage une

    grève

    hospitalière

    et

    y

    passe

    la

    nuit,

    tapi

    i. Jbid.,

    48-59.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    7/20

    303

    sous

    des feuilles d'olivier. Le lendemain,

    il

    est découvert par

    Nausicaa,

    la fille du

    roi

    Alkinoos, venue au lavoir avec ses

    servantes.

    Elle

    le

    conduit

    à

    la maison de

    son

    père,

    qui

    l'accueille

    royalement et fait

    armer

    un navire pour

    le

    reconduire

    à

    Ithaque,

    toute proche. Ainsi devaient se terminer

    les navigations d'Ulysse.

    Mais avant de quitter le palais de son hôte,

    Ulysse,

    au cours

    d'un festin

    organisé

    en

    son honneur,

    raconte

    ses aventures depuis

    le départ

    de

    Troie

    jusqu'à

    son

    arrivée dans l'île

    de

    Calypso. Ce

    récit

    remplit les

    chants

    VIII

    à

    XII

    de

    l'Odyssée, qui contiennent

    les

    épisodes

    les plus célèbres, celui des

    Lotophages, du

    Cyclope,

    de

    Circé, des Sirènes, delà tempête,

    enfin,

    où périrent les derniers

    compagnons

    d'Ulysse,

    tandis

    que

    lui, cramponné à une épave

    de son

    vaisseau,

    flotte

    dix

    jours

    à

    la

    dérive,

    avant d'être

    rejeté

    sur

    une île, où la nymphe Calypso le recueille

    et

    le

    traite

    en

    ami.

    Ainsi se ferme le cycle :

    les récits

    chez Alkinoos ramènent

    Ulysse au lieu

    même d'où nous l'avons vu

    partir.

    Quand

    s'ouvre

    le

    poème, par l'Assemblée

    des

    dieux, il y a sept

    ans

    qu'Ulysse

    est retenu chez Calypso,

    et

    avant d'y arriver il

    avait

    erré

    plusieurs années

    sur

    les mers. Pourquoi le poète

    fait-il

    commencer

    à

    ce moment sa narration, pour ensuite

    revenir

    en

    arrière

    en

    donnant

    la

    parole à Ulysse chez

    Alkinoos

    ?

    On

    sait

    que ce

    procédé

    qui consiste à prendre l'action épique

    en

    son milieu, ou même

    proche

    de

    sa

    fin, à

    jeter

    le lecteur

    in médias res, est plus

    tard

    devenu classique, a

    été

    pris pour règle par les poètes épiques

    et

    appliqué

    JUu'uuimienl

    par Virgile en son Enéide. Mais

    l'auteur de

    l'Odyssée, en

    procédant de

    la

    sorte, n'imitait sans doute pas un

    modèle plus ancien ;

    il

    devait

    avoir

    un autre motif

    pour cela. Il

    est probable qu'il voulait frapper aussitôt l'imagination

    du

    lecteur, ou

    de l'auditeur,

    par un

    tableau d'exotisme.

    Vous avez

    remarqué sans

    doute,

    dans la

    requête

    d'Athèna,

    cette

    évocation

    de

    ... l'île aux deux rives

    : sur

    ce

    nombril

    des mers, en

    cette

    terre

    aux arbres, habite une déesse, une fille

    d'Atlas,

    ce génie redoutable,

    qui

    connaît

    de

    la

    mer

    entière

    les

    abîmes,

    et

    qui

    veille,

    à

    lui seul,

    sur

    les hautes

    colonnes

    qui

    tiennent

    écarté

    de

    la terre le

    ciel.

    Il y

    a

    là une indication précieuse pour la

    localisation de

    l'île ;

    mais écoutez-en d'abord la description

    éblouissante.

    Hermès, exécutant les instructions de Zeus, chausse ses sandales

    ailées, et

    il

    arrive au bout du monde, en vue

    de

    l'île où habite la

    déesse : alors,

    dit

    le

    poète,

    ...

    il sortit

    en marchant

    de

    la mer violette,

    prit

    terre, et

    s'en

    alla

    vers la

    grande

    caverne

    dont

    la nymphe

    aux

    cheveux bouclés

    avait

    fait sa demeure. Il

    la

    trouva chez elle un grand feu flambait au foyer;

    au loin

    se

    répandait l'odeur de

    cèdre pétillant

    et

    du

    thuya,

    qui

    brûlaient dans son

    âtre ;

    toute l'île en

    était

    embaumée. Elle

    était

    donc

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    8/20

    3°4

    au logis,

    chantant

    à belle voix, assise à son

    métier,

    et

    tissait

    avec une

    navette

    d'or. A l'entour de

    la

    grotte, un

    bois

    avait poussé sa futaie

    vigoureuse : aulnes et peupliers, et

    cyprès

    odorants,

    où gîtaient des

    oiseaux

    aux

    larges

    ailes, chouettes, éperviers

    et

    goélands

    criards,

    qui

    sillonnent les

    flots et vont

    pêcher

    au

    large.

    Au rebord

    de

    la voûte,

    une vigne en pleine force

    éployait ses

    rameaux, toute fleurie

    de

    grappes

    Près de

    là,

    quatre sources alignées versaient leurs

    ondes

    claires ;

    puis leurs eaux voisines divergaient, chacune de

    son côté, à travers

    de

    molles prairies jonchées

    de violettes

    et

    de fenouil marin.

    Dès

    l'abord en

    ces

    lieux, fût-il

    un

    immortel, qui

    n'aurait

    eu les yeux

    charmés, l'âme ravie

    x ?

    Cette

    réflexion souligne l'intention du poète : il a voulu

    que

    dès les premiers vers, nous fussions, nous

    aussi,

    saisis par la

    description

    de

    ce

    site

    enchanteur

    ;

    et

    ses auditeurs

    du

    monde

    préhellénique

    avaient sujet

    de

    l'être encore

    plus

    que

    nous,

    car

    ce

    paysage

    marin,

    cette

    île

    forestière,

    sa prairie, ses fontaines, ses fleuves,

    ses parfums,

    tout

    cela compose un

    tableau

    comme

    il

    n'est

    guère

    donné d'en voir dans les régions sèches

    de

    l'Orient méditerranéen ;

    c'est un

    paysage

    occidental

    et,

    pour tout

    dire,

    atlantique.

    Calypso

    est fille d'Atlas et Atlas, ce géant qui sonde la

    mer

    et qui porte le

    ciel,

    est la personnification d'une

    montagne

    qui garde le détroit

    par

    la

    Méditerranée

    communique

    avec l'Océan,

    la

    mer

    extérieure.

    A l'époque homérique, Atlas n'est pas, selon Victor

    Bérard, que

    nous suivons

    en

    tout

    ceci

    2,

    la grande échine

    qui

    traverse

    l'Afrique

    du Nord, mais

    un

    mont qui

    domine le détroit, de plus

    haut

    encore

    que le rocher de

    Gilbraltar,

    un mont dont

    la

    cime, souvent

    perdue dans les

    nuages,

    donne l'impression de porter le ciel. Ce

    mont est

    situé

    dans la

    région

    de

    Ceuta

    ; tous

    ceux

    qui

    ont

    navigué

    dans

    le

    détroit le

    connaissent ;

    on l'appelle communément la

    montagne

    de

    Ceuta, et plus précisément le Mont aux Singes ;

    il

    a

    environ

    850 mètres

    d'altitude (fig. 1 et 2).

    L'île

    de Calypso doit

    être

    cherchée au voisinage

    du mont. Il

    n'est pas douteux qu'elle soit située

    en

    cette région, puis-

    qu'

    Ulysse,

    voguant

    sur

    son

    radeau

    vers

    Ithaque,

    fera

    une

    traversée

    de

    près

    de vingt

    jours en se dirigeant vers l'est, ayant l'Ourse

    à

    sa gauche. Or, au pied

    du

    promontoire

    que

    domine le

    Mont

    aux

    Singes, se trouve un îlot presque invisible aux voyageurs du

    détroit

    ; ses

    contours

    se confondent, parmi les

    anfractuosités

    du

    rivage,

    avec les

    contreforts

    du mont,

    qui

    au

    contraire

    s'impose

    aux regards

    ;

    aussi la

    passe

    qui sépare l'île du rivage

    a-t-elle

    servir d'abri

    et

    de

    refuge secret aux vaisseaux phéniciens, aux

    navigateurs dont les

    récits ont inspiré le poète de l'Odyssée.

    1.

    Ibid.,

    V,

    55-74.

    2.

    V.

    Bérard, Les

    navigations d'Ulysse,

    t. III

    : Calypso et la

    mer

    de

    l'Atlantide,

    Paris,

    1929.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    9/20

    Le

    nom de

    Calypso signifie en grec « celle qui cache » ; la nymphe

    a caché Ulysse pendant sept ans ; mais son île était proprement une

    cachette, un refuge secret pour les marins ;

    et

    c'est à

    cette

    île,

    FlG. I.

    tcu

    FlG.

    2.

    peut-être,

    que

    s'est

    appliqué

    primitivement le nom d'Ispania, où

    une étymologie sémitique

    découvre

    la

    signification

    d'île

    de

    la

    cachette. Calypso serait la transcription

    grecque

    d'Ispania (on

    trouve

    de

    nombreuses

    transcriptions

    de cette

    sorte

    dans les noms

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    10/20

    300

    de lieux homériques) ; le nom

    sémitique d'un

    îlot

    du

    détroit se

    serait

    ainsi étendu, par

    l'intermédiaire

    des Carthaginois, puis

    des Romains, à toute

    la

    péninsule ibérique, pour devenir dans

    l'histoire

    le

    nom

    glorieux

    d'Espaha.

    L'îlot en

    question est

    appelé aujourd'hui d'un

    nom espagnol,

    Peregil, l'ile

    du

    persil.

    Elle doit ce

    nom à sa végétation,

    domine

    une

    plante

    appelée

    le persil

    de

    mer,

    ou

    fenouil

    marin,

    et

    mentionnée

    dans

    la description

    odysséenne. On y trouve aussi une grotte

    et

    un

    peuple d'oiseaux marins

    ; mais on n'y

    trouve

    plus

    l'abondante forêt, ni surtout

    les

    quatre sources. Victor

    Bérard, qui avec

    une science

    admirable

    et

    un zèle infatigable,

    pendant

    vingt-cinq

    ans, rechercha sur les lieux les sites odysséens, ne se

    tint

    pas

    pour

    satisfait

    tant qu'il n'eût retrouvé les quatre sources. Il y

    parvint

    seulement

    en

    août

    1912.

    Mais

    ce

    n'est

    pas

    dans

    l'île

    de

    Peregil qu'il trouva la grotte aux quatre sources

    ;

    il la

    découvrit

    non

    loin

    de

    là, mais

    sur

    la

    terre ferme, au

    voisinage

    de

    la

    rade de

    Benzus,

    qui s'étend

    à

    l'est du

    promontoire dominé par le

    Mont

    aux

    Singes, et

    au pied

    duquel

    se blottit Peregil. Au

    sommet du

    promontoire,

    il

    est encore des vestiges

    de

    l'antique forêt ; les

    grands fûts qui émergent

    des

    arbustes du maquis sont

    souvent

    décapités par les tempêtes du large ; ils deviennent ces

    troncs

    d'arbres morts,

    secs

    et

    bons à flotter, dont

    Ulysse,

    pour partir,

    construisit son radeau. Le royaume de Calypso n'est donc pas

    seulement l'île

    de

    Peregil,

    mais la

    presqu'île

    de

    Punta

    Leona

    à

    laquelle

    elle

    s'adosse

    ;

    ce n'est

    pas

    une île véritable, entourée

    d'eau

    de

    toutes parts (perirrutos),

    mais

    une île aux

    deux rives

    (amphirutos),

    dominée par un piton, d'où

    lui

    vient l'appellation

    de

    «

    nombril des

    mers »

    x.

    Maintenant

    que le

    site de

    Calypso a

    été

    restitué dans les mers

    d'Occident, nous comprenons mieux ce qui en

    faisait

    la

    séduction

    pour les

    auditeurs

    delà poésie homérique

    il

    avait pour

    eux Fat-,

    trait de l'exotisme.

    Il

    devait produire sur leurs imaginations un

    effet comparable

    à

    celui

    qu'éprouvaient

    les

    lecteurs

    de

    Chateaubriand, transportés par ses

    descriptions

    du Mississipi ou du

    Niagara.

    Et de

    même que Chateaubriand empruntait à

    des récits

    d'explorateurs ignorés

    la

    matière de ses

    tableaux

    éblouissants,

    décrivait des paysages qu'il n'avait pas vus 2, de même le poète

    de

    F

    Odyssée

    a dû

    tirer des

    livres

    de

    bord

    des navigateurs

    phéniciens

    la

    connaissance des rivages fa buleux où

    il

    conduit le divin

    Ulysse. Or

    le goût de

    l'exotisme est

    caractéristique

    d'une

    mentalité moderne ;

    il

    apparaît dans la littérature française à la fin du

    1. Voir des

    images du

    pays de Calypso

    in

    V. Bérard, Dans

    le

    sillage d'Ulysse.

    Album

    odysséen,

    noa 47-67.

    2.

    Voir

    J.

    Bédier,

    Études

    critiques,

    p.

    125-294

    :

    «

    Chateaubriand

    en

    Amérique

    Vérité et fiction.

    »

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    11/20

    307

    XVIIIe

    siècle, avec Bernardin

    de

    Saint-Pierre, qui

    visita l'île de

    France,

    dans l'Océan

    Indien,

    et

    en rapporta

    l'idylle

    célèbre de

    Paul

    et

    Virginie. Mais il

    ne faudrait

    pas croire

    que

    l'esprit ou

    la sensibilité

    moderne

    est

    nécessairement de date récente.

    La

    notion

    de moderne

    ou

    de

    modernité doit être

    généralisée ;

    elle

    désigne un âge

    de

    la

    civilisation

    ;

    et

    comme l'histoire nous fait

    connaître

    une pluralité

    des

    civilisations diverses, qui

    se

    sont

    développées à des époques

    différentes, toutes ne sont

    pas parvenues

    en

    même

    temps

    à

    l'âge

    moderne.

    Valéry x

    a fait observer qu'on

    pourrait reconnaître dans le cours

    de

    l'histoire plusieurs âges

    modernes ;

    celui de

    la civilisation gréco-romaine se placerait vers les

    premiers siècles

    de

    l'ère chrétienne ; je voudrais

    vous

    montrer

    que la poésie

    homérique,

    longtemps tenue pour la manifestation

    d'un

    génie

    primitif,

    accuse

    au

    contraire

    des

    traits

    qui

    révèlent

    une mentalité

    moderne ; elle avait derrière elle le

    moyen

    âge

    préhellénique.

    Ce

    qui

    caractérise un âge moderne, c'est, dans

    le

    domaine

    de

    l'art, une désaffection du goût à

    l'égard

    des thèmes traditionnels,

    ceux où s'exprime la vie

    quotidienne, ses travaux

    et

    ses

    joies,

    ou les croyances communes ;

    et c'est, en

    revanche, une curiosité

    avide

    de

    nouveau.

    A

    ce

    besoin répond

    la littérature exotique,

    la

    peinture des pays lointains ou des mœurs étrangères, mais

    aussi bien celle

    d'un

    passé oublié : l'engouement

    pour

    le moyen-

    âge, pour

    l'architecture gothique,

    va

    de

    pair

    avec

    le goût

    de

    l'exotisme dans

    la

    littérature

    romantique.

    Il y

    a

    donc

    dans

    l'esprit « moderne » un

    affranchissement

    à l'égard

    de

    la tradition

    régnante et une ouverture

    sur

    la

    diversité des

    cultures

    humaines,

    qui peut conduire à un sens approfondi de l'universalité. Il

    n'est point paradoxal

    de dire

    que

    seul un

    esprit « moderne »,

    ouvert

    aux

    influences extérieures,

    libéré des étroitesses

    locales,

    peut

    devenir

    un

    classique. Dans l'histoire

    de notre civilisation

    occidentale, les temps modernes commencent avec

    la

    Renaissance,

    qui est une période

    de

    rupture avec

    la

    tradition

    médiévale, alors

    exténuée,

    un retour à l'Antiquité

    hellénique

    ;

    mais celle-ci,

    digérée

    et

    assimilée

    par

    le

    génie

    national,

    alimentera

    au

    siècle

    suivant la floraison

    des

    classiques

    français.

    Il

    y a ainsi, à

    l'origine

    de

    tout classicisme,

    un ébranlement

    caractéristique des

    âges

    modernes ;

    si

    un

    tel

    ébranlement se propage

    en une

    curiosité

    diffuse

    et

    superficielle, en un

    cosmopolitisme banal, il

    conduit

    à

    la décadence

    ;

    s'il

    est dominé par une volonté de retrouver sous

    les

    différences

    les valeurs permanentes et universelles,

    il

    aboutit

    à

    l'équilibre et

    à

    la maturité classiques

    ;

    il

    est

    à

    l'origine d'une

    tradition

    nouvelle,

    élargie et

    rajeunie.

    Ainsi,

    la poésie

    homérique a beau se situer aux plus hautes

    i.

    Cf.

    Variété,

    p.

    17-18.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    12/20

    origines de notre tradition littéraire, elle n'en apporte pas

    moins

    le

    témoignage

    d'une mentalité

    moderne,

    ouverte

    sur le

    vaste

    monde

    et

    avide

    d'exotisme ; elle prend pour héros le navigateur

    errant,

    «qui

    visita

    les

    cités

    de

    tant

    d'hommes

    et

    connut

    leur

    esprit».

    Mais

    cette

    poésie ne répond pas seulement à une curiosité

    superficielle,

    éprise seulement de

    tableaux

    pittoresques

    et

    de

    récits

    d'aventures : l'action

    et

    le

    décor,

    adaptés à un goût

    qui

    est celui

    d'un public « moderne », servent d'expression à un sentiment

    plus

    profond,

    à

    une inquiétude

    de

    l'âme

    humaine,

    qui est

    de

    toutes les époques, encore

    qu'aux âges modernes

    elle

    soit

    ressentie

    avec

    une particulière

    vivacité.

    Voyons,

    en

    effet,

    quels

    sont les sentiments d'Ulysse retenu

    dans

    l'île de Calypso. Sur un aspect du moins, cette captivité

    est

    une chance. Ulysse,

    rejeté

    par

    la tempête

    sur

    une

    île

    inconnue

    alors que

    tout son

    équipage

    a péri

    dans

    les

    flots,

    est libre de

    tous

    liens avec avec

    son passé,

    avec la

    société de

    ceux qui l'ont

    connu. Personne

    ne

    viendra le

    chercher dans

    sa

    «

    cachette

    »

    ;

    personne

    n'ira

    dire

    en quels

    parages on

    l'a

    perdu de vue ;

    il

    pourra demeurer un éternel disparu. La chance qui

    lui

    est offerte,

    c'est celle d'une

    vie

    nouvelle, d'un

    recommencement absolu,

    avec

    les plus enivrants

    espoirs

    :

    il sera

    comblé de

    l'amour

    d'une

    déesse,

    qui lui

    a promis de le

    rendre immortel et

    jeune à tout

    jamais.

    Comment Ulysse

    n'aurait-il

    pas été séduit ?

    Cependant,

    il

    a

    finalement

    refusé.

    C'est

    qu'un

    sentiment

    plus

    fort,

    plus

    stable surtout, l'a emporté finalement

    sur

    l'enivrement d'un

    jour :

    il

    veut

    revoir

    les siens, sa maison

    et

    ses champs. Deux

    sentiments se disputent

    son

    âme

    :

    l'appel

    de l'inconnu,

    du

    rêve,

    d'un

    ravissement

    divin,

    et

    d'autre part l'attachement au

    milieu

    familial

    et

    natal, aux réalités terrestres, aux

    joies et

    aux

    tendresses

    coutumières.

    Devant

    l'alternative de

    l'évasion et du retour,

    sollicitée par des

    forces

    contraires,

    l'âme

    d'Ulysse cède au

    rappel

    nostalgique. Tel est le

    conflit

    qu'exprime poétiquement l'épisode

    de

    Calypso, où

    l'on

    peut reconnaître une inquiétude profonde

    de l'âme

    moderne.

    Nous remarquerons

    d'abord que

    ce conflit est symbolisé dans

    la

    topographie même de l'île.

    Dans

    un univers poétique,

    en

    effet,

    l'espace n'est pas homogène comme

    dans la

    géométrie ; les

    différentes

    régions de

    l'espace sont

    chargées de

    valeurs affectives

    différentes.

    Autour de son

    village

    d'enfance,

    les promenades

    du

    jeune

    Proust

    pouvaient

    prendre

    deux

    directions:

    « du côté

    de chez Swann » ou

    du

    «

    côté

    de

    Guermantes»; et

    ces deux côtés,

    auxquels s'attachaient des visions, des rêves

    et

    des émotions

    différentes,

    partagèrent

    ensuite tout

    son

    univers. Pareillement,

    dans

    l'île de Calypso,

    il y

    a deux

    côtés,

    le

    côté

    de

    la grotte et

    le

    côté

    des

    grèves.

    Le

    côté de la

    grotte,

    c'est

    celui

    qui nous a

    été

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    13/20

    3°9

    décrit,

    le paysage

    qui

    sert de cadre à l'apparition de

    la

    nymphe,

    celui

    d'où vient l'appel à

    l'évasion,

    aux voluptés

    de l'extase,

    les

    promesses de

    jeunesse éternelle

    et d'immortalité

    ; le

    côté

    des

    grèves,

    c'est

    le côté

    nostalgique,

    celui

    se

    retire

    Ulysse

    pour

    pleurer. C'est là

    que

    la nymphe Calypso, résignée à subir l'arrêt

    de

    Zeus, vient trouver

    le

    héros pour

    lui

    annoncer qu'elle ne met

    plus d'obstacle à son retour.

    Elle le trouva assis

    sur un

    cap. Jamais

    ses

    yeux

    ne

    séchaient

    leurs

    larmes. Il consumait

    la

    douceur

    de

    ses ans à

    lamenter

    son retour,

    car

    la nymphe

    n'était

    plus agréable à son

    cur.

    Les nuits,

    bien

    sûr,

    il

    lui

    fallait,

    par force, reposer au

    creux de

    la

    grotte

    et

    demeurer près

    d'elle,

    quoiqu'il

    ne voulût plus : c'est elle qui voulait. Mais le jour,

    assis

    sur

    les

    rochers,

    parmi les

    grèves, le cur

    secoué de

    sanglots et

    de plaintes, promenant ses

    regards

    sur la

    mer

    inféconde,

    il restait

    à

    verser

    des

    pleurs.

    x

    C'est là que la déesse vient

    le

    chercher pour

    leur

    dernière

    journée d'amour.

    Elle

    l'entraîne,

    il la

    suit ; ils se dirigent

    du

    côté

    de

    la

    grotte,

    la

    déesse,

    et puis l'homme. Arrivés là,

    elle

    le

    fait asseoir

    sur le trône

    d'or où s'était reposé

    tout

    à l'heure

    Hermès,

    porteur

    du message

    des dieux

    ;

    puis

    elle lui

    sert

    un

    grand

    repas, les mets

    et

    les boissons

    dont

    se nourrissent les

    mortels humains. A son tour elle s'assied,

    face

    à

    face

    devant

    son

    Ulysse divin; mais, à

    elle,

    ses suivantes servent

    l'ambroisie

    et

    le

    nectar

    2.

    Ainsi, dans

    leur tête-à-tête,

    la nymphe et son

    héros, le

    divin

    Ulysse,

    restent sépares par la différence

    de

    leur condition, ou

    plus exactement

    de

    leur essence. Ils

    n'ont

    point les mêmes

    nourritures. Calypso est déesse

    ; le divin Ulysse n'est

    qu'un

    homme.

    Rien

    ne

    paraît plus enivrant

    pour

    un

    homme que

    d'être

    promis à l'amour

    d'une

    déesse ; mais rien, à

    l'épreuve,

    ne se

    révèle aussi décevant. Or, l'aventure d'Ulysse est un symbole de

    l'amour-passion. Analysons ce symbolisme. Les vrais amants, pour

    s'isoler,

    n'ont pas besoin de

    fuir en une

    île inconnue ; indifférents

    au

    reste

    du

    monde,

    ils sont

    l'un

    pour l'autre l'univers

    ;

    même

    entourés

    des regards d'autrui, ils ont

    en eux

    leur

    secret

    ; ils

    sont

    enveloppés d'un

    mystère

    ; leur silence leur est une « cachette ».

    Illuminée par leur

    joie

    intérieure,

    la

    nature autour d'eux revêt

    une séduction inaccoutumée

    et

    comme une splendeur

    d'exotisme.

    L'amour-passion [écrit Stendhal] ette aux yeux d'un homme toute

    la

    nature avec ses

    aspects sublimes

    comme

    une

    nouveauté inventée

    d'hier. Cet homme s'étonne de

    n'avoir

    jamais vu ce

    spectacle

    sin-

    i. Odyssée,

    V,

    151

    -158.

    2. Ibid., 192-199.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    14/20

    3io

    gulier qui se découvre à son âme. Tout est

    neuf,

    tout

    est vivant,

    tout

    respire

    l'intérêt

    le plus

    passionné

    x.

    L'amour-passion,

    enfin, transfigure

    et

    divinise

    son objet,

    la

    femme

    ardemment

    aimée est toujours une déesse ; son image,

    sa présence, remplissent le cur d'un ravissement divin ;

    il

    y a

    dans l'exaltation

    de

    l'amour comme une attente d'immortalité,

    la promesse d'une jeunesse

    éternelle.

    Ainsi, dans l'amour-passion

    sont réunis

    tous

    les émerveillements qui s offraient à

    Ulysse

    arrivant chez Calypso ;

    et

    il

    n'est

    point d'être

    humain si

    infortuné

    qu'il n'ait

    cru voir un jour s'ouvrir devant

    lui

    une si grande

    espérance.

    Cependant,

    il est

    exceptionnel

    qu'un tel

    espoir

    ne

    soit point déçu,

    que

    l'amour ait

    jamais

    rempli

    de

    si

    hautes

    promesses, qu'il

    ait comblé

    l'âme d'une

    félicité

    constante, nous

    élevant

    au-dessus

    de

    notre

    condition

    mortelle. Un grand

    amour,

    a-t-on

    pu dire,

    est aussi rare

    qu'un grand génie. L'homme n'a

    pas

    d'ordinaire les

    ressources intérieures qu'il faudrait pour

    alimenter longtemps la

    passion, éterniser le charme des

    premières rencontres,

    égaler le réel à son rêve. L'idéal

    lui

    échappe,

    lui

    demeure inaccessible. C'est pourquoi Ulysse se détache de

    Calypso ;

    il refuse

    l'immortalité,

    parce qu'il se sent incapable

    d'y atteindre.

    C'est

    ce qui

    fait

    la

    mélancolie

    des adieux

    de Calypso

    et

    d'Ulysse :

    Ainsi

    donc, dit-elle, à

    ta

    chère maison, au pays de

    tes

    pères, tu

    veux maintenant retourner,

    tout

    de suite?... Adieu donc, malgré

    tout

    ... Pourtant

    si

    tu savais,

    si ton cur pouvait

    voir tous les

    maux

    que le sort

    doit

    te

    faire

    subir,

    avant que tu n'arrives au pays de tes

    pères, c'est ici que tu

    voudrais

    rester, habitant avec

    moi cette demeure,

    et

    tu serais

    immortel

    malgré

    tout

    ton désir de

    revoir

    ton

    épouse,

    vers laquelle tes vux

    aspirent

    tous les jours.... Pourtant, je

    ne

    suis

    pas moins belle, je

    suppose,

    de corps ni de

    prestance

    ; car on n'a

    jamais vu que les

    mortelles,

    à

    nous déesses, ne le

    disputent

    pour le

    corps ou pour la beauté.

    Prenant

    la parole

    à

    son

    tour,

    voici

    ce

    que

    répond

    Ulysse

    l'avisé

    :

    Noble déesse, ne

    sois pas

    ainsi

    courroucée.

    Je le

    sais,

    moi

    aussi,

    tout cela ... Auprès de toi, la sage Pénélope serait bien

    inférieure

    en

    grandeur et beauté.... Malgré

    cela,

    le v

    de mon

    cur, chaque

    jour,

    c'est

    de rentrer là-bas, de voir

    en

    mon logis

    la

    journée

    du

    retour

    Quels

    que soient les tourments qui m'attendent

    en

    mer, j'ai le

    cur

    assez

    fort

    : je puis les affronter ». Il dit. Le

    soleil

    qui

    plongeait

    laissa

    descendre l'ombre.

    Ils

    entrèrent

    tous deux sous

    la

    voûte profonde,

    et

    trouvèrent la joie

    d'un lit

    plein de douceur 2.

    i.

    Stendhal, De

    l'amour,

    livre

    II,

    chap.

    59.

    2.

    Odyssée,

    V,

    204-227.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    15/20

    3ii

    Ainsi,

    auprès de Calypso, Ulysse

    trouve encore

    la

    joie et la

    douceur ; mais ce n'est pas cela qui peut le

    retenir, qui

    peut

    lui

    faire

    oublier

    la patrie. Il

    faudrait pour cela que se perpétue

    l'enchantement

    des

    premiers

    jours,

    que

    se

    réalisent

    les

    promesses

    de

    jeunesse éternelle.

    Or, elles

    ne

    se

    réalisent pas

    ;

    c'est-à-dire

    que

    l'exaltation s'éteint,

    qui

    faisait l'enivrement

    de

    la passion

    naissante ;

    l'imagination ne

    peut

    éterniser son

    rêve, l'amant

    ébloui conquérir

    l'immortalité promise. Il ne peut demeurer

    dans le ravissement, dans l'oubli

    de

    sa condition contingente,

    de

    ses soucis quotidiens,

    de

    ses

    besoins

    temporels.

    Il

    mange et

    boit comme les mortels ;

    il

    n'est pour

    lui

    ni d'ambroisie, ni de

    nectar.

    Voilà

    pourquoi Ulysse aspire

    à

    revoir

    Pénélope.

    Ce n'est point

    tant

    par

    vertu,

    par

    fidélité

    conjugale.

    Il

    ne

    fuit

    point

    Calypso

    comme

    une tentation.

    Circé,

    la magicienne,

    qui avait

    transformé les compagnons d'Ulysse

    en

    pourceaux,

    et

    les

    avait

    délivrés

    à sa prière, Circé a

    pu être

    pour lui une tentation. Mais Calypso

    n'est pas une tentation ; c'est le tourment

    de

    l'impossible. Il est

    impossible

    à

    l'homme de

    s'installer dans l'exaltation passionnelle,

    de s'isoler des

    autres

    hommes

    pour vivre en

    un

    rêve obstiné,

    dans un

    ravissement

    éternel.

    L'évasion

    n'est jamais

    pour

    lui

    qu'une fugue temporaire. Infailliblement il

    retourne à

    la

    vie

    quotidienne, reprend sa place

    parmi

    les siens, s'abandonne aux

    affections

    familières, aux joies habituelles, aux tendresses

    périssables.

    L'amour

    ne peut

    se

    perpétuer

    qu'à

    condition d'éteindre

    l'ardeur de

    la passion,

    de

    se faire

    habitude. Pénélope

    symbolise

    cet

    amour sans

    illusion et la joie du retour. C'est

    à cet

    humble

    bonheur, fragile

    et humain,

    qu'aspire le

    cur

    d'Ulysse

    après

    tant d'aventures, après tant d'épreuves,

    malgré

    de

    si

    enivrantes

    promesses

    ;

    et

    c'est

    un

    bonheur semblable qu'il souhaite à ses

    hôtes,

    au

    roi Alkinoos

    et

    aux notables

    Phéaciens en

    terminant

    le

    récit de ses

    aventures :

    Puissé-je

    au

    logis trouver à mon retour mon épouse

    et

    tous les

    miens en

    santé

    Vous qui

    restez ici,

    puissiez-vous faire la joie

    de

    vos

    femmes,

    les

    compagnes

    de

    votre

    jeunesse,

    et

    celle

    de

    vos

    enfants

    Que

    les

    Dieux

    vous accordent

    envers

    tous

    la

    vaillance,

    et

    qu'un

    malheur public

    ne

    vous frappe jamais

    Puis se

    tournant

    vers la

    reine, il

    lui porte ce

    toast :

    O

    reine,

    à ton bonheur

    et

    qu'il soit sans

    relâche,

    jusqu'au

    temps

    où viendront la vieillesse et la mort,

    lot de tous les humains Lorsque

    je

    vais

    partir, que la joie reste

    en

    cette maison Sois heureuse

    en

    tes

    fils,

    en

    ton peuple,

    et en Alkinoos,

    ton

    roi

    1.

    Tel est l'idéal paisible d'Ulysse au

    terme de

    ses voyages. On

    i.

    Ibid.,

    XIII,

    42-46, 59-62.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    16/20

    312

    y

    perçoit l'expression de cette sagesse résignée qui sera celle de

    l'hellénisme classique, qui

    conseille à l'homme de

    se garder

    d'ambitions

    excessives, d'avoir

    le sentiment de ses limites, de sa

    condition

    mortelle, de

    s'abstenir de

    pensées

    et

    de

    rêves

    immortels.

    Cet idéal, dont l'horizon

    trop

    mesuré a soulevé, dans

    l hellénisme

    même,

    de fermes

    protestations

    1,

    est-il également celui

    du poète de

    l'Odyssée

    ? Il n'en demeure pas

    moins

    qu'il

    nous

    a

    montré

    Ulysse

    sollicité par

    l'évasion,

    s'il incline

    finalement

    vers

    le

    retour, et que dans l'épisode

    de

    Calypso

    il a exprimé

    poétiquement

    le contraste de

    la passion et

    de

    l'habitude, le conflit

    de l'idéal

    et du

    réel, de l'absolu

    et du relatif, qui

    tentent dans

    l'âme

    humaine un

    périlleux

    accord.

    Le poète

    n'a

    donc pas ignoré

    l'inquiétude

    sans

    fond

    ni l'immense

    espérance ; il n'est

    pas

    étranger

    à

    l'émotion métaphysique,

    issue

    de la condition

    humaine, émotion

    qui est

    de

    toutes les époques, mais qui

    s exprime particulièrement

    aux

    âges que

    l'on peut dire

    « modernes ».

    Mais revenons à Calypso, demeurée dans

    son

    île, tandis

    qu'Ulysse

    vogue sur son radeau vers le pays des Phéaciens.

    Calypso ne

    pouvait se consoler

    du

    départ

    d'Ulysse. Dans

    sa

    douleur,

    elle se

    trouvait malheureuse d'être

    immortelle.

    C'est

    ainsi

    que Fénelon commence son

    récit

    des Aventures

    de Télémaque,

    et

    poursuit :

    Sa

    grotte

    ne résonnait

    plus

    de

    son

    chant

    :

    les nymphes

    qui

    la

    servaient n'osaient

    lui

    parler.

    Elle

    se

    promenait

    souvent seule sur les

    gazons fleuris

    dont

    un printemps éternel bordait son île ; mais ces

    beaux lieux,

    loin de modérer sa

    douleur, ne faisaient

    que lui

    rappeler

    le

    tristes

    ouvenir

    d'Ulysse,

    qu'elle yavait vu tant

    de

    fois

    auprès d'elle.

    Souvent elle demeurait immobile

    sur le

    rivage de

    la mer,

    qu'elle

    arrosait de ses larmes;

    et

    elle était sans cesse tournée vers le côté

    où le vaisseau d'Ulysse, fendant

    les

    ondes,

    avait

    disparu à

    ses yeux.

    Ainsi,

    c'est

    la déesse,

    cette fois,

    qui se retire du côté

    des grèves,

    du

    côté nostalgique,

    pour pleurer.

    Nous avons

    vu

    Ulysse

    répudier

    l'immortalité pour obtenir la

    joie

    du

    retour ;

    c'est

    la

    déesse

    maintenant qui se trouve « malheureuse d'être immortelle »

    Ce trait n'est point inventé par Fénelon ;

    chez

    Homère aussi,

    Calypso

    éprouve

    le regret

    d'être immortelle,

    mais

    sous

    une

    forme plus poignante encore. Dans Témélaque,

    elle déplore

    que

    la

    mort

    ne

    puisse venir mettre fin

    à

    son désespoir ; dans l'Odyssée,

    il n'est

    point question de

    la douleur

    de

    la nymphe après

    le

    départ

    d'Ulysse ; mais lorsqu'elle reçoit, de

    la

    bouche d'Hermès, l'arrêt

    de Zeus qui lui enjoint de renvoyer

    Ulysse,

    elle exhale une

    plainte

    profondément

    émouvante

    : elle déplore d'être immortelle,

    i.

    Aristote,

    Éthique

    d

    Nicomaque,

    X

    7,

    11776

    31-34.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    17/20

    3i3

    non parce

    qu'elle

    entrevoit un désespoir sans

    fin,

    mais parce

    que

    son rang

    d'immortelle

    l'exclut

    des joies

    permises

    aux humains.

    Elle

    dit

    à

    l'envoyé

    des dieux

    :

    Que vous

    êtes mesquins, vous les

    dieux, jaloux

    plus que

    personne,

    qui enviez

    aux

    déesses

    de prendre

    dans

    leur

    lit, sans

    détour,

    un

    homme, quand elles ont de

    lui

    fait l'ami de leur cur.

    Elle évoque

    les

    redoutables vengeances

    jadis

    exercées par

    Zeus,

    chaque

    fois

    qu'une

    déesse a cédé à l'amour

    d'un

    mortel :

    Aujourd'hui [dit-elle]

    c'est

    mon tour ; vous m'enviez, ô dieux

    la présence d'un homme, d'un mortel. Pourtant, c'est

    moi

    qui l'ai

    sauvé,

    quand

    il

    m'arriva seul, cramponné à la quille

    de

    son navire ;

    car Zeus,

    d'un éclair

    de sa

    foudre,

    avait frappé

    son mât et

    disloqué

    sa

    coque

    au milieu des

    flots

    sombres.

    Son équipage

    entier

    de

    braves

    était

    mort. Mais la vague et

    les

    vents sur

    ces

    bords le jetèrent

    ;

    et

    moi je l'accueillis, l'entourai de soins tendres,

    et

    lui

    fis

    la promesse

    de

    le

    rendre immortel

    et

    jeune

    à tout

    jamais

    *.

    Mais les

    dieux

    ne

    l'entendent pas

    ainsi.

    Calypso

    souffre

    d'être

    une déesse

    ; elle envie

    les libres amours

    des

    mortelles

    ;

    son

    immortalité a pour prix

    son

    bonheur. La pitié

    dont

    elle accueillit

    son

    naufragé, l'amour

    qu'elle

    ressent

    pour

    lui

    et

    qui rayonne dans

    sa solitude,

    toutes

    les

    affections

    qui font

    la

    joie des simples femmes,

    sont pour elle

    des

    sentiments

    interdits.

    Entre

    l'homme

    et la déesse,

    celle

    qui

    vit

    d'ambroisie

    et

    celui

    qui se

    repaît de nourritures

    terrestres, il y

    a, jusqu'en

    leurs plus

    intimes tête-à-tête, une

    distance infranchissable

    ;

    mais

    c'est

    pour la

    déesse que

    la

    séparation,

    le tourment de l'abîme, est le

    plus douloureux.

    Ulysse

    peut se

    consoler s'il renonce

    à

    son rêve

    enchanté, à

    un

    bonheur

    inaccessible; il lui

    reste les

    joies terrestres et

    les tendresses

    humaines ; mais pour la déesse, isolée dans sa condition surhumaine,

    recluse dans son rang d'immortelle, il n'est

    point d'adoucissement

    à

    sa

    désolation, à

    sa

    solitude

    intérieure. C'est

    ce qui

    fait le

    caractère

    poignant

    de

    la plainte

    de

    Calypso ;

    elle

    est l'expression

    d'un

    sentiment

    qui

    se

    traduit

    souvent

    dans

    la

    poésie

    moderne,

    celui de

    la

    solitude

    morale, où sont condamnées les âmes que

    leur élévation, ou leur

    orgueil, isole

    de

    la communauté des

    hommes,

    exclut des joies

    et

    des

    affections

    communes.

    Toute

    supériorité

    est un

    exil

    :

    tel

    est le thème développé avec emphase

    dans

    le

    Moïse

    d'Alfred

    de

    Vigny.

    Ce grand nom [nous dit le poète],

    ne

    sert que

    de

    masque à

    un

    homme de tous

    les siècles et plus moderne

    qu'antique : l'homme de

    génie,

    las

    de

    son

    éternel

    veuvage et

    désespéré de

    voir

    sa

    solitude

    plus vaste

    et

    plus

    aride

    à mesure

    qu'il

    grandit

    2.

    i. Odyssée,

    V,

    1

    18-120,

    129-136.

    2. A. de Vigny,

    Lettre

    à Mlle Maunoir,

    du

    27

    décembre 1838.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    18/20

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    19/20

    315

    C'est

    seulement

    quand l'émotion s'est

    apaisée

    que

    l'esprit peut

    s'emparer d'elle,

    la

    faire revivre, l'immortaliser

    dans

    un poème.

    Mais la création

    poétique

    suppose

    le détachement à

    l'égard

    de

    la

    vie,

    une

    sorte

    d'ascétisme.

    Écrire

    un roman,

    dit

    un

    personnage

    de

    Pirandello, est autre chose

    que de le

    vivre. Il faut

    choisir :

    « O si scrive, o si vive 1. » Le vivre est une aventure

    éphémère

    ;

    l'écrire,

    c'est tenter

    une

    uvre éternelle.

    Et celui qui veut accéder

    à

    cet

    enchantement

    de se

    sentir

    éternel doit renoncer

    à poursuivre

    la joie

    présente

    et

    s'appliquer «

    à la

    recherche

    du

    temps perdu ».

    L'effort poétique,

    s'appliquant

    non à jouir

    du

    présent, mais à

    ressusciter lepassé,

    réalise le miracle

    du « temps retrouvé ».

    Tandis

    que

    celui qui s'abandonne au courant de

    la vie,

    qui se plonge

    dans les joies

    du

    monde,

    n'a

    pas le loisir

    de

    les

    goûter

    et

    ressent

    l'angoisse

    du temps

    qui

    fuit,

    celui

    qui

    s'en détache pour

    reconquérir

    le

    passé,

    éterniser le souvenir,

    celui-là

    s'élève

    à une

    conscience délicieuse et sereine : il a le

    sentiment

    d'une victoire

    sur

    le

    temps.

    Telle est une

    solution

    possible au

    conflit

    qui nous a été

    représenté dans l'âme

    humaine, celle qu'on

    pourrait appeler le

    salut poétique : solution

    déficiente

    sans

    doute, mais qui

    n'en

    est

    pas

    moins

    tentée dans les plus grandes créations littéraires de

    notre siècle, dans l uvre

    de

    Proust ou

    de

    Pirandello ;

    et il

    n'est

    pas

    exagéré

    de dire

    qu'elle nous

    est suggérée

    par le

    poète de

    l Odyssée.

    La tradition

    nous

    montre

    Homère

    sous les

    traits d'un aède

    aveugle

    ;

    mais

    n'oublions pas

    que

    cette

    figure

    apparaît

    dans

    le

    poème de l'Odyssée, au festin chez

    Alkinoos,

    où nous voyons

    intervenir

    Dèmodokos, le

    « divin aède

    »,

    le charmeur

    sans

    rival,

    « à qui

    la Muse

    aimante avait

    su

    partager

    et

    les biens

    et

    les maux :

    car, privé delà vue,

    il

    avait reçu d'elle le chant mélodieux ». 2

    C'est

    parce

    que

    ses yeux étaient

    fermés

    au

    spectacle

    du

    monde

    qu'il était capable de faire rayonner de divines

    images. Séparé du

    monde

    visible, replié dans

    un songe intérieur,

    il

    avait le don

    d enchanter les esprits par des créations immortelles. Si nous nous

    représentons de

    la

    sorte le poète de l'Odyssée,

    nous

    accusera-

    t-on

    d'anachronisme

    ?

    Nous

    reprochera-t-on

    de

    projeter

    en

    lui

    les

    inquiétudes

    et

    les aspirations

    de l'âme

    moderne,

    de pécher

    contre l'esprit historique,

    de

    culbuter les siècles. Mais l'esprit

    historique est indigne de

    ce

    nom,

    il

    n'est

    que

    curiosité

    superficielle, s'il

    ne

    s'intéresse qu'aux différences des temps, s'il est

    inattentif

    à l'identité et

    à

    la

    permanence de l'humain. L'historisme,

    qui, ne veut connaître

    que la

    diversité

    successive, etl'historicisme,

    qui

    prétend relier les phases de

    la

    succession par une dialectique

    implacable, sont des maladies

    de

    l'esprit historique. C'est la

    conscience

    de

    la pérennité

    de

    la nature humaine à travers les

    i.

    L.

    Pirandello,

    Vestire

    gli

    ignudi,

    acte

    I,

    p.

    14

    de

    a 4e

    édition.

    2. Odyssée,

    VIII,

    63-64.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Homère Poète Moderne

    20/20

    316

    vicissitudes de

    l'histoire qui

    fait le véritable esprit

    historique,

    qui

    s'identifie

    de

    la

    sorte avec l'humanisme ;

    et

    je croirais

    avoir

    accompli, aujourd'hui,

    ma

    tâche d'humaniste si

    j ai

    donné à

    quelqu'un

    d'entre

    vous

    le

    goût

    de

    relire,

    ou

    de

    lire

    l'Odyssée.

    Joseph

    Moreau.